Œuvres complètes de lord Byron, Tome 12: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
LETTRE CCCLXXVI.
A M. MOORE.
Ravenne, 1er juin 1820.
«J'ai reçu une lettre parisienne de W. W. à laquelle j'aime mieux répondre par votre entremise, si ce digne personnage est encore à Paris, et un de vos visiteurs, comme il le dit. En novembre dernier il m'écrivit une lettre bienveillante, où, d'après des raisons à lui propres, il établissait sa croyance à la possibilité d'un rapprochement entre lady Byron et moi. J'y ai répondu comme j'ai coutume; et il m'a écrit une seconde lettre, où il répète son dire, à laquelle lettre je n'ai jamais répondu, ayant mille autres choses en tête. Il m'écrit maintenant comme s'il croyait qu'il m'eût offensé en touchant ce sujet; et je désire que vous l'assuriez que je ne le suis pas du tout,--mais qu'au contraire je suis reconnaissant de sa bonne disposition. En même tems montrez-lui que la chose est impossible. Vous savez cela aussi bien que moi,--et finissons-en.
»Je crois que je vous montrai son épître l'automne dernier. Il me demande si j'ai entendu parler de mon lauréat37 à Paris,--de quelqu'un qui a écrit une «épître sanglante» contre moi; mais est-ce en français ou en allemand? sur quel sujet? je n'en sais rien, et il ne me le dit pas,--hors cette remarque (pour ma propre satisfaction) que c'est la meilleure pièce du volume de l'individu. Je suppose que c'est quelque chose dans le genre accoutumé;--il dit qu'il ne se rappelle pas le nom de l'auteur.
»Je vous ai écrit il y a environ dix jours, et j'attends une réponse de vous quand il vous plaira.
»L'affaire de la séparation continue encore, et tout le monde y est mêlé, y compris prêtres et cardinaux. L'opinion publique est furieuse contre lui, parce qu'il aurait dû couper court à la chose dès l'abord, et ne pas attendre douze mois pour commencer. Il a essayé d'arriver à l'évidence, mais il ne peut rien produire de suffisant; car ce qui ferait cinquante divorces en Angleterre, ne suffit pas ici,--il faut les preuves les plus décisives........... ............................
»C'est la première cause de ce genre soulevée à Ravenne depuis deux cents ans; car, quoiqu'on se sépare souvent, on déclare un motif différent. Vous savez que les incontinens du continent sont plus délicats que les Anglais, et n'aiment pas à proclamer leurs couronnes en plein tribunal, même quand il n'y a pas de doute.
»Tous les parens de la dame sont furieux contre lui. Le père l'a provoqué en duel,--valeur superflue, car cet homme ne se bat pas, quoique soupçonné, de deux assassinats,--dont l'un est celui du fameux Monzoni de Forli. Avis m'a été donné de ne pas faire de si longues promenades à cheval dans la forêt des Pins, sans me tenir sur mes gardes; aussi je prends mon stiletto38 et une paire de pistolets dans ma poche durant mes courses quotidiennes.
»Je ne bougerai pas du pays jusqu'à ce que le procès soit terminé de manière ou d'autre. Quant à elle, elle a autant de fermeté féminine que possible, et l'opinion est à tel point contre l'homme, que les avocats refusent de se charger de sa cause, en disant qu'il est bête ou coquin;--bête s'il n'a pas reconnu la liaison jusqu'à présent; coquin s'il la connaissait, et qu'il ait, dans une mauvaise intention, retardé de la divulguer. Bref, il n'y a rien eu de pareil dans ces lieux, depuis les jours de la famille de Guido di Polenta.
»Si l'homme m'escofie, comme Polonius, dites qu'il a fait une bonne fin de mélodrame. Ma principale sécurité est qu'il n'a pas le courage de dépenser vingt scudi39,--prix courant d'un bravo à la main preste;--autrement il n'y a pas faute d'occasions, car je me promène à cheval dans les bois chaque soir, avec un seul domestique, et quelquefois un homme de connaissance qui depuis peu fait une mine un peu drôle dans les endroits solitaires et garnis de buissons.
»Bonjour.--Écrivez à votre dévoué, etc.»
LETTRE CCCLXXVII.
À M. MURRAY.
Ravenne, 7 juin 1820.
«Vous trouverez ci-joint quelque chose qui vous intéressera, l'opinion du plus grand homme de l'Allemagne--peut-être de l'Europe--sur un des grands hommes de vos prospectus (tous fameux fiers-à-bras, comme Jacob Tonson avait coutume de nommer ses salariés);--bref, une critique de Goëthe sur Manfred. Vous avez à-la-fois l'original et deux traductions, l'une anglaise, l'autre italienne; gardez tout dans vos archives, car les opinions d'un homme tel que Goëthe, favorables ou non, sont toujours intéressantes,--et le sont beaucoup plus quand elles sont favorables. Je n'ai jamais lu son Faust, car je ne sais pas l'allemand; mais Mathieu Lewis-le-Moine, en 1816, à Coligny, en a traduit la plus grande partie viva voce40, et naturellement j'en fus très-frappé: mais c'est le Steinbach, la Yungfrau et autres choses pareilles qui me firent écrire Manfred. La première scène, néanmoins, et celle de Faust, se ressemblent beaucoup. Accusez réception de cette lettre.
»Tout à vous à jamais.
»P. S. J'ai reçu Ivanhoe;--c'est bon. Envoyez-moi, je vous prie, de la poudre pour les dents et de la teinture de myrrhe de Waite, etc. Ricciardetto41 aurait dû être traduit littéralement, ou ne pas l'être du tout. Quant au succès de Whistlecraft, il n'est pas possible; je vous dirai quelque jour pourquoi. Cornwall est un poète, mais gâté par les détestables écoles du siècle. Mrs. Hemans est poète aussi,--mais trop guindée et trop amie de l'apostrophe,--et dans un genre tout à-fait mauvais. Des hommes sont morts avec calme avant et après l'ère chrétienne, sans l'aide du christianisme; témoins les Romains, et récemment Thistlewood, Sand et Louvel:--«hommes qui auraient dû succomber sous le poids de leurs crimes, même s'ils avaient cru.» Le lit de mort est une affaire de nerfs et de constitution, et non pas de religion. Voltaire s'effraya, et non Frédéric de Prusse: les chrétiens pareillement sont calmes ou tremblans, plutôt selon leur force que selon leur croyance. Que veut dire H*** par sa stance! qui est une octave faite dans l'ivresse ou dans la folie. Il devrait avoir les oreilles frappées par le marteau de Thor pour rimer si drôlement.»
Ce qui suit est l'article tiré du Kunst und Altertum42 de Goëthe, renfermé dans la lettre précédente. La confiance sérieuse avec laquelle le vénérable critique rapporte les créations de son confrère en poésie à des personnes et à des événemens réels, sans faire même la moindre difficulté pour admettre un double meurtre à Florence, et donner ainsi des bases à sa théorie, offre un exemple plaisant de la disposition, prédominante en Europe, à peindre Byron comme un homme de merveilles et de mystères, aussi bien dans sa vie que dans sa poésie. Ce qui a sans doute considérablement contribué à donner de lui ces idées exagérées et complètement fausses, ce sont les nombreuses fictions qui ont dupé le monde sur le compte de ses voyages romanesques et de ses miraculeuses aventures dans des lieux qu'il n'avait jamais vus43; et les relations de sa vie et de son caractère, répandues sur tout le continent, sont à un tel point hors de la vérité et de la nature, que l'on peut mettre en question si le héros réel de ces pages, l'homme de chair et de sang,--l'esprit sociable et pratique, enfin le Lord Byron Anglais, avec toutes ses fautes et ses actes excentriques,--ne risque pas de ne paraître, aux imaginations exaltées de la plupart de ses admirateurs étrangers, qu'un personnage ordinaire, non romantique, mais prosaïque.
Note 43: (retour) De ce genre sont les relations pleines de toute sorte de circonstances merveilleuses touchant sa résidence dans l'île de Mitylène, ses voyages en Sicile et à Ithaque avec la comtesse Guiccioli, etc., etc. Mais le plus absurde, peut-être, de tous ces mensonges, c'est l'histoire racontée par Fouqueville sur les religieuses conférences du poète dans la cellule du père Paul à Athènes; c'est la fiction encore plus déraisonnable que Rizo s'est permise, en donnant les détails d'une prétendue scène théâtrale qui eut lieu (suivant ce poétique historien) entre Lord Byron et l'archevêque d'Arta, à la tombe de Botzaris, à Missolonghi. (Note de Moore.)
OPINION DE GOETHE SUR MANFRED.
«La tragédie de Byron, intitulée Manfred, a été pour moi un phénomène surprenant, qui m'a très-vivement intéressé. Ce poète, d'un caractère intellectuel si extraordinaire, s'est approprié mon Faust, et en a tiré le plus vif aliment pour son humeur hypocondriaque. Il a fait usage des principaux ressorts suivant son propre système, pour ses propres desseins, en sorte qu'aucun d'eux n'est resté le même, et c'est particulièrement sous ce rapport que je ne puis assez admirer son génie. Le tout a, de cette manière, pris une forme si nouvelle, que ce serait une tâche intéressante pour la critique que de remarquer, non-seulement les changemens que l'auteur a faits, mais leur degré de ressemblance ou de dissemblance avec le modèle original: à propos de quoi je ne puis nier que la sombre ardeur d'un désespoir illimité et excessif finit par nous fatiguer. Cependant le mécontentement que nous ressentons est toujours lié à l'estime et à l'admiration.
»Nous trouvons ainsi dans cette tragédie la quintessence du plus merveilleux génie né pour être son propre bourreau. Lord Byron, dans sa vie et dans sa poésie, se laisse difficilement apprécier avec justice et équité. Il a assez souvent avoué ce qui le tourmente. Il en a fait plusieurs fois le tableau; et à peine éprouve-t-on quelque compassion pour cette intolérable souffrance, que sans cesse il rumine laborieusement. Ce sont, à proprement parler, deux femmes dont les fantômes l'obsèdent à jamais, et qui, dans cette pièce encore, jouent les principaux rôles,--l'une sous le nom d'Astarté, l'autre sans forme ou plutôt absente, et réduite à une simple voix. Voici l'horrible aventure qu'il eut avec la première. Lorsqu'il était un jeune homme hardi et entreprenant, il gagna le coeur d'une dame florentine. Le mari découvrit cet amour, et assassina sa femme; mais le meurtrier fut la même nuit trouvé mort dans la rue, et il n'y eut personne sur qui le soupçon put se fixer. Lord Byron s'éloigna de Florence, et ces spectres l'obsédèrent désormais toute sa vie.
»Cet événement romanesque est rendu fort probable par les innombrables allusions que le poète y fait dans ses oeuvres; comme, par exemple, lorsque tournant sur lui-même ses sombres méditations, il s'applique la fatale histoire du roi de Sparte. Or voici cette histoire:--Pausanias, général lacédémonien, acquiert beaucoup de gloire par l'importante victoire de Platée, mais ensuite perd la confiance de ses concitoyens par son arrogance, par son obstination, et par de secrètes intrigues avec les ennemis de son pays. Cet homme porte avec lui un crime qui pèse sur lui jusqu'à la dernière heure: il a versé le sang innocent; car, lorsqu'il commandait dans la mer Noire la flotte des Grecs confédérés, il s'est épris d'une violente passion pour une jeune fille byzantine. Après avoir éprouvé une longue résistance, il l'obtient enfin de ses parens, et la jeune fille doit lui être livrée le soir même; elle désire par modestie que l'esclave éteigne la lampe, et tandis qu'elle marche à tâtons dans les ténèbres, elle la renverse. Pausanias se réveille en sursaut, dans la crainte d'être attaqué par des assassins,--il saisit son épée, et tue sa maîtresse. Cet horrible spectacle ne le quitte plus. L'ombre de cette vierge le poursuit sans cesse, et il appelle en vain à son aide les dieux et les exorcismes des prêtres.
»Certes, un poète a le coeur déchiré quand il choisit une telle scène dans l'antiquité, qu'il se l'approprie, et en charge son tragique portrait. Le monologue suivant, qui est surchargé de tristesse et d'horreur pour la vie, devient intelligible à l'aide de cette remarque. Nous le recommandons comme un excellent exercice à tous les amis de la déclamation. Le monologue d'Hamlet semble là s'être encore perfectionné44.»
LETTRE CCCLXXVIII.
A M. MOORE.
Ravenne, 9 juin 1820.
«Galignani vient de m'envoyer l'édition parisienne de vos oeuvres (que je lui avais demandée), et je suis content de voir mes vieux amis avec un visage français. J'en ai tantôt effleuré la surface ou pénétré les profondeurs comme l'hirondelle, et j'ai été aussi charmé que possible. C'est la première fois que je voyais les Mélodies sans musique; et, je ne sais pourquoi, je ne puis lire dans un livre de musique:--les notes confondent les mots dans ma tête, quoique je me les rappelle parfaitement pour les chanter. La musique assiste ma mémoire par l'oreille et non par les yeux; je veux dire que ses croches m'embarrassent sur le papier, mais sont des auxiliaires quand on les entend. Ainsi j'ai été content de voir les mots sans les robes d'emprunt;--à mon sens, ils n'ont pas plus mauvaise mine dans leur nudité.
»Le biographe a gâché votre vie; il appelle votre père un vénérable et vieux gentilhomme, et parle d'Addison et des comtesses douairières. Si ce diable d'homme devait écrire ma vie, certainement je lui ôterais la sienne. Puis, au dîner de Dublin, vous avez fait un discours (vous en souvenez-vous, chez Douglas K***? «monsieur, il me fit un discours»),--trop complimenteur pour les poètes vivans, et sentant quelque peu l'intention de louer tout le monde. Je n'y suis que trop bien traité, mais .....................................................
