Œuvres complètes de lord Byron, Tome 12: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
LETTRE CCCCI.
A M. MOORE.
Ravenne, 9 décembre 1820.
«Outre cette lettre, vous recevrez trois paquets contenant, somme toute, dix-huit autres feuilles de Memoranda, qui, je le crains, vous coûteront plus de frais de port que ne rapportera leur impression dans le siècle prochain. Au lieu d'attendre si long-tems, si vous pouviez en faire quelque chose maintenant en cas de survivance (c'est-à-dire après ma mort), je serais fort content,--attendu qu'avec tout le respect dû à votre progéniture, je vous préfère à vos petits-enfans. Croyez-vous que Longman ou Murray voulussent avancer une certaine somme à présent, en s'engageant à ne pas publier avant mon décès?--Qu'en dites-vous?
»Je vous laisse sur ces dernières feuilles un pouvoir discrétionnaire, parce qu'elles contiennent peut-être une ou deux choses d'une trop dure sincérité envers le public. Si je consens à ce que vous disposiez maintenant de ces Mémoires, où est le mal? Les goûts peuvent changer. Je voudrais, à votre place, essayer d'en disposer, non les publier; et si vous me survivez (comme cela est fort probable), ajoutez ce qu'il vous plaira de ce que vous savez vous-même; mais surtout contredisez-moi, si j'ai parlé à faux; car mon principal but est la vérité, même à mes propres dépens.
»J'ai quelques notions de votre compatriote Muley Moloch. Il m'a écrit plusieurs lettres sur le christianisme pour me convertir, et, en conséquence, si je n'avais pas été déjà chrétien, je le serais probablement à présent. Je pensai qu'il y avait en lui un talent sauvage, mêlé à un nécessaire levain d'absurdité,--comme cela doit être à l'égard de tout talent, lâché sur le monde sans martingale......................
»J'ai d'énormes quantités de papiers en Angleterre, tant pièces
originales que traductions,--une tragédie, etc., etc.; et je copie
maintenant un cinquième chant de Don Juan, en cent quarante-neuf
stances.....................
...................
..................................................................
»Dans ce pays-ci on court aux armes; mais je ne veux point parler politique. Parlons de la reine, de son bain et de sa bouteille,--ce sont les seules bigarrures du jour.
»Si vous rencontrez quelques-unes de mes connaissances, saluez-les de ma part. Les prêtres essaient ici de me persécuter,--mais je m'en moque.
»Votre, etc.»
LETTRE CCCCII.
A M. MOORE.
Ravenne, 9 décembre 1820.
«J'ouvre ma lettre pour vous raconter un fait, qui vous montrera l'état de ce pays mieux que je ne puis le faire. Le commandant des troupes est à présent un cadavre gisant dans ma maison. Il a été tué d'un coup d'arme à feu, à huit heures passées, à deux cents pas environ de ma porte. J'endossais ma redingote pour rendre visite à madame la comtesse G***, quand j'entendis le coup. En arrivant dans la salle, je trouvai tous mes domestiques sur le balcon, s'écriant qu'un homme avait été assassiné. Sur-le-champ je courus en bas, en exhortant Tita (le plus brave de tous) à me suivre. Le reste voulait nous empêcher de sortir, parce que tout le monde ici a, ce me semble, la coutume de fuir loin du daim abattu. Toutefois, nous descendîmes, et trouvâmes l'individu gisant sur le dos, près de mourir, sinon tout-à-fait mort, avec cinq blessures, une au coeur, deux à l'estomac, une au doigt, et l'autre au bras. Quelques soldats voulurent m'empêcher de passer. Cependant nous passâmes, et je trouvai Diego, l'adjudant, se désolant comme un enfant,--un chirurgien qui ne s'occupait nullement de sa profession,--un prêtre qui saccadait une prière tremblante, et le commandant, pendant tout ce tems, sur son dos, sur le dur et froid pavé, sans lumière ni secours, ni rien autour de lui que la confusion et l'épouvante.
»Comme personne ne pouvait ou ne voulait rien faire que hurler et prier, et que nul n'aurait remué du doigt le malheureux dans la crainte des conséquences, je perdis patience,--fis prendre le corps à mon domestique et à une couple de personnes de la foule,--emmenai deux soldats pour la garde,--dépêchai Diego au cardinal pour lui annoncer la nouvelle, et fis monter le commandant dans mon appartement. Mais c'était trop tard, il était fini,--sans être défiguré;--il avait perdu tout son sang à l'intérieur:--on n'en obtint pas au-dehors plus d'une ou deux onces.
»Je le fis déshabiller en partie,--le fis examiner par le chirurgien, et l'examinai moi même. Il avait été tué par deux balles mâchées. Je sentis une de ces balles, qui avait traversé tout son corps, à l'exception de la peau. Tout le monde devine pourquoi il a été tué, mais on ne sait pas comment. L'arme a été trouvée près de lui,--un vieux fusil à moitié limé. Il n'a dit que ô Dio! et Gesù! deux ou trois fois, et il paraît avoir peu souffert. Pauvre diable! c'était un brave officier, mais il s'était fait détester par le peuple. Je le connaissais personnellement, et l'avais souvent rencontré dans les conversazioni et ailleurs. Ma maison est pleine de soldats, de dragons, de docteurs, de prêtres, et de toutes sortes de personnes,--quoique je l'aie maintenant débarrassée et que j'aie placé deux sentinelles à la porte. Demain on emportera le corps. La ville est dans la plus grande confusion, comme vous pouvez présumer.
»Vous saurez que si je n'avais pas fait enlever le corps, on l'aurait laissé dans la rue jusqu'au lendemain matin, par crainte des conséquences. Je n'aimerais pas à laisser même un chien mourir de cette façon, sans secours,--et quant aux conséquences, je ne m'en soucie pas dans l'accomplissement d'un devoir.
»Votre, etc.
»P. S. Le lieutenant de garde près du corps, fume sa pipe dans un grand calme.--Drôle de peuple que celui-ci!»
LETTRE CCCCIII.
A M. MOORE.
Ravenne, 25 décembre 1820.
«Vous recevrez ou devez avoir reçu le paquet et les lettres que j'ai envoyés à votre adresse il y a quinze jours (ou peut-être davantage), et je serai content d'avoir une réponse, parce que, dans ce tems et en ces lieux, les paquets de la poste courent risque de ne pas atteindre leur destination.
»J'ai songé d'un projet pour vous et pour moi, au cas que nous retournions tous deux à Londres, ce qui (si une guerre napolitaine ne s'allume pas) peut être réputé possible pour l'un de nous, au printems de 1821. Je présume que vous aussi, serez de retour à cette époque, ou jamais; mais vous me donnerez là-dessus quelque indication. Voici ce projet: c'est de fonder, vous et moi, conjointement un journal,--ni plus ni moins,--hebdomadaire ou autre, en apportant quelques améliorations ou modifications au plan des bélitres qui dégradent à présent ce département de la littérature,--mais un journal que nous publierons dans la forme voulue, et néanmoins avec attention.
»Il devra toujours y avoir une pièce de poésie de l'un ou l'autre de nous deux, en laissant place, toutefois, à tous les dilettanti rimeurs qui seraient jugés dignes de paraître dans la même colonne; mais ceci doit être un sine qua non, et de plus, autant de prose que nous pourrons. Nous prendrons un bureau,--sans annoncer nos noms, mais en les laissant soupçonner--et, avec la grâce de la Providence, nous donnerons au siècle quelques nouvelles lumières sur la politique, la poésie, la biographie, la critique, la morale et la théologie, et sur toute autre ique, ie et ologie quelconque.
»Ainsi, mon cher, si nous nous y mettions avec empressement, nos dettes seraient payées en une douzaine de mois, et à l'aide d'un peu de diligence et de pratique, je ne doute pas que nous ne missions derrière nous ces mauvais diseurs de lieux communs, qui ont si long-tems outragé le sens commun et le commun des lecteurs. Ils n'ont d'autre mérite que la pratique et l'impudence, deux qualités que nous pouvons acquérir, et quant au talent et à l'instruction, ce serait bien le diable si, après les preuves que nous en avons données, nous ne pouvions fournir rien de mieux que les tristes plats qui ont froidement servi au déjeûner de la Grande-Bretagne pendant tant d'années. Qu'en pensez-vous? dites-le moi, et songez que si nous fondons une telle entreprise, il faut que nous y mettions de l'empressement. Voilà une idée,--faites-en un plan. Vous y ferez telle modification qu'il vous plaira, seulement consacrons-y l'emploi de nos moyens, et le succès est très-probable. Mais il faut que vous viviez à Londres, et moi aussi, pour mener l'affaire à bien, et il faut que nous gardions le secret.......... .............................................
»Votre affectionné,
B.
»P. S. Si vous songiez à un juste milieu entre un Spectateur et un journal;--pourquoi non?--Seulement pas le dimanche. Non que le dimanche ne soit un jour excellent, mais il est déjà pris. Nous prendrons le nom de Tenda Rossa, nom que Tassoni donna à une de ses réponses dans une controverse, par allusion à la menace délicate que Timour-Lam adressait à ses ennemis par un Tenda de cette couleur, avant de donner bataille. Ou bien Gli ou I Carbonari, si cela vous fait plaisir,--ou tout autre nom,--récréatif et amusant,--que vous pourrez préférer. Répondez. Je conclus poétiquement avec le crieur: «Je vous souhaite un joyeux Noël.»
L'année 1820 fut, comme on sait, une époque signalée par les nombreux efforts de l'esprit révolutionnaire qui éclata alors, comme un feu mal étouffé, dans la plus grande partie du sud de l'Europe. En Italie, Naples avait déjà levé l'étendard constitutionnel, et son exemple avait promptement agi sur toute cette contrée. Dans la Romagne, il s'était organisé, sous le nom de Carbonari, des sociétés secrètes qui n'attendaient qu'un mot de leurs chefs pour entrer en pleine insurrection. Nous avons vu, dans le journal de Lord Byron, en 1814, quel immense intérêt il prit aux dernières luttes de la France révolutionnaire sous Napoléon; et ses exclamations: «Oh! vive la république!»--Tu dors, Brutus!» montrent jusqu'à quel point, en théorie du moins, son ardeur politique s'étendait. Depuis lors, il n'avait que rarement tourné ses pensées sur la politique, la marche calme et ordinaire des affaires publiques n'ayant que peu intéressé un esprit comme le sien, dont rien moins qu'une crise ne semblait digne d'exciter les sympathies. L'état de l'Italie lui offrait la promesse d'une telle occasion; et en sus de ce grand intérêt national, qui pouvait remplir tous les désirs d'un ami de la liberté, encore tout échauffé par les pages de Dante et de Pétrarque, il avait aussi des liens et des considérations privées pour s'enrôler comme partie dans le débat. Le frère de madame Guiccioli, le comte Pietro Gamba, qui avait passé quelque tems à Rome et à Naples, était alors de retour de son voyage; et les dispositions amicales auxquelles, malgré une première et naturelle tendance à des sentimens opposés, il avait été enfin amené à l'égard du noble amant de sa soeur, ne peuvent être mieux dépeintes qu'avec les propres paroles de la belle comtesse.
«A cette époque, dit Mme Guiccioli,85 vint à Ravenne, de retour de Rome et de Naples, mon bien-aimé frère Pietro. Il avait conçu contre le caractère de Lord Byron des préventions que lui avaient inspirées les ennemis du noble poète; il était fort affligé de mon intimité avec lui, et mes lettres n'avaient pas réussi à détruire tout-à-fait la défavorable impression qu'avaient produite les détracteurs de Lord Byron. Mais à peine l'eût-il vu et connu, qu'il reçut cette impression qui ne peut être causée par de simples qualités extérieures, mais seulement par la réunion de tout ce qu'il y a de plus beau et de plus grand dans le coeur et dans l'esprit de l'homme. Toutes ses préventions s'évanouirent, et la conformité d'idées et d'études contribua à nouer entre mon frère et Lord Byron une amitié qui ne devait finir qu'avec leur vie.»
Note 85: (retour) In quest' epoca venne a Ravenna di ritorno da Roma a Napoli mio diletto fratello Pietro. Egli era stato prevenuto da dei nemici di Lord Byron contro il di lui carattere; molto lo affliggeva la mia intimità con lui, e le mie lettere non avevano riuscito à bene distruggere la cattiva impressione ricevuta dai detrattori di Lord Byron. Ma appena lo vide e lo conobbe, egli pure ricevette quella impressione che non può essere prodotta da dei pregi esteriori, ma solamente dall' unione di tutto ciò che viè di più bello e di più grande nel cuore e nella mente dell' uomo. Svani ogni sua anteriore prevenzione contro di Lord Byron, e la conformità delle loro idee e degli studii loro contribuì a stringerli in quella amicizia che non doveva avere fine che colla loro vita.
Le jeune Gamba, qui n'avait alors que vingt ans, le coeur plein de tous ces rêves de régénération italienne, que lui avait inspirés, non-seulement l'exemple de Naples, mais l'esprit général de tout ce qui l'entourait, s'était, en même tems que son père, qui était encore dans la force de l'âge, enrôlé dans les bandes secrètes qui étaient en train de s'organiser par toute la Romagne, et Lord Byron, par leur intervention, avait été aussi admis dans la confrérie. Cette héroïque adresse au gouvernement napolitain (écrite en italien86 par le noble poète, et, suivant toute probabilité, envoyée par lui à Naples, mais interceptée en route) montrera combien était profond, ardent, expansif, son zèle pour cette grande et universelle cause de la liberté politique, pour laquelle il perdit la vie bientôt après au milieu des marais de Missolonghi.
Note 86: (retour) On a trouvé dans les papiers de Byron cette adresse, écrite de sa propre main. On présume qu'il la confia à un agent prétendu du gouvernement constitutionnel de Naples, qui était venu secrètement le voir à Ravenne, et qui, sous prétexte d'avoir été arrêté et volé, obtint de sa seigneurie de l'argent pour son retour. On sut ensuite que cet homme était un espion, et la pièce ci-dessus, si elle lui a été confiée, est tombée entre les mains du gouvernement pontifical. (Note de Moore.)
