Œuvres complètes de lord Byron, Tome 11: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
«J'ai appris que M. Davies était arrivé en Angleterre, mais que de toutes les lettres qui lui avaient été confiées par M. H., la moitié seulement avaient été remises. Cette nouvelle me donne naturellement un peu d'inquiétude au sujet des miennes, et surtout pour le manuscrit que j'aurais voulu que vous pussiez comparer avec celui que je vous ai envoyé par l'entremise de M. Shelley. J'espère cependant qu'il sera arrivé sans accident ainsi que quelques petits articles de cristal du Mont-Blanc adressés à ma fille et à mes nièces. Ayez, je vous prie, la bonté de vous informer par M. Davies s'ils n'ont pas souffert à la douane ou été perdus en route, et veuillez me satisfaire sur ce point aussitôt que vous le pourrez sans vous gêner.
»Si je me le rappelle bien, vous m'avez dit que M. Gifford avait eu la bonté, à la demande que je lui en ai faite, de se charger de corriger les épreuves pendant toute mon absence, du moins je l'espère. Il ajoutera par là une nouvelle obligation à toutes celles que je lui ai déjà.
»Je vous ai écrit en route une courte lettre datée de Martigny. M. Hobhouse et moi sommes arrivés ici depuis quelques jours par le Simplon et le Lac Majeur. Il va sans dire que nous avons parcouru les Iles Borromées, qui sont belles, mais trop artificielles. Le Simplon est magnifique tant par l'art que par la nature:--Dieu et l'homme y ont fait merveille, pour ne rien dire du diable qui doit certainement avoir mis la main (ou, si l'on veut, la griffe) à quelques-uns de ces rochers et de ces ravins, à travers et par-dessus lesquels on a construit la route.
»Milan m'a frappé.--La cathédrale est superbe. La ville m'a rappelé Séville, quoiqu'elle lui soit un peu inférieure. Nous avions entendu des bruits divers qui nous avaient fait prendre des précautions sur la route, surtout vers la frontière, contre une bande de bons garçons qui battaient les grands chemins. On disait que, quelques semaines auparavant, dans le voisinage de Sesto ou Cesto, je ne me rappelle pas lequel, ils avaient dépouillé des voyageurs de leur argent et de leurs effets, outre la peur qu'ils leur avaient faite d'être assassinés, et que de plus ils avaient envoyé une vingtaine de chevrotines dans les reins d'un courrier de M. Hope pendant qu'il s'enfuyait. Mais nous n'avons pas été inquiétés, et n'avons, je crois, couru aucun danger, si ce n'est celui de faire quelques méprises, comme par exemple de préparer nos pistolets toutes les fois que nous voyions une vieille maison ou un taillis de mauvais augure, et de nous méfier de tems en tems des honnêtes gens de ce pays, qui ressemblent beaucoup aux voleurs des autres. Quant à la mine que peuvent y avoir les voleurs, je l'ignore et ne désire pas le savoir; car il paraît qu'ils se forment en troupes de trente à la fois, de sorte qu'il ne reste pas beaucoup de chance aux pauvres voyageurs. Cela rappelle à peu près ce qui se passe dans cette pauvre chère Turquie, à cela près que, dans ce pays, vous avez l'avantage d'être escortés par une troupe de garnemens assez nombreuse pour combattre celles des brigands réguliers. Mais ici on dit qu'il ne faut pas beaucoup compter sur les gens d'armes. Et l'on ne peut pourtant pas transporter son monde avec soi, armé, comme Robinson Crusoé, d'un fusil sur chaque épaule.
»J'ai été à la bibliothèque ambroisienne; c'est une très-belle collection remplie de manuscrits, publiés ou inédits. Je vous envoie la liste de ceux qui ont paru depuis peu: voilà des matériaux pour vos littérateurs. Quant à moi, dans mon ignorance, j'ai été enchanté de la correspondance originale et amoureuse de Lucrèce Borgia, et du cardinal Bembo, qu'on a conservée ici. Je l'ai examinée ainsi qu'une boucle de cheveux blonds, les plus fins et les plus beaux que l'on puisse imaginer. Je n'en ai jamais vu de plus blonds. J'irai souvent lire et relire ces lettres, et j'essaierai s'il ne m'est pas possible d'obtenir un peu de ses cheveux par quelque moyen honnête. J'ai déjà persuadé un bibliothécaire de me donner des copies des lettres.--J'espère qu'il ne me manquera pas de parole. Elles sont courtes, mais pleines de naturel, de grâce et d'à-propos. Il y a aussi des vers espagnols de Lucrèce. La mêche de ses cheveux est longue, et, comme je l'ai déjà dit, très-belle. La galerie de Brera renferme quelques beaux tableaux, mais ce n'est pas là une collection. Je ne suis pas connaisseur en peinture, cependant j'aime un tableau du Guercin représentant Abraham renvoyant Agar et Ismaël.--J'y ai trouvé quelque chose de naturel et de majestueux. Je méprise, déteste, et abhorre l'école flamande telle que je l'ai vue en Flandre; ce peut être de la peinture, mais de la nature, non! Le genre italien est agréable et son idéal très-noble.
»Les Italiens que j'ai rencontrés ici sont aimables et spirituels. Dans quelques jours, je dois voir Monti. Par parenthèse, je viens d'entendre une singulière anecdote, au sujet de Beccaria, qui a publié des choses si admirables contre la peine de mort. Aussitôt que son livre parut, son domestique (qui l'avait lu, je présume) lui vola sa montre; et son maître, tout en corrigeant les épreuves de sa seconde édition, ne négligea rien pour le faire pendre, afin que cela lui servît de leçon.
»J'ai oublié de vous parler d'un arc de triomphe, commencé par Napoléon, et destiné à être une des portes de la ville. Il n'a pas été achevé, mais la partie finie est digne d'un autre siècle, et de ce pays. La société ici a de singulières habitudes. On se voit au théâtre, et seulement au théâtre qui répond à notre opéra. On s'y réunit comme dans une assemblée; mais en très-petits cercles. De Milan j'irai à Venise. Si vous m'écrivez, que ce soit à Genève comme auparavant; la lettre me sera envoyée.
»Votre à jamais, etc.»
LETTRE CCL.
A M. MURRAY.
Milan, 1er nov. 1816.
«Je vous ai assez souvent écrit depuis peu, mais sans avoir reçu de réponse de fraîche date. M. Hobhouse et moi nous partons dans quelque jours, et vous ferez bien de continuer à m'adresser vos lettres chez M. Hentsch, banquier à Genève, qui me les enverra.
»Je ne sais pas si je vous ai dit, il y a quelque tems, que je m'étais séparé du docteur Polidori, quelques semaines avant mon départ de Diodati. Je n'ai pas grand mal à en dire; mais il était toujours prêt à se mettre dans l'embarras, et d'ailleurs trop jeune et trop étourdi pour moi. J'ai bien assez de m'occuper de mes propres affaires, et n'ayant pas le tems de lui servir de tuteur, j'ai pensé qu'il valait mieux lui donner son congé. Il était arrivé à Milan quelques semaines avant M. Hobhouse et moi, et il y a huit jours environ, qu'à la suite d'une querelle qu'il a eue au théâtre, avec un officier Autrichien, et dans laquelle il avait tous les torts, il a trouvé moyen de se faire renvoyer du territoire. Il est maintenant à Florence. Je n'étais pas présent à cette altercation qui se passait au parterre; mais on vint me chercher dans la loge du chevalier Brême, d'où je regardais tranquillement le ballet, et je trouvai mon docteur entouré de grenadiers, et arrêté par les soldats qui l'entraînèrent dans un corps-de-garde, où l'on entendait force jurons en diverses langues. On l'y aurait retenu toute la nuit; mais m'étant nommé et ayant répondu qu'il reparaîtrait le lendemain matin, on l'en laissa sortir. Le jour suivant il reçut un ordre du gouvernement, de partir sous vingt-quatre heures, et en conséquence il s'en est allé il y a quelques jours. Nous fîmes tout ce que nous pûmes pour lui, mais sans effet, et vraiment c'est lui qui s'est attiré cela, du moins d'après ce que j'ai entendu dire, car je n'étais pas présent à la querelle. Je crois que c'est véritablement ainsi que se passa l'affaire, et je vous en fais part, parce que je sais que les nouvelles vous parviennent souvent, en Angleterre, sous une forme fausse ou exagérée. Nous avons trouvé beaucoup de politesse et d'hospitalité à Milan 45, et partons dans l'espoir d'en trouver autant à Vérone et Venise. J'ai rempli mon papier.
»Tout à vous.»
Note 45: (retour) Le fait est cependant que le noble voyageur était loin d'être satisfait de Milan et de la société qu'il y avait vue, et dans son Memoranda il parle du séjour qu'il y a fait, comme de la quarantaine imposée à un vaisseau. Parmi d'autres personnes qu'il rencontra dans cette ville, se trouve M. Beyle, l'ingénieux auteur de l'Histoire de la peinture en Italie, et qui décrit ainsi l'impression qu'il conserva de leur première entrevue.«Ce fut pendant l'automne de 1816 que je le rencontrai au théâtre de la Scala à Milan, dans la loge de M. Louis de Brême. Je fus frappé des yeux de lord Byron au moment où il écoutait un sestetto d'un opéra de Mayer, intitulé Elena. Je n'ai vu de ma vie rien de plus beau, ni de plus expressif. Encore aujourd'hui, si je viens à penser à l'expression qu'un grand peintre devrait donner au génie, cette tête sublime reparaît tout-à-coup devant moi. J'eus un instant d'enthousiasme, et oubliant la juste répugnance que tout homme un peu fier doit avoir à se faire présenter à un pair d'Angleterre, je priai M. de Brême de m'introduire à lord Byron. Je me trouvai le lendemain à dîner chez M. de Brême avec lui et le célèbre Monti, l'immortel auteur de la Basvigliana. On parla poésie: on en vint à demander quels étaient les douze plus beaux vers faits depuis un siècle, en français, en italien, en anglais. Les Italiens présens s'accordèrent à désigner les douze premiers vers de la Mascheroniana de Monti, comme ce que l'on avait fait de plus beau dans leur langue depuis cent ans. Monti voulut bien nous le réciter. Je regardai lord Byron. Il fut ravi. La nuance de hauteur, ou plutôt l'air d'un homme qui se trouve avoir à repousser une importunité, qui déparait un peu sa belle figure, disparut tout-à-coup pour faire place à l'expression du bonheur. Le premier chant de la Mascheroniana, que Monti récita presqu'en entier, vaincu par les acclamations des auditeurs, causa la plus vive sensation à l'auteur de Childe Harold. Je n'oublierai jamais l'expression divine de ses traits. C'était l'air serein de la puissance et du génie, et, suivant moi, lord Byron n'avait en ce moment aucune affectation à se reprocher.»
LETTRE CCLI.
A M. MOORE.
Vérone, 6 novembre 1816.
MON CHER MOORE,
«Je n'ai reçu que dernièrement la lettre que vous m'aviez écrite avant mon départ d'Angleterre, et qui m'était adressée à Londres. Depuis cette époque, j'ai parcouru une portion de cette partie de l'Europe que je n'avais pas encore vue. Il y a environ un mois que j'ai quitté la Suisse, par la route des Alpes, pour me rendre à Milan, d'où je ne suis parti que depuis quelques jours, et me voici sur la route de Venise, où je passerai probablement l'hiver. Hier j'ai été sur les bords du Benacus, avec son fluctibus et fremitu. Le Sirmium de Catulle conserve encore sa situation et son nom, et, grâce au poète, n'est pas encore oublié. Mais les grosses pluies d'automne, ainsi que les brouillards, nous ont empêchés de nous détourner de notre route (je veux parler de Hobhouse et de moi, qui voyageons maintenant ensemble), et il vaut beaucoup mieux ne pas l'avoir vu, que d'y être allés dans un moment si défavorable.
»J'ai trouvé sur le Benacus cette même tradition d'une ville encore visible, par un tems calme, au-dessous des eaux, que vous avez conservée de Lough Neagh, «Au déclin d'une nuit froide, étoilée.» Je ne sache pas qu'il en soit question dans aucune ancienne annale; mais on en raconte ici tout une histoire, et l'on vous assure que cette ville a été engloutie par un tremblement de terre. Nous avons traversé aujourd'hui la frontière pour aller à Vérone, par une route très-suspecte, par rapport aux voleurs--les gens prudens diront par rapport à la manière dont on y est escorté; mais nous n'avons éprouvé aucun accident. Je resterai ici un jour ou deux pour contempler, avec de grands yeux et la bouche béante, les merveilles ordinaires, l'amphithéâtre, les peintures et tous les impôts dont est généralement taxée l'admiration du voyageur. Mais je crois que Catulle, Claudien et Shakspeare ont plus fait pour Vérone, qu'elle n'a jamais fait elle-même. On prétend encore montrer, dit-on, les tombeaux des Capulets.--Nous verrons.
»Entr'autres choses que j'ai vues à Milan, il y en a une qui m'a fait un plaisir tout particulier, et c'est la correspondance (composée des plus jolies lettres d'amour qu'il y ait au monde) de Lucrèce Borgia et du cardinal Bembo, qui, dites-vous, fit un très-bon cardinal. On y trouve aussi une mêche des cheveux de Lucrèce, et quelques vers espagnols de sa composition.--Les cheveux sont blonds et superbes. J'en ai pris un que je conserve comme une relique, et j'aurais bien désiré avoir une copie d'une ou deux de ses lettres; mais cela est défendu, et c'est de quoi je ne me serais guère embarrassé, si malheureusement la chose n'eût été impraticable; je me suis donc contenté d'en apprendre quelques-unes par cœur. On les conserve dans la bibliothèque ambroisienne, à laquelle j'ai fait de fréquentes visites, pour lire et relire ces lettres, au grand scandale du bibliothécaire, qui aurait voulu éclairer mon esprit par la lecture de quelques précieux manuscrits traitant de sujets classiques, philosophiques et pieux. Mais je m'en suis tenu à la fille du pape, et j'aurais voulu être cardinal.
»J'ai vu les plus belles parties de la Suisse, le Rhin, le Rhône et les lacs Suisses et Italiens, pour la description desquels je vous renvoie au Guide du Voyageur. Il y a peu d'Anglais dans le nord de Italie, mais on dit que le midi en fourmille. J'ai vu souvent Mme de Staël à Coppet, dont elle fait un séjour extrêmement agréable. Elle a été d'une bonté particulière à mon égard. J'ai été pendant quelques mois son voisin, habitant une maison de campagne appelée Diodati, que j'avais prise sur les bords du lac de Genève. Il y a encore beaucoup d'incertitude dans mes projets, cependant il est probable que vous me verrez en Angleterre au printems. J'y ai quelques affaires. Si vous m'écrivez, que ce soit, je vous prie, sous le couvert de M. Hentsch, banquier à Genève, qui reçoit mes lettres et me les envoie. Rappelez-moi au souvenir de Rogers, qui m'a écrit dernièrement, et m'a donné un rapide aperçu de votre poème qui, je l'espère, est prêt à paraître. Il en parle dans les termes les plus flatteurs.
»Ma santé est très-supportable, à l'exception que je suis sujet de tems en tems à des étourdissemens et à des faiblesses, ce qui ressemble tant à une petite maîtresse, que j'ai un peu de honte de cette maladie. Lorsque je me suis embarqué, j'avais avec moi un médecin, dont, après quelques mois de patience, j'ai jugé à propos de me séparer, quelque tems avant de quitter Genève. En arrivant à Milan, j'ai retrouvé mon monsieur en très-bonne société, où il prospéra pendant plusieurs semaines; mais ayant fini par se prendre de querelle au théâtre avec un officier autrichien, il fut renvoyé par le gouvernement dans l'espace de vingt-quatre heures. Je n'étais pas présent à cette affaire; cependant, ayant appris qu'il était aux arrêts, j'allai le tirer de prison, sans pouvoir empêcher son renvoi, qu'à la vérité il méritait en partie, le tort étant de son côté, et ayant commencé la querelle pour le plaisir de se faire une querelle. J'avais d'avance imité moi-même l'exemple du gouvernement autrichien, en lui donnant son congé à Genève. Ce jeune homme n'est pas méchant, mais il est fort étourdi, et il a la tête chaude: je le crois plus propre à occasionner des maladies qu'à les guérir; Hobhouse et moi avons reconnu l'inutilité d'intercéder en sa faveur. Ceci est arrivé quelques jours avant notre départ de Milan: il est allé à Florence.