»Je n'ai reçu de vous aucunes nouvelles poétiques ou personnelles. Pourquoi n'achevez-vous pas un tour italien des Fudges? Je viens de jeter les yeux sur Little45, que j'appris par coeur en 1803, étant alors dans mon quinzième été. Hélas! je crois que tout le mal que j'ai jamais causé ou chanté a été dû à ce damné livre que vous fîtes.
»Dans ma dernière, je vous parlais d'une cargaison de poésie que j'ai envoyée à M***, d'après son désir et ses instances;--et maintenant qu'il l'a reçue, il en fait fi, et la traîne en longueur. Peut-être a-t-il raison. Je n'ai pas une haute opinion d'aucun des articles de mon dernier envoi, sauf une traduction de Pulci, faite mot pour mot et vers pour vers.
»Je suis au troisième acte d'une tragédie, mais je ne sais pas si je la finirai; je suis, en ce moment, trop occupé par mes propres passions pour rendre justice à celles des morts. Outre les vexations mentionnées dans ma dernière, j'ai encouru une querelle avec les carabiniers ou gendarmes du pape, qui ont fait une pétition au cardinal contre ma livrée, comme trop semblable à leur pouilleux uniforme. Ils réclament surtout contre les épaulettes, que tout le monde chez nous a dans les jours de gala. Ma livrée a des couleurs qui sont conformes à mes armes, et ont été celles de ma famille depuis l'an 1066.
»J'ai fait une réponse tranchante, comme vous pouvez supposer, et j'ai donné à entendre que si quelques hommes de ce respectable corps insultent mes gens, j'en agirai de même près de leurs braves commandans, et j'ai ordonné à mes bravos, qui sont au nombre de six, et sont passablement farouches, de se défendre en cas d'agression; et, les jours de fête et de cérémonies, j'armerai toute la bande, y compris moi-même, en cas d'accidens ou de perfidie. Je m'escrimais autrefois assez joliment à l'épée, chez Angelo; mais j'aimerais mieux le pistolet, l'arme nationale de nos flibustiers, quoique j'en aie perdu maintenant la pratique. Toutefois, «je puis regarder et dégainer mon fer.» Cela me fait penser (comme toute l'affaire d'ailleurs) à Roméo et Juliette:
«Maintenant, Grégorio, souviens-toi de ton coup de maître.»
Toutes ces discussions, néanmoins, avec le cavalier pour sa femme, et avec les soldats pour ma livrée, sont fatigantes pour un homme paisible qui fait de son mieux pour plaire à tout le monde, et soupire après l'union et la bonne amitié. Écrivez-moi, je vous prie.
»Je suis votre, etc.»
LETTRE CCCLXXIX.
À M. MOORE.
Ravenne, 13 juillet 1820.
«Pour chasser ou accroître votre anxiété irlandaise46 sur mon embarras, je réponds sur-le-champ à votre lettre; vous faisant d'avance observer que, comme je suis un auteur de l'embarras, je peux m'en tirer. Mais, avant tout, un mot sur le Mémoire;--je n'ai aucune objection à faire; je voudrais qu'une copie correcte en fût dressée et déposée dans des mains honorables, en cas d'accidens arrivés à l'original; car vous savez que je n'en ai pas, que je ne l'ai pas relu, ni même lu ce que j'ai alors écrit; je sais bien que j'écrivis cela avec la ferme intention d'être sincère et vrai dans mon récit, mais non pas d'être impartial;--non, par Dieu! je n'ai pas cette prétention quand je suis ému. Mais je désire donner à toutes les parties intéressées l'occasion de me contredire ou de me rectifier.
»Je ne m'oppose point à ce que l'on montre cet écrit à qui de droit;--ceci, comme toute autre chose, a été écrit pour être lu, bien que beaucoup d'écrits ne parviennent pas à ce but. Par rapport à mon embarras, le pape a prononcé leur séparation. Le décret est arrivé hier de Babylone;--c'étaient elle et ses amis qui le demandaient, en raison de la conduite extraordinaire de son mari (le noble comte). Il s'y est opposé de tout son pouvoir, à cause de la pension alimentaire qui a été assignée, outre la restitution de tous les biens, meubles, voiture, etc., appartenant à la dame. En Italie on ne peut divorcer. Il a insisté pour qu'elle m'abandonnât, et promis de tout pardonner ensuite, même l'adultère, qu'il jure être en pouvoir de prouver par de notables témoins. Mais, dans ce pays, les cours de justice ont de telles preuves en horreur, les Italiens étant d'autant plus délicats en public que les Anglais, qu'ils sont plus passionnés en particulier.
»Les amis et les parens, qui sont nombreux et puissans, lui répliquent: «Vous-même vous êtes un sot ou un gredin;--un sot si vous n'avez pas vu les conséquences du rapprochement de ces deux jeunes gens;--un gredin, si vous y avez prêté la main. Choisissez,--mais ne soulevez pas (après douze mois de la plus étroite intimité, sous vos yeux et avec votre sanction positive) un scandale qui ne peut que vous rendre ridicule en la rendant malheureuse.»
»Il a juré avoir cru que notre liaison était purement amicale, et que j'étais plus attaché à lui qu'à elle, jusqu'à ce qu'une triste démonstration eût prouvé le contraire. À cela on répond que l'auteur de cet embarras n'était pas un personnage inconnu, et que la clamosa fama47 n'avait pas proclamé la pureté de mes moeurs;--que le frère de la dame lui avait écrit de Rome, il y a un an, pour l'avertir que sa femme serait infailliblement égarée par ce feu follet, à moins que lui, légitime époux, ne prît des mesures convenables, lesquelles il avait négligé de prendre, etc., etc.
»Alors il dit qu'il a encouragé mon retour à Ravenne pour voir in quanti piedi di acqua siamo48, et qu'il en a trouvé assez pour se noyer.
Ce ne fut pas le tout; sa femme se plaignit.
Procès.--La parenté se joint en excuses, et dit
Que du docteur venait tout le mauvais ménage;
Que cet homme était fou, que sa femme était sage.
On fit casser le mariage.
»Il n'y a qu'à laisser les femmes seules dans le conflit; car elles sont sûres de gagner le champ de bataille. La comtesse retourne chez son père, et je ne puis la voir qu'avec de grandes restrictions, telle est la coutume du pays. Les parens se sont bien comportés;--j'ai offert une donation, mais ils ont refusé de l'accepter, et juré qu'elle ne vivrait pas avec G*** (puisqu'il avait essayé de la convaincre d'infidélité), mais qu'il l'entretiendrait; et, dans le fait, un jugement a été rendu hier à cet effet. Je suis, sans doute, dans une situation assez mauvaise.
»Je n'ai plus entendu parler des carabiniers qui ont pétitionné contre ma livrée. Ces soldats ne sont pas populaires, et l'autre nuit, dans une petite échauffourée, l'un d'eux a été tué, un autre blessé, et plusieurs mis en fuite par quelques jeunes Romagnols qui sont adroits et prodigues de coups de poignards. Les auteurs du méfait ne sont pas découverts, mais j'espère et crois qu'aucun de mes braves ne s'en est mêlé, quoiqu'ils soient un peu farouches et portent des armes cachées comme la plupart des habitans. C'est cette façon d'agir qui épargne quelquefois beaucoup de procès.
»Il y a une révolution à Naples. Si elle se fait, elle laissera probablement une carte à Ravenne, en faisant route jusqu'en Lombardie.
»Vos éditeurs semblent vous avoir traité comme moi. M*** a fait la grimace, et presque insinué que mes dernières productions sont sottes. Sottes, monsieur!--Dame, sottes! je crois qu'il a raison. Il demande l'achèvement de ma tragédie sur Marino Faliero, dont rien n'est encore parvenu en Angleterre. Le cinquième acte est presque achevé, mais il est terriblement long;--quarante feuilles de grand papier, de quatre pages chaque,--environ cent cinquante pages d'impression; mais tellement pleines «de passe-tems et de prodigalités,» que je le crois ainsi.
»Envoyez-moi, je vous prie, et publiez votre Poème sur moi; et ne craignez point de trop me louer. J'empocherai mes rougeurs.
»Non actionnable!--Chantre d'enfer!49 par Dieu! c'est une injure,--et je ne voudrais pas l'endurer. Le joli nom à donner à un homme qui doute qu'il y ait un lieu pareil.
»Ainsi Mme Gail est partie,--et Mrs. Mahony ne veut pas mon argent. J'en suis content.--J'aime à être généreux sans frais. Mais priez-la de ne point me traduire.
»Oh! je vous en prie, dites à Galignani que je lui enverrai un sermon s'il n'est pas plus ponctuel. Quelqu'un retient régulièrement deux et quelquefois quatre de ses Messagers dans la route. Priez-le d'être plus exact. Les nouvelles valent de l'or dans ce lointain royaume des Ostrogoths.
»Répondez-moi, je vous prie. J'aimerais beaucoup à partager votre champagne et votre Lafitte, mais en général je suis trop Italien pour Paris. Dites à Murray de vous envoyer ma lettre;--elle est pleine d'épigrammes.
»Votre, etc.»
La séparation qui avait eu lieu entre le comte Guiccioli et sa femme, s'était faite à la condition que la jeune dame habiterait, à l'avenir, sous le toit paternel:--en conséquence, Mme Guiccioli quitta Ravenne le 16 juillet, et se retira dans une villa appartenant au comte Gamba, et située à environ quinze milles de cette ville. Lord Byron allait la voir rarement,--une ou deux fois peut-être par mois,--et passait le reste de son tems dans une solitude complète. Pour une ame comme la sienne, qui avait tout son monde en elle-même, un tel genre de vie n'aurait peut-être été ni nouveau ni désagréable; mais pour une femme jeune et admirée, qui avait à peine commencé à connaître le monde et ses plaisirs, ce changement, il faut l'avouer, était une expérience fort brusque. Le comte Guiccioli était riche, et la comtesse, comme une jeune épouse, avait acquis sur lui un pouvoir absolu. Elle était fière, et la position de son mari la plaçait à Ravenne dans le rang le plus élevé. On avait parlé de voyager à Naples, à Florence, à Paris;--bref, tout le luxe que la richesse peut donner était à sa disposition.
Maintenant elle sacrifiait volontairement et irrévocablement tout cela pour Lord Byron. Sa splendide maison abandonnée,--tous ses parens en guerre ouverte avec elle,--son bon père se bornant à tolérer par tendresse ce qu'il ne pouvait approuver:--elle vécut alors avec une pension de deux cents livres sterling par an, et n'eut loin du monde, pour toute occupation, que la tâche de se donner à elle-même une éducation digne de son illustre amant, et pour toute récompense, que les rares et courtes entrevues que permettaient les nouvelles restrictions imposées à leur liaison. L'homme qui put inspirer et faire durer un dévoûment si tendre, on peut le dire avec assurance, n'était pas tel qu'il s'est représenté lui-même dans les accès de son humeur fantasque; et d'autre part, l'histoire entière de l'affection de la jeune dame montre combien une femme italienne, soit par nature, soit par suite de sa position sociale, est portée à intervertir le cours ordinaire que suivent chez nous les faiblesses semblables, et comment, faible pour résister aux premières attaques de la passion, elle réserve toute la force de son caractère pour déployer ensuite tant de constance et de dévoûment.
LETTRE CCCLXXX.
À M. MURRAY.
Ravenne, 17 juillet 1820.
«J'ai reçu des livres, des numéros de la Quarterly50, et de la Revue d'Édimbourg, ce dont je suis très-reconnaissant; c'est là tout ce que je connais de l'Angleterre, outre les nouvelles du journal de Galignani.
»La tragédie est achevée, mais maintenant vient le travail de la copie et de la correction. C'est un ouvrage fort long (quarante-deux feuilles de grand papier, de quatre pages chaque), et je crois qu'il formera plus de cent quarante ou cent cinquante pages d'impression, outre plusieurs extraits et notes historiques que je veux y joindre en forme d'appendice. J'ai suivi exactement l'histoire. Le récit du docteur Moore est en partie faux, et, somme toute, c'est un absurde bavardage. Aucune des chroniques (et j'ai consulté Sanuto, Sandi, Navagero, et un siége anonyme de Zara, outre les histoires de Laugier, Daru, Sismondi, etc.), ne porte ou même ne fait entendre que le doge demanda la vie; on dit seulement qu'il ne nia pas la conspiration. Ce fut un des grands hommes de Venise.--Il commanda le siége de Zara,--battit quatre-vingt mille Hongrois, en tua huit mille, et en même tems ne quitta pas la ville qu'il tenait assiégée;--prit Capo-d'Istria;--fut ambassadeur à Gênes, à Rome, et enfin doge; c'est dans cette magistrature qu'il tomba pour trahison, en entreprenant de changer le gouvernement; fin que Sanuto regarde comme l'accomplissement d'un jugement, parce que Faliero, plusieurs années auparavant (quand il était podesta et capitaine de Trévise), avait renversé un évêque qui était trop lent à porter le Saint-Sacrement dans une procession. Il «le bâte d'un jugement», comme Thwacum fit Square; mais il ne mentionne pas si Faliero avait été immédiatement puni pour un acte qui paraîtrait si étrange même aujourd'hui, et qui doit le paraître bien plus dans un âge de puissance et de gloire papale. Il dit que pour ce soufflet le ciel priva le doge de sa raison, et le poussa à conspirer. Però fu permesso che il Faliero perdette l'intelletto, etc.51.
