Œuvres complètes de lord Byron, Tome 12: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
LETTRE CCCCV.
A M. MURRAY.
Ravenne, 4 janvier 1821.
«Je viens de voir, par le journal de Galignani, qu'on est dans une grande attente d'une tragédie nouvelle par Barry Cornwall. Parmi ce que j'ai déjà lu de lui, j'ai fort goûté les Esquisses Dramatiques; mais j'ai trouvé que son Histoire sicilienne et son Marcien Colonne, en vers, étaient tout-à-fait gâtés par je ne sais quelle affectation imitée de Wordsworth, de Moore et de moi-même,--le tout confondu en une sorte de chaos. Je crois cet auteur très-capable de produire une bonne tragédie, s'il garde un style naturel et ne s'amuse pas à faire des arlequinades pour l'auditoire. Comme il fut un de mes camarades d'école (Barry Cornwall n'est pas son vrai nom), je prends à son succès un intérêt plus qu'ordinaire, et je serai charmé d'en être vite instruit. Si j'avais su qu'il travaillât en ce genre, j'aurais parlé de lui dans la préface de Marina Faliero. Il créera une merveille du monde s'il fait une belle tragédie; je suis toutefois convaincu qu'il n'y réussira pas en suivant les vieux dramaturges,--qui sont pleins de fautes grossières, effacées par la beauté du style,--mais en écrivant naturellement et régulièrement, et en composant des tragédies régulières, à l'instar des Grecs; mais non par voie d'imitation,--en suivant seulement les bases de leur méthode, et en les adaptant aux tems et aux circonstances actuelles,--et, sans contredit, point de choeur.
»Vous rirez et direz: «Que ne faites-vous ainsi vous-même?» J'ai, comme vous voyez, tenté une ébauche dans Marino Faliero; mais beaucoup de gens pensent que mon talent est «essentiellement contraire au genre dramatique», et je ne suis pas du tout certain qu'on n'ait pas raison. Si Marino Faliero ne tombe pas--à la lecture,--je ferai peut-être un nouvel essai (mais non pour le théâtre); et comme je pense que l'amour n'est pas la principale passion pour une tragédie (quoique la plupart des nôtres reposent sur ce sujet), vous ne me trouverez pas écrivain populaire. À moins que l'amour ne soit furieux, criminel et infortuné, il ne doit pas servir pour sujet tragique. Quand il est moelleux et enivré, il en sert, mais il ne le doit pas: c'est alors pour la galerie et les secondes loges.
»Si vous désirez avoir une idée de l'essai que je tente, prenez une traduction d'un quelconque des tragiques grecs. Si je disais l'original, ce serait de ma part une impudente présomption; mais les traductions sont si inférieures aux auteurs originaux, que je pense pouvoir risquer cette question: ainsi jugez «de la simplicité de l'intrigue», etc., et ne me jugez point d'après vos vieux fous d'auteurs dramatiques, car ce serait boire de l'eau-de-vie pour goûter ensuite d'une fontaine. Après tout, néanmoins, je présume que vous ne prétendez pas que l'esprit-de-vin soit un plus noble élément qu'une source limpide bouillonnant au soleil. Et telle est la différence que je mets entre les Grecs et ces nuageux charlatans,--en exceptant toutefois Ben Johnson, qui était humaniste et classique. Ou bien prenez une traduction d'Alfieri, et, près de ce tragique mis sous forme anglaise, faites expérience de l'intérêt de mes nouveaux essais dans l'ancien genre, puis dites-moi franchement votre opinion. Mais ne me mesurez pas à l'aune de vos vieux ou nouveaux tailleurs: Rien de plus aisé que de compliquer les ressorts du drame. Mrs. Centlivre, dans la comédie, a dix fois plus d'intrigue que Congreve. Mais lui est-elle comparable? et cependant elle chassa Congreve du théâtre.»
LETTRE CCCCVI.
A M. MURRAY.
Ravenne, 19 janvier 1821.
«Votre lettre du 29 du mois dernier est arrivée. Il faut que je vous requière positivement et sérieusement de prier M. Harris ou M. Elliston de laisser le Doge tranquille. Ce n'est pas un drame à jouer; la représentation ne remplira pas leur but, nuira au vôtre (qui est la vente de l'ouvrage); et me fera de la peine. C'est manquer de courtoisie, et même d'honnêteté, que de persister dans cette usurpation des écrits d'un homme.
»Je vous ai déjà fait passer par le dernier courrier une courte protestation, adressée au public, contre ce procédé; au cas que ces gens-là persistent, ce que je n'ose point croire, vous la publierez dans les journaux. Je ne m'en tiendrai pas là, s'ils vont leur train; mais je ferai un plus long appel sur ce point, et établirai l'injustice que je vois dans leur manière d'agir. Il est dur que je doive avoir affaire à tous les charlatans de la Grande-Bretagne, aux pirates qui me publieront, et aux acteurs qui me joueront,--tandis qu'il y a des milliers de braves gens qui ne peuvent trouver ni libraire ni directeur...... ..............................................
»Le troisième chant de Don Juan est «faible»; mais, si les deux premiers et les deux suivans sont tolérables, qu'attendez-vous? surtout puisque je ne dispute pas avec vous sur ce point, ni comme objet de critique ni comme objet d'affaires.
»D'ailleurs, que dois-je croire? Vous, Douglas Kinnaird, et d'autres, m'écrivez que les deux premiers chants déjà publiés sont au nombre des meilleures pièces que j'aie écrites, et sont réputés comme tels; Augusta écrit qu'ils sont jugés «exécrables» (mot bien amer pour un auteur:--qu'en dites-vous, Murray?) même comme composition littéraire, et qu'elle en avait entendu dire tant de mal, qu'elle a résolu de ne jamais les lire, et a tenu sa résolution. Quoiqu'il en soit, je ne puis retoucher; ce n'est pas mon fort. Si vous publiez les trois nouveaux chants sans ostentation, ils réussiront peut-être.
»Publiez, je vous prie, le Dante et le Pulci (je veux dire la Prophétie de Dante). Je regarde la traduction de Pulci comme ma grande oeuvre. Le reste des Imitations d'Horace où est-il? Publiez tout en même tems: autrement «la variété» dont vous vous targuez sera moins évidente.
»Je suis de mauvaise humeur.--Des obstacles en affaires venus de ces maudits procureurs, qui s'opposent à un prêt avantageux que je devais faire sur hypothèque à un noble personnage, parce que la propriété de l'emprunteur est en Irlande, m'ont appris comment un homme est traité pendant son absence. Oh! si je reviens, je ferai marcher droit quelques hommes qui n'y songent guère;--ou eux ou moi, nous déménagerons.»..........................
LETTRE CCCCIX113.
A M. MOORE.
Ravenne, 22 janvier 1821.
«Rétablissez votre santé, je vous prie. Je ne suis pas content de votre maladie. Ainsi écrivez-moi une ligne pour me dire que vous êtes sur pied, sain et dispos de plus belle. Aujourd'hui j'ai trente-trois ans.
Dans le chemin de la vie, etc., etc.114
»Avez-vous entendu dire que la confrérie des Bronziers115 ait présenté ou veuille présenter une adresse à Brandenburgh-House «sous les armes», et avec toute la variété et splendeur possible d'un attirail d'airain?
Les bronziers, ce semble, se disposent à voter
Une adresse, et à la présenter tout revêtus de bronze;
Pompe superflue!--car, près de lord Harry,
Ils trouveront où ils veulent aller, plus de bronze qu'ils n'en porteront.
»Il y a une ode pour vous, n'est-ce pas?--digne
De ****, grand poète métaphysiqueur,
Homme d'un vaste mérite, quoique peu de gens s'en doutent,
Si je l'ai lu (comme je vous l'ai dit à Mestri116;
J'en suis pour beaucoup redevable à ma passion pour la pâtisserie.
»Mestri et Fusina sont les passages ordinaires par où on va à Venise; mais ce fut de Fusina que vous et moi nous nous embarquâmes, quoique «la misérable nécessité de rimer» m'ait fait mettre Mestri dans le voyage.
»Ainsi, un livre vous a été dédié? J'en suis charmé, et je serais très-heureux de voir le volume.
»Je suis au comble de l'embarras à propos d'une mienne tragédie qui n'est bonne que pour le cabinet d***; et que les directeurs, s'arrogeant un droit absolu sur toute poésie une fois publiée, sont déterminés à faire représenter, avec ou sans mon agrément, peu leur importe, et, je présume, avec les changemens que M. Dibdin fera pour leur usage. J'ai écrit à Murray, à lord Chamberlain, et à d'autres, pour qu'ils interviennent dans cette affaire et me préservent d'une telle exposition publique. Je ne veux ni les impertinens sifflets, ni les applaudissemens insolens d'un auditoire de théâtre. Je n'écris que pour le lecteur, et ne me soucie que de l'approbation silencieuse de ceux qui ferment un livre de bonne humeur, et avec une paisible satisfaction.
»Or, si vous voulez écrire aussi à notre ami Perry, pour le prier d'employer sa médiation auprès d'Harris et d'Elliston, afin d'empêcher l'exécution de ce projet, vous m'obligerez beaucoup. La pièce n'est pas du tout propre au théâtre, comme un simple coup-d'oeil le leur montrera, ou le leur a, j'espère, déjà montré; et, y fût-elle jamais propre, je n'aurai jamais, la volonté d'avoir rien à faire avec les théâtres.
»Je me hâte de me dire votre, etc.»
LETTRE CCCCX.
A M. MURRAY.
Ravenne, 27 janvier 1821.
«Je diffère d'avis avec vous sur le compte de la Prophétie de Dante, que je crois devoir être publiée avec la tragédie. Mais faites ce qu'il vous plaît; vous êtes nécessairement le meilleur juge des finesses de votre métier. Je suis d'accord avec vous sur le titre. Le drame peut être bon ou mauvais, mais je me flatte que c'est un tableau original, d'un genre de passion si naturel à mon esprit, que je suis convaincu que j'aurais agi précisément comme le doge, sous l'influence des mêmes provocations.
»Je suis charmé de l'approbation de Foscolo.
»Excusez-moi si je me hâte. Je crois vous avoir dit que:--je ne sais plus ce que c'était: mais peu importe.
»Merci pour vos complimens du premier jour de l'an. J'espère que cette année sera plus agréable que la dernière. Je ne parle que par rapport à l'Angleterre, où j'ai eu, en ce qui me concerne, toute espèce de désappointement;--j'ai perdu un procès important,--et les procureurs de lady Byron me refusent de consentir à un prêt avantageux que je voulais faire de mon propre bien à lord Blessington, etc., etc., etc., comme pour clore convenablement les quatre saisons. Ces contrariétés, et cent autres pareilles, ont rendu cette année un tissu d'affaires pénibles pour moi en Angleterre. Heureusement, les choses ont ici une tournure un peu plus agréable pour moi; autrement j'aurais usé de l'anneau d'Annibal117.
»Remerciez, je vous prie, Gifford de toutes ses bontés. L'hiver est ici aussi froid que les latitudes polaires de Parry118. Il faut que j'aille galoper dans la forêt; mes chevaux attendent. Votre sincère, etc.»
LETTRE CCCCXI.
A M. MURRAY.
Ravenne, 2 février 1821.
«Votre lettre d'excuse est arrivée. J'accueille la lettre, mais je n'admets pas les excuses, si ce n'est par courtoisie; ainsi, lorsqu'un homme vous marche sur les orteils et vous demande pardon, on lui accorde ce pardon, mais la phalange ne vous fait pas moins mal, surtout s'il y existe un cor.
»Dans le dernier discours du doge, il y a la phrase suivante (voici, du moins, comme ma mémoire me la donne):
Et toi qui fais et défais les soleils;
Il faut la changer en celle-ci:
Et toi qui allumes et éteins les soleils,
c'est-à-dire, si le vers coule également bien, et si M. Gifford croit l'expression meilleure. Ayez, je vous prie, la bonté d'y faire attention. Vous êtes tout-à-fait devenu un ministre d'état. Songez s'il n'est pas possible qu'un jour vous soyez jeté à bas. *** ne sera pas toujours tory, quoique Johnson dise que le premier whig fut le diable lui-même.
»Vous avez, par la correspondance de M. Galignani, appris un secret (un peu tard, à la vérité); savoir qu'un Anglais peut exclusivement disposer de ses droits d'auteur en France,--fait de quelque importance au cas qu'un écrivain obtienne une grande popularité. Or, je veux bien vous dire ce qu'il faut que vous fassiez, et ne point prendre d'avantage sur vous, quoique vous ayez été assez méchant pour rester trois mois sans accuser réception de ma lettre. Offrez à Galignani l'achat du droit de propriété en France; s'il refuse, désignez tel libraire qu'il vous plaira, et je vous signerai tel contrat qu'il vous plaira aussi, et il ne vous en coûtera pas un sou de mon côté.
»Songez que je ne veux point me mêler de cette affaire, sinon pour vous assurer la propriété de mes oeuvres. Je n'aurai jamais de marché qu'avec les libraires anglais, et je ne désire aucun honoraire hors de ma patrie.
»Or, cela est candide et sincère, et un peu plus beau que votre silence matois, pour voir ce qu'il en adviendrait. Vous êtes un excellent homme, mio caro Moray, mais il y a encore en vous, par-ci par-là, un peu de levain de Fleet-Street,--une miette de vieux pain. Vous n'avez pas le droit d'agir envers moi en homme soupçonneux; car je ne vous en ai donné aucune raison. Je serai toujours franc avec vous..................................
»Je ne dirai plus rien à présent, sinon que je suis,
»Votre, etc.
»P. S. Si vous vous aventurez, comme vous le dites, à Ravenne cette année, je remplirai les devoirs de l'hospitalité tant que vous y vivrez, et vous enterrerai bel et bien (pas en terre sainte, néanmoins), si vous êtes tué par la balle ou par le glaive; ce qui devient fréquent depuis peu parmi les indigènes. Mais peut-être votre visite sera prévenue; je viendrai probablement dans votre pays; et dans ce cas, écrivez à milady le duplicata de l'épître que le roi de France adressa au prince Jean.»
LETTRE CCCCXII.
A M. MURRAY.
Ravenne, 16 février 1821.
«Au mois de mars arrivera de Barcelonne signor Curioni, engagé pour l'Opéra. C'est une de mes connaissances, un jeune homme de manières distinguées, et fameux dans sa profession. Je requiers en sa faveur votre bienveillance personnelle et votre patronage. Introduisez-le, je vous prie, chez tous les gens de théâtre, éditeurs de journaux, et autres, qui pourront lui rendre, dans l'exercice de sa profession, des services publics et particuliers.