»A Milan, j'ai vu et reçu chez moi Monti, le plus célèbre des poètes italiens vivans. Il paraît avoir près de soixante ans, et ressemble de figure à feu Cooke, l'acteur. Ses fréquentes fluctuations en politique lui ont ôté beaucoup de sa popularité. J'ai vu plusieurs autres de leurs littérateurs, mais aucun dont les noms soient connus en Angleterre, à l'exception d'Acerbi. J'ai beaucoup vécu avec les Italiens, surtout avec la famille du marquis de Brême, composée d'hommes pleins de capacité et d'intelligence, surtout l'abbé. Il n'était bruit ici que d'un célèbre improvisateur, pendant le séjour que j'y ai fait. Son abondance m'a étonné; mais quoique j'entende et parle l'italien avec plus de facilité que de pureté, je n'ai pu recueillir de ses improvisations que quelques images mythologiques fort usées, un vers sur Artémise, un autre sur Alger, soixante mots environ d'une tragédie tout entière sur Étéocle et Polynice. Il plaisait à quelques Italiens, d'autres appelaient ses improvisations una seccatura 46 (expression qui, par parenthèse, est diablement bonne); enfin tout Milan était en dispute à cause de lui.
»L'état des mœurs dans ce pays est un peu relâché. On me montra au théâtre une mère et son fils que la société milanaise a décidé appartenir à la dynastie thébaine,--mais ce fût tout:--celui qui me racontait cela, et qui est un des premiers personnages de Milan, ne me parut pas suffisamment scandalisé de ce goût ou de ce lien. Il n'y a de société à Milan qu'à l'opéra: chacun y a sa loge particulière, où l'on joue aux cartes, où l'on fait la conversation ou tout autre chose; mais, excepté au Cassino, il n'y a ni bals, ni maisons ouvertes, etc., etc............ .....................................................
»Les paysannes ont toutes de très-beaux yeux noirs, et quelques-unes sont même belles. J'ai vu aussi deux corps morts dans un merveilleux état de conservation:--l'un des deux est celui de saint Charles Borromée, à Milan; l'autre, à Monza, n'est pas celui d'un saint, mais d'un capitaine nommé Visconti: tous deux sont des objets fort agréables. Dans une des îles Borromées (l'Isola Bella), il y a un grand laurier, le plus grand que l'on connaisse, et sur lequel Buonaparte, qui se trouvait là la veille de la bataille de Marengo, grava avec son couteau le mot Battaglia; j'ai vu les lettres, maintenant à moitié effacées, et dont il ne reste plus qu'une faible trace.
»Excusez la longueur de cette lettre.--Les vieillards et les absens ont le privilége d'être quelquefois ennuyeux:--j'en profite en vertu du dernier titre,--et quant à l'autre, je le suis devenu avant le tems. Si je ne vous parle pas de mes affaires personnelles, ce n'est pas manque de confiance, mais par pitié pour vous et pour moi. Mes beaux jours sont passés;--eh bien! que voulez-vous? j'en ai joui pendant leur durée! A la vérité, je l'ai abrégée, et je m'aurais pas mal fait, je crois, d'en user de même à l'égard de cette lettre; mais vous me pardonnerez ce tort, sinon les autres.
»Votre à jamais affectionné.
B.
7 novembre 1816.
»P. S. J'ai parcouru Vérone. L'amphithéâtre est merveilleux: il surpasse même les monumens de la Grèce.--On y soutient avec une grande ténacité la vérité de l'histoire de Juliette; on en assigne la date à 1303, et l'on vous montre sa tombe. C'est un simple sarcophage ouvert, et tombant de vétusté, dans lequel il y a quelques feuilles mortes, et qui est situé au milieu du jardin désert et négligé d'un couvent qui fut autrefois un cimetière, dont il ne reste plus aujourd'hui que des ruines; ce lieu, où planent la destruction et la mort, m'a frappé comme très en rapport avec leur histoire, et ayant eu le même sort que leurs amours: j'en ai rapporté quelques morceaux de granit pour donner à ma fille et à mes nièces. Quant aux autres merveilles de cette ville, c'est-à-dire les peintures, les antiquités, etc., à l'exception du tombeau des princes Scaliger, je n'ai pas la prétention d'en juger. Le monument gothique consacré à ces derniers m'a fait plaisir, mais je suis «un pauvre virtuose», et
»Votre à jamais, etc.»
On peut avoir remarqué dans ce que j'ai rapporté de la vie de Lord Byron avant son mariage, que, sans passer tout-à-fait sous silence certaines affaires de galanterie dans lesquelles il passait pour être engagé, et qui étaient en effet trop publiques pour que je pusse éviter d'en dire quelque chose, j'avais cru devoir m'abstenir d'en donner les détails dans ma narration, et supprimer aussi les passages de son journal et de ses lettres qui se rapportaient d'une manière trop personnelle et trop particulière à ce sujet délicat. Quoique ces omissions aient laissé incomplète l'histoire étrange de son esprit et de son cœur dans un de ses chapitres les plus intéressans, j'ai cru cependant, tout en le regrettant, devoir faire ce sacrifice; par déférence pour les notions de bienséance de ce pays, où l'on regarde le récit de fautes de ce genre comme un crime presque aussi grand que de les avoir commises, et surtout à cause des égards dûs aux vivans qu'il ne faut pas, par une légèreté blâmable, faire souffrir des erreurs des morts.
Mais maintenant nous avons changé de lieu, et nous le suivons dans un pays où moins de précaution est nécessaire. Là, d'après la manière différente dont on juge les mœurs des femmes, si le peu d'importance attachée à leur conduite ne les excuse pas un peu, du moins en est-ce assez pour diminuer nos scrupules vis-à-vis de celles qui se trouvent dans ce cas; et quelque réserve que nous jugions à propos de conserver encore en parlant de leurs faiblesses, c'est moins par ménagement pour elles que par égard pour nos opinions et nos coutumes.
Profitant à ce dernier titre de la latitude un peu plus grande qui m'est accordée, je m'écarterai désormais du plan que j'ai suivi jusqu'ici, et donnerai, en n'y faisant que peu de suppressions, les lettres du noble poète relatives à ses aventures en Italie. Jeter un voile sur les irrégularités de sa vie privée (en supposant que la chose fût possible) serait peindre son caractère d'une manière partiale, tandis que, d'autre part, lui enlever l'avantage de raconter lui-même ses erreurs (lorsque ses aveux ne peuvent faire de tort à personne) serait lui ravir le moyen d'atténuer lui-même des faiblesses où l'entraînèrent le feu de son imagination, son amour passionné de la beauté, et surtout ce profond besoin d'être aimé qui se mêle à ses attachemens les moins délicats. Il n'y a pas non plus grand'chose à redouter de l'autorité ou de la séduction d'un tel exemple. Celui qui osera s'appuyer du nom de Lord Byron pour justifier ses erreurs, devra d'abord prouver qu'elles proviennent de la même source--de cette sensibilité dont les excès même prouvèrent la force et la profondeur,--de cette étendue d'imagination qui fut portée peut-être jusqu'au dernier point où elle puisse aller dans l'homme, sans que sa raison en soit ébranlée;--enfin de cette réunion entière de facultés sublimes, mais inquiètes, qui pouvait seule atténuer un tel déréglement, mais qui, dans celui-là même auquel la nature avait accordé des dons aussi dangereux, n'était pas suffisante pour lui servir d'excuse.
Ayant cru nécessaire de commencer par ces observations, je vais maintenant mettre sous les yeux du lecteur sa correspondance pendant cette année et les deux suivantes d'une manière moins interrompue.
LETTRE CCLII.
A M. MOORE.
Venise, 17 nov. 1816.
«Je vous ai écrit l'autre jour de Vérone étant en route pour me rendre ici, et j'espère que vous recevrez cette lettre. Je me rappelle qu'il y a à peu près, trois ans, vous me dites avoir reçu une lettre de notre ami Sam, datée à bord de sa gondole: ma gondole, en ce moment, m'attend sur le canal, mais je préfère vous écrire dans la maison, car nous sommes dans l'automne, et celui que nous avons ici ressemble passablement à ceux d'Angleterre. Mon intention est de rester ici tout l'hiver, probablement parce que ce fut toujours le pays qui, après l'Orient, avait le plus occupé mon imagination. Cette ville ne m'a pas trompé dans mon attente, quoique sa vétusté eût produit peut-être cet effet sur tout autre; mais il y a trop long-tems que je suis familiarisé avec les ruines pour que leur aspect mélancolique me déplaise. D'ailleurs je suis 47 tombé amoureux, ce qui, à l'exception de tomber dans le canal (ce qui ne me servirait pas beaucoup, puisque je sais nager), était la meilleure ou la pire chose que je pusse faire. J'ai loué un très-bel appartement dans la maison d'un marchand de Venise, qui est fort occupé de ses affaires, et qui a une femme dans sa vingt-deuxième année. Marianna, c'est son nom, représente exactement une antilope. Elle a ces grands et beaux yeux noirs qu'on voit en Orient, avec l'expression qui leur est particulière, qu'on trouve rarement chez les Européennes, même en Italie, et que les femmes turques se donnent en se teignant les paupières, art inconnu hors de ce pays, je crois. Cette expression, elle l'a naturellement, et quelque chose de plus. Bref, je ne puis vous décrire l'effet que produisent ces yeux-là, au moins sur moi. Ses traits sont réguliers et ont quelque chose d'aquilin;--sa bouche est petite; sa peau claire et douce, et animée d'une couleur vive; son front est d'une beauté remarquable; ses cheveux noirs, brillans et bouclés, de la nuance de ceux de lady J***; sa taille est souple et légère; et de plus, elle est célèbre par son chant, qui est celui d'une virtuose; sa voix, dans la conversation, a un accent plein de douceur, et la naïveté du dialecte vénitien est toujours agréable dans la bouche d'une femme.»
23 novembre 1816.
«Vous vous apercevrez que ma description, qui a été faite avec toute la minutie d'un passeport, a été interrompue pendant quelques jours. Dans l'intervalle...
5 décembre.
»Depuis mes dernières dates, je ne crois pas avoir grand'chose à ajouter sur ce sujet, et heureusement je n'ai rien non plus à en rabattre, car je suis plus charmé que jamais de ma Vénitienne, et je commence à m'y attacher très-sérieusement,--et tellement que je garderai désormais le silence sur ce point............................ .................... ..................... ...................................
»Je vais, pour me divertir, étudier tous les jours la langue arménienne. Je me suis aperçu que mon esprit avait besoin d'être aiguisé sur quelque chose de dur, et j'ai choisi ceci comme ce que j'ai trouvé ici de plus difficile en fait d'amusement, pour me forcer à l'attention. C'est une langue riche cependant, et qui récompenserait amplement celui qui se serait donné la peine de l'apprendre. J'essaie toutefois, et continuerai; mais je ne réponds de rien, ni de mes intentions, ni surtout de mes succès. Il y a dans ce monastère des manuscrits ainsi que des livres très-curieux; il y a aussi des traductions du persan et du syriaque, et d'originaux grecs maintenant perdus, indépendamment des ouvrages des moines qui l'habitent. Il y a quatre ans que les Français fondèrent ici une classe pour l'enseignement de l'arménien; vingt élèves se sont présentés, lundi matin, pleins de la confiance de la jeunesse et d'une ardeur de travail inébranlable. Ils persévérèrent avec une constance digne de leur nation et de son esprit de conquête universelle, jusqu'à jeudi, où quinze, sur les vingt, succombèrent à la vingt-sixième lettre de l'alphabet. Il faut dire aussi en leur faveur que c'est le Waterloo des alphabets.--Mais il est complètement dans le caractère des Français de se dégoûter de tout et de tout abandonner, comme ils l'ont fait à l'égard de leurs souverains: ce sont les pires des animaux, après leurs conquérans.
»J'ai appris que H--n était votre voisin, ayant une cure dans le Derbyshire. Vous trouverez en lui un garçon d'un excellent cœur, comme aussi de beaucoup d'esprit: son élévation dans l'église et ses premières habitudes d'instruire la jeunesse lui ont donné peut-être un vernis un peu trop scolastique. Outre cela, il a gagné cette maladie épidémique de bonheur domestique, et il est tout rempli de beaux sentimens sur l'amour et la constance (cette monnaie de l'amour qu'on exige si scrupuleusement, qu'on reçoit avec tant d'alliage, et qu'on rend en espèces plus mauvaises encore). Malgré tout cela, c'est un très-brave homme, qui vient de prendre une jolie femme, et qui doit avoir un enfant par le tems qui court. Veuillez, je vous prie, me rappeler à lui et lui dire que je ne sais qu'envier le plus, de lui, de son voisinage ou de vous.
»Je vous dirai peu de chose de Venise;--vous devez en avoir lu de nombreuses descriptions, et elles se ressemblent presque toutes: c'est un lieu poétique et classique pour nous, à cause de Shakspeare et d'Otway. Je ne me suis encore rendu coupable d'aucun vers contre elle, ayant perdu la voix depuis que j'ai traversé les Alpes, et ne sentant encore aucune renaissance de l'estro. A propos, je suppose que vous avez lu Glenarvon: Mme de Staël me l'a prêté l'automne dernier. Il me semble que si l'auteur avait écrit la vérité, rien que la vérité et toute la vérité, le roman non-seulement eût été plus romanesque, mais même plus amusant. Quant au portrait qu'elle a voulu faire, la ressemblance n'en peut être exacte, car je n'ai pas posé assez long-tems. Quand vous aurez le tems, donnez-moi de vos nouvelles, et croyez-moi sincèrement et à jamais votre très-affectionné.
»P. S. A propos, et votre poème, a-t-il paru? J'espère que Longman vous a donné quelques milliers de livres sterling; mais ne faites pas comme le père de H*** T***, qui, ayant gagné de l'argent par un voyage in-quarto, se fit marchand de vinaigre, et puis son vinaigre ayant tourné au sucre, le diable est qu'il fut ruiné. Ma dernière lettre datée de Vérone était sous l'enveloppe de Murray;--l'avez-vous reçue? adressez-moi les vôtres ici, poste restante. Il n'y a pas d'Anglais dans cette ville à présent:--il y en avait quelques-uns en Suisse, et des femmes aussi; mais, excepté lady Dalrymple Hamilton, la plupart aussi laides que la vertu, au moins celles que j'ai vues.»
LETTRE CCLIII.
A M. MOORE.
Venise, 24 déc. 1816.
«Je suis, à votre égard, dans un de ces accès de rage épistolaire, qui présagent bien pour les porte de lettres.--Je vous en ai adressé une de Vérone, une de Venise, encore une de Venise, en voilà trois. C'est à vous-même que vous êtes redevable de ceci, car il m'était revenu que vous vous plaigniez de mon silence:--ainsi voilà maintenant du bavardage.
»J'espère que vous avez reçu mes deux autres lettres. Mon genre de vie est devenu d'une grande régularité. Le matin, je vais dans ma gondole balbutier l'arménien avec les moines du couvent de Saint-Lazare, et aider l'un d'eux à corriger l'anglais d'une grammaire anglaise et arménienne qu'il va publier. Le soir, je fais un des mille et un riens qu'on fait ici;--je vais au théâtre ou à quelques conversazione 48. Ces conversazione sont la même chose que nos routs, et même pires, car les femmes se tiennent assises en demi-cercle à côté de la maîtresse de la maison, et les hommes restent debout dans le salon. A la vérité, ils raffinent sur nous en une chose: c'est qu'au lieu de présenter de la limonade avec les glaces, on offre du punch au rum très-fort, et qui emporte le gosier; ils croient que c'est à l'anglaise:--je ne voudrais pas les désabuser d'une si agréable illusion pour la possession de Venise.
