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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 12: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

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LETTRE CCCCLXVI.

A M. MURRAY.

Pise, 3 novembre 1821.



«Les deux passages ne peuvent être changés sans faire parler Lucifer comme l'évêque de Lincoln, ce qui ne serait pas dans le caractère du susdit Lucifer. L'idée des anciens mondes est de Cuvier, comme je l'ai expliqué dans une note additionnelle jointe à la préface. L'autre passage est aussi dans l'esprit du personnage; si c'est une absurdité, tant mieux, puisque alors cela ne peut faire du mal, et plus on rend Satan imbécile, moins on le rend dangereux. Quant au chapitre «des alarmes,» croyez-vous réellement que de telles paroles aient jamais égaré personne? Ces personnages sont-ils plus impies que le Satan de Milton ou le Prométhée d'Eschyle? Adam, Ève, Ada et Abel ne sont-ils pas aussi pieux que le Catéchisme?

»Gifford est un homme trop sage pour penser que de telles choses puissent jamais avoir quelque effet sérieux. Qui fut jamais changé par un poème? Je prie de remarquer qu'il n'y a dans tout cela aucune profession de foi ou hypothèse de mon propre cru; mais j'ai été obligé de faire parler Caïn et Lucifer, conformément à leurs caractères, et certes cela a toujours été permis en poésie. Caïn est un homme orgueilleux: si Lucifer lui promettait un royaume, il l'élèverait; le démon a pour but de le rabaisser encore plus dans sa propre estime, qu'il ne se rabaissait lui-même auparavant, et cela en lui montrant son néant, jusqu'à ce qu'il ait créé en lui cette disposition d'esprit qui le pousse à la catastrophe, par une pure irritation intérieure, non par préméditation, ni par envie contre Abel (ce qui aurait rendu Caïn méprisable), mais par colère, par fureur contre la disproportion de son état et de ses conceptions, fureur qui se décharge plutôt sur la vie et l'auteur de la vie, que contre la créature vivante.

»Son remords immédiat est l'effet naturel de sa réflexion sur cette action soudaine. Si l'action avait été préméditée, le repentir aurait été plus tardif.

»Dédiez le poème à Walter Scott, ou, si vous pensez qu'il préfère que les Foscari lui soient dédiés, mettez la dédicace aux Foscari. Consultez-le sur ce point.

»Votre première note était assez bizarre; mais vos deux autres lettres, avec les opinions de Moore et de Gifford, arrangent la chose. Je vous ai déjà dit que je ne puis rien retoucher. Je suis comme le tigre: si je manque au premier bond, je retourne en grognant dans mon antre; mais si je frappe au but, c'est terrible.....

»Vous m'avez déprécié les trois derniers chants de Don Juan, et vous les avez gardés plus d'un an; mais j'ai appris que, malgré les fautes d'impression, ils sont estimés,--par exemple, par l'Américain Irving.

»Vous avez reçu ma lettre (ouverte) par l'entremise de M. Kinnaird; ainsi, je vous prie, ne m'envoyez plus de Revues. Je ne veux plus rien lire de bien ni de mal en ce genre. Walter-Scott n'a pas lu un article sur lui pendant treize ans.

»Le buste n'est pas ma propriété, mais celle d'Hobhouse. Je vous l'ai adressé comme à un homme de l'amirauté, puissant à la douane. Déduisez, je vous prie, les frais du buste ainsi que tous autres.»


LETTRE CCCCLXVII.

A M. MURRAY.

Pise, 9 novembre 1821.



«Je n'ai point lu du tout les Mémoires, depuis que je les ai écrits, et je ne les lirai jamais: c'est assez d'avoir eu la peine de les écrire; vous pouvez m'en épargner la lecture. M. Moore est investi (ou peut s'investir) d'un pouvoir discrétionnaire pour omettre toutes les répétitions ou les expressions qui ne lui semblent pas bonnes, vu qu'il est un meilleur juge que vous ou moi.

»Je vous envoie ci-joint un drame lyrique (intitulé Mystère, d'après son sujet) qui pourra peut-être arriver à tems pour le volume. Vous le trouverez assez pieux, j'espère;--du moins quelques-uns des choeurs auraient pu être écrits par Sternhold et Hopkins eux-mêmes. Comme il est plus long, plus lyrique et plus grec que je n'avais d'abord l'intention de le faire, je ne l'ai pas divisé en actes, mais j'ai appelé ce que je vous envoie, première partie, vu qu'il y a une suspension de l'action, qui peut, ou se terminer là sans inconvénient, ou se continuer d'une manière que j'ai en vue. Je désire que la première partie soit publiée avant la seconde, parce qu'en cas d'insuccès, il vaut mieux s'arrêter que de continuer un essai inutile.

»Je désire que vous m'accusiez l'arrivée de ce paquet par le retour du courrier, si vous le pouvez sans inconvénient, en m'envoyant une épreuve.

»Votre très-obéissant, etc.

»P. S. Mon désir est que ce poème soit publié en même tems et, s'il est possible, dans le même volume que les autres, parce qu'au moins, quels que soient les mérites ou démérites de ces pièces, on avouera peut-être que chacune est d'un genre différent et dans un différent style.»


LETTRE CCCCLXVIII.

A M. MOORE.

Pise, 16 novembre 1821.



«Il y a ici M. ***, génie irlandais, avec qui nous sommes liés. Il a composé un excellent commentaire de Dante, plein de renseignemens nouveaux et vrais, et d'observations habiles; mais sa versification est telle qu'il a plu à Dieu de la lui donner. Néanmoins, il est si fermement persuadé de l'égale excellence de ses vers, qu'il ne consentira jamais à séparer le commentaire de la traduction, comme je me hasardai à lui en insinuer délicatement l'idée,--sans la peur de l'Irlande devant les yeux, et avec l'assurance d'avoir assez bien tiré en sa présence (avec des pistolets ordinaires) le jour précédent.

»Mais il est empressé de publier le tout, et doit en avoir la satisfaction, quoique les réviseurs doivent lui faire souffrir plus de tourmens qu'il n'y en a dans l'original. En vérité, les notes sont bien dignes de la publication; mais il insiste à les accompagner de la traduction. Je lui ai lu hier une de vos lettres, et il me prie de vous écrire sur sa poésie. Il paraît être réellement un brave homme, et j'ose dire que son vers est très-bon irlandais.

»Or, que ferons-nous pour lui? Il dit qu'il se chargera d'une partie des frais de la publication. Il n'aura de repos que lorsqu'il aura été publié et vilipendé,--car il a une haute opinion de lui-même,--et je ne vois pas d'autre ressource que de ne le laisser vilipender que le moins possible, car je crois qu'il en peut mourir. Écrivez donc à Jeffrey pour le prier ne pas parler de lui dans sa Revue; je ferai demander la même faveur à Gifford par Murray. Peut-être on pourrait parler du commentaire sans mentionner le texte; mais je doute que les chiens...--car le texte est trop tentant.

»J'ai à vous remercier encore, comme je crois l'avoir déjà fait, pour votre opinion sur Caïn. ........................

»Je vous adresse cette lettre à Paris, suivant votre désir. Répondez bientôt, et croyez-moi toujours, etc.

»P. S. Ce que je vous ai écrit sur l'abattement de mes esprits est vrai. À présent, grâce au climat, etc. (je puis me promener dans mon jardin et cueillir mes oranges, et, par parenthèse, j'ai gagné la diarrhée pour m'être trop livré à ce luxe méridional de la propriété), mes esprits sont beaucoup mieux. Vous semblez penser que je n'aurais pu composer la Vision, etc., si mes esprits eussent été abattus;--mais je crois que vous vous trompez. La poésie, dans l'homme, est une faculté ou ame distincte, et n'a pas plus de rapport avec l'individu de tous les jours, que l'inspiration avec la pythonisse une fois éloignée de son trépied.»