»Je ne sais ce que vos commensaux penseront du drame que j'ai fondé sur cet événement extraordinaire. La seule histoire semblable que l'on trouve dans les annales des nations, est celle d'Agis, roi de Sparte, prince qui se ligua avec les communes52 contre l'aristocratie, et perdit la vie pour cela. Mais je vous enverrai la tragédie quand elle sera copiée.» .......................................................
LETTRE CCCLXXXI.
À M. MURRAY.
Ravenne, 31 août 1820.
«J'ai donné mon ame à la tragédie (comme vous en même cas); mais vous savez qu'il y a des ames condamnées tout comme des tragédies. Songez que ce n'est pas une pièce politique, quoiqu'elle en ait peut-être l'air; elle est strictement historique. Lisez l'histoire et jugez. «Le portrait d'Ada est celui de sa mère. J'en suis content. La mère a fait une bonne fille. Envoyez-moi l'opinion de Gifford, et ne songez plus à l'archevêque. Je ne puis ni vous envoyer promener ni vous donner cent pistoles ou un meilleur goût: je vous envoie une tragédie, et vous me demandez de «facétieuses épîtres»; vous faites un peu comme votre prédécesseur, qui conseillait au docteur Prideaux de mettre «tant soit peu plus d'humour53» dans sa Vie de Mahomet.
»Bankes est un homme étonnant. Il y a à peine un seul de mes camarades d'école ou de collége qui ne se soit plus ou moins illustré. Peel, Palmerston, Bankes, Hobhouse, Tavistock, Bob Mills, Douglas Kinnaird, etc., etc., ont tous parlé, et fait parler d'eux...............................................
»Nous sommes ici sur le point de nous battre un peu le mois prochain, si les Huns traversent le Pô, et probablement aussi s'ils ne le font. S'il m'arrive mésaventure, vous aurez dans mes manuscrits de quoi faire un livre posthume; ainsi, je vous prie, soyez civil. Comptez là-dessus; ce sera une oeuvre sauvage, si l'on commence ici. Le Français doit son courage à la vanité, l'Allemand au phlegme, le Turc au fanatisme et à l'opium, l'Espagnol à l'orgueil, l'Anglais au sang-froid, le Hollandais à l'opiniâtreté, le Russe à l'insensibilité, mais l'Italien à la colère; aussi vous verrez que rien ne sera épargné.»
LETTRE CCCLXXXII.
À M. MOORE.
Ravenne, 31 août 1820.
«Au diable votre mezzo cammin54:--«La fleur de l'âge» eût été une phrase plus consolante. D'ailleurs, ce n'est point exact; je suis né en 1788, et, par conséquent, je n'ai que trente-deux ans. Vous vous êtes mépris sur un autre point: la boîte à sequins n'a jamais été mise en réquisition, et ne le sera pas très-probablement. Il vaudrait mieux qu'elle l'eût été; car alors un homme n'a pas d'obligation, comme vous savez. Quant à une réforme, je me suis réformé,--que voudriez-vous? «La rébellion était dans son chemin et il la trouva.» Je crois vraiment que ni vous ni aucun homme d'un tempérament poétique ne peut éviter une forte passion de ce genre: c'est la poésie de la vie. Qu'aurais-je connu ou écrit, si j'avais été un politique paisible et mercantile, ou un lord de la chambre? Un homme doit voyager et s'agiter, ou bien il n'y a pas d'existence. D'ailleurs, je ne voulais être qu'un cavalier servente, et n'avais pas l'idée que cela tournerait en roman, à la mode anglaise.
»Quoi qu'il en soit, je soupçonne connaître en Italie une ou deux choses--de plus que lady Morgan n'en a recueillies en courant la poste. Qu'est-ce que les Anglais connaissent de l'Italie, hors les musées et les salons,--et quelque beauté mercenaire en passant55? Moi, j'ai vécu dans le coeur des maisons, dans les contrées les plus vierges et les moins influencées par les étrangers;--j'ai vu et suis devenu (pars magna fui56) une partie des espérances, des craintes et des passions italiennes, et je suis presque inoculé dans une famille: c'est ainsi que l'on voit les personnes et les chose telles qu'elles sont.
»Que pensez-vous de la reine? J'entends dire que M. Hoby prétend «qu'il pleure en la voyant, et qu'elle lui rappelle Jane Shore.»
Sieur Hoby le bottier a la coeur déchiré,
Car en voyant la reine il songe à Jane Shore,
En vérité...................................57.
»Excusez, je vous prie, cette gaillardise. Où en est votre poème?................................
»Votre, etc.
»Est-ce vous qui avez fait ce brillant morceau sur Peter Bell? C'est assez spirituel pour être de vous, et presque trop pour être de tout autre homme vivant. C'était dans Galignani l'autre jour.»
LETTRE CCCLXXXIII.
A M. MURRAY.
Ravenne, 7 septembre 1820.
«En corrigeant les épreuves, il faut les comparer au manuscrit, parce qu'il y a diverses leçons. Faites-y attention, je vous prie, et choisissez ce que Gifford préférera. Écrivez-moi ce qu'il pense de tout l'ouvrage.
»Mes dernières lettres vous ont averti de compter sur une explosion par ici; l'on a amorcé et chargé, mais on a hésité à faire feu. Une des villes s'est séparée de la ligue. Je ne puis m'expliquer davantage pour mille raisons. Nos pauvres montagnards ont offert de frapper le premier coup, et de lever la première bannière, mais Bologne est demeurée en repos; puis c'est maintenant l'automne, et la saison est à moitié passée. «Ô Jérusalem, Jérusalem!» Les Huns sont sur le Pô; mais une fois qu'ils l'auront passé pour faire route sur Naples, toute l'Italie sera derrière eux. Les chiens!--les loups!--puissent-ils périr comme l'armée de Sennachérib! Si vous désirez publier la Prophétie du Dante, vous n'aurez jamais une meilleure occasion.»
LETTRE CCCLXXXIV.
A M. MURRAY.
Ravenne, 11 septembre 1820.
...........................................................................................................................
«Ce que Gifford dit du premier acte est consolant. L'anglais, le pur anglais sterling58 est perdu parmi vous, et je suis content de posséder une langue si abandonnée; et Dieu sait comme je la conserve: je n'entends parler que mon valet, qui est du Nottinghamshire, et je ne vois que vos nouvelles publications, dont le style n'est pas une langue, mais un jargon; même votre *** est terriblement guindé et affecté... Oh! si jamais je reviens parmi vous, je vous donnerai une Baviade et Méviade, non aussi bonne que l'ancienne, mais mieux méritée. Il n'y a jamais eu une horde telle que vos mercenaires (je n'entends pas seulement les vôtres, mais ceux de tout le monde). Hélas! avec les cockneys59, les lakistes60, et les imitateurs de Scott, Moore et Byron, vous êtes dans la plus grande décadence et dégradation de la littérature. Je ne puis y songer sans éprouver les remords d'un meurtrier. Je voudrais que Johnson fût encore en vie pour fustiger ces maroufles!»
LETTRE CCCLXXXV.
A M. MURRAY.
Ravenne, 14 septembre 1820.
«Quoi! pas une ligne? Bien, prenez ce système.
»Je vous prie d'informer Perry que son stupide article61 est cause que tous mes journaux sont arrêtés à Paris. Les sots me croient dans votre infernal pays, et ne m'ont pas envoyé leurs gazettes, en sorte que je ne sais rien du sale procès de la reine.
»Je ne puis profiter des remarques de M. Gifford, parce que je n'ai reçu que celles du premier acte.
»Votre, etc.»
»P. S. Priez les éditeurs de journaux de dire toutes les sottises qu'il leur plaira, mais de ne pas me placer au nombre de ceux dont ils signalent l'arrivée. Ils me font plus de mal par une telle absurdité que par toutes leurs insultes.»
LETTRE CCCLXXXVI.
A M. MURRAY.
Ravenne, 21 septembre 1820.
«Ainsi, vous revenez à vos anciens tours. Voici le second paquet que vous m'avez envoyé, sans l'accompagner d'une seule ligne de bien, de mal ou de nouvelles indifférentes. Il est étrange que vous ne vous soyez pas empressé de me transmettre les observations de Gifford sur le reste. Comment changer ou amender, si je ne reçois plus aucun avis? Ou bien ce silence veut-il dire que l'oeuvre est assez bonne telle qu'elle est, ou qu'elle est trop mauvaise pour être réparée? Dans le dernier cas, pourquoi ne le dites-vous pas sur-le-champ, et ne jouez-vous pas franc jeu, quand vous savez que tôt ou tard vous devrez déclarer la vérité.
»P. S.--Ma soeur me dit que vous avez envoyé chez elle demander où j'étais, dans l'idée que j'étais arrivé, conduisant un cabriolet, etc., etc., dans la cour du Palais. Me croyez-vous donc un fat ou un fou, pour ajouter foi à une telle apparition? Ma soeur ma mieux connu, et vous a répondu qu'il n'était pas possible que ce fût moi. Vous auriez pu tout aussi bien croire que je fusse entré sur un cheval pâle, comme la mort dans l'Apocalypse.»
LETTRE CCCLXXXVII.
A M. MURRAY.
Ravenne, 23 septembre 1820.
«Demandez à Hobhouse mes Imitations d'Horace, et envoyez m'en une épreuve (avec le latin en regard). Cet ouvrage a satisfait complètement au nonum prematur in annum62 pour être mis maintenant au jour: il a été composé à Athènes en 1811. J'ai idée qu'après le retranchement de quelques noms et de quelques passages, il pourra être publié; et je pourrais mettre parmi les notes mes dernières observations pour Pope, avec la date de 1820. La versification est bonne; et quand je jette en arrière un regard sur ce que j'écrivais à cette époque, je suis étonné de voir combien peu j'ai gagné. J'écrivais mieux alors qu'aujourd'hui, mais c'est que je suis tombé dans l'atroce mauvais goût du siècle. Si je puis arranger cet ouvrage pour la publication actuelle, en sus des autres compositions que vous avez de moi, vous aurez un volume ou deux de variétés; car il y aura toutes sortes de rhythmes, de styles, de sujets bons ou mauvais. Je suis inquiet de savoir ce que Gifford pense de la tragédie; écrivez-moi sur ce point. Je ne sais réellement pas ce que je dois moi-même en penser.
»Si les Allemands passent le Pô, ils seront servis d'une messe selon le bréviaire du cardinal de Retz. *** est un sot, et ne pourrait comprendre cela: Frere le comprendra. C'est un aussi joli jeu de mots que vous puissiez en entendre un jour d'été.
Personne ici ne croit à un mot d'évidence contre la reine. Les hommes du peuple poussent eux-mêmes un cri général d'indignation contre leurs compatriotes, et disent que pour moitié moins d'argent que le procès n'en a coûté, on ferait venir d'Italie tous les témoignages possibles. Vous pouvez regarder cela comme un fait: je vous l'avais dit auparavant. Quant aux rapports des voyageurs, qu'est-ce que c'est que les voyageurs? Moi, j'ai vécu parmi les Italiens;--je n'ai pas seulement couru Florence, Rome, les galeries et les conversations pendant quelques mois, puis regagné mon pays:--mais j'ai été de leurs familles, de leurs amitiés, de leurs haines, de leurs amours, de leurs conseils et de leur correspondance, dans la région de l'Italie la moins connue des étrangers,--et j'ai été parmi les gens de toutes classes, depuis le comte jusqu'au contadino, et vous pouvez être sûr de ce que je vous dis.»
LETTRE CCCLXXXVIII.
A M. MURRAY.
Ravenne, 28 septembre 1820.
«Je croyais vous avoir averti, il y a long-tems, que la tragédie n'avait jamais été conçue ou écrite le moins du monde pour le théâtre: je l'ai même dit dans la préface. C'est trop long et trop régulier pour votre théâtre; les personnages y sont trop peu nombreux, et l'unité trop observée. C'est plutôt dans le genre d'Alfieri que dans vos habitudes dramatiques (soit dit sans prétendre à égaler ce grand homme); mais il y a de la poésie, et ce n'est pas au-dessous de Manfred, quoique je ne sache quelle estime on a pour Manfred.
»Je suis absent d'Angleterre depuis un tems aussi long que celui durant lequel j'y suis resté alors que je vous voyais si fréquemment. Je revins le 14 juillet 1811, et repartis le 25 avril 1816, en sorte qu'au 28 septembre 1820, il ne s'en faut que de quelques mois que la durée de mon absence n'égale celle de mon séjour. Ainsi, je ne connais le goût et les sentimens du public que par ce que je peux glaner dans les lettres, etc., etc., etc. Au reste, goût et sentimens, tout me semble aussi mauvais que possible.
»J'ai trouvé Anastasius excellent: ne l'ai-je pas dit? le journal de Matthews excellentissime; cela, et Forsyth, et des morceaux de Hobhouse, voilà tout ce que nous avons de vrai et de sensé sur l'Italie. La Lettre à Julia est, certes, fort bonne. Je ne méprise pas ***; mais si elle eût tricoté des bas bleus au lieu d'en porter, c'eût été bien mieux. Vous êtes déçus par ce style faux, guindé et plein de friperies, mélange de tous les styles du jour, qui sont tous ampoulés (je n'en excepte pas le mien:--nul n'a plus que moi contribué par négligence à corrompre la langue); mais ce n'est ni de l'anglais ni de la poésie, le tems le prouvera.