»Le cinquième chant de Don Juan est si loin d'être le dernier, que c'est à peine si le poème commence. Je veux faire faire à Don Juan le tour de l'Europe, avec un mélange convenable de siéges, de batailles et d'aventures, et le faire finir, comme Anacharsis Clootz, dans la révolution française. Je ne sais combien de chants ce plan exigera, ni si je l'achèverai (même hormis le cas de mort prématurée); mais enfin telle a été ma première idée. J'ai songé à faire de Don Juan un cavaliere servente en Italie, la cause d'un divorce en Angleterre, et un homme sentimental «à figure de Werther» en Allemagne, afin de mettre au jour les différens ridicules de la société dans chacun de ces pays, et de montrer mon héros graduellement gâté et blasé au fur et à mesure qu'il vieillira, comme c'est naturel. Mais je n'ai pas définitivement arrêté si je le ferai finir en enfer ou par un malheureux mariage, car je ne sais lequel est le pire; la tradition espagnole dit l'enfer; mais il est probable que ce n'est qu'une allégorie de l'autre état. Vous êtes maintenant en possession de mes idées sur le sujet.
»Vous dites que le Doge ne sera pas populaire; ai-je écrit jamais pour la popularité? Je vous défie de me montrer un de mes ouvrages (excepté un conte ou deux), de style ou mine populaire. Il me paraît qu'il y a place pour un différent genre de drame, qui ne soit ni une imitation servile du drame ancien, genre erroné et grossier, ni trop français non plus, comme ceux qui succédèrent aux écrivains du vieux tems. Il me paraît qu'un bon style anglais et une observation plus sévère des règles pourraient produire une combinaison qui ne déshonorât pas notre littérature. J'ai essayé, de plus, à faire une pièce sans amour; et il n'y a non plus ni anneaux, ni méprises, ni surprises, ni scélérats enragés, ni mélodrame enfin. Tout cela l'empêchera d'être populaire, mais ne me persuadera pas qu'elle soit par conséquent mauvaise. Toutes les fautes y naîtront plutôt de l'imperfection dans l'exécution et la conduite que de la conception, qui est simple et sévère............................................. ...................................................
»Dans la lettre sur Bowles (que je vous ai envoyée par le courrier de mardi), après ces mots «on a fait plusieurs tentatives.» (en parlant de la réimpression des Poètes anglais et Réviseurs écossais), ajoutez: «en Irlande;» car je crois que les pirates anglais n'ont commencé leurs tentatives qu'après que j'eus quitté l'Angleterre pour la seconde fois. Veillez-y je vous prie. Faites-moi savoir ce que vous et votre synode pensez sur la controverse Bowles.... ....................................................
»Comment George Bankes a-t-il été amené à citer les Poètes anglais dans la chambre des communes? Tout le monde me jette ce poème à la tête.
»Quant aux nouvelles politiques, les Barbares marchent sur Naples, et s'ils perdent une seule bataille, toute l'Italie sera en insurrection. Ce sera comme la révolution espagnole.
»Vous parlez des lettres ouvertes. Certainement, les lettres sont ouvertes, et c'est la raison pour laquelle je traite toujours les Autrichiens de vils gredins. Il n'y a pas un Italien qui les abhorre plus que je ne fais: et tout ce que je pourrais faire pour délivrer l'Italie et la terre de leur infâme oppression, je le ferais con amore.
»Votre, etc.»
LETTRE CCCCXIII.
A M. MURRAY.
Ravenne, 21 février 1821.
«À la page 44e du premier volume des Voyages de Turner (que vous m'avez dernièrement envoyés), il est dit que «Lord Byron, en établissant avec tant de confiance la possibilité de traverser à la nage le détroit des Dardanelles, semble avoir oublié que Léandre le traversait dans l'un et l'autre sens, tour-à-tour suivant et contre la direction du courant; tandis que lui (Lord Byron) n'a accompli que la partie la plus aisée de la tâche, en nageant suivant le courant d'Europe en Asie.» Je n'ai pas, sans aucun doute, oublié ce que sait le premier écolier venu, c'est-à-dire que Léandre traversait le détroit dans la nuit, et revenait le matin. Mon but a été de démontrer que l'Hellespont pouvait être traversé à la nage, et c'est à quoi M. Ekenhead et moi nous avons réussi, l'un en une heure et dix minutes, l'autre en une heure et cinq minutes. Le courant ne nous était pas favorable; au contraire, la grande difficulté fut d'y résister; car, loin de nous aider à gagner le rivage asiatique, il nous emportait droit dans l'archipel. Ni M. Ekenhead, ni moi, ni, j'oserai ajouter, personne à bord de la frégate, à commencer par le capitaine Bathurst, n'avait la moindre notion de cette différence de courant que M. Turner signale du côté de l'Asie. Je n'en ai jamais entendu parler; autrement, j'aurais fait le trajet dans le sens contraire. Le seul motif qui décida le lieutenant Ekenhead, ainsi que moi-même, à partir du rivage d'Europe, fut que le petit cap au-dessus de Sestos était un lieu plus proéminent, et que la frégate qui était à l'ancre au-dessous du fort asiatique, formait un meilleur point de vue pour diriger notre nage; et, dans le fait, nous abordâmes juste au-dessous.
»M. Turner dit: «Tout ce qu'on jette dans le courant, sur cette partie de la rive européenne, arrive nécessairement à la côte asiatique.» Cette assertion est si loin d'être vraie, que l'objet abandonné au courant arrive nécessairement dans l'archipel, quoiqu'un vent violent, soufflant dans la direction de l'Asie, ait pu quelquefois produire l'effet contraire.
»M. Turner essaya la traversée en partant de la rive asiatique, et ne réussit pas: «Après vingt-cinq minutes, pendant lesquelles il n'avança pas de cent yards119, il renonça à l'entreprise par épuisement.» Cela est fort possible, et aurait pu lui arriver tout aussi bien sur la rive européenne. Il aurait dû commencer son trajet une couple de milles plus haut, et il aurait pu alors arriver à terre sous le fort européen. J'ai particulièrement remarqué (et M. Hobhouse l'a remarqué aussi) que nous fûmes obligés d'allonger la traversée réelle du détroit, qui n'a qu'un mille de largeur, jusqu'à trois ou quatre milles, vu la force du courant. Je puis assurer à M. Turner que son succès m'aurait fait un grand plaisir, puisqu'il aurait fortifié d'un exemple de plus la probabilité de l'histoire de Léandre. Mais il n'est pas très-convenable à lui d'inférer que, parce qu'il a échoué, Léandre n'a pu réussir. Il y a toujours quatre exemples du fait; un Napolitain, un jeune juif, M. Ekenhead et moi; et l'authenticité des deux derniers exemples se fonde sur le témoignage oculaire de quelques centaines de marins anglais.
»Quant à la différence du courant, je n'en ai aperçu aucune; la direction n'en est favorable au nageur ni d'un côté ni de l'autre, mais on peut en éluder l'effet en entrant dans la mer à une distance considérable au-dessus du point opposé de la côte où le nageur veut aborder, et en résistant continuellement; le courant est fort, mais, moyennant un bon calcul, vous pouvez arriver à terre. Mon expérience et celle des autres me forcent de déclarer le trajet de Léandre possible et praticable. Tout homme jeune, et doué de quelque habileté dans la natation, peut réussir en partant n'importe de quel côté. Je restai trois heures à traverser le Tage à la nage, ce qui est beaucoup plus hasardeux, puisque le trajet est de deux heures plus long que celui de l'Hellespont. Je mentionnerai encore un exemple de ce qu'il est possible de faire en nageant. En 1818, le chevalier Mengaldo, gentilhomme de Bassano, bon nageur, désira nager avec mon ami M. Alexandre Scott et avec moi. Comme il paraissait attacher à cette partie le plus vif intérêt, nous ne le refusâmes pas. Nous partîmes tous trois de l'île du Lido pour gagner Venise. À l'entrée du Grand Canal, Scott et moi nous étions très en avant, et nous n'apercevions plus notre ami étranger, ce qui, toutefois, était de peu de conséquence, puisqu'il y avait une gondole pour garder ses habits et le prendre au sortir de l'eau.--Scott nagea jusqu'au-delà du Rialto, où il aborda, moins par la fatigue qu'à cause du froid; car il avait été quatre heures dans l'eau, sans se reposer ou s'arrêter, si ce n'est en se laissant aller sur le dos--(c'était la condition expresse de notre partie). Je continuai ma course jusqu'à Santa-Chiara, et parcourus ainsi la totalité du Grand Canal (outre la distance du Lido), et j'abordai là où la lagune se rouvre pour le passage de Fusina. J'avais été dans l'eau, montre en main, sans aide ni repos, sans jamais toucher ni sol ni barque, quatre heures et vingt minutes. M. le consul-général Hoppner fut témoin de cette partie, et plusieurs autres personnes en ont connaissance. M. Turner peut aisément vérifier le fait, s'il y ajoute quelque importance, en s'en informant auprès de M. Hoppner. Nous ne pourrions assigner exactement la distance parcourue, qui toutefois, dut être considérable.
»Je ne mis à traverser l'Hellespont qu'une heure et dix minutes. Je suis maintenant plus vieux de dix ans d'âge, et de vingt ans de constitution que lorsque je traversai le détroit des Dardanelles; et pourtant il y a deux ans, je fus capable de nager pendant quatre heures et vingt minutes; et je suis sûr que j'aurais pu continuer encore deux heures, quoique j'eusse une paire de caleçons, accoutrement qui n'est nullement favorable à ce genre d'exercice. Mes deux compagnons furent aussi quatre heures dans l'eau. Mengaldo pouvait avoir environ trente ans; Scott, environ vingt-six.
»Avec ces expériences de natation, faites par moi ou par d'autres, non-seulement sur le lieu, mais ailleurs encore, pourquoi douterais-je que l'exploit de Léandre ne fût point parfaitement praticable? Puisque trois individus ont parcouru une distance plus grande que la largeur de l'Hellespont, pourquoi lui, Léandre, n'aurait-il pu franchir ce détroit? Mais M. Turner a échoué; et, cherchant une raison plausible de son échec, il rejette la faute sur la rive asiatique du détroit. Il a essayé de nager tout en travers, au lieu de partir de plus haut pour gagner un avantage; il aurait pu tout aussi bien essayer de voler par-dessus le mont Athos.
»Qu'un jeune Grec des tems héroïques, épris d'amour, et doué de membres vigoureux, ait pu réussir dans un pareil trajet, je ne m'en étonne ni n'en doute. A-t-il tenté ou non ce trajet? c'est une autre question; car il aurait pu avoir une petite barque qui lui eût épargné cette peine.
»Je suis votre sincère, etc.
BYRON.
»P. S. M. Turner dit que la traversée d'Europe en Asie est «la partie la plus aisée de la tâche.» Je doute que Léandre fût de cet avis; car c'était le retour: toutefois, il y avait plusieurs heures d'intervalle entre les deux traversées. L'argument de M. Turner que «plus haut ou plus bas, le détroit s'élargit si considérablement, qu'il y aurait eu peu d'avantage à s'écarter,» n'est bon que pour de médiocres nageurs; un homme de quelque habileté et de quelque expérience dans la natation, aura toujours moins égard à la longueur du trajet qu'à la force du courant. Si Ekenhead et moi eussions songé à traverser dans le point le plus étroit, au lieu de remonter jusqu'au cap, nous aurions été entraînés à Ténédos. Toutefois le détroit ne s'élargit pas excessivement, même au-dessus ou au-dessous des forts. Comme la frégate stationna quelque tems dans les Dardanelles, en attendant le firman, je me baignai souvent dans le détroit après notre traversée, et généralement sur la côte asiatique, sans apercevoir cette plus grande force dans le courant par laquelle le voyageur diplomatique excuse son échec. Notre amusement, dans la petite baie qui s'ouvre immédiatement au-dessous du fort asiatique, était de plonger pour attraper les tortues de terre, que nous jetions exprès dans l'eau, et qui, en véritables amphibies, se traînaient au fond de la mer; cela ne prouve pas une plus grande violence dans le courant que sur la rive européenne. Quant à la modeste insinuation que nous choisîmes cette dernière rive comme «plus facile,» j'en appelle à la décision de M. Hobhouse et au capitaine Bathurst (le pauvre Ekenhead étant mort). Si nous avions été instruits de cette prétendue différence du courant, nous en aurions du moins tenté l'épreuve, et nous n'étions pas gens à renoncer après les vingt-cinq minutes de l'expérience de M. Turner. Le secret de tout ceci est que M. Turner a échoué et que nous avons réussi; il est par conséquent désappointé, et paraît disposé à rabaisser le peu de mérite qu'il peut y avoir dans notre succès. Pourquoi n'essaya-t-il pas du côté de l'Europe? S'il y avait réussi, après avoir échoué du côté de l'Asie, son excuse aurait été meilleure. M. Turner peut trouver tels défauts qu'il lui plaira dans ma poésie ou ma politique; mais je lui recommande de renoncer aux réflexions aquatiques, jusqu'à ce qu'il soit capable de nager «vingt-cinq minutes sans être épuisé,» quoi qu'il soit, je pense, le premier tory des tems modernes qui ait jamais nagé contre le courant durant une demi-heure.»
LETTRE CCCCXIV.
A M. MOORE.
Ravenne, 22 février 1821.
«Comme je souhaite que l'ame de feu Antoine Galignani repose en paix (vous aurez sans doute lu sa mort, publiée par lui-même dans son journal), vous êtes particulièrement invité à informer ses enfans et héritiers que je n'ai reçu qu'un numéro de leur Literary Gazette, à laquelle je me suis abonné il y a plus de dix mois,--malgré les fréquentes réclamations que je leur ai écrites. S'ils n'ont aucun égard pour moi, simple abonné, ils doivent en avoir pour leur parent défunt, qui indubitablement n'est pas bien traité dans sa présente demeure pour ce manque total d'attention: sinon, il me faut la restitution de mes francs. J'ai payé par l'entremise du libraire vénitien Missiaglia. Vous pouvez aussi faire entendre à ces gens-là que lorsqu'un honnête homme écrit une lettre, il est d'usage de lui adresser une réponse.
»Nous sommes ici à la guerre, et à deux jours de distance du théâtre des hostilités, dont nous attendons la nouvelle de moment en moment. Nous allons voir si nos amis italiens sont bons à autre chose qu'à «faire feu de derrière une encoignure,» comme le fusil d'un Irlandais. Excusez-moi si je me hâte de finir,--j'écris tandis qu'on m'attache mes éperons. Mes chevaux sont à la porte, et un comte italien m'attend pour m'accompagner dans ma promenade équestre.
»Votre, etc.
»Dites-moi, je vous prie, si, parmi toutes mes lettres, vous en avez reçu une qui détaille la mort de notre commandant. Il a été tué près de ma porte, et a expiré dans ma maison.»
LETTRE CCCCXV.
A M. MURRAY.
Ravenne, 2 mars 1821.
