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Œuvres de P. Corneille, Tome 03

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La scène est à Rome, dans une salle de la maison d'Horace[680].

HORACE.

TRAGÉDIE.


ACTE I.


SCÈNE PREMIÈRE.

SABINE, JULIE.

SABINE.

Approuvez ma foiblesse, et souffrez ma douleur;
Elle n'est que trop juste en un si grand malheur:
Si près de voir sur soi fondre de tels orages,
L'ébranlement sied bien aux plus fermes courages;
Et l'esprit le plus mâle et le moins abattu5
Ne sauroit sans désordre exercer sa vertu.
Quoique le mien s'étonne à ces rudes alarmes,
Le trouble de mon cœur ne peut rien sur mes larmes,
Et parmi les soupirs qu'il pousse vers les cieux,
Ma constance du moins règne encor sur mes yeux:10
Quand on arrête là les déplaisirs d'une âme,
Si l'on fait moins qu'un homme, on fait plus qu'une femme.
Commander à ses pleurs en cette extrémité,
C'est montrer, pour le sexe, assez de fermeté.

JULIE.

C'en est peut-être assez pour une âme commune[681],15
Qui du moindre péril se fait une infortune[682];
Mais de cette foiblesse un grand cœur est honteux[683];
Il ose espérer tout dans un succès douteux.
Les deux camps sont rangés au pied de nos murailles;
Mais Rome ignore encor comme on perd des batailles.20
Loin de trembler pour elle, il lui faut applaudir:
Puisqu'elle va combattre, elle va s'agrandir.
Bannissez, bannissez une frayeur si vaine,
Et concevez des vœux dignes d'une Romaine.

SABINE.

Je suis Romaine, hélas! puisqu'Horace est Romain[684];25
J'en ai reçu le titre en recevant sa main;
Mais ce nœud me tiendroit en esclave enchaînée,
S'il m'empêchoit de voir en quels lieux je suis née.
Albe, où j'ai commencé de respirer le jour,
Albe, mon cher pays, et mon premier amour;30
Lorsqu'entre nous et toi je vois la guerre ouverte[685],
Je crains notre victoire autant que notre perte.
Rome, si tu te plains que c'est là te trahir,
Fais-toi des ennemis que je puisse haïr[686].
Quand je vois de tes murs leur armée et la nôtre,35
Mes trois frères dans l'une, et mon mari dans l'autre,
Puis-je former des vœux, et sans impiété
Importuner le ciel pour ta félicité?
Je sais que ton État, encore en sa naissance,
Ne sauroit, sans la guerre, affermir sa puissance;40
Je sais qu'il doit s'accroître, et que tes grands destins[687]
Ne le borneront pas chez les peuples latins;
Que les Dieux t'ont promis l'empire de la terre,
Et que tu n'en peux voir l'effet que par la guerre:
Bien loin de m'opposer à cette noble ardeur45
Qui suit l'arrêt des Dieux et court à ta grandeur,
Je voudrois déjà voir tes troupes couronnées,
D'un pas victorieux franchir les Pyrénées.
Va jusqu'en l'Orient pousser tes bataillons;
Va sur les bords du Rhin planter tes pavillons;50
Fais trembler sous tes pas les colonnes d'Hercule;
Mais respecte une ville à qui tu dois Romule.
Ingrate, souviens-toi que du sang de ses rois
Tu tiens ton nom, tes murs, et tes premières lois.
Albe est ton origine: arrête, et considère55
Que tu portes le fer dans le sein de ta mère.
Tourne ailleurs les efforts de tes bras triomphants;
Sa joie éclatera dans l'heur de ses enfants;
Et se laissant ravir à l'amour maternelle,
Ses vœux seront pour toi, si tu n'es plus contre elle.60

JULIE.

Ce discours me surprend, vu que depuis le temps
Qu'on a contre son peuple armé nos combattants,
Je vous ai vu pour elle autant d'indifférence
Que si d'un sang romain vous aviez pris naissance[688].
J'admirois la vertu qui réduisoit en vous65
Vos plus chers intérêts à ceux de votre époux;
Et je vous consolois au milieu de vos plaintes,
Comme si notre Rome eût fait toutes vos craintes.

SABINE.

Tant qu'on ne s'est choqué qu'en de légers combats[689],
Trop foibles pour jeter un des partis à bas,70
Tant qu'un espoir de paix a pu flatter ma peine,
Oui, j'ai fait vanité d'être toute Romaine.
Si j'ai vu Rome heureuse avec quelque regret,
Soudain j'ai condamné ce mouvement secret;
Et si j'ai ressenti, dans ses destins contraires,75
Quelque maligne joie en faveur de mes frères,
Soudain, pour l'étouffer rappelant ma raison,
J'ai pleuré quand la gloire entroit dans leur maison.
Mais aujourd'hui qu'il faut que l'une ou l'autre tombe,
Qu'Albe devienne esclave, ou que Rome succombe,80
Et qu'après la bataille il ne demeure plus
Ni d'obstacle aux vainqueurs, ni d'espoir aux vaincus,
J'aurois pour mon pays une cruelle haine,
Si je pouvois encore être toute Romaine,
Et si je demandois votre triomphe aux Dieux,85
Au prix de tant de sang qui m'est si précieux.
Je m'attache un peu moins aux intérêts d'un homme:
Je ne suis point pour Albe, et ne suis plus pour Rome;
Je crains pour l'une et l'autre en ce dernier effort,
Et serai du parti qu'affligera le sort.90
Égale à tous les deux jusques à la victoire,
Je prendrai part aux maux sans en prendre à la gloire;
Et je garde, au milieu de tant d'âpres rigueurs[690],
Mes larmes aux vaincus, et ma haine aux vainqueurs.

JULIE.

Qu'on voit naître souvent de pareilles traverses,95
En des esprits divers, des passions diverses!
Et qu'à nos yeux Camille agit bien autrement[691]!
Son frère est votre époux, le vôtre est son amant;
Mais elle voit d'un œil bien différent du vôtre
Son sang dans une armée, et son amour dans l'autre.100
Lorsque vous conserviez un esprit tout romain,
Le sien irrésolu, le sien tout incertain[692],
De la moindre mêlée appréhendoit l'orage,
De tous les deux partis détestoit l'avantage,
Au malheur des vaincus donnoit toujours ses pleurs,105
Et nourrissoit ainsi d'éternelles douleurs.
Mais hier, quand elle sut qu'on avoit pris journée,
Et qu'enfin la bataille alloit être donnée,
Une soudaine joie éclatant sur son front[693]....

SABINE.

Ah! que je crains, Julie, un changement si prompt!110
Hier dans sa belle humeur elle entretint Valère;
Pour ce rival, sans doute, elle quitte mon frère;
Son esprit, ébranlé par les objets présents,
Ne trouve point d'absent aimable après deux ans.
Mais excusez l'ardeur d'une amour fraternelle;115
Le soin que j'ai de lui me fait craindre tout d'elle;
Je forme des soupçons d'un trop léger sujet[694]:
Près d'un jour si funeste on change peu d'objet;
Les âmes rarement sont de nouveau blessées,
Et dans un si grand trouble on a d'autres pensées;120
Mais on n'a pas aussi de si doux entretiens,
Ni de contentements qui soient pareils aux siens.

JULIE.

Les causes, comme à vous, m'en semblent fort obscures;
Je ne me satisfais d'aucunes conjectures.
C'est assez de constance en un si grand danger125
Que de le voir, l'attendre, et ne point s'affliger;
Mais certes c'en est trop d'aller jusqu'à la joie.

SABINE.

Voyez qu'un bon génie à propos nous l'envoie.
Essayez sur ce point à la faire parler:
Elle vous aime assez pour ne vous rien celer.130
Je vous laisse. Ma sœur, entretenez Julie:
J'ai honte de montrer tant de mélancolie,
Et mon cœur, accablé de mille déplaisirs,
Cherche la solitude à cacher ses soupirs.

SCÈNE II

CAMILLE, JULIE.

CAMILLE.

Qu'elle a tort de vouloir que je vous entretienne[695]!135
Croit-elle ma douleur moins vive que la sienne,
Et que plus insensible à de si grands malheurs,
A mes tristes discours je mêle moins de pleurs?
De pareilles frayeurs mon âme est alarmée;
Comme elle[696] je perdrai dans l'une et l'autre armée:140
Je verrai mon amant, mon plus unique bien,
Mourir pour son pays, ou détruire le mien,
Et cet objet d'amour devenir, pour ma peine,
Digne de mes soupirs, ou digne de ma haine[697].
Hélas!

JULIE.

Elle est pourtant plus à plaindre que vous:145
On peut changer d'amant, mais non changer d'époux.
Oubliez Curiace, et recevez Valère,
Vous ne tremblerez plus pour le parti contraire;
Vous serez toute nôtre, et votre esprit remis
N'aura plus rien à perdre au camp des ennemis.150

CAMILLE.

Donnez-moi des conseils qui soient plus légitimes,
Et plaignez mes malheurs sans m'ordonner des crimes.
Quoiqu'à peine à mes maux je puisse résister,
J'aime mieux les souffrir que de les mériter.

JULIE.

Quoi! vous appelez crime un change raisonnable?155

CAMILLE.

Quoi! le manque de foi vous semble pardonnable!

JULIE.

Envers un ennemi qui peut nous obliger[698]?

CAMILLE.

D'un serment solennel qui peut nous dégager?

JULIE.

Vous déguisez en vain une chose trop claire:
Je vous vis encore hier entretenir Valère;160
Et l'accueil gracieux qu'il recevoit de vous
Lui permet de nourrir un espoir assez doux[699].

CAMILLE.

Si je l'entretins hier et lui fis bon visage,
N'en imaginez rien qu'à son désavantage:
De mon contentement un autre étoit l'objet.165
Mais pour sortir d'erreur sachez-en le sujet;
Je garde à Curiace une amitié trop pure
Pour souffrir plus longtemps qu'on m'estime parjure.
Il vous souvient qu'à peine on voyoit de sa sœur[700]
Par un heureux hymen mon frère possesseur,170
Quand, pour comble de joie, il obtint de mon père
Que de ses chastes feux je serois le salaire.
Ce jour nous fut propice et funeste à la fois:
Unissant nos maisons, il désunit nos rois;
Un même instant conclut notre hymen et la guerre[701],175
Fit naître[702] notre espoir et le jeta par terre,
Nous ôta tout, sitôt qu'il nous eut tout promis,
Et nous faisant amants, il nous fit ennemis.
Combien nos déplaisirs parurent lors extrêmes!
Combien contre le ciel il vomit de blasphèmes!180
Et combien de ruisseaux coulèrent de mes yeux!
Je ne vous le dis point, vous vîtes nos adieux;
Vous avez vu depuis les troubles de mon âme;
Vous savez pour la paix quels vœux a faits ma flamme,
Et quels pleurs j'ai versés à chaque événement,185
Tantôt pour mon pays, tantôt pour mon amant.
Enfin mon désespoir, parmi ces longs obstacles,
M'a fait avoir recours à la voix des oracles.
Écoutez si celui qui me fut hier rendu
Eut droit de rassurer mon esprit éperdu.190
Ce Grec si renommé, qui depuis tant d'années
Au pied de l'Aventin prédit nos destinées,
Lui qu'Apollon jamais n'a fait parler à faux,
Me promit par ces vers la fin de mes travaux:
«Albe et Rome demain prendront une autre face;195
Tes vœux sont exaucés, elles auront la paix,
Et tu seras unie avec ton Curiace,
Sans qu'aucun mauvais sort t'en sépare jamais.»
Je pris sur cet oracle une entière assurance,
Et comme le succès passoit mon espérance,200
J'abandonnai mon âme à des ravissements
Qui passoient les transports des plus heureux amants.
Jugez de leur excès: je rencontrai Valère,
Et contre sa coutume, il ne put me déplaire[703].
Il me parla d'amour sans me donner d'ennui:205
Je ne m'aperçus pas que je parlois à lui;
Je ne lui pus montrer de mépris ni de glace:
Tout ce que je voyois me sembloit Curiace;
Tout ce qu'on me disoit me parloit de ses feux;
Tout ce que je disois l'assuroit de mes vœux.210
Le combat général aujourd'hui se hasarde;
J'en sus hier la nouvelle, et je n'y pris pas garde:
Mon esprit rejetoit ces funestes objets,
Charmé des doux pensers d'hymen et de la paix.
La nuit a dissipé des erreurs si charmantes:215
Mille songes affreux, mille images sanglantes,
Ou plutôt mille amas de carnage et d'horreur,
M'ont arraché ma joie et rendu ma terreur.
J'ai vu du sang, des morts, et n'ai rien vu de suite;
Un spectre en paroissant prenoit soudain la fuite;220
Ils s'effaçoient l'un l'autre, et chaque illusion
Redoubloit mon effroi par sa confusion.

JULIE.

C'est en contraire sens qu'un songe s'interprète.

CAMILLE.

Je le dois croire ainsi, puisque je le souhaite;
Mais je me trouve enfin, malgré tous mes souhaits,225
Au jour d'une bataille, et non pas d'une paix.

JULIE.

Par là finit la guerre, et la paix lui succède.

CAMILLE.

Dure à jamais le mal, s'il y faut ce remède!
Soit que Rome y succombe ou qu'Albe ait le dessous[704],
Cher amant, n'attends plus d'être un jour mon époux;
Jamais, jamais ce nom ne sera pour un homme[705]
Qui soit ou le vainqueur, ou l'esclave de Rome.
Mais quel objet nouveau se présente en ces lieux?
Est-ce toi, Curiace? en croirai-je mes yeux?

SCÈNE III.

CURIACE, CAMILLE, JULIE.

CURIACE.

N'en doutez point, Camille, et revoyez un homme235
Qui n'est ni le vainqueur ni l'esclave de Rome;
Cessez d'appréhender de voir rougir mes mains
Du poids honteux des fers ou du sang des Romains.
J'ai cru que vous aimiez assez Rome et la gloire
Pour mépriser ma chaîne et haïr ma victoire;240
Et comme également en cette extrémité
Je craignois la victoire et la captivité....

CAMILLE.

Curiace, il suffit, je devine le reste:
Tu fuis une bataille à tes vœux si funeste,
Et ton cœur, tout à moi, pour ne me perdre pas,245
Dérobe à ton pays le secours de ton bras.
Qu'un autre considère ici ta renommée,
Et te blâme, s'il veut, de m'avoir trop aimée;
Ce n'est point à Camille à t'en mésestimer:
Plus ton amour paroît, plus elle doit t'aimer;250
Et si tu dois beaucoup aux lieux qui t'ont vu naître,
Plus tu quittes pour moi, plus tu le fais paroître.
Mais as-tu vu mon père, et peut-il endurer
Qu'ainsi dans sa maison tu t'oses retirer[706]?
Ne préfère-t-il point l'État à sa famille?255
Ne regarde-t-il point Rome plus que sa fille?
Enfin notre bonheur est-il bien affermi?
T'a-t-il vu comme gendre, ou bien comme ennemi?

CURIACE.