»Je suis fâché que Gifford n'ait pas poussé ses remarques au-delà du premier acte: trouve-t-il l'anglais d'aussi bon aloi dans les autres actes qu'il l'a trouvé dans le premier? Vous avez eu raison de m'envoyer les épreuves: j'étais un sot, mais je hais réellement la vue des épreuves; c'est une absurdité, mais elle vient de la paresse.
»Vous pouvez glisser sans bruit dans le monde les deux chants de Don Juan, annexés aux autres. Le drame comme vous voudrez,--le Dante aussi; mais quant au Pulci, j'en suis fier: c'est superbe; vous n'avez pas de traduction pareille. C'est la meilleure chose que j'aie faite en ma vie..................................................
»P. S. La politique ici est toujours farouche et incertaine. Toutefois, nous sommes tous dans nos buffleteries pour «joindre les montagnards s'ils traversent le Forth63», c'est-à-dire pour crosser les Autrichiens, s'ils passent le Pô. Les gredins!--et ce chien de L--l, ne dit-il pas que leurs sujets sont heureux! Si je reviens jamais, je travaillerai quelques-uns de ces ministres64.»
LETTRE CCCLXXXIX.
A M. MURRAY.
Ravenne, 6 octobre 1820.
«Vous devez avoir reçu tous les actes de Marino Faliero, revus et corrigés. Ce que vous dites du pari de 100 guinées fait par quelqu'un qui dit m'avoir vu la semaine dernière, me rappelle une aventure de 1810. Vous pouvez aisément constater le fait, qui est vraiment bizarre.
»À la fin de 1811, je rencontrai un soir chez Alfred mon ancien camarade d'école et de classe, le secrétaire irlandais Peel. Il me raconta qu'en 1810 il avait cru me rencontrer dans Saint-James-Street, mais que nous avions tous deux passé outre sans nous parler. Il parla de cette rencontre, qui fut niée comme chose impossible, puisque j'étais alors en Turquie. Un jour ou deux après, il montra à son frère une personne à l'autre côté de la rue, en disant: «Voici l'homme que j'ai pris pour Byron.» Son frère répondit sur-le-champ: «Comment! c'est Byron, et non pas un autre.» Mais ce n'est pas tout:--quelqu'un m'a vu écrire mon nom parmi ceux qui venaient s'informer de la santé du roi alors attaqué de folie. Or, à cette époque, j'étais à Patras, en proie à une fièvre violente que j'avais gagnée de la malaria dans les marais près d'Olympia. Si j'étais mort alors, c'eût été pour vous une nouvelle histoire de revenant. Vous pouvez facilement vous assurer de l'exactitude du fait par le témoignage de Peel lui-même qui me l'a raconté en détail. Je suppose que vous serez de l'opinion de Lucrèce, qui nie l'immortalité de l'ame, mais--affirme que «les surfaces ou cases où les corps sont renfermés, s'en séparent quelquefois comme les pellicules d'un oignon, et peuvent être vues dans un état de parfaite intégrité, en sorte que les formes et les ombres des vivans et des morts apparaissent fréquemment.»....................................... ............................................................
»Votre, etc.
»P. S. L'an dernier (en juin 1819), je rencontrai chez le comte Mosti, à Ferrare, un Italien qui me demanda «si je connaissais Lord Byron.»--Je lui dis que non (personne ne se connaît, comme vous savez).--«Eh bien, dit-il, je le connais, moi; je l'ai vu à Naples l'autre jour.»--Je tirai ma carte, et lui demandai si c'était ainsi que le nom était écrit; il me répondit: «Oui.» Je soupçonne que c'était un mauvais chirurgien de la marine, qui suivait une jeune dame en voyage, et se faisait passer pour un lord dans les maisons de poste.»..............
LETTRE CCCXC.
A M. MURRAY.
Ravenne, 8 octobre 1820.
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«La lettre de Foscolo est précisément la chose nécessaire; premièrement, parce que Foscolo est un homme de génie, et puis, parce qu'il est Italien, et par conséquent le meilleur juge des compositions relatives à l'Italie. En outre,
«Il est plutôt un antique Romain qu'un Danois.»
c'est-à-dire, il ressemble plus aux anciens Grecs qu'aux modernes Italiens. Quoi qu'il soit «un peu,» comme dit Dugald Dalgetty, «trop sauvage et trop farouche» (ainsi que Ronald du Brouillard), c'est un homme merveilleux, et mes amis Hobhouse et Rose ne jurent tous deux que par lui, et ils sont bons juges des hommes, et des humanités italiennes.
»Voilà en tout deux voix considérables déjà gagnées. Gifford dit que c'est du bon et pur anglais sterling, et Foscolo dit que les caractères sont vraiment vénitiens. Shakspeare et Otway ont eu un million d'avantages sur moi, outre le mérite incalculable d'être morts depuis un ou deux siècles, et d'être nés tous deux de rien (ce qui exerce une telle attraction sur les aimables lecteurs vivans). Il faut au moins que je conserve le seul avantage qui puisse m'appartenir:--celui d'avoir été à Venise, et d'être entré plus avant dans la couleur locale; je ne réclame rien de plus.
»Je sais ce que Foscolo veut dire relativement à Calendaro, crachant contre Bertram; cela est national,--je parle de l'objection. Les Italiens et les Français, avec ces «étendards d'abomination,» ou mouchoirs de poche, crachent çà et là, et partout,--presque à votre face, et par conséquent objectent que c'est une action trop familière pour être transportée sur le théâtre. Mais nous, qui ne crachons nulle part--hors à la face d'un homme quand nous devenons furieux--nous ne pouvons sentir cela: rappelez-vous Massinger et le Sir Giles Overreach de Kean.
«Seigneur! ainsi je crache contre toi et ton conseil.»
»D'ailleurs, Calendaro ne crache pas à la face de Bertram; il crache contre lui, comme j'ai vu les Musulmans le faire quand ils sont dans un accès de colère. De plus, il ne méprise pas, dans le fond, Bertram, quoiqu'il l'affecte,--comme nous faisons tous lorsque nous sommes irrités contre quelqu'un que nous regardons comme notre inférieur. Il est en colère qu'on ne le laisse pas mourir naturellement (quoiqu'il n'ait pas peur de la mort); et souvenez-vous qu'il soupçonnait et haïssait Bertram dès le commencement. D'autre part, Israël Bertuccio est un individu plus froid et plus concentré; il agit par principe et par impulsion; Calendaro par impulsion et par exemple.
»Il y a aussi un argument pour vous.
»Le doge répète;--c'est vrai, mais c'est parce que la passion le possède, parce qu'il voit différentes personnes, et qu'il est toujours obligé de recourir au motif prédominant dans son esprit. Ses discours sont longs;--c'est encore vrai, mais j'ai écrit pour le cabinet, et sur le patron français et italien plutôt que sur le vôtre, dont je n'ai pas une haute opinion: car tous vos vieux dramaturges, Dieu sait qu'ils sont assez longs:--regardez tel d'entre eux qu'il vous plaira.
»Je vous rends la lettre de Foscolo, parce qu'elle parle aussi de ses affaires particulières. Je suis fâché de voir un tel homme dans la gêne, parce que je connais ce que c'est ou plutôt ce que c'était. Je n'ai jamais rencontré que trois hommes qui auraient étendu le doigt pour moi; l'un fut vous-même, l'autre William Bankes, et l'autre un noble personnage mort depuis long-tems; mais de ces trois hommes le premier fut le seul qui me fit des offres lorsque j'étais réellement bisogneux; le second le fit de bon coeur,--mais je n'avais pas besoin des secours de Bankes, et dans le cas contraire je ne les aurais même pas acceptés (quoique j'aie de l'amitié et de l'estime pour lui); et le troisième............... ...............................................65
»Ainsi vous voyez que j'ai vu d'étranges choses dans mon tems. Quant à votre offre, c'était en 1815, lorsque je n'étais pas sûr de demeurer avec cinq livres sterling. Je la refusai, mais je ne l'ai pas oubliée, quoique probablement vous l'ayiez oubliée vous-même.
»P. S. Le Ricciardo de Foscolo a été prêté, sans avoir eu ses feuilles coupées, à quelques Italiens, maintenant en villeggiatura, en sorte que je n'ai pas eu l'occasion d'écouter leur avis ou de lire moi-même l'ouvrage. Ils s'en sont emparés, et parce que c'était de Foscolo, et en raison de la beauté du papier et de l'impression. Si je trouve qu'il prend, je le ferai réimprimer ici. Les Italiens ont de Foscolo une aussi haute opinion que de qui que ce soit au monde, tout divisés et misérables qu'ils sont, sans loisirs à consacrer à la lecture, et n'ayant de tête ni de coeur que pour juger les extraits des journaux français et de la gazette de Lugano.
»Nous nous entre-regardons tous les uns les autres, comme des loups à la poursuite de leur proie, n'attendant que la première occasion pour faire des choses inexprimables. C'est un grand monde dans le chaos, ou ce sont des anges en enfer, tout comme il vous plaira: mais du chaos est sorti le paradis, et de l'enfer--je ne sais quoi; mais le diable est entré ici, et c'est un rusé compagnon, vous savez.
»Vous n'avez pas besoin de m'envoyer d'autres ouvrages périodiques que la Revue d'Édimbourg et la Quarterly, et de tems en tems un Blackwood-Magazine ou une Monthly Review. Quant au reste, je ne me sens jamais assez de curiosité pour porter mon regard au-delà des couvertures........................... .........................................................
»Songez que si vous mettiez mon nom à Don Juan dans ces jours d'hypocrisie, les hommes de loi pourraient faire opposition auprès de la chancellerie à mon droit de tutelle sur ma fille, en articulant que c'est une parodie:--tels sont les dangers d'une folle plaisanterie. Je n'ai pas su cela d'abord, mais vous pourrez, je crois, en constater l'exactitude, et soyez sûr que les Noël ne laisseraient pas échapper cette occasion. Or, je préfère mon enfant à un poème, et vous feriez vous-même ainsi, quoique vous en ayez une demi-douzaine..................... ...................................................
»Si vous feuilletez les premières pages de l'Histoire de la Pairie d'Huntingdon, vous verrez combien Ada fut un nom commun dans les premiers tems des Plantagenet. J'ai trouvé ce nom dans ma propre lignée, sous les règnes de Jean et de Henri, et l'ai donné à ma fille. C'était aussi celui de la soeur de Charlemagne. Il est dans un des premiers chapitres de la Genèse, comme nom de la femme de Lamech, et je suppose qu'Ada est le féminin d'Adam. Il est court, ancien, sonore, et a été dans ma famille; voilà pourquoi je l'ai donné à ma fille.»
LETTRE CCCXCI.
A M. MURRAY.
Ravenne, 12 octobre 1820.
«Par terre et par mer une quantité considérable de livres est arrivée, et je vous en ai obligation et reconnaissance; mais
Medio de fonte leporum
Surgit amari aliquid, etc.66
Ce qui, par interprétation, veut dire:
»Je suis reconnaissant de vos livres, mon cher Murray, mais pourquoi ne m'envoyez-vous pas le Monastère de Scott, le seul livre d'auteur vivant en quatre volumes que je voudrais voir au prix d'un baioccolo, plus les autres ouvrages du même auteur, et quelques Revues d'Édimbourg et Quarterly Review, comme chroniques concises des tems. Au lieu de cela, voici la ***, poésie de Johnny Keats, et trois romans, par Dieu sait qui, excepté que l'un d'eux porte le nom de Peg***,--fille que je croyais avoir été renvoyée à sa quenouille. Crayon est fort bon; les Nouvelles de Hogg sont dures, mais de haut-goût, et bien venues.
»Les livres de voyage coûtent cher, et je n'en ai pas besoin, ayant déjà voyagé moi-même; d'ailleurs ils mentent. Remerciez l'auteur (masculin ou féminin) du Profligate67 pour son présent. Ne m'envoyez plus, je vous prie, en fait de poésie, que ce qui est rare et décidément bon. Il y a sur mes bureaux une telle friperie de Keats et autres semblables, que j'ai honte d'y jeter les regards. Je ne dis rien contre vos révérends ecclésiastiques, votre S**s et votre C**s,--c'est fort beau, mais dispensez-moi, je vous prie, du plaisir. Au lieu de poésie, si vous voulez me favoriser d'un peu de soda-powder, je serai enchanté; mais toute espèce de prose (moins les voyages et les romans qui ne sont pas de Scott), sera bienvenue, surtout les Contes de mon Hôte, de Scott, etc. Dans les notes de Marino Faliero, il peut être à propos de dire que Benintende n'était pas réellement des Dix, mais seulement grand-chancelier, office séparé (quoique important); ç'a été une altération arbitraire de ma part. De plus, les doges furent tous enterrés dans l'église Saint-Marc avant Faliero. Il est étrange qu'à la mort de son prédécesseur, André Dandolo; les Dix décrétèrent que tous les doges futurs seraient enterrés avec leurs familles dans leurs propres églises;--décret que l'on croirait inspiré par une sorte de pressentiment. Ainsi donc, tout ce que je dis des doges ses ancêtres, comme enterrés à Saint-Jean et Saint-Paul, est contraire au fait, puisqu'ils l'avaient été à Saint-Marc. Faites une note de ceci, et signez-la Éditeur.
»Comme j'ai de grandes prétentions à l'exactitude, je n'aimerais pas à être plaisanté, même sur de telles bagatelles, sous ce rapport. Quant au drame, on en peut gloser comme on voudra; mais non pas de mon costume et de mes dramatis personæ68, qui ont eu une existence réelle.