«Vous avez ci-joint le commencement d'une lettre que j'écrivais à Perry, mais que j'ai interrompue dans l'espoir que vous auriez le pouvoir d'empêcher les théâtres de me représenter. Vous ne devez certainement pas l'envoyer à son adresse; mais elle vous expliquera mes sentimens à ce sujet. Vous me dites: «Il n'y a rien à craindre; laissez-les faire ce qu'il leur plaît,» c'est-à-dire que vous me verriez damné avec la plus parfaite tranquillité. Vous êtes un gentil garçon.»
À M. PERRY
Ravenne, 22 janvier 1821.
Monsieur,
«J'ai reçu une étrange nouvelle, qui ne peut être plus désagréable à votre public qu'elle ne l'est à moi-même. Des lettres particulières et les gazettes me font l'honneur de dire que c'est l'intention de quelques directeurs de Londres de mettre en scène le poème de Marino Faliero, etc., qui n'a jamais été destiné à cette exposition publique, et qui, j'espère, ne la subira jamais. Il n'y est certainement pas propre. Je n'ai jamais écrit que pour le lecteur solitaire, et ne demande d'autres applaudissemens qu'une approbation silencieuse. Puisque le dessein de m'amener de force, comme un gladiateur, sur l'arène théâtrale est une violation de toutes les convenances littéraires, je compte que la partie impartiale de la presse se rangera entre moi et cette monstrueuse violation de mes droits; car je réclame comme auteur le droit d'empêcher que mes écrits ne soient convertis en pièces de théâtre. Je respecte trop le public pour que cela se fasse de mon gré. Si j'avais recherché sa faveur, c'eût été par une pantomime.
»J'ai dit que je n'écris que pour le lecteur: je ne puis consentir à aucun autre genre de publicité, ou à l'abus de la publication de mes ouvrages dans l'intérêt des histrions. Les applaudissemens d'un auditoire ne me causeraient point de plaisir; et pourtant, son improbation pourrait me causer de la peine: les chances ne sont donc pas égales. Vous me direz peut-être: «Comment est-ce possible? Si l'improbation de l'auditoire vous cause de la peine, l'approbation ne pourrait pas vous faire plaisir?» Point du tout: la ruade d'un âne ou la piqûre d'une guêpe peut être pénible pour ceux qui ne trouveraient rien d'agréable à entendre l'un braire et l'autre bourdonner.
»La comparaison peut sembler impolie; mais je n'en ai pas d'autre sous la main, et elle se présente naturellement.»
LETTRE CCCCXVI.
A M. MURRAY.
Ravenne, Marzo 1821.
Cher Moray120,
«Dans mon paquet du 12 courant, dernière feuille--et dernière page,--retranchez la phrase qui définit ou prétend définir ce que c'est que la qualité de gentleman, et quels gens doivent être ainsi qualifiés. Je vous dis de retrancher la phrase entière, parce qu'elle ne vient pas plus à propos que «la cosmogonie ou création du monde» dans le Vicaire de Wakefield.
»Dans la phrase plus haut, presque au commencement de la même page, après les mots: «Il existe toujours ou peut toujours exister une aristocratie de poètes,» ajoutez et intercalez les paroles suivantes: «Je ne prétends pas que ces poètes écrivent en gens de qualité ou affectent l'euphuisme121: mais il y a une noblesse de pensée et d'expression que l'on trouve dans Shakspeare, Pope et Burns comme dans Dante, Alfieri, etc.» Ou, si vous aimez mieux, peut-être aurez-vous raison de retrancher la totalité de la digression finale sur les poètes vulgaires, et de ne rien publier au-delà de la phrase où je déclare préférer l'Homère de Pope à celui de Cowper, et où je cite le docteur Clarke en faveur de l'exactitude de la traduction du premier.
»Sur tous ces points, prenez une opinion arrêtée; prenez l'avis sensé (ou insensé) de vos savans visiteurs, et agissez en conséquence. Je suis fort traitable--en prose.
»Je ne sais si j'ai décidé la question pour Pope; mais je suis sûr d'avoir mis un grand zèle à la soutenir. Si l'on en vient aux preuves, nous battrons les vauriens. Je montrerai plus d'images dans vingt vers de Pope que dans un passage quelconque de longueur égale, tiré de tout autre poète anglais,--et cela dans les endroits où l'on s'y attend le moins; par exemple, dans ses vers sur Sporus.--Lisez-les, et notez-en les images séparément et arithmétiquement122 ........................................................
»Or, y a-t-il dans tout ce passage un vers qui ne soit pourvu de l'image la plus propre à remplir le but du poète? Faites attention à la variété,--à la poésie de ce passage,--à l'imagination qui y brille; à peine y a-t-il un vers qui ne puisse être peint, et qui ne soit lui-même une peinture! Mais ce n'est rien en comparaison des plus beaux passages de l'Essai sur l'Homme, et de plusieurs autres poèmes sérieux ou comiques. Il n'y eut jamais au monde critique plus injuste que celle de ces marauds contre Pope.
»Demandez à M. Gifford si, dans le cinquième acte du Doge, après la phrase du voile, vous ne pouvez pas intercaler les vers suivans dans la réponse de Marino Faliero?
Ainsi soit fait. Mais ce sera en vain:
Le voile noir qui couvre ce nom flétri,
Et qui cache ou semble cacher ce visage,
Attirera plus de regards que les mille portraits
Qui montrent alentour dans leurs splendides ornemens
Ces hommes--vos mandataires esclaves--et les tyrans du peuple123.
»Votre véritable, etc.
»P. S. Je ne dis ici qu'un mot des affaires publiques: vous entendrez bientôt parler d'un soulèvement général en Italie. Il n'y eut jamais de mesure plus folle que l'expédition contre Naples.
»Je veux proposer à Holmes, le miniaturiste, de venir me trouver ce printems. Je le rembourserai de tous ses frais de voyage, en sus du prix de son talent. Je veux lui faire peindre ma fille (qui est à présent dans un couvent), la comtesse Guiccioli, et la tête d'une jeune paysanne qui pourrait être une étude de Raphaël. C'est une vraie physionomie de paysanne, mais de paysanne italienne, et tout-à-fait dans le style de la Fornarina de Raphaël. Cette fille a une taille haute, mais peut-être un peu trop grosse et nullement digne d'être comparée à sa figure, qui est réellement superbe. Elle n'a pas encore dix-sept ans, et je suis curieux d'avoir son-visage avant qu'il ne périsse. Me Guiccioli est aussi fort belle, mais dans un genre tout différent;--elle est blonde et blanche,--ce qui est rare en Italie; ce n'est pourtant pas une blonde anglaise; mais c'est plutôt une blonde de Suède ou de Norwége. Ses formes, surtout dans le buste, sont extraordinairement belles. Il me faut Holmes; j'aime ce peintre, parce qu'il saisit parfaitement les ressemblances. Nous sommes ici en état de guerre; mais un voyageur solitaire, avec un petit bagage et sans aucun rapport avec la politique, n'a rien à craindre. Embarquez-le donc dans la diligence. Veuillez ne pas oublier.
LETTRE CCCCXVII.
A M. HOPPNER.
Ravenne, 3 avril 1821.
»Mille remercîmens pour la traduction. Je vous ai envoyé quelques livres, sans savoir si vous les aviez déjà lus ou non;--en tout cas, vous n'avez pas besoin de les renvoyer. Je vous envoie ci-joint une lettre de Pise. Je ne me suis jamais épargné ni peine ni dépense pour le soin de ma fille, et comme elle avait maintenant quatre ans accomplis et qu'elle devait être tout-à-fait hors de la surveillance des domestiques,--et comme, d'autre part, un homme qui sans femme est seul à la tête de sa maison, ne peut donner une grande attention à une éducation,--je n'ai eu d'autre ressource que de placer l'enfant pour quelque tems (moyennant une forte pension) dans le couvent de Bagna-Cavalli (à une distance de douze milles), endroit où l'air est bon, et où elle fera du moins quelques progrès dans son instruction, et recevra des principes de morale et de religion. J'avais encore une autre raison.--Les affaires étaient et sont encore ici dans un état que je n'ai aucune raison de regarder comme très-rassurant sous le point de vue de ma sûreté personnelle, et j'ai pensé qu'il vaudrait mieux que l'enfant fût éloigné de toute chance périlleuse, pour le moment présent.
»Il est également à propos d'ajouter que je n'ai jamais eu ni n'ai encore l'intention de donner à un enfant naturel une éducation anglaise, parce qu'avec le désavantage de sa naissance, son établissement à venir serait deux fois plus difficile. À l'étranger, avec une éducation conforme aux usages du pays, et avec une part de cinq ou six mille livres sterling, ma fille pourra se marier fort honorablement. En Angleterre une pareille dot donnerait à peine de quoi vivre, tandis qu'ailleurs c'est une fortune. C'est d'ailleurs mon désir qu'Allégra soit catholique romaine, c'est là la religion que je tiens pour la meilleure, comme elle est sans contredit la plus ancienne des diverses branches du christianisme. J'ai exposé mes idées quant à l'endroit où ma fille est à présent, c'est le meilleur que j'aie pu trouver pour le moment, mais je n'ai point de prévention en sa faveur.
»Je ne parle pas de politique, parce que c'est un sujet désespérant, tant que ces faquins auront la faculté de menacer l'indépendance des états.
»Croyez-moi votre ami pour jamais, et de coeur.
»P. S. On annonce ici un changement en France; mais la vérité n'est pas encore connue.
»P. S. Mes respects à Mrs. Hoppner. J'ai la meilleure opinion des femmes de son pays, et à l'époque de la vie où je suis (j'ai eu trente-trois ans le 22 janvier 1821), c'est-à-dire, après la vie que j'ai menée, une bonne opinion est la seule opinion raisonnable qu'un homme doive avoir sur tout le sexe:--jusqu'à trente ans, plus un homme peut penser mal des femmes en général, mieux vaut pour lui; plus tard, c'est une chose sans aucune importance pour elles ou pour lui, qu'il ait telle ou telle opinion,--son tems est passé, ou du moins doit l'être.
»Vous voyez comme je suis devenu sage.
LETTRE CCCCXVIII.
A M. MURRAY.
21 avril 1821.
»Je vous envoie ci-joint une autre lettre sur Bowles, mais je vous avertis par avance qu'elle n'est pas comme la première, et que je ne sais pas ce qu'il en faut publier, si même il n'est pas mieux de n'en rien publier du tout. Vous pouvez sur ce point consulter M. Gifford, et réfléchir deux fois avant de faire la publication.
»Tout à vous sincèrement.
B.
»P. S. Vous pouvez porter ma souscription pour la veuve de M. Scott, etc., à trente livres sterling, au lieu des dix déjà convenues, mais n'écrivez pas mon nom: mettez seulement N. N. La raison est que, comme j'ai parlé de M. Scott dans le pamphlet ci-joint, je paraîtrais indélicat. Je voulais donner davantage, mais mes désappointemens de l'année dernière dans l'affaire Rochdale, et dans le transfert des fonds, me rendent plus économe pour l'année actuelle.
LETTRE CCCCXIX.
A M. SHELLEY.
Ravenne, 26 avril 1821.
»L'enfant continue à bien aller, et les rapports sont réguliers et favorables; il m'est agréable que ni vous ni Mrs. Shelley ne désapprouviez la mesure que j'ai prise, et qui d'ailleurs n'est que temporaire.
»Je suis très-peiné d'entendre ce que vous me dites de Keats,--est-ce effectivement vrai? je ne croyais pas que la critique eût été si meurtrière. Quoique je diffère essentiellement de vous dans l'estimation de ses ouvrages, j'abhorre à tel point tout mal inutile, que j'aimerais mieux qu'il eût été placé au plus haut pic du Parnasse que d'avoir à déplorer une telle mort. Pauvre diable! et pourtant, avec un amour-propre si déréglé, il n'aurait probablement pas été heureux. J'ai lu l'examen de l'Endymion dans la Quarterly. La critique était sévère, mais certainement pas autant que beaucoup d'articles de cette Revue et d'autres journaux sur tels et tels auteurs.
»Je me rappelle l'effet que produisit sur moi la Revue d'Édimbourg, lors de mon premier poème: c'était colère, résistance et désir de vengeance,--mais non pas découragement et désespoir. J'accorde que ce ne sont pas là d'aimables sentimens, mais dans ce monde d'intrigues et de débats, et surtout dans la carrière de la littérature, un homme doit calculer ses moyens de résistance avant d'entrer dans l'arêne.
N'espère pas une vie libre de peine et de danger,
Et ne crois pas l'arrêt de l'humanité rapporté en ta faveur.
»Vous savez mon opinion sur cette école poétique de seconde main. Vous savez aussi mon opinion sur votre poésie,--parce que vous n'êtes d'aucune école. J'ai lu Cenci:--mais, outre que je regarde le sujet comme essentiellement impropre au drame, je ne suis point admirateur de nos vieux auteurs dramatiques, en tant qu'on les prend pour modèles. Je nie que les Anglais aient eu jusqu'à présent un drame. Toutefois, votre Cenci est une oeuvre de talent et de poésie. Quant à mon drame, vengez-vous, je vous prie, sur lui, en étant aussi franc que je l'ai été à l'égard du vôtre.
»Je n'ai pas encore votre Prométhée, que j'ai le plus grand désir de voir. Je n'ai pas entendu parler de ma pièce, et je ne sais si elle est publiée. J'ai publié en faveur de Pope un pamphlet que vous n'aimerez pas. Si j'avais su que Keats fût mort--ou qu'il fût en vie et sensible à tel point,--j'aurais omis quelques remarques sur sa poésie, remarques qui m'ont été inspirées par l'attaque qu'il s'est permise contre Pope, et par le peu de cas que je fais de son propre style.
»Vous voulez que j'entreprenne un grand poème, je n'en ai ni l'envie ni le talent. À mesure que je vieillis, je deviens de plus en plus indifférent,--non pour la vie, car nous l'aimons par instinct,--mais pour les stimulus de la vie. D'ailleurs, ce dernier échec des Italiens vient de me désappointer pour plusieurs raisons,--les unes publiques, les autres personnelles. Mes respects à Mrs. Shelley.
»Tout à vous pour toujours.
»P. S. Ne pourrions-nous pas, vous et moi, faire en sorte de nous trouver ensemble cet été! Ne pourriez-vous pas faire un tour ici tout seul?»
LETTRE CCCCXX.
A M. MURRAY.
Ravenne, 26 avril 1831.
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»Hé bien! avez-vous publié la tragédie? et la lettre prend-elle?