Il m'a vu comme gendre, avec une tendresse
Qui témoignoit assez une entière allégresse;260
Mais il ne m'a point vu, par une trahison,
Indigne de l'honneur d'entrer dans sa maison.
Je n'abandonne point l'intérêt de ma ville,
J'aime encor mon honneur en adorant Camille.
Tant qu'a duré la guerre, on m'a vu constamment265
Aussi bon citoyen que véritable amant[707].
D'Albe avec mon amour j'accordois la querelle:
Je soupirois pour vous en combattant pour elle;
Et s'il falloit encor que l'on en vînt aux coups,
Je combattrois pour elle en soupirant pour vous.270
Oui, malgré les desirs de mon âme charmée,
Si la guerre duroit, je serois dans l'armée:
C'est la paix qui chez vous me donne un libre accès,
La paix à qui nos feux doivent ce beau succès.

CAMILLE.

La paix! Et le moyen de croire un tel miracle?275

JULIE.

Camille, pour le moins croyez-en votre oracle,
Et sachons pleinement par quels heureux effets
L'heure d'une bataille a produit cette paix.

CURIACE.

L'auroit-on jamais cru? Déjà les deux armées[708],
D'une égale chaleur au combat animées,280
Se menaçoient des yeux, et marchant fièrement,
N'attendoient, pour donner, que le commandement,
Quand notre dictateur devant les rangs s'avance,
Demande à votre prince un moment de silence,
Et l'ayant obtenu: «Que faisons-nous, Romains,285
Dit-il, et quel démon nous fait venir aux mains[709]?
Souffrons que la raison éclaire enfin nos âmes:
Nous sommes vos voisins, nos filles sont vos femmes,
Et l'hymen nous a joints par tant et tant de nœuds,
Qu'il est peu de nos fils qui ne soient vos neveux.290
Nous ne sommes qu'un sang et qu'un peuple en deux villes:
Pourquoi nous déchirer par des guerres civiles,
Où la mort des vaincus affoiblit les vainqueurs,
Et le plus beau triomphe est arrosé de pleurs[710]?
Nos ennemis communs attendent avec joie295
Qu'un des partis défait leur donne l'autre en proie,
Lassé, demi-rompu, vainqueur, mais, pour tout fruit,
Dénué d'un secours par lui-même détruit.
Ils ont assez longtemps joui de nos divorces;
Contre eux dorénavant joignons toutes nos forces,300
Et noyons dans l'oubli ces petits différends
Qui de si bons guerriers font de mauvais parents.
Que si l'ambition de commander aux autres
Fait marcher aujourd'hui vos troupes et les nôtres,
Pourvu qu'à moins de sang nous voulions l'apaiser,305
Elle nous unira, loin de nous diviser.
Nommons des combattants pour la cause commune:
Que chaque peuple aux siens attache sa fortune;
Et suivant ce que d'eux ordonnera le sort,
Que le foible parti prenne loi du plus fort[711];310
Mais sans indignité pour des guerriers si braves,
Qu'ils deviennent sujets sans devenir esclaves,
Sans honte, sans tribut, et sans autre rigueur
Que de suivre en tous lieux les drapeaux du vainqueur.
Ainsi nos deux États ne feront qu'un empire.»315
Il semble qu'à ces mots notre discorde expire[712]:
Chacun, jetant les yeux dans un rang ennemi,
Reconnoît un beau-frère, un cousin, un ami;
Ils s'étonnent comment leurs mains, de sang avides,
Voloient, sans y penser, à tant de parricides,320
Et font paroître un front couvert tout à la fois
D'horreur pour la bataille, et d'ardeur pour ce choix.
Enfin l'offre s'accepte, et la paix desirée
Sous ces conditions est aussitôt jurée:
Trois combattront pour tous; mais pour les mieux choisir,325
Nos chefs ont voulu prendre un peu plus de loisir:
Le vôtre est au sénat, le nôtre dans sa tente.

CAMILLE.

O Dieux, que ce discours rend mon âme contente!

CURIACE.

Dans deux heures au plus, par un commun accord,
Le sort de nos guerriers réglera notre sort.330
Cependant tout est libre, attendant qu'on les nomme:
Rome est dans notre camp, et notre camp dans Rome;
D'un et d'autre côté l'accès étant permis,
Chacun va renouer avec ses vieux amis.
Pour moi, ma passion m'a fait suivre vos frères;335
Et mes desirs ont eu des succès si prospères,
Que l'auteur de vos jours m'a promis à demain
Le bonheur sans pareil de vous donner la main.
Vous ne deviendrez pas rebelle à sa puissance?

CAMILLE.

Le devoir d'une fille est en l'obéissance.340

CURIACE.

Venez donc recevoir ce doux commandement[713],
Qui doit mettre le comble à mon contentement.

CAMILLE.

Je vais suivre vos pas, mais pour revoir mes frères,
Et savoir d'eux encor la fin de nos misères.

JULIE.

Allez, et cependant au pied de nos autels345
J'irai rendre pour vous grâces aux immortels.

FIN DU PREMIER ACTE.


ACTE II


SCÈNE PREMIÈRE

HORACE, CURIACE.

CURIACE.

Ainsi Rome n'a point séparé son estime;
Elle eût cru faire ailleurs un choix illégitime:
Cette superbe ville en vos frères et vous
Trouve les trois guerriers qu'elle préfère à tous;350
Et son illustre ardeur d'oser plus que les autres[714],
D'une seule maison brave toutes les nôtres:
Nous croirons, à la voir toute entière en vos mains[715],
Que hors les fils d'Horace il n'est point de Romains.
Ce choix pouvoit combler trois familles de gloire,355
Consacrer hautement leurs noms à la mémoire:
Oui, l'honneur que reçoit la vôtre par ce choix,
En pouvoit à bon titre immortaliser trois;
Et puisque c'est chez vous que mon heur et ma flamme
M'ont fait placer ma sœur et choisir une femme,360
Ce que je vais vous être et ce que je vous suis[716]
Me font y prendre part autant que je le puis;
Mais un autre intérêt tient ma joie en contrainte,
Et parmi ses douceurs mêle beaucoup de crainte:
La guerre en tel éclat a mis votre valeur,365
Que je tremble pour Albe et prévois son malheur:
Puisque vous combattez, sa perte est assurée;
En vous faisant nommer, le destin l'a jurée.
Je vois trop dans ce choix ses funestes projets,
Et me compte déjà pour un de vos sujets.370

HORACE.

Loin de trembler pour Albe, il vous faut plaindre Rome,
Voyant ceux qu'elle oublie, et les trois qu'elle nomme[717].
C'est un aveuglement pour elle bien fatal,
D'avoir tant à choisir, et de choisir si mal.
Mille de ses enfants beaucoup plus dignes d'elle375
Pouvoient bien mieux que nous soutenir sa querelle;
Mais quoique ce combat me promette un cercueil,
La gloire de ce choix m'enfle d'un juste orgueil;
Mon esprit en conçoit une mâle assurance:
J'ose espérer beaucoup de mon peu de vaillance;380
Et du sort envieux quels que soient les projets,
Je ne me compte point pour un de vos sujets.
Rome a trop cru de moi; mais mon âme ravie
Remplira son attente, ou quittera la vie.
Qui veut mourir, ou vaincre, est vaincu rarement:385
Ce noble désespoir périt malaisément.
Rome, quoi qu'il en soit, ne sera point sujette,
Que mes derniers soupirs n'assurent ma défaite.

CURIACE.

Hélas! c'est bien ici que je dois être plaint.
Ce que veut mon pays, mon amitié le craint.390
Dures extrémités, de voir Albe asservie,
Ou sa victoire au prix d'une si chère vie,
Et que l'unique bien où tendent ses desirs
S'achète seulement par vos derniers soupirs!
Quels vœux puis-je former, et quel bonheur attendre?
De tous les deux côtés j'ai des pleurs à répandre;
De tous les deux côtés mes desirs sont trahis.

HORACE.

Quoi! vous me pleureriez mourant pour mon pays!
Pour un cœur généreux ce trépas a des charmes;
La gloire qui le suit ne souffre point de larmes,400
Et je le recevrois en bénissant mon sort,
Si Rome et tout l'État perdoient moins en ma mort[718].

CURIACE.

A vos amis pourtant permettez de le craindre;
Dans un si beau trépas ils sont les seuls à plaindre:
La gloire en est pour vous, et la perte pour eux;405
Il vous fait immortel, et les rend malheureux:
On perd tout quand on perd un ami si fidèle.
Mais Flavian m'apporte ici quelque nouvelle.

SCÈNE II

HORACE, CURIACE, FLAVIAN.

CURIACE.

Albe de trois guerriers a-t-elle fait le choix?

FLAVIAN.

Je viens pour vous l'apprendre[719].

CURIACE.

Eh bien, qui sont les trois?

FLAVIAN.

Vos deux frères et vous.

CURIACE.

Qui?

FLAVIAN.

Vous et vos deux frères.
Mais pourquoi ce front triste et ces regards sévères?
Ce choix vous déplaît-il?

CURIACE.

Non, mais il me surprend:
Je m'estimois trop peu pour un honneur si grand.

FLAVIAN.

Dirai-je au dictateur, dont l'ordre ici m'envoie[720],415
Que vous le recevez avec si peu de joie?
Ce morne et froid accueil me surprend à mon tour.

CURIACE.

Dis-lui que l'amitié, l'alliance et l'amour
Ne pourront empêcher que les trois Curiaces
Ne servent leur pays contre les trois Horaces.420

FLAVIAN.

Contre eux! Ah! c'est beaucoup me dire en peu de mots.

CURIACE.

Porte-lui ma réponse, et nous laisse en repos.

SCÈNE III.

HORACE, CURIACE.

CURIACE.

Que désormais le ciel, les enfers et la terre
Unissent leurs fureurs à nous faire la guerre;
Que les hommes, les Dieux, les démons et le sort425
Préparent contre nous un général effort!
Je mets à faire pis, en l'état où nous sommes,
Le sort, et les démons, et les Dieux, et les hommes.
Ce qu'ils ont de cruel, et d'horrible et d'affreux,
L'est bien moins que l'honneur qu'on nous fait à tous deux.

HORACE.

Le sort qui de l'honneur nous ouvre la barrière
Offre à notre constance une illustre matière;
Il épuise sa force à former un malheur
Pour mieux se mesurer avec notre valeur;
Et comme il voit en nous des âmes peu communes[721],435
Hors de l'ordre commun il nous fait des fortunes.
Combattre un ennemi pour le salut de tous,
Et contre[722] un inconnu s'exposer seul aux coups,
D'une simple vertu c'est l'effet ordinaire:
Mille déjà l'ont fait, mille pourroient le faire; 440
Mourir pour le pays est un si digne sort,
Qu'on brigueroit en foule une si belle mort;
Mais vouloir au public immoler ce qu'on aime,
S'attacher au combat contre un autre soi-même,
Attaquer un parti qui prend pour défenseur445
Le frère d'une femme et l'amant d'une sœur,
Et rompant tous ces nœuds, s'armer pour la patrie
Contre un sang qu'on voudroit racheter de sa vie,
Une telle vertu n'appartenoit qu'à nous;
L'éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux,450
Et peu d'hommes au cœur l'ont assez imprimée
Pour oser aspirer à tant de renommée.

CURIACE.

Il est vrai que nos noms ne sauroient plus périr.
L'occasion est belle, il nous la faut chérir.
Nous serons les miroirs d'une vertu bien rare;455
Mais votre fermeté tient un peu du barbare:
Peu, même des grands cœurs, tireroient vanité
D'aller par ce chemin à l'immortalité.
A quelque prix qu'on mette une telle fumée,
L'obscurité vaut mieux que tant de renommée.460
Pour moi, je l'ose dire, et vous l'avez pu voir,
Je n'ai point consulté pour suivre mon devoir;
Notre longue amitié, l'amour, ni l'alliance,
N'ont pu mettre un moment mon esprit en balance;
Et puisque par ce choix Albe montre en effet465
Qu'elle m'estime autant que Rome vous a fait,
Je crois faire pour elle autant que vous pour Rome;
J'ai le cœur aussi bon, mais enfin je suis homme:
Je vois que votre honneur demande tout mon sang[723],
Que tout le mien consiste à vous percer le flanc,470
Près d'épouser la sœur, qu'il faut tuer le frère,
Et que pour mon pays j'ai le sort si contraire.
Encor qu'à mon devoir je coure sans terreur,
Mon cœur s'en effarouche, et j'en frémis d'horreur;
J'ai pitié de moi-même, et jette un œil d'envie475
Sur ceux dont notre guerre a consumé la vie[724],
Sans souhait toutefois de pouvoir reculer.
Ce triste et fier honneur m'émeut sans m'ébranler:
J'aime ce qu'il me donne, et je plains ce qu'il m'ôte;
Et si Rome demande une vertu plus haute,480
Je rends grâces aux Dieux de n'être pas Romain,
Pour conserver encor quelque chose d'humain[725].

HORACE.

Si vous n'êtes Romain, soyez digne de l'être;
Et si vous m'égalez, faites-le mieux paroître.
La solide vertu dont je fais vanité485
N'admet point de foiblesse avec sa fermeté;
Et c'est mal de l'honneur entrer dans la carrière
Que dès le premier pas regarder en arrière.
Notre malheur est grand; il est au plus haut point;
Je l'envisage entier, mais je n'en frémis point:490
Contre qui que ce soit que mon pays m'emploie,
J'accepte aveuglément cette gloire avec joie;
Celle de recevoir de tels commandements
Doit étouffer en nous tous autres sentiments.
Qui, près de le servir, considère autre chose,495
A faire ce qu'il doit lâchement se dispose;
Ce droit saint et sacré rompt tout autre lien.
Rome a choisi mon bras, je n'examine rien:
Avec une allégresse aussi pleine et sincère
Que j'épousai la sœur, je combattrai le frère;500
Et pour trancher enfin ces discours superflus,
Albe vous a nommé, je ne vous connois plus.

CURIACE.

Je vous connois encore[726], et c'est ce qui me tue;
Mais cette âpre vertu ne m'étoit pas connue;
Comme notre malheur elle est au plus haut point:505
Souffrez que je l'admire et ne l'imite point.

HORACE.

Non, non, n'embrassez pas de vertu par contrainte;
Et puisque vous trouvez plus de charme à la plainte,
En toute liberté goûtez un bien si doux;
Voici venir ma sœur pour se plaindre avec vous.510
Je vais revoir la vôtre, et résoudre son âme
A se bien souvenir qu'elle est toujours ma femme[727],
A vous aimer encor, si je meurs par vos mains,
Et prendre en son malheur des sentiments romains.

SCÈNE IV.

HORACE, CURIACE, CAMILLE.

HORACE.

Avez-vous su l'état qu'on fait de Curiace,515
Ma sœur?

CAMILLE.

Hélas! mon sort a bien changé de face.

HORACE.

Armez-vous de constance, et montrez-vous ma sœur;
Et si par mon trépas il retourne vainqueur,
Ne le recevez point en meurtrier d'un frère,
Mais en homme d'honneur qui fait ce qu'il doit faire,520
Qui sert bien son pays, et sait montrer à tous,
Par sa haute vertu, qu'il est digne de vous.
Comme si je vivois, achevez l'hyménée;
Mais si ce fer aussi tranche sa destinée,
Faites à ma victoire un pareil traitement:525
Ne me reprochez point la mort de votre amant.
Vos larmes vont couler, et votre cœur se presse.
Consumez avec lui toute cette foiblesse[728],
Querellez ciel et terre, et maudissez le sort;
Mais après le combat ne pensez plus au mort.530

(A Curiace[729].)

Je ne vous laisserai qu'un moment avec elle,
Puis nous irons ensemble où l'honneur nous appelle.

SCÈNE V.

CURIACE, CAMILLE.

