Œuvres complètes de lord Byron, Tome 12: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
The Project Gutenberg eBook of Œuvres complètes de lord Byron, Tome 12
Title: Œuvres complètes de lord Byron, Tome 12
Author: Baron George Gordon Byron Byron
Annotator: Thomas Moore
Translator: Paulin Paris
Release date: September 17, 2010 [eBook #33744]
Language: French
Credits: Produced by Keith J Adams, Mireille Harmelin, Rénald
Lévesque and the Online Distributed Proofreaders Europe
at http://dp.rastko.net. This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)
OEUVRES COMPLÈTES
DE
LORD BYRON,
AVEC NOTES ET COMMENTAIRES,
COMPRENANT
SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE,
ET ORNÉES D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR.
Traduction Nouvelle
PAR M. PAULIN PARIS,
DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI.
TOME DOUZIÈME.
Paris.
DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIBR.
RUE SAINT-LOUIS, N° 46,
ET RUE RICHELIEU, N° 47 bis.1831.
LETTRES
DE LORD BYRON,
ET
MÉMOIRES SUR SA VIE,
Par Thomas MOORE.
MÉMOIRES
SUR LA VIE
DE LORD BYRON.
LETTRE CCCXLI.
A. M. HOPPNER.
22 octobre 1819.
«Je suis bien aise d'apprendre votre retour; mais je ne sais trop comment vous en féliciter, à moins que votre opinion sur Venise ne soit plus d'accord avec la mienne, et n'ait changé de ce qu'elle était autrefois. D'ailleurs, je vais vous occasionner de nouvelles peines, en vous priant d'être juge entre M. E*** et moi, au sujet d'une petite affaire de péculat et de comptes irréguliers dont ce phénix des secrétaires est accusé. Comme je savais que vous ne vous étiez pas séparés amicalement, tout en refusant pour moi personnellement tout autre arbitrage que le vôtre, je lui offris de choisir le moins fripon des habitans de Venise pour second arbitre; mais il s'est montré si convaincu de votre impartialité, qu'il n'en veut pas d'autre que vous; cela prouverait en sa faveur. Le papier ci-inclus vous fera voir en quoi ses comptes sont défectueux. Vous entendrez son explication, et en déciderez comme vous voudrez; je n'appellerai pas de votre jugement.
»Comme il s'était plaint que ses appointemens n'étaient pas suffisans, je résolus de faire examiner ses comptes, et vous en voyez ci-joint le résultat. C'est tout barbouillé de documens, et je vous ai dépêché Fletcher pour expliquer la chose, si toutefois il ne l'embrouille pas.
»J'ai reçu beaucoup d'attentions et de politesses de M. Dorville pendant votre voyage, et je lui en ai une obligation proportionnée.
»Votre lettre m'est arrivée au moment de votre départ1, et elle m'a fait peu de plaisir, non que les rapports qu'elle contient ne puisent être véritables et qu'elle n'ait été dictée par une intention bienveillante, mais vous avez assez vécu pour savoir combien toute représentation est et doit être à jamais inutile quand les passions sont en jeu. C'est comme si vous vouliez raisonner avec un ivrogne entouré de ses bouteilles; la seule réponse que vous en tirerez, c'est qu'il est à jeun et que vous êtes ivre.
Note 1: (retour) M. Hoppner, avant son départ de Venise pour la Suisse, avait écrit à Lord Byron avec tout le zèle d'un véritable ami, pour le supplier de quitter Ravenne tandis qu'il avait encore sa peau, et le presser de ne pas compromette sa sûreté et celle d'une personne à laquelle il paraissait si sincèrement attaché, pour la satisfaction d'une passion éphémère qui ne pouvait être qu'une source de regrets pour tous les deux. M. Hoppner l'informait en même tems de quelques rapports qu'il avait entendu faire dernièrement à Venise, et qui, bien que peut-être sans fondement, avaient de beaucoup augmenté son inquiétude au sujet des résultats de la liaison dans laquelle il se trouvait engagé.»Désormais, si vous le voulez bien, nous garderons le silence sur ce sujet; tout ce que vous pourriez me dire ne ferait que m'affliger sans aucun fruit, et je vous ai trop d'obligations pour vous répondre sur le même ton; ainsi, vous vous rappellerez que vous auriez aussi cet avantage sur moi. J'espère vous voir bientôt.
»Je présume que vous avez su qu'il a été dit à Venise que j'étais arrêté à Bologne comme carbonaro, histoire aussi vraie que l'est, en général, leur conversation. Moore est venu ici; je l'ai logé chez moi, à Venise, et je suis venu l'y voir tous les jours; mais, dans ce moment-là, il m'était impossible de quitter tout-à-fait la Mira. Vous et moi avons manqué de nous rencontrer en Suisse. Veuillez faire agréer mon profond respect à Mme Hoppner, et me croire à jamais et très-sincèrement,
»Votre, etc.
»P. S. Allegra est ici en bonne santé et fort gaie; je la garderai avec moi jusqu'à ce que j'aille en Angleterre, ce qui sera peut-être au printems. Il me vient maintenant à l'idée qu'il ne vous plaira peut-être pas d'accepter l'office d'arbitre entre M. E*** et votre très-humble serviteur; naturellement, comme le dit M. Liston (je parle du comédien et non de l'ambassadeur), c'est à vous à hopter2. Quant à moi, je n'ai pas d'autre ressource. Je désire, si cela se peut, ne pas le trouver fripon, et j'aimerais bien mieux le croire coupable de négligence que de mauvaise foi. Mais voici la question: Puis-je, oui ou non, lui donner un certificat de probité? car mon intention n'est pas de le garder à mon service.»
LETTRE CCCXLII.
À M. HOPPNER.
25 octobre 1819.
«Vous n'aviez pas besoin de me faire d'excuses au sujet de votre lettre; je n'ai jamais dit que vous ne dussiez et ne pussiez avoir raison; j'ai seulement parlé de mon état d'incapacité d'écouter un tel langage dans ce moment et au milieu de telles circonstances. D'ailleurs, vous n'avez pas parlé d'après votre propre autorité, mais d'après les rapports qui vous ont été faits. Or, le sang me bout dans les veines quand j'entends un Italien dire du mal d'un autre Italien, parce que, quoiqu'ils mentent en particulier, ils se conforment généralement à la vérité en parlant mal les uns des autres; et quoiqu'ils cherchent à mentir, s'ils n'y réussissent pas, c'est qu'ils ne peuvent rien dire d'assez noir l'un de l'autre qui ne puisse être vrai, d'après l'atrocité de leur caractère depuis si long-tems avili3.
Note 3: (retour) Ce langage est violent, dit M. Hoppner dans quelques observations sur cette lettre, mais c'est celui des préjugés, et il était naturellement porté à exprimer ses sensations du moment, sans réfléchir si quelque chose ne lui en ferait pas bientôt changer. Il était à cette époque d'une si grande susceptibilité au sujet de Mme G***, que c'était seulement parce que quelques personnes avaient désapprouvé sa conduite, qu'il déclamait ainsi contre toute la nation: «Je n'ai jamais aimé Venise, continue M. Hoppner, elle m'a déplu dès le premier mois de mon arrivée; cependant j'y ai trouvé plus de bienveillance qu'en tout autre pays; et j'y ai vu des actes de générosité et de désintéressement que j'ai rarement remarqués ailleurs.»»Quant à E***, vous vous apercevrez bien de l'exagération monstrueuse de ses comptes, sans aucun document pour les justifier. Il m'avait demandé une augmentation de salaire qui m'avait donné des soupçons. Il favorisait un train de dépense extravagant, et fut mécontent du renvoi du cuisinier. Il ne s'en plaignit jamais, comme son devoir l'y obligeait, pendant tout le tems qu'il me vola. Tout ce que je puis dire, c'est que la dépense de la maison, comme il en convient lui-même, ne monte maintenant qu'à la moitié de ce qu'elle était alors. Il m'a compté dix-huit francs pour un peigne qui n'en avait en effet coûté que huit. Il m'a aussi porté en compte le passage de Fusine ici, d'une personne nommée Jambelli, qui l'a payé elle-même, comme elle le prouvera s'il est nécessaire. Il s'imagine ou se dit être la victime d'un complot formé contre lui par les domestiques; mais ses comptes sont là et les prix déposent contre lui; qu'il se justifie donc en les détaillant d'une manière plus claire. Je ne suis pas prévenu contre lui, au contraire; je l'ai soutenu contre sa femme et son ancien maître, qui s'en plaignaient, à une époque où j'aurais pu l'écraser comme un ver de terre. S'il est un fripon, c'est le plus grand des fripons, car il joint l'ingratitude à la friponnerie. Le fait est qu'il aura cru que j'allais quitter Venise, et qu'il avait résolu de tirer de moi tout ce qu'il pourrait. Maintenant, le voilà qui présente mémoire sur mémoire, comme s'il n'avait pas eu toujours de l'argent en main pour payer. Vous savez, je crois, que je ne voulais pas qu'on fît chez moi des mémoires de plus d'une semaine. Lisez-lui cette lettre je vous prie; je ne veux rien lui cacher de ce dont il peut se défendre.
»Dites-moi comment va votre petit garçon, et comment vous allez vous-même. Je ne tarderai pas à me rendre à Venise, et nous épancherons notre bile ensemble. Je déteste cette ville et tout ce qui lui appartient.
»Votre, etc.»
LETTRE CCCXLIII.
À M. HOPPNER.
28 octobre 1819.
..................................................... .........................................................
J'ai des remercîmens à vous faire de votre lettre et de votre compliment sur Don Juan; je ne vous en avais pas parlé, attendu que c'est un sujet chatouilleux pour le lecteur moral, et qu'il a causé beaucoup d'esclandre; mais je suis bien aise qu'il vous plaise. Je ne vous dirai rien du naufrage; cependant j'espère qu'il vous a paru aussi nautiquement technique que la mesure octave des vers le permettait.»Présentez, je vous prie, mes respects à Mme N***, et ayez bien soin de votre petit garçon. Toute ma maison a la fièvre, excepté Fletcher; Allegra, et moi-même, et les chevaux, et Mutz, et Moretto. J'espère avoir le plaisir de vous voir au commencement de novembre, peut-être plus tôt. Aujourd'hui j'ai été trempé par une pluie d'orage, et mon cheval, celui de mon domestique et le domestique lui-même, enfoncés dans la boue jusqu'à la ceinture, au milieu d'une route de traverse. À midi nous étions dans l'été, et, à cinq heures, nous avions l'hiver; mais l'éclair nous a peut-être été envoyé pour nous avertir que l'été n'est pas fini. C'est un singulier tems pour le 27 octobre.
»Votre, etc.»
LETTRE CCCXLIV.
À M. MURRAY.
Venise, 29 octobre 1819.
«Votre lettre du 15 est arrivée hier. Je suis fâché que vous ne me parliez pas d'une grosse lettre que je vous ai adressée de Bologne, il y a deux mois, pour lady Byron; l'avez-vous reçue et envoyée?
»Vous ne me dites rien non plus du vice-consulat que je vous ai demandé pour un patricien de Ravenne, d'où je conclus que la chose ne se fera pas.
»J'avais écrit à peu près cent stances d'un troisième chant de Don Juan; mais la réception des deux premiers n'est pas faite pour nous donner, à vous et à moi, beaucoup d'encouragement à le continuer.
»J'avais aussi écrit environ six cents vers d'un poème intitulé la Vision (ou Prophétie) du Dante; il a pour sujet une revue de l'Italie depuis les premiers siècles jusqu'à celui-ci. Dante est supposé parler lui-même avant sa mort, et il embrasse tous les sujets d'un ton prophétique, comme la Cassandre de Lycophron. Mais cet ouvrage, ainsi que l'autre, en sont restés là pour le moment.
»J'ai donné à Moore, qui est allé à Rome, ma Vie manuscrite en soixante-dix-huit feuilles, jusqu'à l'année 1816. Mais, je lui ai remis ceci entre les mains, afin qu'il le gardât, ainsi que d'autres manuscrits, tel qu'un journal écrit en 1814, etc. Rien de tout cela ne doit être publié de mon vivant; mais quand je serai froid, vous en ferez ce que vous voudrez. En attendant, si vous êtes curieux de les lire, vous le pouvez, et vous pouvez aussi les montrer à qui vous voudrez, cela m'est indifférent.
»Ma Vie est un memoranda, et non des confessions. J'ai supprimé toutes mes liaisons amoureuses, c'est-à-dire que je n'en parle que d'une manière générale, et un grand nombre des faits les plus importans, afin de ne pas compromettre les autres; mais vous y trouverez beaucoup de réflexions et quelquefois de quoi rire.--Vous y verrez aussi un récit détaillé de mon mariage et de ses résultats, aussi véridique que peut le faire une partie intéressée, car je présume que nous sommes tous sous l'influence des préventions.
»Je n'ai jamais relu cette Vie depuis qu'elle est écrite, de sorte que je ne me rappelle pas bien exactement ce qu'elle peut contenir ou répéter. Moore et moi nous avons passé quelques joyeux momens ensemble.
»Je retournerai probablement en Angleterre, à cause de mes affaires, dans le but de m'embarquer pour l'Amérique.--Dites-moi, je vous prie, avez-vous reçu une lettre pour Hobhouse, qui vous en aura communiqué le contenu? On dit que les commissaires de Vénézuela ont ordre de traiter avec les étrangers qui voudraient émigrer.--Or, l'envie m'est venue d'y aller; je ne ferais pas un mauvais colon américain, et si j'y vais former un établissement, j'emmènerai ma fille Allegra avec moi. J'ai écrit assez longuement à Hobhouse, pour qu'il prenne des renseignemens auprès de Perry, qui, je suppose, est le premier topographe et la meilleure trompette des nouveaux républicains. Écrivez-moi, je vous prie.
»Tout à vous.