La correspondance que je vais maintenant insérer ici, quoique publiée depuis long-tems par celui164 qui l'eut avec Lord Byron, sera, je n'en doute pas, relue avec plaisir, même par ceux qui sont déjà instruits de toutes les circonstances, vu que, parmi les étranges et intéressans événemens dont ces pages abondent, il n'y en a peut-être aucun aussi touchant et aussi singulier que celui auquel les lettres suivantes ont trait.

Note 164: (retour) Voir les Pensées sur la dévotion privée, par M. Sheppard. (Note de Moore.)

A LORD BYRON.

From Somerset, 21 novembre 1821.



Milord,

«Il y a plus de deux ans, une femme aimable et aimée m'a été enlevée par une maladie de langueur après une très-courte union. Elle avait une douceur et un courage invariables, et une piété toute intérieure, qui se révélait rarement par des paroles, mais dont l'active influence produisait une bonté uniforme. À sa dernière heure, après un regard d'adieu sur un nouveau-né, notre unique enfant, pour qui elle avait témoigné une affection inexprimable, les derniers mots qu'elle murmura furent: «Dieu est le bonheur! Dieu est le bonheur!» Depuis le second anniversaire de sa mort, j'ai lu quelques papiers qui, pendant sa vie, n'avaient été vus de personne, et qui contiennent ses plus secrètes pensées. J'ai cru devoir communiquer à votre seigneurie un morceau qui sans doute est relatif à vous, vu que j'ai plus d'une fois entendu ma femme parler de votre agilité à gravir les rochers à Hastings.

«Ô mon Dieu! je me sens encouragé par l'assurance de ta parole à te prier en faveur d'un être pour qui j'ai pris dernièrement un grand intérêt. Puisse la personne dont je parle (et qui est maintenant, nous le craignons, aussi célèbre par son mépris pour toi que par les talens transcendans dont tu l'as douée) être réveillée par le sentiment de son danger, et amenée à chercher dans un convenable sentiment de religion cette paix de l'ame qu'elle n'a pu trouver dans les jouissances de ce monde! Fais-lui la grâce que l'exemple de sa future conduite produise plus de bien que sa vie passée et ses écrits n'ont produit de mal; et puisse le soleil de la justice, qui, nous l'espérons, luira un jour à venir pour lui, briller en proportion des ténèbres que le péché a rassemblées autour de lui, et le baume que répand ta lumière avoir une efficacité et une bienfaisance proportionnées à la vivacité de cette agonie, légitime punition de tant de vices! Laisse-moi espérer que la sincérité de mes efforts pour parvenir à la sainteté, et mon amour pour le grand auteur de la religion, rendront cette prière plus efficace, comme toutes celles que je fais pour le salut des hommes.--Soutiens-moi dans le chemin du devoir;--mais ne me laisse jamais oublier que, quoique nous puissions nous animer nous-mêmes dans nos efforts par toutes sortes de motifs innocens, ces motifs ne sont que de faibles ruisseaux qui peuvent bien accroître le courant, mais qui, privés de la grande source du bien (c'est-à-dire d'une profonde conviction du péché originel, et d'une ferme croyance dans l'efficacité de la mort du Christ pour le salut de ceux qui ont foi en lui, et désirent réellement le servir), tariraient bientôt, et nous laisseraient dénués de toute vertu comme auparavant.»

31 juillet 1814, HASTINGS.»



»Il n'y a, milord, dans cet extrait, rien qui puisse, dans un sens littéraire, vous intéresser; mais il vous paraîtra peut-être à propos de remarquer quel intérêt profond et étendu pour le bonheur d'autrui la foi chrétienne peut éveiller au milieu de la jeunesse et de la prospérité. Il n'y a rien là de poétique ni d'éclatant, comme dans les vers de M. de Lamartine, mais c'est là qu'est le sublime, milord; car cette intercession était offerte, en votre faveur, à la source suprême du bonheur. Elle partait d'une foi plus sûre que celle du poète français, et d'une charité qui, combinée à la foi, se montrait inaltérable au milieu des langueurs et des souffrances d'une prochaine dissolution. J'espère qu'une prière qui, j'en suis sûr, était profondément sincère, ne sera peut-être pas à jamais inefficace.

»Je n'ajouterais rien, milord, à la renommée dont votre génie vous a environné, en exprimant, moi, individu inconnu et obscur, mon admiration pour vos oeuvres. Je préfère être mis au nombre de ceux qui souhaitent et prient que «la sagesse d'en haut» la paix et la joie entrent dans une ame telle que la vôtre.»
John SHEPPARD.



Quelque romanesque que puisse paraître aux esprits froids et mondains la piété de cette jeune personne, il serait à désirer que le sentiment vraiment chrétien qui lui dicta sa prière, fût plus commun parmi tous ceux qui professent la même croyance; et que ces indices d'une nature meilleure, si visibles même à travers les nuages du caractère de Byron, après avoir ainsi engagé cette jeune femme innocente à prier pour lui quand il vivait, pussent inspirer aux autres plus de charité envers sa mémoire, aujourd'hui qu'il est mort.

Lord Byron fit à cette touchante communication, la réponse suivante:


LETTRE CCCCLXIX.

A M. SHEPPARD.

Pise, 8 décembre 1821.



«Monsieur,

»J'ai reçu votre lettre. Je n'ai pas besoin de vous dire que l'extrait qu'elle contient m'a touché, parce qu'il m'aurait fallu manquer de toute sensibilité pour le lire avec indifférence. Quoique je ne sois pas entièrement sûr qu'il ait été écrit à mon intention, cependant la date, le lieu, avec d'autres circonstances que vous mentionnez, rendent l'allusion probable. Mais quelle que soit la personne pour qui il ait été écrit, toujours est-il que je l'ai lu avec tout le plaisir qui peut naître d'un si triste sujet. Je dis plaisir,--parce que votre brève et simple peinture de la vie et de la conduite de l'excellente personne que vous devez sans doute retrouver un jour, ne peut être contemplée sans l'admiration due à tant de vertus, et à cette piété pure et modeste. Les derniers momens de votre femme furent surtout frappans: et je ne sache pas que, dans le cours de mes lectures sur l'histoire du genre humain, et encore moins dans celui de mes observations sur la portion existante, j'aie rencontré rien de si sublime, joint à si peu d'ostentation. Incontestablement, ceux qui croient fermement en l'Évangile, ont un grand avantage sur tous les autres,--par cette seule raison que, si ce livre est vrai, ils auront leur récompense après leur mort; et que s'il n'y a pas d'autre vie, ils ne peuvent qu'être plongés avec l'incrédule dans un éternel sommeil, après avoir eu durant leur vie l'assistance d'une espérance exaltée, sans désappointement subséquent, puisque (à prendre le pire) «rien ne peut naître de rien,» pas même le chagrin. Mais la croyance d'un homme ne dépend pas de lui. Qui peut dire: «Je crois ceci, cela, ou autre chose?» et surtout, ce qu'il peut le moins comprendre. J'ai toutefois observé que ceux qui ont commencé leur vie avec une foi extrême, l'ont à la fin grandement restreinte, comme Chillingworth, Clarke (qui finit par être arien), Bayle, Gibbon (d'abord catholique), et quelques autres; tandis que, d'autre part, rien n'est plus commun que de voir le jeune sceptique finir par une croyance ferme, comme Maupertuis et Henry Kirke White.

»Mais mon objet est d'accuser la réception de votre lettre, non de faire une dissertation. Je vous suis fort obligé pour vos bons souhaits, et je vous le suis infiniment pour l'extrait des papiers de cette créature chérie dont vous avez si bien décrit les qualités en peu de mots. Je vous assure que toute la gloire qui inspira jamais à un homme l'idée illusoire de sa haute importance, ne contrebalancerait jamais dans mon esprit le pur et pieux intérêt qu'un être vertueux peut prendre à mon salut. Sous ce point de vue, je n'échangerais pas l'intercession de votre épouse en ma faveur contre les gloires réunies d'Homère, de César et de Napoléon, pussent-elles toutes s'accumuler sur une tête vivante. Faites-moi au moins la justice de croire que,

Video meliora proboque165.

quoique le «Deteriora sequor» puisse avoir été appliqué à ma conduite.