»Est-il vrai, comme Shelley me l'écrit, que le pauvre John Keats soit mort à Rome de la Quarterly-Review. J'en suis fâché, quoiqu'il eût, à mon avis, adopté un mauvais système poétique; je sais par expérience, qu'un article hostile est aussi dur à avaler que la ciguë; et celui qu'on fit sur moi (et qui produisit les Poètes anglais, etc.) m'abattit,--mais je me relevai; au lieu de me rompre un vaisseau, je bus trois bouteilles de vin et commençai une réponse, parce que l'article ne m'avait rien offert qui pût me donner le droit légitime de frapper Jeffrey d'une façon honorable. Toutefois je ne voudrais pas être l'auteur de l'homicide article pour tout l'honneur et toute la gloire du monde, quoique je n'approuve point du tout cette école d'écrivassiers qui en fait le sujet.
»Vous voyez que les Italiens ont fait une triste besogne--et cela grâce à la trahison, et à la désunion qui règne entre eux. Cela m'a causé une grande vexation. Les malédictions accumulées sur les Napolitains par tous les autres Italiens sont à l'unisson de celles du reste de l'Europe.
»Tout à vous.
»P. S. Votre dernier paquet de livres est en route, mais n'est pas arrivé: Kenilworth est excellent. Mille remercîmens pour les portefeuilles, dont j'ai fait présent aux dames qui aiment les gravures, les paysages, etc. J'ai maintenant un ou deux livres italiens que je voudrais vous faire passer si j'avais une occasion.
»Je ne suis pas à présent dans le meilleur état de santé,--c'est probablement le printems qui en est cause; aussi j'ai restreint mon régime et me suis mis au sel d'Epsom.
»Puisque vous dites que ma prose est bonne, pourquoi ne traitez-vous pas avec Moore pour la propriété des Mémoires?--à la condition expresse (songez-y bien) qu'ils ne soient publiés qu'après mon décès; Moore a la permission d'en disposer, et je lui ai conseillé de le faire.
LETTRE CCCCXXI.
A M. MOORE.
Ravenne, 28 avril 1821.
«Vous ne pouvez avoir été plus désappointé que moi-même, ni autant trompé. Je l'ai été en courant même quelques dangers personnels dont je ne suis pas encore délivré. Cependant ni le tems ni les circonstances ne changeront ni mes cris ni mes sentimens d'indignation contre la tyrannie triomphante. Le dénoûment actuel a été autant l'ouvrage de la trahison que de la couardise, quoique l'une et l'autre y aient eu leur part. Si jamais nous nous trouvons ensemble, j'aurai avec vous une conversation sur ce sujet. À présent, pour raisons évidentes, je ne puis écrire que peu de chose, vu qu'on ouvre toutes les lettres. On trouvera toujours dans les miennes mes propres sentimens, mais rien qui puisse servir de motif à l'oppression d'autrui.
»Vous voudrez bien songer que les Napolitains ne sont maintenant nulle part plus exécrés qu'en Italie, et ne pas blâmer un peuple entier pour les vices d'une province. C'est comme si l'on condamnait la Grande-Bretagne parce qu'on pille des vaisseaux naufragés sur les côtes de Cornouailles.
»Or maintenant occupons-nous de littérature,--triste chute à la vérité, mais c'est toujours une consolation. Si «l'occupation d'Othello est passée» prenons la meilleure après celle-là; et si nous ne pouvons contribuer à rendre le monde plus libre et plus sage, nous pourrons nous amuser, nous et ceux qui aiment à s'amuser ainsi. Qu'est-ce que vous composez à présent? J'ai fait de tems en tems quelques griffonnages, et Murray va les publier.
»Lady Noël, dites-vous, a été dangereusement malade, mais consolez-vous en apprenant qu'elle est maintenant dangereusement bien portante.
»J'ai écrit une ou deux autres feuilles de Memoranda pour vous; et j'ai tenu un petit journal pendant un mois ou deux jusqu'à ce que j'aie eu rempli le cahier. Puis je l'ai interrompu, parce que les affaires me donnaient trop d'occupation, et puis, parce qu'elles étaient trop sombres pour être mentionnées sans un douloureux sentiment. Je serais charmé de vous envoyer ce petit journal, si j'avais une occasion; mais un volume, quelque petit qu'il soit, ne passe pas sûrement par la voie des postes, dans ce pays d'inquisition.
»Je n'ai point de nouvelles. Comme une fort jolie femme assise à son clavecin me le disait un de nos soirs, avec des larmes dans les yeux, «hélas! il faut que les Italiens se remettent à faire des opéras», je crains que cela seul ne soit leur fort, plus les macaroni. Cependant, il y a des ames hautes parmi eux.--Je vous en prie, écrivez-moi.
»Et croyez-moi, etc.
LETTRE CCCCXXII.
A M. MOORE.
Ravenne, 3 mai 1821.
«Quoique je vous aie écrit le 28 du mois dernier, je dois accuser réception de votre lettre d'aujourd'hui et des vers qu'elle contient. Ces vers sont beaux, sublimes, et dans votre meilleure manière. Ils ne sont non plus que trop vrais. Cependant, ne confondez pas les lâches qui sont au talon de la botte avec les gens plus braves qui en occupent le haut. Je vous assure qu'il y a des ames plus élevées.
»Rien, néanmoins, ne peut être meilleur que votre poème, et mieux mérité par les lazzaroni. Ces hommes-là ne sont nulle part plus abhorrés et plus reniés qu'ici. Nous parlerons un jour de ces affaires (si nous nous rencontrons), et je vous raconterai mes propres aventures, dont quelques-unes ont peut-être été un peu périlleuses.
»Ainsi, vous avez lu la Lettre sur Bowles? Je ne me rappelle pas avoir rien dit de vous qui pût vous offenser,--et certainement je n'en ai pas eu l'intention. Quant à ***, je voulais lui faire un compliment. J'ai écrit le tout d'un seul jet, sans recopier ni corriger, et dans l'attente quotidienne d'être appelé sur le champ de bataille. Qu'ai-je dit de vous? Certainement je ne le sais plus. Je dois avoir énoncé quelques regrets de votre approbation de Bowles. Et ne l'avez-vous pas approuvé, à ce qu'il dit?.... ...................................................
»Quant à Pope, je l'ai toujours regardé comme le plus grand nom de notre poésie. Les autres poètes ne sont que des barbares. Lui, c'est un temple grec, avec une cathédrale gothique à son côté, une mosquée turque et toutes sortes de pagodes et de constructions bizarres à l'entour. Vous pouvez, si vous voulez, appeler Shakspeare et Milton des pyramides, mais je préfère le temple de Thésée ou le Parthénon à une montagne de briques.
»Murray ne m'a écrit qu'une seule fois, le jour de la publication, alors que le succès semblait être heureux. Mais je n'ai depuis quelque tems reçu que peu de nouvelles d'Angleterre. Je ne sais rien des autres ouvrages (je ne parle que des miens) que Murray devait publier,--je ne sais pas même s'il les a publiés. Il devait le faire il y a un mois. Je désirerais que vous fissiez quelque chose,--ou que nous fussions ensemble.
»Tout à vous pour toujours et de coeur.»
B.
Ce fut à cette époque que Byron commença, sous le titre de Pensées Détachées, ce livre de notices et de memoranda, d'où, dans le cours de cet ouvrage, j'ai extrait tant de passages curieux propres à donner des lumières sur la vie et sur les opinions de notre poète, et dont je vais donner ici l'introduction:
«Parmi les divers Journaux, Mémoires, etc., etc., que j'ai tenus dans le cours de ma vie, il y en a un que j'ai commencé il y a trois mois, et que j'ai continué jusqu'à ce que j'eusse rempli un cahier (assez petit), et environ deux feuilles d'un autre. Puis je l'ai abandonné, en partie parce que je croyais que nous aurions ici quelque chose à faire, que j'avais nettoyé mes armes et fait les préparatifs nécessaires pour agir avec les patriotes, qui avaient rempli mes culottes de leurs proclamations, sermens et résolutions, et caché dans le bas de ma maison quantité d'armes de tout calibre,--et en partie parce que j'avais rempli mon cahier.
»Mais les Napolitains se sont trahis, eux et le monde entier; et ceux qui auraient volontiers donné leur sang pour l'Italie, ne peuvent plus lui donner que leurs larmes.
»Un jour ou l'autre, si ma poussière ne se dissout pas, je jetterai peut-être quelque lumière (car j'ai été assez initié au secret, du moins dans cette partie du pays) sur l'atroce perfidie qui a replongé l'Italie dans la barbarie: à présent, je n'en ai ni le tems ni l'humeur. Cependant, les vrais Italiens ne sont pas blâmables; ce sont ces vils faquins, relégués au talon de la botte que le Hun chausse maintenant pour les fouler aux pieds et les réduire en poudre pour prix de leur servilité. Je me suis risqué ici avec les autres, et c'est encore un problème que de savoir jusqu'à quel point je me suis ou non compromis. Quelques-uns d'entre eux, comme Craigengelt, «diraient tout et plus que tout, pour se sauver eux-mêmes.» Mais advienne que pourra, le motif était glorieux; heureux ceux qui n'ont à se reprocher que d'avoir cru que ces chiens étaient moins canaille qu'ils n'ont été!--Ici, en Romagne, les efforts devaient être nécessairement bornés à des préparatifs et à de bonnes intentions, jusqu'à ce que les Allemands eussent pleinement engagé leurs forces dans une guerre sérieuse,--attendu que nous sommes sur leurs frontières, sans fort ni montagne avant San-Marino. Je ne sais si «l'enfer sera pavé de ces bonnes intentions»; mais il aura probablement bon nombre de Napolitains qui marcheront sur ce pavé, quelle qu'en soit la composition. Les laves de leur Vésuve, avec les corps de leurs ames damnées pour ciment, seraient la meilleure chaussée pour le Corso de Satan.»
LETTRE CCCCXXIII.
A M. MURRAY.
Ravenne, 10 mai 1821.
«Je viens de recevoir votre paquet. Je dois de la reconnaissance à M. Bowles (et M. Bowles m'en doit aussi), pour l'avoir ramené à des sentimens de bienveillance. Il n'a qu'à écrire, et vous à publier tout ce qu'il vous plaira. Je ne désire rien tant qu'un jeu égal pour toutes les parties. Sans doute, après le changement de ton de M. Bowles, vous ne publierez pas ma Défense de Gilchrist; ce serait par trop brutal d'en agir ainsi, après qu'il a lui-même agi avec tant d'urbanité; car la Défense est peut-être un peu trop âpre, comme son attaque contre Gilchrist. Vous pourrez lui rapporter ce que je dis dans cette pièce sur son Missionnaire (qui est loué comme il le mérite.) Cependant, s'il y a quelques passages qui ne contiennent point de personnalités contre M. Bowles, et qui pourtant contribuent à la solution de la question, vous pourrez les ajouter à la réimpression (si réimpression y a) de la première Lettre à vous adressée. Là-dessus, consultez Gifford; et, surtout, ne laissez rien ajouter qui attaque personnellement M. Bowles.
»J'espère et crois qu'Elliston n'aura pas la permission de représenter mon drame? Sans doute il aurait la bonté d'attendre le retour de Kean avant d'exécuter son projet; quoique, dans ce cas-là même, je ne fusse pas moins contraire à cette usurpation. ...................................................
»Tout à vous.»
Cette controverse, dans laquelle Lord Byron, avec tant de grâce et de bienveillance, se laissait ainsi désarmer par la courtoisie de son antagoniste, nous sommes loin de courir le risque de la ranimer par la moindre recherche sur son origine et sur ses mérites. Dans toutes les discussions pareilles sur des matières de goût et de pure opinion, où les uns se proposent d'élever l'objet de la contestation, et les autres de le rabaisser, la vérité se trouvera ordinairement dans un juste milieu. Toutefois, quelque jugement que l'on porte sur l'objet même de la controverse, il ne peut y avoir qu'une opinion sur l'urbanité et l'aménité dont les deux adversaires firent preuve, et qui, malgré quelques légères altérations de cette bonne intelligence, conduisirent enfin au résultat annoncé par la lettre précédente; et il ne reste qu'à désirer qu'une si honorable modération trouve autant d'imitateurs que de panégyristes. Dans les pages ainsi supprimées, quand elles étaient toutes prêtes pour le combat, par une force d'abnégation rarement déployée par l'esprit, il y a des passages d'un intérêt général, trop curieux pour être perdus, et par conséquent j'en donnerai l'extrait à nos lecteurs.
«Pope «dort bien,--rien ne peut plus le toucher.» Mais ceux qui ont à coeur la gloire de notre pays, la perfection de notre littérature, l'honneur de notre langue, ne doivent pas laisser troubler un atome de la poussière du poète, ni arracher une feuille du laurier qui croît sur sa tombe...........................................
»Il ne me paraît pas fort important de savoir si Martha Blount a été ou non la maîtresse de Pope, quoique je lui en eusse souhaité une meilleure. Elle me paraît avoir été une femme froide, intéressée, ignorante et désagréable, sur laquelle Pope, dans la désolation de ses derniers jours, jeta les tendres affections de son coeur, parce qu'il ne savait où les diriger, à mesure qu'il avançait vers sa vieillesse prématurée, sans enfans et sans compagne;--comme l'aiguille aimantée, qui, parvenue à une certaine distance du pôle, devient inutile et vaine, et, cessant d'osciller, se rouille. Martha Blount me paraît avoir été si complètement indigne de toute tendresse, que c'est une preuve de plus de la tendresse de coeur de Pope que d'avoir aimé une telle créature. Mais il faut que nous aimions. J'accorde à M. Bowles qu'«elle ne put jamais avoir le moindre attachement personnel pour Pope», parce qu'elle était incapable de s'attacher, mais je nie que Pope n'eût pu obtenir l'affection personnelle d'une femme meilleure. Il est, à la vérité, peu probable qu'une femme fût tombée amoureuse de lui en le voyant à la promenade, ou dans une loge à l'opéra, ou d'un balcon, ou dans un bal; mais en société il paraît avoir été aussi aimable que modeste, et avec les plus grands désavantages dans sa taille, il avait une tête et une figure remarquablement belles, et surtout de très-beaux yeux. Il était adoré par ses amis,--amis de caractères, d'âges et de talens totalement différens,--par le vieux bourru Wycherley, par le cynique Swift, par l'austère Atterbury, par l'aimable Spence, par le sévère évêque Warburton, par le vertueux Berkeley, et le «gangrené Bolingbroke.» Bolingbroke le pleura comme un enfant, et le récit que Spence a donné des derniers momens de Pope, est au moins aussi édifiant que la description plus prétentieuse de la mort d'Addison. Le guerrier Peterborough et le poète Gay, le spirituel Congreve, et le rieur Rowe, furent tous les intimes de Pope. Celui qui put se concilier tant de personnes de caractères opposés, toutes remarquables ou célèbres, aurait bien pu prétendre à l'attachement qu'un homme raisonnable désire de la part d'une femme aimable.