»P. S. Moore et moi avons passé tout notre tems à rire.--Il vous mettra au fait de toutes mes allures et de toutes mes actions: jusqu'à ce moment, tout est comme à l'ordinaire. Vous devriez veiller à ce que l'on ne publie pas de faux Don Juan, surtout n'y mettez pas mon nom, parce que mon intention est de couper R...ts par quartiers comme une citrouille, dans ma préface, si je continue le poème.»
LETTRE CCCXLV.
À M. HOPPNER.
29 octobre 1819.
«L'histoire de Ferrare est du même calibre que tout ce qui sort de la fabrique vénitienne; vous pouvez en juger. Je ne me suis arrêté là que pour y changer de chevaux, depuis que je vous écrivis, après ma visite au mois de juin dernier. Un couvent! un enlèvement! une jeune fille! Je voudrais bien savoir, vraiment, qu'est-ce qui a été enlevé, à moins que ce ne soit mon pauvre individu. J'ai été enlevé moi-même plus souvent que qui que ce soit, depuis la guerre de Troie; mais quant à l'arrestation et à son motif, l'une est aussi vraie que l'autre, et je ne puis m'expliquer l'invention d'aucune des deux. Je présume qu'on aura confondu l'histoire de la F*** avec celle de Mme Guiccioli et une demi-douzaine d'autres; mais il est inutile de chercher à démêler une trame qui n'est bonne qu'à être foulée aux pieds. Je terminerai avec E***, qui paraît très-soucieux de votre indécision, et jure qu'il est le meilleur mathématicien de l'Europe; et ma foi! je suis de son avis, car il a trouvé le moyen de nous faire voir que deux et deux font cinq.
»Vous me verrez peut-être la semaine prochaine. J'ai un et même deux chevaux de plus (cela fait cinq en tout), et j'irai reprendre possession du Lido. Je me lèverai plus matin, et nous irons tous deux comme autrefois, si vous voulez, secouer notre bile sur le rivage, en faisant retentir de nouveau l'Adriatique des accens de notre haine pour cette coquille d'huître vide et privée de sa perle, qu'on appelle la ville de Venise.
»J'ai reçu hier une lettre de Murray. Des falsificateurs viennent de publier deux nouveaux troisièmes chants de Don Juan.--Que le diable châtie l'impudence de ces coquins de libraires! Peut-être ne me suis-je pas bien expliqué.--Il m'a dit que la vente avait été forte: douze cents in-quarto sur quinze cents, je crois; ce qui n'est rien, selon moi, après avoir vendu treize mille exemplaires du Corsaire, dans un seul jour. Mais il ajoute que les meilleurs juges, etc., etc., disent que cela est très-beau, très-spirituel, que la pureté du langage et la poésie en sont surtout remarquables, et autres consolations de ce genre, qui, pour un libraire, n'ont pas la valeur d'un seul exemplaire; et moi, comme auteur, naturellement je suis d'une colère de diable du mauvais goût du siècle, et je jure qu'il n'y a rien à attendre que de la postérité, qui, bien certainement, doit en savoir plus que ses grands-pères. Il existe un onzième commandement, qui défend aux femmes de le lire; et, ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est qu'il paraît qu'elles ne l'ont pas violé.--Mais de quelle importance cela peut-il être pour ces pauvres créatures, lire ou ne pas lire un livre, ne--................................................
»Le comte Guiccioli vient à Venise la semaine prochaine, et je suis prié de lui remettre sa femme, ce qui sera fait. Ce que vous me dites de la longueur des soirées à la Mira ou à Venise, me rappelle ce que Curran disait à Moore.--Eh bien! vous avez donc épousé une jolie femme, et qui plus est, une excellente femme, à ce que j'ai su.--Mais... Hem! dites-moi, je vous prie, comment passez-vous vos soirées? C'est une diable de question que celle-là, et peut-être est-il aussi difficile d'y répondre avec une maîtresse qu'avec une femme.
»Si vous allez à Milan, laissez-nous, du moins, je vous prie, un vice-consul, le seul vice qui manquera jamais à Venise. Dorville est un bon enfant; mais il faudra que vous veniez avec moi en Angleterre, au printems, et vous laisserez Mme Hoppner à Berne avec ses parens, pendant quelques mois.--J'aurais voulu que vous eussiez été ici, à Venise, s'entend, quand Moore y est venu.--Nous nous sommes bien amusés, et passablement grisés. Je vous dirai, en passant, qu'il détestait Venise et jurait que c'était un triste lieu4.
»Ainsi donc, il y a danger de mort pour Mme Albrizzi.--Pauvre femme!................................................. .......................................................
»Moore m'a dit qu'à Genève on avait fait une histoire du diable sur celle de la Fornaretta.--On parle d'une jeune personne séduite, puis abandonnée, et qui s'est jetée dans le Grand-Canal, et en a été repêchée pour être mise dans l'hôpital des fous.--Je voudrais bien savoir quel est celui qui a été le plus près de devenir fou? Que le diable les emporte tous! cela ne me donne-t-il pas à vos yeux l'aspect intéressant d'un personnage fort maltraité? J'espère que votre petit garçon va bien! Ma petite Allegra est vermeille comme la fleur d'un grenadier.
»Tout à vous.»
LETTRE CCCXLVI.
À M. MURRAY.
Venise, 8 novembre 1819.
«Il y a huit jours que je suis malade d'une fièvre tierce gagnée pendant un orage qui m'a surpris à cheval. Hier j'ai eu mon quatrième accès;--les deux derniers ont été assez violens. Le premier et le dernier avaient été précédés de vomissemens. C'est une fièvre attachée au lieu et à la saison. Je me sens affaibli, mais non malade dans les intervalles, et ne souffre que du mal de tête et de lassitude.
»Le comte Guiccioli est arrivé à Venise. Il a présenté à son épouse (qui l'y avait précédée depuis deux mois pour le bénéfice de sa santé et des ordonnances du docteur Aglietti) un papier écrit, renfermant des conditions et règles de conduite quant à l'emploi de son tems et pour le bien de ses moeurs, etc., etc. Il persiste à vouloir l'y faire consentir, et elle insiste sur son refus.--Comme préliminaire indispensable de ce traité, il paraît que je suis entièrement exclus.--Ils sont donc dans de grandes discussions, et je ne sais pas trop comment cela finira, et d'autant moins qu'ils consultent leurs amis.
»Ce soir la comtesse Guiccioli remarqua que je parcourais Don Juan, elle y jeta les yeux, et tombant par hasard sur la cent trente-septième stance du premier chant, elle me demanda ce que cela voulait dire--Rien, dis-je, voilà votre mari; comme je prononçais ces mots en italien et avec quelque emphase, elle se leva tout effrayée en s'écriant: Ô mon Dieu! est-il vrai que ce soit lui. Croyant que je parlais du sien, qui était ou devait être au théâtre. Vous imaginez à quel point nous rîmes, quand je lui expliquai sa méprise. Cela vous amusera autant que moi. Il n'y a pas trois heures que cela s'est passé.
»Je ne sais pas si ma fièvre me permettra de continuer Don Juan et la Prophétie.--La fièvre tierce, dit-on, dure long-tems. Je l'ai eue à mon retour de Malte, et j'avais eu la fièvre malaria en Grèce, l'année d'avant. Celle de Venise n'est pas très-dangereuse, cependant elle m'a donné le délire une de ces nuits, et en reprenant mes esprits, j'ai trouvé Fletcher, qui sanglotait d'un côté de mon lit, et la comtesse Guiccioli5, qui pleurait de l'autre; vous voyez que je ne manquais pas de garde-malades. Je n'ai pas encore eu recours aux médecins: en effet, quoique je les croie utiles dans les maladies chroniques telles que la goutte, etc., etc., (de même qu'il faut des chirurgiens pour remettre les os et panser les blessures), cependant les fièvres me semblent tout-à-fait au-dessus de leur art, et je n'y vois de remède que la diète et la nature.
Note 5: (retour) Voici sur ce délire quelques détails curieux, rapportés par Mme Guiccioli. «Au commencement de l'hiver, le comte Guiccioli vint de Ravenne pour me chercher. Lorsqu'il arriva, Lord Byron était malade d'une fièvre qui lui était survenue à la suite d'un violent orage qui l'avait surpris pendant qu'il se promenait à cheval, et durant lequel il avait été trempé jusqu'aux os. Il eut le délire toute la nuit, et je ne cessai de veiller à côté de son lit. Pendant ce délire, il composa beaucoup de vers, et ordonna à son domestique de les écrire sous sa dictée. Le rhythme de ces vers était exact, et la poésie elle-même ne semblait pas être le produit d'un esprit en délire. Il les conserva quelque tems après son rétablissement, puis finit par les jeter au feu.»»Je n'aime pas le goût du quinquina, cependant je présume qu'il me faudra bientôt en prendre.
»Dites à Rose qu'il y a quelqu'un à Milan (c'est un Autrichien, à ce que dit M. Hoppner) qui répond à son livre. William Bankes est en quarantaine à Trieste. Je n'ai pas eu de vos nouvelles depuis long-tems. Excusez ce chiffon: c'est du grand papier que j'ai raccourci pour l'occasion actuelle. Quelle folie de mettre Carlile en jugement! Pourquoi donc lui donner les honneurs du martyre? cela ne servira qu'à faire connaître les ouvrages en question.
»Votre, etc.
»P. S. L'affaire Guiccioli est sur le point d'en venir à un éclat quelconque; et j'ajouterai que, sans chercher à influencer la résolution de la comtesse, ce que je dois faire moi-même en dépend en grande partie. Si elle se réconcilie avec son mari, vous me verrez peut-être en Angleterre plus tôt que vous n'imaginez; dans le cas contraire, je me retirerai avec elle en France ou en Amérique, je changerai de nom, et mènerai tranquillement la vie de province.--Tout ceci peut vous sembler étrange; mais comme j'ai mis la pauvre femme dans l'embarras, et qu'elle ne m'est inférieure ni par la naissance, ni par le rang, ni par l'alliance qu'elle a contractée, l'honneur me prescrit de ne pas l'abandonner.--D'ailleurs c'est une très-jolie femme,--demandez plutôt à Moore, et elle n'a pas vingt-et-un ans.
»Si elle se tire de là, et que moi je me tire de ma fièvre tierce, il n'est pas impossible que vous me voyiez entrer quelque beau jour dans Albemarle-Street, en allant chez Bolivar.»
LETTRE CCCXLVII.
À M. BANKES.
Venise, 29 novembre 1819.
«Une fièvre tierce qui me tourmente depuis quelque tems et l'indisposition de ma fille m'ont empêché de répondre à votre lettre, qui n'en a pas été moins bien venue. Je n'ignorais ni vos voyages ni vos découvertes, et j'espère que votre santé n'aura pas souffert de vos travaux. Vous pouvez compter que vous trouverez tout le monde en Angleterre empressé d'en recueillir les fruits; et comme vous avez fait plus que les autres hommes, j'aime à croire que vous ne vous bornerez pas à parler d'une manière qui ne rendrait pas justice au tems et aux talens que vous avez employés dans cette dangereuse entreprise. La première phrase de ma lettre vous aura expliqué pourquoi je ne puis vous rejoindre à Trieste. J'étais sur le point de partir pour l'Angleterre, avant d'apprendre votre arrivée, quand la maladie de ma fille et la mienne nous ont mis tous deux à la merci d'un proto-medico vénitien.
»Il y a maintenant sept ans que vous et moi nous ne nous sommes vus, et vous avez employé ce tems d'une manière plus utile aux autres et plus honorable pour vous que je ne l'ai fait.
»Vous trouverez en Angleterre des changemens considérables, tant publics que particuliers.--Vous verrez quelques-uns de nos anciens camarades de collége qui sont devenus lords de la trésorerie, de l'amirauté, etc.; d'autres qui se sont faits réformateurs et orateurs; d'autres encore qui se sont établis dans le monde, suivant la phrase banale, et d'autres enfin qui en ont pris congé. De ce nombre sont (je ne veux plus parler de nos camarades de collége) Shéridan, Curran, lady Melbourne, Lewis-le-Moine, Frédéric Douglas, etc., etc.;--mais vous retrouverez M. *** vivant, ainsi que toute sa famille, etc. ........................
»Si vous veniez de ce côté et que j'y fusse encore, je n'ai pas besoin de vous assurer du plaisir que j'aurais à vous voir. Il me tarde d'apprendre de vous quelque chose de ce que j'espère sous peu voir publier. Enfin, vous avez eu plus de bonheur qu'aucun voyageur qui ait tenté la même entreprise (excepté Humboldt), puisque vous voilà revenu sans accident; et après le sort des Brown, des Mungo-Park, des Buckhardt, il y a presque autant d'étonnement que de satisfaction à vous voir de retour.
»Croyez-moi à jamais votre très-affectueusement dévoué,
BYRON.
LETTRE CCCXLVIII.
À M. MURRAY.
Venise, 4 décembre 1819.
«Vous pouvez faire ce qu'il vous plaira, mais vous allez tenter une épreuve désespérée. Eldon décidera contre moi, par cela seul que mon nom se trouve sur le mémoire. Vous devez vous rappeler aussi que s'il y a un jugement contre la publication, d'après le chef dont vous parlez, pour cause de licence et d'impiété, je perds tous mes droits à la tutelle et à l'éducation de ma fille, enfin toute mon autorité paternelle et tout rapport avec elle, excepté... ........................ On en décida ainsi dans l'affaire de Shelley, parce qu'il avait fait la Reine Mab, etc., etc.;--cependant vous pouvez consulter les avocats, et faire comme vous voudrez.--Quant au prix du manuscrit, il serait dur que vous payassiez quelque chose de nul; je vous le rembourserai donc, ce que je suis très en état de faire, n'en ayant encore rien dépensé, et nous serons quittes dans cette affaire. La somme est entre les mains de mon banquier.