Note 165: (retour) Ovid. Métamorph. Disc. de Médée.

Video meliora proboque

Deteriora sequor.

«Je vois et j'approuve le parti du devoir; je suis le parti contraire.»
Note du Trad.)

»J'ai l'honneur d'être votre reconnaissant et obéissant serviteur,
BYRON.


»P. S. Je ne sais pas si je m'adresse à un ecclésiastique; mais je présume que vous ne serez pas offensé par la méprise (si c'en est une) de l'adresse de cette lettre. Quelqu'un qui a si bien expliqué et si profondément senti les doctrines de la religion, excusera l'erreur qui me l'a fait prendre pour un de ses ministres.»


LETTRE CCCCLXX.

A M. MURRAY.

Pise, 4 décembre 1821.



»Je vois dans les journaux anglais,--dans le Messenger de votre saint allié Galignani,--que «les deux plus grands exemples de la vanité humaine dans le présent siècle» sont, premièrement «l'ex-empereur Napoléon,» et secondement «sa seigneurie, etc., le noble poète,» c'est-à-dire, votre humble serviteur, moi, pauvre diable innocent.»

»Pauvre Napoléon! il ne songeait guères à quelles viles comparaisons le tour de la roue du destin le réduirait!

»Je suis établi ici dans un fameux et vieux palais féodal, sur l'Arno, assez grand pour une garnison, avec des cachots dans le bas et des cellules dans les murs, et si plein d'esprits, que le savant Fletcher, mon valet, m'a demandé la permission de changer de chambre, et puis a refusé d'occuper sa nouvelle chambre, parce qu'il y avait encore plus d'esprits que dans l'autre. Il est vrai qu'on entend les bruits les plus extraordinaires (comme dans tous les vieux bâtimens), ce qui a épouvanté mes domestiques, au point de m'incommoder extrêmement. Il y a une place évidemment destinée à murer les gens, car il n'y a qu'un seul passage pratiqué dans le mur, et fait pour être remuré sur le prisonnier. La maison appartenait à la famille des Lanfranchi (mentionnés par Ugolin dans son rêve comme ses persécuteurs avec les Sismondi), et elle a eu dans son tems un ou deux maîtres farouches. L'escalier, etc., dit-on, a été bâti par Michel-Ange. Il ne fait pas encore assez froid pour avoir du feu. Quel climat!

»Je n'ai encore rien vu ni même entendu de ces spectres (que l'on dit avoir été les derniers occupans du palais); mais toutes les autres oreilles ont été régalées de toutes sortes de sons surnaturels. La première nuit j'ai cru entendre un bruit bizarre, mais il ne s'est pas reproduit. Je ne suis là que depuis un mois.

»Tout à vous, etc.»


LETTRE CCCCLXXI.

A M. MURRAY.

Pise, 10 décembre 1821.



«Aujourd'hui, à cette heure même (à une heure), ma fille a six ans. Je ne sais quand je la reverrai, ou si même je dois la revoir jamais.

»J'ai remarqué une curieuse coïncidence, qui a presque l'air d'une fatalité.

»Ma mère, ma femme, ma fille, ma soeur consanguine, la mère de ma soeur, ma fille naturelle et moi, nous sommes tous enfans uniques.

»N'est-ce pas chose bizarre,--qu'une telle complication d'enfans uniques? À propos, envoyez-moi la miniature de ma fille Ada. Je n'ai que la gravure, qui ne donne que peu ou point d'idée de son teint.

»Tout à vous, etc.»


LETTRE CCCCLXXII.

A M. MOORE.

Pise, 12 décembre 1821.



«Ce que vous dites sur les deux biographies de Galignani est fort amusant; et si je n'étais paresseux, je ferais certainement ce que vous désirez. Mais je doute à présent de mon fonds de gaîté,--assez pour ne pas laisser le chat sortir du sac166. Je désire que vous entrepreniez la chose. Je vous pardonne et vous accorde indulgence (comme un pape), par avance, pour toutes les plaisanteries qui maintiendront ces sots dans leur chère croyance qu'un homme est un loup-garou.

Note 166: (retour) M. Galignani ayant exprimé le désir d'avoir une petite biographie de Lord Byron, pour la placer à la tête de ses oeuvres, j'avais dit par plaisanterie, dans une lettre précédente à mon noble ami, que ce serait une bonne satire de la disposition du monde à le peindre comme un monstre, que d'écrire lui-même pour le public, tant anglais que français, une sorte de biographie héroï-comique, où il raconterait, avec un assaisonnement d'horreurs et de merveilles, tout ce qu'on avait déjà publié ou cru sur son compte, et laisserait même l'histoire de Goëthe sur le double meurtre de Florence. (Note de Moore.)

»Je crois vous avoir dit que l'histoire du Giaour avait quelque fondement dans les faits; ou si je ne vous l'ai pas dit, vous le verrez un jour dans une lettre que lord Sligo m'a écrite après la publication du poème.............................................

»Le dénoûment dont vous parlez pour le pauvre ***, a été sur le point d'avoir lieu hier. Allant à cheval assez vite derrière M. Medwin et moi, en tournant l'angle d'un défilé entre Pise et les montagnes, il s'est jeté par terre,--et s'est fait une assez forte contusion; mais il n'est pas en danger. Il a été saigné, et garde la chambre. Comme je le précédais de quelques centaines d'yards167, je n'ai pas vu l'accident; mais mon domestique, qui était derrière, l'a vu, et il dit que le cheval n'a pas bronché,--excuse ordinaire des écuyers démontés. Comme *** se pique d'être bon écuyer, et que son cheval est réellement une assez bonne bête, je désire entendre l'aventure de sa propre bouche,--attendu que je n'ai encore rencontré personne qui réclamât une chute comme chose de son fait.................

»À toujours et de coeur, etc.»

»P. S.13 décembre.

«Je vous envoie ci-joint des vers que j'ai composés il y a quelque tems; vous en ferez ce qu'il vous plaira, vu qu'ils sont fort innocens168. Seulement, si vous les faites copier, imprimer ou publier, je désire qu'ils soient plus correctement reproduits qu'on n'a coutume de le faire quand, «des riens deviennent des monstruosités» comme dit Coriolan.

Note 167: (retour) L'yard vaut trois pieds. (Note du Trad.)
Note 168: (retour) Voici ces vers:

Oh! ne me parlez pas d'un grand nom dans l'histoire,

Les jours de notre jeunesse sont les jours de notre gloire.

Le myrte et le lierre du doux âge de vingt-deux ans

Valent tous vos lauriers, quelle qu'en soit l'abondance.


Que sont les guirlandes et les couronnes pour le front ridé?

Des fleurs mortes, mouillées de la rosée d'avril.

Arrière donc de la tête blanchie tous ces honneurs!

Que m'importent ces tresses qui ne donnent que la gloire?


Ô Renommée! Si jamais je m'enivrai de tes louanges,

Ce fut moins pour le plaisir de tes phrases sonores,

Que pour voir les yeux brillans d'une femme chérie révéler

Qu'elle ne me jugeait point indigne de l'aimer.


C'est là surtout que je te cherchai, c'est là seulement que je te trouvai.

Le regard féminin fut le plus doux des rayons qui t'environnaient;

Quand il brilla sur quelque éclatante partie de mon histoire,

Alors je connus l'amour, et je sentis la gloire.

»Il faut réellement que vous fassiez publier ***: il n'aura pas de repos jusque-là. Il vient d'aller avec la tête cassée à Lucques, suivant mon désir, pour essayer de sauver un homme du supplice du feu. L'Espagnole, dont la jupe règne sur Lucques, avait condamné un pauvre diable au bûcher, pour vol d'une boîte de pains à chanter169 dans une église. Shelley et moi, nous nous sommes armés contre cet acte de piété, et nous avons troublé tout le monde pour faire commuer la peine. *** est allé voir ce qu'on peut faire.»
B.