»Pope, en effet, partout où il a voulu, paraît avoir bien compris le beau sexe. «Bolingbroke, bon juge de ce point», comme dit Warton, regardait l'Épître sur le caractère des femmes, comme le «chef-d'oeuvre» du poète. Et même par rapport à la grossière passion, qui prend quelquefois le nom de «romantique», relativement au degré de sentiment qui l'élève au-dessus de l'amour défini par Buffon, on peut remarquer qu'elle ne dépend pas toujours des qualités physiques, même dans une femme qui en est l'objet. Mme Cottin fut une honnête femme, et elle a probablement pu être vertueuse sans beaucoup d'obstacles. Elle fut vertueuse, et la conséquence de cette opiniâtre vertu fut que deux adorateurs différens (dont l'un était un gentilhomme d'un âge mûr), se tuèrent de désespoir. (Voir la France de lady Morgan.) Je ne voudrais pas, néanmoins, recommander en général cette rigueur aux honnêtes femmes, dans l'espoir de s'assurer chacune la gloire de deux suicides. Quoiqu'il en soit, je crois qu'il y a peu d'hommes qui, dans le cours de leurs observations sur le monde, n'aient pas aperçu que ce ne sont pas les femmes les plus belles qui font naître les plus longues et les plus violentes passions.»
»Mais, à propos de Pope,--Voltaire nous raconte que le maréchal de Luxembourg (qui avait précisément la taille de Pope) était, non-seulement trop galant pour un grand homme, mais encore très-heureux dans ses galanteries. Mme La Vallière, passionnément aimée par Louis XIV, avait une vilaine infirmité. La princesse d'Eboli, maîtresse de Philippe II, roi d'Espagne, et Maugiron, mignon d'Henri III, roi de France, étaient tous deux borgnes; et c'est sur eux que l'on fit la fameuse épigramme latine qui a été, je crois, traduite ou imitée par Goldsmith:--
Lumine Acon dextro, capta est Leonilla sinistro,
Et potis est formâ vincere uterque deos;
Blande puer, lumen quod habes concede sorori,
Sic tu coecus Amor, sic erit illa Venus.124
»Wilkes, avec sa laideur, avait coutume de dire «qu'il ne restait qu'un quart-d'heure derrière le plus bel homme d'Angleterre,» et cette vanterie passe pour n'avoir pas été désavouée par la réalité. Swift, lorsqu'il n'était ni jeune, ni beau, ni riche, ni même aimable, inspira les deux passions les plus extraordinaires de mémoire d'homme, celles de Vanessa et de Stella:
Vanessa, qui compte à peine vingt ans,
Soupire pour une soutane de quarante-quatre125.
»Swift leur donna une amère récompense; car il paraît avoir brisé le coeur de l'une, et usé celui de l'autre: mais il en fut puni, en mourant dans l'isolement et l'idiotisme entre les mains des domestiques.
»Pour ma part, je pense avec Pausanias que le succès en amour dépend de la fortune. (Voir Pausanias, Achaïques, liv. VII, chap. 26.) Je me rappelle aussi avoir vu à Égine un édifice où il y a une statue de la Fortune, tenant la corne d'Amalthée126, et près d'elle il y a un Cupidon ailé. C'est une allégorie pour faire entendre que le succès des hommes dans les affaires d'amour dépend plus de l'assistance de la Fortune que des charmes de la beauté. Je suis de plus convaincu avec Pindare (à l'opinion de qui je me soumets en d'autres points), que la Fortune est une des Parques, et que, sous un certain rapport, elle est plus puissante que ses soeurs.»
»Grimm fait une remarque du même genre sur les différentes destinées de Crébillon jeune et de Rousseau. Le premier écrit un roman licencieux, et une jeune Anglaise d'une fortune et d'une famille honorables (miss Strafford) s'échappe, et traverse la mer pour se marier avec lui; tandis que Rousseau, le plus tendre et le plus passionné des amans, est obligé d'épouser sa femme de ménage. Si j'ai bonne mémoire, cette remarque a été répétée par la Revue d'Édimbourg, dans l'examen de la Correspondance de Grimm, il y a sept ou huit ans.
»Relativement «à l'étrange mélange de légèreté indécente et quelquefois profane, que Pope offrit souvent dans sa conduite et dans son langage,» et qui choque si fort M. Bowles, je m'oppose à l'adverbe indéfini souvent; et pour excuser l'emploi accidentel d'un pareil langage, il faut se rappeler que c'était moins le ton de Pope que celui du tems. À l'exception de la correspondance de Pope et de ses amis, peu de lettres particulières de l'époque sont parvenues jusqu'à nous; mais celles que nous possédons,--bribes éparses de Farquhar et d'autres,--sont plus indécentes et plus libres qu'aucune phrase des lettres de Pope. Les comédies de Congreve, Vanbrugh, Farquhar, Cibber, etc., qui avaient pour but naturel de représenter les manières et la conversation de la vie privée, sont décisives sur ce point, ainsi que maintes feuilles de Steele et même d'Addison. Nous savons tous quelle conversation sir Robert Walpole, pendant dix-sept ans premier ministre du pays, tenait à sa table, et quelle excuse il donnait pour son langage licencieux, savoir: «Que tout le monde comprenait cela, mais que peu de gens pouvaient parler raisonnablement sur de moins vulgaires sujets.» Le raffinement des tems modernes,--qui est peut-être une conséquence du vice, désirant se masquer et s'adoucir, autant que d'une civilisation vertueuse,--n'avait pas encore fait des progrès suffisans. Johnson lui-même, dans son Londres, a deux ou trois passages qui ne peuvent être lus à haute voix, et le Tambour d'Addison renferme quelques allusions déshonnêtes.»
Je prie le lecteur de donner une attention particulière à l'extrait qui va suivre. Ceux qui se rappellent l'aigreur violente avec laquelle l'homme dont il est question attaqua Lord Byron, à une époque de crise où son coeur et sa réputation étaient le plus vulnérables, éprouveront, si je ne me trompe, en lisant les pensées suivantes, un agréable saisissement d'admiration, seul capable de donner une idée complète du noble et généreux plaisir que Byron dut éprouver en les exprimant.
«Le pauvre Scott n'est plus. Dans l'exercice de sa vocation, il avait enfin imaginé de se faire le sujet des recherches d'un greffier de police; mais il est mort en brave homme, et il s'était montré habile homme durant sa vie. Je le connaissais personnellement, quoique fort peu. Quoi qu'il fût mon aîné de plusieurs années, nous avions été camarades à l'école de grammaire de New-Aberdeen. Il ne se conduisit pas très-bien envers moi, il y a quelques années, en sa qualité d'éditeur de journal, mais il n'était point du tout obligé à se conduire autrement. Le moment offrait une trop forte tentation à plusieurs de mes amis et à tous mes ennemis. À une époque où tous mes parens (hormis un seul) se séparèrent de moi, comme les feuilles se séparent de l'arbre sous le souffle des vents d'automne, et où le petit nombre de mes amis devint encore plus petit;--alors que toute la presse périodique (je veux dire la presse quotidienne et hebdomadaire, et non la presse littéraire) se déchaînait contre moi en toutes sortes de reproches, et que, par une étrange exception, le Courrier et l'Examiner renoncèrent à leur opposition ordinaire,--le journal dont Scott avait la direction ne fut ni le dernier ni le moins vif à me blâmer. Il y a deux ans, je rencontrai Scott à Venise, lorsqu'il était plongé dans la douleur par la mort de son fils, et qu'il avait connu, par expérience, l'amertume des pertes domestiques. Il me pressa beaucoup alors de retourner en Angleterre; et quand je lui eus dit avec un sourire qu'il avait été autrefois d'une opinion contraire, il me répliqua «que lui et d'autres avaient été grandement abusés, et qu'on avait pris beaucoup de peines, et même des moyens extraordinaires, pour les exciter contre moi.» Scott n'est plus, mais plus d'un témoin de ce dialogue est encore en vie. C'était un homme de très-grands talens, et qui avait beaucoup d'acquis. Il avait fait son chemin comme homme littéraire, avec un brillant succès, et en peu d'années. Le pauvre diable! Je me rappelle sa joie lors d'un rendez-vous qu'il avait obtenu ou devait obtenir de sir James Mackintosh, et qui l'empêcha d'étendre plus loin ses voyages en Italie (si ce n'est par une course rapide à Rome). Je songeais peu à quoi cela le conduirait. La paix soit avec lui!--et puissent toutes les fautes que l'humanité ne peut éviter, lui être aussi facilement pardonnées que la petite injure qu'il avait faite à un homme qui respectait ses talens et qui regrette sa perte!»
En réponse aux plaintes que M. Bowles avait articulées dans son pamphlet, pour une accusation d'hypocondrie qu'il supposait avoir été portée contre lui par son adversaire, M. Gilchrist, le noble écrivain s'exprime ainsi:
«Je ne puis concevoir qu'un homme en parfaite santé soit fort affecté par une telle accusation, puisque sa constitution et sa conduite doivent la réfuter amplement. Mais si le reproche était vrai, à quel grief se réduit-il?--à une maladie de foie. Je le dirai au monde entier,» s'écriait le savant Smelfungus.--Vous feriez mieux (répondis-je) de le dire à votre médecin.» Il n'y a rien de déshonorant dans une pareille affection, qui est plus particulièrement la maladie des gens de lettres. Ç'a été l'infirmité d'hommes bons, sages, spirituels et même gais. Regnard, auteur des meilleures comédies françaises, après Molière, était atrabilaire, et Molière lui-même était mélancolique. Le docteur Johnson, Gray et Burns furent tous plus ou moins affectés de l'hypocondrie par intervalles. Ce fut le prélude de la maladie plus sérieuse de Collins, Cowper, Swift et Smart; mais il ne s'ensuit nullement qu'un accès de cette affection doive se terminer ainsi. Mais, dût cette terminaison être nécessaire,
Ni les bons, ni les sages n'en sont exempts;
La folie,--la folie seule n'y est pas sujette.
Penrose.
»...... Mendehlson et Bayle étaient parfois tellement accablés par cette humeur noire, qu'ils étaient obligés de recourir à voir «les marionnettes» et «à compter les tuiles des maisons situées vis-à-vis;» afin de se distraire. Docteur Johnson, par momens, «aurait donné un membre pour recouvrer ses esprits.»..................... .................................................
»Page 14, nous lisons l'assertion bien nette que l'Héloïse seule suffit pour le convaincre (Pope) d'une licence grossière.» Ainsi donc, M. Bowles accuse Pope d'une licence grossière, et fonde le grief sur un poème. La licence est un «grand peut-être» vu les moeurs du tems;--quant à l'épithète grossière, j'en nie positivement l'application. Au contraire, je crois que jamais sujet semblable ne fut et ne put être traité par aucun poète avec tant de délicatesse, mêlée en même tems à une passion si vraie et si intense. L'Atys de Catulle est-il licencieux? Non, certes; et pourtant Catulle est souvent un écrivain graveleux. Le sujet est presque le même, excepté qu'Atys fut le suicide de sa virilité, et qu'Abailard en fut la victime.
»La licence de l'histoire n'était pas de Pope:--c'était un fait. Tout ce qu'il y avait de grossier, il l'a adouci; tout ce qu'il y avait d'indécent, il l'a purifié; tout ce qu'il y avait de passionné, il l'a embelli; tout ce qu'il y avait de religieux, il l'a sanctifié. M. Campbell a admirablement établi cela en peu de mots (je cite de mémoire), en déterminant la différence de Pope et de Dryden, et en marquant où pèche ce dernier. «Je crains, dit-il, si le sujet d'Héloïse était tombé dans les mains de Dryden, que ce poète ne nous eût donné qu'une peinture sensuelle de la passion.» Jamais la délicatesse de Pope ne se dévoila plus que dans ce poème. Avec les aventures et les lettres d'Héloïse, il a fait ce que nul autre esprit que celui du meilleur et du plus pur des poètes n'eût pu accomplir avec de tels matériaux. Ovide, Sappho (dans l'ode qu'on lui attribue),--tout ce que nous avons de poésie ancienne et moderne, se réduit à rien, en comparaison de cette production.
»Ne parlons plus de cette accusation banale de licence. Anacréon n'est-il pas étudié dans nos écoles?--traduit, loué, imprimé et réimprimé?.... et les écoles et les femmes anglaises en sont-elles plus corrompues? Quand vous aurez jeté au feu les anciens, il sera tems de dénoncer les modernes. La licence!--il y a plus d'immoralité réelle et de licence destructive dans un seul roman français en prose, dans une hymne morave ou dans une comédie allemande, que dans toute la poésie qui fut jamais écrite ou chantée depuis les rapsodies d'Orphée. L'anatomie sentimentale de Rousseau et de Mme de Staël sont beaucoup plus formidables que n'importe quelle quantité de vers. Ces auteurs sont à craindre, parce qu'ils détruisent les principes en raisonnant sur les passions; tandis que la poésie est elle-même passionnée, et ne fait pas de système. Elle attaque: mais elle n'argumente pas; elle peut avoir tort, mais elle n'a pas de prétentions à avoir toujours raison.»
M. Bowles s'étant plaint, dans son pamphlet, d'avoir reçu une lettre anonyme, Lord Byron commente ainsi cette circonstance:
«Je tombe d'accord avec M. Bowles que l'intention de l'écrit était de le troubler; mais je crains que lui, M. Bowles, n'ait répondu lui-même à cette intention en accusant publiquement réception de la critique. Un écrivain anonyme n'a qu'un moyen de connaître l'effet de son attaque. En cela, il a l'avantage sur la vipère; il sait que son poison a fait effet, quand il entend crier sa victime:--le reptile est sourd. La meilleure réponse à un avis anonyme est de n'en point donner connaissance, ni directement ni indirectement. Je voudrais que M. Bowles pût voir seulement une ou deux des mille lettres de ce genre que j'ai reçues dans le cours de ma vie littéraire, qui, bien que commencée de bonne heure, ne s'est pas encore étendue jusqu'au tiers de la sienne comme auteur. Je ne parle que de ma vie littéraire;--si j'ajoutais ma vie privée, je pourrais doubler la somme des lettres anonymes. S'il pouvait voir la violence, les menaces, l'absurdité complète de ces épîtres, il rirait, et moi aussi, et nous y gagnerions tous deux.
»Par exemple, dans le dernier mois de l'année présente (1821), j'ai eu ma vie menacée de la même manière que la réputation de M. Bowles l'avait été, excepté que la dénonciation anonyme était adressée au cardinal-légat de la Romagne, au lieu de l'être à ***. Je mets ci-joint le texte italien de la menace dans sa barbare, mais littérale exactitude, afin que M. Bowles puisse être convaincu; et comme c'est la seule promesse de paiement que les Italiens remplissent fidèlement, ma personne a donc été au moins aussi exposée à «un coup de feu dans l'obscurité,» tiré par John Heatherblutter (voir Waverley), que la gloire de M. Bowles ne le fut jamais aux vengeances d'un journaliste. Je fis néanmoins à cheval et seul, pendant plusieurs heures (dont partie à la nuit tombante), mes promenades quotidiennes dans la forêt; et cela, parce que c'était «mon habitude de l'après-midi;» et que je crois que si le tyran ne peut éviter le coup au milieu de ses gardes (lorsque le sort en est écrit), à plus forte raison les individus moins puissans verraient échouer toutes leurs précautions.»