«Un Anglais, ami de la liberté, ayant vu que les Napolitains permettent aux étrangers de contribuer aussi à la bonne cause, désirerait l'honneur de voir accepter mille louis qu'il se hasarde d'offrir. Depuis quelque tems, témoin oculaire de la tyrannie des barbares dans les états qu'ils occupent en Italie, il voit avec tout l'enthousiasme d'un homme bien né, la généreuse détermination des Napolitains à consolider une indépendance si bien conquise. Membre de la chambre des pairs de la nation anglaise, il serait traître aux principes qui ont placé sur le trône la famille régnante d'Angleterre, s'il ne reconnaissait la belle leçon récemment donnée aux peuples et aux rois. L'offre qu'il fait est peu de chose en elle-même, comme toutes celles que peut faire un individu à une nation, mais il espère qu'elle ne sera pas la dernière de la part de ses compatriotes. Son éloignement des frontières, et la conscience de son peu de capacité à contribuer efficacement de sa personne à servir la nation, l'empêchent de se proposer comme digne de la plus petite commission qui demande de l'expérience et du talent. Mais si sa présence en qualité de simple volontaire n'était pas un inconvénient pour ceux qui l'accepteraient, il se rendrait à tel lieu que le gouvernement napolitain indiquerait, pour obéir aux ordres et participer aux périls de son chef, sans autre motif que celui de partager le destin d'une brave nation, en résistant à la soi-disant Sainte-Alliance, qui n'allie que l'hypocrisie au despotisme87.»
Note 87: (retour) Un Inglese amico della libertà avendo sentito che i Napolitani permettono anche agli stranieri di contribuire alla buona causa, bramerebbe l'onore di vedere accettata la sua offerta di mille luigi, la quale egli azzarda di fare. Già testimonio oculare non molto fa della tirannia dei barbari negli stati da loro occupati nell' Italia, egli vede con tutto l'entusiasmo di un uomo ben nato la generosa determinazione dei Napolitani per confermare la loro bene acquistata indipendenza. Membro della Camera dei Pari della nazione inglese, egli sarebbe un traditore ai principii che hanno posto sul trono la famiglia regnante d'Inghilterra se non riconoscesse la bella lezione di bel nuovo data ai popoli ed ai re. L'offerta che egli brama di presentare è poca in se stessa, come bisogna che sia sempre quella di un individuo ad una nazione, ma egli spera che non sarà l'ultima dalla parte dei suoi compatrioti. La sua lontananza dalle frontiere, e il sentimento della sua poca capacità personale di contribuire efficacemente a servire la nazione, gl'impedisce di proporsi come degno della più piccola commissione che domanda dell' esperienza e del talento. Ma, se, come semplice volontario, la sua presenza non fosse un incomodo a quello che l'accettasse, egli riparebbe a qualunque luogo indicato dal governo napolitano per ubbidire agli ordini e partecipare ai pericoli dei suo superiore, senza avere altri motivi che quello di dividere il destino di una brava nazione resistendo alla se dicente Santa Alleanza, la quale aggiunge l'ipocrizia al dispotismo.
Ce fut durant l'agitation de cette crise, au milieu de la rumeur et de l'alarme, et dans l'attente continuelle d'être appelé au champ de bataille, que Lord Byron commença le journal que je donne maintenant au public, et qu'il est impossible de lire, avec le souvenir de son premier journal écrit en 1814, sans songer combien étaient différentes, dans toutes leurs circonstances, les deux époques où ce noble auteur traçait ces procès-verbaux de ses pensées actuelles. Il écrivit le premier à l'époque qui peut être considérée, pour user de ses propres expressions, comme «la période la plus poétique de toute sa vie»--non pas certainement, en ce qui regardait les forces de son génie, auquel chaque année de plus ajoutait une nouvelle vigueur, et un nouveau lustre, mais en tout ce qui constitue la poésie du caractère,--savoir, les sentimens purs de la contagion mondaine, dont en dépit de son expérience prématurée de la vie il conserva toujours l'empreinte, et ce noble flambeau de l'imagination dont, malgré son mépris systématique du genre humain, il projeta toujours l'embellissante lumière sur les objets de ses affections. Il y eut alors, dans sa misanthropie comme dans ses chagrins, autant d'imagination que de réalité; et jusqu'à ses galanteries et intrigues amoureuses de cette même époque partagèrent également, comme j'ai essayé de le montrer, le même caractère d'idéalité. Quoique tombé de bonne heure sous l'empire des sens, il avait été de bonne heure aussi délivré de cet esclavage, d'abord par la satiété que les excès ne manquent jamais de produire, et peu de tems après, par cette série d'attachemens où l'imagination est pour moitié, lesquels tout en ayant même des conséquences morales plus funestes à la société, avaient au moins un vernis de décence à la surface et par leur nouveauté et l'apparente difficulté qui les entourait servaient à entretenir cette illusion poétique, d'où de telles poursuites dérivent leur unique charme.
Avec un tel mélange ou plutôt une telle prédominance de l'idéal dans ses amitiés, dans ses haines et dans ses chagrins, son existence à cette époque, animée comme elle était, et maintenue en état de tourbillon par un tel cours de succès, doit être reconnue, même déduction faite de toutes les adjonctions peu pittoresques d'une vie de Londres, comme poétique à un haut degré, et environnée d'une sorte de halo88 romanesque que les événemens subséquens n'étaient que trop propres à dissiper. Par son mariage, et les résultats qui s'en suivirent, il fut amené de nouveau à quelques-unes de ces amères réalités dont sa jeunesse avait eu un avant-goût. Une gêne pécuniaire,--épreuve la plus terrible de toutes pour l'ame délicate et haute,--le soumirent à toutes les indignités qu'elle entraîne ordinairement après soi, et il fut ainsi cruellement instruit des avantages de posséder de l'argent, quand il n'avait pensé jusque-là qu'au généreux plaisir d'en dépenser. Certes, on ne peut demander une plus forte preuve du pouvoir de pareilles difficultés pour abaisser l'orgueil le plus chevaleresque, que la nécessité où Byron se trouva réduit en 1816, non-seulement de se désister de la résolution de ne tirer jamais aucun profit de la vente de ses ouvrages, mais encore d'accepter de son éditeur, pour droit d'auteur, une somme d'argent, qu'il avait quelque tems persisté à refuser pour lui-même, et que, dans la pleine sincérité de son coeur généreux, il avait destinée à d'autres. L'injustice et la méchanceté, dont il devint bientôt victime, eurent un pouvoir également fatal pour désenchanter le rêve de son existence. Ces chagrins d'imagination, ou du moins de retour sur le passé, auxquels il avait autrefois aimé à s'abandonner, et qui tendaient, par l'intermède de ses illusions idéales, à adoucir et polir son coeur, firent alors place à un cortége ennemi de vexations présentes et ignobles, plus humiliantes que pénibles à subir. Sa misanthropie, au lieu d'être comme auparavant un sentiment vague et abstrait qui ne s'arrêtât sur aucun objet particulier, et dont la diffusion corrigeât l'âcreté, fut alors condensée, par l'hostilité qu'il rencontra, en inimitiés individuelles, et ramassée en ressentimens personnels; et du haut de ce luxe de haine, qu'il croyait philosophique, contre les hommes en général, il fut alors obligé de descendre à l'humiliante nécessité de les mépriser en détail.
Note 88: (retour) On désigne ainsi, en physique, une couronne lumineuse que l'on voit quelquefois autour des astres, et principalement du soleil et de la lune. Le lecteur s'imagine bien que nous ne tirons pas de notre propre cru cette métaphore étrange; nous l'importons littéralement de l'anglais, où elle est assez usitée, comme toutes les figures relatives aux phénomènes que les marins ont intérêt à observer. (Note du Trad.)
Sous toutes ces influences si fatales à l'enthousiasme du caractère, et formant, pour la plupart, une partie des épreuves ordinaires qui glacent et endurcissent les coeurs dans le monde, il était impossible qu'un changement matériel ne s'effectuât pas dans un esprit si susceptible d'impressions tout à-la-fois rapides et durables. En contraignant Byron à se concentrer dans ses seules ressources et dans sa seule énergie, comme dans l'unique position à lui laissée contre l'injustice du monde, ses ennemis ne réussirent qu'à donner à un principe intérieur d'indépendance une nouvelle force et un nouveau ressort, qui tout en ajoutant à la vigueur de son caractère, ne pouvaient manquer, par un si grand déploiement de cette activité propre, à en diminuer un peu l'amabilité. Parmi les changemens de disposition principalement imputables à cette source, on doit mentionner la moindre déférence qu'il montra aux opinions et aux sentimens d'autrui après ce ralliement forcé de tous ses moyens de résistance. Sans doute, une portion de cette opiniâtreté doit être mise sur le compte de l'absence de tous ceux dont la plus légère parole, le plus léger regard auraient eu plus d'effet sur lui que des volumes entiers de correspondance, mais nulle cause moins puissante et moins révulsive que la lutte dans laquelle il avait été engagé, n'aurait pu porter un esprit qui tel que le sien se défiait naturellement de lui-même, et s'en défiait encore au milieu de cette excitation, à s'arroger un ton de bravade universelle, plein sinon d'orgueil dans la prééminence de ses moyens, du moins d'un tel mépris pour quelques-uns de ses contemporains les plus capables, qu'il impliquait presque cet orgueil. Ce fut, en effet, comme je l'ai déjà remarqué plus d'une fois dans ces pages, un soulèvement général de tous les élémens, bons et mauvais, qui constituaient la nature du noble poète, soulèvement semblable à celui que, jeune encore, il avait opposé une première fois à l'injustice,--avec une différence, néanmoins, presque aussi grande, sous le point de vue de la force et de la grandeur, entre les deux explosions, qu'entre un incendie et une éruption volcanique.
Une autre conséquence de l'esprit de bravade qui dès-lors anima Lord Byron, peut-être encore plus propre que toute autre à souiller et à ramener quelque tems au niveau terrestre la poésie de son caractère, fut le genre de vie auquel il s'abandonna à Venise, outrepassant même la licence de sa jeunesse. Il en fut bientôt retiré, comme de ses premiers excès, par l'avertissement opportun du dégoût. Sa liaison avec Mme Guiccioli, liaison qui, toute répréhensible qu'elle était, avait du mariage tout ce qui manquait au mariage réel du poète,--sembla enfin donner à son ame affectueuse cette union et cette sympathie après lesquelles il avait toute sa vie si ardemment soupiré. Mais le trésor vint trop tard;--la pure poésie du sentiment s'était évanouie; et ces larmes qu'il répandait avec tant de passion dans le jardin de Bologne, venaient moins peut-être de l'amour qu'il sentait en ce moment, que de la triste conscience des sentimens si différens qu'il avait auparavant éprouvés. Certes, il était impossible à une imagination même telle que la sienne, de conserver un voile de gloires idéales à une passion que,--plus par défi et par vanité que par tout autre motif,--il avait pris tant de peine à ternir et à dégrader à ses propres yeux. Par conséquent, au lieu d'être capable, comme autrefois, d'élever et d'embellir tout ce qui l'intéressait, de se faire une idole de la moindre création de son imagination, et de prendre pour l'amour même qu'il conjura si souvent, la simple forme de l'amour, il tomba dès-lors dans l'erreur opposée, dans la perverse habitude de déprécier et rabaisser ce qu'il estimait intérieurement, et de verser, comme le lecteur, l'a vu, le mépris et l'ironie sur un lien où les meilleurs sentimens de son ame étaient évidemment engagés. Cet ennemi de l'enthousiasme et de l'idéal, le ridicule, avait, au fur et à mesure qu'il avait échangé les illusions contre les réalités de la vie, pris de plus en plus d'empire sur lui, et avait alors envahi les régions les plus hautes et les plus belles de son esprit, comme on le voit par Don Juan,--cette arène variée où les deux génies; l'un bon et l'autre mauvais, qui gouvernaient ses pensées, se livrent avec des triomphes alternatifs leur puissant et éternel combat.
Et même cette verve d'ironie,--au point où il la porta,--n'était aussi qu'un résultat du choc que son ame fière reçut des événemens qui l'avaient jeté, avec un nom flétri et un coeur brisé, hors de sa patrie et de ses pénates, comme il le dit lui-même d'une façon touchante,
Et si je ris des choses du monde,
C'est que je ne puis pleurer.
ce rire,--qui, dans de tels tempéramens, est le proche voisin des pleurs,--servait à le distraire de plus amères pensées; et le même calcul philosophique qui fit dire au poète de la mélancolie, à Young, «qu'il aimait mieux rire du monde que de s'irriter contre lui,» amena aussi Lord Byron à produire la même conclusion, et à sentir que, dans les vues misantropiques auxquelles il était enclin à l'égard du genre humain, la gaîté lui épargnait souvent la peine de haïr.
Si, malgré tous ces obstacles à l'effusion des sentimens généreux, il conserva encore tant de tendresse et d'ardeur, comme il en fit preuve, à travers tous ses déguisemens, dans son incontestable amour pour Mme Guiccioli, et dans le zèle encore moins douteux avec lequel il embrassa alors, de coeur et d'ame, la grande cause de la liberté humaine, n'importe où et par qui elle fut proclamée,--cela seul montre quelle dut être la richesse primitive d'une sensibilité et d'un enthousiasme qu'une telle carrière ne put que si peu refroidir ou épuiser. C'est encore une grande consolation que de songer que les dernières années de sa vie ont été embellies par le retour de ce lustre romantique qui, à la vérité, n'avait jamais cessé d'environner le poète, mais n'avait que trop abandonné le caractère de l'homme; et que, lorsque l'amour--tout répréhensible qu'il était, mais enfin amour véritable,--avait le crédit de retirer Byron des seules erreurs qui le souillèrent dans son jeune âge, à la liberté était réservé le noble mais douloureux triomphe de revendiquer comme sienne la dernière période d'une vie glorieuse, et d'éclairer le tombeau du noble poète au milieu des sympathies du monde.
Ayant tâché, dans cette comparaison entre l'homme actuel et l'homme primitif, d'expliquer, par les causes que je tiens pour véritables, les nouveaux phénomènes que le caractère de Byron présenta à cette époque, je donnerai maintenant le Journal, par lequel ces remarques me furent plus particulièrement suggérées, et que je crains d'avoir ainsi trop différé à présenter au lecteur.
EXTRAITS
D'UN JOURNAL DE LORD BYRON, 1821.
Ravenne, 4 janvier 1821.
«Une idée soudaine me frappe. Commençons un Journal encore une fois. Le dernier que je tins fut en Suisse, en mémoire d'un voyage dans les Alpes bernoises; je le fis pour l'envoyer à ma soeur, en 1816, et je présume qu'elle l'a encore, car elle m'écrivit qu'elle en était fort contente. Un autre, beaucoup plus long, fut tenu par moi en 1813-1814, et donné la même année à Thomas Moore.
»Ce matin, je me levai tard, comme d'ordinaire:--mauvais tems,--mauvais comme en Angleterre,--même pire. La neige de la semaine dernière se fond au souffle du sirocco d'aujourd'hui, en sorte qu'il y a tout à-la-fois deux inconvéniens du diable. Je n'ai pu aller me promener à cheval dans la forêt. Demeuré à la maison toute la matinée,--regardé le feu,--surpris du retard du courrier. Le courrier arrivé à l'Ave Maria, au lieu d'une heure et demie, comme il le doit. Galignani's Messengers, au nombre de six;--une lettre de Faënza, mais aucune d'Angleterre. Fort mauvaise humeur en conséquence (car il y aurait dû y avoir des lettres); mangé en conséquence un copieux dîner: car lorsque je suis vexé, j'avale plus vite,--mais je n'ai que fort peu bu.