CAMILLE.

Iras-tu, Curiace, et ce funeste honneur[730]
Te plaît-il aux dépens de tout notre bonheur?

CURIACE.

Hélas! je vois trop bien qu'il faut, quoi que je fasse,535
Mourir, ou de douleur, ou de la main d'Horace.
Je vais comme au supplice à cet illustre emploi,
Je maudis mille fois l'état qu'on fait de moi,
Je hais cette valeur qui fait qu'Albe m'estime;
Ma flamme au désespoir passe jusques au crime,540
Elle se prend au ciel, et l'ose quereller[731];
Je vous plains, je me plains; mais il y faut aller.

CAMILLE.

Non; je te connois mieux, tu veux que je te prie
Et qu'ainsi mon pouvoir t'excuse à ta patrie.
Tu n'es que trop fameux par tes autres exploits:545
Albe a reçu par eux tout ce que tu lui dois.
Autre n'a mieux que toi soutenu cette guerre;
Autre de plus de morts n'a couvert notre terre[732]:
Ton nom ne peut plus croître, il ne lui manque rien;
Souffre qu'un autre ici puisse ennoblir le sien.550

CURIACE.

Que je souffre à mes yeux qu'on ceigne une autre tête
Des lauriers immortels que la gloire m'apprête,
Ou que tout mon pays reproche à ma vertu
Qu'il auroit triomphé si j'avois combattu,
Et que sous mon amour ma valeur endormie[733]555
Couronne tant d'exploits d'une telle infamie!
Non, Albe, après l'honneur que j'ai reçu de toi,
Tu ne succomberas ni vaincras que par moi;
Tu m'as commis ton sort, je t'en rendrai bon conte[734],
Et vivrai sans reproche, ou périrai sans honte[735].560

CAMILLE.

Quoi! tu ne veux pas voir qu'ainsi tu me trahis!

CURIACE.

Avant que d'être à vous, je suis à mon pays.

CAMILLE.

Mais te priver pour lui toi-même d'un beau-frère,
Ta sœur de son mari!

CURIACE.

Telle est notre misère:
Le choix d'Albe et de Rome ôte toute douceur565
Aux noms jadis si doux de beau-frère et de sœur.

CAMILLE.

Tu pourras donc, cruel, me présenter sa tête[736],
Et demander ma main pour prix de ta conquête!

CURIACE.

Il n'y faut plus penser: en l'état où je suis,
Vous aimer sans espoir, c'est tout ce que je puis.570
Vous en pleurez[737], Camille[738]?

CAMILLE.

Il faut bien que je pleure:
Mon insensible amant ordonne que je meure;
Et quand l'hymen pour nous allume son flambeau[739],
Il l'éteint de sa main pour m'ouvrir le tombeau.
Ce cœur impitoyable à ma perte s'obstine,575
Et dit qu'il m'aime encore alors qu'il m'assassine.

CURIACE.

Que les pleurs d'une amante ont de puissants discours,
Et qu'un bel œil est fort avec un tel secours!
Que mon cœur s'attendrit à cette triste vue!
Ma constance contre elle à regret s'évertue.580
N'attaquez plus ma gloire avec tant de douleurs[740],
Et laissez-moi sauver ma vertu de vos pleurs;
Je sens qu'elle chancelle, et défend mal la place:
Plus je suis votre amant, moins je suis Curiace.
Foible d'avoir déjà combattu l'amitié,585
Vaincroit-elle à la fois l'amour et la pitié?
Allez, ne m'aimez plus, ne versez plus de larmes,
Ou j'oppose l'offense à de si fortes armes;
Je me défendrai mieux contre votre courroux,
Et pour le mériter, je n'ai plus d'yeux pour vous:590
Vengez-vous d'un ingrat, punissez un volage.
Vous ne vous montrez point sensible à cet outrage!
Je n'ai plus d'yeux pour vous, vous en avez pour moi!
En faut-il plus encor? je renonce à ma foi.
Rigoureuse vertu dont je suis la victime,595
Ne peux-tu résister sans le secours d'un crime?

CAMILLE.

Ne fais point d'autre crime, et j'atteste les Dieux
Qu'au lieu de t'en haïr, je t'en aimerai mieux;
Oui, je te chérirai, tout ingrat et perfide,
Et cesse d'aspirer au nom de fratricide.600
Pourquoi suis-je Romaine, ou que n'es-tu Romain?
Je te préparerois des lauriers de ma main;
Je t'encouragerois, au lieu de te distraire;
Et je te traiterois comme j'ai fait mon frère.
Hélas! j'étois aveugle en mes vœux aujourd'hui;605
J'en ai fait contre toi quand j'en ai fait pour lui.
Il revient: quel malheur, si l'amour de sa femme
Ne peut non plus sur lui que le mien sur ton âme!

SCÈNE VI.

HORACE, CURIACE, SABINE, CAMILLE.

CURIACE.

Dieux! Sabine le suit. Pour ébranler mon cœur,
Est-ce peu de Camille? y joignez-vous ma sœur?610
Et laissant à ses pleurs vaincre ce grand courage,
L'amenez-vous ici chercher même avantage?

SABINE.

Non, non, mon frère, non; je ne viens en ce lieu
Que pour vous embrasser et pour vous dire adieu.
Votre sang est trop bon, n'en craignez rien de lâche,
Rien dont la fermeté de ces grands cœurs se fâche:
Si ce malheur illustre ébranloit l'un de vous,
Je le désavouerois pour frère ou pour époux.
Pourrois-je toutefois vous faire une prière
Digne d'un tel époux et digne d'un tel frère?620
Je veux d'un coup si noble ôter l'impiété,
A l'honneur qui l'attend rendre sa pureté,
La mettre en son éclat sans mélange de crimes[741];
Enfin je vous veux faire ennemis légitimes.
Du saint nœud qui vous joint je suis le seul lien:625
Quand je ne serai plus, vous ne vous serez rien.
Brisez votre alliance, et rompez-en la chaîne;
Et puisque votre honneur veut des effets de haine,
Achetez par ma mort le droit de vous haïr:
Albe le veut, et Rome; il faut leur obéir.630
Qu'un de vous deux me tue, et que l'autre me venge:
Alors votre combat n'aura plus rien d'étrange;
Et du moins l'un des deux sera juste agresseur,
Ou pour venger sa femme, ou pour venger sa sœur.
Mais quoi? vous souilleriez une gloire si belle,635
Si vous vous animiez par quelque autre querelle:
Le zèle du pays vous défend de tels soins[742];
Vous feriez peu pour lui si vous vous étiez moins:
Il lui faut, et sans haine, immoler un beau-frère.
Ne différez donc plus ce que vous devez faire:640
Commencez par sa sœur à répandre son sang,
Commencez par sa femme à lui percer le flanc,
Commencez par Sabine à faire de vos vies
Un digne sacrifice à vos chères patries:
Vous êtes ennemis en ce combat fameux,645
Vous d'Albe, vous de Rome, et moi de toutes deux.
Quoi? me réservez-vous à voir une victoire
Où pour haut appareil d'une pompeuse gloire,
Je verrai les lauriers d'un frère ou d'un mari
Fumer encor d'un sang que j'aurai tant chéri?650
Pourrai-je entre vous deux régler alors mon âme,
Satisfaire aux devoirs et de sœur et de femme,
Embrasser le vainqueur en pleurant le vaincu?
Non, non, avant ce coup Sabine aura vécu:
Ma mort le préviendra, de qui que je l'obtienne;655
Le refus de vos mains y condamne la mienne.
Sus donc, qui vous retient? Allez, cœurs inhumains,
J'aurai trop de moyens pour y forcer vos mains.
Vous ne les aurez point au combat occupées,
Que ce corps au milieu n'arrête vos épées;660
Et malgré vos refus, il faudra que leurs coups
Se fassent jour ici pour aller jusqu'à vous.

HORACE.

O ma femme!

CURIACE.

O ma sœur!

CAMILLE.

Courage! ils s'amollissent.

SABINE.

Vous poussez des soupirs; vos visages pâlissent!
Quelle peur vous saisit? Sont-ce là ces grands cœurs,665
Ces héros qu'Albe et Rome ont pris pour défenseurs?

HORACE.

Que t'ai-je fait, Sabine, et quelle est mon offense[743]
Qui t'oblige à chercher une telle vengeance?
Que t'a fait mon honneur, et par quel droit viens-tu[744]
Avec toute ta force attaquer ma vertu?670
Du moins contente-toi de l'avoir étonnée[745],
Et me laisse achever cette grande journée.
Tu me viens de réduire en un étrange point;
Aime assez ton mari pour n'en triompher point.
Va-t'en, et ne rends plus la victoire douteuse;675
La dispute déjà m'en est assez honteuse:
Souffre qu'avec honneur je termine mes jours.

SABINE.

Va, cesse de me craindre: on vient à ton secours.

SCÈNE VII.

LE VIEIL HORACE, HORACE, CURIACE, SABINE, CAMILLE.

LE VIEIL HORACE.

Qu'est-ce-ci, mes enfants? écoutez-vous vos flammes,
Et perdez-vous encor le temps avec des femmes?680
Prêts à verser du sang, regardez-vous des pleurs?
Fuyez, et laissez-les déplorer leurs malheurs.
Leurs plaintes ont pour vous trop d'art et de tendresse:
Elles vous feroient part enfin de leur foiblesse,
Et ce n'est qu'en fuyant qu'on pare de tels coups.685

SABINE.

N'appréhendez rien d'eux, ils sont dignes de vous.
Malgré tous nos efforts, vous en devez attendre
Ce que vous souhaitez et d'un fils et d'un gendre;
Et si notre foiblesse ébranloit leur honneur[746],
Nous vous laissons ici pour leur rendre du cœur.690
Allons, ma sœur, allons, ne perdons plus de larmes[747]:
Contre tant de vertus ce sont de foibles armes[748].
Ce n'est qu'au désespoir qu'il nous faut recourir.
Tigres, allez combattre, et nous, allons mourir.

SCÈNE VIII.

LE VIEIL HORACE, HORACE, CURIACE.

HORACE.

Mon père, retenez des femmes qui s'emportent,695
Et de grâce empêchez surtout qu'elles ne sortent.
Leur amour importun viendroit avec éclat
Par des cris et des pleurs troubler notre combat;
Et ce qu'elles nous sont feroit qu'avec justice
On nous imputeroit ce mauvais artifice.700
L'honneur d'un si beau choix seroit trop acheté,
Si l'on nous soupçonnoit de quelque lâcheté.

LE VIEIL HORACE.

J'en aurai soin. Allez, vos frères vous attendent;
Ne pensez qu'aux devoirs que vos pays demandent.

CURIACE.

Quel adieu vous dirai-je? et par quels compliments....

LE VIEIL HORACE.

Ah! n'attendrissez point ici mes sentiments;
Pour vous encourager ma voix manque de termes;
Mon cœur ne forme point de pensers assez fermes;
Moi-même en cet adieu j'ai les larmes aux yeux.
Faites votre devoir, et laissez faire aux Dieux.710

FIN DU SECOND ACTE.


ACTE III.

SCÈNE PREMIÈRE.

SABINE[749].

Prenons parti, mon âme, en de telles disgrâces:
Soyons femme d'Horace, ou sœur des Curiaces;
Cessons de partager nos inutiles soins;
Souhaitons quelque chose, et craignons un peu moins.
Mais, las! quel parti prendre en un sort si contraire?
Quel ennemi choisir, d'un époux ou d'un frère?
La nature ou l'amour parle pour chacun d'eux[750],
Et la loi du devoir m'attache à tous les deux.
Sur leurs hauts sentiments réglons plutôt les nôtres;
Soyons femme de l'un ensemble et sœur des autres:720
Regardons leur honneur comme un souverain bien;
Imitons leur constance, et ne craignons plus rien.
La mort qui les menace est une mort si belle,
Qu'il en faut sans frayeur attendre la nouvelle.
N'appelons point alors les destins inhumains;725
Songeons pour quelle cause, et non par quelles mains;
Revoyons les vainqueurs, sans penser qu'à la gloire
Que toute leur maison reçoit de leur victoire;
Et sans considérer aux dépens de quel sang
Leur vertu les élève en cet illustre rang,730
Faisons nos intérêts de ceux de leur famille:
En l'une je suis femme, en l'autre je suis fille,
Et tiens à toutes deux par de si forts liens,
Qu'on ne peut triompher que par les bras des miens.
Fortune, quelque maux que ta rigueur m'envoie,735
J'ai trouvé les moyens d'en tirer de la joie,
Et puis voir aujourd'hui le combat sans terreur[751],
Les morts sans désespoir, les vainqueurs sans horreur.
Flatteuse illusion, erreur douce et grossière,
Vain effort de mon âme, impuissante lumière,740
De qui le faux brillant prend droit de m'éblouir,
Que tu sais peu durer, et tôt t'évanouir!
Pareille à ces éclairs qui dans le fort des ombres
Poussent un jour qui fuit et rend les nuits plus sombres,
Tu n'as frappé mes yeux d'un moment de clarté745
Que pour les abîmer dans plus d'obscurité.
Tu charmois trop ma peine, et le ciel, qui s'en fâche,
Me vend déjà bien cher ce moment de relâche.
Je sens mon triste cœur percé de tous les coups
Qui m'ôtent maintenant un frère ou mon époux.750
Quand je songe à leur mort, quoi que je me propose,
Je songe par quels bras, et non pour quelle cause,
Et ne vois les vainqueurs en leur illustre rang
Que pour considérer aux dépens de quel sang.
La maison des vaincus touche seule mon âme:755
En l'une je suis fille, en l'autre je suis femme,
Et tiens à toutes deux par de si forts liens,
Qu'on ne peut triompher que par la mort des miens[752].
C'est là donc cette paix que j'ai tant souhaitée!
Trop favorables Dieux, vous m'avez écoutée!760
Quels foudres lancez-vous quand vous vous irritez,
Si même vos faveurs ont tant de cruautés?
Et de quelle façon punissez-vous l'offense,
Si vous traitez ainsi les vœux de l'innocence?

SCÈNE II.

SABINE, JULIE.

SABINE.

En est-ce fait, Julie, et que m'apportez-vous?765
Est-ce la mort d'un frère, ou celle d'un époux?
Le funeste succès de leurs armes impies[753]
De tous les combattants a-t-il fait des hosties[754],
Et m'enviant l'horreur que j'aurois des vainqueurs,
Pour tous tant qu'ils étoient demande-t-il mes pleurs[755]?770

JULIE.

Quoi? ce qui s'est passé, vous l'ignorez encore?

SABINE.

Vous faut-il étonner de ce que je l'ignore,
Et ne savez-vous point que de cette maison
Pour Camille et pour moi l'on fait une prison?
Julie, on nous renferme, on a peur de nos larmes;775
Sans cela nous serions au milieu de leurs armes,
Et par les désespoirs d'une chaste amitié,
Nous aurions des deux camps tiré quelque pitié.

JULIE.

Il n'étoit pas besoin d'un si tendre spectacle:
Leur vue à leur combat apporte assez d'obstacle.780
Sitôt qu'ils ont paru prêts à se mesurer,
On a dans les deux camps entendu murmurer[756]:
A voir de tels amis, des personnes si proches,
Venir pour leur patrie aux mortelles approches,
L'un s'émeut de pitié, l'autre est saisi d'horreur,785
L'autre d'un si grand zèle admire la fureur;
Tel porte jusqu'aux cieux leur vertu sans égale,
Et tel l'ose nommer sacrilége et brutale.
Ces divers sentiments n'ont pourtant qu'une voix;
Tous accusent leurs chefs, tous détestent leur choix;790
Et ne pouvant souffrir un combat si barbare,
On s'écrie, on s'avance, enfin on les sépare.