J'ai un plaisir particulier à extraire le passage suivant, où Byron rend un juste hommage aux mérites de mon révérend ami comme poète.
«M. Bowles n'a aucune raison de le céder à d'autres qu'à M. Bowles. Comme poète, l'auteur du Missionnaire peut concourir avec les premiers de ses contemporains. Je rappellerai que mes opinions sur la poésie de M. Bowles furent écrites long-tems avant la publication de son dernier et meilleur poème; et dire d'un auteur que son dernier poème est son meilleur, c'est faire de lui le plus grand éloge. M. Bowles peut prendre une légitime et honorable place parmi ses rivaux vivans, etc., etc., etc.»
Parmi les diverses additions destinées pour ce pamphlet, et envoyées à Murray à différens intervalles, je trouve les passages suivans qui sont assez curieux.
«Il est digne de remarque, après toute cette criaillerie sur «la nature de salon,» et «les images artificielles,» que Pope fut le principal inventeur de ce moderne système de jardins, dont les Anglais se font gloire. Il partage cet honneur avec Milton. Écoutez Warton: «Il semble évident par-là que cet art enchanteur des jardins modernes, dans lequel ce royaume prétend à une supériorité incontestable sur toutes les nations de l'Europe, doit principalement son origine et ses perfectionnemens à deux grands poètes, Milton et Pope.»
»Walpole (ce n'est pas l'ami de Pope) avance que Pope forma le goût de Kent, et que Kent fut l'artiste à qui les Anglais sont surtout redevables de la diffusion «du bon goût dans la disposition des terrains.» Le dessin du jardin du prince de Galles a été fait d'après Pope à Twickenham. Warton applaudit à ses extraordinaires efforts d'art et de goût, pour produire tant de scènes variées sur un emplacement de cinq acres. Pope fut le premier qui ridiculisa «le goût faux français, hollandais, affecté et contre nature, dans la composition des jardins» tant en prose qu'en vers. (Voir, pour la prose, le Guardian.) «Pope a donné plusieurs de nos principales et meilleures règles et observations sur l'architecture et sur l'art des jardins.» (Voir l'Essai de Warton, vol. II, p. 237, etc., etc.)
»Or, après cela, c'est une honte que d'entendre nos Lakistes sur «la verdure de Kendal» et nos bucoliques Cockneys, crier à tue-tête (les derniers dans un désert de briques et de mortier) après la nature, et les habitudes artificielles et sédentaires de Pope. Pope avait vu de la nature tout ce que l'Angleterre seule peut montrer. Il fut élevé dans la forêt de Windsor, et au milieu des beaux paysages d'Eton; il vécut familièrement et fréquemment dans les maisons de campagne des Bathurst, Cobham, Burlington, Peterborough, Digby et Bolingbroke; et dans cette liste des châteaux de plaisance, il faut placer Stowe. Il a fait de son petit jardin «de cinq acres» un modèle pour les princes et pour les premiers de nos artistes qui surent imiter la nature. Warton pense que «le plus charmant des ouvrages de Kent fut exécuté sur le modèle donné par Pope,--du moins dans l'entrée et les ombrages secrets de la vallée de Vénus».
»Il est vrai que Pope fut infirme et difforme; mais il pouvait se promener à pied, monter à cheval (il alla une fois à cheval d'Oxford à Londres), et il avait le renom d'une excellente vue. Sur un arbre du domaine de lord Bathurst, sont gravés ces mots: «Ici Pope chanta.» Il composa sous cet arbre. Bolingbroke, dans l'une de ses lettres, se représente, lui et Pope, écrivant au milieu d'une prairie. Nul poète n'admira plus la nature, ni ne s'en servit mieux que Pope n'a fait, comme je me charge de le prouver d'après ses oeuvres, prose et vers, si rien ne me détourne d'un travail si aisé et si agréable. Je me rappelle je ne sais quel passage de Walpole sur un gentilhomme qui voulait donner des instructions pour la disposition de quelques saules à un homme qui avait long-tems servi Pope dans ses terres. «Oui, monsieur, répliqua cet homme, je comprends; vous voudriez qu'ils se penchassent d'une manière un peu poétique.» Or, cette petite anecdote, fût-elle seule, suffirait pour prouver combien Pope avait de goût pour la nature, et quelle impression il avait produite sur un esprit ordinaire. Mais j'ai déjà cité Warton et Walpole (tous deux ennemis de Pope), et s'il en était besoin, je pourrais citer amplement Pope lui-même pour les hommages nombreux qu'il a rendus à la nature, et dont aucun poète du jour n'a même approché.»
»Sa supériorité en divers genres est réellement merveilleuse: architecture, peinture, jardins, tout est soumis également à son génie. Rappelons-nous que les jardins anglais ont pour but d'embellir une nature pauvre, et que sans eux l'Angleterre n'est qu'un pays de haies et de fossés, de bornes et de barrières, de bruyères et autres monotonies, depuis que les principales forêts ont été abattues. C'est, en général, bien loin d'être un pays pittoresque. Il n'en est pas de même de l'Écosse, du pays de Galles, et de l'Irlande; j'excepte encore les comtés des lacs et le Derbyshire, avec Éton, Windsor, ma chère Harrow-on-the-Hill, et quelques endroits, près de la côte. Dans l'abondance actuelle «des grands poètes du siècle» et des écoles de poésie--dénomination qui, comme celles d'écoles d'éloquence, et d'écoles de philosophie ne s'est introduite que lorsque la décadence de l'art s'est étendue avec le nombre des maîtres,--dans l'époque actuelle, dis-je, il s'est élevé deux espèces de naturistes;--la secte des lakistes, qui gémissent sur la nature parce qu'ils vivent dans le Cumberland; et leur sous-secte (qu'on a malicieusement nommée l'école des Cockneys), formée de gens qui sont pleins d'enthousiasme pour la campagne, parce qu'ils vivent à Londres. Il est à remarquer que les champêtres fondateurs de l'école sont très-disposés à désavouer toute connexion avec leurs imitateurs de la capitale, qu'ils critiquent peu gracieusement, et à qui ils donnent les noms de Cockneys, d'athées, de fous, de mauvais écrivains, et autres épithètes non moins dures qu'injustes. Je pense comprendre les prétentions du poète aquatique de Windermere à ce que M. Bowles appelle un enthousiasme pour les lacs, les montagnes, les asphodèles et les jonquilles; mais je serais charmé d'apprendre le fondement de la propension citadine de leurs imitateurs pour le même noble sujet. Southey, Wordsworth et Coleridge ont parcouru la moitié de l'Europe, et vu la nature dans la plupart de ses formes variées, (quoique, à mon avis, ils n'en aient pas toujours tiré un bon parti); mais qu'ont vu les autres,--qu'ont-ils vu de la terre, de la mer et de la nature? Pas la moitié, ni même la dixième partie de ce que Pope avait vu. Eux qui rient de sa Forêt de Windsor, ont-ils jamais rien vu de Windsor, que ses briques?
»Quand ils auront réellement vu la vie,--quand ils l'auront sentie,--quand ils auront voyagé au-delà des lointaines limites des déserts de Middlesex,--quand ils auront franchi les Alpes d'Highgate, et suivi jusqu'à ses sources le Nil de la New-River,--alors, et seulement alors, ils pourront se permettre de dédaigner Pope, qui avait été près du pays de Galles, sinon dans le pays même, quand il décrivait si bien les oeuvres artificielles du bienfaiteur de la nature et de l'humanité, de l'homme de Ross, dont le portrait, encore suspendu dans la salle de l'auberge, a si souvent fixé mes regards en me pénétrant de respect pour la mémoire de l'original, et d'admiration pour le poète sans qui cet homme, malgré la durée même de ses bonnes oeuvres qui existent encore; aurait à peine conservé son honorable renommée. ...............................................
»Si ces gens-là n'avaient rien dit de Pope, ils auraient pu rester seuls dans leur gloire; car je n'eusse rien dit ou pensé sur eux et leurs absurdités. Mais s'ils s'attaquent au petit rossignol de Twickenham, d'autres pourront l'endurer,--mais non pas moi. Ni le tems, ni la distance; ni la douleur, ni l'âge, ne diminueront jamais ma vénération pour celui qui est le plus grand poète moraliste de tous les tems, de tous les climats, de tous les sentimens, et de toutes les conditions de la vie. C'est lui qui fut le charme de mon enfance, et l'étude de mon âge mûr, c'est lui peut-être qui sera la consolation de ma vieillesse (si le destin m'y laisse parvenir). La poésie de Pope est le livre de la vie. Sans hypocrisie, et sans dédaigner non plus la religion, il a rassemblé et revêtu de la plus belle parure tout ce qu'un homme de bien, un grand homme peut recueillir de sagesse morale. Sir William Temple fait observer «que de tous les individus de l'espèce humaine, qui vivent dans l'espace de mille ans, pour un homme qui naît capable de faire un grand poète, il y en a des milliers capables de faire d'aussi grands généraux et d'aussi grands ministres que les plus célèbres dont parle l'histoire.» C'est l'opinion d'un homme d'état sur la poésie; elle fait honneur à sir Temple et à l'art. Ce poète, qui ne se rencontre que dans l'espace de mille ans, fut Pope. Mille ans s'écouleront avant qu'on en puisse espérer un second pour notre littérature. Mais elle peut s'en passer;--car Pope, lui seul, est une littérature entière.
»Un mot sur la traduction d'Homère, si brutalement traitée. «Le docteur Clarke, dont l'exactitude critique est bien connue, n'a pas été capable de noter plus de trois ou quatre contre-sens dans toute l'Iliade. Les fautes réelles de la traduction sont d'une espèce différente.» Ainsi parle Warton, humaniste lui-même. Il est donc évident que Pope a évité le défaut principal d'une traduction. Quant aux autres fautes, elles consistent à avoir fait un beau poème anglais d'un poème grec sublime. Cette traduction durera toujours. Cowper et tous les autres faiseurs de vers blancs, auront beau faire, ils n'arracheront jamais Pope des mains d'un seul lecteur sensé et sensible.
»Le principal caractère des classes inférieures de la nouvelle école poétique, est la vulgarité. Par ce mot, je n'entends pas la bassesse, mais ce qu'on appelle «la mesquinerie.» Un homme peut être bas sans être vulgaire, et réciproquement. Burns est souvent bas, mais jamais vulgaire. Chatterton n'est jamais vulgaire, ni Wordsworth non plus, ni les meilleurs poètes de l'école Lakiste, quoiqu'ils traitent de tous les plus bas détails de la vie. C'est dans leur parure même que les poètes inférieurs de la nouvelle école sont le plus vulgaires, et c'est par là qu'ils peuvent être aussitôt reconnus; comme ce que nous appelions à Harrow un homme endimanché, pouvait être facilement distingué d'un gentilhomme, quoiqu'il eût les habits les mieux faits et les bottes les mieux cirées;--probablement parce qu'il avait coupé les uns ou nettoyé les autres de sa propre main.
»Dans le cas actuel, je parle des écrits, et non des personnes, car je ne sais rien des personnes; quant aux écrits, j'en juge d'après ce que j'y trouve. Ces hommes peuvent avoir un caractère honorable et un bon ton; mais ils prennent à tâche de cacher cette dernière qualité dans les ouvrages qu'ils publient. Ils me rappellent M. Smith et les miss Broughtons à Hampstead dans Evelina. Sur ces points (du moins en fait de vie privée), j'ai la prétention d'avoir quelque peu d'expérience, parce que, dans le cours de mon jeune âge, j'ai vu un peu de toute espèce de société, depuis le prince chrétien, le sultan musulman, et les hautes classes des états de l'un et de l'autre, jusqu'au boxeur de Londres, au muletier espagnol, au derviche turc, au montagnard écossais, et au brigand albanais;--pour ne pas parler des curieuses variétés de la société italienne. Loin de moi de présumer qu'il y ait ou puisse y avoir quelque chose qui ressemble à une aristocratie de poètes; mais il y a une noblesse de pensées et d'expressions ouverte à tous les rangs, et dérivée en partie du talent, et en partie de l'éducation;--noblesse que l'on trouve dans Shakspeare, Pope et Burns, non moins que dans Dante et Alfieri, mais que l'on ne peut apercevoir nulle part dans les faux oiseaux et faux bardes du petit choeur de M. Hunt. Si l'on me demandait de définir ce que c'est que le bon ton, je dirais qu'on ne peut le définir que par les exemples--de ceux qui l'ont, et de ceux qui ne l'ont pas. Je dirais que, dans l'usage de la vie, la plupart des militaires, mais peu de marins, plusieurs hommes de rang, mais peu de légistes en font preuve; qu'il est plus fréquent chez les auteurs (quand ils ne sont pas pédans), que chez les théologiens; que les maîtres d'escrime en ont plus que les maîtres de danse, et les chanteurs que les acteurs ordinaires; et qu'il est plus généralement répandu parmi les femmes que parmi les hommes. En poésie comme en toute sorte de composition en général, il ne constituera jamais à lui seul un poète ou un poème; mais sans lui, ni poète ni poème ne vaudront jamais rien. C'est le sel de la société, et l'assaisonnement de la composition. La vulgarité est cent fois pire que la franche licence; car celle-ci admet l'esprit, la gaîté et quelquefois un sens profond, tandis que la première est un misérable avortement de toute idée, et une insignifiance absolue. La vulgarité ne dépend point de la bassesse des sujets, ni même de la bassesse du langage, car Fielding se complaît dans l'une et l'autre;--mais est-il jamais vulgaire? Non. Vous voyez l'homme bien élevé, le gentilhomme, le lettré, jouer avec bon sujet;--en être le maître, non l'esclave. L'écrivain vulgaire l'est d'autant plus que son sujet est plus élevé; tel homme qui montrait la ménagerie de Pidcock avait coutume de dire: «Cet animal, messieurs, est l'aigle du soleil d'Archangel en Russie........................................127
Dans une note sur un passage relatif aux vers de Pope sur lady Mary W. Montague, il dit:
«Je crois pouvoir montrer, s'il en était besoin, que lady Mary W. Montague fut aussi grandement blâmable dans cette affaire, non pour l'avoir repoussé, mais pour l'avoir encouragé; mais j'aimerais mieux éluder cette tâche,--quoique lady Mary dût se rappeler son propre vers:
»J'admire à tel point cette noble dame,--sa beauté, ses talens,--que je ne plaiderais contre elle qu'à contre-coeur. Je suis d'ailleurs si attaché au nom même de Marie, que, comme dit Johnson: «Si vous appeliez un chien Harvey, je l'aimerais.» Pareillement, si vous appeliez Marie une femelle de l'espèce canine, je l'aimerais mieux que tous les autres individus du même sexe (bipèdes ou quadrupèdes) différemment nommés. Lady Montague était une femme extraordinaire; elle pouvait traduire Épictète, et cependant écrire un chant digne d'Aristippe. Les vers:
Quand les longues heures consacrées au public sont passées,
Et qu'enfin nous nous trouvons ensemble avec du champagne et un poulet,
Puissent les plus tendres plaisirs nous faire chérir cet instant!