»Je ne puis pas juger de la loi du chancelier, mais prenez Tom Jones et lisez sa Mrs Waters et Molly Seagrim; ou le Hans Carvel et le Paulo Purganti de Prior.--Dans le Roderick Random de Smollett, le chapitre de lord Strutwell et plusieurs autres;--dans Peregrine Pickle la scène de la Fille Mendiante; et pour les expressions obscènes, le Londres de Johnson où se trouvent ces mots..... Enfin prenez Pope, Prior, Congreve, Dryden, Fielding, Smollett, et que le Conseil y cherche des passages; que deviendra leur droit d'auteur, si cette décision à la Wat-Tyler doit servir d'autorité! Je n'ai rien de plus à ajouter.--Il faut que vous soyez juge vous-même dans votre propre cause.
Je vous ai écrit il y a quelque tems. J'ai eu une fièvre tierce, et ma fille Allegra a été malade aussi. De plus, je me suis vu sur le point d'être forcé de fuir avec une femme mariée; mais avec quelques difficultés et beaucoup de combats intérieurs, je l'ai réconciliée avec son mari, et j'ai guéri la fièvre de mon enfant avec du quinquina, et la mienne avec de l'eau froide. Je compte partir pour l'Angleterre dans quelques jours en prenant la route du Tyrol; ainsi je désire que vous adressiez votre première à Calais. Excusez-moi de vous écrire si fort à la hâte, mais il est tard, ou plutôt matin, comme il vous plaira de le prendre. Le troisième chant de Don Juan est achevé; il a environ deux cents stances; et il est très-décent, je crois du moins, mais je n'en sais rien, et il est inutile d'en discourir avant de savoir si le poème peut ou non devenir une propriété.
»Ma résolution actuelle de quitter l'Italie était imprévue, mais j'en ai expliqué les raisons dans des lettres à ma soeur et à Douglas Kinnaird il y a une semaine ou deux: mes mouvemens dépendront des neiges du Tyrol et de la santé de mon enfant, qui est maintenant entièrement rétablie.--Mais j'espère m'en tirer heureusement.
»Votre très-sincèrement, etc.
»P. S. Bien des remercîmens de vos lettres. Celle-ci n'est pas destinée à leur servir de réponse, mais seulement à vous en accuser réception.»
On voit par la lettre précédente que la situation dans laquelle j'avais laissé Lord Byron n'avait pas tardé à en venir à une crise après mon départ. Le comte Guiccioli, à son arrivée à Venise, insista, comme nous l'avons vu, pour que sa femme retournât avec lui; et après quelques négociations conjugales dont Lord Byron ne paraît pas s'être mêlé, la jeune comtesse consentit avec répugnance à accompagner son mari à Ravenne, après avoir accédé à la condition que toute communication cesserait à l'avenir entre elle et son amant.
«Quelques jours après, dit M. Hoppner dans quelques renseignemens qu'il a bien voulu me donner sur notre noble ami, Lord Byron revint à Venise, très-abattu du départ de Mme Guiccioli et de mauvaise humeur contre tout ce qui l'entourait. Nous reprîmes nos promenades au Lido, et je fis de mon mieux pour ranimer son courage, lui faire oublier sa maîtresse absente, et l'entretenir dans son projet d'aller en Angleterre. Il n'allait dans aucune société; et ne se sentant plus de goût pour ses occupations ordinaires, son tems, lorsqu'il n'écrivait pas, lui paraissait fort long et fort pesant.
»La promesse que les amans avaient faite de ne plus entretenir de correspondance, fut, comme on aurait dû le présumer, bientôt violée; et les lettres que Lord Byron adressa à son amie à cette époque, quoiqu'écrites dans une langue qui n'était pas la sienne, s'élevaient quelquefois jusqu'à l'éloquence par la force seule du sentiment qui le dominait, sentiment qui ne pouvait pas être uniquement allumé par l'imagination, puisque, après une longue jouissance de la réalité, cette flamme brûlait encore. Je prendrai sur moi, en vertu du pouvoir discrétionnaire dont je fus investi, de donner au lecteur un ou deux courts extraits de la lettre du 25 novembre, non-seulement comme objet de curiosité, mais à cause de la preuve évidente qu'on y trouve des combats que se livraient en lui la passion et le sentiment du bien.
«Tu es, dit-il, et seras toujours ma première pensée; mais dans ce moment je suis dans un état affreux et ne sais à quoi me décider.--D'un côté je crains de te compromettre à jamais par mon retour à Ravenne et ses résultats; et de l'autre je tremble de te perdre, toi et moi-même et tout ce que j'ai jamais connu ou goûté de bonheur, si je ne dois plus te revoir. Je te prie, je te supplie de te calmer et de croire que je ne puis cesser de t'aimer qu'avec la vie.»--Il dit dans un autre endroit: «Je pars pour te sauver, et je laisse un pays qui m'est devenu insupportable sans toi. Tes lettres à la F... et même à moi font injure à mes motifs, mais avec le tems tu reconnaîtras ton injustice.--Tu parles de douleur, je la sens, mais les paroles me manquent pour l'exprimer. Ce n'est pas assez qu'il me faille te quitter pour des motifs qui t'avaient persuadée il n'y a pas long-tems; ce n'est pas assez d'abandonner l'Italie le coeur déchiré, après avoir passé tous mes jours, depuis ton départ, dans la solitude, le corps et l'ame malades; mais je dois encore supporter tes reproches sans y répondre et sans les mériter. Adieu, dans ce mot est compris la mort de mon bonheur.»
Tous ses préparatifs de départ pour l'Angleterre étaient faits; il avait même déjà fixé le jour, lorsqu'il reçut de Ravenne les nouvelles les plus alarmantes sur la santé de la comtesse; le chagrin de cette séparation avait fait de tels ravages en elle, que ses parens eux-mêmes, effrayés des résultats, avaient cessé de s'opposer à ses voeux, et maintenant, avec le consentement du comte Guiccioli lui-même, ils écrivaient à son amant pour le prier de se rendre promptement à Ravenne. Comment devait-il se conduire dans cette position difficile? Déjà il avait annoncé son arrivée à plusieurs de ses amis en Angleterre, et il sentait que la prudence et cette fermeté de résolution dont un homme doit donner l'exemple lui prescrivaient également le départ. Tandis qu'il flottait entre le devoir et la passion, le jour qu'il avait fixé pour quitter l'Italie arriva. Une amie de Mme Guiccioli qui le vit dans cette circonstance, trace d'après nature, le tableau suivant des irrésolutions de Lord Byron: «Il était tout habillé pour le voyage, ayant son bonnet et son manteau, et même sa petite canne à la main. On n'attendait plus que de le voir descendre, son bagage étant déjà déposé dans sa gondole. En ce moment Lord Byron, qui cherchait un prétexte, déclare que si une heure sonnait avant que tout fût prêt (ses armes étaient la seule chose qui ne le fût pas encore entièrement), il ne partirait pas ce jour-là. L'heure sonne et il reste!»
La même dame ajoute: «Il est évident que le courage de partir lui manqua. Les nouvelles qu'il reçut de Ravenne le lendemain décidèrent son sort; et lui-même, dans une lettre à la comtesse, lui annonce la victoire qu'elle a remportée.
«F*** t'aura déjà dit, avec sa sublimité ordinaire, que l'amour a triomphé. Je n'ai pu recueillir assez de courage pour quitter le pays que tu habites sans du moins te voir encore une fois. Il dépendra peut-être de toi-même que nous ne nous séparions plus. Quant au reste, nous en parlerons en nous revoyant. Tu dois à présent savoir ce qui est le plus nécessaire à ton bonheur, de ma présence ou de mon éloignement. Pour moi, je suis citoyen du monde, et tous les pays me sont indifférens.
»Tu as toujours été, depuis que je t'ai connue, le seul objet de mes pensées. J'avais cru que le meilleur parti que je pusse prendre pour ton repos et celui de ta famille était de partir et de m'éloigner de toi, puisqu'en restant ton voisin, il m'était impossible de ne pas te voir; cependant tu as décidé que je dois revenir à Ravenne, j'y reviendrai donc, et je ferai, je serai tout ce que tu peux souhaiter. Je ne puis davantage.»
En quittant Venise, il prit congé de M. Hoppner par une lettre courte, mais pleine de cordialité. Avant de la rapporter, je crois ne pouvoir lui donner de meilleure préface qu'en transcrivant les paroles dont cet excellent ami du noble lord en accompagna la communication. «Je n'ai pas besoin de dire avec quel sentiment pénible je vis le départ d'un homme qui, dès les premiers jours de notre connaissance, m'avait témoigné une bienveillance invariable, qui plaçait en moi une confiance que mes plus grands efforts ne pouvaient parvenir à mériter, et qui, m'admettant à une intimité à laquelle je n'avais aucun droit, écoutait avec patience et avec la plus grande bonté les observations que je me permettais de lui faire sur sa conduite.
LETTRE CCCXLIX.
Mon Cher Hoppner,
«Les adieux ont toujours, quoiqu'on fasse, quelque chose d'amer, c'est pourquoi je ne me hasarderai pas à vous en faire de nouveaux. Présentez, je vous prie, mes respects à Mrs. Hoppner, et assurez-la de ma constante vénération pour la bonté remarquable de son coeur: elle ne reste pas sans récompense, même dans ce monde; car ceux qui sont peu disposés à croire aux vertus humaines, en découvriraient assez en elle pour prendre meilleure opinion de leurs semblables, et ce qui est plus difficile encore, d'eux-mêmes, comme appartenant à la même espèce, quelque inférieurs qu'ils soient à un si noble modèle. Excusez-moi aussi le mieux que vous pourrez pour avoir mis de côté la cérémonie des adieux. Si nous nous revoyons, je tâcherai d'obtenir mon pardon; sinon, rappelez-vous tous les bons souhaits que je forme pour vous, et oubliez, s'il se peut, toute la peine que je vous ai donnée.
»Votre, etc.»
LETTRE CCCL.
À M. MURRAY.
Venise, 10 décembre 1819.
«Depuis ma dernière lettre, j'ai changé de résolution, et je n'irai pas en Angleterre. Plus je réfléchis sur cette idée, plus j'éprouve d'éloignement pour ce pays et pour la perspective d'y retourner. Vous pouvez donc m'adresser vos lettres ici comme de coutume, quoique j'aie l'intention de me rendre dans une autre ville. J'ai fini le troisième chant de Don Juan; mais ce que j'ai lu et entendu m'a tout-à-fait découragé au sujet de la publication, du moins pour le moment. Vous pouvez essayer de faire plaider l'affaire; mais vous la perdrez. Il n'y a qu'une voix, c'est à qui criera au scandale. Je ne ferai aucune difficulté à vous rendre le prix du manuscrit, et j'ai écrit à M. Kinnaird à ce sujet par ce même courrier: parlez-lui-en.
»J'ai remis à Moore, et pour Moore seul, qui a aussi mon Journal, mes Mémoires écrits à dater de 1816, et je lui ai permis de les montrer à qui bon lui semble, mais non pas de les publier pour rien au monde. Vous pouvez les lire et les laisser lire à W***, si cela lui plaît, non que je me soucie de son opinion publique, mais de son opinion particulière; car j'aime l'homme et m'embarrasse fort peu de son Magazine. Je désirerais aussi que lady B*** elle-même pût les lire, afin qu'elle eût la faculté de marquer ou de relever les méprises ou les choses mal représentées; car, comme ces Mémoires paraîtront probablement après ma mort, il serait bien juste qu'elle les vît, c'est-à-dire si elle le désire.
»Peut-être ferai-je un voyage chez vous au printems; mais j'ai été malade, et je suis indolent et irrésolu, parce que peu d'objets m'intéressent. On m'a d'abord maltraité à cause de mon humeur sombre, et maintenant on est furieux parce que je suis ou cherche à être plaisant. J'ai un tel rhume et un si violent mal de tête, que je vois à peine ce que je griffonne: les hivers ici sont perçans comme des aiguilles. Je vous ai écrit assez longuement sur mes affaires italiennes; aujourd'hui je ne vous dirai autre chose, sinon que vous en apprendrez sous peu davantage.
»Votre Blackwood m'accuse de traiter les femmes durement: cela se peut; mais j'ai été leur martyr; ma vie entière a été sacrifiée à elles et par elles. Je compte quitter Venise sous peu de jours: mais vous adresserez vos lettres ici comme à l'ordinaire. Quand je m'établirai autre part, je vous le ferai savoir.»
Peu de tems après cette lettre à M. Murray, il partit pour Ravenne, d'où fut datée sa correspondance pendant les dix-huit mois suivans. À son arrivée, il alla demeurer dans un hôtel, où il resta quelques jours; mais le comte Guiccioli ayant consenti à lui louer une enfilade d'appartemens dans le palais Guiccioli même, il se trouva encore une fois logé sous le même toit que sa maîtresse.
LETTRE CCCLI.
À M. HOPPNER.
Ravenne, 31 décembre 1831.
«Il y a une semaine que je suis ici, et le soir même de mon arrivée, j'ai été obligé de me mettre sous les armes, pour aller chez le marquis Cavalli, où il y avait deux ou trois cents personnes de la meilleure compagnie que j'aie vue en Italie. Plus de beauté, plus de jeunesse et plus de diamans qu'il n'en a paru depuis cinquante ans dans cette Sodome de la mer6. Je n'ai jamais vu une telle différence entre deux endroits sous la même latitude (ou, si vous voulez, platitude). La musique, la danse et le jeu, tout était dans la même salle. Le but de la G*** paraissait être de faire parade autant que possible de son amant étranger, et, ma foi! si elle semblait se glorifier de ce scandale, ce n'était pas à moi d'en être honteux. Personne n'avait l'air surpris; toutes les femmes, au contraire, paraissaient comme enchantées d'un si excellent exemple. Le vice-légat et tous les autres vices étaient de la plus grande politesse; et moi, qui m'étais tenu d'abord sur la réserve, je fus bien obligé de prendre enfin ma dame sous le bras et de jouer le rôle de sigisbé aussi bien qu'il me fut possible avec si peu de tems pour m'y préparer, sans parler de l'embarras d'un chapeau à cornes et d'une épée, que je trouvai beaucoup plus formidables qu'ils ne le paraîtront jamais à l'ennemi.