SABINE.

Que je vous dois d'encens, grands Dieux, qui m'exaucez!

JULIE.

Vous n'êtes pas, Sabine, encore où vous pensez:
Vous pouvez espérer, vous avez moins à craindre;795
Mais il vous reste encore assez de quoi vous plaindre.
En vain d'un sort si triste on les veut garantir;
Ces cruels généreux n'y peuvent consentir:
La gloire de ce choix leur est si précieuse,
Et charme tellement leur âme ambitieuse,800
Qu'alors qu'on les déplore ils s'estiment heureux,
Et prennent pour affront la pitié qu'on a d'eux[757].
Le trouble des deux camps souille leur renommée;
Ils combattront plutôt et l'une et l'autre armée,
Et mourront par les mains qui leur font d'autres lois[758],
Que pas un d'eux renonce aux honneurs d'un tel choix.

SABINE.

Quoi? dans leur dureté ces cœurs d'acier s'obstinent[759]!

JULIE.

Oui, mais d'autre côté les deux camps se mutinent[760],
Et leurs cris, des deux parts poussés en même temps,
Demandent la bataille, ou d'autres combattants.810
La présence des chefs à peine est respectée,
Leur pouvoir est douteux, leur voix mal écoutée;
Le Roi même s'étonne; et pour dernier effort:
«Puisque chacun, dit-il, s'échauffe en ce discord,
Consultons des grands Dieux la majesté sacrée,815
Et voyons si ce change à leurs bontés agrée.
Quel impie osera se prendre à leur vouloir,
Lorsqu'en un sacrifice ils nous l'auront fait voir?»
Il se tait, et ces mots semblent être des charmes;
Même aux six combattants ils arrachent les armes;820
Et ce desir d'honneur qui leur ferme les yeux,
Tout aveugle qu'il est, respecte encor les Dieux.
Leur plus bouillante ardeur cède à l'avis de Tulle;
Et soit par déférence, ou par un prompt scrupule,
Dans l'une et l'autre armée on s'en fait une loi,825
Comme si toutes deux le connoissoient pour roi.
Le reste s'apprendra par la mort des victimes.

SABINE.

Les Dieux n'avoueront point un combat plein de crimes;
J'en espère beaucoup, puisqu'il est différé,
Et je commence à voir ce que j'ai desiré.830

SCÈNE III.

SABINE, CAMILLE, JULIE.

SABINE.

Ma sœur, que je vous die une bonne nouvelle.

CAMILLE.

Je pense la savoir, s'il faut la nommer telle.
On l'a dite à mon père, et j'étois avec lui;
Mais je n'en conçois rien qui flatte mon ennui.
Ce délai de nos maux rendra leurs coups plus rudes;835
Ce n'est qu'un plus long terme à nos inquiétudes;
Et tout l'allégement qu'il en faut espérer,
C'est de pleurer plus tard ceux qu'il faudra pleurer.

SABINE.

Les Dieux n'ont pas en vain inspiré ce tumulte.

CAMILLE.

Disons plutôt, ma sœur, qu'en vain on les consulte.840
Ces mêmes Dieux à Tulle ont inspiré ce choix[761];
Et la voix du public n'est pas toujours leur voix;
Ils descendent bien moins dans de si bas étages
Que dans l'âme des rois, leurs vivantes images,
De qui l'indépendante et sainte autorité[762]845
Est un rayon secret de leur divinité.

JULIE.

C'est vouloir sans raison vous former des obstacles
Que de chercher leur voix ailleurs qu'en leurs oracles[763];
Et vous ne vous pouvez figurer tout perdu,
Sans démentir celui qui vous fut hier rendu.850

CAMILLE.

Un oracle jamais ne se laisse comprendre:
On l'entend d'autant moins que plus on croit l'entendre[764];
Et loin de s'assurer sur un pareil arrêt,
Qui n'y voit rien d'obscur doit croire que tout l'est.

SABINE.

Sur ce qui fait pour nous prenons plus d'assurance,855
Et souffrons les douceurs d'une juste espérance.
Quand la faveur du ciel ouvre à demi ses bras,
Qui ne s'en promet rien ne la mérite pas;
Il empêche souvent qu'elle ne se déploie,
Et lorsqu'elle descend, son refus la renvoie.860

CAMILLE.

Le ciel agit sans nous en ces événements,
Et ne les règle point dessus nos sentiments.

JULIE.

Il ne vous a fait peur que pour vous faire grâce.
Adieu: je vais savoir comme enfin tout se passe.
Modérez vos frayeurs; j'espère à mon retour865
Ne vous entretenir que de propos d'amour,
Et que nous n'emploierons la fin de la journée
Qu'aux doux préparatifs d'un heureux hyménée.

SABINE.

J'ose encor l'espérer[765].

CAMILLE.

Moi, je n'espère rien.

JULIE.

L'effet vous fera voir que nous en jugeons bien.870

SCÈNE IV.

SABINE, CAMILLE.

SABINE.

Parmi nos déplaisirs souffrez que je vous blâme:
Je ne puis approuver tant de trouble en votre âme[766];
Que feriez-vous, ma sœur, au point où je me vois,
Si vous aviez à craindre autant que je le dois,
Et si vous attendiez de leurs armes fatales875
Des maux[767] pareils aux miens, et des pertes égales?

CAMILLE.

Parlez plus sainement de vos maux et des miens:
Chacun voit ceux d'autrui d'un autre œil que les siens;
Mais à bien regarder ceux où le ciel me plonge,
Les vôtres auprès d'eux vous sembleront un songe.880
La seule mort d'Horace est à craindre pour vous.
Des frères ne sont rien à l'égal d'un époux;
L'hymen qui nous attache en une autre famille
Nous détache de celle où l'on a vécu fille;
On voit d'un œil divers des nœuds si différents[768],885
Et pour suivre un mari l'on quitte ses parents;
Mais si près d'un hymen, l'amant que donne un père
Nous est moins qu'un époux, et non pas moins qu'un frère;
Nos sentiments entre eux demeurent suspendus,
Notre choix impossible, et nos vœux confondus.890
Ainsi, ma sœur, du moins vous avez dans vos plaintes
Où porter vos souhaits et terminer vos craintes;
Mais si le ciel s'obstine à nous persécuter,
Pour moi, j'ai tout à craindre, et rien à souhaiter.

SABINE.

Quand il faut que l'un meure et par les mains de l'autre,
C'est un raisonnement bien mauvais que le vôtre.
Quoique ce soient, ma sœur, des nœuds bien différents,
C'est sans les oublier qu'on quitte ses parents:
L'hymen n'efface point ces profonds caractères;
Pour aimer un mari, l'on ne hait pas ses frères:900
La nature en tout temps garde ses premiers droits;
Aux dépens de leur vie on ne fait point de choix:
Aussi bien qu'un époux ils sont d'autres nous-mêmes;
Et tous maux sont pareils alors qu'ils sont extrêmes.
Mais l'amant qui vous charme et pour qui vous brûlez905
Ne vous est, après tout, que ce que vous voulez;
Une mauvaise humeur, un peu de jalousie,
En fait assez souvent passer la fantaisie[769];
Ce que peut le caprice, osez-le par raison,
Et laissez votre sang hors de comparaison:910
C'est crime qu'opposer des liens volontaires
A ceux que la naissance a rendus nécessaires.
Si donc le ciel s'obstine à nous persécuter,
Seule j'ai tout à craindre, et rien à souhaiter;
Mais pour vous, le devoir vous donne, dans vos plaintes,
Où porter vos souhaits et terminer vos craintes.

CAMILLE.

Je le vois bien, ma sœur, vous n'aimâtes jamais;
Vous ne connoissez[770] point ni l'amour ni ses traits:
On peut lui résister quand il commence à naître,
Mais non pas le bannir quand il s'est rendu maître,920
Et que l'aveu d'un père, engageant notre foi,
A fait de ce tyran un légitime roi:
Il entre avec douceur, mais il règne par force;
Et quand l'âme une fois a goûté son amorce,
Vouloir ne plus aimer, c'est ce qu'elle ne peut,925
Puisqu'elle ne peut plus vouloir que ce qu'il veut:
Ses chaînes sont pour nous aussi fortes que belles.

SCÈNE V.

LE VIEIL HORACE, SABINE, CAMILLE.

LE VIEIL HORACE.

Je viens vous apporter de fâcheuses nouvelles,
Mes filles; mais en vain je voudrois vous celer
Ce qu'on ne vous sauroit longtemps dissimuler:930
Vos frères sont aux mains, les Dieux ainsi l'ordonnent.

SABINE.

Je veux bien l'avouer, ces nouvelles m'étonnent;
Et je m'imaginois dans la divinité
Beaucoup moins d'injustice, et bien plus de bonté.
Ne nous consolez point: contre tant d'infortune[771]935
La pitié parle en vain, la raison importune[772].
Nous avons en nos mains la fin de nos douleurs,
Et qui veut bien mourir peut braver les malheurs[773].
Nous pourrions aisément faire en votre présence
De notre désespoir une fausse constance;940
Mais quand on peut sans honte être sans fermeté,
L'affecter au dehors, c'est une lâcheté[774];
L'usage d'un tel art, nous le laissons aux hommes,
Et ne voulons passer que pour ce que nous sommes.
Nous ne demandons point qu'un courage si fort945
S'abaisse à notre exemple à se plaindre du sort.
Recevez sans frémir ces mortelles alarmes;
Voyez couler nos pleurs sans y mêler vos larmes;
Enfin, pour toute grâce, en de tels déplaisirs,
Gardez votre constance, et souffrez nos soupirs.950

LE VIEIL HORACE.

Loin de blâmer les pleurs que je vous vois répandre,
Je crois faire beaucoup de m'en pouvoir défendre,
Et céderois peut-être à de si rudes coups,
Si je prenois ici même intérêt que vous:
Non qu'Albe par son choix m'ait fait haïr vos frères,955
Tous trois me sont encor des personnes bien chères;
Mais enfin l'amitié n'est pas du même rang,
Et n'a point les effets de l'amour ni du sang;
Je ne sens point pour eux la douleur qui tourmente
Sabine comme sœur, Camille comme amante:960
Je puis les regarder comme nos ennemis,
Et donne sans regret mes souhaits à mes fils.
Ils sont, grâces aux Dieux, dignes de leur patrie;
Aucun étonnement n'a leur gloire flétrie;
Et j'ai vu leur honneur croître de la moitié,965
Quand ils ont des deux camps refusé la pitié.
Si par quelque foiblesse ils l'avoient mendiée,
Si leur haute vertu ne l'eût répudiée,
Ma main bientôt sur eux m'eût vengé hautement
De l'affront que m'eût fait ce mol consentement.970
Mais lorsqu'en dépit d'eux on en a voulu d'autres,
Je ne le cèle point, j'ai joint mes vœux aux vôtres.
Si le ciel pitoyable eût écouté ma voix,
Albe seroit réduite à faire un autre choix;
Nous pourrions voir tantôt triompher les Horaces975
Sans voir leurs bras souillés du sang des Curiaces,
Et de l'événement d'un combat plus humain
Dépendroit maintenant l'honneur du nom romain.
La prudence des Dieux autrement en dispose;
Sur leur ordre éternel mon esprit se repose:980
Il s'arme en ce besoin de générosité,
Et du bonheur public fait sa félicité.
Tâchez d'en faire autant pour soulager vos peines,
Et songez toutes deux que vous êtes Romaines:
Vous l'êtes devenue, et vous l'êtes encor;985
Un si glorieux titre est un digne trésor.
Un jour, un jour viendra que par toute la terre
Rome se fera craindre à l'égal du tonnerre,
Et que tout l'univers tremblant dessous ses lois,
Ce grand nom deviendra l'ambition des rois:990
Les Dieux à notre Énée ont promis cette gloire.

SCÈNE VI.

LE VIEIL HORACE, SABINE, CAMILLE, JULIE.

LE VIEIL HORACE.

Nous venez-vous, Julie, apprendre la victoire?

JULIE.

Mais plutôt du combat les funestes effets:
Rome est sujette d'Albe, et vos fils sont défaits;
Des trois les deux sont morts, son époux seul vous reste.

LE VIEIL HORACE.

O d'un triste combat effet vraiment funeste!
Rome est sujette d'Albe, et pour l'en garantir
Il n'a pas employé jusqu'au dernier soupir!
Non, non, cela n'est point, on vous trompe, Julie;
Rome n'est point sujette, ou mon fils est sans vie:1000
Je connois mieux mon sang, il sait mieux son devoir.

JULIE

Mille, de nos remparts, comme moi l'ont pu voir.
Il s'est fait admirer tant qu'ont duré ses frères;
Mais comme il s'est vu seul contre trois adversaires,
Près d'être enfermé d'eux, sa fuite l'a sauvé.1005

LE VIEIL HORACE.

Et nos soldats trahis ne l'ont point achevé[775]?
Dans leurs rangs à ce lâche ils ont donné retraite?

JULIE.

Je n'ai rien voulu voir après cette défaite.

CAMILLE.

O mes frères!

LE VIEIL HORACE.

Tout beau, ne les pleurez pas tous;
Deux jouissent d'un sort dont leur père est jaloux.1010
Que des plus nobles fleurs leur tombe soit couverte;
La gloire de leur mort m'a payé de leur perte:
Ce bonheur a suivi leur courage invaincu,
Qu'ils ont vu Rome libre autant qu'ils ont vécu,
Et ne l'auront point vue obéir qu'à son prince,1015
Ni d'un État voisin devenir la province.
Pleurez l'autre, pleurez l'irréparable affront
Que sa fuite honteuse imprime à notre front;
Pleurez le déshonneur de toute notre race,
Et l'opprobre éternel qu'il laisse au nom d'Horace.1020

JULIE.

Que vouliez-vous qu'il fît contre trois?

LE VIEIL HORACE.

Qu'il mourût[776],
Ou qu'un beau désespoir alors le secourût.
N'eût-il que d'un moment reculé sa défaite,
Rome eût été du moins un peu plus tard sujette;
Il eût avec honneur laissé mes cheveux gris,1025
Et c'étoit de sa vie un assez digne prix.
Il est de tout son sang comptable à sa patrie;
Chaque goutte épargnée a sa gloire flétrie;
Chaque instant de sa vie, après ce lâche tour,
Met d'autant plus ma honte avec la sienne au jour.1030
J'en romprai bien le cours, et ma juste colère,
Contre un indigne fils usant des droits d'un père,
Saura bien faire voir dans sa punition
L'éclatant désaveu d'une telle action.

SABINE.

Écoutez un peu moins ces ardeurs généreuses,1035
Et ne nous rendez point tout à fait malheureuses.

LE VIEIL HORACE.

Sabine, votre cœur se console aisément;
Nos malheurs jusqu'ici vous touchent foiblement.
Vous n'avez point encor de part à nos misères:
Le ciel vous a sauvé votre époux et vos frères;1040
Si nous sommes sujets, c'est de votre pays;
Vos frères sont vainqueurs quand nous sommes trahis;
Et voyant le haut point où leur gloire se monte,
Vous regardez fort peu ce qui nous vient de honte.
Mais votre trop d'amour pour cet infâme époux1045
Vous donnera bientôt à plaindre comme à nous.
Vos pleurs en sa faveur sont de foibles défenses:
J'atteste des grands Dieux les suprêmes puissances
Qu'avant ce jour fini, ces mains, ces propres mains
Laveront dans son sang la honte des Romains.1050

SABINE.