»Dans les notes j'ai omis Foscolo sur ma liste des illustres Vénitiens vivans; je le considère comme un auteur italien en général, et non comme un pur provincial ainsi que les autres; et en tant qu'Italien, il a eu son mot dans la préface du quatrième chant de Childe-Harold.
»Quant à la traduction française de mes oeuvres,--oimè! oimè69!--Pour la traduction allemande, je ne la comprends pas, ni la longue dissertation annexée à la fin sur les Faust. Excusez-moi de me hâter. Quant à la politique, il n'est pas prudent d'en parler, mais rien n'est encore décidé.
»Je suis fort en colère de ne pas avoir le Monastère de Scott. Vous êtes trop libéral de vos envois en fait de quantité, et vous inquiétez trop peu de la qualité. J'avais déjà tous les numéros de la Quarterly (au nombre de quatre), et douze de la Revue d'Édimbourg; mais peu importe, nous en aurons de nouveaux bientôt. Plus de Keats, je vous en conjure:--déchirez-le tout vivant; si quelqu'un d'entre vous ne le fait pas, je l'écorcherai moi-même. Il n'y a pas moyen de supporter les niaises stupidités de ce vain idiot.
»Je ne me sens pas disposé à m'occuper encore de Don Juan. Que croyez-vous que disait l'autre jour une jolie Italienne? Elle l'avait lu en français, et m'en faisait ses complimens avec les restrictions de rigueur. Je répondis que ce qu'elle disait était vrai, mais que je soupçonnais que Don Juan vivrait plus long-tems que Childe-Harold.--«Ah! (dit-elle) j'aimerais mieux la renommée de Childe-Harold pour trois ans, qu'une immortalité due à Don Juan!».--La vérité est que c'est trop vrai, et les femmes détestent maintes choses qui arrachent les oripeaux du sentiment; et elles ont raison, puisqu'elles seraient dépouillées de leurs armes. Je n'ai point connu de femme qui n'eût en horreur les Mémoires du chevalier de Grammont, pour la même raison; même lady *** avait coutume de les calomnier.
»Je n'ai pas reçu l'ouvrage de Rose. Il a été saisi à Venise. Tel est le libéralisme des Huns, avec leur armée de deux cent mille hommes, qu'ils n'osent pas laisser circuler un volume tel que celui de Rose.»
LETTRE CCCXCII.
A M. MURRAY.
Ravenne, 16 octobre 1820.
«L'abbé70 vient d'arriver; mille remercîmens, ainsi que pour le Monastère,--quand vous me l'enverrez!!!
»L'Abbé sera pour moi d'un intérêt plus qu'ordinaire, car un de mes ancêtres maternels, sir J. Gordon de Gight, le plus bel homme de son siècle, mourut sur l'échafaud à Aberdeen, pour sa fidélité à Marie Stuart, dont il était le parent, et dont on le prétendait aussi l'amant. Son histoire a été longuement traitée par les chroniques du tems. Si je ne me trompe, il fut mêlé à l'évasion de la reine du château Loch-Leven, ou à sa captivité dans ce même château-fort. Mais vous savez cela mieux que moi.
»Je me rappelle Loch-Leven comme un souvenir d'hier. Je le vis en allant en Angleterre en 1798, à l'âge de dix ans. Ma mère, qui était aussi orgueilleuse que Lucifer d'appartenir à une branche des Stuarts, et de descendre en ligne directe des vieux Gordons, non des Seyten-Gordons, comme elle nommait avec dédain la branche ducale, me raconta l'histoire, en me rappelant toujours combien les Gordons, ses aïeux, étaient supérieurs aux Byrons du Sud,--nonobstant notre descendance normande et toujours perpétuée de mâle en mâle, sans tomber jamais en quenouille, comme a fait la lignée de ces Gordons dans la propre personne de ma mère.
»Je vous ai depuis peu si souvent écrit, que cette courte lettre sera sans doute bien venue.»
»Votre, etc.»
LETTRE CCCXCIII.
A M. MURRAY.
Ravenne, 17 octobre 1820.
«Je vous envoie ci-joint la dédicace de Marino Faliero à Goëthe. Informez-vous s'il a ou non le titre de baron. Je crois que oui. Faites-moi connaître votre opinion.
»P. S. Faites-moi savoir ce que M. Hobhouse et vous avez décidé sur les deux lettres en prose et leur publication.
»Je vous envoie aussi un abrégé italien de l'appendix du traducteur allemand de Manfred, où vous verrez cité ce que Goëthe dit du corps entier des poètes anglais (et non de moi en particulier.) C'est là-dessus que la dédicace se fonde, comme vous le verrez, quoique j'y eusse songé auparavant; car je regarde Goëthe comme un grand homme.»
La singulière dédicace envoyée avec cette lettre n'a pas encore été publiée, ni n'est parvenue, que je sache, entre les mains de l'illustre Allemand. Elle est écrite dans le style le plus fantasque et le plus ironique que le poète ait jamais manié; et la sévérité immodérée avec laquelle il y traite les objets favoris de sa colère et de sa moquerie, me force de priver le lecteur de quelques passages fort amusans71.
DÉDICACE AU BARON GOETHE.
«Monsieur,
»Dans l'appendix d'un ouvrage anglais, traduit depuis peu en allemand et publié à Leïpsik, un jugement de vous sur la poésie anglaise est cité dans les termes suivans: «Dans la poésie anglaise, on trouve un grand génie, une puissance universelle, un sentiment de profondeur, avec assez de tendresse et de force; mais ces qualités ne constituent pas tout-à-fait le poète.»
»Je regrette de voir un grand homme tomber dans une grande erreur. Une telle opinion de votre part prouve seulement que le Dictionnaire des dix mille auteurs anglais vivans, n'a pas été traduit en allemand. Vous aurez lu, dans la version de votre ami Schlegel, le dialogue de Macbeth:
Ils sont dix mille!
MACBETH.
Dix mille oies, coquin?
Réponse.
Dix mille auteurs, seigneur.
»Or, sur ces dix mille auteurs, il y a présentement dix-neuf cent
quatre-vingt-sept poètes, tous vivans en ce moment, quels que soient
devenus leurs ouvrages, ce que leurs libraires savent bien; et parmi
eux il y en a plusieurs qui possèdent une bien plus grande réputation
que la mienne, quoique considérablement moindre que la vôtre. C'est à la
négligence de vos traducteurs allemands que vous devez de ne pas
soupçonner les oeuvres ...........................................................
............................................................
Il y en a encore un autre nommé..............................
.............................................................
»Je mentionne ces poètes par forme d'exemple, pour vous éclairer. Ils ne constituent que deux briques de notre Babel (briques de Windsor, soit dit en passant), mais ils peuvent servir comme spécimen de l'édifice.
»Vous avancez, de plus, «que ce caractère dominant de l'ensemble de la poésie anglaise actuelle, est le dégoût et le mépris de la vie.» Mais je soupçonne plutôt que, par un seul ouvrage en prose, vous, oui, vous-même, avez excité un plus grand mépris pour la vie que tous les volumes anglais de poésie qui aient été jamais écrits. Mme de Staël dit «que Werther a occasioné plus de suicides que la plus belle femme», et je crois réellement qu'il a mis plus d'individus hors de ce monde que Napoléon lui-même,--excepté dans l'exercice de sa profession. Peut-être, illustre baron, le jugement acrimonieux porté par un célèbre journal du Nord sur vous en particulier, et sur les Allemands en général, vous a autant indisposé contre la poésie que contre la critique de l'Angleterre. Mais vous ne devez pas avoir égard à nos critiques, qui sont au fond de bons vivans,--et vu leurs deux professions,--car ils font la loi, et puis l'appliquent. Personne ne peut déplorer leur jugement précipité et injuste à votre égard, plus que je ne le fais moi-même; et j'ai exprimé mes regrets à votre ami Schlegel, en 1816, à Coppett.
»Dans l'intérêt de mes dix mille frères vivans, et dans le mien propre, j'ai pris ainsi en considération une opinion relative à la poésie anglaise en général, opinion qui méritait d'être remarquée, puisqu'elle était de vous.
»Mon principal but en m'adressant à vous, a été de témoigner mon sincère respect et mon admiration pour un homme qui, pendant un demi-siècle, a conduit la littérature d'une grande nation, et qui passera à la postérité comme le premier caractère littéraire de son tems.
»Vous avez été heureux, monsieur, non-seulement par les écrits qui ont illustré votre nom, mais par ce nom même, suffisamment musical pour être articulé par la postérité. En ceci vous avez l'avantage sur quelques-uns de vos compatriotes, dont les noms seraient peut-être immortels aussi,--si l'on pouvait les prononcer. On pourrait peut-être supposer, d'après ce ton apparent de légèreté, que j'ai l'intention de vous manquer de respect; mais ce serait une erreur; je suis toujours égrillard en prose. Vous considérant, comme je le fais, avec une conviction réelle et ardente, tant dans votre propre pays que chez la plupart des autres nations, comme la plus haute supériorité littéraire qui ait existé en Europe depuis la mort de Voltaire, j'ai senti et sens encore le désir de vous dédier l'ouvrage suivant,--non comme tragédie ou comme poème (car je ne puis prononcer s'il doit avoir l'une ou l'autre qualification, ou même n'avoir ni l'une ni l'autre), mais comme marque d'estime et d'admiration de la part d'un étranger envers un homme qui a été salué en Allemagne le Grand Goëthe.
»J'ai l'honneur d'être, avec le plus sincère respect, votre
très-obéissant et très-humble serviteur.
BYRON.
Ravenne, 14 octobre 1820.
»P. S. Je m'aperçois qu'en Allemagne ainsi qu'en Italie, il y a un grand débat sur ce qu'on nomme le classique et le romantique,--termes qui n'étaient point des objets de classification en Angleterre, du moins quand je l'ai quittée, il y a quatre ou cinq ans. Quelques écrivassiers anglais, il est vrai, ont outragé Pope et Swift, mais la raison en est qu'ils ne savaient eux-mêmes écrire ni en prose ni en vers; mais on ne les a pas crus dignes de former une secte. Peut-être quelque distinction de ce genre est-elle née depuis peu, mais je n'en ai pas beaucoup entendu parler, et ce serait la preuve d'un si mauvais goût, que je serais fâché d'y croire.»
LETTRE CCCXCIV.
A M. MOORE.
Ravenne, 17 octobre 1820.
«Vous me devez deux lettres,--acquittez-vous. Je désire savoir ce que vous faites. L'été est passé, et vous retournerez à Paris. À propos de Paris, ce n'était pas Sophie Gail, mais Sophie Gay,--le mot anglais Gay72,--qui était entrée en correspondance avec moi73. Pouvez-vous me dire qui elle est, comme vous le fîtes de défunte ***?
Note 73: (retour) Je m'étais méprisA sur le nom de la dame dont Byron s'informait, et lui avais répondu qu'elle était morte. Mais en recevant cette lettre-ci, je découvris qu'il s'agissait de Mme Sophie Gay, mère d'une personne aussi célèbre par sa poésie que par sa beauté, Mlle Delphine Gay. (Note de Moore.)
»Avez-vous continué votre poème? J'ai reçu la traduction française du mien. Pensez seulement à être traduit dans une langue étrangère sous un si abominable travestissement!!!....................
»Avez-vous fait copier mon Mémoire? J'en ai commencé une continuation. Vous l'enverrai-je telle qu'elle est maintenant?
»Je ne puis rien vous dire sur l'Italie, car le gouvernement me regarde ici d'un oeil soupçonneux, comme j'en suis bien informé. Pauvres gens!--comme si moi, étranger solitaire, je pouvais leur faire quelque mal. C'est parce que j'aime avec passion le tir de la carabine et du pistolet; car ils ont pris l'alarme à la quantité de cartouches que je consommais,--les benêts!
»Vous ne méritez pas une longue lettre,--pas même la moindre lettre, à cause de votre silence. Vous avez un nouveau Bourbon, ce me semble, que l'on a baptisé Dieu-Donné74.--Peut-être l'honneur du présent est susceptible de contestation..... ...............................................
»La reine a fourni un joli thème aux journaux. Publia-t-on jamais pareille évidence? C'est pire que Little ou Don Juan. Si vous ne m'écrivez bientôt, je vous ferai une querelle.»
LETTRE CCCXCV.
A M. MURRAY.
Ravenne, 25 octobre 1820.
«Pressez, je vous prie, la remise du paquet ci-joint à lady Byron. C'est pour affaires.
»En vous remerciant pour l'Abbé, j'ai commis quatre grandes erreurs. Sir John Gordon n'était pas de Gight, mais de Bogagight; il périt non pour sa fidélité, mais dans une insurrection. Il n'eut aucun rapport avec les événemens de Loch-Leven; car il était mort quelque tems avant l'époque de l'emprisonnement de la reine: et quatrièmement je ne suis pas sûr qu'il ait été ou non l'amant de la reine; car Robertson n'en dit rien, tandis que Walter Scott place Gordon dans la liste qu'à la fin de l'Abbé il donne des admirateurs de Marie (comme ayant tous été malheureux.)
»J'ai dû commettre toutes ces méprises en me rappelant le récit de ma mère sur ce sujet, quoiqu'elle fût plus exacte que je ne suis, et se piquât de précision sur les points de généalogie, comme toute l'aristocratie écossaise..................
»Votre, etc.
»P. S. Vous avez bien fait de ne pas publier la prose destinée aux Blackwood's et Robert's Magazines, excepté ce qui concerne Pope;--vous avez laissé le tems se passer.»