Note 169: (retour) Wafer-box, boîte de pains à cacheter, à chanter messe, c'est ce que les ames dévotes appellent un ciboire. (Note du Trad.)

LETTRE CCCCLXXIV170.

A M. MOORE.

»Je vous envoie les deux notes qui vous apprendront l'histoire de l'auto-da-fé dont je parle. Shelley, en parlant de son cousin le serpent, fait allusion à une plaisanterie de mon invention. Le Méphistophélès de Goëthe nomme le serpent qui tenta Ève, «la célèbre couleuvre ma tante,» et je prétends sans cesse que Shelley n'est rien moins qu'un des neveux de cette bête fameuse, marchant sur le bout de la queue.»
................................................... .........................................................................

Note 170: (retour) La lettre 473e a été supprimée; c'est une contre note adressée à Shelley, pour des démarches à faire pour empêcher l'auto-da-fé.

À LORD BYRON.

Mardi, 2 heures.



«Mon cher Lord,

»Quoique fermement convaincu que l'histoire est entièrement feinte, ou exagérée au point de devenir une fiction; cependant, afin d'être à même de mettre la vérité hors de doute, et de calmer complètement votre inquiétude, j'ai pris la résolution d'aller en personne à Lucques ce matin. Si la nouvelle est moins fausse que je ne crois, je ne manquerai pas de recourir à tous les moyens de succès que j'imaginerai. Soyez-en assuré.

»De votre seigneurie,

»Le très-sincère.»

»P. S. Pour empêcher le bavardage, j'aime mieux aller moi-même à Lucques, que d'y envoyer mon domestique avec une lettre. Il vaut mieux que vous ne parliez de mon excursion à personne (excepté à Shelley). La personne que je vais visiter mérite toute confiance sous le double rapport de l'autorité et de la vérité.»

A LORD BYRON.

Jeudi matin.



«Mon cher Lord Byron,

»J'apprends ce matin que le projet, que certainement on avait eu en vue, de brûler mon cousin le serpent, a été abandonné, et que le susdit a été condamné aux galères............................. .........................
............................

»Tout à vous à jamais et sincèrement.»
P.-B. SHELLEY.



LETTRE CCCCLXXV.

A SIR WALTER-SCOTT, BARONNET.

Pise, 12 janvier 1822.



»Mon cher sir Walter,

»Je n'ai pas besoin de dire combien je suis reconnaissant de votre lettre, mais je dois avouer mon ingratitude pour être resté si long-tems sans vous répondre. Depuis que j'ai quitté l'Angleterre, j'ai griffonné des lettres d'affaires, etc., pour cinq cents benêts, sans difficulté, quoique sans grand plaisir; et cependant, quoique l'idée de vous écrire m'ait cent fois passé par la tête, et ne soit jamais sortie de mon coeur, je n'ai pas fait ce que j'aurais dû faire. Je ne puis me rendre compte de cela que par le même sentiment de timide anxiété, avec lequel nous faisons quelquefois la cour à une belle femme de notre rang, dont nous sommes vivement amoureux, tandis que nous attaquons une fraîche et grasse chambrière (je parle, sans contredit, de notre jeune tems) sans aucun remords ou adoucissement sentimental de notre vertueux dessein.

»Je vous dois beaucoup plus que la reconnaissance ordinaire des bons offices littéraires et d'une mutuelle amitié, car vous vîntes de vous-même en 1817 me rendre service, quand il fallait non-seulement de la bienveillance, mais du courage pour agir ainsi; une telle expression de vos opinions sur mon compte eût en tout tems flatté mon orgueil, mais à cette époque où «tout le monde et ma femme» comme dit le proverbe, s'efforçaient de m'accabler, cela me rehausse encore davantage dans ma propre estime;--je parle de l'article de la Quarterly sur le troisième chant de Childe-Harold, dont Murray m'a dit que vous étiez l'auteur,--et, certes, je l'aurais su sans cette information, car il n'y avait pas deux hommes qui eussent alors pu ou voulu faire cet article. Si c'eût été un morceau de critique ordinaire, quelque éloquent et louangeur qu'il fût, j'en aurais, sans contredit, ressenti beaucoup de plaisir et de gratitude, mais non jusqu'au même degré où la bonté extraordinaire d'un procédé pareil au vôtre doit porter tout esprit capable de tels sentimens. Le témoignage de ma reconnaissance, tout tardif qu'il est, montrera du moins par-là que je n'ai pas oublié le service; et je puis vous assurer que le sentiment de cette obligation s'est accru dans mon coeur en intérêts composés durant le délai. Je n'ajouterai qu'un mot sur ce sujet; c'est que vous, Jeffrey, et Leigh Hunt, furent les seuls hommes de lettres, parmi tous ceux que je connais (et dont quelques-uns avaient été obligés par moi), qui osassent alors hasarder même un mot anonyme en ma faveur; et que, de ces trois hommes, je n'avais jamais vu l'un,--vu l'autre beaucoup moins que je ne le désirais,--et que le troisième n'avait à mon égard aucune espèce d'obligation, tandis que les deux premiers avaient été attaqués par moi précédemment, l'un, à la vérité, par suite d'une sorte de provocation, mais l'autre de gaîté de coeur. Ainsi, vous voyez que vous avez amassé «des charbons ardens, etc.», suivant la vraie maxime de l'Évangile, et je vous assure qu'ils m'ont brûlé jusqu'au coeur.

»Je suis charmé que vous acceptiez la dédicace. Je voulais d'abord vous dédier les «Foscarini»; mais premièrement, j'ai appris que Caïn était jugé le moins mauvais des deux drames comme composition; et, secondement, j'ai traité Southey comme un filou dans une note des Foscarini, et j'ai songé qu'il est un de vos amis (sans être le mien, néanmoins), et qu'il ne serait pas convenable de dédier à quelqu'un un ouvrage contenant de tels outrages contre son ami. Toutefois, je travaillerai bientôt le poète-lauréat. J'aime les querelles, et les ai toujours aimées depuis mon enfance; et c'est, il faut le dire, l'inclination que j'ai trouvé, la plus facile à satisfaire, soit en personne, soit en poésie. Vous désavouez «la jalousie», mais je vous demanderai comme Boswell à Johnson: «De qui pourriez-vous être jaloux?» d'aucun auteur vivant, sans contredit; et (en prenant en considération les tems passés et présens) de quel auteur mort? Je ne veux pas vous importuner sur le compte des romans écossais (comme on les appelle, quoique deux d'entre eux soient complètement anglais, et les autres à moitié), mais rien ne peut ni n'a pu me persuader, dix minutes après avoir joui de votre société, que vous n'êtes pas l'auteur. Ces romans ont pour moi tant de l'Auld lang syne (j'ai été élevé en franc Écossais jusqu'à dix ans), que je ne puis me passer d'eux; et quand je partis l'autre jour de Ravenne pour Pise, et que j'envoyai ma bibliothèque en avant, ce furent les seuls livres que je gardai près de moi, quoique je les susse déjà par coeur.»

27 janvier 1822.



»J'ai différé de clore ma lettre jusqu'à présent, dans l'espoir que je recevrais le Pirate, qui est en mer pour m'arriver, mais qui n'est pas encore en vue. J'apprends que votre fille est mariée, et je suppose qu'à présent vous êtes à moitié grand-père,--jeune grand-père, par parenthèse. J'ai entendu faire de grands éloges de la personne et de l'esprit de Mrs. Lockhart, et l'on m'a dit beaucoup de bien de son mari. Puissiez-vous vivre assez pour voir autant de nouveaux Scott qu'il y a de Nouvelles de Scott171! C'est la mauvaise pointe, mais le sincère désir de,

»Votre affectionné, etc.»