Suivons-le promptement, la colère l'emporte.
Dieux! verrons-nous toujours des malheurs de la sorte?
Nous faudra-t-il toujours en craindre de plus grands,
Et toujours redouter la main de nos parents?

FIN DU TROISIÈME ACTE.


ACTE IV.


SCÈNE PREMIÈRE.

LE VIEIL HORACE, CAMILLE.

LE VIEIL HORACE

Ne me parlez jamais en faveur d'un infâme;1055
Qu'il me fuie à l'égal des frères de sa femme:
Pour conserver un sang qu'il tient si précieux,
Il n'a rien fait encor s'il n'évite mes yeux.
Sabine y peut mettre ordre, ou derechef j'atteste
Le souverain pouvoir de la troupe céleste....1060

CAMILLE.

Ah! mon père, prenez un plus doux sentiment[777];
Vous verrez Rome même en user autrement;
Et de quelque malheur que le ciel l'ait comblée,
Excuser la vertu sous le nombre accablée.

LE VIEIL HORACE.

Le jugement de Rome est peu pour mon regard,1065
Camille; je suis père, et j'ai mes droits à part.
Je sais trop comme agit la vertu véritable:
C'est sans en triompher que le nombre l'accable;
Et sa mâle vigueur, toujours en même point,
Succombe sous la force, et ne lui cède point.1070
Taisez-vous, et sachons ce que nous veut Valère.

SCÈNE II.

LE VIEIL HORACE, VALÈRE, CAMILLE.

VALÈRE.

Envoyé par le Roi pour consoler un père,
Et pour lui témoigner....

LE VIEIL HORACE.

N'en prenez aucun soin:
C'est un soulagement dont je n'ai pas besoin;
Et j'aime mieux voir morts que couverts d'infamie1075
Ceux que vient de m'ôter une main ennemie.
Tous deux pour leur pays sont morts en gens d'honneur;
Il me suffit.

VALÈRE.

Mais l'autre est un rare bonheur;
De tous les trois chez vous il doit tenir la place.

LE VIEIL HORACE.

Que n'a-t-on vu périr en lui le nom d'Horace[778]!1080

VALÈRE.

Seul vous le maltraitez après ce qu'il a fait.

LE VIEIL HORACE.

C'est à moi seul aussi de punir son forfait.

VALÈRE.

Quel forfait trouvez-vous en sa bonne conduite?

LE VIEIL HORACE.

Quel éclat de vertu trouvez-vous en sa fuite?

VALÈRE.

La fuite est glorieuse en cette occasion.1085

LE VIEIL HORACE.

Vous redoublez ma honte et ma confusion[779].
Certes, l'exemple est rare et digne de mémoire,
De trouver dans la fuite un chemin à la gloire.

VALÈRE.

Quelle confusion, et quelle honte à vous
D'avoir produit un fils qui nous conserve tous,1090
Qui fait triompher Rome, et lui gagne un empire?
A quels plus grands honneurs faut-il qu'un père aspire?

LE VIEIL HORACE.

Quels honneurs, quel triomphe, et quel empire enfin,
Lorsqu'Albe sous ses lois range notre destin?

VALÈRE.

Que parlez-vous ici d'Albe et de sa victoire?1095
Ignorez-vous encor la moitié de l'histoire?

LE VIEIL HORACE.

Je sais que par sa fuite il a trahi l'État[780].

VALÈRE.

Oui, s'il eût en fuyant terminé le combat;
Mais on a bientôt vu qu'il ne fuyoit qu'en homme
Qui savoit ménager l'avantage de Rome.1100

LE VIEIL HORACE.

Quoi, Rome donc triomphe!

VALÈRE.

Apprenez, apprenez
La valeur de ce fils qu'à tort vous condamnez.
Resté seul contre trois, mais en cette aventure
Tous trois étant blessés, et lui seul sans blessure,
Trop foible pour eux tous, trop fort pour chacun d'eux,
Il sait bien se tirer d'un pas si dangereux[781];
Il fuit pour mieux combattre, et cette prompte ruse
Divise adroitement trois frères qu'elle abuse.
Chacun le suit d'un pas ou plus ou moins pressé,
Selon qu'il se rencontre ou plus ou moins blessé;1110
Leur ardeur est égale à poursuivre sa fuite;
Mais leurs coups inégaux séparent leur poursuite.
Horace, les voyant l'un de l'autre écartés,
Se retourne, et déjà les croit demi-domptés:
Il attend le premier, et c'étoit votre gendre.1115
L'autre, tout indigné qu'il ait osé l'attendre,
En vain en l'attaquant fait paroître un grand cœur;
Le sang qu'il a perdu ralentit sa vigueur.
Albe à son tour commence à craindre un sort contraire;
Elle crie au second qu'il secoure son frère:1120
Il se hâte et s'épuise en efforts superflus;
Il trouve en les joignant que son frère n'est plus.

CAMILLE.

Hélas[782]!

VALÈRE.

Tout hors d'haleine il prend pourtant sa place,
Et redouble bientôt la victoire d'Horace:
Son courage sans force est un débile appui;1125
Voulant venger son frère, il tombe auprès de lui.
L'air résonne des cris qu'au ciel chacun envoie;
Albe en jette d'angoisse, et les Romains de joie.
Comme notre héros se voit près d'achever,
C'est peu pour lui de vaincre, il veut encor braver:1130
«J'en viens d'immoler deux aux mânes de mes frères;
Rome aura le dernier de mes trois adversaires,
C'est à ses intérêts que je vais l'immoler,»
Dit-il; et tout d'un temps on le voit y voler.
La victoire entre eux deux n'étoit pas incertaine;1135
L'Albain percé de coups ne se traînoit qu'à peine,
Et comme une victime aux marches de l'autel,
Il sembloit présenter sa gorge au coup mortel:
Aussi le reçoit-il, peu s'en faut, sans défense,
Et son trépas de Rome établit la puissance[783].1140

LE VIEIL HORACE.

O mon fils! ô ma joie! ô l'honneur de nos jours!
O d'un État penchant l'inespéré secours!
Vertu digne de Rome, et sang digne d'Horace!
Appui de ton pays, et gloire de ta race!
Quand pourrai-je étouffer dans tes embrassements1145
L'erreur[784] dont j'ai formé de si faux sentiments?
Quand pourra mon amour baigner avec tendresse
Ton front victorieux de larmes d'allégresse?

VALÈRE.

Vos caresses bientôt pourront se déployer:
Le Roi dans un moment vous le va renvoyer,1150
Et remet à demain la pompe qu'il prépare[785]
D'un sacrifice aux Dieux pour un bonheur si rare;
Aujourd'hui seulement on s'acquitte vers eux
Par des chants de victoire et par de simples vœux.
C'est où le Roi le mène, et tandis il m'envoie1155
Faire office vers vous de douleur et de joie;
Mais cet office encor n'est pas assez pour lui;
Il y viendra lui-même, et peut-être aujourd'hui:
Il croit mal reconnoître une vertu si pure[786],
Si de sa propre bouche il ne vous en assure,1160
S'il ne vous dit chez vous combien vous doit l'État.

LE VIEIL HORACE.

De tels remercîments ont pour moi trop d'éclat,
Et je me tiens déjà trop payé par les vôtres
Du service d'un fils, et du sang des deux autres[787].

VALÈRE.

Il ne sait ce que c'est d'honorer à demi;1165
Et son sceptre arraché des mains de l'ennemi
Fait qu'il tient cet honneur qu'il lui plaît de vous faire[788]
Au-dessous du mérite et du fils et du père.
Je vais lui témoigner quels nobles sentiments
La vertu vous inspire en tous vos mouvements,1170
Et combien vous montrez d'ardeur pour son service.

LE VIEIL HORACE.

Je vous devrai beaucoup pour un si bon office.

SCÈNE III.

LE VIEIL HORACE, CAMILLE.

LE VIEIL HORACE.

Ma fille, il n'est plus temps de répandre des pleurs;
Il sied mal d'en verser où l'on voit tant d'honneurs;
On pleure injustement des pertes domestiques,1175
Quand on en voit sortir des victoires publiques.
Rome triomphe d'Albe, et c'est assez pour nous;
Tous nos maux à ce prix doivent nous être doux[789].
En la mort d'un amant vous ne perdez qu'un homme
Dont la perte est aisée à réparer dans Rome[790];1180
Après cette victoire, il n'est point de Romain
Qui ne soit glorieux de vous donner la main.
Il me faut à Sabine en porter la nouvelle[791];
Ce coup sera sans doute assez rude pour elle,
Et ses trois frères morts par la main d'un époux1185
Lui donneront des pleurs bien plus justes qu'à vous;
Mais j'espère aisément en dissiper l'orage,
Et qu'un peu de prudence aidant son grand courage
Fera bientôt régner sur un si noble cœur
Le généreux amour qu'elle doit au vainqueur.1190
Cependant étouffez cette lâche tristesse;
Recevez-le, s'il vient, avec moins de foiblesse;
Faites-vous voir sa sœur, et qu'en un même flanc
Le ciel vous a tous deux formés d'un même sang.

SCÈNE IV.

CAMILLE.

Oui, je lui ferai voir, par d'infaillibles marques,1195
Qu'un véritable amour brave la main des Parques,
Et ne prend point de lois de ces cruels tyrans
Qu'un astre injurieux nous donne pour parents.
Tu blâmes ma douleur, tu l'oses nommer lâche;
Je l'aime d'autant plus que plus elle te fâche,1200
Impitoyable père, et par un juste effort
Je la veux rendre égale aux rigueurs de mon sort.
En vit-on jamais un dont les rudes traverses
Prissent en moins de rien tant de faces diverses,
Qui fût doux tant de fois, et tant de fois cruel,1205
Et portât tant de coups avant le coup mortel?
Vit-on jamais une âme en un jour plus atteinte
De joie et de douleur, d'espérance et de crainte,
Asservie en esclave à plus d'événements,
Et le piteux jouet de plus de changements?1210
Un oracle m'assure, un songe me travaille[792];
La paix calme l'effroi que me fait la bataille;
Mon hymen se prépare, et presque en un moment
Pour combattre mon frère on choisit mon amant;
Ce choix me désespère, et tous le désavouent[793];1215
La partie est rompue, et les Dieux la renouent;
Rome semble vaincue, et seul des trois Albains,
Curiace en mon sang n'a point trempé ses mains.
O Dieux! sentois-je alors des douleurs trop légères[794]
Pour le malheur de Rome et la mort de deux frères[795],
Et me flattois-je trop quand je croyois pouvoir[796]
L'aimer encor sans crime et nourrir quelque espoir?
Sa mort m'en punit bien, et la façon cruelle
Dont mon âme éperdue en reçoit la nouvelle:
Son rival me l'apprend, et faisant à mes yeux1225
D'un si triste succès le récit odieux,
Il porte sur le front une allégresse ouverte,
Que le bonheur public fait bien moins que ma perte;
Et bâtissant en l'air sur le malheur d'autrui,
Aussi bien que mon frère il triomphe de lui.1230
Mais ce n'est rien encore au prix de ce qui reste[797]:
On demande ma joie en un jour si funeste[798];
Il me faut applaudir aux exploits du vainqueur,
Et baiser une main qui me perce le cœur.
En un sujet de pleurs si grand, si légitime,1235
Se plaindre est une honte, et soupirer un crime;
Leur brutale vertu veut qu'on s'estime heureux,
Et si l'on n'est barbare, on n'est point généreux.
Dégénérons, mon cœur, d'un si vertueux père;
Soyons indigne sœur d'un si généreux frère:1240
C'est gloire de passer pour un cœur abattu[799],
Quand la brutalité fait la haute vertu.
Éclatez, mes douleurs: à quoi bon vous contraindre?
Quand on a tout perdu, que sauroit-on plus craindre?
Pour ce cruel vainqueur n'ayez point de respect;1245
Loin d'éviter ses yeux, croissez à son aspect;
Offensez sa victoire, irritez sa colère,
Et prenez, s'il se peut, plaisir à lui déplaire.
Il vient: préparons-nous à montrer constamment
Ce que doit une amante à la mort d'un amant.1250

SCÈNE V.

HORACE, CAMILLE, PROCULE.

(Procule porte en sa main les trois épées des Curiaces[800].)

HORACE.

Ma sœur, voici le bras qui venge nos deux frères,
Le bras qui rompt le cours de nos destins contraires,
Qui nous rend maîtres d'Albe; enfin voici le bras
Qui seul fait aujourd'hui le sort de deux États;
Vois ces marques d'honneur, ces témoins de ma gloire,
Et rends ce que tu dois à l'heur de ma victoire.

CAMILLE.

Recevez donc mes pleurs, c'est ce que je lui dois[801].

HORACE.

Rome n'en veut point voir après de tels exploits,
Et nos deux frères morts dans le malheur des armes
Sont trop payés de sang pour exiger des larmes:1260
Quand la perte est vengée, on n'a plus rien perdu.

CAMILLE.

Puisqu'ils sont satisfaits par le sang épandu,
Je cesserai pour eux de paroître affligée,
Et j'oublierai leur mort que vous avez vengée;
Mais qui me vengera de celle d'un amant,1265
Pour me faire oublier sa perte en un moment?

HORACE.

Que dis-tu, malheureuse?

CAMILLE.

O mon cher Curiace!

HORACE.

O d'une indigne sœur insupportable audace[802]!
D'un ennemi public dont je reviens vainqueur
Le nom est dans ta bouche et l'amour dans ton cœur!
Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire!
Ta bouche la demande, et ton cœur la respire!
Suis moins ta passion, règle mieux tes desirs,
Ne me fais plus rougir d'entendre tes soupirs;
Tes flammes désormais doivent être étouffées;1275
Bannis-les de ton âme, et songe à mes trophées:
Qu'ils soient dorénavant ton unique entretien.

CAMILLE.

Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le tien;
Et si tu veux enfin que je t'ouvre mon âme,
Rends-moi mon Curiace, ou laisse agir ma flamme:1280
Ma joie et mes douleurs dépendoient de son sort;
Je l'adorois vivant, et je le pleure mort.
Ne cherche plus ta sœur où tu l'avois laissée;
Tu ne revois en moi qu'une amante offensée,
Qui comme une furie attachée à tes pas,1285
Te veut incessamment reprocher son trépas.
Tigre altéré de sang, qui me défends les larmes[803],
Qui veux que dans sa mort je trouve encor des charmes,
Et que jusques au ciel élevant tes exploits,
Moi-même je le tue une seconde fois!1290
Puissent tant de malheurs accompagner ta vie[804],
Que tu tombes au point de me porter envie;
Et toi, bientôt souiller par quelque lâcheté
Cette gloire si chère à ta brutalité!

HORACE.

O ciel! qui vit jamais une pareille rage!1295
Crois-tu donc que je sois insensible à l'outrage,
Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur?
Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur,
Et préfère du moins au souvenir d'un homme
Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome.1300

CAMILLE.