Le pamphlet en réponse au Blackwood's Magazine, dont il est ici question, fut occasioné par un article inséré dans cet ouvrage périodique, sous le titre de Remarques sur Don Juan, et, quoique mis sous presse par M. Murray, ne fut jamais publié. L'auteur de l'article ayant, à propos de certains passages de Don Juan, pris occasion d'exprimer quelques censures sévères sur la conduite conjugale du poète, Lord Byron, dans sa réplique, entre dans quelques détails sur ce pénible sujet; et les extraits suivans de sa défense, si l'on doit nommer défense une réponse à des griefs qui n'ont jamais été définis,--seront lus avec un vif intérêt.
»Mon savant confrère poursuit: «C'est en vain, dit-il, que Lord Byron essaierait de justifier sa conduite dans cette affaire; et aujourd'hui qu'il a si publiquement et si audacieusement appelé l'enquête et le reproche, nous ne voyons pas pourquoi il ne serait point clairement averti par la voix de ses concitoyens.» Jusqu'à quel point la publicité d'un poème anonyme, et l'audacieuse fiction d'un caractère imaginaire, que le rédacteur suppose avoir été créé en vue de lady Byron, peuvent-elles mériter cette formidable dénonciation de leurs douces voix? je ne le sais ni ne m'en soucie. Mais quand il dit que je ne puis justifier ma conduite dans cette affaire, j'acquiesce à cette assertion, parce qu'on ne peut se justifier tant qu'on ne sait pas de quoi l'on est accusé; et je n'ai jamais eu,--Dieu le sait,--qu'un désir, celui d'obtenir une accusation--des charges spéciales quelconques, qui me fussent soumises, sous une forme tangible, par ma partie adverse, non par des tiers,--à moins qu'on ne prenne pour telles les atroces calomnies de la rumeur publique, et le mystérieux silence des conseillers officiels de milady. Mais le rédacteur n'est-il pas content de ce qu'on a déjà dit et fait? Le cri général de ses concitoyens n'a-t-il pas prononcé sur ce sujet--une sentence sans débats, et une condamnation sans charges? N'ai-je pas été exilé par l'ostracisme, hormis que les écailles sur lesquelles on écrivait ma proscription étaient anonymes? Le rédacteur ignore-t-il l'opinion et la conduite du public à cette occasion? S'il l'ignore, je ne l'ignore pas; le public même l'oubliera long-tems avant que je cesse de m'en souvenir.
»L'homme qui est exilé par une faction a la consolation de penser qu'il est un martyr; il est soutenu par l'espérance, et par la dignité de la cause, réelle ou imaginaire, qu'il a embrassée. Celui qui se retire pour dettes peut se reposer dans l'idée que le tems et la prudence relèveront ses affaires; celui qui est condamné par la loi n'a qu'un bannissement à terme, et en rêve l'abréviation, ou bien, peut-être, il connaît ou suppose quelque injustice dans la loi, ou dans l'application de la loi à son égard. Mais celui qui est proscrit par l'opinion générale, sans l'intermède d'une politique ennemie, d'un jugement illégal, ou d'affaires embarrassées, doit, innocent ou coupable, supporter toute l'amertume de l'exil, sans espoir, sans orgueil, sans allégement. Ce dernier cas fut le mien. Sur quels motifs le public fonda-t-il son opinion? je l'ignore; mais cette opinion fut générale et décisive. On ne savait rien de moi, sinon que j'avais composé ce qu'on appelle de la poésie, que j'étais noble, que je m'étais marié, que j'étais devenu père, et que j'avais eu des différends avec ma femme et ses parens, on ne savait pourquoi, puisque les personnes plaignantes refusaient d'articuler leurs griefs. Le monde fashionable75 se divisa en partis, et mon parti ne consista qu'en une très-faible minorité; le monde raisonnable se rangea naturellement du plus fort côté, qui se trouva être celui de lady Byron. La presse fut active et ignoble; et telle fut la rage du tems, que la malheureuse publication de deux pièces de vers, plutôt louangeuses que défavorables à l'égard des personnes qui en étaient le sujet, fut métamorphosée en une espèce de crime par la torture de l'interprétation. Je fus accusé des vices les plus monstrueux par la rumeur publique et la rancune particulière: mon nom, qui avait été un nom chevaleresque et noble depuis que mes pères avaient aidé Guillaume-le-Normand dans la conquête de son royaume, mon nom, dis-je, fut taché. Je sentis que si ce qu'on chuchotait, grommelait et murmurait, était vrai, je n'étais plus bon pour l'Angleterre; que si c'était faux, l'Angleterre n'était plus bonne pour moi. Je me retirai: mais ce n'était pas assez. Dans d'autres pays, en Suisse, à l'ombre des Alpes, et près de l'azur profond des lacs, je fus poursuivi et atteint par le même fléau. Je franchis les montagnes, mais ce fut la même chose; alors j'allai un peu plus loin, et m'établis près des flots de l'Adriatique, comme le cerf aux abois s'enfuit dans les eaux.
»Si j'en puis juger par les rapports du petit nombre d'amis qui se groupèrent autour de moi, le cri de réprobation dont je parle outrepassa tout précédent, toute circonstance analogue, même les cas où des motifs politiques ont animé la calomnie et doublé l'inimitié. Je fus averti de ne point paraître dans les théâtres, de crainte que je ne fusse sifflé, ni d'aller exercer mes droits dans le parlement, de crainte que je ne fusse insulté dans la route. Le jour même de mon départ, mon plus intime ami m'a dit ensuite qu'il était dans l'appréhension de voies de fait de la part du peuple qui pourrait s'assembler à la porte de la voiture. Toutefois, ces conseils ne m'empêchèrent pas de voir Kean dans ses meilleurs rôles, ni de voter conformément à mes principes; et quant aux troisièmes et dernières appréhensions de mes amis, je ne pouvais les partager, parce que je n'ai pu en comprendre l'étendue que quelque tems après avoir traversé la Manche. D'ailleurs, je ne suis pas de nature à être très-impressionné par la colère des hommes, quoique je puisse me sentir blessé par leur aversion. Contre tout outrage individuel, je pouvais moi-même m'assurer protection et vengeance; et contre les outrages de la foule, j'aurais été probablement capable de me défendre, avec l'assistance d'autrui, comme en diverses occasions semblables.
»Je quittai mon pays, en voyant que j'étais l'objet du blâme général. Je n'imaginai pas, à la vérité, comme Jean-Jacques Rousseau, que tout le genre humain était en conspiration contre moi, quoique j'eusse peut-être d'aussi bons motifs qu'il en eut jamais pour une telle chimère; mais je m'aperçus que j'étais à un point extraordinaire devenu personnellement odieux en Angleterre, peut-être par ma faute, mais le fait était incontestable. Le public, en général, aurait été difficilement excité jusqu'à un tel point contre un homme plus populaire, sans accusation du moins ou sans charge quelconque positivement exprimée ou spécifiée: car je puis à peine concevoir que l'accident commun et quotidien d'une séparation entre mari et femme ait pu de lui-même produire une si grande fermentation. Je n'élèverai pas les plaintes usuelles de préjugé, de condamnation par avance, d'injustice, de partialité, etc., monnaie ordinaire des personnes qui ont eu ou doivent subir un procès; mais je fus un peu surpris de me trouver condamné sans acte d'accusation, et de m'apercevoir que, dans l'absence de ces griefs monstrueux, si énormes qu'ils pussent être, tout crime possible ou impossible était substitué en leur place par la rumeur publique, et tenu pour accordé. Cela ne pouvait arriver qu'à l'égard d'une personne fort peu aimée, et je ne connaissais aucun remède, ayant déjà usé de tous les moyens que je pouvais avoir de plaire à la société. Je n'avais point de parti dans le monde, quoiqu'on m'ait dit le contraire dans la suite;--mais je ne l'avais pas formé, et je n'en connaissais donc pas l'existence:--point en littérature:--et en politique j'avais voté avec les whigs, avec cette importance qu'un vote whig possède dans ces jours de torysme, sans autre liaison personnelle avec les meneurs des deux chambres que celle que sanctionnait la société où je vivais, sans droit ou prétention au moindre témoignage d'amitié de la part de qui que ce fût, excepté quelques camarades de mon âge, et quelques hommes plus avancés dans la vie, que j'avais eu le bonheur de servir dans des circonstances difficiles. C'était, en effet, être seul; et je me souviens que quelque tems après Mme de Staël me dit en Suisse: «Vous n'auriez pas dû entrer en guerre avec le monde:--c'est trop fort pour un seul individu; je l'ai essayé moi-même dans ma jeunesse, mais cela ne mène à rien.» J'acquiesce complètement à la vérité de cette remarque; mais le monde m'a fait l'honneur de commencer la guerre, et assurément, si la paix ne peut être obtenue qu'en le courtisant et lui payant tribut, je ne suis pas propre à obtenir sa faveur. Je pensai, avec Campbell:
Allons; épouse une destinée d'exil,
Et si le monde ne t'a pas aimé,
Tu peux supporter l'isolement.
.............................................................. ..............................................................
»J'ai entendu dire, et je crois, qu'il y a des êtres humains constitués de manière à être insensibles aux injures; mais je crois que le meilleur moyen de s'abstenir de la vengeance est de se placer hors de la tentation. J'espère n'en avoir jamais d'occasion; car je ne suis point sûr de pouvoir me retenir, ayant reçu de ma mère quelque chose du perfervidum ingenium Scotorum76. Je n'ai point cherché, ni ne chercherai la vengeance, et peut-être elle ne viendra jamais sur mon chemin. Je n'entends point ici parler de ma partie adverse, qui pouvait avoir tort ou raison, mais de plusieurs personnes qui ont donné cette cause pour prétexte à leur propre inimitié............................. ...................................................
»Le rédacteur parle de la voix générale de ses concitoyens; je parlerai de quelques-uns en particulier.
»Au commencement de 1817, il parut dans la Quarterly-Review un article écrit, je crois, par Walter-Scott, article qui lui fit grand honneur, et qui fut loin d'être déshonorant pour moi, quoique, sous le double rapport du talent poétique et du caractère personnel, il fût plus favorable qu'il ne fallait à l'ouvrage et à l'auteur dont il traitait. Il fut écrit à une époque où un égoïste n'eût pas voulu et un lâche n'eût pas osé dire un mot en faveur de l'un ou de l'autre; il fut écrit par un homme à qui l'opinion publique m'avait donné un moment pour rival,--distinction haute et peu méritée, mais qui ne nous empêcha point, moi de l'aimer, lui de répondre à cette amitié. L'article en question fut écrit sur le troisième chant de Childe-Harold; et, après plusieurs observations qu'il ne me serait pas plus convenable de répéter que d'oublier, il finissait par exprimer l'espoir de mon retour en Angleterre. Comment ce voeu fut-il accueilli en Angleterre? je ne sais pas; mais il offensa grièvement les dix ou vingt mille respectables voyageurs anglais alors réunis à Rome. Je ne visitai Rome que quelque tems après, en sorte que je n'eus pas l'occasion de connaître par moi-même le fait; mais je fus informé long-tems après, que la plus grande indignation avait été manifestée dans le cercle anglais de cette année, où se trouvaient--parmi un levain considérable de Welbeck-Street et de Devonshire-Place--plusieurs familles réellement bien nées et bien élevées, qui n'en participèrent pas moins aux sentimens de la circonstance. «Pourquoi retournerait-il en Angleterre?» fut l'exclamation générale.--Je réponds; pourquoi? C'est une question que je me suis quelquefois posée à moi-même, et je n'ai jamais pu y donner une réponse satisfaisante. Je n'avais alors aucune pensée de retour, et si j'en ai aujourd'hui, c'est une pensée d'affaires et non de plaisir. De tous ces liens qui ont été mis en pièces, il y a quelques anneaux encore entiers, quoique la chaîne elle-même soit brisée. J'ai des devoirs et des relations qui peuvent un jour requérir ma présence,--et je suis père. J'ai encore quelques amis que je désire rencontrer, et, peut-être, un ennemi. Ces causes, et les minutieux détails d'intérêt que le tems accumule durant l'absence de tout homme dans ses affaires et sa propriété, me rappelleront probablement en Angleterre; mais j'y retournerai avec les mêmes sentimens que lors de mon départ, à l'égard du pays lui-même, quoique j'aie pu en changer relativement aux individus, suivant que j'ai été depuis plus ou moins bien informé de leur conduite: car c'est bien long-tems après mon départ que j'ai connu leurs procédés et leur langage dans toute leur réalité et leur plénitude. Mes amis, comme font tous les amis, par des motifs conciliatoires, m'ont caché tout ce qu'ils ont pu, et même certaines choses qu'ils auraient dû dévoiler. Toutefois, ce qui est différé n'est pas perdu,--mais il n'a pas tenu à moi qu'il n'y ait eu rien de différé.
»J'ai rappelé la scène qu'on a dit s'être passée à Rome, pour montrer que le sentiment dont j'ai parlé n'était pas borné aux Anglais d'Angleterre, et c'est une partie de ma réponse au reproche lancé contre ce qu'on appelle mon exil égoïste et volontaire. Volontaire, oui; car quel homme voudrait demeurer parmi un peuple nourrissant une haine si vive contre lui? Jusqu'à quel point ai-je été égoïste: c'est ce que j'ai déjà expliqué.»
Les passages suivans du même pamphlet ne seront pas trouvés moins curieux, sous un point de vue littéraire.