»Hier au soir, j'ai été chez le comte ***, gouverneur de Venise, qui, bien entendu, reçoit la meilleure société; société qui ressemble à toutes les assemblées nombreuses de tous les pays sans en excepter le nôtre, à la différence qu'au lieu de l'évêque de Winchester, vous avez le patriarche de Venise, et une foule bigarrée d'Autrichiens, d'Allemands, de nobles Vénitiens et d'étrangers; et quand vous voyez une caricature, vous êtes sûr que c'est un consul. Oh! à propos, j'ai oublié, en vous écrivant de Vérone, de vous dire qu'à Milan, j'ai rencontré un de vos compatriotes, un certain colonel ***, bon et excellent garçon, qui connaît et montre tout ce qu'il y a à Milan, comme s'il en était natif. Il est surtout très-poli envers les étrangers, et voici son histoire ou tout au moins un épisode:
»Il y a vingt-six ans que le colonel ***, alors enseigne, se trouvant en Italie, devint amoureux de la Marchesa ***, qui le paya de retour. La dame doit être au moins son aînée de vingt ans. La guerre éclata, il revint en Angleterre pour servir, non son pays, car il est d'Irlande, mais l'Angleterre, ce qui est tout-à-fait différent. Quant à elle, Dieu sait ce qu'elle fit. En 1814, le traité définitif de paix (et de tyrannie) fut annoncé à la Milanaise, étonnée par l'arrivée soudaine du colonel qui, se jetant tout de son long aux pieds de madame de ***, murmura dans un baragoin moitié italien et moitié irlandais, l'inviolable serment d'une constance éternelle. La dame jeta un cri, et lui demanda: «Qui êtes-vous?» Le colonel s'écria: «Eh quoi! ne me reconnaissez-vous pas? Je suis un tel, etc., etc., etc.,» jusqu'à ce qu'enfin la marquise, repassant dans sa mémoire tous les amans qu'elle avait eus depuis vingt-cinq ans, arriva, de souvenir en souvenir, à se rappeler le povero sous-lieutenant. Elle dit alors: «Vit-on jamais une pareille vertu?» (ce furent ses propres paroles), et comme elle était devenue veuve, elle lui donna un appartement dans son palais, le réintégra dans tous ses droits, et le proclama, à la grande admiration de toute la société, comme un miracle de fidélité amoureuse, comme l'Abdiel inébranlable de l'absence.
»Il me semble que voilà un aussi joli conte moral qu'aucun de ceux de Marmontel: en voici un autre. La dame en question avait fait une escapade, il y a quelques années, avec un Suédois, le comte de Fersen (le même qui fut lapidé et massacré par la populace de Stockholm, il n'y a pas très-long-tems). Ils arrivèrent un samedi soir à une osteria 49, sur la route de Rome ou dans ses environs; pendant qu'ils étaient à souper, ils furent soudainement régalés par une symphonie de violons, qui partait d'un appartement voisin, et qui était si bien exécutée, que, désirant l'entendre plus distinctement, le comte se leva, et entrant dans l'assemblée musicale: «Messieurs, dit-il, je suis sûr que vous êtes tous trop galans pour ne pas être charmés de déployer vos talens devant une dame qui désire ardemment vous entendre, etc. Les musiciens s'empressent d'y consentir, tous les instrumens furent à l'instant accordés, et commençant un de leurs airs les plus divins, toute la troupe suivit le comte dans l'appartement de la dame. A la tête marchait le premier violon, qui s'avança, jouant de son instrument, et saluant en même tems. Miséricorde! c'était le marquis lui-même qui s'occupait de sérénades, pendant que son épouse faisait une fugue en son absence. Le reste peut s'imaginer. Mais d'abord la dame chercha à lui persuader qu'elle était venue là tout exprès à sa rencontre.--En voilà assez de ce commérage, qui m'a amusé et que je vous transcris dans l'espoir qu'il aura sur vous le même effet. Maintenant, revenons à Venise.
»Après demain, jour de Noël, le carnaval commence. Je dîne en société avec la comtesse Albrizzi, et je vais à l'opéra. Ce jour-là doit avoir lieu l'ouverture du Phénix (il n'est pas question ici de la Compagnie d'Assurance, mais du théâtre de ce nom). J'ai loué une loge pour la saison, et pour deux motifs, dont le premier est que la musique y est excellente. La comtesse Albrizzi, dont je viens de vous parler, est la Mme de Staël de Venise. Ce n'est pas une jeune femme, mais c'est une femme instruite, bonne et sans prétention, très-polie envers les étrangers, et que je ne crois pas corrompue comme la plupart des femmes de ce pays. Elle a écrit de fort bonnes choses sur les ouvrages de Canova; elle a publié un volume de caractères et quelques autres bagatelles. Elle est de Corfou, mais elle s'est mariée à un Vénitien mort, mort, s'entend, depuis son mariage.
»Ma flamme, ma Donna, ma Marianna, dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre, est toujours ma Marianna, et je suis toujours ce qui lui plaît. Elle est, sans contredit, la plus jolie femme que j'aie vue ici, et la plus aimable que j'aie rencontrée en aucun lieu, aussi bien que la plus originale. Je crois vous avoir déjà raconté l'origine et les progrès de notre liaison dans une lettre précédente; mais dans le cas où elle ne vous serait pas parvenue, je vous dirai seulement qu'elle est Vénitienne, qu'elle a vingt-deux ans, est femme d'un négociant qui fait bien ses affaires;--qu'elle a de grands yeux noirs comme ceux des femmes d'Orient, et qu'elle tient tout ce que ses yeux promettent. Je ne sais si c'est l'amour que j'ai pour elle, qui m'a cuirassé; mais je n'ai pas vu beaucoup d'autres femmes qui m'aient semblé belles. Chez la noblesse, surtout, on voit de tristes figures.--La bourgeoisie est un peu mieux. Et maintenant, que fais-tu?
Que fais-tu, maintenant? oh, Thomas Moore! que fais-tu maintenant? oh, Thomas Moore! tu passes ta vie à soupirer, à courtiser, à rimer, à roucouler, à faire l'amour; que fais-tu de tout cela, Thomas Moore?
N'êtes-vous pas près des Luddistes? De par le ciel, s'il y a du tintamarre, je voudrais être au milieu de vous! Comment vont les tisserands, les brise-métiers, ces luthériens, ces réformateurs en politique?
I.
De même que les fils de la liberté achetèrent jadis sur mer le premier des biens, au prix facile de leur sang, de même, enfans, nous mourrons 50 en combattant, ou vivrons libres, et à bas tous les rois, excepté le roi Ludd.
II
Quand la trame que nous tissons sera achevée, et que nous changerons la navette pour l'épée, nous jetterons notre toile sur le tyran étendu à nos pieds comme pour lui servir de linceul, et nous la teindrons dans le sang qu'il aura fait répandre.
III.
Quoique sa couleur soit aussi noire que son cœur, puisque ses veines ne sont que corruption, cependant ce sera la rosée qui fera refleurir l'arbre de la liberté planté par Ludd.
»Voilà une belle chanson pour vous et tout impromptue.--Je l'ai faite exprès pour scandaliser votre voisin *** qui est tout clergé et loyauté, innocence et bonheur, eau et lait 51.
Mais le carnaval de Thomas Moore approche; il approche, le carnaval de Thomas Moore. Les mascarades, le chant, le tambour, le fifre et la guitare; oh! vous allez vous en donner, Thomas Moore.
LETTRE CCCXXXVI.
»L'autre soir j'ai vu une nouvelle pièce, et j'ai vu aussi celui qui l'a faite. Le sujet était le Sacrifice d'Isaac. La pièce réussit, et on demanda l'auteur, suivant la coutume du continent; il parut. C'est un noble Vénitien, qui s'appelle, je crois, Mali ou Malapiero;--mais si Mala est son nom, Pessima 52 est sa production: au moins j'en ai jugé ainsi, et je dois m'y connaître, ayant lu près de cinq cents ouvrages, présentés à Drury-Lane, pendant que je faisais partie de son comité et de ses soupers.
»Quand doit paraître votre ouvrage, ce poème des poèmes? J'ai appris que la E. R. avait déchiré la Christabel de Coleridge, et s'était déclarée contre moi pour l'avoir louée. Si j'en ai dit du bien, c'est, en premier lieu, parce que j'en pensais;--secondement, c'est que Coleridge était dans le malheur, et qu'après avoir fait pour lui le peu que j'ai pu pour lui procurer l'essentiel, j'ai cru que l'aveu public de la bonne opinion que j'avais de son ouvrage pourrait lui être encore de quelqu'utilité, du moins auprès des libraires.--Je suis très-fâché que J*** l'ait attaqué, car le pauvre diable en souffrira moralement et du côté de la bourse. Quant à moi, il est bien libre:--je n'en estimerai pas moins J***, malgré tout ce qu'il pourra dire contre moi ou mes ouvrages à l'avenir.
»Je suppose que Murray vous a envoyé, ou vous enverra (car je ne sais s'ils ont paru ou non) mon poème et mes poésies de l'été dernier. Par la messe, cela est sublime.--Ganion Coheriza.--Qui osera me démentir? Donnez-moi, je vous prie, de vos nouvelles, et du moins faites-moi savoir si vous avez reçu ces trois lettres. Adressez tout droit ici, poste restante.
»P. S. J'ai appris l'autre jour un joli tour d'un libraire, qui a publié quelques abominables sottises, dont il jure que je suis le père, et qu'il assure m'avoir payées 500 livres sterling. Il ment;--je n'ai jamais écrit un pareil galimatias, n'ai jamais vu ni les poèmes ni l'éditeur, et de ma vie n'ai eu de communication directe ou indirecte avec cet homme. Répétez bien cela, je vous prie, s'il en est besoin. J'ai écrit à Murray pour qu'il démente cette imposture.»
LETTRE CCLIV.
A M. MURRAY.
Venise, 25 nov. 1816.
«Il y a plusieurs mois que je n'ai ni lettres ni nouvelles de vous. Je crois n'en pas avoir reçu depuis mon départ de Diodati. Je vous ai écrit une ou deux fois de Milan; mais je ne suis ici que depuis peu de tems, et mon intention est d'y passer l'hiver sans en bouger. J'ai été fort content du lac de Garda et de Vérone; surtout de l'amphithéâtre, ainsi que d'un sarcophage, dans un jardin de couvent, qu'on montre comme celui de Juliette, en insistant sérieusement sur la vérité du fait. Depuis mon arrivée à Venise, la femme du gouverneur autrichien m'a appris qu'entre Vérone et Vicence on voit encore les ruines du château de Montecchi, et une chapelle appartenant jadis aux Capulets. Il paraît, d'après la tradition, que Roméo était de Vicence, mais j'avoue que j'ai été très-surpris de leur voir une foi si grande dans le roman de Bandello, qui semble, véritablement être fondé sur un fait.
»Venise m'a plu autant que je me l'étais imaginé, et mon imagination avait été loin. C'est un de ces lieux que je connaissais avant de les avoir vus, et dont, après l'Orient, l'image m'a le plus poursuivi. J'aime la sombre gaîté de ses gondoles, et le silence de ses canaux. Je ne hais pas même la décadence visible de cette ville, quoique je regrette la singularité de l'ancien costume.--Cependant il lui en reste encore assez, et de plus, le carnaval approche.
»C'est surtout la nuit que Saint-Marc, et même Venise, offrent l'aspect le plus vivant et le plus gai. Les théâtres ne s'ouvrent qu'à neuf heures, et la société se couche tard en proportion. Tout cela est de mon goût; mais la plupart de vos compatriotes regrettent le roulement des carrosses, sans lequel ils ne peuvent dormir.
»J'ai un très-bel appartement dans une maison particulière; je vois quelques Vénitiens, ayant eu un bon nombre de lettres pour cette ville. J'ai une gondole. Heureusement que je lisais un peu l'italien, et le parlais depuis long-tems plus facilement que correctement. J'étudie par curiosité le dialecte vénitien, qui est doux, naïf et original, quoique pas du tout classique. Je sors souvent, et je suis fort satisfait.
»Un buste de l'Hélène de Canova, qui est chez Mme la comtesse d'Albrizzi, une de mes connaissances, est à mon avis, sans exception, la plus parfaitement belle de toutes les conceptions humaines, et elle surpasse toutes mes idées des facultés humaines par son exécution.
Dans ce marbre admirable, supérieur à toutes les œuvres, à toutes les conceptions humaines, voyez ce que la nature aurait pu et n'a pas voulu faire, et ce qu'ont fait Canova et la Beauté. Plus belle que l'imagination n'a pu se le figurer, et que le poète vaincu dans son art ne pourra jamais le décrire, avec l'immortalité pour sa dot, contemplez l'Hélène du cœur.
»En parlant du cœur, cela me rappelle que je suis devenu amoureux, passionnément amoureux,--mais de peur que vous ne portiez trop haut vos conjectures, et qu'il ne vous arrive de m'envier la possession de quelques-unes de ces princesses ou comtesses, dont vos voyageurs anglais se vantent de gagner les affections, je prendrai la liberté de vous dire que ma déesse n'est que la femme d'un marchand de Venise; mais qu'elle est aussi jolie qu'une antilope, et âgée de vingt-deux ans seulement; qu'elle a de grands yeux noirs, dans le genre oriental, avec la physionomie italienne, et des cheveux noirs et brillans, bouclés comme ceux de lady J*** et de la même teinte; puis qu'elle a la voix d'un luth et le chant d'un Séraphin (quoique pas tout-à-fait aussi saint), outre un long catalogue de grâces, de vertus et de talens suffisant pour fournir un nouveau chapitre au Cantique de Salomon: mais son plus grand mérite est d'avoir deviné le mien.--Il n'y a rien de si aimable que le discernement.
»La race des femmes me paraît belle en général; mais en Italie, comme presque partout sur le continent, les classes les plus élevées ne sont pas à beaucoup près les plus favorisées de la nature; bien au contraire, elles sont considérées, par leurs compatriotes mêmes, comme en étant fort maltraitées. Il y a quelques exceptions; mais la plupart de ces femmes sont laides comme la vertu même.
»Si vous m'écrivez, adressez-moi vos lettres ici poste restante, car j'y passerai probablement l'hiver. Je ne vois jamais de journaux, et ne sais rien de ce qui se passe en Angleterre, excepté de tems à autre, par une lettre de ma sœur. Je n'ai eu aucune nouvelle du manuscrit que je vous ai envoyé, si ce n'est que vous l'avez reçu, et que vous allez le publier, etc. Mais quand, où et comment? c'est ce que vous me laissez à deviner: toutefois, il importe peu.
»Je suppose que vous avez une multitude d'ouvrages qui vous passent entre les mains, pour l'année prochaine. Quand le poème de Moore paraît-il? Je vous ai adressé l'autre jour une lettre pour lui.»
LETTRE CCLV.
A M. MURRAY.
Venise, 4 déc. 1816.
«Je vous ai écrit si souvent depuis peu, que vous trouvez sans doute que je vous assomme de lettres, et moi, de mon côté, je vous tiens pour fort impoli de ne pas avoir répondu à celles que je vous ai adressées de Suisse, de Milan, de Vérone et de Venise. Il y a des choses que je désirais et désire encore savoir; par exemple, si M. Davies, de négligente mémoire, vous avait ou non remis le manuscrit qui lui a été confié dans ce but, parce que, dans le cas contraire, vous verrez qu'il en aura généreusement donné des copies à tous les curieux de sa connaissance, et alors vous vous trouverez probablement prévenu dans votre publication par la chronique de Cambridge ou d'autres.--En second lieu,--j'oublie ce que je voulais dire en second lieu; mais pour le troisième point, je veux savoir si vous avez déjà publié, ou quand vous avez l'intention de le faire, et pourquoi vous ne l'avez pas fait plus tôt, parce que dans votre dernière lettre, datée de septembre (vous devez être honteux de cette date), vous parliez de publier sans délai.