Rome, l'unique objet de mon ressentiment[805]!
Rome, à qui vient ton bras d'immoler mon amant!
Rome qui t'a vu naître, et que ton cœur adore!
Rome enfin que je hais parce qu'elle t'honore!
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés1305
Saper ses fondements encor mal assurés!
Et si ce n'est assez de toute l'Italie,
Que l'Orient contre elle à l'Occident s'allie;
Que cent peuples unis des bouts de l'univers
Passent pour la détruire et les monts et les mers!1310
Qu'elle-même sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles!
Que le courroux du ciel allumé par mes vœux[806]
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux!
Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre[807],1315
Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause, et mourir de plaisir!

HORACE, mettant la main à l'épée[808], et poursuivant sa sœur qui s'enfuit.

C'est trop, ma patience à la raison fait place;
Va dedans les enfers plaindre ton Curiace[809].1320

CAMILLE, blessée derrière le théâtre[810].

Ah! traître!

HORACE, revenant sur le théâtre.

Ainsi reçoive un châtiment soudain
Quiconque ose pleurer un ennemi romain[811]!

SCÈNE VI.

HORACE, PROCULE.

PROCULE.

Que venez-vous de faire?

HORACE.

Un acte de justice:
Un semblable forfait veut un pareil supplice.

PROCULE.

Vous deviez la traiter avec moins de rigueur.1325

HORACE.

Ne me dis point qu'elle est et mon sang et ma sœur.
Mon père ne peut plus l'avouer pour sa fille:
Qui maudit son pays renonce à sa famille;
Des noms si pleins d'amour ne lui sont plus permis;
De ses plus chers parents il fait ses ennemis:1330
Le sang même les arme en haine de son crime.
La plus prompte vengeance en est plus légitime[812];
Et ce souhait impie, encore qu'impuissant,
Est un monstre qu'il faut étouffer en naissant.

SCÈNE VII.

HORACE, SABINE, PROCULE.

SABINE.

A quoi s'arrête ici ton illustre colère?1335
Viens voir mourir ta sœur dans les bras de ton père;
Viens repaître tes yeux d'un spectacle si doux:
Ou si tu n'es point las de ces généreux coups[813],
Immole au cher pays des vertueux Horaces
Ce reste malheureux du sang des Curiaces.1340
Si prodigue du tien, n'épargne pas le leur;
Joins Sabine à Camille, et ta femme à ta sœur;
Nos crimes sont pareils, ainsi que nos misères;
Je soupire comme elle, et déplore mes frères:
Plus coupable en ce point contre tes dures lois,1345
Qu'elle n'en pleuroit qu'un, et que j'en pleure trois,
Qu'après son châtiment ma faute continue.

HORACE.

Sèche tes pleurs, Sabine, ou les cache à ma vue:
Rends-toi digne du nom de ma chaste moitié,
Et ne m'accable point d'une indigne pitié.1350
Si l'absolu pouvoir d'une pudique flamme
Ne nous laisse à tous deux qu'un penser et qu'une âme,
C'est à toi d'élever tes sentiments aux miens,
Non à moi de descendre à la honte des tiens.
Je t'aime, et je connois la douleur qui te presse;1355
Embrasse ma vertu pour vaincre ta foiblesse,
Participe à ma gloire au lieu de la souiller.
Tâche à t'en revêtir, non à m'en dépouiller.
Es-tu de mon honneur si mortelle ennemie,
Que je te plaise mieux couvert d'une infamie[814]?1360
Sois plus femme que sœur, et te réglant sur moi,
Fais-toi de mon exemple une immuable loi.

SABINE.

Cherche pour t'imiter des âmes plus parfaites.
Je ne t'impute point les pertes que j'ai faites,
J'en ai les sentiments que je dois en avoir,1365
Et je m'en prends au sort plutôt qu'à ton devoir;
Mais enfin je renonce à la vertu romaine[815],
Si pour la posséder je dois être inhumaine;
Et ne puis voir en moi la femme du vainqueur
Sans y voir des vaincus la déplorable sœur.1370
Prenons part en public aux victoires publiques;
Pleurons dans la maison nos malheurs domestiques,
Et ne regardons point des biens communs à tous,
Quand nous voyons des maux qui ne sont que pour nous.
Pourquoi veux-tu, cruel, agir d'une autre sorte?1375
Laisse en entrant ici tes lauriers à la porte;
Mêle tes pleurs aux miens. Quoi? ces lâches discours
N'arment point ta vertu contre mes tristes jours?
Mon crime redoublé n'émeut point ta colère?
Que Camille est heureuse! elle a pu te déplaire;1380
Elle a reçu de toi ce qu'elle a prétendu,
Et recouvre là-bas tout ce qu'elle a perdu.
Cher époux, cher auteur du tourment qui me presse,
Écoute la pitié, si ta colère cesse;
Exerce l'une ou l'autre, après de tels malheurs,1385
A punir ma foiblesse, ou finir mes douleurs:
Je demande la mort pour grâce, ou pour supplice;
Qu'elle soit un effet d'amour ou de justice,
N'importe: tous ses traits n'auront rien que de doux[816],
Si je les vois partir de la main d'un époux.1390

HORACE.

Quelle injustice aux Dieux d'abandonner aux femmes
Un empire si grand sur les plus belles âmes,
Et de se plaire à voir de si foibles vainqueurs
Régner si puissamment sur les plus nobles cœurs!
A quel point ma vertu devient-elle réduite!1395
Rien ne la sauroit plus garantir que la fuite.
Adieu: ne me suis point, ou retiens tes soupirs.

SABINE, seule.

O colère, ô pitié, sourdes à mes desirs,
Vous négligez mon crime, et ma douleur vous lasse,
Et je n'obtiens de vous ni supplice ni grâce!1400
Allons-y par nos pleurs faire encore un effort,
Et n'employons après que nous à notre mort.

FIN DU QUATRIÈME ACTE.


ACTE V.


SCÈNE PREMIÈRE.

LE VIEIL HORACE, HORACE.

LE VIEIL HORACE.

Retirons nos regards de cet objet funeste,
Pour admirer ici le jugement céleste:
Quand la gloire nous enfle, il sait bien comme il faut
Confondre notre orgueil qui s'élève trop haut.
Nos plaisirs les plus doux ne vont point sans tristesse;
Il mêle à nos vertus des marques de foiblesse,
Et rarement accorde à notre ambition
L'entier et pur honneur d'une bonne action.1410
Je ne plains point Camille: elle étoit criminelle;
Je me tiens plus à plaindre, et je te plains plus qu'elle:
Moi, d'avoir mis au jour un cœur si peu romain;
Toi, d'avoir par sa mort déshonoré ta main.
Je ne la trouve point injuste ni trop prompte;1415
Mais tu pouvois, mon fils, t'en épargner la honte:
Son crime, quoique énorme et digne du trépas,
Étoit mieux impuni que puni par ton bras.

HORACE.

Disposez de mon sang, les lois vous en font maître[817];
J'ai cru devoir le sien aux lieux qui m'ont vu naître.
Si dans vos sentiments mon zèle est criminel,
S'il m'en faut recevoir un reproche éternel,
Si ma main en devient honteuse et profanée,
Vous pouvez d'un seul mot trancher ma destinée:
Reprenez tout ce sang de qui ma lâcheté[818]1425
A si brutalement souillé la pureté.
Ma main n'a pu souffrir de crime en votre race;
Ne souffrez point de tache en la maison d'Horace.
C'est en ces actions dont l'honneur est blessé
Qu'un père tel que vous se montre intéressé:1430
Son amour doit se taire où toute excuse est nulle;
Lui-même il y prend part lorsqu'il les dissimule;
Et de sa propre gloire il fait trop peu de cas,
Quand il ne punit point ce qu'il n'approuve pas.

LE VIEIL HORACE.

Il n'use pas toujours d'une rigueur extrême;1435
Il épargne ses fils bien souvent pour soi-même;
Sa vieillesse sur eux aime à se soutenir,
Et ne les punit point, de peur de se punir[819].
Je te vois d'un autre œil que tu ne te regardes;
Je sais.... Mais le Roi vient, je vois entrer ses gardes.1440

SCÈNE II.

TULLE, VALÈRE, LE VIEIL HORACE, HORACE, troupe de Gardes[820].

LE VIEIL HORACE.

Ah! Sire, un tel honneur a trop d'excès pour moi;
Ce n'est point en ce lieu que je dois voir mon roi:
Permettez qu'à genoux....

TULLE.

Non, levez-vous, mon père:
Je fais ce qu'en ma place un bon prince doit faire.
Un si rare service et si fort important1445
Veut l'honneur le plus rare et le plus éclatant[821].
Vous en aviez déjà sa parole pour gage;
Je ne l'ai pas voulu différer davantage.
J'ai su par son rapport, et je n'en doutois pas,
Comme de vos deux fils vous portez le trépas,1450
Et que déjà votre âme étant trop résolue,
Ma consolation vous seroit superflue;
Mais je viens de savoir quel étrange malheur
D'un fils victorieux a suivi la valeur,
Et que son trop d'amour pour la cause publique1455
Par ses mains à son père ôte une fille unique.
Ce coup est un peu rude à l'esprit le plus fort[822];
Et je doute comment vous portez cette mort.

LE VIEIL HORACE.

Sire, avec déplaisir, mais avec patience.

TULLE.

C'est l'effet vertueux de votre expérience.1460
Beaucoup par un long âge ont appris comme vous
Que le malheur succède au bonheur le plus doux:
Peu savent comme vous s'appliquer ce remède,
Et dans leur intérêt toute leur vertu cède.
Si vous pouvez trouver dans ma compassion1465
Quelque soulagement pour votre affliction[823],
Ainsi que votre mal sachez qu'elle est extrême,
Et que je vous en plains autant que je vous aime[824].

VALÈRE.

Sire, puisque le ciel entre les mains des rois
Dépose sa justice et la force des lois,1470
Et que l'État demande aux princes légitimes
Des prix pour les vertus, des peines pour les crimes,
Souffrez qu'un bon sujet vous fasse souvenir
Que vous plaignez beaucoup ce qu'il vous faut punir;
Souffrez....

LE VIEIL HORACE.

Quoi? qu'on envoie un vainqueur au supplice?

TULLE.

Permettez qu'il achève, et je ferai justice:
J'aime à la rendre à tous, à toute heure, en tout lieu.
C'est par elle qu'un roi se fait un demi-dieu;
Et c'est dont je vous plains, qu'après un tel service
On puisse contre lui me demander justice.1480

VALÈRE.

Souffrez donc, ô grand Roi, le plus juste des rois,
Que tous les gens de bien vous parlent par ma voix.
Non que nos cœurs jaloux de ses honneurs s'irritent;
S'il en reçoit beaucoup, ses hauts faits[825] le méritent[826];
Ajoutez-y plutôt que d'en diminuer:1485
Nous sommes tous encor prêts d'y contribuer;
Mais puisque d'un tel crime il s'est montré capable,
Qu'il triomphe en vainqueur, et périsse en coupable.
Arrêtez sa fureur, et sauvez de ses mains,
Si vous voulez régner, le reste des Romains:1490
Il y va de la perte ou du salut du reste.
La guerre avoit un cours si sanglant, si funeste[827],
Et les nœuds de l'hymen, durant nos bons destins,
Ont tant de fois uni des peuples si voisins,
Qu'il est peu de Romains que le parti contraire1495
N'intéresse en la mort d'un gendre ou d'un beau-frère,
Et qui ne soient forcés de donner quelques pleurs,
Dans le bonheur[828] public, à leurs propres malheurs.
Si c'est offenser Rome, et que l'heur de ses armes
L'autorise à punir ce crime de nos larmes,1500
Quel sang épargnera ce barbare vainqueur,
Qui ne pardonne pas à celui de sa sœur,
Et ne peut excuser cette douleur pressante[829]
Que la mort d'un amant jette au cœur d'une amante,
Quand près d'être éclairés du nuptial flambeau,1505
Elle voit avec lui son espoir au tombeau?
Faisant triompher Rome, il se l'est asservie;
Il a sur nous un droit et de mort et de vie;
Et nos jours criminels ne pourront plus durer
Qu'autant qu'à sa clémence il plaira l'endurer.1510
Je pourrois ajouter aux intérêts de Rome
Combien un pareil coup est indigne d'un homme;
Je pourrois demander qu'on mît devant vos yeux
Ce grand et rare exploit d'un bras victorieux:
Vous verriez un beau sang, pour accuser sa rage,1515
D'un frère si cruel rejaillir[830] au visage:
Vous verriez des horreurs qu'on ne peut concevoir;
Son âge et sa beauté vous pourroient émouvoir;
Mais je hais ces moyens qui sentent l'artifice.
Vous avez à demain remis le sacrifice:1520
Pensez-vous que les Dieux, vengeurs des innocents,
D'une main parricide acceptent de l'encens?
Sur vous ce sacrilége attireroit sa peine;
Ne le considérez qu'en objet de leur haine,
Et croyez avec nous qu'en tous ses trois combats[831]1525
Le bon destin de Rome a plus fait que son bras,
Puisque ces mêmes Dieux, auteurs de sa victoire,
Ont permis qu'aussitôt il en souillât la gloire,
Et qu'un si grand courage, après ce noble effort,
Fût digne en même jour de triomphe et de mort.1530
Sire, c'est ce qu'il faut que votre arrêt décide.
En ce lieu Rome a vu le premier parricide;
La suite en est à craindre, et la haine des cieux:
Sauvez-nous de sa main, et redoutez les Dieux.

TULLE.

Défendez-vous, Horace.

HORACE.

A quoi bon me défendre?1535
Vous savez l'action, vous la venez d'entendre[832];
Ce que vous en croyez me doit être une loi.
Sire, on se défend mal contre l'avis d'un roi,
Et le plus innocent devient soudain coupable[833],
Quand aux yeux de son prince il paroît condamnable.
C'est crime qu'envers lui se vouloir excuser:
Notre sang est son bien, il en peut disposer;
Et c'est à nous de croire, alors qu'il en dispose,
Qu'il ne s'en prive point sans une juste cause.
Sire, prononcez donc, je suis prêt d'obéir;1545
D'autres aiment la vie, et je la dois haïr.
Je ne reproche point à l'ardeur de Valère
Qu'en amant de la sœur il accuse le frère[834]:
Mes vœux avec les siens conspirent aujourd'hui;
Il demande ma mort, je la veux comme lui.1550
Un seul point entre nous met cette différence,
Que mon honneur par là cherche son assurance,
Et qu'à ce même but nous voulons arriver,
Lui pour flétrir ma gloire, et moi pour la sauver.
Sire, c'est rarement qu'il s'offre une matière1555
A montrer d'un grand cœur la vertu toute entière.
Suivant l'occasion elle agit plus ou moins,
Et paroît forte ou foible aux yeux de ses témoins.
Le peuple, qui voit tout seulement par l'écorce,
S'attache à son effet pour juger de sa force[835];1560
Il veut que ses dehors gardent un même cours,
Qu'ayant fait un miracle, elle en fasse toujours:
Après une action pleine, haute, éclatante,
Tout ce qui brille moins remplit mal son attente;
Il veut qu'on soit égal en tout temps, en tous lieux;1565
Il n'examine point si lors on pouvoit mieux,
Ni que, s'il ne voit pas sans cesse une merveille,
L'occasion est moindre, et la vertu pareille:
Son injustice accable et détruit les grands noms;
L'honneur des premiers faits se perd par les seconds;
Et quand la renommée a passé l'ordinaire,
Si l'on n'en veut déchoir, il faut ne plus rien faire[836].
Je ne vanterai point les exploits de mon bras;
Votre Majesté, Sire, a vu mes trois combats:
Il est bien malaisé qu'un pareil les seconde,1575
Qu'une autre occasion à celle-ci réponde,
Et que tout mon courage, après de si grands coups,
Parvienne à des succès qui n'aillent au-dessous;
Si bien que pour laisser une illustre mémoire,
La mort seule aujourd'hui peut conserver ma gloire:1580
Encor la falloit-il sitôt que j'eus vaincu,
Puisque pour mon honneur j'ai déjà trop vécu.
Un homme tel que moi voit sa gloire ternie,
Quand il tombe en péril de quelque ignominie;
Et ma main auroit su déjà m'en garantir;1585
Mais sans votre congé mon sang n'ose sortir:
Comme il vous appartient, votre aveu doit se prendre;
C'est vous le dérober qu'autrement le répandre.
Rome ne manque point de généreux guerriers;
Assez d'autres sans moi soutiendront vos lauriers;1590
Que Votre Majesté désormais m'en dispense;
Et si ce que j'ai fait vaut quelque récompense,
Permettez, ô grand Roi, que de ce bras vainqueur
Je m'immole à ma gloire, et non pas à ma sœur.