«Ici je désire dire quelques mots sur l'état actuel de la poésie
anglaise. Peu de personnes douteront que ce ne soit l'âge de déclin de
la poésie anglaise, quand elles auront envisagé le sujet avec calme. La
présence d'hommes de génie parmi les poètes actuels ne contredit que peu
le fait, parce qu'on a très-bien dit que, «après celui qui forme le goût
de sa nation, le plus grand génie est celui qui le corrompt.» Personne
n'a contesté le génie à Marino, qui corrompit, non-seulement le goût de
l'Italie, mais celui de toute l'Europe pour près d'un siècle. La grande
cause de l'état déplorable de la poésie anglaise doit être attribuée à
cette absurde et systématique dépréciation de Pope, pour laquelle il y a
eu, pendant ces dernières années, une sorte de concurrence épidémique.
Les hommes des opinions les plus opposées se sont unis sur ce point.
Warton et Churchill ont commencé, ayant probablement tiré cette idée des
héros de la Dunciade, et de l'intime conviction que leur propre
réputation ne serait rien tant que le plus parfait et le plus harmonieux
des poètes ne serait pas rabaissé à ce qu'ils regardaient comme son
juste niveau; mais même ils n'osèrent pas le descendre au-dessous de
Dryden. Goldsmith, Rogers et Campbell, ses plus heureux disciples, et
Hayley qui, tout faible qu'il est, a laissé un poème77 qu'on ne
laissera pas volontiers périr, ont conservé la réputation de ce style
pur et parfait; et Crabbe, le premier des poètes vivans, a presque égalé
le maître......................
.......................................................................
...........................
»Mais ces trois personnages, S***, W*** et C***78, eurent tous une antipathie naturelle pour Pope, et je respecte en eux ce seul sentiment ou principe primitif qu'ils aient imaginé de conserver. Puis se sont joints à eux ceux qui ne les ont joints qu'en ce point seul: les réviseurs d'Édimbourg, la masse hétérogène des poètes anglais vivans (excepté Crabbe, Rogers, Gifford et Campbell), qui, par préceptes et par pratique, a prononcé son adhésion, et moi-même enfin, qui ai honteusement dévié dans la pratique, mais qui ai toujours aimé et honoré la poésie de Pope de toute mon ame, et espère le faire jusqu'à ma dernière heure. J'aimerais mieux voir tout ce que j'ai écrit servir de doublure au même coffre où je lis actuellement le onzième livre d'un moderne poème épique publié à Malte en 1811 (je l'ouvris pour prendre de quoi me changer après le paroxysme d'une fièvre tierce, pendant l'absence de mon domestique, et je le trouvai paré en dedans du nom du fabricant Eyre, Cockspur-Street, et de la poésie épique ci-dessus mentionnée); oui, j'aimerais mieux cela, que sacrifier ma ferme croyance dans la poésie de Pope comme type orthodoxe de la poésie anglaise...... ................................................ ...................................................
»Néanmoins, je n'irai pas si loin que *** qui, dans son postscriptum, prétend que nul grand poète n'obtint jamais une renommée immédiate: cette assertion est aussi fausse qu'elle est absurde. Homère a dû sa gloire à sa popularité; il récitait ses vers,--et sans la vive impression du moment, comment l'Iliade eût-elle été apprise par coeur, et transmise par la tradition? Ennius, Térence, Plaute, Lucrèce, Horace, Virgile, Eschyle, Sophocle, Euripide, Sappho, Anacréon, Théocrite, tous les grands poètes de l'antiquité firent les délices de leurs contemporains. Un poète, avant l'invention de l'imprimerie, ne devait son existence même qu'à sa popularité actuelle. L'histoire nous apprend que les meilleurs nous sont parvenus. La raison en est évidente; les plus populaires trouvèrent le plus grand nombre de copistes, et dire que le goût de leurs contemporains était corrompu, c'est une thèse que peuvent difficilement soutenir les modernes, dont les plus puissans ont à peine approché des anciens. Dante, Pétrarque, Arioste, le Tasse furent tous les favoris des lecteurs contemporains. Dante acquit la célébrité long-tems avant sa mort; et, peu après, les états négocièrent pour ses cendres, et disputèrent touchant les lieux où il avait composé la Divina Comedia. Pétrarque fut couronné au Capitole. Arioste fut respecté par les voleurs qui avaient lu l'Orlando furioso... Le Tasse, malgré les critiques des Cruscanti, aurait été couronné au Capitole, sans sa mort prématurée.
»Il est aisé de prouver la popularité immédiate des principaux poètes de la seule nation moderne d'Europe qui ait une langue poétique, de la nation italienne. Chez nous, Shakspeare, Spenser, Johnson, Waller, Dryden, Congreve, Pope, Young, Shenstone, Thomson, Goldsmith, Gray furent tous aussi populaires durant leur vie que depuis leur mort. L'élégie de Gray a plu sur-le-champ, et plaira éternellement. Ses odes n'eurent pas le même succès, mais elles ne sont pas non plus aujourd'hui aussi agréables que son élégie. La carrière politique de Milton nuisit à son succès; mais l'épigramme de Dryden, et le débit même du Paradis perdu, relativement au moindre nombre des lecteurs à l'époque de sa publication, prouvent que Milton fut honoré par ses contemporains....
»On peut demander pourquoi--ayant cette opinion sur l'état actuel de la poésie anglaise, et ayant eu long-tems comme écrivain l'oreille du public,--je n'ai pas adopté un plan différent dans mes propres compositions, ou tâché de corriger plutôt que d'encourager le goût du jour? À cela je répondrai qu'il est plus aisé de voir la mauvaise route que de suivre la bonne, et que je n'ai jamais entretenu la perspective de remplir une place permanente dans la littérature de mon pays. Ceux qui me connaissent le savent et savent aussi que j'ai été grandement étonné du succès temporaire de mes ouvrages, n'ayant flatté aucune personne ni aucun parti, et ayant exprimé des opinions contraires à celles de la généralité des lecteurs. Si j'avais pu prévoir le degré d'attention qui m'a été accordé, assurément j'aurais étudié davantage pour le mériter. Mais j'ai vécu dans des contrées étrangères et lointaines, ou dans ma patrie, au milieu d'un monde agité qui n'était pas favorable à l'étude ou à la réflexion; en sorte que presque tout ce que j'ai écrit a été pure passion,--passion, il est vrai de différentes sortes, mais toujours passion: car chez moi (si ce n'est point parler en Irlandais que parler ainsi), mon indifférence était une sorte de passion, résultat de l'expérience, et non pas la philosophie de la nature. Écrire devient une habitude, comme la galanterie chez une femme. Il y a des femmes qui n'ont point eu d'intrigue, mais fort peu qui n'en aient eu qu'une; ainsi il y a des millions d'hommes qui n'ont jamais écrit un livre, mais peu qui n'en aient écrit qu'un. Donc, ayant écrit une fois, je continuai d'écrire, encouragé sans doute par le succès du moment, mais n'en prévoyant aucunement la durée, et, j'oserai le dire, en concevant à peine le désir.........................................
»J'ai ainsi exprimé publiquement sur la poésie du jour l'opinion que j'ai depuis long-tems exprimée à tous ceux qui me l'ont demandée, et même à quelques personnes qui auraient mieux aimé ne pas l'entendre, comme à Moore, à qui je disais dernièrement: «Nous sommes tous dans la mauvaise voie, excepté Rogers, Crabbe et Campbell.» Sans être vieux d'années je suis trop vieilli pour sentir en moi assez de verve pour entreprendre une oeuvre qui montrât ce que je tiens pour bonne poésie, et je dois me contenter d'avoir dénoncé la mauvaise. Il y a, j'espère, de plus jeunes talens qui s'élèvent en Angleterre, et qui, échappant à la contagion, rappelleront dans leur patrie la poésie aujourd'hui exilée de notre littérature, et la rétabliront telle qu'elle fut autrefois et qu'elle peut encore être.
»En même tems, le meilleur signe d'amendement sera le repentir, et de nouvelles et fréquentes éditions de Pope et de Dryden.
»On trouvera dans l'Essai sur l'Homme une métaphysique aussi confortable et dix fois plus de poésie que dans l'Excursion. Si vous cherchez la passion, où la trouverez-vous plus vive que dans l'Épître d'Héloise à Abailard, ou dans Palamon et Arcite? Souhaitez-vous de l'invention, de l'imagination, du sublime, des caractères? cherchez cela dans le Vol de la Boucle de cheveux, dans les Fables de Dryden, dans l'Ode sur la fête de sainte Cécile, dans Absalon et Achitophel. Vous découvrirez dans ces deux poètes seuls toutes les qualités dont vous ne saisiriez pas une ombre en secouant une quantité innombrable de vers et Dieu sait combien d'écrivains de nos jours,--plus, l'esprit, dont ces derniers n'ont pas. Je n'ai point toutefois oublié Thomas Brown le jeune, ni la famille Fudge, ni Whistlecraft; mais ce n'est pas de l'esprit,--c'est de l'humour79. Je ne dirai rien de l'harmonie de Pope et de Dryden, en comparaison des poètes vivans, dont pas un (excepté Rogers, Gifford, Campbell et Crabbe) ne saurait écrire un couplet héroïque. Le fait est que l'exquise beauté de leur versification a détourné l'attention publique de leurs autres mérites, comme l'oeil vulgaire se fixera plus sur la splendeur de l'uniforme que sur la qualité des troupes. C'est cette harmonie même, surtout dans Pope, qui a soulevé contre lui ce vulgaire et abominable bavardage:--parce que sa versification est parfaite, on affirme que c'est sa seule perfection; parce que ses pensées sont vraies et claires, on avance qu'il n'a pas d'invention; et parce qu'il est toujours intelligible, on tient pour incontestable qu'il n'a pas de génie. On nous dit avec un rire moqueur que c'est le poète de la raison, comme si c'était une raison pour n'être pas poète. Prenant passage par passage, je me chargerai de citer de Pope plus de vers brillans d'imagination que de deux poètes vivans, quels qu'ils soient. Pour tirer à tout hasard un exemple d'une espèce de composition peu favorable à l'imagination,--la satire,--prenons le caractère de Sporus, avec l'admirable jeu d'imagination qui se répand sur lui, et mettons en regard un égal nombre de vers qui, choisis dans deux poètes vivans quelconques, soient de la même force et de la même variété:--où les trouverons-nous?
»Je ne cite qu'un exemple sur mille en réponse à l'injustice faite à la mémoire de celui qui donna l'harmonie à notre langage poétique. Les clercs de procureurs et les autres génies spontanés ont trouvé plus aisé de se torturer, à l'imitation des nouveaux modèles, que de travailler d'après l'art symétrique du poète qui avait enchanté leurs pères. Ils ont d'ailleurs été frappés par cette remarque que la nouvelle école faisait revivre le langage de la reine Élisabeth, le véritable anglais, attendu que tout le monde, sous le règne de la reine Anne, n'écrivait qu'en français, par une espèce de trahison littéraire.
»Le vers blanc, que, hors du drame, nul auteur capable de rimer n'employa jamais, à l'exception de Milton, devint à l'ordre du jour:--on rima de telle sorte que le vers parut plus blanc que s'il n'eût pas eu de rime. Je sais que Johnson a dit, après quelque hésitation, «qu'il ne pouvait pas s'inspirer le désir que Milton eût rimé.» Les opinions de ce véritable grand homme, que c'est aussi la mode de décrier aujourd'hui, seront toujours accueillies par moi avec cette déférence que le tems rétablira dans son universalité; mais, malgré mon humilité, je ne suis pas convaincu que le Paradis perdu n'eût pas été plus noblement transmis à la postérité, non pas peut-être en couplets80 héroïques (rhythme qui bien balancé pourrait soutenir le sujet), mais dans la stance de Spenser ou du Tasse, ou dans le tercet de Dante, formes que les talens de Milton auraient pu facilement greffer sur notre langue. Les Saisons de Thomson auraient été meilleures en rimes, quoique toujours inférieures à son Château de l'Indolence; et M. Southey n'eût pas fait une plus mauvaise Jeanne d'Arc, quoiqu'il eût pu employer six mois au lieu de six semaines pour la composer. Je recommande aussi aux amateurs des vers lyriques la lecture des odes du lauréat en regard de celle de Dryden sur sainte Cécile.
»Aux génies célestes et jeunes clercs inspirés de notre tems, ceci, en grande partie, paraîtra paradoxal, et le paraîtra encore à la classe plus élevée de nos critiques; mais ce fut vrai il y a vingt ans, et ce sera de nouveau reconnu pour tel dans dix............................................. ................................................
»Les disciples de Pope furent Johnson, Goldsmith, Rogers, Campbell, Crabbe, Gifford, Matthias, Hayley, et l'auteur du Paradis des Coquettes, auxquels on peut ajouter Richards, Heber, Wrangham, Blaud, Hodgson, Merivale, et d'autres qui n'ont pas eu leur renommée pleine et entière parce qu'il y a un hasard dans la renommée comme dans toute autre chose. Mais de toutes les nouvelles écoles,--je dis toutes, car, comme le démon, dont le nom est Légion, elles sont plusieurs,--a-t-il surgi un seul élève qui n'ait pas rendu son maître honteux de l'avouer? à moins que ce ne soit ***, qui a imité tout le monde, et a quelquefois surpassé ses modèles. Scott a eu la faveur particulière d'être imité par le beau sexe; il y eut miss Halford, et miss Mitford, et miss Francis, mais, sauf respect, aucune imitation n'a fait beaucoup d'honneur à l'original. ***, Southey, Coleridge ou Wordsworth ont-ils fait un élève de renom? ***, Moore, ou tout autre écrivain de quelque réputation, a-t-il eu un imitateur, ou plutôt un disciple passable? Or, il est remarquable que presque tous les partisans de Pope, que j'ai nommés, aient produit eux-mêmes des chefs-d'oeuvre et des modèles; et ce n'a pas été le nombre des imitateurs qui a enfin nui à sa gloire, mais le désespoir de l'imitation... La même raison qui engagea le bourgeois athénien à voter pour le bannissement d'Aristide, «parce qu'il était fatigué de l'entendre toujours appeler le Juste,» a produit l'exil temporaire de Pope des états de la littérature. Mais le terme de son ostracisme expirera, et le plutôt vaudra le mieux, non pour lui; mais pour ceux qui l'ont banni, et pour la génération nouvelle, qui
«Rougira de découvrir que ses pères furent ses ennemis.»