»Je n'ai pas de nouvelles d'Angleterre et ne sais rien de rien, ni de personne. Je n'ai qu'un seul correspondant (excepté M. Kinnaird, qui m'écrit de tems en tems pour affaire), et ce correspondant est une femme, de sorte que je ne sais de votre île ou de votre ville que ce que la version italienne des papiers français veut bien nous en dire, ou les annonces de M. Colburn pour l'année suivante, attachées au bout de la Revue du Trimestre. Je vous ai écrit assez longuement la semaine dernière, et j'ai peu de chose à ajouter, si ce n'est que j'ai commencé et que je continue l'étude de la langue arménienne que j'apprends aussi bien que je peux dans un couvent arménien où je vais tous les jours prendre des leçons d'un moine fort savant. J'ai acquis quelques connaissances assez singulières, et pas tout-à-fait inutiles, sur la littérature et les mœurs de ce peuple de l'Orient. Il a ici un établissement, une église et un couvent de quatre-vingt-dix moines dont quelques-uns sont des hommes pleins d'instruction et de talent. Ils ont aussi une imprimerie, et font de grands efforts pour éclairer leur nation. Je trouve que cette langue (qui est double, la littérale et la vulgaire) présente de grandes difficultés, mais non pas insurmontables, au moins je l'espère, et je la continuerai. J'ai senti la nécessité d'appliquer mon esprit à quelque étude un peu rude, et celle-ci étant la plus difficile que j'aie pu trouver servira de lime au serpent.
»J'ai l'intention de rester ici jusqu'au printems, ainsi adressez-moi directement à Venise, poste restante. M. Hobhouse est allé pour le moment à Rome avec son frère, la femme de son frère et sa sœur qui l'ont rejoint ici. Il revient dans deux mois. J'y serais allé aussi, mais je suis devenu amoureux, et il faut que je reste jusqu'à ce que ce soit passé. Je pense que de ceci, et de l'alphabet arménien, il y en aura pour tout l'hiver. Heureusement pour moi la dame a été moins difficile que la langue, car entre les deux j'y aurais perdu les restes de ma raison. Par parenthèse, elle n'est pas Arménienne, mais Vénitienne, comme je crois vous l'avoir dit dans ma dernière. Quant à l'italien, je le parle assez facilement, y compris même le dialecte vénitien qui ressemble un peu à l'anglais qu'on parle dans le comté de Somerset; et je n'ai pas oublié pendant mes voyages ce que j'ai pu savoir auparavant des dialectes plus classiques.
»Tout à vous sincèrement et à jamais. B.
»P. S. Rappelez-moi à M. Gifford.»
LETTRE CCLVI.
A M. MURRAY.
Venise, 9 déc. 1816.
«J'apprends par une lettre d'Angleterre qu'un homme, appelé Johnson, a pris la liberté de publier quelques poèmes intitulés: Pélerinage à Jérusalem, la Tempête et une Prière à ma Fille, et qu'il me les attribue en soutenant qu'il me les a payés cinq cents guinées. Ma réponse à ceci sera courte. Je n'ai jamais écrit ces poèmes; je n'ai jamais reçu la somme mentionnée, ni aucune autre de ce côté-là; et (autant qu'un homme peut être moralement sûr d'une chose) je n'ai jamais eu directement ou indirectement la moindre communication avec Johnson de toute ma vie, ne connaissant pas même son existence avant que cette nouvelle fût venue m'apprendre qu'il y avait au monde un tel individu. Rien ne m'étonne, autrement ceci en serait capable, et je m'amuse en général de tout, sans quoi ceci ne m'amuserait guère. Par rapport à moi, cet homme ne s'est rendu coupable que d'un mensonge, et c'est naturel; dés gens qui sont au-dessus de lui lui en ont bien donné l'exemple; mais par rapport à vous, je crains que son assertion ne fasse du tort à vos publications, et je désire qu'elle soit contredite de la manière la plus formelle et la plus publique. Je ne crois pas qu'il y ait de châtiment pour des choses de cette espèce, et s'il y en avait, je ne me sentirais disposé à poursuivre cet ingénieux charlatan, qu'autant qu'il faudrait pour le confondre.--Mais il peut être nécessaire d'aller jusque-là.
»Vous ferez l'usage qu'il vous plaira de cette lettre; et M. Kinnaird, qui est autorisé à agir pour moi en mon absence, s'empressera, j'en suis sûr, de faire avec vous les démarches qui peuvent être nécessaires par rapport à l'absurde imposture de ce pauvre homme. Comme vous devez avoir reçu depuis peu plusieurs lettres de moi, écrites sur la route de Venise, ainsi que deux que je vous ai adressées depuis mon arrivée ici, je ne vous en dirai pas davantage aujourd'hui.
»Toujours à vous.»
»P. S. Faites-moi savoir, je vous prie, que vous avez reçu cette lettre.--Adressez les vôtres à Venise, poste restante.
»Pour empêcher que de semblables fabrications n'aient encore lieu, vous pouvez dire que je ne me rends responsable d'aucune publication, depuis 1812 jusqu'à ce moment, qui ne serait pas sortie de votre presse. Je dis depuis cette époque, parce qu'auparavant Cawthorn et Ridge ont tous deux imprimé de mes compositions. Un Pélerinage à Jérusalem! et comment diable aurais-je écrit un pélerinage à Jérusalem où je n'ai jamais été? Quant à la Tempête, je n'ai pas eu de tempête, mais une brise très-fraîche à mon départ d'Angleterre; et pour ce qui est du poème adressé à ma petite Ada (qui, par parenthèse, aura un an demain), je n'ai jamais rien écrit à son sujet, excepté dans les Adieux et le troisième chant de Childe Harold.»
LETTRE CCLVII.
A M. MURRAY.
Venise, 27 déc. 1816.
«Puisque le démon du silence paraît s'être emparé de vous, j'ai résolu, moi, de m'en venger en vous faisant payer des ports de lettres. Celle-ci est la sixième ou septième que je vous écris depuis la fin de l'été et mon départ de Suisse. Ma dernière contenait une injonction de démentir et de livrer à la honte cet imposteur de Cheapside, qui (à ce que j'ai appris par une lettre de votre île) a jugé à propos de joindre mon nom à ses poésies bâtardes dont je ne sais rien, non plus que de l'achat prétendu qu'il a fait du manuscrit et de son droit de propriété. J'espère que vous avez enfin reçu cette lettre.
»Comme les nouvelles de Venise doivent vous intéresser beaucoup, je vais vous en régaler.
»Hier étant le jour de la Saint-Étienne, tout le monde était en mouvement. On n'entendait que le son du violon et des orgues; on ne voyait que jeux et divertissemens sur tous les canaux de cette ville aquatique. Je dînai avec la comtesse Albrizzi et une société de Padoue et de Venise, et ensuite nous fûmes à l'opéra au théâtre de la Fenice, qui ouvrait ce jour-là pour le carnaval; c'est le plus beau que j'aie jamais vu: il laisse bien loin derrière lui tous nos théâtres pour la beauté et les décorations, et ceux de Milan et de Brescia doivent lui céder la prééminence. L'opéra et ses sirènes ressemblent beaucoup à tous les opéras et à toutes les sirènes du monde; mais le sujet du susdit avait quelque chose d'édifiant. L'intrigue est fondée sur un fait raconté par Tite-Live, de cent cinquante femmes mariées qui empoisonnèrent leurs cent cinquante maris dans les bons vieux tems. Les célibataires de Rome regardèrent cette étonnante mortalité comme l'effet ordinaire du mariage ou d'une épidémie; mais les époux qui survécurent étant tous saisis de la colique, examinèrent à fond l'affaire, et s'aperçurent qu'on avait drogué leur breuvage; or il s'en suivit beaucoup de scandale et plusieurs procès. Voilà, en toute vérité, le sujet de l'opéra qu'on a donné l'autre jour à la Fenice, et vous ne pouvez imaginer toutes les jolies choses qui sont introduites dans le chant, et le récitatif au sujet de l'orrenda strage 53. Le dénouement est, qu'une dame se voit sur le point d'avoir la tête coupée par un licteur. Mais je suis fâché de dire qu'il la lui laisse, et qu'elle vient en avant chanter un trio avec les deux consuls, pendant que le sénat, qui est dans le fond, forme le chœur. Le ballet n'avait rien de remarquable, excepté que la première danseuse est tombée en convulsion, parce qu'elle n'était pas applaudie à son premier début, et que le directeur a paru pour demander s'il se trouvait «un médecin dans la salle. »J'avais un Grec dans ma loge à qui j'aurais voulu persuader de lui offrir ses services, étant sûr que dans ce cas ce seraient les dernières convulsions qu'aurait la ballerina 54; mais il ne s'en soucia pas. La foule était énorme; et en sortant, comme j'avais une dame sous le bras, je fus presque obligé, pour m'ouvrir un passage, de battre un Vénitien et d'attenter à l'état, car je me vis forcé de régaler un individu, qui me gênait, d'un coup de poing dans le ventre (à l'anglaise) qui l'envoya aussi loin que le passage voulut le permettre. Il n'en attendit pas un second; mais, avec de grands signes d'épouvante et de mécontentement, il en appela à ses compatriotes qui se moquèrent de lui.
»Je continue d'étudier l'arménien tous les matins, et d'aider à activer une partie d'une grammaire anglaise et arménienne qu'on publie maintenant dans le couvent de Saint-Lazare.
»Le supérieur des moines est un évêque.--C'est un beau vieillard qui a une barbe semblable à la queue d'une comète. Le frère Pascal est aussi un homme pieux et instruit. Il a passé deux ans en Angleterre.
»Je suis encore terriblement amoureux de la dame adriatique dont je vous ai parlé dans une lettre précédente (et non dans celle-ci, car la seule femme dont il y est question est âgée et savante, deux choses que j'ai cessé d'admirer), et l'amour dans cette portion du monde n'est pas une sinécure. C'est aussi la saison où tout le monde arrange ses intrigues pour l'année suivante et où l'on choisit son partenaire pour la première partie.
»Maintenant, si vous ne m'écrivez pas, je ne sais pas ce que je ne dirai ou ne ferai pas, ni ce que je dirai ou ferai. Donnez-moi des nouvelles, et de bonnes.
»Votre très-sincèrement, etc.
»P. S. Rappelez-moi au souvenir de M. Gifford, en lui présentant mes devoirs.
»J'ai appris que la Revue d'Édimbourg avait déchiré la Christabel de Coleridge, et moi aussi, par contre-coup, pour l'avoir louée. Ceci ne me paraît présager rien de bon pour le chant qui a paru ou va paraître, et pour le Château de Chillon. Ma veine de bonheur de l'année dernière semble avoir changé de toute façon.--Mais n'importe, je finirai par m'en sortir; et sinon je me retrouverai toujours où j'étais en commençant. En attendant, je ne suis pas fâché d'être où je suis, c'est-à-dire à Venise. Ma nymphe de l'Adriatique vient d'entrer ici, c'est pourquoi il faut que je suspende cette lettre.»
LETTRE CCLVIII.
A M. MURRAY.
Venise, 2 janvier 1817.
«Votre lettre est arrivée.--Dites-moi, je vous prie; en publiant le troisième chant, n'avez-vous pas omis quelque passage? je vous avais écrit en traversant les Alpes pour prévenir un pareil accident. Dites-moi dans votre première lettre si le chant a été publié en totalité tel qu'il vous a été envoyé. Je vous ai écrit encore l'autre jour et deux fois, je crois, et je serais bien aise d'apprendre la réception de ces lettres.
»Aujourd'hui est le 2 janvier. De ce même jour, il y a trois ans, date, je crois, la publication du Corsaire dans ma lettre à Moore. Ce même jour, il y a deux ans, je me mariai (le Seigneur châtie ceux qu'il aime).--Il n'y a pas de danger que j'oublie de sitôt, ce jour; et il est assez singulier que je reçoive aujourd'hui une lettre de vous qui m'annonce la publication du Childe Harold, etc., etc., etc., à la même date que le Corsaire, et que j'en aie reçu aussi une de ma sœur, écrite le 10 décembre, jour de naissance de ma fille, et en partie relative à cet enfant, qui m'arrive ce même jour, 2 de janvier, anniversaire de mon mariage, et dans le mois de ma naissance, et avec beaucoup d'autres rapports astrologiques que je n'ai pas le tems d'énumérer.
»A propos, vous ferez bien d'écrire à Hentsch le banquier de Genève, pour vous informer si les deux paquets confiés à ses soins ont été ou non remis à M. Saint-Aubyn, ou s'ils sont encore entre ses mains. L'un contient des papiers, des lettres, et tous les manuscrits originaux de votre troisième chant, tel qu'il fut d'abord conçu, et l'autre renfermait des os ramassés à Morat. Bien des remerciemens de toutes vos nouvelles, et surtout de la gaîté avec laquelle votre lettre est écrite.
»Venise et moi sommes très-bien d'accord, mais je ne crois pas qu'il y
ait ici rien de neuf si ce n'est le nouvel opéra dont je vous ai parlé
dans ma dernière lettre. Le carnaval commence, et il y a de tous côtés
beaucoup de gaîté sans compter les affaires, car tout le monde ici
renouvelle ses intrigues pour la saison; on change, et l'on commence un
nouveau bail. Je me trouve très-bien de Marianna, qui n'est pas du tout
une personne à m'ennuyer, d'abord parce que je ne me fatigue jamais
d'une femme à cause de sa personne, mais parce qu'elles ont presque
toujours des caractères insupportables; secondement parce qu'elle est
aimable et qu'elle possède un tact que n'a pas toujours cette belle
moitié de la création; troisièmement parce qu'elle est très-jolie; et
quatrièmement--mais il n'y a pas besoin d'en spécifier davantage.................................. ........................................................................................
Jusqu'à présent nous sommes fort contens l'un de l'autre, et quant à
l'avenir je ne l'anticipe jamais.--Carpe diem.--Le passé au moins nous
appartient, ce qui est une raison pour s'assurer du présent. En voilà
assez sur ma liaison.
»L'état général des mœurs est ici à peu près le même que du tems des doges. Une femme est vertueuse, suivant le code, quand elle se borne à son mari et à un amant; celles qui en ont deux, trois ou plus sont un peu légères; mais il n'y a que celles qui sont déréglées sans distinction, et forment des liaisons basses comme la princesse de Galles avec son courrier (qui, par parenthèse, a été fait chevalier de Malte), qui passent pour franchir les bornes de la réserve imposée par le mariage. Les nobles Vénitiens épousent fréquemment des danseuses et des chanteuses: il est vrai de dire que les femmes de leur classe sont loin d'être belles; mais en général la race des femmes du second ordre, et d'autres inférieures, celles des marchands, des propriétaires, et des gens à la mode, mais sans titre, ont la plupart 55 il bel'sangue, et c'est parmi elles que se forment ordinairement les liaisons amoureuses. Il y a aussi de prodigieux exemples de constance. Je connais une femme de cinquante ans qui, n'ayant jamais eu qu'un amant, qui mourut jeune, devint dévote et renonça à tout, à l'exception de son mari. Elle se glorifie, comme on peut bien le croire, de cette fidélité miraculeuse, et elle en parle quelquefois avec certaines réflexions morales qui sont assez amusantes. Il n'y a pas moyen ici de convaincre une femme qu'elle enfreint le moins du monde les règles de la vertu ou des convenances en ayant un amoroso. Le plus grand mal semble consister à le cacher ou à en avoir plus d'un à la fois, à moins pourtant que cette extension de prérogative ne soit connue et approuvée du premier en titre, etc.
»Je vous envoie dans un autre paquet quelques feuillets d'une grammaire 56 anglaise et arménienne à l'usage des Arméniens, dont j'ai encouragé et même déterminé la publication (il ne m'en coûte que 1,000 francs). Je continue mes leçons dans cette langue sans faire aucun progrès rapide, mais avançant un peu chaque jour. Le père Pascal, avec un peu d'aide de ma part pour la traduction de son italien en anglais, s'occupe aussi d'une grammaire manuscrite pour faciliter aux Anglais l'étude de l'arménien; et nous la ferons imprimer aussi quand elle sera terminée.