»Je vous écris en grande hâte, mettez-en autant à me répondre. Je n'entends pas grand'chose à tout cela; mais on dirait que la Guiccioli aurait passé dans le public pour avoir été plantée là, et qu'elle était décidée à montrer que ce n'était pas; car être plantée là est ici la plus grande des calamités morales. Au surplus, ce n'est qu'une conjecture; je ne sais rien de ce qui en est, excepté que tout le monde lui fait beaucoup d'accueil et se montre fort poli avec moi. Le père et tous les parens ont l'air agréable et satisfait.
»Votre à jamais.
»P. S. Mes très-humbles respects à Mrs. H***.
»Je vous ferais bien les complimens de la saison; mais la saison elle-même, avec ses pluies et ses neiges, est si peu complimenteuse, que j'attendrai les rayons du soleil.»
LETTRE CCCLIII7.
A M. HOPPNER.
Ravenne, 20 janvier 1820.
«Je n'ai encore rien décidé au sujet de mon séjour à Ravenne; j'y puis rester un jour, une semaine, un an, toute ma vie, tout cela dépend de ce que je ne puis deviner ni prévoir. Je suis venu parce que j'ai été demandé, et je partirai dès que je m'apercevrai que mon départ est convenable. Mon attachement n'a ni l'aveuglement d'un amour naissant, ni la clairvoyance microscopique qui termine ces sortes de liaisons; mais le tems et l'événement décideront du parti que je prendrai. Je ne puis encore en rien dire, parce que je n'en sais guère plus que ce que je vous en ai dit.
»Je vous ai écrit par le dernier courrier au sujet de mes meubles; car il n'y a pas moyen de trouver ici un logement avec une table et une chaise; et comme j'ai déjà à Bologne des objets de ce genre, que je m'étais procurés l'été dernier pour ma fille, j'ai donné ordre qu'on les transportât ici, et je désire qu'il en soit de même de ceux de Venise, afin que je puisse sortir de l'albergo imperiale, qui est impériale dans toute l'étendue du mot. Que Buffini soit payé de son poison. J'ai oublié de vous remercier, ainsi que Mme Hoppner, pour tout un trésor de joujoux envoyés à Allegra avant notre départ; c'est bien bon à vous, et nous vous en sommes bien reconnaissans.
»Votre triage de la société du gouverneur est fort amusant. Si vous ne comprenez pas les exceptions consulaires, je les comprends, moi; et il est juste qu'un homme d'honneur et une femme vertueuse en jugent ainsi, surtout dans un pays où il n'y a pas dix personnes de bien. Quant à la noblesse, il n'y a pas en Angleterre de réellement nobles que les pairs; les fils de pairs même n'ont pas de titre; quoiqu'on leur en accorde un par courtoisie. Il n'y a pas de chevaliers de la jarretière, à moins qu'ils n'appartiennent à la pairie, de sorte que Castlereagh lui-même aurait de la peine à subir l'examen d'un généalogiste étranger avant la mort de son père.
»La neige a ici un pied d'épaisseur. Il y a un théâtre et un Opéra. On nous donne le Barbier de Séville. Les bals commencent. Veuillez payer mon portier, quoique ce soit pour ne rien faire. Expédiez-moi mes meubles, et faites-moi savoir par vous-même ou par Cartelli comment vont mes procès; mais ne payez Cartelli qu'en proportion du succès. Peut-être, si vous allez en Angleterre, nous y reverrons-nous ce printems. Je vois que H*** s'est mis dans un embarras qui ne me plaît guère; il n'aurait pas dû s'avancer autant avec ces gens-là sans calculer les conséquences. Je me croyais autrefois le plus imprudent de tous mes amis et de toutes mes connaissances; mais maintenant je commence presque à en douter.
LETTRE CCCLIV.
A M. HOPPNER.
Ravenne, 31 janvier 1820.
«Vous vous serez donné beaucoup de peine pour le déménagement de mes meubles, mais Bologne est le lieu le plus près où l'on puisse s'en procurer, et j'ai été obligé d'en avoir pour les appartemens que je destinais à recevoir ici ma fille durant l'été. Les frais de transport seront au moins aussi grands; ainsi vous voyez que c'était par nécessité et non par choix. Ici on fait tout venir de Bologne, excepté quelques petits articles de Forli ou de Faënza.
»Si Scott est de retour, rappelez-moi, je vous prie, à son souvenir, et dites-lui que la paresse seule est cause que je ne lui ai pas répondu:--c'est une terrible entreprise que d'écrire une lettre. Le carnaval est ici moins bruyant, mais nous avons des bals et un théâtre. J'y ai mené Bankes, et il a, je crois, emporté une impression beaucoup plus favorable de la société de Ravenne que de celle de Venise:--rappelez-vous que je ne parle que de la société indigène.
»Je suis très-sérieusement en train d'apprendre à doubler un schall, et je réussirais jusqu'à me faire admirer, si je ne le doublais pas toujours dans le mauvais sens, et quelquefois je confonds et emporte deux, en sorte que je déconcerte tous les serventi8, laissant d'ailleurs au froid leurs servite9, jusqu'à ce que chacun rentre dans sa propriété. Mais c'est un pays terriblement moral, car vous ne devez pas regarder d'autre femme que celle de votre voisin.--Si vous allez à une porte plus loin, vous êtes décrié, et soupçonné de perfidie. Ainsi, une relazione10 ou amicizia11 semble être une affaire régulière de cinq à quinze ans, qui, s'il survient un veuvage, finit par un sposalizio12; et en même tems elle est soumise à tant de règles spéciales, qu'elle n'en vaut guère mieux. Un homme devient par le fait un objet de propriété féminine.--Ces dames ne laissent leurs serventi se marier que lorsqu'il y a vacance pour elles-mêmes. J'en connais deux exemples dans une seule famille.
»Hier soir il y eut une loterie ****13 après l'opéra; c'est une burlesque cérémonie. Bankes et moi nous prîmes des billets, et plaisantâmes ensemble fort gaîment. Il est allé à Florence. Mrs J*** doit vous avoir envoyé mon postscriptum; il n'y a pas eu d'occasion de vous attaquer en personne. Je n'interviens jamais dans les querelles particulières,--elle peut vous égratigner elle-même la figure.
»Le tems ici a été épouvantable,--plusieurs pieds de neige--un fiume14 a brisé un pont, et inondé Dieu sait combien de campi15; puis la pluie est venue,--et le dégel dure encore,--en sorte que mes chevaux de selle ont une sinécure jusqu'à ce que les chemins deviennent plus praticables. Pourquoi Léga a-t-il donné le bouc? Le sot.--Il faut que j'en reprenne possession.
»Voulez-vous payer Missiaglia et le Buffo Buffini de la Gran-Bretagna? J'ai reçu des nouvelles de Moore, qui est à Paris; je lui avais auparavant écrit à Londres, mais apparemment il n'a pas encore reçu ma lettre. Croyez-moi, etc.»
LETTRE CCCLV.
A M. MURRAY.
Ravenne, 7 février 1820.
»Je n'ai point reçu de lettre de vous depuis deux mois; mais depuis que je suis arrivé ici, en décembre 1819, je vous ai envoyé une lettre pour Moore, qui est Dieu sait où,--à Paris ou à Londres, à ce que je présume. J'ai copié et coupé en deux le troisième chant de Don Juan, parce qu'il était trop long; et je vous dis cela d'avance, parce qu'en cas de règlement entre vous et moi, ces deux chants ne compteront que pour un, comme dans leur forme originelle; et, en effet, les deux ensemble ne sont pas plus longs qu'un des premiers: ainsi souvenez-vous que je n'ai pas fait cette division pour vous imposer une rétribution double, mais seulement pour supprimer un motif d'ennui dans l'aspect même de l'ouvrage. Je vous aurais joué un joli tour si je vous avais envoyé, par exemple, des chants de cinquante stances chaque.
»Je traduis le premier chant du Morgante Maggiore de Pulci, et j'en ai déjà fait la moitié; mais ces jours de carnaval brouillent et interrompent tout. Je n'ai pas encore envoyé les chants de Don Juan, et j'hésite à les publier; car ils n'ont pas la verve des premiers. La criaillerie ne m'a pas effrayé, mais elle m'a blessé, et je n'ai plus écrit dès-lors con amore. C'est très-décent, toutefois, et aussi triste que la dernière nouvelle comédie.
»Je crois que mes traductions de Pulci vous ébahiront; il faut les comparer à l'original, stance par stance, et vers par vers; et vous verrez ce qui était permis à un ecclésiastique dans un pays catholique, et dans un siècle dévot, sur le compte de la religion;--puis parlez-en à ces bouffons qui m'accusent d'attaquer la liturgie.
»J'écris dans la plus grande hâte, c'est l'heure du Corso, et je dois aller folâtrer avec les autres.
Ma fille Allegra vient d'arriver avec la comtesse G***, dans la voiture du comte G***; plus six personnes pour se joindre à la cavalcade, et je dois les suivre avec tout le reste des habitans de Ravenne. Notre vieux cardinal est mort, et le nouveau n'est pas encore nommé; mais la mascarade continue de même, le vice-légat étant un bon gouverneur. Nous avons eu des gelées et des neiges hideuses, mais tout s'est radouci.
»Votre, etc.»
LETTRE CCCLVI.
À M. BANKES.
Ravenne, 19 février 1820.
«J'ai ici une chambre pour vous dans ma maison comme à Venise, si vous jugez à propos d'en faire usage; mais ne vous attendez pas à trouver la même enfilade de salles tapissées. Ni les dangers, ni les chaleurs tropicales ne vous ont jamais empêché de pénétrer partout où vous aviez résolu d'aller; et pourquoi la neige le ferait-elle aujourd'hui?--La neige italienne!--fi donc!--Ainsi, je vous en prie, venez. Le coeur de Tita soupire après vous, et peut-être après vos grands écus d'argent; et votre camarade de jeux, le singe, est seul et inconsolable.
»J'ai oublié si vous admirez ou tolérez les cheveux rouges, en sorte que j'ai peur de vous montrer ce qui m'approche et m'environne dans cette ville. Venez néanmoins,--vous pourrez faire à Dante une visite du matin, et je réponds que Théodore et Honoria seront heureux de vous voir dans la forêt voisine. Nous aussi, Goths de Ravenne, nous espérons que vous ne mépriserez pas notre archi-Goth Théodoric. Je devrai laisser ces illustres personnages vous faire les honneurs de la première moitié du jour, vu que je n'en ai point du tout ma part,--l'alouette qui me tire de mon sommeil étant oiseau d'après-midi. Mais je revendique vos soirées, et tout ce que vous pourrez me donner de vos nuits.--Eh bien! vous me trouverez mangeant de la viande, comme vous-même ou tout autre cannibale, excepté le vendredi. De plus, j'ai dans mon pupitre de nouveaux chants (et je les donne au diable) de ce que le lecteur bénévole, M. S***, appelle contes de carrefour, et j'ai une légère intention de vous les confier pour les faire passer en Angleterre; seulement je dois d'abord couper les deux chants susdits en trois, parce que je suis devenu vil et mercenaire, et que c'est un mauvais précédent à laisser à mon Mécène Murray, que de lui faire retirer de son argent un trop gros bénéfice. Je suis aussi occupé par Pulci,--je le traduis;--je traduis servilement, stance par stance, et vers par vers,--deux octaves par nuit,--même tâche qu'à Venise.
»Voudrez-vous passer chez votre banquier, à Bologne, et lui demander quelques lettres qu'il a pour moi, et les brûler?--Ou bien je le ferai,--ainsi ne les brûlez pas, mais apportez-les, et croyez-moi toujours,
»votre très-affectionné, etc.
»P. S. Je désire particulièrement entendre de votre bouche quelque chose sur Chypre;--ainsi, je vous en prie, rappelez-vous tout ce que vous pourrez là-dessus.--Bonsoir.»
LETTRE CCCLVII.
À M. MURRAY.
Ravenne, 21 février 1820.
«Les bull-dogs me seront très-agréables. Je n'ai que ceux de ce pays, lesquels, quoique bons, n'ont pas autant de ténacité dans la mâchoire et de stoïcisme dans la souffrance, que mes compatriotes d'espèce canine: envoyez-moi-les donc, je vous prie, par la voie la plus prompte;--par mer sera peut-être le mieux. M. Kinnaird vous remboursera, et fera déduction du montant de vos avances sur votre compte ou celui du capitaine Tyler.
»Je vois que le bon vieux roi est allé à son dernier gîte. On ne peut s'empêcher d'être chagrin, quoique la perte de la vue, la vieillesse et la démence, soient supposées être autant de rabais sur la félicité humaine; mais je ne suis point du tout sûr que la dernière infirmité au moins n'ait pas pu le rendre plus heureux qu'aucun de ses sujets.
»Je n'ai pas la moindre pensée d'aller au couronnement. J'aimerais cependant à en être témoin, et j'ai droit d'y jouer un rôle de marionnette; mais mon différend avec lady Byron, en tirant une ligne équinoxiale entre moi et les miens sous tout autre rapport, m'empêchera aussi, en cette occasion, d'être dans la même procession.................... ..................................................