SCÈNE III.

TULLE, VALÈRE, LE VIEIL HORACE, HORACE, SABINE[837].

SABINE.

Sire, écoutez Sabine, et voyez dans son âme1595
Les douleurs d'une sœur, et celles d'une femme,
Qui toute désolée, à vos sacrés genoux,
Pleure pour sa famille, et craint pour son époux.
Ce n'est pas que je veuille avec cet artifice
Dérober un coupable au bras de la justice:1600
Quoi qu'il ait fait pour vous, traitez-le comme tel,
Et punissez en moi ce noble criminel;
De mon sang malheureux expiez tout son crime;
Vous ne changerez point pour cela de victime:
Ce n'en sera point prendre une injuste pitié,1605
Mais en sacrifier la plus chère moitié.
Les nœuds de l'hyménée et son amour extrême
Font qu'il vit plus en moi qu'il ne vit en lui-même;
Et si vous m'accordez de mourir aujourd'hui,
Il mourra plus en moi qu'il ne mourroit en lui;1610
La mort que je demande, et qu'il faut que j'obtienne,
Augmentera sa peine, et finira la mienne.
Sire, voyez l'excès de mes tristes ennuis,
Et l'effroyable état où mes jours sont réduits.
Quelle horreur d'embrasser un homme dont l'épée1615
De toute ma famille a la trame coupée!
Et quelle impiété de haïr un époux
Pour avoir bien servi les siens, l'État et vous
Aimer un bras souillé du sang de tous mes frères!
N'aimer pas un mari qui finit nos misères!1620
Sire, délivrez-moi par un heureux trépas
Des crimes de l'aimer et de ne l'aimer pas;
J'en nommerai l'arrêt une faveur bien grande.
Ma main peut me donner ce que je vous demande;
Mais ce trépas enfin me sera bien plus doux,1625
Si je puis de sa honte affranchir mon époux;
Si je puis par mon sang apaiser la colère
Des Dieux qu'a pu fâcher sa vertu trop sévère,
Satisfaire en mourant aux mânes de sa sœur,
Et conserver à Rome un si bon défenseur.1630

LE VIEIL HORACE, au Roi[838].

Sire, c'est donc à moi de répondre à Valère.
Mes enfants avec lui conspirent contre un père:
Tous trois veulent me perdre, et s'arment sans raison
Contre si peu de sang qui reste en ma maison.

(A Sabine.)

Toi qui par des douleurs à ton devoir contraires[839],
Veux quitter un mari pour rejoindre tes frères[840],

Va plutôt consulter leurs mânes généreux;
Ils sont morts, mais pour Albe, et s'en tiennent heureux:
Puisque le ciel vouloit qu'elle fût asservie,
Si quelque sentiment demeure après la vie,1640
Ce mal leur semble moindre, et moins rudes ses coups,
Voyant que tout l'honneur en retombe sur nous;
Tous trois désavoueront la douleur qui te touche,
Les larmes de tes yeux, les soupirs de ta bouche,
L'horreur que tu fais voir d'un mari vertueux.1645
Sabine, sois leur sœur, suis ton devoir comme eux.

(Au Roi.)

Contre ce cher époux Valère en vain s'anime:
Un premier mouvement ne fut jamais un crime;
Et la louange est due, au lieu du châtiment,
Quand la vertu produit ce premier mouvement.1650
Aimer nos ennemis avec idolâtrie,
De rage en leur trépas maudire la patrie,
Souhaiter à l'État un malheur infini,
C'est ce qu'on nomme crime, et ce qu'il a puni.
Le seul amour de Rome a sa main animée:1655
Il seroit innocent s'il l'avoit moins aimée.
Qu'ai-je dit, Sire? il l'est, et ce bras paternel
L'auroit déjà puni s'il étoit criminel:
J'aurois su mieux user de l'entière puissance
Que me donnent sur lui les droits de la naissance;1660
J'aime trop l'honneur, Sire, et ne suis point de rang
A souffrir ni d'affront ni de crime en mon sang.
C'est dont je ne veux point de témoin que Valère:
Il a vu quel accueil lui gardoit ma colère,
Lorsqu'ignorant encor la moitié du combat,1665
Je croyois que sa fuite avoit trahi l'État.
Qui le fait se charger des soins de ma famille?
Qui le fait, malgré moi, vouloir venger ma fille?
Et par quelle raison, dans son juste trépas,
Prend-il un intérêt qu'un père ne prend pas?1670
On craint qu'après sa sœur il n'en maltraite d'autres!
Sire, nous n'avons part qu'à la honte des nôtres,
Et de quelque façon qu'un autre puisse agir,
Qui ne nous touche point ne nous fait point rougir.

(A Valère.)

Tu peux pleurer, Valère, et même aux yeux d'Horace;
Il ne prend intérêt qu'aux crimes de sa race:
Qui n'est point de son sang ne peut faire d'affront
Aux lauriers immortels qui lui ceignent le front.
Lauriers, sacrés rameaux qu'on veut réduire en poudre,
Vous qui mettez sa tête à couvert de la foudre[841],1680
L'abandonnerez-vous à l'infâme couteau
Qui fait choir les méchants sous la main d'un bourreau?
Romains, souffrirez-vous qu'on vous immole un homme[842]
Sans qui Rome aujourd'hui cesseroit d'être Rome,
Et qu'un Romain s'efforce à tacher le renom1685
D'un guerrier à qui tous doivent un si beau nom?
Dis, Valère, dis-nous, si tu veux qu'il périsse[843],
Où tu penses choisir un lieu pour son supplice?
Sera-ce entre ces murs que mille et mille voix
Font résonner encor du bruit de ses exploits?1690
Sera-ce hors des murs, au milieu de ces places
Qu'on voit fumer encor du sang des Curiaces,
Entre leurs trois tombeaux, et dans ce champ d'honneur
Témoin de sa vaillance et de notre bonheur?
Tu ne saurois cacher sa peine à sa victoire;1695
Dans les murs, hors des murs, tout parle de sa gloire,
Tout s'oppose à l'effort de ton injuste amour,
Qui veut d'un si bon sang souiller un si beau jour.
Albe ne pourra pas souffrir un tel spectacle,
Et Rome par ses pleurs y mettra trop d'obstacle[844].1700

(Au Roi.)

Vous les préviendrez[845], Sire; et par un juste arrêt
Vous saurez embrasser bien mieux son intérêt.
Ce qu'il a fait pour elle, il peut encor le faire[846]:
Il peut la garantir encor d'un sort contraire.
Sire, ne donnez rien à mes débiles ans:1705
Rome aujourd'hui m'a vu père de quatre enfants;
Trois en ce même jour sont morts pour sa querelle;
Il m'en reste encore un, conservez-le pour elle:
N'ôtez pas à ses murs un si puissant appui;
Et souffrez, pour finir, que je m'adresse à lui.1710

(A Horace.)

Horace, ne crois pas que le peuple stupide
Soit le maître absolu d'un renom bien solide:
Sa voix tumultueuse assez souvent fait bruit;
Mais un moment l'élève, un moment le détruit;
Et ce qu'il contribue à notre renommée1715
Toujours en moins de rien se dissipe en fumée.
C'est aux rois, c'est aux grands, c'est aux esprits bien faits,
A voir la vertu pleine en ses moindres effets;
C'est d'eux seuls qu'on reçoit la véritable gloire;
Eux seuls des vrais héros assurent la mémoire.1720
Vis toujours en Horace, et toujours auprès d'eux
Ton nom demeurera grand, illustre, fameux,
Bien que l'occasion, moins haute ou moins brillante,
D'un vulgaire ignorant trompe l'injuste attente.
Ne hais donc plus la vie, et du moins vis pour moi,1725
Et pour servir encor ton pays et ton roi.
Sire, j'en ai trop dit; mais l'affaire vous touche;
Et Rome toute entière a parlé par ma bouche.

VALÈRE.

Sire, permettez-moi....

TULLE.

Valère, c'est assez:
Vos discours par les leurs ne sont pas effacés;1730
J'en garde en mon esprit les forces plus pressantes,
Et toutes vos raisons me sont encor présentes.
Cette énorme action faite presque à nos yeux
Outrage la nature, et blesse jusqu'aux Dieux.
Un premier mouvement qui produit un tel crime1735
Ne sauroit lui servir d'excuse légitime:
Les moins sévères lois en ce point sont d'accord;
Et si nous les suivons, il est digne de mort.
Si d'ailleurs nous voulons regarder le coupable,
Ce crime, quoique grand, énorme, inexcusable,1740
Vient de la même épée et part du même bras
Qui me fait aujourd'hui maître de deux États.
Deux sceptres en ma main, Albe à Rome asservie,
Parlent bien hautement en faveur de sa vie:
Sans lui j'obéirois où je donne la loi,1745
Et je serois sujet où je suis deux fois roi.
Assez de bons sujets dans toutes les provinces
Par des vœux impuissants s'acquittent vers leurs princes;
Tous les peuvent aimer, mais tous ne peuvent pas
Par d'illustres effets assurer leurs États;1750
Et l'art et le pouvoir d'affermir des couronnes
Sont des dons que le ciel fait à peu de personnes[847].
De pareils serviteurs sont les forces des rois,
Et de pareils aussi sont au-dessus des lois.
Qu'elles se taisent donc; que Rome dissimule1755
Ce que dès sa naissance elle vit en Romule:
Elle peut bien souffrir en son libérateur
Ce qu'elle a bien souffert en son premier auteur.
Vis donc, Horace, vis, guerrier trop magnanime:
Ta vertu met ta gloire au-dessus de ton crime;1760
Sa chaleur généreuse a produit ton forfait[848];
D'une cause si belle il faut souffrir l'effet.
Vis pour servir l'État; vis, mais aime Valère:
Qu'il ne reste entre vous ni haine ni colère;
Et soit qu'il ait suivi l'amour ou le devoir,1765
Sans aucun sentiment résous-toi de le voir.
Sabine, écoutez moins la douleur qui vous presse[849];
Chassez de ce grand cœur ces marques de foiblesse:
C'est en séchant vos pleurs que vous vous montrerez
La véritable sœur de ceux que vous pleurez.1770
Mais nous devons aux Dieux demain un sacrifice;
Et nous aurions le ciel à nos vœux mal propice,
Si nos prêtres, avant que de sacrifier,
Ne trouvoient les moyens de le purifier:
Son père en prendra soin; il lui sera facile1775
D'apaiser tout d'un temps les mânes de Camille.
Je la plains; et pour rendre à son sort rigoureux
Ce que peut souhaiter son esprit amoureux,
Puisqu'en un même jour l'ardeur d'un même zèle
Achève le destin de son amant et d'elle,1780
Je veux qu'un même jour, témoin de leurs deux morts,
En un même tombeau voie enfermer leurs corps.

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.


CINNA
TRAGÉDIE
1640

NOTICE.

« .... Par les envieux un génie excité
Au comble de son art est mille fois monté;
Plus on veut l'affoiblir, plus il croît et s'élance:
Au Cid persécuté Cinna doit sa naissance,»

dit Boileau dans son Épître à Racine (vers 49-52). L'effort que fit le génie de Corneille pour répondre dignement à ses détracteurs, est peut-être en effet une des causes de la perfection de Cinna; mais quel motif a porté le poëte à choisir ce sujet, à le développer avec un soin si curieux, à conseiller avec tant d'autorité la clémence au souverain et l'oubli aux conjurés?... C'est ce qu'aucun contemporain ne nous a dit; on en est donc réduit sur ce point aux conjectures, et, le premier, M. Édouard Fournier en a présenté tout récemment qui ont le double mérite, assez rare, d'être à la fois fort ingénieuses et très-plausibles.

«C'est en 1640 que Cinna fut joué d'abord, et c'est par conséquent en 1639 qu'il fut écrit. Or que s'était-il passé cette année-là dans la ville de Rouen, où Corneille menait la vie laborieuse et retirée que vous connaissez déjà[850]? De sinistres événements l'avaient agitée, ainsi que toute la province dont elle était la tête et le cœur. Les habitants des campagnes, surchargés des taxes mises sur le sel, sur le cuir, et même jusque sur le pain, avaient refusé de payer.

«On avait arrêté les plus mutins; ils en avaient appelé devant le parlement de Rouen et la cour des aides; le parlement les avait fait mettre en liberté, et par suite la révolte se croyant ainsi autorisée et se trouvant avoir un point d'appui, s'était étendue dans toute la province. On avait couru sus aux commis, démoli leurs maisons, et pendu même ceux qu'on avait pu trouver. Un chef mystérieux, que personne n'avait vu, mais que tout le monde nommait et chantait, conduisait cette jacquerie normande. C'était Jean-va-nu-pieds, descendant direct du Jacques Bonhomme des temps féodaux, et comme lui personnification terrible de la misère furieuse[851].

«Richelieu veillait. Le danger, qui eût été grand partout, l'était là plus qu'ailleurs, à cause du voisinage de l'Anglais toujours prompt à profiter de nos troubles, et en raison aussi de certain désir mal déguisé que les pays normands avaient toujours eu de se donner à un duc[852].

«Il fallait donc un remède énergique et sûr. Le Cardinal n'était pas homme à le faire attendre ni à l'employer mollement, une fois qu'il l'aurait trouvé. Comme la première cause de cette révolte venait d'une rébellion du parlement de Rouen, il voulut que cette magistrature insubordonnée fût punie par la main d'un magistrat. Le chancelier Seguier fut chargé de ses ordres. Il partit avec une armée, et quelques jours après, Rouen était occupé militairement.

«Le parlement, qui prévoyait ce qu'il devait attendre de la colère d'un homme comme Richelieu, lui avait en hâte envoyé deux de ses principaux magistrats pour supplier et demander pardon. Ils ne purent rien obtenir. Rouen fut traité comme une ville prise d'assaut. On la frappa d'une taxe d'un million quatre-vingt-cinq mille livres; son conseil municipal fut dissous; le parlement, la cour des aides, le lieutenant général du bailliage furent interdits. Ce n'est pas tout. Il fallait du sang dans toutes les rigueurs qu'ordonnait Richelieu. Un grand nombre d'habitants furent arrêtés; on leur fit leur procès, et quarante-six furent condamnés: quatre à être rompus vifs, vingt au gibet, vingt-deux au bannissement perpétuel.