»P. S. Pourquoi ne faites-vous pas un tour en Italie? vous y seriez aussi connu et aussi bienvenu, que dans les montagnes d'Écosse parmi vos compatriotes. Quant aux Anglais, vous seriez avec eux comme à Londres; et je n'ai pas besoin d'ajouter que je serais charmé de vous revoir, ce que je suis loin de pouvoir jamais dire pour l'Angleterre ni pour rien de ce qu'elle renferme, à quelques exceptions «de parentage et d'alliés.» Mais «mon coeur brûle pour le tartan» ou toute autre chose d'Écosse, qui me rappelle Aberdeen et d'autres pays plus voisins des montagnes que cette ville, vers Indercauld et Braemar, où l'on m'envoya prendre du lait de chèvre en 1795-6, sans quoi j'étais menacé de dépérir après la fièvre scarlatine. Mais je bavarde comme une commère; ainsi, bonne nuit, et les dieux soient avec vos rêves!

»Présentez, je vous prie, mes respects à lady Scott, qui se souviendra peut-être de m'avoir vu en 1815...............................................

Note 171: (retour) To see as many novel Scotts as there are Scott's novels. Le jeu de mots est plus sensible dans le texte. Novel veut dire nouveau, et roman, nouvelle. (Note du Trad.)

LETTRE CCCCLXXVI.

A M. KINNAIRD.

Pise, 6 février 1822.



«Tentez de repasser le défilé de l'abîme», jusqu'à ce que nous trouvions un éditeur pour la Vision; et si l'on n'en trouve pas, imprimez cinquante exemplaires à mes frais, distribuez-les parmi mes connaissances, et vous verrez bientôt que les libraires publieront l'ouvrage même malgré notre opposition. La crainte à présent est naturelle; mais je ne vois pas que je doive céder pour cela. Je ne connais rien de la Remontrance de Rivington: mais je présume que le sermonnaire a besoin d'un bénéfice. J'ai déjà entendu parler d'un prêche à Kentish-Town contre Caïn. Le même cri fut poussé contre Priestley, Hume, Gibbon, Voltaire, et tous les hommes qui osèrent mettre les dîmes en question.

»J'ai reçu la prétendue réplique de Southey, de laquelle, à ma grande surprise, vous ne parlez pas du tout. Ce qui reste à faire, c'est de l'appeler sur le terrain. Mais viendra-t-il? voilà la question. Car,--s'il ne venait pas,--toute l'affaire paraîtrait ridicule, si je faisais un voyage long et dispendieux pour rien.

»Vous êtes mon second, et, comme tel, je désire vous consulter.

»Je m'adresse à vous, comme à un homme versé dans le duel ou monomachie. Sans doute, je viendrai en Angleterre le plus secrètement possible, et partirai (en supposant que je sois le survivant) de la même façon; car je ne retournerai dans ce pays que pour régler les différends accumulés durant mon absence.

»Par le dernier courrier je vous ai fait passer une lettre sur l'affaire Rochdale, d'où il résulte une perspective d'argent. Mon agent dit deux mille livres sterling; mais supposé que ce ne fût que mille, ou même que cent, toujours est-il que c'est de l'argent; et j'ai assez vécu pour avoir un excessif respect pour la plus petite monnaie du royaume, ou pour la moindre somme qui, bien que je n'en aie pas besoin moi-même, peut être utile à d'autres qui en ont plus besoin que moi.

»On dit que «savoir est pouvoir,»--je le croyais aussi; mais je sais maintenant qu'on a voulu dire l'argent; et quand Socrate déclarait que tout ce qu'il savait, était «qu'il ne savait rien», il voulait simplement déclarer qu'il n'avait pas une drachme dans le monde athénien................... .................................................

»Je ne puis me reprocher de grandes dépenses, mon seul extra (et c'est plus que je n'ai dépensé pour moi) étant un prêt de deux cent cinquante livres sterling à--, et un ameublement de cinquante livres, que j'ai acheté pour lui, et une barque que je fais construire pour moi à Gênes, laquelle coûtera environ cent livres.

»Mais revenons. Je suis déterminé à me procurer tout l'argent que je pourrai, soit par mes rentes, soit par succession, soit par procès, soit par mes manuscrits ou par tout autre moyen légitime.

»Je paierai (quoique avec la plus sincère répugnance) le reste de mes créanciers et tous les hommes de loi, suivant les conditions réglées par des arbitres.

»Je vous recommande la lettre de M. Hanson, sur le droit de péage de Rochdale.

»Surtout, je recommande mes intérêts à votre honorable grandeur.

»Songez aussi que j'attends de l'argent pour les différens manuscrits: Bref, «rem quocunque modo, rem!»--La noble passion de la cupidité s'accroît en nous avec nos années.

»Tout à vous à jamais, etc.»


LETTRE CCCCLXXVII.

A M. MURRAY.

Pise, 8 février 1822.



«On devait s'attendre à des attaques contre moi, mais j'en vois une contre vous dans les journaux, à laquelle, je l'avouerai, je ne m'attendais pas. Je suis fort embarrassé de concevoir pourquoi ou comment vous pouvez être considéré comme responsable de ce que vous publiez.

»Si Caïn est blasphématoire, le Paradis perdu l'est aussi; et les paroles mêmes de l'Oxonien172, «Mal, sois mon bien,» sont de ce poème épique, et de la bouche de Satan. Ai-je donc mis rien de plus fort dans celle de Lucifer, dans mon mystère? Caïn n'est qu'un drame, et non pas une dissertation. Si Lucifer et Caïn parlent comme le premier meurtrier et le premier ange rebelle sont naturellement censés avoir parlé, certes tous les autres personnages parlent aussi conformément à leurs caractères,--et les plus violentes passions ont toujours été permises au drame.

Note 172: (retour) Gentleman d'Oxford. (Note du Trad.)

»J'ai même évité d'introduire la divinité comme dans l'Écriture,--et comme Milton l'a fait--(ce qui ne me semble pas sage, ni dans l'un ni dans l'autre cas); mais j'ai préféré faire dépêcher par Dieu à sa place un de ses anges vers Caïn, afin de ne blesser aucun sentiment sur ce point, en restant au-dessous de ce que les hommes non inspirés ne peuvent jamais atteindre,--c'est-à-dire au-dessous d'une expression adéquate de l'effet de la présence de Jéhovah. Les vieux Mystères introduisaient Dieu assez libéralement, mais je l'ai évité dans le nouveau.

»La querelle que l'on vous fait, parce qu'on pense qu'on ne réussirait pas avec moi, me semble la tentative la plus atroce qui jamais ait déshonoré les siècles. Hé quoi! lorsqu'on a laissé en repos durant soixante-dix ans les éditeurs de Gibbon, Hume, Priestley et Drummond, devez-vous être particulièrement distingué pour un ouvrage d'imagination, non d'histoire ou de controverse? Il faut qu'il y ait quelque chose de caché au fond de cette querelle,--quelqu'un de vos ennemis personnels: autrement c'est incroyable.

»Je ne puis que dire:

Me, me, en, adsum qui feci173

et que, par conséquent, toutes attaques dirigées contre vous soient tournées contre moi, qui veux et dois les supporter toutes;--que si vous avez perdu de l'argent par suite de la publication, je vous rembourserai tout ou partie du prix du manuscrit;--que vous m'obligerez de déclarer que vous et M. Gifford m'avez tous deux adressé des remontrances contre la publication, ainsi que M. Hobhouse;--que moi seul l'ai voulue, et que je suis le seul qui, légalement ou autrement, doive porter la peine. Si l'on poursuit, je reviendrai en Angleterre; c'est-à-dire, si en payant de ma personne, je puis sauver la vôtre. Faites-le moi savoir. Vous ne souffrirez pas pour moi, si je puis l'empêcher. Faites de cette lettre tel emploi qu'il vous plaira.

Note 173: (retour) Byron cite mal; en est de trop. Voici le vers de Virgile:

Me, me; adsum qui feci; in me convertite ferrum. (Note du Trad.)

«Tout à vous à jamais, etc.