»J'ai fini une traduction du premier chant de Morgante Maggiore de Pulci; je la transcrirai et vous l'enverrai. C'est le père non-seulement de Whistlecraft, mais de toute la poésie badine d'Italie. Vous devez l'imprimer en regard du texte italien, parce que je désire que le lecteur juge de ma fidélité: c'est traduit stance pour stance, et vers pour vers, sinon mot pour mot. Vous me demandez un volume de moeurs, etc., sur l'Italie. Peut-être suis-je en état d'avoir là-dessus plus de connaissances que beaucoup d'Anglais, parce que j'ai vécu parmi les nationaux, et dans des localités où des Anglais n'ont jamais encore résidé (je parle de la Romagne, et particulièrement de cet endroit-ci); mais il y a plusieurs raisons pour lesquelles je ne veux rien imprimer sur un tel sujet. J'ai vécu dans l'intérieur des maisons et dans le sein des familles, tantôt simplement comme amico di casa16, et tantôt comme amico di cuore17 de la dame, et dans l'un et l'autre cas je ne me sens pas autorisé à faire un livre sur ces gens-là. Leur morale n'est pas votre morale, leur vie n'est pas votre vie; vous ne les comprendriez pas; ce ne sont ni des Anglais, ni des Français, ni des Allemands, que vous comprendriez tous. Chez eux, l'éducation de couvent, l'office des cavaliers servans, les habitudes de pensée et de vie sont entièrement différentes de nos moeurs; et plus vous vivez dans l'intimité, plus la différence est frappante, de telle sorte que je ne sais comment vous faire concevoir un peuple qui est à-la-fois modéré et libertin, sérieux par caractère, et bouffon dans ses amusemens, capable d'impressions et de passions tout à-la-fois «soudaines» et «durables» (ce que vous ne trouverez dans aucune autre nation), et qui actuellement n'a point de société (ou de ce que vous nommeriez ainsi), comme vous pouvez le voir par ses comédies: il n'a point de comédie réelle, pas même dans Goldoni, et cela parce qu'il n'y a point de société qui en puisse être la source.
»Les conversazioni ne constituent point du tout une véritable société. On va au théâtre pour parler, et en compagnie pour tenir sa langue en repos. Les femmes s'asseoient en cercle, et les hommes se rassemblent en groupes, ou l'on joue au triste faro ou au lotto reale, et l'on joue petit jeu. À l'académie il y a des concerts comme chez nous, avec une meilleure musique et plus d'étiquette. Ce qu'il y a de mieux, ce sont les bals et les mascarades du carnaval, quand tout le monde devient fou pour six semaines. Après le dîner ou le souper, on improvise des vers et on se plaisante mutuellement; mais c'est avec une verve de bonne humeur où vous ne pourriez jamais vous mettre, vous autres gens du Nord.
»Dans l'intérieur de la maison, c'est bien mieux. Je dois en savoir quelque chose, ayant assez joliment acquis par expérience une connaissance générale du beau sexe, depuis la femme du pêcheur jusqu'à la Nobil Dama que je sers. Ces dames ont un système qui a ses règles, ses délicatesses et son décorum, qui peut ainsi être réduit à une sorte de discipline ou de chasse faite aux coeurs, d'où l'on ne doit se permettre que fort peu d'écarts, à moins qu'on ne désire perdre la partie. Elles sont extrêmement tenaces, et, jalouses comme des furies, elles ne permettent pas même à leurs amans de se marier si elles peuvent les en empêcher, et les gardent toujours, autant que possible, près d'elles en public comme en particulier. Bref, elles transportent le mariage dans l'adultère, et chassent du sixième commandement la particule non. La raison en est qu'elles se marient pour leurs parens, et qu'elles aiment pour elles-mêmes. Elles exigent d'un amant la fidélité comme une dette d'honneur, tandis qu'elles paient leur mari comme un homme de commerce, c'est-à-dire pas du tout. Vous entendez éplucher le caractère des personnes de l'un ou l'autre sexe, non par rapport à leur conduite envers leurs maris ou leurs femmes, mais envers leurs maîtresses ou leurs amans. Si j'écrivais un in-quarto, je ne sache pas que je puisse faire plus qu'amplifier ce que je viens de noter ici. Il est à remarquer que, malgré tout ceci, les formes extérieures du plus grand respect sont accordées aux maris, non-seulement par les femmes, mais par leurs serventi,--surtout si le mari ne sert lui-même aucune dame (ce qui d'ailleurs n'est pas le cas ordinaire);--en sorte que souvent vous prendriez pour parens le mari et le servente,--celui-ci faisant la figure d'un homme adopté dans la famille. Quelquefois les dames montent un petit cheval, et s'évadent ou se séparent, ou font une scène; mais c'est un miracle, en général, et quand elles ne voient rien de mieux à faire ou qu'elles tombent amoureuses d'un étranger, ou qu'il y a quelque autre anomalie pareille, et cela est toujours réputé inutile et extravagant.
»Vous vous informez de la Prophétie du Dante; je n'ai pas fait plus de six cents vers, mais je prophétiserai à loisir.
»Je ne sais rien du buste. Aucun camée ou cachet ne peut être ici ou ailleurs, que je sache, taillé dans le bon style. Hobhouse doit écrire lui-même à Thorwaldsen. Le buste a été fait et payé il y a trois ans.
»Dites, je vous prie, à Mrs. Leigh de supplier lady Byron de presser le transfert des fonds. J'ai écrit à ce sujet à lady Byron par ce courrier-ci, à l'adresse de M. D. Kinnaird.»
LETTRE CCCLVIII.
À M. BANKES.
Ravenne, 26 février 1820.
«Pulci et moi nous vous attendons avec impatience; mais je suppose que nous devons laisser agir quelque tems l'attraction des galeries bolonaises. Je ne connais rien en peinture, et m'en soucie presque aussi peu que je m'y connais; mais pour moi il n'y a rien d'égal à la peinture vénitienne,--surtout à Giorgione. Je me rappelle très-bien son Jugement de Salomon, dans les Mariscalchi, à Bologne. La vraie mère est belle, parfaitement belle. Achetez-la, en employant tous les moyens possibles, et emportez-la avec vous: mettez-la en sûreté; car soyez assuré qu'il se brasse des troubles pour l'Italie; et comme je n'ai jamais pu me tenir hors de rang dans ma vie, ce sera mon destin; j'ose dire, que de m'y enfoncer jusqu'à en avoir par-dessus la tête et les oreilles; mais peu importe, c'est un motif plus fort pour que vous veniez me voir bientôt.
»J'ai encore de nouveaux romans de Scott (car sûrement ils sont de Scott) depuis que nous ne nous sommes vus, et j'y trouve plaisir de plus en plus. Je crois que je les préfère même à sa poésie, que je lus (soit dit en passant), pour la première fois de ma vie, dans votre chambre, au collége de la Trinité.
»On conserve ici quelques commentaires curieux sur Dante, que vous devrez voir.
»Croyez-moi toujours, etc.»
LETTRE CCCLIX.
À M. MURRAY.
Ravenne, 1er mars 1820.
«Je vous ai envoyé par le dernier courrier la traduction du premier chant du Morgante Maggiore, et je désire que vous vous informiez auprès de Rose du mot sbergo, c'est-à-dire usbergo, que j'ai traduit par cuirasse; je soupçonne qu'il veut dire aussi un casque. Maintenant, s'il en est ainsi, lequel des deux sens s'accorde le mieux avec le texte? J'ai adopté la cuirasse; mais je serai facile à me rendre aux bonnes raisons. Parmi les nationaux, les uns disent d'une façon, les autres de l'autre; mais on n'est pas fort sur le toscan dans la Romagne. Toutefois, j'en parlerai demain à Sgricci (le fameux improvisateur), qui est natif d'Arezzo. La comtesse Guiccioli, qui passe pour une jeune dame fort instruite, et le dictionnaire, interprètent le mot par cuirasse. J'ai donc écrit cuirasse; mais le casque me trotte néanmoins dans la tête,--et je le mettrai fort bien dans le vers: le faut-il? voilà le point principal. J'en parlerai aussi à la Sposa Spina Spinelli, fiancée florentine du comte Gabriel Rusponi, récemment arrivée de Florence, et je tirerai de quelqu'un le véritable sens.
»Je viens de visiter le nouveau cardinal, qui est arrivé avant-hier dans sa légation. Il paraît être un bon vieillard, pieux et simple, et tout-à-fait différent de son prédécesseur, qui était un bon vivant dans le sens mondain du mot.
»Je vous envoie ci-joint une lettre que j'ai reçue de Dallas il y a quelque tems. Elle s'expliquera elle-même. Je n'y ai pas répondu. Voilà ce que c'est que de faire du bien aux gens. En différentes fois (y compris les droits d'auteur), cet homme a eu environ 1,400 livres sterling de mon argent, et il écrit ce qu'il appelle une oeuvre posthume sur mon compte, et une plate lettre où il m'accuse de le maltraiter, quand je n'ai jamais rien fait de pareil. Il est vrai que j'ai interrompu avec lui ma correspondance, comme je l'ai fait presque avec tout le monde; mais je ne puis découvrir comment par-là je me suis mal comporté envers lui.
»Je regarde son épître comme une conséquence de ce que je ne lui ai pas envoyé 100 autres livres sterling, pour lesquelles il m'écrivit il y a environ deux ans, et que je jugeai à propos de garder, parce qu'à mon sens il avait eu sa part de ce dont je pouvais disposer en faveur d'autres personnes.
»Dans votre dernière, vous me demandez ce dont j'ai besoin pour mon usage domestique: je crois que c'est comme à l'ordinaire; ce sont des bull-dogs, de la magnésie, du soda-powder, de la poudre dentifrice, des brosses, et toutes choses de même genre qu'on ne peut se procurer ici. Vous demandez encore que je retourne en Angleterre: hélas! à quel propos? Vous ne savez pas ce que vous réclamez; je dois probablement revenir un jour ou l'autre (si je vis), tôt ou tard; mais ce ne sera point par plaisir, et cela ne pourra finir en bien. Vous vous informez de ma santé et de mon humeur en grosses lettres. Ma santé ne peut être très-mauvaise; car je me suis guéri moi-même en trois semaines, par le moyen de l'eau froide, d'une rude fièvre tierce qui n'avait pas quitté durant des mois entiers mon plus vigoureux gondolier, malgré tout le quinquina de l'apothicaire;--chose fort surprenante pour le docteur Aglietti, qui disait que c'était une preuve de la force des fibres, surtout dans une saison si épidémique. Je l'ai fait par dégoût pour le quinquina, que je ne puis supporter, et j'ai réussi, contrairement aux prophéties de tout le monde, en me bornant à ne prendre rien du tout. Quant à l'humeur elle est inégale, tantôt haut, tantôt bas, comme chez les autres personnes, je suppose, et dépend des circonstances.
»Envoyez-moi, je vous prie, les nouveaux romans de Walter Scott. Quels en sont les noms et les personnages? Je lis quelques-unes de ses premiers, au moins une fois par jour, pendant une heure ou à-peu-près. Les derniers sont faits trop à la hâte: Scott oublie le nom de Ravenswood, et l'appelle tantôt Edgar, et tantôt Norman; et Girder, le tonnelier, est écrit tantôt Gilbert, et tantôt John. Il n'y en a pas assez sur Montrose, mais Dalgetty est excellent, ainsi que Lucy Ashton et sa chienne de mère. Qu'est-ce que c'est qu'Ivanhoe? et qu'appelez-vous son autre roman? Est-ce qu'il y en a deux? Faites-lui-en écrire, je vous prie, au moins deux par an: il n'est aucune lecture que j'aime autant.
»L'éditeur du Télégraphe de Bologne m'a envoyé un numéro qui contient des extraits de l'Athéisme réfuté de M. Mulock (ce nom me rappelle toujours Muley Moloch de Maroc), où se trouve un long éloge de ma poésie et une grande compassion pour mon malheur. Je n'ai jamais pu comprendre quel est le but de ceux qui m'accusent d'irréligion: toutefois ils peuvent aller leur train. Cet homme-ci paraît être mon grand admirateur, ainsi je prends en bonne part ce qu'il dit, comme il a évidemment une intention charitable, à laquelle je ne m'accuse pas moi-même d'être insensible.
»Tout à vous.»
LETTRE CCCLX.
À M. MURRAY.
Ravenne, 5 mars 1820.
«Au cas que, dans votre pays, vous ne trouviez pas aisément sous votre main le Morgante Maggiore, je vous envoie le texte original du premier chant, pour le mettre en regard de la traduction que je vous envoyai il y a quelques jours. Il est tiré de l'édition de Naples in-quarto, 1732,--datée Florence, néanmoins, par un tour du métier, que vous, un des souverains alliés de la profession, comprendrez parfaitement sans plus grande spiegazione18.
»Il est étrange que personne ici ne comprenne la signification précise de sbergo ou usbergo19, vieux mot toscan que j'ai traduit par cuirasse (mais je ne suis pas sûr qu'il ne veuille pas dire casque). J'ai interrogé au moins vingt personnes, savans et ignorans, hommes et femmes, y compris poètes et officiers civils et militaires. Le dictionnaire dit cuirasse, mais ne cite aucune autorité; et une dame de mes amies dit positivement cuirasse, ce qui me fait douter du fait encore plus qu'auparavant. Ginguené dit bonnet de fer avec l'aplomb superficiel d'un Français, en sorte que je ne le crois point. Choisir entre le dictionnaire, la femme italienne et le critique français!--On ne peut pas se fier à leur autorité. Le texte même, qui devrait décider, admet également l'un ou l'autre sens, comme vous le verrez. Interrogez Rose, Hobhouse, Merivale et Foscolo, et votez avec la majorité. Frere est-il bon Toscan? S'il l'est, consultez-le aussi. J'ai tenté, comme vous voyez, d'être aussi exact que j'ai pu. Ceci est ma troisième ou quatrième lettre ou paquet depuis vingt jours.»
Note 19: (retour) Usbergo en italien; hauberk, habergeon, en anglais; haubert, haubergeon, en français, viendraient, suivant une note de Moore, de l'allemand hals-berg, mot-à-mot, montagne du cou. L'étymologie serait donc pour le sens de casque, armure qui surmonte et défend le cou; mais comme les dérivés anglais et français ont pris, par une catachrèse-synecdoque, le sens de cuirasse, il n'est pas improbable que le dérivé italien ait reçu la même extension. Le doute n'est donc pas résolu. (Notes du Trad.)