»J'étais maussade;--j'ai lu les journaux,--songé ce que c'est que la gloire, en lisant, dans un procès de meurtre, que «M. Wych, épicier, à Tunbridge, vendit du lard, de la farine, du fromage et, à ce qu'on croit, des raisins secs à une Égyptienne accusée du crime. Il avait sur son comptoir (je cite fidèlement) un livre, la Vie de Paméla, qu'il déchirait pour enveloppes, etc., etc. Dans le fromage, on trouva, etc., etc., et une feuille de Pamela roulée autour du lard.» Qu'aurait dit Richardson, le plus vain et le plus heureux des auteurs vivans (c'est-à-dire durant sa vie),--lui qui, avec Aaron Hill, avait coutume de prophétiser et de railler la chute présumée de Fielding (l'Homère en prose de la nature humaine) et de Pope (le plus beau des poètes);--qu'aurait-il dit, s'il avait pu suivre ses pages de la toilette du prince français (voir Boswell's Johnson) au comptoir de l'épicier et au lard de l'Égyptienne homicide!!!
»Qu'aurait-il dit? Que peut-il dire, sauf ce que Salomon a dit long-tems avant nous? Après tout, ce n'est que passer d'un comptoir à un autre, du libraire à un autre commerçant,--épicier ou pâtissier. ............................
»Écrit cinq lettres en une demi-heure environ, courtes et rudes, à toute la racaille de mes correspondans. Le carrosse est arrivé. Appris la nouvelle de trois meurtres à Faënza et à Forli,--un carabinier, un contrebandier et un procureur:--tous trois la nuit dernière. Les deux premiers dans une querelle, le dernier par préméditation.
»Il y a trois semaines,--presque un mois:--c'était le 7,--je fis enlever de la rue le commandant, mortellement blessé; il mourut dans ma maison; assassins inconnus, mais présumés politiques. Ses frères m'ont écrit de Rome, hier soir, pour me remercier de l'avoir assisté à ses derniers momens. Pauvre diable! c'était pitié; il était bon soldat, mais imprudent. Il était huit heures du soir quand on l'a tué. Nous entendîmes le coup de feu; mes domestiques et moi accourûmes dans la rue, et le trouvâmes expirant, avec cinq blessures, dont deux mortelles:--elles semblaient avoir été faites par des balles mâchées. Je l'examinai, mais n'allai pas à la dissection le lendemain matin.
»Le carrosse à 8 heures ou à peu près.--Allé visiter la comtesse Guiccioli.--Je l'ai trouvée à son piano-forté.--Parlé avec elle jusqu'à dix heures, que le comte son père, et son frère, non moins comte, rentrèrent du théâtre. La pièce, dirent-ils, était Filippo d'Alfieri;--bien accueillie.
»Il y a deux jours, le roi de Naples a passé par Bologne pour se rendre au congrès. Mon domestique Luigi a apporté la nouvelle. Je l'avais envoyé à Bologne chercher une lampe. Comment cela finira-t-il? Le tems l'apprendra.
»Rentré chez moi à onze heures, ou même plus tôt. Si le chemin et le tems le permettent, je ferai une promenade à cheval demain. Gros tems,--presque une semaine ainsi,--un jour, neige, sirocco,--l'autre jour, gelée et neige; triste climat pour l'Italie. Mais ces deux saisons, la dernière et la présente sont extraordinaires. Lu une Vie de Léonard de Vinci, par Rossi;--résumé,--écrit ceci, et je vais aller me coucher.»
5 janvier 1821.
«Je me suis levé tard,--morne et abattu;--tems humide et épais. De la neige par terre, et le sirocco dans le ciel, comme hier. Les chemins remplis jusqu'au ventre du cheval, en sorte que l'équitation (du moins comme partie de plaisir) n'est pas praticable. Ajouté un postscriptum à ma lettre à Murray. Lu la conclusion, pour la cinquième fois (j'ai lu tous les romans de Walter-Scott au moins cinq fois) de la troisième série des Contes de mon Hôte,--grand ouvrage,--Fielding écossais, aussi bien que grand poète anglais;--homme merveilleux! Je désire boire avec lui.
»Dîné vers six heures. Oublié qu'il y avait un plum-pudding (j'ai ajouté récemment la gourmandise à la famille de mes vices), et j'avais dîné avant de le savoir. Bu une demi-bouteille d'une sorte de liqueur spiritueuse,--probablement de l'esprit de vin; car, ce qu'on appelle eau-de-vie, rum, etc., etc., n'est pas autre chose que de l'esprit de vin avec telle ou telle couleur. Je n'ai pas mangé deux pommes, qui avaient été servies en guise de dessert. Donné à manger aux deux chats, au faucon, et à la corneille privée (mais non apprivoisée). Lu l'Histoire de la Grèce de Mitford,--la Retraite des Dix Mille de Xénophon. Écrit jusqu'au moment actuel, huit heures moins six minutes,--heure française, non italienne.
»J'entends le carrosse,--je demande mes pistolets et ma redingote, comme d'ordinaire,--ce sont des articles nécessaires. Tems froid,--promené en carrosse découvert;--habitans un peu farouches,--perfides et enflammés de vives passions politiques. Fins matois, néanmoins,--bons matériaux pour une nation. C'est du chaos que Dieu tira le monde, et c'est du sein des passions que sort un peuple.
»L'heure sonne;--sorti pour faire l'amour. C'est un peu périlleux, mais
non désagréable...........................
.......................
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»Le dégel continue;--j'espère qu'on pourra se promener à cheval demain. Envoyé les journaux à ***;--grands événemens qui se préparent.
»Onze heures neuf minutes. Visité la comtesse Guiccioli, née G. Gamba. Elle commençait ma lettre en réponse aux remercîmens que m'avait écrits Alessio del Pinto de Rome, pour avoir assisté son frère, feu le commandant, à ses derniers momens; car je l'avais priée d'écrire ma réponse pour plus grande pureté de langage, moi qui suis natif de par-delà les monts, et suis peu habile à faire une phrase de bon toscan. Coupé court à la lettre;--on la finira un autre jour. Parlé de l'Italie, du patriotisme d'Alfieri, de madame Albany, et autres branches de savoir. Même la conspiration de Catilina, et la guerre de Jugurtha de Salluste. A 9 heures, entre son frère il conte Pietro;--à 10, son père conte Ruggiero.
»Parlé des divers usages militaires,--du maniement du grand sabre à la mode hongroise et à celle des montagnards écossais, double exercice dans lequel j'étais autrefois un assez habile maître d'escrime. Convenu que la R. éclatera le 7 ou 8 mars, date à laquelle je me fierais, s'il n'avait pas déjà été convenu que la chose devait éclater en octobre 1820.....................................
»Rentré chez moi,--relu de nouveau les Dix Mille, et je vais aller me coucher.
»Mémorandum.--Ordonné à Fletcher (à 4 heures après midi) de copier sept ou huit apophthegmes de Bacon, dans lesquels j'ai découvert des bévues qu'un écolier serait plutôt capable de découvrir que de commettre. Tels sont les sages! Que faut-il qu'ils soient, pour qu'un homme comme moi tombe sur leurs méprises ou leurs mensonges? Je vais me coucher, car je trouve que je deviens cynique.»
6 janvier 1821.
«Brouillard,--dégel,--boue,--pluie. Point de promenade à cheval. Lu les anecdotes de Spence. Pope est un habile homme,--je l'ai toujours pensé. Corrigé les erreurs de neuf apophthegmes de Bacon,--toutes erreurs historiques,--et lu la Grèce de Mitford. Composé une épigramme. Cherché un passage dans Ginguené,--même dans le Lope de Vega de lord Holland. Écrit une note pour Don Juan.
»A huit heures, sorti pour visite. Entendu un peu de musique. Parlé avec le comte Pietro Gamba de l'acteur italien Vestris, qui est maintenant à Rome;--je l'ai vu souvent jouer à Venise,--bon comédien,--très-bon. Un peu maniéré, mais excellent dans la grande comédie, comme dans les sentimens pathétiques. Il m'a fait souvent rire et pleurer, et ce n'est pas chose fort aisée,--du moins à un comédien, de produire sur moi l'un ou l'autre effet.
»Réfléchi à l'état des femmes dans l'ancienne Grèce,--état assez convenable. L'état présent, reste de la barbarie des siècles de chevalerie et de féodalité,--artificiel et contre nature. Elles doivent veiller à la maison,--être bien nourries et bien habillées,--mais non pas mêlées à la société;--recevoir aussi une bonne éducation religieuse,--mais ne lire ni poésie ni politique,--rien que des livres de piété et de cuisine. Musique,--dessin,--danse;--plus, un peu de jardinage et de labourage par-ci par-là. Je les ai vu, en Épire, réparer les chemins avec succès. Pourquoi pas, ainsi que la coupe des foins et le trait du lait?
»Rentré chez moi, lu de nouveau Mitford, et joué avec mon mâtin,--je lui ai donné son souper. Fait une autre leçon de l'épigramme; mais avec le même tour. Le soir au théâtre; il y avait un prince sur son trône à la dernière scène de la comédie,--l'auditoire a ri, et lui a demandé une constitution. Cela explique l'état de l'esprit public en ce pays, ainsi que les assassinats. Il faut une république universelle,--et elle doit être. La corneille est boiteuse,--je m'étonne d'un tel accident,--quelque sot, je présume, lui a marché sur la patte. Le faucon est tout guilleret,--les chats gras et bruyans.--Je n'ai pas regardé les singes depuis le froid. Il fait toujours très-humide,--un hiver italien est une triste chose, mais les autres saisons sont délicieuses.
»Quelle est la raison pour laquelle j'ai été, durant toute ma vie, plus ou moins ennuyé? et pourquoi le suis-je peut-être moins à présent que je ne l'étais à vingt ans, autant je ne puis en croire mes souvenirs? Je ne sais comment résoudre ce problème, sinon présumer que c'est un effet du tempérament,--tout comme l'abattement au réveil, ce qui a été mon invariable manière d'être pendant plusieurs années. La tempérance et l'exercice, dont j'ai fait maintes fois et pendant long-tems une expérience vigoureuse et violente, n'ont produit que peu ou point de différence. Les passions fortes en ont produit une; sous leur immédiate influence,--c'est bizarre, mais--j'eus toujours les esprits agités, et non pas abattus. Une dose de sels excite en moi une ivresse momentanée, comme le champagne léger. Mais le vin et les spiritueux me rendent sombre et farouche jusqu'à la férocité,--silencieux néanmoins, ami de la solitude, et non querelleur, si l'on ne me parle pas. La nage relève aussi mes esprits,--mais en général, ils sont bas, et baissent de jour en jour davantage. Cela est désespérant; car je ne crois pas que je sois aussi ennuyé que je l'étais à dix-neuf ans. La preuve en est qu'alors il me fallait jouer ou boire, ou me livrer à un mouvement quelconque; autrement j'étais malheureux. A présent, je puis rêver avec calme; et je préfère la solitude à toute compagnie,--hormis la dame que je sers. Mais je sens un je ne sais quoi qui me fait penser que si jamais j'atteins la vieillesse, comme Swift, «je mourrai sur le seuil» dès l'abord. Seulement je ne crains pas l'idiotisme ou la démence autant que lui. Au contraire, je regarde quelques phases paisibles de l'un et l'autre de ces états comme préférables à mille circonstances de ce que les hommes appellent la possession de leurs sens.»
Dimanche 7 janvier 1821.
«Toujours de la pluie,--du brouillard,--de la neige,--un tems de bruine,--et toutes les incalculables combinaisons d'un climat où le froid et le chaud se disputent l'empire. Lu Spence, et feuilleté Roscoe pour trouver un passage que je n'ai pas trouvé. Lu le 4e volume de la seconde série des Contes de mon Hôte de Walter-Scott. Dîné. Lu la gazette de Lugano. Lu--je ne sais plus quoi. A huit heures, allé en conversazione. Rencontré là la comtesse Gertrude, Betty V. et son mari, et d'autres personnes. Vu une jolie femme aux yeux noirs,--de vingt-deux ans;--même âge que Teresa, qui est plus jolie, pourtant.
»Le comte Pietro Gamba m'a pris à part pour me dire que les patriotes avaient appris de Forli (à vingt milles d'ici) que cette nuit le gouvernement et son parti veulent frapper un grand coup,--que notre cardinal a reçu des ordres pour faire plusieurs arrestations sur-le-champ, et qu'en conséquence les libéraux s'arment, et ont placé des patrouilles dans les rues, pour sonner l'alarme et appeler au combat.
»Il m'a demandé «qu'est-ce que l'on doit faire?»--Combattre, ai-je répondu, plutôt que se laisser prendre en détail.» Et j'ai offert de recevoir ceux qui sont dans l'appréhension d'une arrestation immédiate, dans ma maison qui est susceptible de défense, et de les défendre, avec l'aide de mes domestiques et la leur propre (nous avons des armes et des munitions), aussi long-tems que nous pourrons,--ou bien d'essayer de les faire échapper à l'ombre de la nuit. En gagnant le logis, j'ai offert au comte les pistolets que j'avais sur moi,--il a refusé, mais il m'a dit qu'il viendrait à moi en cas d'accidens.
»Il s'en faut d'une demi-heure pour être à minuit, et il pleut. Comme dit Gibbet: «Belle nuit pour leur entreprise, il fait noir comme en enfer, et ça tombe comme le diable.» Si l'émeute n'arrive pas aujourd'hui, ce sera bientôt. J'ai pensé que le système de maltraiter le peuple produirait une réaction,--et la voici maintenant qui approche. Je ferai ce que je pourrai dans le combat, quoique j'aie un peu perdu la pratique. La cause est bonne.
»Tourné et retourné une dizaine de livres pour le passage en question, et je n'ai pu le trouver. Je m'attends à entendre au premier moment le tambour et la mousqueterie (car on a juré de résister, et on a raison)--mais je n'entends rien encore, sauf le bruit de la pluie et les bouffées du vent par intervalles. Je ne voudrais pas me coucher, parce que j'ai horreur d'être réveillé, et que je désirerais être prêt pour le tapage, s'il y en a.
»Arrangé le feu,--pris les armes,--et un livre ou deux que je parcourrai. Je ne connais guère le nombre des carbonari, mais je crois qu'ils sont assez forts pour battre les troupes, même ici. Avec vingt hommes, cette maison-ci pourrait être défendue pendant vingt-quatre heures contre toutes les forces que l'on pourrait ici rassembler à présent contre elle dans le même espace de temps; et, cependant, le pays en aurait connaissance, et se soulèverait,--si jamais il doit se soulever, ce dont il est possible de douter. En attendant, je puis aussi bien lire que faire autre chose, puisque je suis seul.»