»P. S. Je vous écris touchant ce tumulte de mauvaises passions et d'absurdités, par une lune d'été (car ici notre hiver est plus brillant que vos jours de canicule), dont la lumière éclaire le cours de l'Arno, avec les édifices qui le bordent et les ponts qui le croisent.--Quel calme et quelle tranquillité! Quels riens nous sommes devant la moindre de ces étoiles.»


LETTRE CCCCLXXVIII.

A M. MOORE.

Pise, 19 février 1822.



«Je suis un peu surpris de ne pas avoir eu de réponse à ma lettre et à mes paquets. Lady Noel est morte, et il n'est pas impossible que je sois obligé d'aller en Angleterre pour régler le partage de la propriété de Wentworth, et quelle portion lady Byron doit en avoir; ce qui n'a point été décidé par l'acte de séparation. Mais j'espère le contraire, si l'on peut tout arranger sans moi,--et j'ai écrit à sir Francis Burdett d'être mon arbitre, vu qu'il connaît la propriété.

»Continuez de m'adresser vos lettres ici, vu que je n'irai pas en Angleterre si je puis m'en dispenser,--du moins pour cette raison. Mais j'irai peut-être pour une autre; car j'ai écrit à Douglas Kinnaird d'envoyer de ma part un cartel à M. Southey, pour une rencontre soit en Angleterre, soit en France (où nous serions moins exposés à être interrompus). Il y a environ une quinzaine de jours, et je n'ai pas encore eu le tems d'avoir de réponse. Toutefois, vous recevrez un avis; adressez donc toujours vos lettres à Pise.

»Mes agens et hommes d'affaires m'ont écrit de prendre le nom directement; ainsi, je suis votre très-affectionné et sincère ami,
NOEL BYRON.


»P. S. Je n'ai point reçu de nouvelles d'Angleterre, hormis pour affaires; et je sais seulement, d'après le fidèle ex et -tracteur174 Galignani, que le clergé se soulève contre Caïn. Il y a, si je ne me trompe, un bon bénéfice dans le domaine de Wentworth; et je montrerai quel bon chrétien je suis, en protégeant et nommant le plus pieux de l'ordre ecclésiastique, si l'occasion s'en présente.

»Murray et moi sommes peu en correspondance, et je ne connais rien à présent de la littérature. Je n'ai écrit dernièrement que pour affaires. Que faites-vous maintenant? Soyez assuré que la coalition que vous craignez n'existe pas.»

Note 174: (retour) Ex and de-tractor. Pour conserver le jeu de mots, nous avons supposé français le mot extracteur. (Note de Trad.)

LETTRE CCCCLXXIX.

A M. MOORE.

Pise, 20 février 1822.



«.............................................. ..........................................................................

»J'ai choisi sir Francis Burdett pour mon arbitre dans la question de savoir quelle part il revient à lady Byron sur les domaines de lady Noel, estimés à sept mille livres sterling de revenus annuels, toujours parfaitement payés, ce qui est rare dans ce tems-ci. C'est parce que ces propriétés consistent principalement en terres de pâturage, moins atteintes par les bills sur les grains que les terres de labour.

«Croyez-moi pour toujours votre très-affectionné,
NOEL BYRON.


»Je ne sache point qu'il y ait rien dans Caïn contre l'immortalité de l'ame. Je ne professe point de telles opinions;--mais, dans un drame, j'ai dû faire parler le premier assassin et le premier ange rebelle conformément à leurs caractères. Toutefois, les curés prêchent tous contre le drame, de Kentish-Town et d'Oxford jusqu'à Pise:--ces gueux de prêtres! ils font plus de mal à la religion que tous les infidèles qui aient jamais oublié leur catéchisme.

»Je n'ai pas vu l'annonce de la mort de lady Noel dans Galignani.--Pourquoi cela?»


LETTRE CCCCLXXXI175.

Note 175: (retour) La lettre 480e a été supprimée.

A M. MOORE.

Pise, Ier mars 1822.



«Comme je n'ai pas encore de nouvelles de mon Werner, etc., paquet que je vous envoyai le 29 janvier, je continue à vous importuner (pour la cinquième fois, je pense) pour savoir s'il n'a pas été égaré en route. Comme il était très-bien mis au net, ce serait une vexation s'il était perdu. Je l'avais assuré au bureau de poste pour qu'on en prît plus de soin, et qu'on vous l'adressât sans faute à Paris.

»Je vois dans l'impartial Galignani un extrait du Blackwood's Magazine, où l'on dit que certaines gens ont découvert que ni vous ni moi n'étions poètes. Relativement à l'un de nous, je sais que ce passage nord-ouest à mon pôle magnétique a été depuis long-tems découvert par quelques sages, et je leur laisse la pleine jouissance de leur pénétration. Je pense de ma poésie ce que Gibbon dit de son histoire «que peut-être dans cent ans d'ici on continuera encore à en médire.» Toutefois, je suis loin de prétendre m'égaler ou me comparer à cet illustre homme de lettres.

»Mais, relativement à vous, je pensais que vous aviez toujours été reconnu poète par la stupidité comme par l'envie,--mauvais poète, sans contredit,--immoral, fleuri, asiatique, et diaboliquement populaire, mais enfin poète nemine contradicente. Cette découverte a donc pour moi tout le charme de la nouveauté, tout en me consolant (suivant La Rochefoucauld) de me trouver dépoétisé en si bonne compagnie. Je suis content «de me tromper avec Platon», et je vous assure très-sincèrement que j'aimerais mieux n'être pas tenu pour poète avec vous, que de partager les couronnes des lakistes (non encore couronnés, toutefois)........ ..................................................

»Quant à Southey, sa réponse à mon cartel n'est pas encore arrivée. Je lui envoyai le message, avec une courte note, par l'intermédiaire de Douglas Kinnaird, et la réponse de celui-ci n'est pas encore parvenue. Si Southey accepte, j'irai en Angleterre; mais, dans le cas contraire, je ne pense pas que la succession de lady Noel m'y amène, vu que les arbitres peuvent arranger les affaires en mon absence, et qu'il ne semble s'élever aucune difficulté. L'autorisation du nouveau nom et des nouvelles armes sera obtenue par la pétition qu'on adresse à la couronne dans les cas semblables, puis me sera envoyée......»

La lettre précédente était incluse dans celle qui suit.


LETTRE CCCCLXXXII.

A M. MOORE.

Pise, 4 mars 1822.



«Depuis que je vous ai écrit la lettre ci-incluse, j'ai attendu un autre courrier, et maintenant j'ai votre lettre qui m'accuse l'arrivée du paquet.

»Les ouvrages inédits qui sont dans vos mains, dans celle de Douglas Kinnaird et de M. John Murray, sont: le Ciel et la Terre, sorte de drame lyrique sur le déluge;--Werner, à présent entre vos mains;--une traduction du premier chant du Morgante Maggiore;--une autre d'un épisode de Dante;--des stances au Pô, du Ier juin 1819;--les Imitations d'Horace, composées en 1811, mais dont il faudrait maintenant omettre une grande partie;--plusieurs pièces en prose, qu'on fera tout aussi bien de laisser inédites;--la Vision, etc., de Quevedo Redivivus, en vers................................

»Je suis fâché que vous trouviez Werner à peu près propre au Théâtre; ce qui, avec mes idées actuelles, est loin d'être mon but. Quant à la publication de toutes ces pièces, je vous ai déjà dit que je n'avais dans le cas actuel aucune espérance exorbitante de renommée ou de lucre, mais je désire qu'on les publie parce que je les ai écrites, ce qui est le sentiment ordinaire de tous les écrivailleurs.

»Par rapport à la «religion», ne pourrai-je jamais vous convaincre que je n'ai point les opinions des personnages de ce drame, qui semble avoir effrayé tout le monde? Ce n'est cependant rien en comparaison des paroles du Faust de Goëthe (paroles cent fois plus scandaleuses), et ce n'est guère plus hardi que le Satan de Milton. Les idées de tel ou tel personnage ne me restent pas dans l'esprit: comme tous les hommes d'imagination, je m'identifie, sans doute, avec le caractère que je dessine, mais cette identité cesse un instant après que j'ai quitté la plume.