LETTRE CCCLXI.
À M. MURRAY.
Ravenne, 14 mars 1820.
«Je vous envoie ci-joint la Prophétie du Dante20: nommez-la d'ailleurs Vision ou autrement, peu importe. Là où j'ai donné plus d'une leçon (ce que j'ai fait souvent), vous adopterez celle que Gifford, Frere, Rose, Hobhouse, et les autres membres de votre sénat toscan jugeront la meilleure ou la moins mauvaise. La préface expliquera tout ce qui est explicable. Ce ne sont là que les quatre premiers chants: s'ils sont bien accueillis, je continuerai. Soignez, je vous prie, l'impression, et confiez la correction des citations italiennes à quelque homme instruit dans la langue.
Note 20: (retour) Il y avait primitivement dans ce poème trois vers d'une force et d'une sévérité remarquables, qui ne furent pas publiés, parce que le poète italien contre qui ils étaient dirigés vivait encore. Je les donnerai ici de mémoire.«La prostitution de sa muse et de sa femme, belles toutes deux, toutes deux déshonorées par lui, salera son pain et le fera vivre. (Note de Moore.)The prostitution of his muse and wife,
Both beautiful, and both by him debased,
Shall salt his bread and give him means of life.
»Il y a quatre jours, j'ai versé en voiture découverte, entre la rivière et une chaussée escarpée.--Nous avons eu nos roues mises en pièces, quelques légères meurtrissures, un étroit passage pour nous échapper, et voilà tout; mais il n'y a point eu de mal, quoique le cocher, le jockey, les chevaux et le carrosse fussent tous entremêlés comme des macaronis. Cet accident, suivant moi, est dû au cocher, qui a mal mené; mais celui-ci jure que c'est par une surprise des chevaux. Nous heurtâmes contre une borne sur le bord d'une chaussée escarpée, et nous dégringolâmes. Je sors ordinairement de la ville en voiture, et trouve mes chevaux de selle vers le pont: c'est dans ce trajet que nous avons échoué; mais je fis ma promenade à cheval, comme à l'ordinaire, après l'accident. On dit ici que nous sommes redevables à saint Antoine de Padoue (sans plaisanter, je vous assure),--qui fait treize miracles par jour,--de ce que nous n'avons pas eu plus de mal. Je ne fais aucune objection à ce que cela soit son quatorzième miracle dans les vingt-quatre heures. Ce saint préside, à ce qu'il paraît, aux voitures versées, et au salut des voyageurs en ce cas; on lui dédie des tableaux, etc., comme faisaient autrefois les marins à Neptune, d'après la grande mode romaine.
»Je me hâte de me dire votre tout dévoué.»
LETTRE CCCLXII.
À M. MURRAY.
Ravenne, 20 mars 1820.
«Je vous ai envoyé par le dernier courrier les quatre premiers chants de la Vision du Dante. Vous trouverez ci-joint, vers pour vers, en terza rima21, mètre dont vos polissons de lecteurs bretons ne connaissent rien encore, l'épisode de Françoise de Rimini. Vous savez qu'elle naquit ici, se maria et fut tuée par son mari, d'après Cary, Boyd et autres autorités pareilles. J'ai fait cela, vers pour vers et rime pour rime, pour essayer la possibilité d'un pareil tour de force dans la poésie anglaise. Vous ferez bien de le joindre aux poèmes que je vous ai déjà envoyés par les trois derniers courriers. Je ne vous permets pas de me jouer le tour que vous fîtes l'an dernier, en mettant en postscriptum, à la suite de Mazeppa, la prose que je vous avais envoyée, et dont je ne voulais pas la publication, sinon dans un ouvrage périodique, et vous, vous l'adjoignîtes là sans un mot d'explication. Si ce morceau est publié, publiez-le en regard de l'original, et avec la traduction de Pulci ou l'imitation de Dante. Je suppose que vous avez maintenant ces deux pièces et le Don Juan depuis long-tems22.»
Note 22: (retour) Suit cette traduction de l'épisode de Françoise de Rimini, tiré du cinquième chant de l'Enfer du Dante; elle ne peut offrir d'intérêt qu'en anglais même, comme objet de comparaison entre les deux poètes et les deux langues. Nous n'avons pas dû, comme nous l'avons déjà remarqué, traduire une traduction: nous n'avons fait exception que pour le Morgante Maggiore. Voir tome IV. (Notes du Trad.)
LETTRE CCCLXIV23.
À M. MURRAY.
Ravenne, 28 mars 1820.
Je vous envoie ci-jointe une Profession de foi dont vous voudrez bien vous donner la peine d'accuser réception par le plus prochain courrier. M. Hobhouse doit être chargé d'en surveiller l'impression. Vous pouvez d'ailleurs montrer préalablement la pièce à qui vous voudrez. Je désire savoir ce que sont devenues mes deux épîtres de saint Paul (traduites de l'arménien il y a trois ans ou même davantage), et de la lettre à R--ts, écrite l'automne dernier? Vous n'y avez donné aucune attention. Il y a deux paquets avec ceci.
»P. S. J'ai quelque idée de publier les Essais imités d'Horace, composés il y a dix ans,--si Hobhouse peut les déterrer parmi les paperasses laissées chez son père,--sauf quelques retranchemens et changemens à faire quand je verrai les épreuves.»
LETTRE CCCLXV.
À M. MURRAY.
Ravenne, 29 mars 1820.
«Vous recevrez ci-jointe une note sur Pope; j'ai enfin perdu toute patience à entendre l'atroce et absurde jargon que nos présens *** débitent par torrens sur le compte de Pope, et je suis déterminé à y tenir tête, autant qu'il est possible à un seul individu, tant en prose qu'en vers; et du moins la bonne volonté ne me manquera pas. Il n'y a pas moyen de supporter cela plus long-tems; et, si l'on continue; on détruira le peu qui reste de bon style et de goût parmi nous. J'espère qu'il y a encore quelques hommes de goût pour me seconder; sinon je combattrai seul, convaincu que c'est dans l'intérêt de la littérature anglaise.
Je vous ai envoyé dernièrement tant de paquets, vers et prose, que vous serez fatigué d'en payer le port, sinon de les lire. J'ai besoin de répondre à quelques passages de votre dernière lettre, mais je n'ai pas le tems, car il faut me botter et monter en selle, parce que mon capitaine Craigengelt (officier de la vieille armée italienne de Napoléon) attend, ainsi que mon groom et ma bête.
Vous m'avez prodigué la métaphore et je ne sais quoi encore sur le compte de Pulci, sur les moeurs, sur l'usage «d'aller sans vêtemens, comme nos ancêtres saxons.» D'abord, les Saxons «n'allaient pas sans vêtemens;» et, en second lieu, ils ne sont ni mes ancêtres, ni les vôtres; car les miens étaient Normands, et les vôtres, je le sais par votre nom, étaient Galliques. Et puis, je diffère d'opinion avec vous sur le «raffinement» qui a banni les comédies de Congreve. Les comédies de Sheridan ne sont-elles pas jouées pour les banquettes? Je sais, (en qualité d'ex-commissaire du théâtre) que l'École du Scandale24 était la plus mauvaise pièce du répertoire, en fait de recette. Je sais aussi que Congreve cessa d'écrire, parce que Mrs. Centlivre fit déserter ses comédies. Ainsi, ce n'est pas la décence, mais la stupidité qui fait tout cela, car Sheridan est un écrivain aussi décent qu'il faut être, et Congreve n'est pas pire que Mrs. Centlivre, dont Wilkes (l'acteur) a dit:25 «Non-seulement son théâtre doit être damné; mais elle-même aussi.» Il faisait allusion à Un coup hardi pour avoir femme. Mais enfin, et pour revenir au sujet, Pulci n'est point un écrivain indécent,--au moins dans son premier chant, comme vous devez à présent en être assuré par vos propres yeux.
»Vous parlez de raffinement:--Êtes-vous tous plus moraux? êtes-vous aussi moraux? Pas du tout. Je sais, moi, ce que c'est que le monde en Angleterre, pour avoir connu moi-même, par expérience, le meilleur,--du moins le plus élevé; et je l'ai peint partout comme on le trouve en tous lieux.
»Mais revenons. J'aimerais à voir les épreuves de ma réponse, parce qu'il y aura quelque chose à retrancher ou à changer. Mais, je vous en prie, faites-la imprimer avec soin. Répondez-moi, quand vous le pourrez commodément. Tout à vous.»
LETTRE CCCLXVI.
A M. HOPPNER.
Ravenne, 31 mars 1820.
........................................................................................
«Ravenne continue le même train que je vous ai déjà décrit. Conversazioni durant tout le carême, et beaucoup plus agréables qu'à Venise. Il y a de petits jeux de hasard, c'est-à-dire le faro, où l'on ne peut mettre plus d'un schelling ou deux,--des tables pour d'autres jeux de cartes, et autant de caquet et de café qu'il vous plaît; tout le monde fait et dit ce qu'il lui plaît, et je ne me rappelle aucun événement désagréable, si ce n'est d'avoir été trois fois faussement accusé de boutade, et une fois volé de six pièces de six pence par un noble de la ville, un comte----. Je ne soupçonnai pas l'illustre délinquant; mais la comtesse V---- et le marquis L---- m'en avertirent directement, et me dirent que c'était une habitude qu'il avait de gripper l'argent quand il en voyait devant lui: mais je ne l'actionnai pas pour le remboursement, je me contentai de lui dire que s'il recommençait, je préviendrais moi-même la loi.
»Il doit y avoir un théâtre en avril et une foire, et un opéra,--puis un autre opéra en juin, outre le beau tems, don de la nature, et les promenades à cheval dans la forêt de pins. Mes respects les plus plus profonds à Mrs. Hoppner, et croyez-moi, etc.
»P. S. Pourriez-vous me donner une note de ce qui reste de livres à Venise? Je n'en ai pas besoin, mais je veux savoir si le peu qui ne sont pas ici sont là-bas, et n'ont pas été perdus en route. J'espère, et j'aime à croire que vous avez reçu votre vin en bon état, et qu'il est buvable. Allégra est, je crois, plus jolie, mais aussi obstinée qu'une mule et aussi goulue qu'un vautour. Sa santé est bonne, à en juger par son teint,--son caractère tolérable, sauf la vanité et l'entêtement. Elle se croit belle, et veut tout faire comme il lui plaît.»
LETTRE CCCLVII.
A M. MURRAY.
Ravenne, 9 avril 1820.
«Au nom de tous les diables de l'imprimerie, pourquoi n'avez-vous pas accusé réception du second, troisième et quatrième paquets; savoir, de la traduction et du texte de Pulci, des poésies Dantiques26, des observations, etc.? Vous oubliez que vous me laissez dans l'eau bouillante, jusqu'à ce que je sache si ces compositions sont arrivées, ou si je dois avoir l'ennui de les recopier.................. ................
»Avez-vous reçu la crème des traductions, Françoise de Rimini, épisode de l'Enfer? Quoi! je vous ai envoyé un magasin de friperie le mois dernier; et vous n'éprouvez aucune sorte de sentiment! Un pâtissier aurait eu une double reconnaissance, et m'aurait remercié au moins pour la quantité.
»Pour rendre la lettre plus lourde, j'y renferme pour vous la circulaire du cardinal-légat (notre Campéius) pour sa conversazione de ce soir. C'est l'anniversaire du tiare-ment27 du pape, et tous les chrétiens bien élevés, même ceux de la secte luthérienne, doivent y aller et se montrer civils. Et puis il y aura un cercle, une table de faro (pour gagner ou perdre des schelings, car on ne permet pas de jouer gros jeu), et tout le beau sexe, la noblesse et le clergé de Ravenne. Le cardinal lui-même est un bon petit homme, evêque de Muda, et ici légat,--honnête croyant dans toutes les doctrines de l'église. Il garde sa gouvernante depuis quarante ans....... mais il est réputé pour homme pieux et moral.
»Je ne suis pas tout-à-fait sûr que je ne serai point parmi vous cet automne; car je trouve que l'affaire ne va pas--entre les mains des fondés de pouvoir et des légistes--comme elle devrait aller avec une célérité raisonnée. On diffère sur le compte des investitures en Irlande.
Entre le diable et la profonde mer,
Entre le légiste et le fondé de pouvoir28,
je me trouve fort embarrassé; et il y a une si grande perte de tems parce que je ne suis pas sur le lieu même, avec les réponses, les délais, les dupliques, qu'il faudra peut-être que je vienne jeter un coup-d'oeil là-dessus: car l'un conseille d'agir, l'autre non, en sorte que je ne sais quel moyen prendre; mais peut-être pourra-t-on terminer sans moi.
»Votre, etc.
»P. S. J'ai commencé une tragédie sur le sujet de Marino Faliero, doge de Venise; mais vous ne la verrez pas de six ans, si vous n'accusez réception de mes paquets avec plus de vitesse et d'exactitude. Écrivez toujours, au moins une ligne, par le retour du courrier, quand il vous arrive autre chose qu'une pure et simple lettre.
»Adressez directement à Ravenne; cela économise une semaine de tems et beaucoup de port.»
LETTRE CCCLVIII.
A M. MURRAY.
Ravenne, 16 avril 1820.