Lundi 8 janvier 1821.
«Je me lève, et je trouve le comte Pietro Gamba dans mes appartemens. Fait sortir le domestique. Appris que, suivant les meilleures informations, le gouvernement n'avait pas expédié l'ordre des arrestations appréhendées; que l'attaque de Forli n'avait pas été tentée (comme on s'y attendait) par les Sanfedisti89, les opposans des carbonari ou libéraux,--et que l'on est encore dans la même appréhension. Le comte m'a demandé des armes de meilleure qualité que les siennes; je les lui ai données. Convenu qu'en cas de bruit, les libéraux s'assembleraient ici (avec moi), et qu'il avait donné le mot à Vincenzo G. et autres chefs à cet effet. Lui-même et son père s'en vont à la chasse dans la forêt; mais Vincenzo G. doit venir chez moi, et un exprès être envoyé à lui, Pietro Gamba, si quelque chose survient. Opérations concertées.
»Je conseillai d'attaquer en détail et de différens côtés (quoique en même tems), de manière à partager l'attention des troupes, qui, malgré leur petit nombre, mais par l'avantage de la discipline, battraient en combat régulier un corps quelconque de gens non disciplinés;--il faut donc qu'elles soient dispersées par petites fractions, et distraites çà-et-là pour différentes attaques. Offert ma maison pour lieu d'assemblée, si on le veut. C'est une forte position;--la rue est étroite, commandée par le feu qu'on ferait de l'intérieur,--et les murs sont tenables............... ........................ ..........................................................
»Dîné. Essayé un habit neuf. Lettre à Murray, avec les corrections des apophthegmes de Bacon et une épigramme;--cette dernière pièce n'est pas destinée à l'impression. A huit heures, allé chez Teresa, comtesse Guiccioli... A neuf heures et demie, entrent le comte P*** et le comte P. G***; parlé d'une certaine proclamation récemment publiée.......................................... .................................................
»Il paraît après tout qu'il n'y aura rien. J'aurais voulu en savoir autant hier soir,--ou, pour mieux dire, ce matin,--je me serais mis au lit deux heures plus tôt. Et pourtant je ne dois pas me plaindre; car, malgré le sirocco et la pluie battante, je n'ai pas bâillé depuis deux jours.
»Rentré chez moi,--lu l'Histoire de la Grèce;--avant le dîner j'avais lu Rob-Roy de Walter Scott. Écrit l'adresse de la lettre en réponse à Alessio del Pinto, qui m'a remercié de l'assistance que j'ai donnée à son frère expirant (feu le commandant, assassiné ici le mois dernier). Je lui ai dit que je n'avais fait que remplir un devoir d'humanité,--comme il est vrai. Le frère vit à Rome.
»Arrangé le feu avec un peu de sgobole (c'est un mot romagnol), et donné de l'eau au faucon. Bu de l'eau de Seltz. Mémorandum:--reçu aujourd'hui une estampe ou gravure de l'histoire d'Ugolin, par un peintre italien;--elle diffère, comme on pense, de l'oeuvre de sir Josué Reynolds; mais elle n'est pas pire, car Reynolds n'est pas bon en histoire. Déchiré un bouton à mon habit neuf.
»Je ne sais quelle figure ces Italiens feront dans une insurrection régulière. Je pense quelquefois que, comme le fusil de cet Irlandais (à qui l'on avait vendu un fusil recourbé), ils ne seront bons qu'à «tirer leur coup dans une encoignure;» du moins, cette sorte de feu a été le dernier terme de leurs exploits; et pourtant il y a de l'étoffe dans ce peuple, et une noble énergie qu'il s'agirait de bien diriger. Mais qui la dirigera? Qu'importe? C'est dans de telles circonstances que les héros surgissent. Les difficultés sont le berceau des ames hautes, et la liberté est la mère des vertus que comporte la nature humaine.»
Mardi, 9 janvier 1821.
«Je me lève.--Beau jour. Demandé les chevaux; mais Lega, mon secrétaire (par italianisme, au lieu du mot intendant ou maître-d'hôtel), vient me dire que le peintre a fini la fresque de l'appartement pour lequel je l'avais dernièrement fait appeler; je suis allé la voir avant de sortir. Le peintre n'a pas mal copié les dessins du Titien........................................................ .................................................................
»Dîné. Lu la Vanité des désirs humains de Johnson.--Tous les exemples, ainsi que la manière de les présenter, sont sublimes, aussi bien que la dernière partie, à l'exception d'un ou deux vers. Je n'admire pas autant l'exorde. Je me rappelle une observation de Sharpe (que l'on nommait à Londres le conversationiste, et qui était un habile homme), savoir, que le premier vers de ce poème était superflu, et que Pope (le meilleur des poètes, je crois) aurait commencé et mis tout d'abord, sans changer la ponctuation,
Examine le genre humain de la Chine au Pérou.
Le premier vers, livre-toi à l'observation, etc., est, sans aucun doute, lourd et inutile; mais c'est un beau poème,--et si vrai!--vrai comme la dixième satire de Juvénal. Le cours des âges change tout,--le tems,--la langue,--la terre,--les bornes de la mer,--les étoiles du ciel,--enfin tout ce qui est «auprès, autour et au-dessous» de l'homme, excepté l'homme lui-même, qui a toujours été et sera toujours un malheureux faquin. L'infinie variété des vies ne mène qu'à la mort, et l'infinité des désirs n'aboutit qu'au désappointement. Toutes les découvertes qui ont été faites jusqu'à présent ont peu amélioré notre existence. A l'extirpation d'un fléau succède une peste nouvelle; et un nouveau monde n'a donné à l'ancien que fort peu de chose, hormis la v..... d'abord, et la liberté ensuite.--Le dernier présent est beau, surtout puisqu'il a été fait à l'Europe en échange de l'esclavage qu'elle avait apporté; mais il est douteux que les souverains ne regardent pas le premier comme le meilleur des deux pour leurs sujets.
»Sorti à huit heures,--appris quelques nouvelles. On dit que le roi de Naples a déclaré aux puissances (c'est ainsi qu'on appelle maintenant les méchans couronnés) que sa constitution lui avait été arrachée par la force, etc., etc., et que les barbares Autrichiens touchent de nouveau la solde de guerre et vont entrer en campagne. Qu'ils viennent! «Ils viennent comme des victimes dans leur ajustement» ces chiens de l'enfer! Espérons toujours voir leurs os entassés, comme j'ai vu ceux des dogues humains tombés à Morat, en Suisse.
»Entendu un peu de musique. A neuf heures, les visiteurs ordinaires,--nouvelles, guerre ou bruits de guerre. Tenu conseil avec Pietro Gamba, etc., etc. On veut ici s'insurger et me faire l'honneur d'appeler le secours de mon bras. Je ne reculerai pas, quoique je ne voie ici ni assez de force, ni assez de coeur pour faire une grande besogne; mais: en avant!--voici l'instant d'agir. Et que signifie l'intérêt du moi, si une seule étincelle de ce qui serait digne du passé peut être léguée à l'avenir pour ne s'éteindre jamais? Il ne s'agit ni d'un seul homme, ni d'un million, mais de l'esprit de liberté qu'il faut étendre. Les vagues qui se précipitent contre le rivage sont brisées une à une; mais néanmoins l'Océan poursuit ses conquêtes: il engloutit l'Armada90, use le roc, et si l'on en croit les Neptuniens91, il a non-seulement détruit, mais créé un monde. De la même façon, quel que soit le sacrifice des individus, la grande cause prendra de la force, emportera ce qui est rocailleux, et fertilisera ce qui est cultivable (car l'herbe marine est un engrais). Ainsi donc, les calculs de l'égoïsme ne doivent point avoir de place dans de telles occasions, et aujourd'hui je n'y donnerai aucune valeur. Je ne fus jamais fort dans le calcul des probabilités, et je ne commencerai pas maintenant.»
10 janvier 1821.
«Belle journée;--il n'a plu que le matin. Examiné des comptes. Lu les Poètes de Campbell;--noté les erreurs de l'auteur pour les corriger. Dîné,--sorti,--musique,--air tyrolien, avec des variations. Soutenu la cause de la simplicité primitive de l'air contre les variations de l'école italienne... Politique un peu à l'orage, et de jour en jour plus chargée de nuages. Demain, c'est le jour de l'arrivée des postes étrangères, nous saurons probablement quelque chose.
»Rentré chez moi,--lu. Corrigé les lapsus calami de Tom Campbell. Bon ouvrage, quoique le style en soit affecté;--mais l'auteur défend Pope glorieusement. Certainement c'est sa propre cause;--mais n'importe, c'est fort bien, et cela lui fait grand honneur.
11 janvier 1821.
«Lu les lettres. Corrigé la tragédie et les Imitations d'Horace. Dîné, après quoi je me suis senti mieux disposé. Sorti,--rentré,--fini mes lettres, au nombre de cinq. Lu les Poètes et une anecdote dans Spence.
»All... m'écrit que le pape, le grand duc de Toscane et le roi de Sardaigne sont aussi appelés au congrès, mais le pape s'y fera représenter. Ainsi les intérêts de plusieurs millions d'hommes sont dans les mains de quelques fats réunis dans un lieu appelé Laybach!
»Je regretterais presque que mes propres affaires allassent bien, quand les nations sont en péril. Si la destinée du genre humain pouvait être radicalement améliorée, et surtout celle de ces Italiens actuellement si opprimés, je ne songerais pas tant à mon «petit intérêt.» Dieu nous accorde de meilleurs tems, ou plus de philosophie.
»En lisant, je viens de tomber sur une expression de Tom Campbell; en parlant de Collius, il dit que nul lecteur ne se soucie de la vérité des moeurs dans les églogues de l'auteur, pas plus que de l'authenticité du siége de Troie.» C'est faux:--nous nous soucions de l'authenticité du siége de Troie. J'étudiai ce sujet tous les jours, pendant plus d'un mois, en 1810; et si quelque chose diminuait mon plaisir, c'était de penser que ce vaurien de Bryant avait nié la véracité du poète grec. Il est vrai que je lus l'Homère travesti (les douze premiers livres), parce que Hobhouse et d'autres me fatiguèrent de leur érudition locale. Mais je vénérai toujours l'original comme la vérité même en histoire (quant aux faits matériels), et en description des lieux. Autrement je n'y aurais pris aucun plaisir. Qui me persuadera, quand je me penche sur une tombe magnifique, qu'un héros n'y est pas renfermé? les hommes ne travaillent pas sur les morts obscurs et médiocres. Mais voici le pourquoi. Tom Campbell a pris la défense de l'inexactitude de costume et de description: c'est que sa Gertrude, etc., n'a pas plus la couleur locale de la Pensylvanie que de Penmanmaur. Ce poème est notoirement plein de scènes d'une fausseté grossière, comme disent tous les Américains, qui d'ailleurs en louent quelques parties.»
12 janvier 1821.
«Le tems est toujours à tel point humide et impraticable, que Londres, dans ses plus insupportables jours de brouillard, serait un lieu de printems en comparaison de la brume et du sirocco, qui ont régné (sans un seul jour d'intervalle), avec de la neige ou de fortes pluies pour toute variation, depuis le 30 décembre 1820. C'est si ennuyeux, que j'ai un accès littéraire;--mais c'est très-fatigant de ne pouvoir se consoler qu'en chevauchant sur Pégase, durant tant de jours. Les routes sont encore pires que le tems,--par la masse de la boue, la mollesse du sol, et la crue des eaux.
»Lu les Poètes Anglais, c'est-à-dire--dans l'édition de Campbell. Il y a quelquefois beaucoup d'apprêt dans les phrases de préface de Tom; mais l'ensemble de l'ouvrage est bon. Je préfère néanmoins la poésie même de l'auteur.
»Murray écrit qu'on veut jouer la tragédie de Marino Faliero;--quelle sottise! ce drame a été composé pour le cabinet. J'ai protesté contre cet acte d'usurpation (qui paraît pouvoir être légalement consommé par les directeurs sur tout ouvrage imprimé, contre la propre volonté de l'auteur); j'espère toutefois qu'on ne le fera pas. Pourquoi ne pas produire quelques-uns de ces innombrables aspirans à la célébrité théâtrale, qui encombrent aujourd'hui les cartons, plutôt que de me traîner hors de la librairie? J'ai écrit une fière protestation mais j'espère toujours qu'elle ne sera pas nécessaire, et qu'on verra que la pièce n'est point faite pour le théâtre. Marino est trop régulier;--la durée de l'action est de vingt-quatre heures;--les changemens de lieu sont rares;--rien de mélodramatique,--point de surprises, de péripéties, ni de trappes, ni d'occasions «de remuer la tête et de frapper du pied,»--et point d'amour, ce principal ingrédient du drame moderne.»............................................................ ..................................................................
Minuit
«Lu, dans la traduction italienne de Guido Sorelli, l'allemand Grillparzer,--diable de nom, sans doute, pour la postérité; mais il faudra qu'elle apprenne à le prononcer. Si l'on tient compte de l'infériorité nécessaire d'une traduction, et surtout d'une traduction italienne (car les Italiens sont les plus mauvais traducteurs du monde, excepté pour les classiques,--Annibal Caro, par exemple,--et dans ce cas ils sont servis par la bâtardise même de leur idiome, vu que, pour avoir un air de légitimité, ils singent la langue de leurs pères);--si donc on tient compte, dis-je, d'un tel désavantage, la tragédie de Sappho est superbe et sublime. On ne peut le nier: L'auteur a fait une belle oeuvre en écrivant ce drame. Et qui est-il? je ne le sais pas; mais les siècles le sauront. C'est une haute intelligence.
»Je dois toutefois avertir que je n'ai rien lu d'Adolphe Müller, et pas autant que je désirerais de Goëthe, Schiller et Wieland. Je ne les connais que par l'intermédiaire des traductions anglaises, françaises et italiennes. Leur langue réelle m'est absolument inconnue,--excepté des jurons appris de la bouche de postillons et d'officiers en querelle. Je peux jurer en allemand:--sacranient,--verfluchter,--hundsfott, etc., mais je n'entends guère la conversation moins énergique des Allemands.
»J'aime leurs femmes (j'aimai jadis en désespéré une Allemande nommée Constance), et tout ce que j'ai lu de leurs écrits dans les traductions, et tout ce que j'ai vu de pays et de peuple sur le Rhin,--tout, excepté les Autrichiens que j'abhorre, que j'exècre, que--je ne puis trouver assez de mots pour exprimer la haine que je leur porte, et je serais fâché de leur faire du mal en proportion de ma haine; car j'abhorre la cruauté encore plus que les Autrichiens, sauf un instant de passion, et alors je suis barbare,--mais non pas de propos délibéré.