»Je ne suis pas ennemi de la religion: au contraire. La preuve en est, que j'élève ma fille naturelle en bonne catholique dans un couvent de la Romagne; car je crois que l'on ne peut jamais avoir assez de religion, si l'on doit en avoir. Je penche beaucoup en faveur des doctrines catholiques; mais si j'écris un drame, je dois faire parler mes personnages suivant les dispositions que je leur suppose.

»Quant au pauvre Shelley, qui est un autre épouvantail pour vous et pour tout le monde, il est, à ma connaissance, le moins égoïste et le plus doux des hommes;--c'est un homme qui a plus sacrifié sa fortune et ses sentimens en faveur d'autrui que personne dont j'aie jamais entendu parler. Pour ses opinions spéculatives, je ne les partage point, ni ne désire les partager.

»La vérité est, mon cher Moore, que vous vivez près de l'étuve de la société, et que vous êtes inévitablement influencé par sa chaleur et par ses vapeurs. J'y vécus autrefois,--et trop,--assez pour donner une teinte ineffaçable à mon existence entière. Comme mon succès dans la société ne fut pas médiocre, je ne puis être accusé de la juger avec des préventions défavorables; mais je pense que, dans sa constitution actuelle, elle est fatale aux grandes et originales entreprises de tout genre. Je ne la courtisai pas, alors que j'étais jeune, et l'un de «ses gentils mignons;» pensez-vous donc que je veuille le faire, aujourd'hui que je vis dans une plus pure atmosphère? Une seule raison pourrait m'y ramener, et la voici: je voudrais essayer encore une fois si je puis faire quelque bien en politique, mais non dans la mesquine politique que je vois peser aujourd'hui sur notre misérable patrie.

»Ne vous méprenez pas, néanmoins. Si vous m'énoncez vos propres opinions, elles eurent et auront toujours le plus grand poids pour moi. Mais si vous n'êtes que l'écho «du monde» (et il est difficile de ne pas l'être au sein de sa faveur et de sa fermentation), je ne puis que regretter que vous répétiez des dires auxquels je ne prête aucune attention.

»Mais en voilà assez. Les dieux soient avec vous, et vous donnent autant d'immortalité de tous genres qu'il convient à votre existence actuelle et à vous.

«Tout à vous, etc.»


LETTRE CCCCLXXXIII.

A M. MOORE.

Pise, 6 mars 1822.



«La lettre de Murray que je vous envoie ci-incluse, m'a attendri, quoique je pense qu'il est contraire à son intérêt de désirer que je continue mes relations avec lui. Vous pouvez donc lui faire passer le paquet de Werner; ce qui vous épargnera toute peine ultérieure. Et puis, me pardonnez-vous l'ennui et la dépense dont je vous ai déjà accablé? Au moins, dites-le;--car je suis tout honteux de vous avoir tant troublé pour une telle absurdité.

»Le fait est que je ne puis garder mes ressentimens, quoique assez violens dès l'abord. D'ailleurs, maintenant que tout le monde s'attaque à Murray à cause de moi, je ne peux ni ne dois l'abandonner, à moins qu'il ne vaille mieux pour lui que je le fasse, comme je l'ai cru réellement.

»Je n'ai point eu d'autres nouvelles d'Angleterre, excepté une lettre du poète Barry Cornwall, mon ancien camarade d'école. Quoique je vous aie importuné de lettres dernièrement, croyez-moi.

»Votre, etc.

»P. S. Dans votre dernière lettre, vous dites, en parlant de Shelley, que vous préféreriez presque «le bigot qui damne son prochain, à l'incrédule qui réduit tout au néant176.» Shelley croit cependant à l'immortalité.--Mais, par parenthèse, vous rappelez-vous la réponse du grand Frédéric à la plainte des villageois dont le curé prêchait contre l'éternité des tourmens de l'enfer? La voici:--«Si mes fidèles sujets de Schrausenhaussen aiment mieux être éternellement damnés, libre à eux de l'être.»

Note 176: (retour) On verra tout-à-l'heure, d'après la citation même du passage auquel Byron fait allusion, qu'il s'était complètement mépris sur ma pensée. (Note de Moore.)

»S'il fallait choisir, je jugerais un long sommeil meilleur qu'une veille d'agonie. Mais les hommes, tout misérables qu'ils sont, s'attachent tellement à tout ce qui ressemble à la vie, qu'ils préféreraient probablement la damnation au repos. D'ailleurs, ils se croient si importans dans la création, que rien de moins ne peut satisfaire leur vanité;--les insectes!

»C'est, je crois, le docteur Clarke, qui raconte dans ses voyages les exercices équestres d'un Tartare qu'il vit caracoler sur un cheval jeune et fougueux, dans un endroit presque entièrement environné par un précipice escarpé, et qui décrit la témérité folâtre avec laquelle le cavalier, semblant se complaire au péril, courait quelquefois bride abattue vers le bord taillé à pic. Un sentiment analogue à l'appréhension qui suspendait la respiration du voyageur témoin de cette scène, affecta tous ceux qui suivaient de l'oeil la course indomptée et hardie du génie de Byron,--ils étaient au même instant frappés d'admiration et d'épouvante, et surtout ceux qui aimaient le poète étaient excités par une sorte d'impulsion instinctive à se précipiter au devant de lui et à le sauver de sa propre impétuosité. Mais quoiqu'il fût bien naturel à ses amis de céder à ce sentiment, une courte réflexion sur son caractère désormais changé, les aurait avertis qu'une telle intervention devait être aussi inutile pour lui que périlleuse pour eux, et ce n'est pas sans surprise que je réfléchis à présent sur la témérité présomptueuse avec laquelle je supposai que Byron lancé sans frein, dans l'orgueil et la pleine conscience de sa force, vers ces vastes régions de la pensée dont l'horizon s'ouvrait devant lui, les représentations de l'amitié auraient le pouvoir de l'arrêter. Toutefois, comme les motifs qui m'engageaient à lui adresser mes remontrances, peuvent se justifier d'eux-mêmes, je ne m'appesantirai pas plus long-tems sur ce point, et me contenterai de mettre sous les yeux du lecteur quelques extraits177 des lettres que j'écrivis à cette époque, vu qu'ils serviront à expliquer quelques allusions de Lord Byron.

Note 177: (retour)Footnote 177: C'est M. Hobhouse qui a eu la bonté de me rendre toutes les lettres. (Note de Moore.)

»En m'écrivant sous la date du 24 janvier, on se rappelle qu'il dit:--«Soyez assuré que la coalition que vous appréhendez n'existe pas». Les extraits suivans de mes lettres postérieures, expliqueront ce que cette phrase signifie:--«J'ai appris il y a quelques jours que Leigh Hunt était en route avec toute sa famille pour se rendre près de vous, et l'on conjecture que vous, Shelley et lui, allez conspirer ensemble dans l'Examiner. Je ne puis croire cela,--et m'élève de tout mon pouvoir contre un pareil projet. Seul vous pouvez faire tout ce qu'il vous plaira; mais les associations de réputation, comme celles de commerce, rendent le plus fort responsable des fautes ou des délits des autres, et je tremble même pour vous en vous voyant avec de tels banqueroutiers.--Ce sont deux hommes habiles, et Shelley même est à mon sens un homme de génie, mais je dois vous redire que vous ne pouvez procurer à vos ennemis (les ***s et hoc genus omne) un plus grand triomphe qu'en formant une alliance si inégale et si peu sainte. Vous êtes, avec vos seuls bras, capable de lutter contre le monde,--ce qui est beaucoup dire, le monde étant comme Briarée, un géant à cent bras,--mais pour demeurer tel, vous devez être seul. Rappelez-vous que les méchans édifices qui entourent la basilique de Saint-Pierre, paraissent s'élever au-dessus d'elle.»

»Voici, relativement à Caïn, les passages de mes lettres dans l'ordre des dates.