«Les courriers se succèdent sans m'apporter de vous la nouvelle de la réception des différens paquets (le premier excepté) que je vous ai envoyés pendant ces deux mois, et qui tous doivent être arrivés depuis long-tems; et comme ils étaient annoncés dans d'autres lettres, vous devriez au moins dire s'ils sont venus ou non. Je n'espère pas que vous m'écriviez de fréquentes et longues lettres, vu que votre tems est fort occupé; mais quand vous recevez des morceaux qui ont coûté quelque peine pour être composés, et un grand embarras pour être copiés, vous devriez au moins me mettre hors d'inquiétude, en en accusant immédiatement réception, par le retour du courrier, à l'adresse directe de Ravenne. Sachant ce que sont les postes du continent, je suis naturellement inquiet d'apprendre qu'ils sont arrivés; surtout comme je hais le métier de copiste, à un tel point que s'il y avait un être humain qui pût copier mes manuscrits raturés, il aurait pour sa peine tout ce qu'ils peuvent jamais rapporter. Tout ce que je désire, ce sont deux lignes, où vous diriez: «tel jour, j'ai reçu tel paquet.» Il y en a au moins six que vous n'avez pas accusés: c'est manquer de bonté et de courtoisie.
»J'ai d'ailleurs une autre raison pour désirer de vous prompte réponse: c'est qu'il se brasse en Italie quelque chose qui bientôt détruira toute sécurité dans les communications, et fera fuir nos Anglais-voyageurs dans toutes les directions, avec le courage qui leur est ordinaire dans les tumultes des pays étrangers. Les affaires d'Espagne et de France ont mis les Italiens en fermentation; et il ne faut pas s'en étonner, ils ont été trop long-tems foulés. Ce sera un triste spectacle pour votre élégant voyageur, mais non pour le résident, qui naturellement désire qu'un peuple se relève. Je resterai, si les nationaux me le permettent, pour voir ce qu'il en adviendra, et peut-être pour prendre rang avec eux, comme Dugald Dalgetty et son cheval, en cas d'affaire: car je regarderai comme le spectacle le plus intéressant du monde, le moment où je verrai les Italiens renvoyer les barbares de toute nation dans leurs cavernes. J'ai vécu assez long-tems parmi eux pour les aimer comme nation plus qu'aucun autre peuple dans le monde; mais ils manquent d'union, ils manquent de principes, et je doute de leur succès. Toutefois, ils essaieront probablement, et s'ils le font, ce sera une bonne cause. Nul Italien ne peut haïr un Autrichien plus que je ne le fais; si ce ne sont les Anglais, les Autrichiens me semblent être la plus mauvaise race sous les cieux. Mais je doute, s'il se fait quelque chose, que tout se passe aussi tranquillement qu'en Espagne. Certainement les révolutions ne doivent pas se faire à l'eau-rose, là où les étrangers sont maîtres.
»Écrivez tandis que vous le pouvez, car il ne tient qu'à un fil qu'il n'y ait pas un remue-ménage qui retarde bientôt la malle-poste.
»Votre, etc.»
LETTRE CCCLXIX.
A M. HOPPNER.
Ravenne, 18 avril 1820.
«J'ai fait écrire à Siri et à Willhalm pour qu'ils m'envoient avec Vincenza, dans une barque, les lits de camp et les épées que je confiai à leurs soins lors de mon départ de Venise. Il y a aussi plusieurs livres de bonne poudre de Manton dans une boîte en vernis du Japon; mais à moins que je fusse sûr de les recevoir de V---- sans crainte de saisie, je ne voudrais pas l'aventurer. Je puis la faire entrer ici, par le moyen d'un employé des douanes, qui m'a offert de la mettre à terre pour moi; mais j'aimerais à être assuré qu'elle ne courra aucun risque en sortant de Venise. Je ne voudrais pas la perdre pour son poids en or:--il n'y en a pas de pareille en Italie.
»Je vous ai écrit il y a environ une semaine, et j'espère que vous êtes en bonne santé et bonne humeur. Sir Humphrey Davy29 est ici, et il était hier soir chez le cardinal. Comme j'y avais été le dimanche précédent, et qu'il faisait chaud hier, je n'y suis point allé, ce que j'eusse fait si j'avais pensé y rencontrer l'homme de la chimie. Il m'a fait visite ce matin, et j'irai le chercher à l'heure du corso. Je crois qu'aujourd'hui lundi, nous n'avons pas grande conversazione, mais seulement la réunion de famille chez le marquis Cavalli, où je vais quelquefois comme parent, de sorte que si sir Davy ne demeure pas ici un jour ou deux, nous nous rencontrerons difficilement en public. Le théâtre doit ouvrir en mai, pour la foire, s'il n'y a pas un remue-ménage dans toute l'Italie à cette époque.--Les affaires d'Espagne ont excité une fièvre constitutionnelle, et personne ne sait comment cela finira:--il est nécessaire qu'il y ait un commencement.
»Votre, etc.
»P. S. Mes bénédictions à Mrs. Hoppner. Comment va votre petit garçon? Allegra grandit, et elle a cru en bonne mine et en obstination.»
LETTRE CCCLXX.
A M. MURRAY.
Ravenne, 23 avril 1820.
«Les épreuves ne contiennent pas les dernières stances du second chant30, mais finissent brusquement par la 105e stance.
»Je vous ai dit, il y a long-tems, que les nouveaux chants n'étaient pas bons, et je vous en ai donné la raison. Songez que je ne vous oblige pas à les publier; vous les supprimerez si vous voulez, mais je ne puis rien changer. J'ai biffé les six stances sur ces deux imposteurs,---- (ce qui, je suppose, vous causera un grand plaisir), mais je ne puis faire davantage. Je ne puis ni rien ajouter, ni rien remplacer; mais je vous donne la liberté de tout mettre au feu, si vous le voulez, ou de ne pas publier, et je crois que c'est assez.
»Je vous ai dit que je continuais à écrire sans bonne volonté;--que j'avais été, non effrayé, mais blessé par la criaillerie, et que d'ailleurs, quand j'écrivais en novembre dernier, j'étais malade de corps, et dans une très-grande peine d'esprit à propos de quelques affaires particulières. Mais vous vouliez avoir l'oeuvre: aussi vous l'envoyai-je; et pour la rendre plus légère, je la coupai en deux parts,--mais je ne saurais la rapiécer. Je ne puis saveter.......................--Finissons, car il n'y a pas de remède; mais je vous laisse absolument libre de supprimer le tout à votre gré.
»Quant au Morgante Maggiore, je n'en supprimerai pas un vers. Il peut être mis en circulation ou non; mais toute la critique du monde n'atteindra pas un vers, à moins que ce ne soit pour vice de traduction. Or vous dites, et je dis, et d'autres personnes disent que la traduction est bonne; ainsi donc il faut qu'elle soit mise sous presse telle qu'elle est. Pulci doit répondre de sa propre irréligion: je ne réponds que de la traduction............ ....................................................................
»Faites, je vous prie, revoir la prochaine fois par M. Hobhouse les épreuves du texte italien: cette fois-ci, tandis que je griffonne pour vous, elles sont corrigées par une femme qui passe pour la plus jolie de la Romagne et même des Marches jusqu'à Ancône.
»Je suis content que vous aimiez ma réponse à vos questions sur la société italienne. Il est convenable que vous aimiez quelque chose, et le diable vous emporte.
»Mes amitiés à Scott. J'ai une opinion plus haute du titre de chevalier depuis qu'il en a été décoré. Soit dit en passant, c'est le premier poète qui ait été anobli pour son talent dans la Grande-Bretagne: cela n'était arrivé auparavant que chez l'étranger; mais sur le continent, les titres sont universels et sans valeur. Pourquoi ne m'envoyez-vous pas Ivanhoe et le Monastère? Je n'ai jamais écrit à sir Walter, car je sais qu'il a mille choses à faire, et moi rien; mais j'espère le voir à Abbotsford avant peu, et je ferai couler son vin clairet avec lui, quoique, devenu abstème en Italie, je n'aie plus qu'une cervelle peu intéressante pour une réunion écossaise inter pocula. J'aime Scott et Moore, et tous les bons frères; mais je hais et j'abhorre cette cohue bourbeuse de sangsues que vous avez mise dans votre troupe.
»Votre, etc.
»P. S. Vous dites qu'une moitié est très-bonne: vous avez tort; car, s'il en était ainsi, ce serait le plus beau poème du monde. Où donc est la poésie dont la moitié soit bonne? Est-ce l'Énéide? Sont-ce les vers de Milton? de Dryden? De qui donc, hormis Pope et Goldsmith, dont tout est bon? et encore ces deux derniers sont les poètes que vos poètes de marais voudraient fronder. Mais si, dans votre opinion, la moitié des deux nouveaux chants est bonne, que diable voulez-vous de plus? Non, non--nulle poésie n'est généralement bonne:--ce n'est jamais que par bonds et par élans,--et vous êtes heureux de trouver un éclair çà et là. Vous pourriez aussi bien demander toutes les étoiles en plein minuit que la perfection absolue en vers.
»Nous sommes ici à la veille d'un remue-ménage. La nuit dernière, on a placardé sur tous les murs de la ville: Vive la république! et Mort au pape! etc., etc. Ce ne serait rien à Londres, où les murs sont privilégiés; mais ici, c'est autre chose: on n'est pas accoutumé à de si terribles placards politiques. La police, est sur le qui-vive, et le cardinal paraît pâle à travers sa pourpre.»
24 avril 1820, huit heures du soir.
«La police a été tout le jour à la recherche des auteurs des placards, mais elle n'a rien pris encore. On doit avoir passé toute la nuit à afficher; car les Vive la république!--Mort au pape et aux prêtres! sont innombrables, et collés sur tous les palais: le nôtre en a une abondante quantité. Il y a aussi: A bas la noblesse! Quant à cela, elle est déjà assez bas. Vu la violence de la pluie et du vent qui sont survenus, je ne suis pas sorti pour battre le pays; mais je monterai à cheval demain, et prendrai mon galop parmi les paysans, qui sont sauvages et résolus, et chevauchent toujours le fusil en main. Je m'étonne qu'on ne soupçonne pas les donneurs de sérénades; car on joue ici de la guitare toute la nuit, comme en Espagne, sous les fenêtres de ses maîtresses.
»Parlant de politique, comme dit Caleb Quotem, regardez, je vous prie, la conclusion de mon Ode sur Waterloo, écrite en 1815; et, la rapprochant de la catastrophe du duc de Berry en 1820, dites-moi si je n'ai pas un assez bon droit au titre de vates31, dans les deux sens du mot, comme Fitzgerald et Coleridge.
«Des larmes de sang couleront encore32.»
»Je ne prétends pas prévoir à cette distance ce qui arrivera parmi vous autres Anglais, mais je prophétise un mouvement en Italie: dans ce cas, je ne sais pas si je n'y mettrai pas la main. Je déteste les Autrichiens, et crois les Italiens scandaleusement opprimés; et si l'on donne le signal, pourquoi pas? Je recommanderai «l'érection d'un petit fort à Drumsnab,» comme Dugald Dalgetty.»
LETTRE CCCLXXI.
A M. MURRAY.
Ravenne, 8 mai 1820.
«Comme vous ne m'avez pas r'écrit, intention que votre lettre du 7 courant indiquait, je dois présumer que la Prophétie du Dante n'a pas été jugée meilleure que les pièces qui l'avaient précédée, aux yeux de votre illustre synode. En ce cas, vous éprouvez un peu d'embarras. Pour y mettre fin, je vous répète que vous ne devez pas vous considérer comme obligé ou engagé à publier une composition, par cela seul qu'elle est de moi, mais toujours agir conformément à vos vues, à vos opinions ou à celles de vos amis; et demeurez sûr que vous ne m'offenserez en aucune façon en refusant l'article, pour me servir de la phrase technique. Quant aux observations en prose sur l'attaque de John Wilson, je n'entends point les faire publier à présent; et j'envoie des vers à M. Kinnaird (je les écrivis l'an dernier en traversant le Pô), vers qu'il ne faut pas qu'il publie. Je mentionne cela, parce qu'il est probable qu'il vous en donnera une copie. Souvenez-vous-en, je vous prie, attendu que ce sont de purs vers de société, relatifs à des sentimens et des passions privés. De plus, je ne puis consentir à aucune mutilation ou omission dans l'oeuvre de Pulci: le texte original en a toujours été exempt dans l'Italie même, métropole de la chrétienté, et la traduction ne le serait pas en Angleterre, quoique vous puissiez regarder comme étrange qu'on ait permis une telle liberté au Morgante pendant plusieurs siècles, tandis que l'autre jour on a confisqué la traduction entière du premier chant de Childe-Harold, et persécuté Leoni, le traducteur.--Lui-même me l'écrit, et je le lui aurais dit s'il m'avait consulté avant la publication. Ceci montre combien la politique intéresse plus les hommes dans ces contrées que la religion. Une demi-douzaine d'invectives contre la tyrannie font confisquer Childe-Harold en un mois, et vingt-huit chants de plaisanteries contre les moines, les chevaliers et le gouvernement de l'église, sont laissés en liberté pendant des siècles: je transcris le récit de Leoni.
«Non ignorerà forse che la mia versione del 4º canto del Childe-Harold fu confiscata in ogni parte; ed io stesso ho dovuto soffrir vessazioni altrettanto ridicole quanto illiberali, ad arte che alcuni versi fossero esclusi dalla censura. Ma siccome il divieto non fa d'ordinario che accrescere la curiosità, così quel carme sull'Italia è ricercato più che mai, e penso di farlo ristampare in Inghilterra senza nulla escludere. Sciagurata condizione di questa mia patria! se patria si può chiamare una terra così avvilita dalla fortuna, dagli uomini, da se medesima33.»
Note 33: (retour) «Vous n'ignorez peut-être pas que ma traduction du quatrième chant de Childe-Harold a été confisquée partout, et moi-même j'ai dû souffrir des vexations aussi ridicules qu'illibérales, parce que la censure a trouvé quelques vers à retrancher. Mais comme la défense ne fait d'ordinaire qu'accroître la curiosité, ce poème est plus que jamais recherché en Italie, et je songe à le faire réimprimer en Angleterre sans rien retrancher. Malheureuse condition de ma patrie! si l'on peut nommer patrie une terre avilie par la fortune, par les hommes et par elle-même.»»Rose vous traduira cela. A-t-il eu sa lettre? je l'ai envoyée dans une des vôtres, il y a quelques mois. Je dissuaderai Leoni de publier ce poème, ou bien il peut lui arriver de voir l'intérieur du château Saint-Ange. La dernière pensée de sa lettre est le commun et pathétique sentiment de tous ses compatriotes.