»Grillparzer est grand,--antique,--non aussi simple que les anciens, mais très-simple pour un moderne;--il est trop madame de Staël-iste par-ci par-là; mais c'est un grand et bon écrivain.
Samedi 13 janvier 1821.
»Esquissé le plan et les Dramatis Personæ d'une tragédie de Sardanapale, à laquelle j'ai songé pendant quelque tems. Pris les noms dans Diodore de Sicile (je sais l'histoire de Sardanapale depuis l'âge de douze ans), et lu un passage du neuvième volume, édition in-8°, dans la Grèce de Mitford où l'auteur réhabilite la mémoire de ce dernier roi des Assyriens.
»Dîné,--nouvelles politiques,--les puissances veulent faire la guerre aux peuples. L'avis semble positif,--Ainsi soit-il,--elles seront enfin battues. Les tems monarchiques sont près de finir. Il y aura des fleuves de sang, et des brouillards de larmes, mais les peuples triompheront à la fin. Je ne vivrai pas assez pour le voir, mais je le prévois.
»J'ai apporté à Teresa la traduction italienne de la Sappho de Grillparzer, elle m'a promis de la lire. Elle s'est disputée avec moi, parce que j'ai dit que l'amour n'était pas le plus élevé des sujets pour la vraie tragédie; et comme elle avait l'avantage de parler dans sa langue maternelle, et avec l'éloquence naturelle aux femmes, elle a écrasé le petit nombre de mes argumens. Je crois qu'elle avait raison. Je mettrai dans Sardanapale plus d'amour que je n'avais projeté,--si toutefois les circonstances me laissent du loisir. Ce si ne sera qu'avec grande peine pacificateur.
14 janvier 1821.
»Parcouru les tragédies de Sénèque. Écrit les vers d'exposition de la tragédie projetée de Sardanapale. Fait quelques milles à cheval dans la forêt. Brouillard et pluie. Rentré,--dîné,--écrit encore un peu de ma tragédie.
»Lu Diodore de Sicile, parcouru Sénèque, et quelques autres livres. Écrit encore de ma tragédie. Pris un verre de grog. Après m'être fatigué à cheval par un tems pluvieux, après avoir écrit, écrit, écrit,--les esprits animaux (du moins les miens) ont besoin d'un peu de récréation, et je n'aime plus le laudanum comme autrefois. Aussi j'ai fait remplir un verre d'un mélange d'eaux spiritueuses et d'eau pure, et je parviendrai à le vider. Je conclus ainsi et ici le journal d'aujourd'hui»...
15 janvier 1821.
»Beau tems.--Reçu une visite.--Sorti et fait un tour à cheval dans la forêt,--tiré des coups de pistolet,--Revenu à la maison; dîné,--lu un volume de la Grèce de Mitford, écrit une partie d'une scène de Sardanapale. Sorti,--entendu un peu de musique,--appris quelques nouvelles politiques. Les autres puissances italiennes ont aussi envoyé des ministres au congrès. La guerre paraît certaine,--en ce cas, elle sera cruelle. Parlé de diverses matières importantes avec un des initiés. À dix heures et demie rentré chez moi.
»Je viens de faire une réflexion singulière. En 1814, Moore («le poète par excellence», titre qu'il mérite bien), Moore et moi nous allions ensemble dans la même voiture, dîner chez le comte Grey, capo politico92 du reste des whigs. Murray, le magnifique Murray (l'illustre éditeur) venait de m'envoyer la gazette de Java,--je ne sais pourquoi.--En la parcourant par pure curiosité, nous y trouvâmes une controverse sur les mérites de Moore et les miens. Il y a de la gloire pour nous à vingt-six ans. Alexandre avait conquis l'Inde au même âge; mais je doute qu'il fût un objet de controverse, ou que ses conquêtes fussent comparées à celles du Bacchus indien, à Java.
»C'était une grande gloire que celle d'être nommé avec Moore; une plus grande, de lui être comparé; et la plus grande des jouissances du moins, que d'être avec lui: et certes c'était une bizarre coïncidence que de dîner ensemble tandis qu'on disputait sur nous au-delà de la ligne équinoxiale.
»Hé bien, le même soir, je me trouvai avec le peintre Lawrence, et j'entendis une des filles de lord Grey (jeune personne belle, grande, et animée, ayant de cet air patricien et distingué de son père, ce que j'aime à la folie) jouer de la harpe avec tant de modestie et d'ingénuité qu'elle semblait la déesse de la musique. Hé bien, j'aurais mieux aimé ma conversation avec Lawrence (qui conversait délicieusement), et le plaisir d'entendre la jeune fille, que toute la renommée de Moore et la mienne réunies.
»Le seul plaisir de la gloire est qu'elle prépare la route au plaisir, et plus notre plaisir est intellectuel, mieux vaut pour le plaisir et pour nous-mêmes. C'était toutefois agréable que d'avoir entendu le bruit de notre renommée avant le dîner, et la harpe d'une jeune fille après.
16 janvier 1821.
»Lu,--promenade à cheval,--tir du pistolet,--rentré,--dîné,--écrit,--fait une visite,--entendu de la musique,--parlé d'absurdités,--et retourné au logis.
»Écrit de ma tragédie,--j'avance dans le premier acte avec toute la hâte possible...... Le tems est toujours couvert et humide comme au mois de mai à Londres,--brouillard, bruine, air rempli de scotticismes, qui, tout beaux qu'ils sont dans les descriptions d'Ossian, sont quelque peu fatigans dans leur perspective réelle et prosaïque.--Politique toujours mystérieuse.
17 janvier 1821.
»Promenade à cheval dans la forêt,--tir du pistolet;--dîner. Arrivé d'Angleterre et de Lombardie un paquet de livres,--anglais, italiens, français et latins. Lu jusqu'à huit heures,--puis sorti.
18 janvier 1821.
«Aujourd'hui, la poste arrivant tard, je ne suis point sorti à cheval. Lu les lettres;--deux gazettes seulement, au lieu de douze que l'on doit à présent m'envoyer. Fait écrire par Lega à ce négligent de Galignani, et ajouté moi-même un postscriptum. Dîné.
»À huit heures je me proposais de sortir. Lega entre avec une lettre au sujet d'un billet qui n'a pas été acquitté à Venise, et que je croyais acquitté depuis plusieurs mois. Je suis entré dans un accès de fureur qui m'a presque fait tomber en défaillance. Je ne me suis pas remis depuis. Je mérite cela pour être si fou;--mais j'avais de quoi être irrité;--bande de faquins! Ce n'est, toutefois, que vingt-cinq livres sterling.»
19 janvier 1821.
«Promenade à cheval. Le vent d'hiver est un peu moins cruel que l'ingratitude, quoique Shakspeare dise le contraire. Du moins, je suis si accoutumé à rencontrer plus souvent l'ingratitude que le vent du nord, que je regarde le premier mal comme le pire des deux. J'avais rencontré l'un et l'autre dans l'espace de vingt-quatre heures; ainsi j'ai pu en juger.
»Songé à un plan d'éducation pour ma fille Allegra, qui doit bientôt commencer ses études. Écrit une lettre,--puis un postscriptum. J'ai les esprits abattus,--c'est certainement de l'hypocondrie,--le foie est malade;--je prendrai une dose de sels.
»J'ai lu la vie de M. R. L. Edgeworth, père de la fameuse miss Edgeworth, écrite par lui-même et par sa fille. Certes, c'est un grand nom. En 1813, je me souviens d'avoir rencontré le père et la fille dans le monde fashionable de Londres (monde où j'étais alors un item, une fraction, le segment d'un cercle, l'unité d'un million, le rien de quelque chose), dans les cercles, et à un déjeûner chez sir Humphrey et lady Davy. J'avais été le lion de 1812; miss Edgeworth, et madame de Staël, etc., avec les cosaques, vers la fin de 1813, furent les curiosités de l'année suivante.
»Je trouvai dans Edgeworth un beau vieillard, avec le teint rouge de vin de l'homme âgé, mais actif, vif et inépuisable. Il avait soixante-dix ans, mais il n'en montrait pas cinquante,--non certes, ni même quarante-huit. J'avais vu depuis peu le pauvre Fitzpatrick,--homme de plaisir, d'esprit, d'éloquence,--enfin, homme universel: il chancelait,--mais il parlait toujours en gentilhomme, quoique d'une voix faible. Edgeworth faisait le fanfaron, parlait fort et long-tems; mais il n'était ni faible ni décrépit, et il paraissait à peine vieux........................................ ........................................................................
»Il ne fut pas fort admiré à Londres, et je me rappelle une plaisanterie assez drôle qui avait cours parmi les gens du bon ton du jour:--voici ce que c'est: on invitait alors tous les hommes à signer une adresse «pour le rappel de Mrs. Siddons au théâtre (cette actrice venait de prendre congé du public, au grand malheur des tems;--car il n'y eut jamais et jamais il n'y aura de talent pareil.) Or, Thomas Moore, de profane et poétique mémoire, proposa de signer et faire circuler une adresse semblable pour le rappel de M. Edgeworth en Irlande93.
»Le fait est qu'on s'intéressa davantage à miss Edgeworth. C'était une
jeune fille mignonne et modeste,--sinon belle, du moins agréable. Sa
conversation était aussi paisible que sa personne.
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»La famille Edgeworth fut, d'ailleurs, une excellente pièce de curiosité, et eut la vogue pendant deux mois, jusqu'à l'arrivée de Mme de Staël.
»Pour en venir aux ouvrages des Edgeworth, je les admire; mais ils n'excitent point de sentiment, ils ne laissent d'amour--que pour quelque maître-d'hôtel ou postillon irlandais. Mais ils produisent une impression profonde d'intelligence et de sagesse,--et peuvent être utiles.»
20 janvier 1821.
«Promenade à cheval,--tir du pistolet. Lu de la Correspondance de Grimm. Dîné,--sorti,--entendu de la musique,--rentré;--écrit une lettre au lord Chamberlain, pour le prier d'empêcher les théâtres de représenter le Doge, que les journaux italiens disent être sur le point de paraître sur la scène. C'est une belle chose!--Quoi! sans demander mon consentement, et même en opposition formelle à ma volonté!»
21 janvier 1821.
«Beau et brillant jour de gelée,--c'est-à-dire, une gelée d'Italie; car les hivers ici ne vont guère au-delà de la neige.--Promenade à cheval comme à l'ordinaire, et tir du pistolet. Bien tiré,--cassé quatre bouteilles ordinaires, et même plutôt petites que grandes, en quatre coups, à quatorze pas, avec une paire de pistolets communs et la première poudre venue. Presque aussi bien tiré,--eu égard à la différence de la poudre et des pistolets,--que lorsqu'en 1809, 1810, 1811, 1812, 1813, 1814, je coupais les cannes, les pains à cacheter, les demi-couronnes94, les schelings, et même le trou d'une canne, à douze pas, avec une seule balle,--et cela par la vue et le calcul, car ma main n'est pas sûre, et varie même selon le bon ou mauvais tems. Je pourrais prendre à témoin des prouesses que je cite, Joe Manton et plusieurs autres personnes;--car le premier m'a appris, et les autres m'ont vu faire ces exploits.
»Dîné,--rendu visite,--rentré,--lu. Remarqué dans la Correspondance de Grimm l'observation suivante, savoir que «Regnard et la plupart des poètes comiques étaient des gens bilieux et mélancoliques, et que M. de Voltaire, qui est très-gai, n'a jamais fait que des tragédies,--et que la comédie gaie est le seul genre où il n'ait point réussi. C'est que celui qui rit et celui qui fait rire sont deux hommes fort différens.» (Vol. VI.)
»En ce moment, je me sens aussi bilieux que le meilleur des écrivains comiques (même que Regnard lui-même, qui est le premier après Molière, dont quelques comédies prennent rang parmi les meilleures qui aient été écrites en quelque langue que ce soit, et qui est supposé avoir commis un suicide), et je ne suis pas en humeur de continuer ma tragédie de Sardanapale, que j'ai, depuis quelques jours, cessé de composer.
»Demain est l'anniversaire de ma naissance,--c'est-à-dire à minuit juste; et ainsi, dans douze minutes, j'aurai trente trois ans accomplis!!!--et je vais me coucher, le coeur navré d'avoir vécu si long-tems et pour si peu de chose.
»Il est minuit et trois minutes.--«Minuit a été annoncé par l'horloge du château,» et j'ai maintenant trente-trois ans!
Eheu! fugaces, Posthume, Posthume,
Labuntur anni95!
»Mais je n'éprouve pas tant de regrets pour ce que j'ai fait que pour ce que j'aurais pu faire.
Dans le chemin de la vie, si plein de boue et de ténèbres,
Je me suis traîné jusqu'à la trente-troisième année.
Que m'a laissé le tems en s'écoulant ainsi?
Rien--excepté trente-trois ans.
22 janvier 1821.
1821
CI-GÎT
ENTERRÉ DANS L'ÉTERNITÉ
DU PASSÉ,
D'OU IL N'Y A POINT
DE RÉSURRECTION
POUR LES JOURS,--QUOI QU'IL PUISSE ADVENIR
POUR LA POUSSIÈRE MORTELLE,
L'AN TRENTE-TROISIÈME
D'UNE VIE MAL DÉPENSÉE;
LEQUEL, APRÈS
UNE LONGUE MALADIE DE PLUSIEURS MOIS,
TOMBA EN LÉTHARGIE,
ET EXPIRA
LE 22 JANVIER, L'AN DE GRACE 1821.
IL LAISSE UN SUCCESSEUR
INCONSOLABLE
DE LA PERTE MÊME
QUI OCCASIONNA
SON EXISTENCE.
23 janvier 1821.
»Belle journée. Lecture,--promenade à cheval,--tir du pistolet. Rentré,--dîné,--lu. Sorti à huit heures,--fait la visite ordinaire. Je n'ai entendu parler que de guerre.--«Il n'y a toujours qu'un cri: Les voici.» Les carbonari paraissent n'avoir pas de plan;--rien de convenu entre eux, ni comment, ni quand il faut agir. Dans ce cas, ils ne feront aboutir à rien ce projet, si souvent différé et jamais mis à exécution.
»Rentré chez moi, et donné les ordres nécessaires, en cas de circonstances qui exigeraient un changement de résidence. J'agirai comme il pourra sembler à propos, quand j'apprendrai décidément ce que les barbares veulent faire. A présent, ils bâtissent un pont de bateaux sur le Pô, ce qui sent furieusement la guerre. En peu de jours, nous saurons probablement ce qu'il en est. Je songe à me retirer vers Ancône, plus près de la frontière du nord; c'est-à-dire si Teresa et son père sont obligés de se retirer, ce qui est très-probable, vu que toute la famille est libérale: sinon, je resterai. Mais mes mouvemens ne dépendront que des désirs de la comtesse.