Loin de nous la gêne et la crainte!
Dans l'oubli ou le mépris des airs de la foule,
Lui peut renoncer à la retenue, et moi à la fierté,
Jusques, etc., etc., etc.
»Eh bien! M. Bowles!--que dites-vous d'un tel souper avec une telle femme? et de la description qu'elle-même en donne? Son «champagne» et son «poulet» ne valent-ils pas une forêt ou deux? N'est-ce pas de la poésie? Il me semble que cette stance contient la «pensée» de toute la philosophie d'Épicure.--Je veux dire la philosophie pratique de son école, et non pas les préceptes du maître; car j'ai été trop long-tems à l'université pour ne pas savoir que le philosophe fut un homme fort modéré. Mais après tout, quelques-uns de nous n'auraient-ils pas été aussi fous que Pope? Pour ma part, je m'étonne qu'avec sa sensibilité, avec la coquetterie de la dame, et après son désappointement, il n'eût pas fait plus que d'écrire quelques vers qu'on doit condamner s'ils sont faux, et regretter s'ils sont vrais.»
LETTRE CCCCXXIV.
A M. HOPPNER.
Ravenne, 11 mai 1821.
«Si j'avais su vos idées à l'égard de la Suisse, je les aurais adoptées sur-le-champ: maintenant que la chose est faite, je laisserai Allegra dans son couvent, où elle me semble bien portante et heureuse pour le moment. Mais je vous serai fort obligé si vous prenez des informations, quand vous serez dans les cantons, sur les meilleures méthodes qu'on y suit pour l'éducation des filles, et que vous me fassiez savoir le résultat de vos réflexions. C'est une consolation pour moi que M. et Mrs. Shelley m'aient écrit pour m'approuver entièrement d'avoir placé l'enfant chez les religieuses pour le moment. Je puis prendre à témoin toute ma conduite, attendu que je n'ai épargné ni soins, ni tendresse, ni dépenses, depuis que l'enfant m'a été envoyé. Le monde peut dire ce qu'il lui plaît, je me contenterai de ne pas mériter (dans cette occasion) qu'on parle mal de moi.
»L'endroit est un petit bourg de campagne en bon air; il y a un vaste établissement d'éducation où sont placés beaucoup d'enfans, dont quelques-uns d'un rang élevé. Comme campagne, ce séjour est moins exposé aux objections de tout genre. Il m'a toujours paru que la corruption morale en Italie ne procède pas de l'éducation du couvent, puisque, à ma connaissance, les filles sortent de leurs couvens dans une innocence portée même jusqu'à l'ignorance du mal moral, mais que la faute en est due à l'état de société où elles sont immédiatement plongées au sortir du couvent. C'est comme si l'on élevait un enfant sur une montagne, et qu'on le mît ensuite à la mer, qu'on l'y jetât pour l'y faire nager. Toutefois le mal, quoique encore trop général, s'évanouit en partie, depuis que les femmes sont plus libres de se marier par inclination; c'est aussi, je crois, le cas en France. Et, après tout, qu'est la haute société d'Angleterre? D'après ma propre expérience, et tout ce que j'ai vu et entendu (et j'ai vécu dans la société la plus élevée et la meilleure, comme on dit), la corruption ne peut nulle part être plus grande. En Italie pourtant elle est, ou plutôt elle était plus systématisée; mais aujourd'hui on rougit d'un serventisme régulier. En Angleterre, le seul hommage qu'on rende à la vertu est l'hypocrisie. Je parle, bien entendu, du ton de la haute société;--les classes moyennes sont peut-être très-vertueuses.
»Je n'ai encore lu, ni même reçu, aucun exemplaire de la lettre sur Bowles; certes, je serais charmé de vous l'envoyer. Comment va Mrs. Hoppner? très-bien, j'espère. Faites-moi savoir quand vous partez. Je regrette de ne pouvoir me trouver avec vous cet été dans les Alpes bernoises, comme j'en avais l'espoir et l'intention. Mes plus profonds respects à madame.
»Je suis à jamais, etc.
»P. S. J'ai donné à un musicien une lettre pour vous il y a déjà quelque tems; vous l'a-t-il présentée? Peut-être vous pourriez l'introduire chez les Ingrams et autres dilettanti. Il est simple et modeste,--deux qualités extraordinaires dans sa profession,--et il joue du violon comme Orphée ou Amphion. C'est pitié qu'il ne puisse faire mettre Venise en branle pour chasser le tyran brutal qui la foule aux pieds.»
LETTRE CCCCXXV.
A M. MURRAY.
14 mai 1821.
«Un journal de Milan annonce que la pièce a été représentée et universellement condamnée. Comme l'opposition a été vaine, la plainte serait inutile. Je présume toutefois, dans votre intérêt (sinon dans le mien), que vous et mes autres amis aurez au moins publié mes différentes protestations contre la mise en scène de la tragédie, et montré que Elliston, en dépit de l'auteur, l'a transportée de force sur le théâtre. Il serait absurde de dire que cela ne m'a pas grandement vexé; mais je ne suis point abattu, et je ne recourrai pas à l'ordinaire ressource de blâmer le public, qui était dans son droit,--ou mes amis de n'avoir pas empêché--ce qu'ils ne pouvaient empêcher, pas plus que moi,--la représentation donnée malgré nous par un directeur qui croyait faire une bonne spéculation. C'est un malheur que vous ne leur ayez pas montré combien la pièce était peu propre au théâtre, avant de la publier, et que vous n'ayez pas exigé des directeurs la promesse de ne pas la représenter. En cas de refus de leur part, nous ne l'eussions pas publiée du tout. Mais c'est trop tard.
»Tout à vous.
»P. S. Je vous envoie les lettres de M. Bowles; remerciez-le en mon nom de sa bonne foi et de sa bonté.--De plus, une lettre pour Hodgson, que je vous prie de remettre promptement. Le journal de Milan dit que c'est moi «qui ai poussé à la représentation!!!» c'est encore plus plaisant. Mais ne vous inquiétez pas: si (comme il est probable) la folie d'Elliston nuit à la vente, je suis prêt à faire toute déduction convenable, ou même à annuler entièrement votre traité.
»Vous ne publierez pas, sans doute, ma défense de Gilchrist, parce qu'après les bons procédés de M. Bowles, elle serait par trop dure.
»Apprenez-moi les détails; car je ne sais encore que le fait pur et simple.
»Si vous saviez ce que j'ai eu à supporter par la faute de ces gueux de Napolitains, vous vous en amuseriez; mais tout est apparemment fini. On semblait disposé à rejeter tout le complot et tous les plans de ce pays sur moi principalement.»
LETTRE CCCCXXVI.
A M. MOORE.
14 mai 1821.
«S'il y a dans la lettre à Bowles quelque passage qui (sans intention de ma part, autant que je me rappelle le contenu) vous ait causé de la peine, vous êtes pleinement vengé; car je vois par un journal italien, que nonobstant toutes les remontrances que j'ai fait faire par mes amis (et par vous-même entre autres), les directeurs ont persisté à vouloir représenter la tragédie, et qu'elle a été «unanimement sifflée!!!» Telle est la consolante phrase du journal milanais (lequel me déteste cordialement, et me maltraite, en toute occasion, comme libéral), avec la remarque additionnelle que c'est moi qui ai «fait représenter la pièce» de mon plein gré.
»Tout cela est assez vexatoire, et semble une sorte de calvinisme dramatique,--de damnation prédestinée, sans la faute même du pêcheur. J'ai pris toutes les peines que peut prendre un pauvre mortel pour prévenir cette inévitable catastrophe,--et d'une part, en faisant des appels de tous genres au lord Chamberlain,--d'autre part, en m'adressant à ces diables de directeurs eux-mêmes; mais comme la remontrance fut vaine, la plainte est inutile. Je ne comprends pas cela,--car la lettre de Murray du 24, comme toutes ses lettres antérieures, me donnait les plus fortes espérances qu'il n'y aurait pas de représentation. Jusqu'à présent, je ne connais que le fait, que je présume être vrai, comme la nouvelle est datée de Paris et du 30. Il faut qu'on ait mis une hâte d'enfer pour cette damnée tentative, puisque je n'ai pas même encore appris que la pièce ait été publiée; et si la publication n'eût eu lieu préalablement, les histrions n'eussent pas mis la main sur la tragédie. Le premier venu aurait pu voir d'un coup d'oeil qu'elle était souverainement impropre au théâtre; et ce petit accident n'en augmentera nullement le mérite dans le cabinet.
»Allons, la patience est une vertu, et elle devient parfaite, je présume, à force de pratique. Depuis l'an dernier (c'est-à-dire le printems de l'an dernier), j'ai perdu un procès de grande importance sur les houillères de Rochdale;--j'ai été la cause d'un divorce;--ma poésie a été dépréciée par Murray et par les critiques;--les hommes d'affaires ne m'ont pas permis de disposer de ma fortune pour un placement avantageux en Irlande;--ma vie a été menacée le mois dernier (on a fait courir ici une circulaire pour exciter à mon assassinat pour motifs politiques, et les prêtres ont répandu le bruit que j'étais dans une conspiration contre les Allemands); et enfin, ma belle-mère, s'est rétablie la dernière quinzaine, et ma pièce a été sifflée la semaine dernière: c'est comme «les vingt-huit infortunes d'Arlequin.» Mais il faut supporter tout cela. Je ne m'en serais pas tant inquiété, si nos voisins du Sud ne nous avaient point, par leurs sottises, fait perdre la liberté encore pour cinq cents ans.
»Connaissiez-vous John Keats? On dit qu'il a été tué par un article de la Quarterly sur lui, si toutefois il est mort, ce que je ne sais pas positivement. Je ne comprends pas cette faiblesse de sensibilité. Ce que j'éprouve est une immense colère pendant vingt-quatre heures; et je l'éprouve aujourd'hui, comme d'ordinaire,--à moins que cette fois elle ne dure plus long-tems. Il faut que je monte à cheval pour me tranquilliser. Tout à vous, etc.
»François Ier écrivait, après la bataille de Pavie: «Tout est perdu, fors l'honneur.» Un auteur sifflé peut dire l'inverse: «Rien n'est perdu, fors l'honneur.» Mais les chevaux attendent, et le papier est rempli. Je vous ai écrit la semaine dernière.»
LETTRE CCCCXXVII.
A M. MURRAY.
Ravenne, 19 mai 1821.
«Par les journaux de jeudi, et deux lettres de M. Kinnaird, j'ai vu que la gazette italienne avait menti italiennement, et que le drame n'avait pas été sifflé, et que mes amis étaient intervenus pour empêcher la représentation. Pourtant il semble que les directeurs continuent de jouer la pièce en dépit de nous tous: pour cela il faut que «nous les inquiétions un tantinet.» L'affaire sera portée devant les tribunaux; je suis déterminé à tenter les voies de la justice, et je ferai toutes les dépenses nécessaires. La raison du mensonge lombard est que les Autrichiens,--qui ont une inquisition établie en Italie, et la liste des noms de tous ceux qui pensent ou parlent d'une façon contraire à leur despotisme,--m'ont depuis cinq ans outragé sous toutes les formes dans la gazette de Milan, etc. Je vous ai écrit il y a huit jours sur ce sujet.
»Maintenant je serais charmé de connaître quel dédommagement M. Elliston me donnerait, non-seulement pour traîner mes écrits sur le théâtre en cinq jours, mais encore pour être cause que je suis resté quatre jours (du dimanche au jeudi matin, ce sont les seuls jours où la poste arrive) dans l'entière persuasion que la tragédie avait été représentée et «unanimement sifflée,» et cela avec la remarque additionnelle que c'était moi qui avais «mis la pièce au théâtre,» d'où il s'ensuivait qu'aucun de mes amis n'avait eu égard à mes réclamations. Supposez que je me fusse rompu un vaisseau, comme John Keats, ou fait sauter la cervelle dans un accès de fureur,--hypothèses qui n'eussent pas été improbables il y a quelques années. À présent je suis, par bonheur, plus calme que je ne l'étais, et cependant je ne voudrais pas avoir ces quatre jours à passer encore une fois pour--je ne sais combien128.
Note 128: (retour) Cette assertion de Byron est complètement confirmée par Mme Guiccioli, qui peint ainsi l'anxiété de son amant: Ma però la sua tranquillità era suo malgrado sovente alterata dalle pubbliche vicende, et dagli attacchi che spesso si direggevano a lui nei giornali come ad autore principalmente. Era in vano che egli protestava d'indifferenza per codesti attacchi. L'impressione non era è vero che momentanea, e purtroppo per una nobile fierezza sdegnava sempre di rispondere ai suoi detrattori. Ma per quanto fosse breve quella impressione, era però assai forte per farlo molto soffrire e per affliggere quelli che lo amavano. Tuttociò che ebbe luogo per la rappresentazione del suo Marino Faliero lo inquietò pure moltissimo, e dietro ad un articolo di una gazzetta di Milano in cui si parlava di quell' affare, egli mi scrisse così.--«Ecco la verità di ciò che io vi dissi pochi giorni fa, come vengo sacrificata in tutte le maniere senza sapere il perchè ed il come. La tragedia di cui si parla, non è (e non era mai) nè scritta nè adattata al teatro; ma non è però romantico il disegno, è piuttosto regolare--regolarissimo per l'unità del tempo, e mancando poco a quella del sito. Voi sapete bene se io aveva intenzione di farla rappresentare, poichè era scritta al vostro fianco, e nei momenti per certo più tragici per me come uomo che come autore,--perché voi eravate in affanno ed in pericolo. Intanto sento dalla vostra gazzetta che sia nata una cabala, un partito, e senza ch'io vi abbia presa la minima parte. Si dice che l'autore ne fece la lettura!!!--qui forse? a Ravenna? ed a chi? forse a Fletcher?--quel illustre letterato, etc., etc.» (Note de Moore.)
»Je vous écrivais pour soutenir votre courage, car le reproche est toujours inutile, et il irrite;--mais j'étais profondément blessé dans mes sentimens, en me voyant traîné comme un gladiateur à la destinée d'un gladiateur, par ce retiarius129, M. Elliston. Que veut dire ce diable d'homme avec son apologie et ses offres de dédommagement? N'est-ce pas le même cas que lorsque Louis XIV voulait acheter, à quelque prix que ce fût, le cheval de Sydney, et, en cas de refus, le prendre de force; Sydney tua son cheval d'un coup de pistolet. Je ne pouvais tirer un coup de pistolet à ma tragédie, mais j'eusse mieux aimé la jeter au feu que d'en permettre la représentation.