Sir Humphrey Davy était ici la dernière quinzaine, et j'ai joui de sa société chez une fort jolie Italienne de haut rang, qui, pour déployer son érudition en présence du grand chimiste, décrivant sa quatorzième visite au mont Vésuve, demanda «s'il n'y avait pas un semblable volcan en Irlande.» Le seul volcan irlandais que je connusse était le lac de Killarney, que je pensai naturellement être désigné par la dame; mais une seconde pensée me fit deviner qu'elle voulait parler de l'Islande et de l'Hécla:--et il en était ainsi, quoiqu'elle ait soutenu sa topographie volcanique pendant quelque tems avec l'aimable opiniâtreté du beau sexe. Elle se tourna bientôt après vers moi, et m'adressa diverses questions sur la philosophie de sir Humphrey, et j'expliquai aussi bien qu'un oracle le talent qu'il avait déployé dans la construction de la lampe de sûreté contre le gaz inflammable, et dans la restauration des manuscrits de Pompéïa. «Mais comment l'appelez-vous? dit-elle.--Un grand chimiste, répondis-je.--Que peut-il faire? reprit-elle.--Presque tout, lui dis-je.--Oh! alors, mio caro, demandez-lui, je vous prie, qu'il me donne quelque chose pour teindre mes sourcils en noir. J'ai essayé mille choses, et toutes les couleurs s'en vont; et d'ailleurs, mes sourcils ne croissent pas: peut-il inventer quelque chose pour les faire croître?» Tout cela fut dit avec le plus grand empressement; et ce dont vous serez surpris, c'est que la jeune Italienne n'est ni ignorante ni sotte, mais vraiment bien élevée et spirituelle. Mais toutes parlent comme des enfans quand elles viennent de quitter leurs couvens; et, après tout, elles valent mieux qu'un bas-bleu anglais. Je n'ai pas parlé à sir Humphrey de ce dernier morceau de philosophie, ne sachant pas comment il le prendrait. Davy était fort épris de Ravenne et de l'italianisme PRIMITIF du peuple, qui est inconnu aux étrangers; mais il ne s'est arrêté qu'un jour.
»Envoyez-moi des romans de Scott et quelques nouvelles.
»P. S. J'ai commencé et poussé jusqu'au second acte une tragédie sur la conspiration du doge, c'est-à-dire sur l'histoire de Marino Faliero; mais mes sentimens actuels sont si peu encourageans sur ce point, que je commence à croire que j'ai usé mon talent, et je continue sans grande envie de trouver une veine nouvelle.
»Je songe quelquefois (si les Italiens ne se soulèvent pas) à retourner en Angleterre dans l'automne, après le couronnement (où je ne voudrais point paraître, à cause du schisme de ma famille); mais je ne puis rien décider encore. Le pays doit être considérablement changé depuis que je l'ai quitté, il y a déjà plus de quatre ans.»
LETTRE CCCLXXII.
A M. MURRAY.
Ravenne, 20 mars 1820.
«Mon cher Murray, mes respects à Thomas Campbell, et indiquez-lui de ma part, avec bonne-foi et amitié, trois erreurs qu'il doit rectifier dans ses Poètes. Premièrement, il dit que les personnages du Guide de Bath d'Anstey sont pris de Smollett; c'est impossible:--le Guide fut publié en 1766 et Humphrey Clinker en 1771;--dunque, c'est Smollett qui est redevable à Anstey. Secondement, il ne sait pas à qui Cowper fait allusion quand il dit «qu'il y eut un homme qui bâtit une église à Dieu, puis blasphéma son nom.» C'était Voltaire dont veut parler ce calviniste maniaque et poète manqué. Troisièmement, il cite de travers et gâte un passage de Shakspeare.
«Dorer l'or fin, et peindre le lis, etc.34.»
»Or, Tom est un bon garçon, mais il doit être correct: car la première faute est une injustice (envers Anstey), la seconde un manque de savoir, la troisième une bévue. Dites-lui tout cela, et qu'il le prenne en bonne part; car j'aurais pu recourir à une Revue et le frotter;--au lieu que j'agis en chrétien.
»Votre, etc.»
LETTRE CCCLXXIII.
A M. MURRAY.
Ravenne, 20 mars 1820.
»D'abord, et avant tout, vous deviez vous hâter de remettre à Moore ma lettre du 2 janvier, que je vous donnais le pouvoir d'ouvrir, mais que je désirais être remise en hâte. Vous ne devriez réellement pas oublier ces petites choses, parce que de ces oublis naissent les désagrémens entre amis. Vous êtes un homme excellent, un grand homme, et vous vivez parmi les grands hommes, mais songez, je vous prie, à vos amis et auteurs absens.
»En premier lieu, j'ai reçu vos paquets; puis une lettre de Kinnaird, sur la plus urgente affaire: une autre de Moore, concernant une importante communication à lady Byron; une quatrième de la mère d'Allegra; et cinquièmement, à Ravenne, la comtesse G---- est à la veille du divorce.--Mais le public italien est de notre côté, particulièrement les femmes,--et les hommes aussi, parce qu'ils disent qu'il n'avait que faire de prendre la chose à coeur après un an de tolérance. Tous les parens de la comtesse (qui sont nombreux, haut placés et puissans) sont furieux contre lui à cause de sa conduite. Je suis prévenu de me tenir sur mes gardes, parce qu'il est fort capable d'employer les sicarii.--Ce mot est aussi latin qu'italien, ainsi vous pouvez le comprendre; mais j'ai des armes, et je ne songe point à ses gueux, persuadé que je pourrai les poivrer s'ils ne viennent pas à l'improviste, et que, dans le cas contraire, on peut finir aussi bien de cette façon qu'autrement; et cela d'ailleurs vous servirait d'avertissement.
«On peut échapper à la corde ou au fusil,
Mais celui qui prend femme, femme, femme, etc.»
»P. S. J'ai jeté les yeux sur les épreuves, mais Dieu sait comment. Songez à ce que j'ai en main, et que le courrier part demain.--Vous souvenez-vous de l'épitaphe de Voltaire?
«Ci-git l'enfant gâté, etc.
»L'original est dans la correspondance de Grimm et Diderot, etc., etc.»
LETTRE CCCLXXIV.
A M. MOORE.
Ravenne, 24 mars 1820.
«Je vous ai écrit il y a peu de jours. Il y a aussi pour vous une lettre de janvier dernier chez Murray; elle vous expliquera pourquoi je suis ici. Murray aurait dû vous la remettre depuis long-tems. Je vous envoie ci-joint une lettre d'une de vos compatriotes résidant à Paris, qui a ému mes entrailles. Vous aurez, si vous pouvez, la bonté de vous enquérir si cette femme m'a dit vrai, et je l'aiderai autant qu'il me sera possible,--mais non pas suivant l'inutile mode qu'elle propose. Sa lettre est évidemment non étudiée, et si naturelle, que l'orthographe même est aussi dans l'état de nature. C'est une pauvre créature, malade et isolée, qui songe pour dernière ressource à nous traduire, vous ou moi, en français! A-t-on jamais eu pareille idée? Cela me semble le comble du désespoir. Prenez, je vous prie, des informations, et faites-les moi connaître; et si vous pouvez tirer ici sur moi un billet de quelques centaines de francs, chez votre banquier, j'y ferai honneur comme de raison,--c'est-à-dire, si cette femme n'en impose pas35. En ce cas, faites-le moi savoir, afin que je puisse vous faire rembourser par mon banquier Longhi de Bologne, car je n'ai pas moi-même de correspondant à Paris; mais dites à cette femme qu'elle ne nous traduise pas;--si elle le fait, ce sera la plus noire ingratitude.
Note 35: (retour) Suivant le désir de Byron, j'allai chez la jeune dame, avec un rouleau de quinze ou vingt napoléons, pour le lui présenter de la part de sa seigneurie; mais, avec une fierté honorable, ma jeune compatriote refusa le présent, en disant que Lord Byron s'était mépris sur l'objet de sa demande, qui avait pour but d'obtenir qu'il lui donnât quelques pages de ses ouvrages avant leur publication, la mît ainsi à même de préparer de nouvelles traductions pour les libraires français, et lui fournît le moyen de gagner sa vie. (Note de Moore.)»J'ai reçu une lettre (non pas du même genre, mais en français et dans un sens de flatterie), de Mme Sophie Gail, de Paris, que je prends pour l'épouse d'un Gallo-Grec36 de ce nom. Qui est-elle? et qu'est-elle? et comment a-t-elle pris intérêt à ma poésie et à l'auteur? Si vous la connaissez, offrez-lui mes complimens, et dites-lui que, ne faisant que lire le français, je n'ai pas répondu à sa lettre, mais que je l'aurais fait en italien, si je n'eusse craint qu'on n'y trouvât quelque affectation. Je viens de gronder mon singe d'avoir déchiré le cachet de la lettre de Mme Gail, et d'avoir abîmé un livre où je mets des feuilles de rose. J'avais aussi une civette ces jours derniers; mais elle s'est enfuie après avoir égratigné la joue de mon singe, et je suis encore à sa recherche. C'était le plus farouche animal que j'eusse jamais vu, et semblable à---- en mine et en manières.
»J'ai un monde de choses à vous dire; mais comme elles ne sont pas encore parvenues au dénouement je ne me soucie pas d'en commencer l'histoire avant qu'elle ne soit achevée. Après votre départ, j'eus la fièvre; mais je recouvrai la santé sans quinquina. Sir Humphrey Davy était ici dernièrement, et il a beaucoup goûté Ravenne. Il vous dira tout ce que vous pourrez désirer savoir sur ce lieu et sur votre humble serviteur.
»Vos appréhensions (dont Scott est la cause) ne sont pas fondées. Il n'y a point de dommages-intérêts dans ce pays, mais il y aura probablement une séparation, comme la famille de la dame, puissante par ses relations, est fort déclarée contre le mari à cause de toute sa conduite;--lui est vieux et obstiné;--elle est jeune, elle est femme, et déterminée à tout sacrifier à ses affections. Je lui ai donné le meilleur avis; savoir, de rester avec lui;--je lui ai représenté l'état d'une femme séparée (car les prêtres ne laissent les amans vivre ouvertement ensemble qu'avec la sanction du mari), et je lui ai fait les réflexions morales les plus exquises,--mais sans résultat. Elle dit: «Je resterai avec lui, s'il vous laisse près de moi. Il est dur que je doive être la seule femme de la Romagne qui n'ait pas son amico; mais, s'il ne veut pas, je ne vivrai point avec lui, et quant aux conséquences, l'amour, etc., etc., etc.» Vous savez comme les femmes raisonnent en ces occasions. Le mari dit qu'il a laissé aller la chose jusqu'à ce qu'il ne pût plus se taire. Mais il a besoin de la garder et de me renvoyer; car il ne se soucie pas de rendre la dot et de payer une pension alimentaire. Les parens de la dame sont pour la séparation; parce qu'ils le détestent,--à la vérité comme tout le monde. La populace et les femmes sont, comme d'ordinaire, pour ceux qui sont dans leur tort, savoir, la dame et son amant. Je devrais me retirer; mais l'honneur, et un érysipèle qui l'a prise, m'en empêchent,--pour ne point parler de l'amour, car je l'aime complètement, toutefois pas assez pour lui conseiller de tout sacrifier à une frénésie. Je vois comment cela finira; elle sera la seizième Mrs. Shuffleton.
»Mon papier est fini, et ma lettre doit l'être.
»Tout à vous pour toujours.
B.
»P. S. Je regrette que vous n'ayez pas complété les Italian Fudges. Dites-moi, je vous prie, comment êtes-vous encore à Paris? Murray a quatre ou cinq de mes compositions entre les mains:--le nouveau Don Juan, que son synode d'arrière-boutique n'admire pas;--une traduction excellente du premier chant de Morgante Maggiore de Pulci;--une dito fort brève de Dante, moins approuvée;--la Prophétie de Dante, grand et digne poème, etc.;--une furieuse Réponse en prose aux Observations de Blackwood sur Don Juan, avec une rude défense de Pope,--propre à faire un remue-ménage. Les opinions ci-dessus signalées sont de Murray et de son stoïque sénat;--vous formerez la vôtre, quand vous verrez les pièces.
»Vous n'avez pas grande chance de me voir, car je commence à croire que je dois finir en Italie.--Mais si vous venez dans ma route, vous aurez un plat de macaronis. Parlez-moi; je vous prie, de vous et de vos intentions.
»Mes fondés de pouvoir vont prêter au comte Blessington soixante mille livres sterling (à six pour cent), sur une hypothèque à Dublin. Songez seulement que je vais devenir légalement un absentee d'Irlande.»
LETTRE CCCLXXV.
A M. HOPPNER.
«Un Allemand nommé Ruppsecht m'a envoyé, Dieu sait pourquoi, plusieurs gazettes allemandes dont je ne déchiffre pas un mot ni une lettre. Je vous les envoie ci-jointes pour vous prier de m'en traduire quelques remarques, qui paraissent être de Goëthe, sur Manfred;--et si j'en puis juger par deux points d'admiration (que nous plaçons généralement après quelque chose de ridicule), et par le mot hypochondrisch, elles ne sont rien moins que favorables. J'en serais fâché, car j'eusse été fier d'un mot d'éloge de Goëthe; mais je ne changerai pas d'opinion à son égard, si rude qu'il puisse être. Me pardonnerez-vous la peine que je vous donne, et aurez-vous cette bonté?--Ne songez pas à rien adoucir.--Je suis un littérateur à l'épreuve,--ayant entendu dire du bien et du mal de moi dans la plupart des langues modernes.
»Croyez-moi, etc.»