»Ce qui m'embarrasse, c'est que je ne sais pas trop que faire de ma petite-fille, et de mon nombreux mobilier dont la valeur est assez considérable:--le théâtre de la guerre, où je songe à me rendre, ne leur est guère convenable. Mais il y a une dame âgée qui se chargera de la petite, et Teresa dit que le marchese C*** veillera à la sûreté des meubles. La moitié de la ville fait ses bagages, comme pour se mettre en route. Joli carnaval! Les gredins auraient bien pu attendre jusqu'au carême.»
24 janvier 1821.
«Revenu.--Rencontré quelques masques au Corso.--«Vive la bagatelle!»--Les Allemands sont sur le Pô, les barbares aux portes, et leurs maîtres tiennent conseil à Laybach, et voici qu'on danse, qu'on chante et qu'on fait des folies: «car demain on peut mourir.» Qui peut dire que les arlequins n'ont pas raison? Comme lady Baussière et mon vieil ami Burton,--«je continuai à me promener à cheval.»
»Dîné,--(scélérate de plume!)--boeuf coriace: il n'y a pas en Italie de boeuf qui vaille le diable,--à moins qu'on ne puisse manger un vieux boeuf dans sa peau, le tout rôti au soleil.
»Les principaux acteurs des événemens qui peuvent survenir sous peu de jours, sont sortis pour une partie de tir. Si c'était, comme «une partie de chasse des Highlanders», un prétexte pour une grande réunion de conseillers et de chefs, tout irait bien. Mais ce n'est ni plus ni moins qu'un vrai tapage, une mousqueterie en l'air, une petite guerre de poules d'eau, une vaine dépense de poudre, de munitions et de coups de fusil par pur amusement:--drôles de gens pour «un homme qui a envie de risquer son cou avec eux,» comme dit Marishal Wells dans le Nain Noir.
»Si l'on se rassemble,--«la chose est douteuse,»--il n'y aura pas mille hommes à passer en revue. La raison en est que la populace n'a point d'intérêt en ceci;--il n'y a que la noblesse et la classe moyenne. Je voudrais que les paysans fussent de la partie: c'est une race belle et sauvage de léopards bipèdes. Mais les Bolonais ne voudront pas agir,--et sans eux les Romagnols ne peuvent rien. Ou s'ils essaient,--qu'importe? Ils essaieront: l'homme ne peut faire plus;--et s'il veut y consacrer toute sa force, il peut faire beaucoup. Témoins les Hollandais contre les Espagnols,--alors les tyrans,--ensuite les esclaves,--et depuis peu les hommes libres de l'Europe.
»L'année 1820 n'a pas été heureuse pour moi en particulier, quels qu'en soient les résultats pour les nations. J'ai perdu un procès, après deux décisions en ma faveur. Le projet de prêter de l'argent sur une hypothèque irlandaise a été définitivement rejeté par l'homme d'affaires de ma femme, après un an d'espérances et de peines. Le procès Rochdale a duré quinze ans, et a toujours prospéré jusqu'à mon mariage; depuis quoi tout a été mal,--pour moi du moins.
»Dans la même année, 1820, la comtesse Teresa Guiccioli, née Gamba, et malgré tout ce que j'ai dit et fait pour le prévenir, a voulu se séparer de son mari, il cavalier commendatore Guiccioli, etc. Plus, plusieurs autres petite vexations de l'année,--voitures versées,--meurtre commis devant ma porte, et la victime mourant dans mon lit,--crampes en nageant,--coliques,--indigestions et accès bilieux, etc., etc., etc.,--
Maints menus articles font une somme,
Oui-dà, pour le pauvre Caleb Quotem.
25 janvier 1821.
«Reçu une lettre de lord S*** O***, secrétaire-d'État des Sept-Îles. Il m'a écrit d'Ancône (en route pour retourner à Corfou), sur quelques affaires particulières. Il est fils du second lit de feu le duc de L***. Il veut que j'aille à Corfou. Pourquoi non?--peut-être irai-je le printems prochain.
»Répondu à la lettre de Murray,--lu,--rodé de côté et d'autre. Griffonné cette page additionnelle du Journal de ma Vie. Un jour de plus a passé sur lui et sur moi;--mais «qu'est-ce qui vaut le mieux de la vie ou de la mort? Les Dieux seuls le savent,» comme Socrate dit à ses juges, à la clôture du tribunal. Deux mille ans écoulés depuis que le sage a fait cette profession d'ignorance, ne nous ont pas éclairés davantage sur cette importante question; car, suivant la justice chrétienne, personne ne peut-être sûr de son salut,--pas même le plus juste des hommes, puisqu'un seul instant de foi chancelante peut le jeter à la renverse durant sa paisible marche vers le paradis. Or donc, quelle que puisse être la certitude de la foi, l'individu ne peut avoir une foi plus certaine à son bonheur ou à sa misère que sous le règne de Jupiter.
»On a dit que l'immortalité de l'ame est un grand peut-être:--c'en est toujours un grand. Tout le monde s'y cramponne;--le plus stupide, le plus niais et le plus méchant des bipèdes humains est toujours persuadé qu'il est immortel.»
26 janvier 1821.
«Belle journée;--les queues de quelques jumens annoncent un changement de tems, mais le ciel est clair partout. Promenade à cheval,--tir du pistolet,--bien tiré. Rencontré, à mon retour, un vieillard. Fait la charité,--acheté un schelling de salut. Si le salut pouvait être acheté, j'ai donné dans cette vie à mes semblables,--quelquefois pour le vice, mais, sinon plus souvent, du moins plus largement pour la vertu,--beaucoup plus que je ne possède maintenant. Je n'ai jamais dans ma vie autant donné à une maîtresse que j'ai fait quelquefois à un pauvre homme dans une détresse honorable;--mais peu importe. Les coquins qui m'ont continuellement persécuté (avec l'aide de ***96 qui a couronné leurs efforts), triompheront tant que je vivrai;--et justice ne me sera rendue qu'alors que la main qui trace ces lignes sera aussi froide que les coeurs qui m'ont blessé.
»À mon retour, sur le pont près du moulin, j'ai rencontré une vieille femme. Je lui demandai son âge;--elle me dit: Tre croci. Je demandai à mon groom (quoique je sache moi-même assez proprement l'italien), ce que diable elle voulait dire avec ses trois croix. Il me dit, quatre-vingt-dix ans, et qu'elle avait cinq ans par dessus le marché!!! Je répétai la même chose trois fois, crainte de méprise:--quatre-vingt-quinze ans!!!--et cette femme était encore active.--Elle entendit ma question, car elle y répondit;--elle me vit, car elle s'avança vers moi; elle ne paraissait pas du tout décrépite, quoiqu'elle eût bien l'air de la vieillesse. Je lui ai dit de venir demain, et je l'examinerai. J'aime les phénomènes; si elle a quatre-vingt-quinze ans, elle doit se souvenir du cardinal Albéroni, qui fut légat ici.
»En descendant de cheval, j'ai trouvé le lieutenant E*** qui venait d'arriver de Faënza: je l'ai invité à dîner demain avec moi. Je ne l'ai pas invité pour aujourd'hui, parce qu'il n'y avait qu'un petit turbot (repas régulier et religieux du vendredi) que je voulais manger à moi seul: je l'ai mangé.
»Sorti,--trouvé Teresa comme de coutume,--musique. Les gentilshommes qui font des révolutions, et qui sont allés à une partie de tir, ne sont pas encore de retour. Ils ne reviendront pas avant dimanche,--c'est-à-dire ils auront été absens cinq jours pour s'amuser, tandis que les intérêts de tout un pays sont en jeu, et qu'eux-mêmes sont compromis.
»Il est difficile de soutenir son rôle parmi une telle troupe d'assassins et d'écervelés;--mais l'écume du bouillon une fois enlevée ou tombée, il peut y avoir du bon. Si ce pays pouvait seulement être délivré, quel sacrifice serait trop grand pour l'accomplissement de ce désir? pour l'extinction de ce soupir des siècles? Espérons: on espère depuis mille ans. Les vicissitudes même du hasard peuvent amener cette chance:--c'est un coup de dés.
»Si les Napolitains ont un seul Masaniello parmi eux, ils battront les bouchers ensanglantés de la couronne et du sabre. La Hollande, dans des circonstances pires, battit les Espagnes et les Philippe; l'Amérique battit les Anglais; la Grèce battit Xerxès, et la France battit l'Europe, jusqu'à ce qu'elle eût pris un tyran; l'Amérique du sud battit ses vieux vautours et les chassa de leur nid; et, pourvu que ces hommes se tiennent fermes, il n'y a rien qui puisse les faire bouger.»
28 janvier 1821.
«La Gazette de Lugano n'est pas arrivée. Lettres de Venise. Il paraît que ces animaux d'Autrichiens ont saisi mes trois ou quatre livres de poudre anglaise. Les gredins!--j'espère les payer en balles. Promenade à cheval jusqu'à la tombée de la nuit.
»Considéré les sujets de quatre tragédies que j'écrirai (si je vis, et si les circonstances le permettent): Sardanapale, déjà commencé; Caïn, sujet métaphysique, un peu dans le style de Manfred, mais en cinq actes, peut-être avec le choeur; Françoise de Rimini, en cinq actes; et je ne suis pas sûr de ne pas essayer Tibère. Je crois que je pourrais tirer quelque chose (dans mon genre de tragique, au moins) du sombre isolement et de la vieillesse du tyran, et même de son séjour à Caprée, en adoucissant les détails, et en exposant le désespoir qui a dû conduire à ces vicieux plaisir. Car ce n'est qu'un sombre et puissant esprit en désespoir qui a pu recourir à ces solitaires horreurs,--outre que Tibère était vieux, et maître du monde tout à-la-fois.»
MÉMORANDA.
«Qu'est-ce que la poésie?--Le sentiment d'un ancien monde et d'un monde à venir.»
Seconde pensée.
«Pourquoi, au comble même du désir et des plaisirs humains;--pourquoi, aux jouissances du monde, de la société, de l'amour, de l'ambition et même de l'avarice, se mêle-t-il un certain sentiment de doute et de chagrin,--une crainte de l'avenir,--un doute du présent, un retour sur le passé pour en tirer le pronostic du futur? (Le meilleur des prophètes est le passé.) Pourquoi?--Je ne le sais pas, si ce n'est que montés au pinacle, nous sommes plus que jamais susceptibles de vertige, et que nous ne craignons jamais de tomber que du haut d'un précipice,--qui, plus il est profond, plus il est majestueux et sublime. Et, par conséquent, je ne suis point sûr que la crainte ne soit pas une sensation agréable; l'espérance l'est du moins; et quelle espérance y a-t-il sans un profond levain de crainte? et quelle sensation est aussi délicieuse que l'espérance? et sans l'espérance, où serait le futur?--en enfer. Il est inutile de dire où est le présent: car nous le savons pour la plupart; et, quant au passé, qu'est-ce qui domine dans la mémoire?--l'espérance déjouée. Ergo, dans toutes les affaires humaines, je vois l'espérance,--l'espérance,--rien que l'espérance. J'accorde seize minutes, quoique je ne les aie jamais comptées, à toute possession réelle ou supposée. De quelque lieu que nous partions, nous savons où tout ira nécessairement aboutir. Et cependant, à quoi bon le savoir? Les hommes n'en sont ni meilleurs ni plus sages. Durant les plus grandes horreurs des plus grandes pestes (par exemple, celles d'Athènes et de Florence,--voir Thucydide et Machiavel), les hommes furent plus cruels et plus débauchés que jamais. Tout cela est un mystère; je sens beaucoup, mais je ne sais rien, excepté _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 97.
Pensée pour un discours de Lucifer dans la tragédie de Caïn.
Si la mort était un mal, te laisserais-je vivre?
Insensé! vis comme je vis moi-même, comme vit ton père,
Comme les fils de tes fils vivront à jamais.
....................................................98
29 janvier 1821.
«Hier, la femme de quatre-vingt-quinze ans est venue me voir. Elle m'a dit que son fils aîné (s'il était maintenant en vie) aurait soixante-dix ans. Elle est grêle, courte, mais active;--elle entend, elle voit,--et sans cesse elle parle. Elle a encore plusieurs dents,--toutes à la mâchoire inférieure, et rien que des dents de devant. Elle est très-profondément ridée, et a au menton une sorte de barbe grise clair-semée, au moins aussi longue que mes moustaches. Sa tête, en vérité, ressemble au portrait de la mère de Pope, portrait que l'on trouve dans quelques éditions des oeuvres de ce poète.
»J'ai oublié de lui demander si elle se rappelait Albéroni (qui a été légat ici), mais je le lui demanderai la prochaine fois. Je lui ai donné un louis,--lui ai commandé un habillement complet, et lui ai assigné une pension hebdomadaire. Jusqu'à présent, elle avait travaillé à ramasser du bois et des pommes de pin dans la forêt,--joli travail à quatre-vingt-quinze ans! Elle a eu une douzaine d'enfans, dont quelques-uns vivent encore. Elle se nomme Maria Montanari.
»Rencontré dans la forêt une compagnie de la secte dite des Américains (sorte de club libéral), tous armés, et chantant de toute leur force, en romagnol:--Sem tutti soldat' per la liberta. (Nous sommes tous soldats pour la liberté.) Ils m'ont salué comme je passais;--je leur ai rendu leur salut, et ai continué ma promenade à cheval. Ce fait peut montrer l'esprit actuel de l'Italie.
»Mon journal d'aujourd'hui se compose de ce que j'ai omis hier. Aujourd'hui, tout a été comme à l'ordinaire. J'ai peut-être une meilleure opinion des écrits des frères Schlegel que je n'avais il y a vingt-quatre heures; et mon opinion leur deviendra encore plus favorable, si c'est possible.
»On dit que les Piémontais ont enfin chanté:--Ça ira! Lu Schlegel. Il dit de Dante que, «dans aucun tems, le plus grand et le plus national de tous les poètes italiens n'a jamais été le grand favori de ses compatriotes.» C'est faux! Il y a eu plus d'éditeurs et de commentateurs,--et dernièrement d'imitateurs de Dante, que de tous les autres poètes italiens pris ensemble. Il n'a pas été le favori de ses compatriotes! Quoi donc! en ce moment (1821), on parle Dante,--on écrit Dante,--on pense et on rêve Dante avec un excès d'admiration qui serait ridicule si le poète n'en était pas si digne.
»C'est dans le même style que l'écrivain allemand parle de gondoles sur l'Arno:--gentil garçon, pour oser parler de l'Italie!
»Il dit encore que le principal défaut de Dante est, en un mot, l'absence de tendres sentimens. De tendres sentimens!--et Françoise de Rimini,--et les sentimens d'Ugolin le père,--et Béatrix,--et la Pia? Pourquoi Dante a-t-il une tendresse supérieure à toute tendresse, quand il exprime ce sentiment? Il est vrai que, en traitant de l'[Grec: Adês]99 ou enfer chrétien, il n'y a pas beaucoup de place ou de carrière pour la tendresse;--mais qui, hormis Dante, aurait pu introduire la moindre tendresse dans l'enfer! Y en a-t-il dans Milton? Non;--et le ciel de Dante n'est rien qu'amour, gloire et majesté.»