Note 56: (retour) Le fragment intéressant que nous allons donner, et qui fut trouvé parmi ses papiers, paraît avoir été destiné à servir de préface à la Grammaire arménienne dont il est ici question.«Le lecteur anglais sera probablement étonné de trouver mon nom associé à un ouvrage de ce genre, et sera peut-être disposé à avoir de mes connaissances, comme linguiste, une opinion que je suis loin de mériter.
»Comme je ne voudrais pas volontairement l'induire en erreur, je rapporterai, aussi brièvement que possible, de quelle manière j'ai participé à cette compilation, et les motifs qui m'y déterminèrent. A mon arrivée à Venise, en 1816, je m'aperçus que l'état de mon esprit me faisait un besoin de l'étude et d'un genre d'étude qui laissât peu d'espace à l'imagination, et présentât quelques difficultés.
»A cette époque je fus très-frappé, comme l'ont été sans doute tous les voyageurs, de la communauté du couvent de Saint-Lazare, qui me parût réunir tous les avantages d'une institution monastique sans aucun de ses vices.
»L'ordre, la propreté, la douceur, la véritable dévotion, les talens et les vertus qu'on trouve chez les frères de cet ordre, sont bien capables d'imprimer à l'homme du monde la conviction qu'il en existe un autre et un meilleur.
»Ces hommes sont les prêtres d'une nation noble et opprimée qui a partagé la proscription et l'esclavage des Juifs et des Grecs. Sans être intraitable comme les uns et servile comme les autres, ce peuple a amassé des richesses sans usure, et obtenu tous les honneurs auxquels on peut parvenir dans l'esclavage, sans intrigue. Toutefois ils ont fait partie, depuis long-tems, de la «Maison de Captivité» qui, depuis peu, a pris une si grande extension. Il serait difficile peut-être de trouver dans les annales d'aucune nation, moins de crimes que dans celles des Arméniens, dont les vertus ont toutes été pacifiques, et dont les vices ont été l'effet de la violence. Mais quelle qu'ait pu être leur destinée, et elle a été cruelle, quelle qu'elle puisse être à l'avenir, leur pays sera à jamais un des plus intéressans du globe, et leur langue n'a besoin peut-être que d'être un peu plus connue pour présenter plus d'attrait. Si l'on explique bien l'Écriture, c'est en Arménie que le paradis fut placé, dans cette Arménie qui a payé aussi cher que tous les descendans d'Adam, la participation passagère de son sol à la félicité de celui qui avait été créé de sa poussière. Ce fut en Arménie que le déluge s'apaisa d'abord, et que la colombe s'abattit. Mais de la disparition du paradis lui-même, on peut presque faire dater le malheur de ce pays; car, bien qu'il ait formé long-tems un royaume puissant, il n'a presque jamais joui de l'indépendance, et les satrapes de la Perse et les pachas de la Turquie ont également ravagé la contrée où Dieu avait créé l'homme à son image.»
»Nous voulons savoir s'il se trouve en Angleterre, soit à Oxford, Cambridge ou ailleurs, aucuns types ou caractères d'imprimerie arméniens? Vous savez, je présume, qu'il y a bien des années, les deux Whistons publièrent, en Angleterre, un texte original d'une Histoire d'Arménie, avec leur version latine; ces types existent-ils encore, et où sont-ils? informez-vous-en, je vous prie, aux savans de votre connaissance.
»Quand cette grammaire (je parle de celle qu'on imprime maintenant) sera terminée, consentiriez-vous à en prendre quarante ou cinquante exemplaires qui ne vous coûteront pas plus de 5 à 10 guinées, pour les mettre en vente, et faire ainsi l'épreuve de la curiosité des savans? Dites oui ou non, comme il vous plaira. Je puis vous assurer que ces moines possèdent des livres et des manuscrits très-curieux, et qui sont la plupart des traductions d'originaux grecs maintenant perdus: c'est d'ailleurs une communauté savante et fort respectée, et l'étude de leur langue avait été embrassée avec beaucoup d'ardeur par quelques littérateurs français, du tems de Bonaparte.
»Je n'ai pas écrit une rime depuis que j'ai quitté la Suisse, et je ne me sens pas l'estro pour le moment. Je crois que vous craignez d'avoir un quatrième chant avant septembre, et un autre manuscrit à payer; mais soyez tranquille, je n'ai en ce moment aucune intention de reprendre ce poème ni d'en commencer un autre. Si j'écris, j'ai envie d'essayer de la prose; mais je crains d'introduire des personnages vivans, ou des caractères dont on pourrait faire l'application à des caractères vivans. Peut-être, un jour ou l'autre, serai-je tenté d'écrire quelque ouvrage d'imagination en prose, qui offrirait la peinture des mœurs italiennes et des passions humaines. Quant à la poésie, la mienne n'est que le rêve des passions qui sommeillent; une fois réveillées, je ne sais plus parler leur langage que dans leur somnambulisme, et dans ce moment elles ne dorment pas.
»Si M. Gifford veut avoir carte blanche pour le Siége de Corinthe, il l'a, et peut en faire ce qu'il lui plaît.
»Je vous ai adressé l'autre jour une lettre renfermant un démenti au sujet de cet homme de Cheapside, qui a inventé le conte dont vous me parlez. Mes complimens les plus sincères à M. Gifford, et à ceux de mes amis que vous pourrez voir chez vous. Je vous souhaite à tous beaucoup de prospérité, et vous offre mes vœux pour la nouvelle année.
»Toujours votre, etc.»
LETTRE CCLIX.
A M. MOORE.
Venise, 28 janvier 1817.
«J'ai devant les yeux votre lettre du 8. Il y a un remède tout simple à votre pléthore: c'est l'abstinence. J'ai été obligé d'y avoir recours, il y a quelques années, c'est-à-dire en fait de régime; et, à l'exception de quelques jours, de quelques semaines (mettons même parfois de quelques mois), je m'en suis toujours tenu depuis à Pythagore: malgré tout cela, apprenez-moi que vous êtes mieux. Il ne faut pas vous permettre cette vilaine bière, ni le porter non plus, ni les soupers: ces derniers surtout sont le diable pour ceux qui dînent............. .................................................. .....................................................................
»Je suis véritablement affligé du malheur de votre père: c'en est un cruel dans tous les tems, mais surtout dans un âge avancé. Cependant, vous aurez du moins la satisfaction de faire votre devoir à son égard, et, croyez-moi, cela ne sera pas sans fruit. La fortune, à la vérité, est une femme; mais elle n'est pas une si-grande 57..... que les autres (en exceptant votre femme et ma sœur de ces termes un peu violens), car elle finit toujours par montrer quelque justice. Je ne lui en veux pas, quoiqu'avec elle et Némésis j'aie eu quelques lances à rompre;--quoi qu'il en soit, j'ai fait mon possible pour ne pas mériter pis. Elle est fort en arrière à votre égard; mais elle reviendra, vous le verrez. Vous avez pour vous toute l'énergie que peuvent donner le talent, l'indépendance, le courage et une bonne réputation. Vous avez fait et ferez toujours tout ce que vous êtes capable de faire dans vos intérêts; et assurément il y a des gens dans le monde qui ne seraient pas fâchés de vous servir, si vous vouliez leur permettre de vous être utile ou du moins de le tenter.
»Je songe à aller en Angleterre ce printems. S'il y a du bruit, de par le sceptre du roi Ludd, j'en serai, et s'il n'y en a pas, et que ce soit seulement la continuation de «ces tems d'une paix débonnaire,» j'irai prendre une chaumière à cent toises sud de votre habitation; et devenu votre voisin, nous composerons ensemble des cantiques, et nous tiendrons des conversations qui deviendront la terreur du tems (sans en excepter le journal de ce nom), et qui seront l'objet de l'admiration et des louanges du Morning-Chronicle et de la postérité.
»Je me réjouis d'apprendre que vous allez publier en février, quoique je tremble pour l'éclat que vous attribuez à ce nouveau Childe Harold. Je suis bien aise qu'il vous plaise: c'est un beau morceau de poésie, mais où quelque chose de vague et de sombre indique les ravages du désespoir. Pendant tout le tems qu'en a duré la composition, j'étais à moitié fou entre la métaphysique, les montagnes, les lacs, un amour inextinguible, de ces pensées qu'on n'exprime pas, et le cauchemar de mes propres méfaits. Plus d'une fois je me serais senti capable de me brûler la cervelle, sans le souvenir du plaisir que cela aurait fait à ma belle-mère; et même alors, si j'eusse été certain que mon ombre la poursuivrait,--mais je ne veux pas m'appesantir sur ces petites affaires de famille.
»Venise est dans l'estro de son carnaval; et j'ai passé les deux dernières nuits à la redoute, à l'opéra, et dans tous ces genres de plaisir. Maintenant, voici une aventure. Il y a quelques jours qu'un gondolier m'apporta un billet sans adresse, dans lequel on exprimait le désir de me rencontrer en gondole ou dans l'île de Saint-Lazare, ou à un troisième lieu de rendez-vous qu'on indiquait. «Je connais bien le caractère du pays;» à Venise «on ne craint pas de laisser voir au ciel ce qu'on n'ose pas montrer, etc., etc.» Ainsi, pour toute réponse, je dis qu'aucun des trois endroits indiqués ne me convenait, mais que je serais seul chez moi à dix heures du soir, ou à la redoute à minuit, où l'on pouvait venir me trouver masqué. A dix heures j'étais chez moi, seul; Marianna étant allée avec son mari à une conversazione. Tout-à-coup la porte de mon appartement s'ouvre, et je vois entrer une belle femme, d'environ dix-neuf ans, blonde, quoique Italienne, et qui m'apprend qu'elle est mariée au frère de mia amorosa, et désire avoir un entretien avec moi. Je réponds d'une manière honnête, et nous commençons à causer en italien et en romaïque, sa mère étant native de Corfou, quand, au bout de quelques minutes, entre, à ma très-grande surprise, Marianna S***, in propria persona, qui, après avoir fait à sa belle-sœur et à moi une révérence très-polie, saisit, sans dire un seul mot, la susdite belle-sœur par les cheveux, et lui applique une douzaine de claques dont le bruit vous aurait déchiré les oreilles. Je n'ai pas besoin de parler des cris qui s'en suivirent: l'infortunée visiteuse prit la fuite. Je m'emparai de Marianna qui, après avoir fait plusieurs efforts pour m'échapper, afin de poursuivre son ennemie, finit par se trouver mal dans mes bras; et en dépit de tous mes raisonnemens, d'un déluge d'eau de Cologne, de vinaigre, d'eau pure, et de je ne sais combien d'autres eaux encore, resta dans cet état jusqu'après minuit.
»Après avoir maudit mes domestiques de laisser entrer chez moi sans m'en avertir, je découvris que Marianna avait vu le matin, sur l'escalier, le gondolier de sa belle-sœur; et ne soupçonnant rien de bon de sa présence, était revenue de son propre mouvement, ou bien avait été avertie par quelqu'une de ses femmes, ou par quelqu'autre espion de sa maison, pendant la conversazione, qu'elle avait quittée pour venir accomplir ce haut fait de pugilat. J'avais vu des attaques de nerfs auparavant, comme aussi quelques petites scènes du même genre, dans notre île et ailleurs: mais ce n'était pas tout. Au bout d'une heure environ, qui nous arrive encore? le signor S*** lui-même, qui me trouve avec sa femme défaillante sur un sofa, et toutes les apparences du désordre: des cheveux épars, des chapeaux par terre, avec des mouchoirs, des sels, des flacons, et la dame elle-même, pâle comme la mort, sans mouvement et sans connaissance. Sa première question fut: «Que veut dire tout cela?» La dame ne pouvait pas répondre, ce fut donc moi qui m'en chargeai. Je lui dis que ce serait la chose du monde la plus facile à expliquer; mais qu'en attendant, il valait beaucoup mieux s'occuper de faire revenir sa femme--(au moins de faire revenir ses sens). Elle les reprit, après avoir passé un tems convenable en soupirs et en sanglots.
»Vous n'avez pas besoin de vous alarmer:--la jalousie n'est pas à l'ordre du jour à Venise, et les poignards y sont passés de mode, tandis que les duels pour affaires d'amour y sont inconnus. Mais malgré tout cela, ma situation était gauche; et quoiqu'il eût dû savoir que je faisais la cour à Marianna, je crois que, jusqu'à ce soir là, il ne s'imaginait pas que les choses eussent été jusque-là. On sait très-bien que toutes les femmes mariées ont des amans, mais la coutume est de conserver les apparences, comme chez les autres nations. Je ne savais donc que diable dire:--je ne pouvais laisser percer la vérité par égard pour elle, et je ne me souciais pas de mentir par rapport à moi: d'ailleurs la chose parlait d'elle-même. Je pensai que le meilleur parti serait de la laisser s'expliquer comme elle le voudrait (une femme n'est jamais embarrassée, elle a toujours le diable à son service), seulement je résolus de la protéger et de l'emmener en cas de quelque violence du signor; mais je vis qu'il était fort calme. Elle alla se coucher; et le lendemain--comment cela s'arrangea-t-il entre eux? je ne sais, mais cela s'arrangea. C'est bien, mais il me restait encore une explication à donner à Marianna au sujet de cette belle-sœur que je ne pourrai jamais assez maudire, et j'en vins à bout par des sermens répétés de mon innocence et d'une constance éternelle, etc., etc., etc. Cependant la belle-sœur, fort irritée d'avoir été traitée de la sorte (sans s'inquiéter de sa propre honte), a raconté l'affaire à la moitié de Venise, et les domestiques, attirés par le combat et les attaques de nerfs, l'ont apprise à l'autre moitié; mais ici, personne ne s'occupe de ces bagatelles que pour s'en amuser. Je ne sais pas si cela produira sur vous le même effet, mais voilà que j'ai rempli une longue lettre de toutes ces folies.
»Croyez-moi toujours, etc.»
LETTRE CCLX.
A M. MURRAY.
Venise, 24 janvier 1817.
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«La comtesse Albrizzi m'a prié de lui donner un exemplaire de mes œuvres; je vous prie donc de m'en envoyer un, afin que je puisse la satisfaire. Vous pouvez y comprendre les dernières publications, dont je n'ai rien vu et ne connais rien, excepté d'après votre lettre du 13 décembre.
»Mrs. Leigh me dit que la plupart de ses amis préfèrent les deux premiers chants. Je ne sais pas si c'est là l'opinion générale (ce n'est pas la sienne au moins), mais cela me paraîtrait assez naturel. Quant à moi, je pense différemment, ce qui est naturel aussi; mais qui a tort ou raison, est ce qui importe fort peu.
»J'ai appris par une lettre de Pise, du docteur Polidori, qu'il était sur le point de retourner en Angleterre pour aller au Brésil faire une spéculation médicale avec le consul danois. Comme vous êtes en faveur auprès des puissances du jour, ne pourriez-vous pas lui procurer quelques lettres de recommandation de vos amis ministériels pour quelques-uns des colons portugais? Il connaît bien sa profession, et ne manque pas de mérite en général:--ses défauts sont ceux de la jeunesse et d'une vanité bien pardonnable. Il était impossible qu'il restât davantage avec moi: j'avais assez à faire de me tirer de mes propres embarras; et comme des préceptes sans exemple ne peuvent produire un très-bon effet, j'ai cru qu'il valait mieux lui donner son congé, mais je lui connais peu de défauts et quelques qualités. Il a des talens et de l'esprit, entend très-bien sa profession, est honorable dans sa conduite, et n'est pas du tout méchant. Je crois qu'avec quelque bonne chance, il deviendra un membre utile de la société (dont il retranchera tous les membres malades) et de la Faculté de Médecine. Si vous pouvez lui être utile, ou que vous connaissiez quelqu'un qui soit dans ce cas, employez-vous pour lui, je vous prie, car il a sa fortune à faire. Il a fait à Pise un journal de médecine, sous les yeux de Vacca (le premier chirurgien du continent); Vacca l'a corrigé, et il doit renfermer quelques renseignemens précieux sur la pratique du pays. Si vous pouvez l'aider aussi à publier ce journal, par votre influence sur vos confrères, ne manquez pas de le faire;--je ne vous demande pas de le publier vous-même, cette prière faite d'une manière aussi directe étant trop embarrassante. Il a aussi une tragédie que je n'ai pas vue, et dont par conséquent je ne dirai rien; mais la circonstance même d'avoir été capable d'une telle entreprise à vingt-et-un ans (en supposant qu'il n'ait pas d'autre mérite) prouve en sa faveur, et annonce en lui des dispositions à se cultiver. Ainsi, si par le moyen de vos recommandations vous pouvez le servir auprès de vos amis ministériels, dans le but qu'il se propose, je désire que vous le fassiez; il me semble que quelques-uns de vos gens de l'amirauté doivent se trouver dans le cas de le pouvoir.»