LETTRE CCCXCVI.
A M. MOORE.
Ravenne, 4 novembre 1820.
«J'ai reçu de M. Galignani les lettres, duplicatas et reçus ci-joints, qui s'expliqueront d'eux-mêmes81.
Comme les poèmes sont devenus votre propriété par achat, droit et justice, toute affaire de publication doit être décidée par vous. Je ne sais jusqu'à quel point mon acquiescement à la requête de M. Galignani serait légal; mais je doute qu'il fût honnête. Au cas que vous vous décidiez à vous arranger avec lui, je vous envoie les pouvoirs nécessaires, et, en agissant ainsi, je me lave les mains relativement à cette affaire. Je ne les signe que pour vous mettre à même d'exercer le droit que vous possédez à juste titre. Je n'ai plus rien à faire, sauf à dire, dans ma réponse à M. Galignani, que les lettres, etc., vous sont envoyées, et pourquoi.
»Si vous pouvez réprimer ces pirates étrangers, faites-le; sinon, jetez au feu les procurations. Je ne puis avoir d'autre but que de vous garantir votre propriété.
»Votre, etc.
»P. S. J'ai lu une partie de la Quarterly, qui vient d'arriver; M. Bowles aura une réponse:--il n'est pas tout-à-fait exact dans son dire touchant les Poètes anglais et les Réviseurs écossais. On défend Pope, à ce que je vois, dans la Quarterly. Que l'on continue toujours ainsi. C'est un péché, une honte, une damnation que de penser que Pope ait besoin d'un tel secours;--mais il en est ainsi. Ces misérables charlatans du jour, ces poètes se déshonorent et renient Dieu, en courant sus à Pope, le plus irréprochable des poètes, et peut-être même des hommes.»
LETTRE CCCXCVII.
A M. MOORE.
Ravenne, 15 novembre 1820.
«Merci de votre lettre, qui a été un peu longue à venir,--mais vaut mieux tard que jamais. M. Galignani a donc, ce semble, été supplanté et pillé lui-même, en seconde main, par un autre éditeur parisien, qui a audacieusement imprimé une édition de L.-B's Works82 au prix ultra-libéral de 10 fr., et (comme Galignani le remarque douloureusement) 8 fr. seulement pour les libraires! Horresco referens83! Songer que les oeuvres complètes d'un homme rapportent si peu!
»Galignani m'envoie, dans une lettre pressée, une permission pour lui, donnée par moi, de publier, etc., etc., lequel permis j'ai signé et envoyé à M. Murray. Voulez-vous expliquer à Galignani que je n'ai aucun droit de disposer de la propriété de Murray sans l'agrément de celui-ci? et que je dois par conséquent l'adresser à Murray pour retirer le permis de ses griffes,--chose fort difficile, je présume. J'ai écrit à Galignani dans ce sens; mais un mot de la bouche d'un illustre confrère le convaincrait que je n'ai pu honnêtement acquiescer à son désir, quoique je le pusse légalement. J'ai fait ce qui dépendait de moi, c'est-à-dire j'ai signé l'autorisation et l'ai envoyée à Murray. Que les chiens divisent la carcasse, si elle est tuée à leur gré.
»Je suis content de votre épigramme. Il est ridicule que nous laissions tous deux notre esprit rompre avec nos sentimens; car je suis sûr que nous sommes au fond partisans de la reine. Mais il n'y a pas moyen de résister à un jeu de mots.--À propos, nous avons aussi, dans cette partie du monde, une diphthongue non pas grecque, mais espagnole,--me comprenez-vous?--qui est sur le point de bouleverser tout l'alphabet. Elle a été d'abord prononcée à Naples, et se propage;--mais nous sommes plus près des barbares, qui sont en force sur le Pô, et le traverseront sous le premier prétexte légitime.
»Il y aura à régler avec le diable, et l'on ne peut dire qui sera ou ne sera pas sur son livre de comptes. Si une gloire inattendue survenait à quelqu'un de votre connaissance, faites-en une Mélodie, afin que son ombre, comme celle du pauvre Yorick, ait la satisfaction d'être plaintivement pleurée--ou même plus noblement célébrée, comme Oh! n'exhalez pas son nom. Au cas que vous ne l'en jugiez pas digne, voici un chant à la place:
Quand un homme n'a pas à combattre pour la liberté
dans sa patrie,
Qu'il combatte pour celle de ses voisins;
Qu'il songe aux gloires de la Grèce et de Rome;
Et se fasse briser la tête pour ses travaux.
Servir le genre humain est un plan chevaleresque,
Qui toujours est noblement récompensé;
Combattez donc pour la liberté partout où vous pouvez,
Et si vous n'êtes pas fusillé ou pendu, vous serez chevalier.
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»Voici une épigramme que je fis pour l'endossement de l'acte de séparation en 1816; mais les hommes de loi objectèrent qu'elle était superflue.
Endossement de l'acte de Séparation, en avril 1816.
Il y a un an, vous juriez, chère amie!
D'aimer, de respecter, et cætera;
Tel fut le serment que vous me fîtes,
Et voici précisément ce qu'il vaut.
»Pour l'anniversaire du 2 janvier 1821, j'ai d'avance un petit compliment, que j'ajoute en cas d'accident.
À Pénélope, 2 janvier 1821.
Ce jour fut de tous les jours
Le pire pour vous et pour moi:
Il y a juste six ans que nous n'étions qu'un,
Et cinq que nous redevînmes deux.
»Excusez, je vous prie, toutes ces absurdités; car il faut que je les dise, dans la crainte de m'étendre sur de plus sérieux sujets, que, dans l'état actuel des choses, il n'est pas prudent de confier à une poste étrangère. Je vous disais, dans ma dernière, que j'avais continué mes Mémoires, et que j'en avais fait douze feuilles de plus; mais je soupçonne que je les interromprai: en ce cas, je vous enverrai cela par la poste, quoique j'éprouve quelque remords à faire payer à un ami tant de frais de port; car nous n'avons pas nos ports francs au-delà de la frontière.................................... ...................................................
LETTRE CCCXCVIII.
A M. MURRAY.
Ravenne, 9 novembre 1820.
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«La semaine dernière, je vous ai envoyé la correspondance de Galignani et quelques documens sur votre propriété. Vous avez maintenant, je crois, une occasion de réprimer, ou du moins de limiter ces réimpressions françaises. Vous pouvez laisser tous vos auteurs publier ce qu'il leur plaît contre moi et mes oeuvres. Un éditeur n'est et ne peut être responsable de tous les ouvrages qui sortent de chez son imprimeur.
»La Dame blanche d'Avenel n'est pas tout-à-fait aussi bonne qu'une réelle et authentique (Donna Bianca) dame blanche de Colalto, spectre qu'on a vu plusieurs fois dans la Marche de Trévise. Il y a un homme (un chasseur) encore vivant qui l'a vue. Hoppner pourrait vous raconter tout ce qui la concerne, et Rose peut-être aussi. Je n'ai moi-même aucun doute sur l'histoire et le spectre. Ce fantôme est toujours apparu dans des circonstances particulières, avant la mort d'un membre de la famille, etc. J'ai entendu Mme de Benzoni dire qu'elle connaissait un monsieur qui avait vu la dame blanche traverser sa chambre au château de Colalto. Hoppner a vu et questionné un chasseur qui la rencontra à la chasse, et ne chassa plus depuis. C'était une jeune femme de chambre qu'un jour la comtesse Colalto, qu'elle était en train de coiffer, vit dans la glace faire un sourire à son mari; la comtesse l'avait fait sceller dans la muraille du château, comme Constance de Beverley. Depuis, elle a toujours hanté les Colalto. On la peint comme femme blonde fort belle. C'est un fait authentique.»
LETTRE CCCXCIX.
A M. MURRAY.
Ravenne, 18 novembre 1820.
«La mort de Waite est un coup funeste pour les dents comme pour le coeur de tous ceux qui le connaissaient. Bon Dieu! lui et Blake84 défunts tous deux! Je les laissai dans la plus parfaite santé, et ne pensai guère à la possibilité de cette perte nationale dans le court espace de cinq ans. Ils étaient, en fait de véritable grandeur, autant supérieurs à Wellington, que celui qui conserve la chevelure et les dents est préférable au sanglant et impétueux guerrier qui obtient un nom en cassant les têtes et en brisant les molaires? Qui lui succède? Où trouver maintenant la poudre dentifrice, douce et cependant efficace?--la teinture?--les brosses à nettoyer? Obtenez, je vous prie, tous les renseignemens que vous pourrez sur ces questions tusculanes: Cette pensée me fait mal à la machoire. Pauvres diables! je me flattais de l'espérance de les revoir tous deux; et cependant ils sont allés dans ce lieu où les dents et les cheveux durent plus long-tems que dans la vie. J'ai vu ouvrir un millier de tombeaux, et me suis toujours aperçu que, quoi qu'il fût arrivé, les dents et les cheveux restaient à ceux qui ne les avaient pas perdus à l'époque de leur mort. N'est-ce pas ridicule? Ce sont les choses qui se perdent les premières dans la jeunesse, et qui durent le plus long-tems dans la poussière, si les gens veulent mourir pour les conserver. C'est une singulière vie, et une singulière mort, que la mort et la vie des humains.
»Je savais que Waite était marié; mais je ne songeais guère que les autres funérailles viendraient sitôt le surprendre. C'était un tel élégant, un tel petit-maître, un tel bijou d'homme! Il y a à Bologne un tailleur qui lui ressemble beaucoup et qui est aussi au pinacle de sa profession. Ne négligez pas ma commission. Par qui ou par quoi peut-il être remplacé? Que dit le public?
»Je vous renvoie la préface. N'oubliez pas que l'extrait de la chronique italienne doit être traduit. Quant à ce que vous dites pour m'engager à retoucher les chants de Don Juan et les Imitations d'Horace, c'est fort bien; mais je ne puis fourbir. Je suis comme le tigre (en poésie); si je manque mon coup au premier bond, je retourne en grondant dans mon antre. Je n'ai point de second élan; je ne puis corriger; je ne le puis ni ne le veux. Personne ne réussit dans cette tâche, grands ou petits. Le Tasse refit toute sa Jérusalem; mais qui lit jamais cette version? tout le monde va à la première. Pope ajouta au Vol de la boucle de cheveux, mais ne réduisit pas son poème. Il faut que vous preniez mes productions comme elles sont; si elles ne sont pas propres au succès, réduisez-en le prix d'estimation en conséquence. Je les jetterais plutôt que de les tailler et les rogner. Je ne dis pas que vous m'ayez pas raison; je répète seulement que je ne puis perfectionner...
«Votre, etc.»
»P. S. Quant aux éloges de ce petit *** Keats, je ferai la même observation que Johnson, quand Sheridan, l'acteur, obtint une pension. «Quoi! il a obtenu une pension? Alors il est tems que je résigne la mienne.» Personne n'a pu être plus fier des éloges de la Revue d'Édimbourg que je ne le fus, ou plus sensible à sa censure, comme je l'ai montré dans les Poètes Anglais et les Réviseurs Écossais. À présent, tous les hommes qu'elle a jamais loués sont dégradés par cet absurde article. Pourquoi n'examine-t-elle et ne loue-t-elle pas le Guide de la Santé de Salomon? Il y a plus de bon sens et autant de poésie que dans Johnny Keats..........................
LETTRE CCCC.
A M. MURRAY.
Ravenne, 23 novembre 1820.
«Les Imitations, dit Hobhouse, demanderont bon nombre de taillades pour être adaptées aux tems, ce qui sera une longue affaire, car je ne me sens pas du tout laborieux à présent. L'effet quelconque qu'elles doivent avoir serait peut-être plus grand sous une forme séparée, et d'ailleurs elles doivent porter mon nom. Or, si vous les publiez dans le même volume que Don Juan, elles me déclarent auteur de Don Juan, et je ne juge pas à propos de risquer un procès en chancellerie sur la tutelle de ma fille, puisque dans votre Code actuel un poème facétieux est suffisant pour ôter à un homme ses droits sur sa famille.
»Quant à l'état des affaires en ce pays, il serait difficile et peu prudent d'en parler longuement, les Huns ouvrant toutes les lettres. S'ils les lisent, quand ils les ont ouvertes, ils peuvent voir en caractères lisibles tracés de ma main, que je les regarde comme de damnés bélitres et barbares, et leur empereur comme un sot, et eux-mêmes comme plus sots que lui; ce qu'ils peuvent envoyer à Vienne sans que je m'en soucie. Ils se sont rendus maîtres de la police papale, et font les fanfarons; mais un jour ou l'autre ils paieront tout cela; ce ne sera peut-être pas bientôt, parce que ces malheureux Italiens n'ont aucune consistance; mais je suppose que la Providence se fatiguera enfin des barbares.....................
«Votre, etc.»