Une heure après minuit.
»J'ai toutefois trouvé un passage où l'Allemand a raison;--c'est sur le Vicaire de Wakefield100.--De tous les romans en miniature (et c'est peut-être la meilleure forme sous laquelle un roman puisse paraître), le Vicaire de Wakefield est, je pense, le plus parfait.» Il pense!--- il pouvait en être sûr; mais c'est très-bien pour un Schlegel. Je me sens envie de dormir, et je ferai bien d'aller me coucher. Demain il fera beau tems.
«Aie confiance, et songe que demain acquittera sa dette.»
30 janvier 1821.
«Ce soir, le comte Pietro Gamba (de la part des carbonari) m'a transmis les nouveaux mots de passe pour le prochain semestre, *** et ***. Le nouveau mot sacramentel est ***; la réplique ***. L'ancien mot (aujourd'hui changé) était ***:--il y a aussi ***--***101. Les choses semblent marcher rapidement à une crise;--ça ira!
»Nous avons parlé sur diverses affaires du moment et du mouvement. Je les omets; si elles aboutissent à quelque chose, elles parleront d'elles-mêmes. Ensuite, nous avons parlé de Kosciusko. Le comte Ruggiero Gamba m'a raconté qu'il a vu les officiers polonais, dans la campagne d'Italie, fondre en larmes en entendant le nom de ce héros.
»Il faut que le Piémont soit en mouvement:--toutes les lettres et tous les papiers sont arrêtés. On ne sait rien du tout, et les Allemands se concentrent près de Mantoue. On ne connaît rien de la décision de Laybach: cet état de choses ne peut durer long-tems. On ne peut concevoir la fermentation actuelle des esprits sans en être soi-même témoin.»
31 janvier 1821.
«Depuis plusieurs jours je n'ai rien écrit, sauf quelques lettres de réponse. Quand on attend à chaque moment une explosion quelconque, il n'est pas aisé de se mettre à son pupitre pour des sujets de haute composition. Je pus le faire, sans doute; car, l'été dernier, je composai mon drame dans le tumulte du divorce de Mme la comtesse Guiccioli, et au milieu des embarras qui en furent l'accompagnement nécessaire. En même tems, je reçus la nouvelle de la perte d'un procès important en Angleterre. Mais ce n'étaient que des affaires privées et personnelles; l'affaire présente est d'une différente nature.
»Je suppose que c'est là le motif qui m'empêche d'écrire; mais j'ai quelque soupçon que ce pourrait être la paresse, surtout puisque La Rochefoucauld dit que «la paresse domine souvent toutes les passions.» Si cela était vrai, on ne pourrait guère dire que «la fainéantise est la source de tous les maux,» puisqu'on suppose que les passions seules en sont l'origine: ergo, ce qui domine toutes les passions (c'est à savoir, la paresse) serait par cela même un bien. Qui sait?»
Minuit.
«J'ai lu la Correspondance de Grimm. Il répète fréquemment, en parlant d'un poète, ou d'un homme de génie en un genre quelconque, même en musique (Grétry, par exemple), que cet homme a nécessairement «une ame qui se tourmente, un esprit violent.» Jusqu'à quel point cette remarque est-elle vraie? je n'en sais rien. Mais s'il en était ainsi; je serais un poète per eccellenza; car j'ai toujours eu une ame qui, non-seulement se tourmentait elle-même, mais tourmentait encore quiconque était en contact avec elle, et un esprit violent qui m'a presque laissé sans esprit du tout. Quant à définir ce qu'un poète doit être, cela ne vaut pas la peine; car qu'est-ce que les poètes valent? Qu'est-ce qu'ils ont fait?
»Grimm, toutefois, est un excellent critique et historien littéraire. Sa Correspondance forme les annales littéraires de la France dans le tems où il a vécu, et comprend en sus beaucoup de la politique et encore plus du genre de vie de la nation française. Il est aussi précieux et bien plus amusant que Muratori ou Tiraboschi,--j'ai presque dit que Ginguené,--mais nous devons en rester là. Toutefois, c'est un grand homme dans son genre.» .............................................
2 février 1821.
«J'ai considéré quelle peut être la raison pourquoi je m'éveille toujours à une certaine heure de la matinée, et toujours dans un état d'abattement, et je puis dire dans le découragement et dans le désespoir, sous tous les rapports,--même sous le rapport de ce qui me plaisait la soirée précédente. En une heure ou deux environ, cet état se passe, et je me calme assez pour dormir encore, ou du moins pour reposer. En Angleterre, il y a cinq ans, j'eus la même espèce d'hypocondrie, mais accompagnée d'une soif si vive, que je bus près de quinze bouteilles de soda-water en une nuit, après m'être couché, sans cesser néanmoins d'être altéré;--il faut toutefois tenir compte de la perte due à l'explosion, à l'effervescence et au débordement du liquide, lorsque je débouchais les bouteilles ou que j'en cassais le goulot dans mon impatiente envie de boire. À présent, je n'ai pas cette soif, mais l'abattement de mes esprits n'est pas moins fort.
»Je lis dans les Mémoires d'Edgeworth quelque chose de semblable (hormis que la soif s'assouvissait sur la petite bière), dans le cas de sir F. B. Delaval;--mais celui-ci était alors plus vieux que moi d'au moins vingt ans. Qu'est-ce?--le foie? En Angleterre, Le Man (l'apothicaire) me guérit en trois jours de cette soif, qui m'avait duré tant d'années. Je présume que tout cela n'est que de l'hypocondrie.
»Ce que je sens de plus en plus prendre empire sur moi, c'est la paresse, et un dégoût beaucoup plus fort que l'indifférence. Si je m'irrite, c'est jusqu'à la fureur. Je présume que je finirai (si je ne meurs pas plus tôt, par accident ou quelque autre terminaison semblable) comme Swift,--en mourant comblé de vie. J'avoue que je ne contemple pas cette fin avec autant d'horreur que Swift paraît l'avoir fait quelques années avant qu'elle ne survînt; mais Swift avait à peine commencé la vie à l'âge même (de trente-trois ans) où je me sens tout-à-fait vieux de sentimens.
»Oh! il y a un orgue qui joue dans la rue;--c'est une valse: il faut que j'écoute. L'on joue une valse que j'ai entendue dix mille fois dans les bals à Londres, de 1812 à 1815. La musique est une étrange chose.»
5 février 1821.
«Enfin, «le sort en est jeté.» Les Allemands ont reçu l'ordre de marcher, et l'Italie est devenue, pour la dix-millième fois, un champ de bataille. La nouvelle est arrivée hier soir.
»Cet après-midi, le comte Pietro Gamba est venu me consulter sur divers points. Nous avons été nous promener à cheval ensemble. On a envoyé chercher des ordres. Demain la décision doit arriver, et alors on fera quelque chose. Rentré,--dîné,--lu,--sorti,--conversé. Fait un achat d'armes pour les nouvelles recrues des Américains qui sont tous prêts à marcher. Donné des ordres pour avoir des harnais et des porte-manteaux nécessaires pour les chevaux.
»Lu quelque chose de la controverse de Bowles sur Pope, avec toutes les réponses et répliques. Je m'aperçois que mon nom a été fourré dans la discussion, mais je n'ai pas le tems d'établir ce que je sais là-dessus. «Au premier jour de paix,» il est probable que je reprendrai l'affaire.»
9 février 1821.
«Écrit un peu avant le dîner. Avant que je sortisse pour ma promenade à cheval, le comte Pietro Gamba est venu me voir, pour me faire savoir le résultat de la réunion des carbonari à F*** et à B****102. **** est revenu tard la nuit dernière. Tout avait été combiné dans l'idée que les barbares passeraient le Pô le 15 courant. Mais, d'après quelques informations ou autrement, ils ont hâté leur marche, et ont passé il y a déjà deux jours, en sorte que tout ce que l'on peut faire à présent en Romagne est de se tenir en alerte et d'attendre l'approche des Napolitains. Tout était prêt, et les Napolitains avaient envoyé leurs instructions et intentions, le tout rapporté au 10 et au 11 de ce mois, jours où un soulèvement général devait avoir lieu, dans la supposition que les barbares n'avanceraient pas avant le 15.
»Les Autrichiens n'ont que cinquante ou soixante mille hommes, armée qui pourrait tout aussi bien entreprendre de conquérir le monde que de pacifier l'Italie dans l'état actuel. L'artillerie marche en arrière, et seule; et on a l'idée d'entreprendre de la couper. Tout cela dépendra beaucoup des premiers pas des Napolitains. Ici, l'esprit public est excellent; il faut seulement le maintenir: on verra par l'événement.
»Il est probable que l'Italie sera délivrée des barbares, pourvu que les Napolitains tiennent ferme et soient unis entre eux. À Ravenne, on les juge ainsi.
10 février 1821.
»La journée s'est passée comme d'ordinaire,--rien de nouveau. Les barbares sont toujours en marche;--mal équipés, et, sans doute, mal accueillis sur leur route. On parle d'un mouvement à Paris.
»Promené à cheval entre quatre et six,--fini ma lettre à Murray sur les pamphlets de Bowles,--ajouté un postscriptum. Passé la soirée comme d'ordinaire,--resté dehors jusqu'à onze heures,--puis rentré chez moi.»
11 février 1821.
«Écrit,--fait prendre copie d'un extrait des lettres de Pétrarque, relatif à la conspiration du doge Marino Faliero, et contenant l'opinion du poète sur la matière. Entendu un grand coup de canon dans la direction de Comacchio;--les barbares célèbrent la veille du jour anniversaire de la naissance de leur principal cochon--ou du jour de sa fête:--je ne sais plus lequel des deux. Reçu un billet d'invitation pour le premier bal, pour demain. Je n'irai pas au premier, mais j'ai l'intention d'aller au second, comme aussi chez les Veglioni.»
13 février 1821.
«Aujourd'hui, un peu lu de la Hollande de Louis B***; mais je n'ai rien écrit depuis que j'ai terminé ma lettre sur la controverse relative à Pope. La politique est tout-à-fait entourée de brouillards à présent. Les barbares continuent leur marche. Il n'est pas aisé de deviner ce que les Italiens vont faire.
»J'ai été hier élu socio103 de la société des bals du carnaval. C'est le cinquième carnaval que je passe. Les quatre premiers, j'ai fait beaucoup de tintamarre; mais dans celui-ci, j'ai été aussi sage que lady Grace elle-même.»
14 février 1821.
«Journée très-ordinaire. Écrit, avant de sortir à cheval, partie d'une scène de Sardanapale. Le premier acte est presque fini. Le reste du jour et de la soirée comme précédemment,--partie hors de chez moi, en conversazione,--partie à la maison.
»Appris les détails de la dernière querelle à Russi, ville non loin d'ici: c'est exactement l'histoire de Roméo et Juliette. Deux familles de contadini sont en inimitié. Dans un bal, les plus jeunes membres de l'une et l'autre famille oublient leur querelle, et dansent ensemble. Un vieillard de l'une des familles entre, et reproche aux jeunes gens de danser avec des femmes ennemies. Les parens mâles de celles-ci s'offensent d'un tel reproche. Les deux partis courent dans leurs foyers et s'arment. Ils en viennent aux mains sur la voie publique, au clair de la lune, et se battent. Trois sont tués et six blessés, la plupart dangereusement;--c'est un fait de la semaine dernière. Un autre assassinat a eu lieu à Césenne,--en tout, environ quarante en Romagne depuis trois mois. Ce peuple tient encore beaucoup du moyen-âge.»
15 février 1821.
«Hier soir, j'ai fini le premier acte de Sardanapale. Ce soir ou demain, je répondrai aux lettres que j'ai reçues.»
16 février 1821.
«Hier soir, il conte Pietro Gamba a envoyé chez moi un homme avec un sac plein de bayonnettes, de mousquets, et de cartouches au nombre de quelques centaines, sans m'en avoir donné avis, quoique je l'eusse vu tout au plus une demi heure auparavant. Il y a environ dix jours, quand il devait y avoir ici un soulèvement, les libéraux et mes frères carbonari me dirent d'acheter des armes pour quelques-uns de nos braves. J'en achetai immédiatement, et je commandai des munitions, etc., et conséquemment les hommes furent armés. Eh bien!--le soulèvement est contremandé, parce que les barbares se mettent en marche une semaine plus tôt que l'on ne comptait; et un ordre exprès est rendu par le gouvernement, que toutes personnes ayant des armes cachées, etc., seront passibles de, etc., etc.»--Et que font mes amis, les patriotes, deux jours après? Ils rejettent entre mes mains, et dans ma maison (sans un mot d'avertissement préalable) ces mêmes armes que je leur avais fournies sur leur requête, et à mes propres périls et dépens.
»Ç'a été un heureux hasard que Lega ait été à la maison pour recevoir ces armes, car (excepté Lega, Tita et F***) tous mes autres domestiques auraient trahi le secret sur-le-champ. D'ailleurs, si l'on dénonce ou découvre ces armes, je serai dans l'embarras.
»Sorti à neuf heures,--rentré à onze. Battu la corneille qui avait volé la nourriture du faucon. Lu les Contes de mon Hôte,--écrit une lettre,--et mêlé une tasse médiocre d'eau avec d'autres ingrédiens.»
18 février 1821.
«La nouvelle du jour est que les Napolitains ont coupé un pont, et tué quatre carabiniers pontificaux qui voulaient s'y opposer. Outre la violation de la neutralité, c'est pitié que le premier sang versé dans cette querelle allemande ait été du sang italien. Toutefois, la guerre semble commencée tout de bon; car si les Napolitains tuent les carabiniers du pape, ils ne seront pas plus délicats envers les barbares.....................
»En parcourant aujourd'hui la Correspondance de Grimm, j'ai trouvée une pensée de Tom Moore dans une chanson de Maupertuis à une femme laponaise:
Et tous les lieux
Où sont ses yeux
Font la zone brûlante.
»Voici la phrase de Moore:
Ces yeux font mon climat, partout où je porte mes pas104.
»Mais je suis sûr que Moore ne vit jamais les vers de Maupertuis; car ils ne furent publiés dans la Correspondance de Grimm qu'en 1813, et j'appris Moore par coeur en 1812. Il y a aussi une autre coïncidence, mais de pensées opposées:
Le soleil luit,
Des jours sans nuit
Bientôt il nous destine;
Mais ces longs jours
Seront trop courts,
Passés près de Christine.