LETTRE CCLXI.
A M. MURRAY.
Venise, 15 février 1817.
«J'ai reçu vos deux lettres, mais non pas le paquet que vous m'annoncez. Puisque les dépouilles de Waterloo sont arrivées, je vous en fais présent, si vous voulez bien les accepter: faites-moi, je vous prie, ce plaisir.
»Je n'ai pas exactement compris, d'après votre lettre, ce qui a été omis ou non dans la publication, mais je la verrai probablement quelque jour. Je ne puis attribuer à M. Gifford ou à vous qu'un bon motif pour cette omission; cependant, comme notre manière de voir en politique est directement opposée, nous ne serions probablement pas du même avis sur ces passages: toutefois, s'il ne s'agit que d'une note ou de plusieurs notes, ou seulement d'un vers ou deux, cela ne peut avoir d'importance. Vous parlez d'un poème; quel poème? dites-le-moi dans votre première.
»Je ne connais, de la querelle de M. Hobhouse avec la Quarterly Review, que l'article lui-même, qui certainement est assez dur; mais je suis aussi d'avis qu'il eût mieux valu ne pas répondre, surtout après que M. W*** W***, qui ne vous tourmentera plus, vous avait déjà tracassé 58. J'ai été fort contrarié de ce que Hobhouse m'a dit que sa lettre ou sa préface devait m'être adressée. Lui et moi sommes amis d'ancienne date; je lui ai beaucoup d'obligations, et il ne m'en a aucune qui n'ait été effacée et plus qu'acquittée. Mais M. Gifford et moi sommes amis aussi, et il s'est montré le mien en littérature, en dépit de mille inconvéniens et malgré la différence de nos âges, de nos mœurs, de nos habitudes, et même de nos opinions politiques: c'est pourquoi je me trouve dans une situation très-gauche entre M. Gifford et mon ami Hobhouse, et ne puis que souhaiter qu'ils n'eussent pas ensemble de différend, ou que celui qu'ils ont pût s'arranger. Quant à la réponse, je ne l'ai pas vue. Une chose assez singulière, c'est que, liés aussi intimement que nous le sommes, M. Hobhouse et moi, nous soyons si réservés sur nos affaires littéraires. Par exemple, l'autre jour, il désirait avoir un manuscrit du troisième chant pour le lire à son frère: je lé lui ai refusé. Je n'ai jamais vu son journal, ni lui le mien (je n'ai fait que celui que j'ai envoyé à ma sœur, et qui n'est qu'une description très-rapide des montagnes); je ne sache pas non plus que l'un de nous deux ait jamais vu les productions de l'autre avant leur publication.
»Je n'ai pas vu l'article de la Revue d'Édimbourg sur Coleridge; mais que je sois attaqué ou non dans celui-là ou dans quelqu'autre de la même revue, cela ne m'en donnera pas une plus mauvaise opinion de M. Jeffrey, et ne me fera jamais oublier que sa conduite envers moi a été des plus généreuses depuis quatre ans et plus.
»J'ai oublié de vous dire que je viens de terminer une espèce de poème ou de drame en dialogue 59 et en vers blancs, que j'avais commencé l'été dernier en Suisse, et dont l'Incantation est un fragment. Il est en trois actes, mais d'un genre sombre, métaphysique et indéfinissable. Presque tous les personnages, à l'exception de deux ou trois, sont des esprits de la terre, de l'air et des eaux. La scène est dans les Alpes: le héros est une espèce de magicien tourmenté par des remords, dont la cause n'est qu'à demi expliquée. Il erre en invoquant ces esprits qui lui apparaissent, et ne lui servent à rien. Enfin, il pénètre jusque dans la demeure du Mauvais Principe lui-même, pour évoquer une ombre qui paraît, et lui donne une réponse ambiguë et désagréable; et au troisième acte, ses domestiques le trouvent expirant dans une tour où il a étudié son art. Vous devez voir par cette esquisse que je n'ai pas grande opinion de ce caprice d'imagination; mais du moins j'ai fait en sorte d'en rendre la représentation impossible, mes relations avec Drury-Lane m'ayant donné le plus grand dégoût pour le théâtre.
»Je ne l'ai pas même mis au net, et me sens en ce moment trop enclin à la paresse pour en commencer la copie.--Quand je l'aurai, je vous l'enverrai, et vous pourrez le jeter au feu, ou non.»
LETTRE CCLXII.
A M. MURRAY.
Venise, 25 février 1817.
«Je vous ai écrit l'autre jour en réponse à votre lettre; maintenant je viens vous importuner pour que vous me fassiez une commission, si vous voulez être assez bon pour vous en charger.
»Vous connaissez peut-être M. Love, le bijoutier d'Old-Bond-street. En 1813, ayant l'intention de retourner en Turquie, j'achetai chez lui, et lui payai argent comptant, une douzaine de tabatières environ, de plus ou moins de valeur, pour faire des présens à quelques Musulmans de ma connaissance. Je les ai maintenant avec moi. L'autre jour, ayant eu besoin de faire faire un changement au couvercle de l'une de ces boîtes (pour y placer un portrait), il s'est trouvé que c'était de l'argent doré au lieu d'or, quoiqu'elle ait été vendue et payée pour telle. J'ai, bien entendu, repris la boîte pour la conserver in statu quo. Ce que je désire de vous, est que vous voyiez le susdit M. Love, pour l'informer de cette circonstance, en ajoutant, de ma part, que j'aurai soin que sa fraude ne reste pas impunie.
»S'il n'y a pas de remède devant les tribunaux, il y a du moins celui très-équitable de faire connaître son crime 60, c'est-à-dire son argent doré, et que le diable l'emporte ensuite!
»Je conserverai soigneusement, jusqu'à mon retour, tout ce que j'ai acheté chez lui dans cette occasion, puisque la peste, qui règne en Turquie, est une barrière au voyage que je voulais y faire, ou plutôt à cause de la quarantaine sans fin qu'il faudrait subir avant de débarquer au retour. Exposez-lui, je vous prie, l'affaire avec toute l'inflexibilité convenable.
»Je vous ai envoyé, l'autre jour, quelques extraits d'une espèce de drame, que j'ai commencé en Suisse, et fini ici. Vous me direz si vous les avez reçus.--Ils étaient contenus dans une seule lettre. Je n'ai pas encore eu le courage de le recopier, autrement je vous l'enverrais sous enveloppe en plusieurs fois.
»Le carnaval est terminé il y a aujourd'hui huit jours.
»M. Hobhouse est encore à Rome, à ce que je crois. Je suis en ce moment un peu indisposé: les veilles, la dissipation et quelques autres accessoires, m'ont un peu troublé le sang; mais j'ai en perspective la tranquillité et la tempérance du carême.
»Croyez-moi, etc.
»P. S. Rappelez-moi au souvenir de M. Gifford. Je n'ai pas reçu votre paquet de paquets. Cherchez pour moi, dans un Coup-d'œil sur l'Italie, par Moore (le docteur Moore); vous y trouverez une notice sur le doge Valière (ce devrait être Faliéri), et sa conspiration, ou les motifs qui l'y portèrent. Faites-moi copier cela et envoyez-le moi dans une lettre le plus tôt possible. J'en ai besoin, et ne puis trouver ici de narration aussi bonne de cette affaire; quoique le patriote voilé et le lieu où il fut couronné et décapité ensuite, existe encore, et qu'on vous les montre. J'ai fouillé dans toutes leurs histoires; mais la politique de l'ancienne aristocratie est la cause du silence que gardent les historiens sur les motifs qui déterminèrent ce doge, et qui n'étaient autre qu'une injure particulière que lui avait faite un des patriciens.
»J'ai envie d'écrire une tragédie sur ce sujet, qui me paraît très-dramatique:--un vieillard, jaloux et conspirant contre un état dont il est le chef régnant. Cette dernière circonstance rend ce fait le plus remarquable de l'histoire de toutes les nations, et le seul de ce genre qu'on puisse y trouver.»
LETTRE CCLXIII.
A M. MOORE.
Venise, 28 février 1817.
«Vous vous plaignez peut-être autant maintenant de la fréquence de mes lettres, que vous vous plaigniez autrefois de leur rareté. Je crois que celle-ci est la quatrième depuis autant de mois. Je suis impatient de recevoir de vos nouvelles, et même plus que de coutume, parce que votre dernière m'annonçait que vous ne vous portiez pas bien. A présent je suis moi-même à un régime de malade; je suis un peu sur les dents par suite du carnaval, c'est-à-dire des derniers jours, et d'avoir passé une partie des nuits;--mais c'est fini,--et maintenant nous avons le carême avec son abstinence et sa musique sacrée.
»Le carnaval s'est terminé par un bal masqué à la Fenice, où je suis allé, ainsi qu'à la plupart des redoutes, etc., etc.;--et quoiqu'au total je n'aie pas été très-dissipé, je m'aperçois pourtant que la lame use le fourreau, je ne fais cependant que d'entrer dans ma vingt-neuvième.
Ainsi donc, nous n'irons plus courir si tard la nuit, quoique le cœur soit toujours aussi tendre, et le clair de lune aussi beau; car, de même que la lame use le fourreau, l'ame use le sein qui la renferme, il faut au cœur une petite pause pour respirer, et l'amour lui-même a besoin de repos. Ainsi donc, quoique la nuit soit faite pour aimer, et que le jour revienne trop tôt, nous n'irons plus courir si tard à la clarté de la lune.
»J'ai eu dernièrement des nouvelles en fait de littératoure, ainsi que
j'ai entendu prononcer ce mot une fois par l'éditeur du Monthly. J'ai
appris que W. W. a publié et répondu aux attaques du Quarterly, dans
la Chronique du savant Perry. J'ai lu ses poésies l'automne dernier,
et entr'autres j'y ai trouvé une épitaphe sur son boule-dogue, et une
autre sur moi-même; mais je prends la liberté de l'assurer (comme
l'astrologue Partridge), que non-seulement je suis encore vivant, mais
même que je l'étais au moment où il la composa......................
........................................................................
Hobhouse, aussi, à ce que j'apprends, a décoché une lettre contre le
Quarterly qui m'est adressée. Je me trouve dans une position
embarrassante entre lui et Gifford, qui sont tous deux mes amis.
»Et voici le mois où vous allez paraître.--Par le corps de Diane (c'est un juron vénitien), j'éprouve autant d'impatience (quoique sans aucune crainte pour vous), que si j'avais moi-même un ouvrage dans le genre plaisant prêt à être publié, ce qui serait, comme vous savez, les antipodes de mes compositions précédentes. Je ne crois pas que vous ayez autre chose à craindre que votre propre réputation. Il faut la soutenir. Comme vous ne m'avez jamais montré un vers de votre ouvrage, je ne sais pas même le rhythme que vous avez adopté; mais il faut que vous m'en envoyiez un exemplaire par Murray, et alors vous saurez ce que j'en pense. Je gage que vous vous faites petit:--réellement vous êtes, de tous les auteurs, le seul vraiment modeste que j'aie rencontré, ce qui paraîtrait assez étrange à ceux qui se rappellent vos mœurs quand vous étiez jeune,--c'est-à-dire quand vous étiez extrêmement jeune;--je ne veux vous reprocher ni votre âge, ni votre moralité.
»Je crois vous avoir dit que la E. R. m'avait attaqué dans un article sur Coleridge (que je n'ai pas lu).--«Et tu, Jeffrey? Il n'y a que perfidie dans la vile espèce humaine.» Cependant je l'absous de toute attaque présente et future; car je trouve qu'il a déjà poussé jusqu'au dernier point la clémence à mon égard, et j'aurai toujours bonne opinion de lui. Je m'étonne seulement qu'il n'ait pas commencé plus tôt, la ruine de mon bonheur domestique offrant à tout le monde une belle occasion, et dont tous ceux qui l'ont pu, ont bien fait de profiter.
»Si je vis encore dix ans, vous verrez pourtant que tout n'est pas fini pour moi.--Je ne dis pas en fait de littérature, car cela compte pour rien, et quelqu'étrange que cela puisse vous paraître, je ne crois pas que ce soit là ma vocation;--mais vous verrez que je ferai quelque chose (les tems et la fortune le permettant) qui, comme la cosmogonie ou création du monde, embarrassera les philosophes de tous les siècles. Cependant je doute que ma constitution tienne jusque-là, je l'ai parfois diablement exercée 61.
»Je n'ai pas encore fixé l'époque de mon retour, mais je crois que ce sera au printems. Il y aura un an au mois d'avril que je suis absent. Vous ne me parlez jamais de Rogers, ni de Hodgson, ni de votre voisin l'ecclésiastique qui a obtenu dernièrement une cure auprès de vous. A-t-il aussi un enfant? C'était tout ce qui lui manquait la dernière fois que je l'ai vu................................................. ................................
»Donnez-moi de vos nouvelles, je vous prie, à vos momens de loisir, et croyez-moi toujours sincèrement et affectueusement votre, etc.»
LETTRE CCLXIV.
A M. MURRAY.
Venise, 3 mars 1817.
«En vous accusant la réception de l'article du Quarterly 62, qui est arrivé il y a trois jours, je ne puis employer de meilleurs termes que ceux de ma sœur Augusta, qui dit qu'il est dicté par les sentimens les plus bienveillans. Il est, à mon avis, quelque chose de plus, et autant que le sujet me permet d'en juger, il me semble très-bien écrit comme composition, et ne déparera pas la revue, car ceux même qui blâmeront son indulgence seront forcés de louer sa générosité. Tant de gens ont été disposés à traiter la question sous un point de vue différent, et moins favorable, qu'en considérant d'ailleurs l'opinion publique et la politique, il n'y a qu'un homme plein de courage et de bonté qui ait pu écrire un pareil article dans un tel ouvrage, et à une telle époque, même en gardant l'anonyme. De telles actions, cependant, portent avec elles leur récompense, et j'ose me flatter que cet écrivain, quel qu'il soit (et je n'en ai pas le moindre soupçon) ne regrettera pas de m'avoir fait éprouver, par la lecture de cet article, autant de satisfaction que pouvait m'en causer un morceau de ce genre, et beaucoup plus qu'aucun autre m'en ait jamais donné, quoique dans mon tems j'en aie beaucoup vu, tant pour, que contre. Ce n'est pas la louange seulement, mais il y règne un tact et une délicatesse, non pas tant par rapport à moi, que par rapport aux autres, que n'ayant jamais trouvés ailleurs, j'avais jusqu'à présent douté de rencontrer nulle part.
Note 62: (retour) Article qui porte le numéro 31 dans cette Revue, qui fut écrit, comme lord Byron le découvrit bientôt, par sir Walter-Scott, et mérite bien, par l'esprit de générosité et de bienveillance qui y règne, la reconnaissance ardente et durable qu'il fit naître dans le noble poète. (Note de Moore.)
»Peut-être, un jour ou l'autre, saurez-vous le nom de l'écrivain, et me le direz-vous. Soyez persuadé que si l'article eût été sévère, je ne vous l'aurais pas demandé.