»J'ai déjà écrit près de trois actes d'une autre tragédie (dans l'intention de l'achever en cinq), et je suis plus inquiet que jamais sur les moyens de me garantir d'une pareille violation des égards littéraires et même de toute courtoisie et politesse.
»Si nous réussissons, tant mieux: si non, avant toute publication, nous requerrons de ces gens-là la promesse de ne pas jouer la pièce, promesse que je leur paierai (puisque l'argent est leur but), ou je ne laisserai pas publier,--ce que peut-être vous ne regretterez pas beaucoup.
»Le chancelier s'est conduit noblement. Vous aussi, vous vous êtes conduit de la manière la plus satisfaisante, et je ne puis trouver en faute que les acteurs et leur chef. J'ai toujours eu tant d'égards pour M. Elliston, qu'il aurait dû être le dernier à me causer de la peine.
»Il y a un horrible ouragan qui détonne au moment même où je vous écris, en sorte que je n'écris ni au jour, ni à la chandelle, ni à la lumière des torches, mais au feu des éclairs; les sillons de la foudre sont aussi brillans que les flammes les plus gazeuses de la compagnie du gaz hydrogène. Ma cheminée vient d'être renversée par un coup de vent;--encore un éclair! mais
Vous, élémens, je ne vous accuse pas d'ingratitude;
Je ne vous écrivis jamais franc de port, ni ne mis ma carte chez vous130.
comme je l'ai fait pour M. Elliston.
»Pourquoi ne m'écrivez-vous pas? Vous devriez au moins m'envoyer une ligne de détails: je ne sais rien encore que par Galignani et l'honorable Douglas.
»Eh bien! comment va notre controverse sur Pope? et le pamphlet? Il est impossible d'écrire des nouvelles: les gueux d'Autrichiens fouillent toutes les lettres.
»P. S. J'aurais pu vous envoyer beaucoup de commérage et quelques informations réelles, si toutes les lettres ne passaient point par l'inspection des barbares, et que je voulusse leur faire connaître autre chose que mon horreur pour eux. Ils n'ont vaincu que par trahison, soit dit en passant.»
LETTRE CCCCXXVIII.
A M. MOORE.
Ravenne, 20 mai 1821.
«Depuis ma lettre de la semaine dernière, j'ai reçu des lettres et des journaux anglais, qui me font apercevoir que ce que j'ai pris pour une vérité italienne est, après tout, un mensonge français de la Gazette de France. Celle-ci contient deux assertions ultra-fausses en deux lignes. En premier lieu, Lord Byron n'a pas fait représenter sa pièce, mais s'y est opposé; et secondement, elle n'est pas tombée, mais elle a continué d'être jouée, en dépit de l'éditeur, de l'auteur, du lord chancelier,--du moins jusqu'au Ier mai, date de mes dernières lettres. Vous m'obligerez beaucoup en priant madame la Gazette de France de se rétracter, ce à quoi elle est habituée, je présume. Je ne réponds jamais à la critique étrangère; mais ceci est un point de fait, et non de goût. Je suppose que vous me portez assez d'intérêt pour faire cela en ma faveur;--mais, sans doute, comme ce n'est que la vérité que nous voulons établir, l'insertion pourra être difficile.
»Comme je vous ai écrit depuis quelque tems de fréquentes et longues
lettres, aujourd'hui je ne vous ennuierai plus que d'une seule phrase:
c'est que vous ayez la bonté de vous conformer à ma demande; et je
présume que l'esprit du corps (est-ce du ou de? car ma science ne
va pas jusque-là) vous engagera suffisamment, comme un des nôtres, à
mettre cette affaire sous son véritable aspect. Croyez-moi toujours tout
à vous pour la vie et de coeur,
BYRON.
LETTRE CCCCXXIX.
A M. HOPPNER.
Ravenne, 25 mai 1821.
«Je suis très-content de ce que vous me dites de la Suisse, et j'y réfléchirai. Je préférerais que ma fille s'y mariât plutôt qu'ici pour cette raison. Quant à la fortune,--je lui en ferai une avec tout ce que je pourrai épargner (si je vis, et qu'elle se conduise bien); et si je meurs avant qu'elle soit établie, je lui ai laissé par testament cinq mille livres sterling, ce qui est, hors d'Angleterre, une assez jolie somme pour un enfant naturel. J'y ajouterai tout ce que je pourrai, si les circonstances me le permettent; mais, sans doute, cela est très-incertain, comme toutes les choses humaines.
»Vous m'obligerez beaucoup d'employer votre intervention pour rétablir les faits relatifs à la représentation, attendu que ces coquins paraissent organiser un système d'outrages contre moi, parce que je suis sur leur liste. Je me soucie peu de leur critique, mais c'est un point de fait. J'ai composé quatre actes d'une autre tragédie: ainsi vous voyez qu'ils ne peuvent m'effrayer.
»Vous savez, je présume, qu'ils ont actuellement une liste de tous les individus, résidant en Italie, qui ne les aiment pas:--la liste doit être longue. Leurs soupçons et leurs alarmes actuelles sur ma conduite et sur mes intentions présumées dans le dernier mouvement, ont été vraiment ridicules,--quoique, pour ne pas vous abuser, je m'y sois un peu mêlé. Ils ont cru ici, et croient encore ou affectent de croire, que c'est moi qui ai dressé le plan entier du soulèvement, et qui ai fourni les moyens, etc. Tout ceci a été fomenté par les agens des barbares. Ils sont ici fort nombreux, et, par parenthèse, l'un d'eux a reçu hier un coup de poignard; mais peu dangereux;--et quoique le jour où le commandant a été tué devant ma porte, en décembre dernier, je l'aie fait transporter dans ma maison, coucher dans le lit de Fletcher; et lui aie fait donner tous les secours jusqu'au dernier moment; quoique personne n'eût osé lui donner asyle chez soi, et qu'on le laissât périr la nuit dans la rue; cependant on répandit, il y a trois mois, un papier qui me dénonçait comme le chef des libéraux, et qui excitait à m'assassiner. Mais cela ne me fera jamais taire, ni changer mes opinions. Tout cela est venu des barbares allemands.»
LETTRE CCCCXXX.
A M. MURRAY.
Ravenne, 25 mai 1821.
«Depuis quelques semaines, je n'ai pas reçu une ligne de vous. Or, je serais charmé de savoir d'après quel principe ordinaire ou extraordinaire vous me laissez sans autres informations que celles que je puise dans des journaux anglais et d'injurieuses gazettes italiennes (vu que les Allemands me haïssent comme charbonnier), tandis qu'il y a eu tout ce tumulte pour la pièce? Vous êtes un coquin!!!--Sans deux lettres de Douglas Kinnaird, j'aurais été aussi ignorant que vous êtes négligent.
»Eh bien! j'apprends que Bowles a maltraité Hobhouse! Si cela est vrai, il a rompu la trève, comme le successeur de Murillo, et je le traiterai comme Cochrane traita Esmeralda.
»Depuis que j'ai écrit le paquet ci-joint, j'ai achevé (mais non copié)
quatre actes d'une nouvelle tragédie. Quand j'aurai fini le cinquième
acte, je copierai le tout. C'est sur le sujet de Sardanapale, dernier
roi des Assyriens. Les mots de reine et de pavillon s'y rencontrent,
mais ce n'est point par allusion à sa majesté britannique, comme vous
pourriez vous l'imaginer en tremblant. Vous verrez un jour (si je finis
la pièce) comme j'ai fait Sardanapale brave (quoique voluptueux, comme
l'histoire le représente), et de plus, aussi aimable que mes pauvres
talens ont pu le rendre;--ainsi, ce ne peut être ni le portrait ni la
satire d'aucun monarque vivant. J'ai, jusqu'à présent, observé
strictement toutes les unités, et continuerai ainsi dans le cinquième
acte, si cela est possible; mais ce n'est pas pour le théâtre. Tout à
vous, en hâte et en haine, infidèle correspondant.»
N.
LETTRE CCCCXXXI.
A M. MURRAY.
Ravenne, 28 mai 1821.
«Depuis ma dernière, du 26 ou 25, j'ai fini mon cinquième acte de la tragédie intitulée Sardanapale. Mais maintenant il faut copier le tout, ce qui est un rude travail,--tant d'écriture que de lecture. Je vous ai écrit au moins six fois sans avoir de réponse, ce qui prouve que vous êtes un--libraire. Je vous prie de m'envoyer un exemplaire de l'édition du Plutarque de Langhorne, revue par M. Wrangham. Je n'ai que le texte grec, imprimé en caractères un peu fins, et la traduction italienne, qui est d'un style trop lourd, et aussi fausse qu'une proclamation patriotique des Napolitains. Je vous prie aussi de m'envoyer la Vie du magicien Apollonius de Tyane, publiée il y a quelques années. Elle est en anglais, et l'éditeur ou auteur est, je crois, ce que Martin Marprelate appelle un prêtre vantard.
»Tout à vous, etc.»
N.
LETTRE CCCCXXXII.
A M. MURRAY.
Ravenne, 30 mai 1821.
Cher Moray,
«Vous dites que vous m'avez écrit souvent; j'ai reçu seulement la vôtre du 11, laquelle est fort courte. Par le courrier d'aujourd'hui, je vous envoie, en cinq paquets, la tragédie de Sardanapale, fort mal écrite: peut-être Mrs. Leigh pourra vous aider à la déchiffrer. Vous voudrez bien en accuser réception par le retour du courrier. Vous remarquerez que les unités sont toutes strictement observées. La scène se passe toujours dans la même salle; la durée de l'action est celle d'une nuit d'été, environ neuf heures ou même moins, quoique la pièce commence avant le coucher du soleil, et ne finisse qu'après son lever. Dans le troisième acte, quand Sardanapale demande un miroir pour se voir en armes, songez à citer le passage latin de Juvénal sur Othon (homme d'un caractère semblable, qui fit la même chose). Gifford vous aidera pour la citation. Le trait est peut-être trop familier, mais il est historique (pour Othon du moins), et naturel dans un caractère efféminé.»
LETTRE CCCCXXXIII.
A M. HOPPNER.
Ravenne, 31 mai 1821.
«Je vous envoie ci-joint une autre lettre, qui ne fera que confirmer ce que je vous ai dit.
»Quant à Allegra,--je prendrai pour elle une mesure décisive dans le courant de l'année; à présent, elle est si heureuse où elle est, que peut-être il vaudrait mieux qu'elle apprît son alphabet dans son couvent.
«Ce que vous dites de la Prophétie de Dante est la première nouvelle
que j'en reçois,--tout semble être plongé dans le tumulte causé par la
tragédie. Continuer ce poème!!--hélas! Qu'est-ce que Dante lui-même
pourrait prophétiser, aujourd'hui sur l'Italie? Toutefois, je suis
charmé que vous goûtiez cette oeuvre, mais je présume que vous serez
seul de votre opinion. Ma nouvelle tragédie est
achevée.»
.........................................
..................................................
LETTRE CCCCXXXIV.
A M. MOORE.
Ravenne, 4 juin 1821.
«Vous ne m'avez pas écrit dernièrement, quoiqu'il soit d'usage entre littérateurs bien élevés de consoler ses amis par ses observations dans les cas d'importance. Je ne sais si je vous ai envoyé mon élégie sur le rétablissement de lady ***131.
Voyez les félicités de mon fortuné sort,
Ma pièce tombe, et non pas lady ***.
»Les journaux (et peut-être votre correspondance.) vous auront fait connaître la conduite dramatique du directeur Elliston. Il est présumable que la pièce a été arrangée pour le théâtre par M. Dibdin, qui remplit l'office de tailleur dans les occasions semblables, et qui aura pris mesure avec son exactitude ordinaire. J'apprends que l'on continue toujours à me jouer,--trait d'entêtement dont je me console un peu en pensant qu'il aura vidé la bourse du discourtois histrion.
»Vous serez étonné d'apprendre que j'ai fini une autre tragédie en cinq actes, dans laquelle j'ai observé strictement toutes les unités. Elle a pour titre Sardanapale, et je l'ai envoyée en Angleterre par le dernier courrier. Elle n'est pas plus pour le théâtre que la première n'y fut destinée,--et je prendrai cette fois plus de précautions pour empêcher qu'on ne s'en empare.
»Je vous ai aussi envoyé, il y a quelques mois, une nouvelle lettre sur Bowles, etc.; mais il paraît à tel point touché des égards (c'est son expression) que j'eus pour lui dans la première épître, que je ne suis pas sûr de publier celle-ci, qui est un peu trop pleine de phrases «récréatives et surabondantes.» J'apprends par des lettres particulières de M. Bowles, que c'est vous qui étiez l'illustre littérateur en astérisques132. Qui donc y aurait songé? Vous voyez quel mal ce révérend personnage a fait en imprimant les notes sans nom. Comment diable pouvais-je supposer que les premiers quatre astérisques désignaient Campbell et non Pope, et que le nom laissé en blanc était celui de Thomas Moore? Vous voyez ce qui résulte d'être en intimité avec des ecclésiastiques. Les réponses de Bowles ne me sont pas parvenues, mais je sais d'Hobhouse, que lui (Hobhouse) y a été attaqué. En ce cas, Bowles aurait rompu la trève (que, par parenthèse, il avait lui-même proclamée), et il me faut avoir encore un démêlé avec lui.
»Avez-vous reçu mes lettres avec les deux ou trois dernières feuilles des mémoires?
»Il n'y a point ici de nouvelles très-intéressantes. Un espion allemand (se vantant de l'être) a reçu un coup de poignard la semaine dernière, mais le coup n'était pas mortel. Dès l'instant où j'appris qu'il s'était laissé aller à cette vanterie fanfaronne, il fut aisé pour moi, comme pour tout autre, de prédire ce qui lui adviendrait; c'est ce que je fis, et il reçut le coup deux jours après.
»L'autre nuit, une querelle sur une dame de l'endroit, entre ses divers amans, a occasioné à minuit une décharge de pistolets, mais personne n'a été blessé. Ç'a été toutefois un grand scandale:--la dame est plantée là par son amant,--pour être rebutée par son mari, pour cause d'inconstance à son légitime servente; elle s'est retirée toute confuse à la campagne, quoique nous soyons dans le fort de la saison de l'opéra. Toutes les femmes sont furieuses contre elle (attendu qu'elle était médisante) pour s'être laissée ainsi découvrir. C'est une jolie femme,--une comtesse ***,--un beau vieux nom visigoth ou ostrogoth.
»Et les Grecs! Qu'en pensez-vous? Ce sont mes vieilles connaissances;--mais je ne sais que penser. Espérons, néanmoins.
»Tout à vous.»
BYRON.