»C'est la pensée retournée de la dernière stance de la jolie ballade sur Charlotte Lynes, ballade rapportée dans les Mémoires de miss Seward de Darwin:--je cite de mémoire pour avoir appris les vers il y a quinze ans:
Pour ma première nuit j'irai
Dans ces contrées de neige,
Où le soleil reste six mois sans luire;
Et je crois, même alors,
Qu'il reviendra trop tôt
Me troubler dans les bras de la belle Charlotte Lynes105.
»Aujourd'hui, je n'ai eu aucune communication avec mes vieux amis les carbonari; mais cependant mes bas-appartemens sont pleins de leurs bayonnettes, fusils, cartouches, et je ne sais quoi encore. Je suppose que l'on me considère comme un dépôt à sacrifier en cas d'accidens. Peu importe, dans la supposition de la délivrance de l'Italie, qui ou quoi soit sacrifié; c'est un grand objet:--c'est la poésie même de la politique. Rêver seulement--une Italie libre!!! Eh quoi! il n'y a rien eu de pareil depuis les jours d'Auguste. Je regarde les tems de Jules-César comme libres, parce que les commotions politiques permirent à chacun de choisir son côté, et que les partis furent à-peu-près égaux en force dans le principe. Mais ensuite ce ne fut plus qu'une affaire de troupes prétoriennes et légionnaires;--et depuis!--nous verrons, ou du moins quelqu'un verra quelle carte tournera. Mieux vaut espérer, lors même qu'il n'y a pas d'espoir. Les Hollandais firent plus dans la guerre de soixante-dix ans que les Italiens n'ont à faire aujourd'hui.»
19 février 1821.
«Rentré chez moi tout seul;--vent très-fort,--éclairs,--clair de lune,--traînards solitaires, emmitouflés dans leurs manteaux,--femmes en masque,--maisons blanches, nuage s'amoncelant dans le ciel:--c'est une scène tout-à-fait poétique. Il vente toujours avec force,--les tuiles volent et le maison branle,--la pluie éclabousse,--l'éclair éclate106:--c'est une belle soirée de Suisse dans les Alpes, et la mer rugit dans le lointain.
»Fait une visite,--conversazione. Toutes les femmes sont effrayées par le vacarme; elles ne veulent point aller à la mascarade parce qu'il fait des éclairs,--la pieuse raison!
»A*** m'a envoyé des nouvelles aujourd'hui. La guerre approche de plus en plus. Ô les gueux de souverains! Puissions-nous les voir battus! Puissent les Napolitains avoir la force des Hollandais d'autrefois, ou des Espagnols d'aujourd'hui, ou des protestans allemands, ou des presbytériens écossais, ou de la suisse sous Guillaume Tell, ou des Grecs sous Thémistocle,--toutes nations petites et isolées (excepté les Espagnols et les luthériens allemands),--et il y a une résurrection pour l'Italie, et une espérance pour le monde!»
20 février 1821.
«La nouvelle du jour est que les Napolitains sont pleins d'énergie. L'esprit public ici s'est certainement bien maintenu. Les Américains (société patriotique d'ici, ramification subordonnée aux carbonari) donnent dans quelques jours un dîner au milieu de la forêt, et ils m'ont invité, comme associé des carbonari. C'est dans la forêt de l'Esprit du chasseur de Boccace et de Dryden; et si je n'avais pas les mêmes sentimens politiques (pour ne rien dire de mon ancienne inclination conviviale107, qui revient de tems en tems), j'irais comme poète, ou du moins comme amateur de poésie. Je m'attendrai à voir le spectre d'Ostasio Degli Onesti (Dryden a mis à la place Guido Cavalcanti,--personnage essentiellement différent, comme on peut s'en convaincre dans Dante); à le voir, dis-je, «tomber comme la foudre sur sa proie» au milieu du festin. En tout cas, vienne ou non le spectre, je m'enivrerai de vin et de patriotisme autant que possible.
»Depuis ces derniers jours, j'ai lu, mais je n'ai pas écrit.»
21 février 1821.
«Comme d'ordinaire, j'ai fait ma promenade à cheval,--ma visite, etc., etc. L'affaire commence à s'embrouiller. Le pape a fait imprimer une déclaration contre les patriotes, qui, dit-il, méditent un soulèvement. La conséquence de ceci sera que, dans une quinzaine, tout le pays sera en insurrection. La proclamation n'est pas encore publiée, mais imprimée, et prête pour la distribution. *** m'en a envoyé une copie en secret,--signe qu'il ne sait que penser. Quand il croit avoir besoin d'être bien avec les patriotes, il m'envoie quelque message de politesse ou autre.
»Pour ma part, il me semble que rien, hors le succès le plus décisif des barbares, ne peut prévenir un soulèvement général et immédiat de toute la nation.»
23 février 1821.
«Presque comme hier;--promenade à cheval;--visite;--rien écrit;--lu l'Histoire romaine.
»J'ai reçu une lettre curieuse d'un particulier (c'est probablement un espion ou un imposteur) qui m'informe que les barbares sont indisposés contre moi; mais ainsi soit-il. Les coquins ne peuvent accorder leur hostilité à personne qui les haïsse et les exècre plus que je ne fais, ou qui s'oppose avec plus de zèle à leurs vues quand l'occasion s'en offrira.»
24 février 1821.
«Promenade à cheval, etc., comme à l'ordinaire. L'avis secret qui, ce matin, est arrivé de la frontière aux carbonari, est aussi mauvais que possible. Le plan a manqué,--les chefs militaires et civils sont trahis,--et les Napolitains non-seulement n'ont pas bougé, mais ont déclaré au gouvernement papal et aux barbares qu'ils ne savent rien de l'affaire!!!
»Ainsi va le monde; ainsi les Italiens sont toujours perdus par défaut d'union entre eux. On n'a point décidé ce qu'on doit faire ici, entre deux feux, et coupés que nous sommes de la frontière nord. Mon opinion a été--qu'il vaut mieux se soulever que d'être pris en détail; mais comment sera-t-elle prise à présent? c'est ce que je ne puis dire. Des messagers sont dépêchés aux délégués des autres cités pour apprendre leurs résolutions.
»J'ai toujours eu idée que ça irait à la diable; mais j'aimais à espérer, et j'espère encore. Mon argent, mon bien, ma personne, enfin tout ce que je puis aventurer, je l'aventurerai hardiment pour la liberté italienne; c'est ce que j'ai dit, il y a une demi-heure, à quelques-uns des chefs. J'ai chez moi deux mille cinq cents scudi (plus de cinq cents livres sterling) que je leur ai offerts pour commencer.»
25 février 1821.
«Rentré chez moi,--la tête me fait mal,--surabondance de nouvelles, mais trop accablantes pour être enregistrées. Je n'ai ni lu, ni écrit, ni pensé, mais mené une vie purement animale pendant toute la journée. Je veux essayer d'écrire une page ou deux avant de me coucher; mais, comme dit Squire Sullen, «j'ai un mal de tête terrible; Scrub, verse-moi un petit coup.» Bu du vin d'Imola et du punch.»
CONTINUATION DU JOURNAL108.
27 février 1821.
«J'ai été un jour sans continuer le journal, parce que je ne pouvais trouver un cahier blanc. Enfin, je rassemble ces souvenirs.
»Promené à cheval, etc.,--dîné,--écrit une stance additionnelle pour le cinquième chant de Don Juan; je l'avais composée dans mon lit ce matin. Visité l'amica109. Nous sommes invités à la soirée du Veglione (dimanche prochain), avec la marchesa Clelia Cavalli et la comtesse Spinelli Rusponi: j'ai promis d'y aller. Hier soir, il y eut une émeute au bal, dont je suis un socio. Le vice-légat a eu l'insolence imprudente d'introduire trois de ses domestiques en masque,--sans billets, et en dépit de toutes remontrances. Il s'ensuivit que les jeunes gens du bal se fâchèrent et furent sur le point de jeter le vice-légat par la fenêtre. Ses domestiques, voyant la scène, se retirèrent, et lui après eux. Sa révérence monsignore devrait savoir que nous ne vivons pas dans le tems de la prédominance des prêtres sur le décorum. Deux minutes de plus, deux pas en avant, et toute la ville aurait été en armes, et le gouvernement expulsé.
»Tel est l'esprit du jour, et ces gens-là ne paraissent pas s'en apercevoir. Le fait simplement considéré, les jeunes gens avaient raison, les domestiques ayant toujours été exclus des fêtes.
»Hier, j'ai écrit deux notes sur la controverse de Bowles et Pope, et les ai envoyées à Murray par la poste. La vieille femme que j'assistai dans la forêt (elle a quatre-vingt-quatorze ans) m'a apporté deux bouquets de violettes. Nam vita gaudet mortua floribus. Le cadeau m'a plu beaucoup. Une femme anglaise m'aurait offert une paire de bas de laine tricotés, au moins, dans le mois de février. Les bouquets et les bas sont d'excellentes choses; mais les premiers sont plus élégans. Le cadeau, dans cette saison, me rappelle une stance de Gray omise dans son élégie:
Ici sont souvent répandues les violettes printanières,
Que des mains inconnues font pleuvoir;
Le rouge-gorge aime à nicher et à gazouiller ici,
Et la trace légère d'un petit pas s'imprime sur le sol.
»C'est une stance aussi belle qu'aucune autre de son élégie; je m'étonne qu'il ait eu le courage de l'omettre.
»Cette nuit, j'ai horriblement souffert--d'une indigestion, je crois. Je ne soupe jamais,--c'est-à-dire, jamais chez moi; mais hier soir, je me laissai entraîner, par le cousin de la comtesse Gamba, et par l'énergique exemple de son frère, à avaler au souper quantité de moules bouillies, et à les délayer sans répugnance avec du vin d'Imola. Quand je fus rentré chez moi, dans l'appréhension des conséquences, j'avalai trois ou quatre verres de liqueurs spiritueuses, que les hommes (les marchands) nomment eau-de-vie, rum ou curaçao, mais que les dieux intituleraient esprit-de-vin coloré ou sucré. Tout alla bien jusqu'à ce que je me fusse mis au lit; alors je devins un peu enflé, et fus pris d'un fort vertige. Je sortis du lit, et, faisant dissoudre du soda-powder, j'en bus. Cette boisson me procura un soulagement momentané. Je rentrai dans le lit; mais je redevins malade et triste. Je repris encore du soda-water. Enfin, je tombai dans un affreux sommeil. Je m'éveillai et fus souffrant tout le jour, jusqu'à ce que j'eusse galopé quelques milles. Question:--Est-ce à cause des moules, ou de ce que je pris pour les corriger, que j'éprouvai cette secousse? Je crois à l'une et l'autre cause. J'observai durant mon indisposition la complète inertie, inaction et destruction de mes principales facultés mentales. J'essayai de les ranimer,--mais je ne le pus;--et voilà ce que c'est que l'ame! Je croirais qu'elle est mariée au corps, si elle ne sympathisait pas si étroitement avec lui. Si elle s'exaltait quand le corps s'affaisse, et vice versa, ce serait un signe que le corps et l'ame soupirent pour un état naturel de divorce; mais au contraire corps et ame semblent aller ensemble comme des chevaux de poste.
»Espérons ce qui vaut le mieux;--c'est le grand point.»
Durant les deux mois que comprend ce journal, Byron écrivit quelques-unes des lettres de la série suivante. Le lecteur doit donc s'attendre à y trouver des détails relatifs aux mêmes événemens.
LETTRE CCCCIV.
A M. MOORE.
Ravenne, 2 janvier 1821.
«En entrant dans notre projet relativement aux Mémoires, vous me faites grand plaisir. Mais je doute (contre l'opinion de ma chère Mme Mac F***, que j'ai toujours aimée et aimerai toujours,--non-seulement parce que j'éprouvai une réelle affection pour elle personnellement, mais encore parce que c'est elle et environ une douzaine d'autres personnes de son sexe qui seules me soutinrent dans le grand conflit de 1815),--mais je doute, dis-je, que les Mémoires puissent paraître ma vie durant, et, en vérité, je préférerais qu'ils ne parussent pas; car un homme a toujours l'air mort après que sa vie a été publiée, et certes je ne survivrais pas à la publication de la mienne.
»Je ne puis consentir à altérer la première partie des Mémoires......................................
»Quant à notre journal projeté, je l'appellerai comme il vous plaira: nous l'appellerons, si vous voulez, «La Harpe,» ou lui donnerons tout autre titre.
»J'ai exactement les mêmes sentimens que vous sur notre art110; mais il s'empare de moi dans des accès de rage qui se renouvellent par intervalles, comme.....111; alors, si je n'écris pour vider mon esprit, je deviens furieux. Quant à cette régulière et infatigable passion d'écrire, que vous décrivez dans votre ami, je ne la comprends pas du tout. Le besoin d'écrire est pour moi un tourment, dont il faut me débarrasser; mais jamais un plaisir: au contraire, je regarde la composition comme une grande fatigue.
Note 110: (retour) Ce passage s'expliquera mieux par un extrait d'une de mes lettres; à laquelle celle de Lord Byron faisait réponse: «Par rapport au journal, il est assez bizarre que Lord *** et moi ayions compté (il y a environ une semaine ou deux, avant que je reçusse votre lettre) sur votre assistance pour réaliser une entreprise à-peu-près semblable, mais plus littéraire et moins régulièrement soumise à une publication périodique. Lord ***, comme vous le verrez si son volume d'Essais vous parvient, a une manière fine, délicate et adroite d'exprimer de profondes vérités sur la politique et sur les moeurs; et, quelque plan que nous adoptions, il sera pour nous un associé utile et actif, vu qu'il écrit avec un plaisir tout-à-fait inconcevable pour un pauvre scribe comme moi, qui ai sur mon art les mêmes sentimens que ce mari français, qui, trouvant un homme occupé à faire l'amour à sa femme, s'écria: Comment, monsieur! sans y être obligé? Toutefois, en parlant ainsi, je n'entends parler que de la partie exécutive de l'art d'écrire; car, imaginer et esquisser un ouvrage à venir, c'est, je l'avoue, un plaisir délicieux.» (Note de Moore.)
»Je désire que vous songiez sérieusement à notre plan de journal;--car je suis aussi sérieux qu'on peut l'être, dans ce monde, pour quoi que ce soit. ..................................................
»Je resterai ici jusqu'en mai ou juin, et à moins que «la gloire ne survienne imprévue112,» nous nous rencontrerons peut-être, en France ou en Angleterre, dans le courant de l'année.
»Votre, etc.
»Je ne puis vous exposer l'état actuel des circonstances, parce qu'on ouvre toutes les lettres.
»Me placerez-vous dans vos maudits Champs-Élysées? Est-ce és ou ées pour l'adjectif? Je ne sais rien du français, vu que je suis tout Italien. Quoique je lise et comprenne le français, je n'essaie jamais de le parler; car je le déteste.
»Quant à la seconde partie des Mémoires, retranchez ce qu'il vous plaira de retrancher.»