30 septembre 1821.



»Depuis que j'écrivis les lignes ci-dessus, j'ai lu les Foscari et Caïn. Le premier drame ne me plaît pas autant que Sardanapale. Il a le défaut de toutes ces terribles histoires vénitiennes;--il n'est ni naturel ni probable, et par conséquent, malgré la rare habileté avec laquelle vous l'avez conduit, il n'excite que fort peu d'intérêt. Mais Caïn est merveilleux,--terrible,--digne de l'immortalité. Si je ne me trompe, il fera une impression profonde dans le coeur des hommes, et tandis que les uns frémiront de ses blasphèmes, les autres seront obligés de se prosterner devant sa grandeur. Ne parlez plus d'Eschyle et de son Prométhée!!!--C'est dans votre drame que respire le véritable esprit du poète--et du diable.

9 février 1822.



»Ne vous mettez pas dans la tête, mon cher Byron, que le flot de la marée se tourne entièrement contre vous en Angleterre. Jusqu'à ce que j'aperçoive quelques symptômes d'oubli à votre égard, je ne croirai pas que vous perdiez du terrain. Pour le moment;

Te veniente die, te decedente178,

on ne parle presque que de vous, et quoique de bonnes gens se signent en vous citant, il est clair que ces gens-là pensent beaucoup plus à vous qu'ils ne le devraient pour le bien de leurs ames. Caïn, sans contredit, a fait sensation; et quelque sublime qu'il soit, je regrette, pour plusieurs raisons, que vous l'ayez composé..... Pour moi, je ne donnerais pas la poésie de la religion pour tous les plus sages résultats auxquels la philosophie puisse jamais arriver; les diverses sectes et croyances donnent assez beau jeu à ceux qui sont désireux d'intervenir dans les affaires de leurs voisins; mais notre foi dans le monde à venir est un trésor que nous ne devons pas abandonner si légèrement; et le rêve de l'immortalité (si les philosophes la tiennent pour un rêve) est un de ceux qu'il faut espérer de conserver jusqu'à l'instant de notre dernier sommeil179.

Note 178: (retour) Virg. Géorg. IV:

Au lever du jour, à son coucher, etc. (Note du Trad.)

Note 179: (retour) C'est à cette pensée que Lord Byron fait allusion, à la fin de sa lettre du 4 mars. (Note de Moore.)

19 février 1822.



»J'ai écrit aux Longman pour tâter le terrain, car je ne crois pas que Galignani soit l'homme qu'il vous faut. La seule chose qu'il puisse faire est ce que nous pouvons faire sans lui,--c'est à savoir, employer un libraire anglais. Paris, sans doute, pourrait être convenable pour tous les ouvrages réfugiés qui sont signalés dans l'index expurgatorius de Londres, et si vous avez quelques diatribes politiques à lancer, c'est votre ville. Mais, je vous en prie, que ces diatribes ne soient que politiques. La hardiesse, avec un peu de licence, en politique, fait du bien,--un bien réel, présent; mais en religion, elle n'est utile ni dans l'instant présent ni dans l'avenir, et pour moi, j'ai une telle horreur des extrêmes sur ce point, que je ne sais lequel je hais le plus, du bigot qui damne hardiment son prochain, ou de l'incrédule qui hardiment réduit tout au néant.» Furiosa res est in tenebris impetus180»--et comme grande est l'obscurité, même pour les plus sages d'entre nous, sur ce sujet un peu de modestie, dans l'incrédulité comme dans la foi, est ce qui nous convient le mieux. Vous devinerez aisément qu'en ceci, je ne songe pas tant à vous-même qu'à un ami aujourd'hui votre compagnon, vous connaissant comme je vous connais, et sachant ce que lady Byron aurait dû trouver, c'est-à-dire, que vous êtes la personne la plus traitable pour ceux avec qui vous vivez; j'avoue que je crains et conjure vivement l'influence de cet ami sur votre esprit181.

Note 180: (retour) C'est chose folle que de courir tête baisée dans les ténèbres.
Note 181: (retour) Ce passage ayant été montré par Lord Byron à M. Shelley, celui-ci écrivit, en conséquence, à un de mes amis intimes une lettre, dont je vais donner un extrait. Le zèle ardent et ouvertement déclaré avec lequel Shelley professa toujours son incrédulité, détruit tous les scrupules qui autrement pourraient s'opposer à une pareille publication. En outre, le témoignage d'un observateur si sagace et si près placé sur l'état de l'esprit de Lord Byron par rapport aux idées religieuses, est d'une trop grande importance pour être supprimé par un excès ridicule de dédain. «Lord Byron m'a lu une ou deux lettres de Moore, lettres où Moore parle de moi avec une grande bienveillance, et, sans contredit, je ne puis qu'être infiniment flatté de l'approbation d'un homme dont je suis fier de me reconnaître l'inférieur. Entre autres choses, pourtant, Moore, après avoir donné de fort bons avis à Lord Byron sur l'opinion publique, etc., paraît conjurer mon influence sur l'esprit du noble poète par rapport à la religion, et attribuer à mes suggestions le ton qui règne dans Caïn. Moore le garantit contre toute influence sur ce sujet avec le zèle le plus amical, et son motif naît évidemment du désir de rendre service à Lord Byron sans m'humilier. Je crois que vous connaissez Moore. Assurez-lui, je vous prie, que je n'ai pas la plus légère influence sur Lord Byron par rapport à ce sujet;--si je l'avais, je l'emploierais certainement à déraciner de sa grande ame les erreurs du christianisme, qui, en dépit de sa raison, semblent renaître perpétuellement, et restent en embuscade pour les heures de malaise et de tristesse. Caïn fut conçu par Lord Byron il y a plusieurs années, et commencé à Ravenne avant que je ne le visse. Quel bonheur n'aurais-je pas à m'attribuer la part la plus indirecte dans cette oeuvre immortelle.»

»Relativement à notre polémique religieuse, je dois tenter de me faire comprendre sur un ou deux points. En premier lieu, je ne vous identifie pas plus avec les blasphèmes de Caïn que je ne m'identifie moi-même avec les impiétés de mon Mokanna;--tout ce que je désire et implore, c'est que vous qui êtes un si puissant artisan de ces foudres, vous ne choisissiez pas les sujets qui vous mettent dans la nécessité de les lancer. En second lieu, fussiez-vous décidément athée, je ne pourrais vous blâmer,--si ce n'est peut-être pour le ton décidé qui n'est pas toujours sage; je ne pourrais qu'avoir pitié de vous,--sachant par expérience quels doutes affreux obscurcissent parfois l'avenir brillant et poétique que je suis disposé à donner au genre humain et à ses destinées. Je regarde l'ouvrage de Cuvier comme un des livres les plus désespérans par les conclusions auxquelles il peut conduire certains esprits. Mais les hommes jeunes, les hommes simples,--tous ceux dont on aimerait à conserver les coeurs dans toute leur pureté, ne se troublent guère la tête à propos de Cuvier. Et vous, vous avez incorporé Cuvier dans une poésie que tout le monde lit; et comme le vent, frappant où vous avez envie, vous portez cette froidure mortelle, mêlée avec vos suaves parfums, dans ces coeurs qui ne devraient être visités que par ces parfums seuls. C'est ce que je regrette, et ce dont je conjurerais la répétition par toute mon influence. Maintenant, me comprenez-vous!

»Quant à votre solennelle péroraison», la vérité est, mon cher Moore, etc., etc. qui ne signifie rien sinon que je donne dans la tartuferie du monde, elle prouve une triste vérité, c'est que vous et moi sommes séparés par des centaines de lieues. Si vous pouviez m'entendre exprimer mes opinions au lieu de les lire sur un froid papier, je me flatte qu'il y a encore assez d'honnêteté et de franchise dans ma physionomie pour vous rappeler que votre ami Tom Moore;--quoi qu'il puisse être d'ailleurs--n'est pas un tartufe.


FIN DU TOME DOUZIÈME.



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