»Je vous ai écrit très-souvent depuis peu, en vous envoyant des extraits que vous avez reçus, j'espère, ou recevrez avec ou avant cette lettre. Depuis la fin du carnaval, je n'ai cessé d'être indisposé. (Gardez-vous, sous aucun prétexte, d'en informer Mrs. Leigh, car si mon mal empire, elle ne le saura que trop tôt, et si je me rétablis, elle n'a pas besoin de le savoir du tout.) Mais je n'ai presque pas quitté la maison; heureusement je n'ai pas besoin de médecin: si j'étais dans ce cas, ceux d'Italie sont fort heureusement les plus mauvais du monde, de sorte que j'aurais encore une bonne chance. Ils ont, je crois, un fameux chirurgien: c'est Vacca qui habite Pise, et pourrait se rendre utile en cas de dissection;--mais il est à quelques centaines de milles. Ma maladie est une espèce de fièvre lente, dont l'origine, comme le dirait mon pasteur et maître Jackson, est d'avoir trop abusé de soi-même; cependant je me trouve mieux depuis un ou deux jours.
»J'ai manqué l'autre jour le spectacle de la procession du nouveau patriarche à Saint-Marc (à cause de mon indisposition); il marchait à la tête de six-cent cinquante prêtres.--Belle et sainte armée! L'admirable gouvernement de Vienne, dans un de ses édits autorisant son installation, prescrivait comme partie du cortège une voiture à quatre chevaux. Pour vous faire une idée à quel point ceci est allemand, vous n'avez qu'à vous figurer notre parlement ordonnant à l'archevêque de Cantorbéry de se rendre du coin d'Hyde-Park à la cathédrale de Saint-Paul, dans la barque du lord-maire, ou dans la galiote de Margate. Il n'y a que la place Saint-Marc, à Venise, qui soit assez grande pour qu'un carrosse puisse y mouvoir, et elle est pavée de larges dalles polies, de sorte que le char et les chevaux du prophète Élizée lui-même seraient bien embarrassés d'y manœuvrer. Ceux de Pharaon pourraient faire mieux, car les canaux, et surtout le grand canal, sont assez vastes et assez étendus pour toute son armée. La voiture était donc hors de toute possibilité; mais les Vénitiens, qui sont aussi malins que naïfs, se sont beaucoup amusés de cette ordonnance.
»La grammaire arménienne est publiée; mais mes études de l'arménien sont suspendues dans ce moment, jusqu'à ce que la tête me fasse un peu moins de mal. Je vous ai envoyé l'autre jour, sous deux enveloppes, le premier acte de Manfred, drame aussi extravagant que la tragédie de Bedlam de Nat. Lee, qui était en vingt-cinq actes, avec quelques scènes de plus. La mienne n'en a que trois.
»Je m'aperçois que j'ai commencé cette lettre du mauvais côté; n'importe donc, je la finirai du bon.
»Votre très-sincèrement et à jamais obligé, etc.»
LETTRE CCLXV.
A M. MURRAY.
Venise, 9 mars 1817.
«En vous envoyant le troisième acte de l'espèce de poème dramatique dont vous avez dû, au moins je l'espère, recevoir les deux premiers, j'ai peu de chose à vous observer, sinon qu'il ne faudra pas le publier (si vous le publiez jamais) sans m'en avertir auparavant. Je ne saurais réellement dire s'il est bon ou mauvais, et comme il n'en était pas de même à l'égard de mes autres publications, je suis disposé à lui assigner un rang très-humble. Vous le soumettrez au jugement de M. Gifford, et à qui il vous plaira en outre. Quant à ce qui est du prix du manuscrit (s'il vient jamais à être publié), je ne sais pas si trois cents guinées vous paraîtront une estimation exagérée; dans ce cas, vous pouvez en diminuer ce qu'il vous plaira: je ne pense pas, moi, qu'il vaille plus; ainsi vous voyez que je fais quelque différence entre cet ouvrage et les autres.
»J'ai reçu vos deux Revues, mais non pas les Contes de mon Hôte, et je vous ai accusé réception du Quarterly, à son arrivée, il y a dix jours. Ce que vous me dites de Perry me pétrifie; c'est une imposture grossière. Vers le mois de février ou de mars 1816, on me donna à entendre que M. Croker avait non-seulement coopéré aux attaques du Courrier, en 1814, mais même qu'il était l'auteur de quelques vers très-violens, récemment publiés dans un journal du matin. Là-dessus j'écrivis quelque chose en représailles; j'ai oublié la totalité de ces vers, et j'ai même peine à me rappeler le sujet, car, lorsque vous m'assurâtes qu'il n'était pas l'auteur de tout cela, je les jetai au feu devant vos yeux, et il n'y en avait jamais eu que le brouillon. M. Davies, la seule personne qui les ait entendu lire, m'en demanda une copie que je lui refusai. Si, cependant, par un miracle quelconque, l'ombre de ces vers court maintenant le monde, je ne démentirai jamais ce que j'ai réellement écrit; je me tiens pour personnellement responsable de toute satisfaction qui peut en être demandée, quoique me réservant le droit de désavouer toute fabrication quelconque. Vous avez été témoin des faits précédens, et savez mieux que personne à quel point ma récapitulation est exacte. Je vous prie donc d'informer M. Perry, que je suis fort étonné qu'il permette qu'on fasse un tel abus de mon nom dans son journal; je dis abus, parce que mon absence méritait du moins quelques égards, et que ma présence et ma sanction positive pouvaient seules justifier un tel procédé, en supposant même que les vers soient de moi; et s'ils n'en sont pas, il n'y a pas de terme pour qualifier une telle action. Je vous répète que l'original fut brûlé devant vos yeux d'après l'assurance que vous veniez de me donner, et qu'il n'y en a jamais eu de copie, ni même de répétition verbale,--au grand mécontentement de quelques zélés Whigs, qui, en ayant entendu parler à M. Davies, me tourmentèrent beaucoup pour les connaître; mais ne les ayant écrits que d'après ma croyance; que M. Croker avait été l'agresseur, et pour prendre ma revanche et non par esprit de parti, je ne voulus me prêter au zèle d'aucune secte, lorsque je découvris qu'il n'était pas l'auteur des passages qui m'avaient offensé. Vous savez que, si le fait était vrai, je ne le nierais pas; vous vous rappellerez que je vous en parlai franchement dans le tems, et comment et de quelle manière je détruisis ces vers. Croyez qu'aucune puissance, aucune séduction sur la terre n'aurait pu me faire consentir à en donner une copie (si je me les fusse rappelés), à moins d'être certain que M. Croker était en effet l'auteur du morceau que vous m'avez assuré qu'il n'avait pas fait.
»J'ai l'intention d'aller au printems en Angleterre où j'ai quelques affaires à arranger; mais la poste me presse. Tout ce mois-ci, j'ai été indisposé; cependant je me trouve mieux, et j'ai le projet de m'en retourner vers le mois de mai sans aller à Rome, la saison malsaine arrivant de bonne heure. Je reviendrai ensuite après avoir terminé l'affaire qui m'y appelle et qui ne demande pas beaucoup de tems... J'aurais cru le conte assyrien d'un genre à réussir.
»J'ai vu, dans les poésies de M. W. W., qu'il avait fait mon épitaphe; j'aurais mieux aimé faire la sienne.
»Vous verrez au premier coup d'œil que ce que je vous ai envoyé n'est pas susceptible d'être mis en scène ni même d'en faire venir la pensée. Je doute fort même qu'il puisse être publié;--c'est trop dans mon ancien genre: mais je l'ai composé tout plein de l'horreur du théâtre, et dans la vue d'en rendre la représentation impraticable, connaissant le désir qu'ont mes amis de me voir essayer le genre pour lequel j'ai la plus invincible répugnance, celui de la représentation théâtrale.
»Je suis certainement diablement attaché à ma manière, et il serait tems de la quitter; mais que pouvais-je faire? Si je n'avais donné un but quelconque à l'activité de mon imagination, il aurait fallu succomber aux tourmens qu'elle me fait éprouver et à ceux de la réalité. Mes complimens affectueux à M. Gifford, à Walter Scott, et à tous nos amis.»
LETTRE CCLXVI.
A M. MOORE.
Venise, 10 mars 1817.
«Je vous ai écrit encore dernièrement, mais j'espère que vous ne serez pas fâché d'avoir une nouvelle lettre. J'ai été malade tout le mois dernier d'une espèce de fièvre lente qui me tenait toute la nuit et me quittait le matin. Cependant je me trouve mieux maintenant. Il est probable que nous nous reverrons au printems; au moins mon intention est d'aller en Angleterre où j'ai des affaires, et j'espère vous y trouver rendu à la santé, et chargé de nouveaux lauriers.
»Murray m'a envoyé la Revue d'Édimbourg et le Quarterly. Lorsque je vous apprendrai que c'est Walter Scott qui est l'auteur de l'article inséré dans la dernière de ces publications, vous conviendrez avec moi qu'un tel morceau est plus honorable pour lui que pour moi-même. Je suis aussi parfaitement satisfait de celui de Jeffrey, et je vous prie de le lui dire en lui présentant mes souvenirs; non que je suppose qu'il lui importe, ou lui ait jamais importé que je sois satisfait ou non, mais c'est une simple politesse de la part de quelqu'un qui n'a encore eu avec lui que de simples relations de bienveillance, mais qui pourra bien faire sa connaissance quelque jour. Je voudrais aussi que vous ajoutassiez, ce que vous savez fort bien, c'est que je n'ai jamais été, et ne suis pas même à présent, l'homme sombre et misanthrope pour lequel il me prend, mais un joyeux compagnon, fort à mon aise avec mes amis intimes, et aussi loquace et aussi enjoué que si j'étais un bien plus habile homme.
»Je vois maintenant que je ne pourrai jamais effacer de l'imagination du public le deuil qui m'entoure, surtout depuis que mon moral **** a cimenté ma réputation. Cependant, ni cela, ni même plus, n'a encore éteint mon courage qui renaît toujours en proportion de ce qu'on fait pour l'abattre.
»Nous avons le carême à Venise, et je n'ai pas quitté la maison depuis quelque tems. Ma fièvre demandant de la tranquillité, et... Mais à propos de tranquillité, voici pour m'en promettre davantage la signora Marianna qui vient s'asseoir à mes côtés.
»Avez-vous vu le livre de poésie de ***; et si vous l'avez vu n'en êtes-vous pas charmé? Avez-vous aussi--en vérité je ne puis continuer. Il y a une paire de grands yeux noirs qui regardent par-dessus mon épaule, comme l'ange appuyé sur celles de saint Mathieu dans les vieux frontispices des Évangiles; de sorte qu'il faudra que je me retourne pour leur répondre au lieu de continuer à vous répondre à vous.
»Croyez-moi toujours, etc.»
LETTRE CCLXVII.
A M. MOORE.
Venise, 25 mars 1817.
«J'ai enfin appris au défaut de vos lettres (ou au défaut de ce que vous ne m'écrivez pas, car je ne suis pas bien fort sur l'application du mot défaut), j'ai enfin appris, dis-je, de Murray, deux particularités qui vous concernent; l'une que vous allez demeurer à Hornsey, pour être, je présume, plus près de Londres; et l'autre que votre poème est annoncé sous le nom de Lalla Rookh. J'en suis bien aise,--d'abord parce que nous allons l'avoir à la fin, et ensuite parce que j'aime assez moi-même un titre un peu dur, témoin le Giaour et Childe Harold qui ont pensé suffoquer à leur apparition la moitié de nos bas-bleus. D'ailleurs c'est la queue du chien d'Alcibiade, non pas que je suppose que vous ayez besoin de chien ou de queue. En parlant de queue 63, je voudrais que vous n'eussiez pas qualifié votre ouvrage de conte persan 64: dites un poème ou un roman; mais non pas un conte. Je suis très-fâché d'avoir donné ce nom à quelques-uns de mes ouvrages, car je pense que c'est quelque chose de mieux. D'ailleurs nous avons les contes arabes, les contes indous, les contes turcs et assyriens. Après tout; c'est là de la frivolité, mais vous ne ferez pas attention à toutes ces sottises.
Note 64: (retour) Il avait été mal informé sur ce point, l'ouvrage en question ayant été intitulé dès le premier abord Roman oriental. Une méprise bien pire (car elle était volontaire, et ne provenait d'aucune intention charitable), fut celle de plusieurs personnes, qui prétendirent que l'auteur avait voulu faire un poème épique. M. d'Israeli lui-même, par amour pour la théorie, a donné dans cette supposition tout-à-fait gratuite. «Le poète anacréontique, dit-il, reste, après tout, anacréontique dans sa poésie épique.»
»Réellement et en vérité je veux que vous fassiez un grand fracas, ne fût-ce que par amour-propre, parce que nous sommes de vieux amis, et je n'ai pas le moindre doute que vous y arriverez, car je sais que vous le pouvez. Cependant en ce moment je gagerais que vous ne savez où vous fourrer: et je ne suis pas à vos côtés; mais vous avez Rogers. Je l'envie, ce qui n'est pas bien, car lui il n'envie personne. Songez à m'envoyer, ou du moins à me faire envoyer par Murray votre ouvrage dès qu'il aura paru.
»J'ai été très-malade d'une fièvre lente, qui à la fin a pris le galop, et même plus fort que besoin n'était 65. Mais enfin, après avoir passé une semaine dans un demi-délire avec la peau brûlante, la tête en feu, une soif dévorante, d'horribles pulsations et pas de sommeil: grâce à l'eau d'orge et à mon refus de voir de médecin, je suis guéri. C'est une épidémie du lieu qui revient annuellement, et s'en prend aux étrangers. Voici quelques rimes que j'ai faites une nuit d'insomnie 66:
J'ai lu Christabelle,
Elle est fort belle.
J'ai lu Missionnaire aussi,
C'est très-joli.
J'aurais voulu lire Ilderim,
Ainsi soit-il.
J'ai, de Marguerite d'Anjou,
Lu deux feuillets. Le pourriez-vous?
Du Waterloo de S... il m'a suffi
De voir une page... fi! fi!
Quant à la Daine de Wordsworth, ah! c'est bien là
Qu'il convient de crier: holà!
.........................................................
Note 65: (retour) Dans un billet à M. Murray, qui se trouva joint à quelques corrections de Manfred, il dit: «Depuis ma dernière, la fièvre lente dont je vous parlais a trouvé bon de doubler le pas, et elle est devenue semblable à celle que j'attrapai, il y a quelques années, dans les marais d'Élis en Morée.» (Notes de Moore.)
Note 66: (retour) Ces rimes satiriques, composées dans le délire de la fièvre, ne peuvent être bien rendues en français, ni en vers ni en prose. On a cherché à donner quelque idée de sa manière. Le lecteur verra que c'est dans le genre de la fameuse épigramme de Boileau: «Après l'Agésilas, etc.» (Note du Trad.)
»Je n'ai pas la plus légère idée de l'endroit où j'irai ni de ce que je ferai. J'aurais voulu aller à Rome, mais à présent elle est empestée d'Anglais. On y rencontre des troupes de benêts, ouvrant de grands yeux, bayant aux corneilles, et voulant à la fois du bon marché et de la magnificence. On est bien fou de voyager en France et en Italie, avant que ces essaims de misérables aient évacué ces deux pays pour retourner chez eux.--Dans deux ou trois ans la première irruption sera passée, et on pourra alors parcourir le continent à son aise et agréablement.
»Je suis resté à Venise en grande partie parce que ce n'est pas un de leurs repaires, et qu'ils ne font qu'y passer et s'y arrêter un moment. En Suisse c'était réellement un fléau. Heureusement que j'étais parti des premiers et que j'avais pu m'assurer de la plus jolie habitation sur le lac avant qu'ils se fussent mis en mouvement avec le reste des autres reptiles. Mais je les trouvais toujours sur mon chemin. J'ai rencontré tout une famille de vieilles femmes et d'enfans à moitié route du mont Wengen (près de la Iungfrau); elles étaient montées sur des mules, et la plupart étaient trop vieilles et les autres trop jeunes pour comprendre le moins du monde ce qu'elles voyaient.
»À ce propos, je regarde la Iungfrau, et toute cette région des Alpes que j'ai traversée en septembre, comme beaucoup supérieure au Mont-Blanc, à Chamouni et au Simplon; je suis monté au sommet du Wengen, qui n'est pas le point le plus élevé (la Iungfrau étant elle-même inaccessible), mais qui est certainement le point le plus favorable pour la vue. J'ai fait un journal de toute cette excursion pour ma sœur Augusta, qui en a copié une partie pour M. Murray.
»J'ai composé une espèce de drame extravagant tout exprès pour y introduire la description des sites des Alpes, et je l'ai envoyé à Murray. Presque tous les personnages sont des esprits, des fantômes, ou des sorciers, et la scène est au milieu des Alpes et dans l'autre monde; ainsi vous voyez quelle folle tragédie cela doit faire. Dites-lui de vous la montrer.
»Cela fait maintenant en tout six lettres, petites ou grandes, que je vous ai écrites, et en retour desquelles j'ai reçu de vous un billet de la longueur de ceux que vous m'écriviez de Bury-Street à St. James-Street du tems que nous dînions si souvent ensemble avec Rogers, que nous causions si librement, que nous allions en société, et de tems en tems entendre le pauvre Shéridan. Vous rappelez-vous un soir qu'il était tellement gris que je fus obligé de lui mettre son chapeau sur la tête, car lui n'en pouvait venir à bout?--et ensuite je le descendis chez Brookes à peu près dans l'état où depuis on le descendit dans la tombe. Hélas! je voudrais être ivre aussi, mais je n'ai devant moi que cette maudite eau d'orge.
»Je suis encore amoureux, ce qui est un terrible désagrément quand on quitte un endroit; et cependant je ne puis rester à Venise beaucoup plus longtems. Que ferai-je sur ce point? je ne sais. Elle veut venir avec moi, mais je n'aime pas ce parti, dans son propre intérêt. Mon esprit a essuyé tant de combats à ce sujet, depuis quelque tems, que je ne suis pas bien sûr qu'ils n'aient pas un peu contribué à la fièvre dont je vous ai parlé. Je lui suis certainement très-attaché; et si vous saviez tout, vous verriez que ce n'est pas sans motif. Mais elle a un enfant; et quoique semblable à toutes les filles du soleil, elle n'écoute que sa passion: je dois réfléchir pour nous deux. Ce n'est qu'une femme vertueuse comme *** qui peut être capable de renoncer à son mari, à son enfant, et d'être toujours heureuse.
»La morale italienne est la plus bizarre qui existe. La manière dont, non pas seulement les actions, mais le raisonnement des femmes est perverti, est quelque chose de vraiment singulier. Ce n'est pas qu'elles ne considèrent la chose en elle-même comme coupable et même très-coupable;--mais l'amour, le sentiment de l'amour, non-seulement en est l'excuse, mais en fait même une vertu réelle, pourvu qu'il soit désintéressé, exempt de caprice, et qu'il se borne à un seul objet. Elles ont d'effrayantes notions de constance, car j'ai vu de vieilles figures de quatre-vingts ans qui m'ont été montrées comme des amans dont la flamme durait depuis quarante, cinquante et soixante ans. Je ne puis pas dire que j'aie vu un tel couple d'époux.
»Toujours à vous.
»P. S. Marianna, à qui je viens de traduire ce que je vous ai écrit à notre égard, m'a répondu: «Si vous m'aimiez véritablement, vous ne feriez pas de si belles réflexions, qui ne sont bonnes qu'à forbirsi i scarpi,» c'est-à-dire à nettoyer ses souliers:--c'est un proverbe vénitien dont on se sert pour apprécier les choses, et qui s'applique à des raisonnemens de toute espèce.»
LETTRE CCLXIII.
A M. MURRAY.
Venise, 25 mars 1817.
«Votre lettre et ce qu'elle contient sont arrivés sans accident; mais un gentleman anglais est une chose très-rare, c'est-à-dire à Venise. Je doute qu'il y en ait d'autres maintenant que le consul et le vice-consul que je ne connais pas du tout. Dès que je pourrai mettre la main sur un témoin, je vous enverrai l'acte signé en toutes formes. Mais encore faut-il que ce soit quelqu'un de distingué! Venise n'est pas un endroit où les Anglais s'attroupent; leurs colombiers sont à Florence, Naples, Rome, etc. Et pour vous dire la vérité, c'est là une des raisons pour lesquelles je suis resté ici jusqu'à la saison où Rome est purgée de ces sortes de gens, car elle en est en ce moment infectée; d'ailleurs j'abhorre la nation, et la nation m'abhorre. Il m'est impossible de vous décrire mes sensations à cet égard, mais il suffira de vous dire que, si je rencontrais quelqu'un de cette race dans les plus belles parties de la Suisse, leur aspect le plus éloigné empoisonnait tout le plaisir que me causaient ces sites superbes, et je ne me soucie pas qu'ils me gâtent la vue du Panthéon, de Saint-Pierre ou du Capitole. Cette manière de sentir est sans doute l'effet des événemens qui se sont passés récemment, mais elle n'en existe pas moins, et tant qu'elle durera, je ne la cacherai pas plus qu'une autre.
»J'ai été sérieusement malade d'une fièvre,--mais elle est passée, je crois, ou du moins je suppose que c'était la fièvre indigène de l'endroit qui revient tous les ans à cette époque, et dont les chirurgiens changent tous les ans le nom, afin d'expédier plus vite leurs malades. C'est une espèce de typhus qui tue quelquefois. Je l'ai eue assez fort, rien cependant de bien dangereux. Elle m'a laissé beaucoup de faiblesse et un grand appétit. Il y a beaucoup de malades à présent, et je présume que c'est de la même maladie.
»Je suis fâché qu'Horner ne soit plus, s'il est vrai qu'il existât quelque chose dans ce monde qui le lui fît aimer; et j'en suis encore bien plus fâché pour ses amis, car il y avait en lui beaucoup à regretter. C'est par votre lettre que j'ai appris sa mort.
»Je vous écrivis il y a quelques semaines pour vous accuser réception de l'article de Walter Scott. Maintenant que je sais qu'il en est l'auteur, cela n'augmente pas la bonne opinion que j'avais de lui, mais cela ajoute à celle que j'ai de moi. Lui, Gifford et Moore sont les seuls auteurs qui n'aient rien du métier dans leurs manières,--aucune sottise, aucune affectation, voyez-vous! Quant à tous les autres que j'ai connus, il y avait toujours plus ou moins de l'auteur dans leur personne. Le petit bout de la plume passait derrière leur oreille, et leur pouce conservait encore quelques légères taches d'encre.
»Lalla Rookh--vous vous rappellerez, à propos de titre, qu'on ne peut encore aujourd'hui venir à bout de prononcer le Giaour, et que ce dernier et Childe Harold parurent très-plaisans à nos bluets 67, et beaux esprits de la ville, jusqu'à ce que, surpris et un peu alarmés, ils eussent appris à changer de ton.--Ainsi donc Lalla Rookh, qui est très-orthodoxe et très-oriental, est un titre tout aussi bon, et meilleur même qu'il ne vous le faut. J'aurais désiré seulement qu'il n'eût pas intitulé son ouvrage: conte persan; d'abord parce que nous avons déjà les contes turcs, indous et assyriens, et je me repens d'avoir donné à la poésie le sobriquet de conte: fable vaudrait mieux. En second lieu, conte persan me rappelle un des vers de Pope sur Ambrose Phillips; et quoique assurément personne ne puisse dire que ce conte ait été «tourné pour un écu», cependant il vaut toujours mieux éviter de telles dissonnances. Pourquoi pas histoire persanne ou roman? Je suis aussi anxieux pour Moore que je le serais pour moi-même quand il s'agirait de mon ame, et je ne veux pour lui que des succès brillans, comme je ne doute pas qu'il n'en obtienne.
»Quant au drame du sorcier, je vous en ai envoyé les trois actes par la poste, de semaine en semaine, dans le courant de ce mois. Je vous répète que je ne sais absolument me dire s'il est bon ou mauvais; s'il est mauvais, il ne faut pour rien au monde en risquer la publication; s'il est bon, il est à votre service. Je l'estime à 300 guinées et même moins, si vous le voulez. Peut-être, si vous le publiez, vaudra-t-il mieux l'ajouter à votre volume de cet hiver que de le faire paraître séparément. Le prix vous montrera que je n'y attache pas beaucoup d'importance; vous pouvez le jeter au feu, dans le cas où cela vous plairait, et où le drame ne plairait pas à Gifford.
»La Grammaire arménienne est publiée,--c'est-à-dire l'une des deux: l'autre est encore manuscrite. Ma maladie m'a empêché de sortir depuis un mois, et je ne me suis plus occupé de l'arménien.
»Je ne vous dirai rien, ou du moins fort peu de chose des mœurs italiennes ou plutôt lombardes. Je suis allé deux ou trois fois à la conversazione du gouverneur (et une fois présenté, vous êtes libre d'y aller toujours). Là, je n'ai vu que des femmes très-laides, un cercle très-raide enfin, la pire espèce de tous les routs, aussi n'y suis-je pas retourné. Je suis allé à l'Académie, où j'ai vu à peu près la même chose, avec l'addition de quelques littérateurs, qui sont les mêmes 68 bleus que dans tous les pays du monde. Je suis devenu amoureux, dès la première semaine, de Mme ***, et j'ai continué de l'être parce qu'elle est très-jolie, très-attrayante, qu'elle parle le vénitien, ce qui m'amuse, et de plus qu'elle est naïve.
»Votre très-sincèrement, etc., etc.
»P. S. Envoyez-moi la poudre de corail pour les dents, par une main sûre, et promptement 69...........
Pour attraper le lecteur, vous, John Murray, avez publié Marguerite d'Anjou, qui ne se vendra pas de sitôt (au moins la vente n'en est pas encore commencée), puis, pour l'égarer encore davantage, voilà que dans vos remords vous prônez Ilderim; cela étant, ayez soin de ne pas faire de dettes, car si vous veniez à manquer, ces livres seraient pour vous d'assez mauvaises cautions. Songez aussi à ne pas vous laisser surprendre ces rimes par le Morning-Post ou par Perry; ce serait un tour perfide, et très-perfide, que de me jeter dans un tel embarras. Car il me faudrait livrer combat dans ma petite barque contre une galère tout entière, et s'il m'arrivait d'occire l'Assyrien, j'aurais encore à combattre un chevalier femelle.......
»Vous pouvez montrer ceci à Moore et aux élus, mais non aux profanes, et dites à Moore que je m'étonne qu'il n'écrive pas de tems en tems.»
LETTRE CCLXIX.
A M. MOORE.
Venise, 31 mars 1817.
«Vous devez commencer à trouver que je deviens un peu prodigue de mes offrandes épistolaires (quel que soit l'autel auquel il vous plaise de les vouer); mais jusqu'à ce que vous m'ayez répondu, je ne me ralentirai pas, car vous ne méritez pas qu'on vous épargne. Je sais que vous vous portez bien, ayant appris que vous aviez été à Londres et dans les environs, ce qui m'a fait plaisir, votre billet m'ayant donné de l'inquiétude, à cause de la purgation et de la saignée dont il y était question. J'ai appris aussi que vous étiez sous presse, ce qui, je pense, aurait pu vous fournir matière pour une lettre de moyenne taille, considérant surtout que je suis en pays étranger, et que les annonces du mois dernier ou le catalogue des décès auraient été pour moi de véritables nouvelles m'arrivant de votre île du nord.
»Je vous ai dit dans ma dernière lettre que j'avais eu la fièvre assez fort. Il règne ici une maladie épidémique, mais je soupçonne, à certains symptômes, que ma fièvre m'appartenait en propre, et n'avait rien de commun avec le bas et vulgaire typhus qui, en ce moment, décime Venise, et qui a, si ce qu'on en dit est vrai, à moitié dépeuplé Milan. Cette maladie a fort maltraité mes domestiques qui désirent terriblement s'en aller, et voudraient bien me décider à changer de lieu; mais, outre mon obstination naturelle, à force d'entendre continuellement parler de peste en Turquie, je suis devenu inaccessible à la peur de la contagion: la crainte d'ailleurs n'en exempte pas, et puis je suis encore amoureux, et quarante mille fièvres épidémiques ne me feraient pas bouger avant le tems, lorsque je suis sous l'influence de ce délire qui l'emporte sur tous les autres. Plaisanterie à part, il règne dans cette ville une maladie fort dangereuse, dit-on; cependant la mienne ne m'a pas semblé avoir ce caractère, quoiqu'elle n'ait pas été très-agréable.
»Nous sommes dans la semaine de la Passion et de Ténèbres, et tout le monde est à vêpres. On va éternellement à l'église dans tous ces pays catholiques; cependant, ici, on me paraît moins bigot qu'en Espagne.
»Je ne sais pas si je dois être bien aise ou fâché que vous quittiez Mayfield. Si j'avais été à Newsteadt pendant votre séjour ici (exceptez-en cependant l'hiver de 1813 à 1814, où les chemins étaient impraticables), nous eussions été assez voisins pour nous appeler, et j'aurais aimé à faire avec vous le tour du Pic. Je connais bien ce pays, l'ayant parcouru dans mon enfance. Avez-vous jamais été dans le Dovedale? Je vous assure qu'il y a des sites aussi magnifiques dans le Derbyshire que dans la Grèce ou la Suisse. Mais vous avez toujours eu du penchant pour Londres, et je ne m'en étonne pas; je l'ai moi-même tout autant aimé qu'un autre, de tems en tems.
»Veuillez me rappeler à Rogers qui, je présume, est en pleine prospérité, et que je regarde comme notre père poétique: vous êtes son fils légitime, et moi son enfant naturel. A-t-il déjà commencé à écrire sur Shéridan? Quand vous rencontrerez notre ami le républicain Leigh Hunt, présentez-lui mes complimens.--J'ai vu, il y a environ neuf mois, qu'il était en querelle (comme mon ami Hobhouse) avec les éditeurs du Quarterly. Quant à moi, je n'ai jamais pu comprendre ces disputes des auteurs entre eux ou avec leurs critiques. «Pour l'amour de Dieu, messieurs, qu'est-ce que cela veut dire?»
»Que pensez-vous de votre compatriote Mathurin? Je m'applaudis d'avoir contribué par mes efforts à faire paraître Bertram, quoique je doive dire que mes collègues y ont mis tout autant de bonne volonté et d'empressement que moi. C'est même Walter-Scott qui en parla le premier, et qui me le nomma avec les plus grands éloges; c'était en 1815. C'est donc au hasard, et à deux ou trois autres circonstances accidentelles, que cet homme plein de talent a dû un premier succès si bien mérité. A quoi tient la célébrité!
»Vous ai-je dit que j'avais traduit deux épîtres? Elles font partie de la correspondance de saint Paul avec les Corinthiens, et n'existent pas dans notre langue, mais dans la langue arménienne d'où je les ai traduites.--Elles m'ont paru fort orthodoxes, et je les ai rendues en prose anglaise dans le style de l'Écriture 70.
»Croyez-moi toujours, etc.»
Note 70: (retour) Le seul titre plausible de ces épîtres à l'authenticité, vient de ce que saint Paul (suivant l'opinion de Mosheim et d'autres), aurait écrit une épître aux Corinthiens avant celle que nous regardons comme la première. Elles sont cependant généralement rejetées comme apocryphes, quoique le primat Usher, Johan, Grégoire et d'autres savans en parlent comme existant en langue arménienne; elles furent pour la première fois, je crois, traduites de cette langue par les deux Whistons, qui ajoutèrent cette correspondance, dont ils donnèrent une version grecque et une latine, à leur édition de l'Histoire d'Arménie de Moïse de Chorène, publiée en 1736.La traduction de lord Byron est, à ma connaissance, la première qu'on ait essayée en anglais. Au bas de la copie que j'en possède sont écrits les mots suivans: «Mis en anglais par moi, en janvier et en février de 1817, au couvent de Saint-Lazare, à l'aide d'explications sur le texte arménien, qui m'ont été données par le père Paschal Aucher, moine arménien. BYRON.--J'avais aussi, ajoute-t-il, le texte latin, mais il est en beaucoup d'endroits fort corrompu, et on y trouve de grandes lacunes.» (Note de Moore.)