«Le chancelier, qui réglait toutes ces représailles sur la connaissance qu'il avait des sévérités ordinaires à celui dont il était l'exécuteur, ne se croyait pas satisfait encore. Après avoir décimé la population, il voulait décapiter la ville elle-même, et rêvait pour cela la démolition de sa maison commune. C'était trop de zèle. Le Cardinal, à qui il envoya le menu de ses rigueurs, fit écrire en marge: «Bon, à l'exception du rasement de l'hôtel de ville[853]

En sa qualité d'avocat aux siéges généraux de l'amirauté, Corneille faisait partie du parlement; il comptait parmi les proscrits, des amis, des parents peut-être, et devait avoir à cœur de calmer les ressentiments de Richelieu. Est-ce à dire que nous ne voyions dans Cinna qu'un éloquent plaidoyer? Dieu nous en garde! A coup sûr, Corneille voulait avant tout faire une belle tragédie; mais rencontrant dans Sénèque le magnifique exemple de clémence qu'il a si bien mis en scène, ne peut-il point, par un retour bien naturel sur son temps, avoir souhaité pour sa ville natale un souverain aussi magnanime qu'Auguste? S'il a eu cette idée, la Rome antique s'est tout à coup animée à ses yeux, et l'émotion que lui avaient causée les troubles dont il venait d'être le témoin fut la source de cette inspiration passionnée avec laquelle il peignit, en contemporain, en spectateur fidèle, les agitations qui accompagnèrent l'établissement de l'empire.

Le public était du reste admirablement préparé à goûter une œuvre de ce genre: «Les premiers spectateurs, dit Voltaire, furent ceux qui combattirent à la Marfée, et qui firent la guerre de la Fronde. Il y a d'ailleurs dans cette pièce un vrai continuel, un développement de la constitution de l'empire romain qui plaît extrêmement aux hommes d'État, et alors chacun voulait l'être[854]

La tragédie eut donc un grand succès; mais l'éloquente et indirecte supplique qui, suivant l'hypothèse que nous avons adoptée, s'y trouvait contenue, fut loin d'en avoir autant. Aucun des Rouennais proscrits ne fut rappelé, et les rigueurs ordonnées suivirent leur cours. Le destin de cette pièce, comme de presque tous les chefs-d'œuvre dramatiques, fut de causer une vive impression, mais sans changer les cœurs, sans fléchir les volontés. D'après une anecdote fort douteuse, Louis XIV, après avoir constamment refusé la grâce du chevalier de Rohan, aurait été si ému en assistant à une représentation de Cinna la veille du jour où le chevalier de Rohan devait être exécuté, que si on lui avait alors parlé de nouveau en faveur du condamné, il n'eût pu, aurait-il dit lui-même, s'empêcher d'accorder en ce moment la grâce qu'il avait jusqu'alors constamment refusée[855]. Quoi qu'il en soit de cette émotion attribuée à Louis XIV, il est certain que l'exemple d'Auguste ne tenta pas un instant Richelieu.

Suivant les frères Parfait[856], Cinna aurait été joué pour la première fois vers la fin de 1639. Mais cette pièce succéda à Horace, qui, le 9 mars 1640, ainsi que nous l'avons vu plus haut[857], venait à peine d'être joué; la première représentation de Cinna est donc sans contredit postérieure à cette date.

L'auteur d'une Lettre sur la vie et les ouvrages de Molière et sur les comédiens de son temps, publiée au mois de mai 1740[858], s'exprime ainsi en parlant de Pierre Mercier, dit Bellerose: «On croit que c'est lui qui a joué d'original le rôle de Cinna dans la tragédie de ce nom;» et ce qui est avancé ici d'une manière dubitative est établi par un témoignage formel de Chapuzeau, qui dit dans son Théâtre françois[859]: «Comme les talents sont divers, l'un n'est propre que pour le sérieux, l'autre que pour le comique; et Jodelet auroit aussi mal réussi dans le rôle de Cinna, que Bellerose dans celui de don Japhet d'Arménie[860]

Ce renseignement est d'autant plus précieux que Bellerose étant alors chef de la troupe de l'hôtel de Bourgogne, nous apprenons ainsi à quel théâtre Cinna fut représenté.

Nous savons de plus qu'en 1657 Floridor et Beauchâteau alternaient dans ce même rôle[861]. Quant aux autres, nous ignorons par qui ils étaient remplis. M. Aimé Martin affirme, mais sans en apporter de preuves, que Baron père jouait Auguste, et la Beaupré Émilie.

Cinna, pendant fort longtemps, a subi à la représentation des mutilations analogues à celles qui ont encore lieu aujourd'hui pour le Cid. Plusieurs actrices ne disaient point le monologue qui ouvre la pièce; c'est à Voltaire qu'on en doit le rétablissement[862]. D'autres altérations, encore plus graves, ont subsisté jusqu'à nos jours. En 1746 les frères Parfait nous disent que d'ordinaire on retranche au théâtre le rôle de Livie[863]. Dans son édition de Corneille de 1764, Voltaire fait observer que cette suppression remonte à plus de trente ans.

Corneille cependant avait insisté à bon droit, dans le Discours du poëme dramatique, sur l'importance de ce rôle: «La consultation d'Auguste au second de Cinna, les remords de cet ingrat, ce qu'il en découvre à Émilie, et l'effort que fait Maxime pour persuader à cet objet de son amour caché de s'enfuir avec lui, ne sont que des épisodes; mais l'avis que fait donner Maxime par Euphorbe à l'Empereur, les irrésolutions de ce prince, et les conseils de Livie, sont de l'action principale[864]

Ces suppressions non-seulement tronquaient la pièce, mais amenaient des contre-sens inévitables. A l'occasion de ces deux vers:

Vous ne connoissez pas encor tous les complices;
Votre Émilie en est, Seigneur, et la voici[865],

Voltaire fait la remarque suivante: «Les acteurs ont été obligés de retrancher Livie, qui venait faire ici le personnage d'un exempt, et qui ne disait que ces deux vers. On les fait prononcer par Émilie, mais ils lui sont peu convenables.»

Napoléon, qui avait pour Corneille une si vive admiration, voulut qu'on représentât à Saint-Cloud Cinna, avec Livie, le 29 mai 1806, et Mlle Raucourt fut chargée de remplir ce rôle; mais cette heureuse tentative, ainsi que celle qui fut également faite à Saint-Cloud, à quelques jours de là, pour rétablir le personnage de l'Infante dans le Cid[866], n'eut aucune influence sur les représentations ordinaires, et ce fut seulement le 21 novembre 1860, sous la direction de M. Édouard Thierry, que le rôle de Livie fut définitivement remis au théâtre. A cette époque, l'habile directeur fit pratiquer dans Cinna des changements de décors analogues à ceux que le public avait déjà accueillis favorablement dans le Cid[867]. L'Examen de Cinna renferme sur ce point d'excellentes indications[868], un peu contredites il est vrai par un passage d'un des Discours[869] qui montre que Corneille n'était pas trop d'avis qu'on variât les décorations pour marquer la diversité des lieux. Au reste ces modifications n'eurent lieu alors qu'à la Comédie-Française; et l'Odéon, qui deux jours après représentait Cinna pour le début de Mlle Karoly dans le rôle d'Émilie, ne rétablissait pas celui de Livie et ne changeait rien à la décoration.

Cinna est la première pièce dont Corneille ait obtenu le privilége en son nom avant d'avoir traité avec un libraire. Ce privilége, daté de Fontainebleau, le 1er août 1642, est ainsi conçu: «Il est permis à notre amé et féal Pierre Corneille, notre conseiller et avocat général à la table de marbre des eaux et forêts de Rouen, de faire imprimer une tragédie de sa composition intitulée: Cinna ou la Clémence d'Auguste....» Il est suivi d'une mention de «la cession et transport» fait par Corneille à Toussaint Quinet, et l'on trouve dans les Mémoires de Mathieu Molé[870] l'arrêt du 16 juin qui autorise Quinet à jouir de l'effet du privilége, et du transport fait à son profit par Corneille.

L'édition originale a pour titre: Cinna ov la clemence d'Avgvste, tragedie. Imprimé à Roüen aux despens de l'Autheur et se vendent à Paris chez Toussainct Quinet.... M.DC.XLIII. Auec priuilege du Roy. Sur le titre se trouvent comme épigraphe les vers 40 et 41 de l'Art poétique d'Horace:

.... Cui lecta potenter erit res,
Nec facundia deseret hunc, nec lucidus ordo.

Ce titre est précédé d'un frontispice gravé représentant Auguste sur un trône, et Cinna, Maxime et Émilie à ses pieds; cette dernière lui baise la main. Le volume, de format in-4o, se compose de 7 feuillets et 110 pages. L'achevé d'imprimer est du 18 janvier; la cession à Quinet, seulement du 27, comme on le voit dans l'arrêt du 16 juin; ce qui explique la présence sur le titre de la formule: Imprimé aux despens de l'Autheur.

En tête de Cinna se trouve le passage de Sénèque qui a donné à Corneille l'idée de sa tragédie[871], et la traduction libre de ce passage par Montaigne[872]. Cette coutume de rapprocher ainsi des poëmes dramatiques nouveaux leurs origines historiques, fut imitée par quelques poëtes et blâmée par d'autres, qui sans doute ne s'astreignaient pas à une exactitude bien rigoureuse dans le récit des événements et la peinture des caractères. C'est ce que nous apprend un auteur fort inconnu et fort digne de l'être, qui cependant, si nous l'en croyons, a eu la gloire d'être l'ami de Corneille. Ce poëte, qui se nomme le Vert et qui avait le bonheur, fort grand alors pour un poëte dramatique, d'appartenir à la Normandie[873], a fait imprimer trois pièces: le Docteur amoureux, comédie, en 1638; Aristotime, tragédie, en 1642; Aricidie, ou le Mariage de Tite, tragi-comédie, en 1646. Dans l'avis au Lecteur de ce dernier ouvrage, le Vert s'exprime ainsi: «Les préfaces, que j'aime quand elles ne sont pas trop longues, ne me semblent point absolument inutiles, particulièrement dans les histoires peu connues, où le moindre avertissement donne quelquefois beaucoup de lumière et d'intelligence. Je n'ignore pas que cette mienne opinion ne puisse être condamnée de quelques-uns; mais je sais bien aussi qu'elle est suivie de beaucoup d'autres, et que j'ai pour modèle et pour partisan (comme pour ami et pour compatriote, dont je ne tire pas une petite vanité) le grand maître de l'art qui dans le Cinna et le Polyeucte n'a pas jugé hors de propos de préparer ses lecteurs par des commencements semblables.»

Après le Cid, Cinna est de toutes les pièces de Corneille celle qui, de son vivant, a fait le plus de bruit. Il revient lui-même à plusieurs reprises sur «les illustres suffrages» qu'elle a obtenus[874]. Ne pas la bien connaître était une des plus grandes marques d'ignorance que l'on pût donner; et en 1661, Dorimon, dans sa Comédie de la comédie, faisait rire aux dépens d'un sot qui, pour trancher de l'entendu, vantait la prose de Cinna.

Nous avons dit à combien de parodies le Cid avait donné lieu, et à quel point Corneille s'irritait des moindres plaisanteries de ce genre[875]. Pour Cinna, nous n'en trouvons aucune qui ait été représentée. Seulement, à une époque bien postérieure à celle de la représentation, l'abbé de Pure fit, ou du moins distribua une brochure intitulée: Boileau, ou la Clémence de M. Colbert; c'est une imitation burlesque de la scène où Auguste déclare à Cinna qu'il connaît tous les détails du complot tramé contre lui. Gilles Boileau y est convaincu par le ministre Colbert d'avoir composé des libelles. Si ombrageux que fût Corneille, cette plaisanterie fort médiocre, qui n'était d'ailleurs nullement dirigée contre son œuvre, ne dut lui causer aucun chagrin.

ÉPÎTRE.
A MONSIEUR DE MONTORON[876].

Monsieur,

Je vous présente un tableau d'une des plus belles actions d'Auguste. Ce monarque étoit tout généreux, et sa générosité n'a jamais paru avec tant d'éclat que dans les effets de sa clémence et de sa libéralité. Ces deux rares vertus lui étoient si naturelles et si inséparables en lui, qu'il semble qu'en cette histoire que j'ai mise sur notre théâtre, elles se soient tour à tour entre-produites dans son âme. Il avoit été si libéral envers Cinna, que sa conjuration ayant fait voir une ingratitude extraordinaire, il eut besoin d'un extraordinaire effort de clémence pour lui pardonner; et le pardon qu'il lui donna fut la source des nouveaux bienfaits dont il lui fut prodigue, pour vaincre tout à fait cet esprit qui n'avoit pu être gagné par les premiers; de sorte qu'il est vrai de dire qu'il eût été moins clément envers lui s'il eût été moins libéral, et qu'il eût été moins libéral s'il eût été moins clément. Cela étant[877], à qui pourrois-je plus justement donner le portrait de l'une de ces héroïques vertus, qu'à celui qui possède l'autre en un si haut degré, puisque, dans cette action, ce grand prince les a si bien attachées et comme unies l'une à l'autre, qu'elles ont été tout ensemble et la cause[878] et l'effet l'une de l'autre? Vous avez des richesses, mais vous savez en jouir, et vous en jouissez d'une façon si noble, si relevée, et tellement illustre, que vous forcez la voix publique d'avouer que la fortune a consulté la raison quand elle a répandu ses faveurs sur vous, et qu'on a plus de sujet de vous en souhaiter le redoublement que de vous en envier l'abondance. J'ai vécu si éloigné de la flatterie, que je pense être en possession de me faire croire quand je dis du bien de quelqu'un; et lorsque je donne des louanges (ce qui m'arrive assez rarement), c'est avec tant de retenue, que je supprime toujours quantité de glorieuses vérités, pour ne me rendre pas suspect d'étaler de ces mensonges obligeants que beaucoup de nos modernes savent débiter de si bonne grâce. Aussi je ne dirai rien des avantages de votre naissance, ni de votre courage, qui l'a si dignement soutenue dans la profession des armes[879], à qui vous avez donné vos premières années: ce sont des choses trop connues de tout le monde. Je ne dirai rien de ce prompt et puissant secours que reçoivent chaque jour de votre main tant de bonnes familles, ruinées par les désordres de nos guerres: ce sont des choses que vous voulez tenir cachées. Je dirai seulement un mot de ce que vous avez particulièrement de commun avec Auguste: c'est que cette générosité qui compose la meilleure partie de votre âme et règne sur l'autre, et qu'à juste titre on peut nommer l'âme de votre âme, puisqu'elle en fait mouvoir toutes les puissances; c'est, dis-je, que cette générosité, à l'exemple de ce grand empereur, prend plaisir à s'étendre sur les gens de lettres, en un temps où beaucoup pensent avoir trop récompensé leurs travaux quand ils les ont honorés d'une louange stérile[880]. Et certes[881], vous avez traité quelques-unes de nos muses avec tant de magnanimité, qu'en elles vous avez obligé toutes les autres, et qu'il n'en est point[882] qui ne vous en doive un remercîment. Trouvez donc bon[883], Monsieur, que je m'acquitte de celui que je reconnois vous en devoir, par le présent que je vous fais de ce poëme, que j'ai choisi comme le plus durable des miens, pour apprendre plus longtemps à ceux qui le liront que le généreux Monsieur de Montoron, par une libéralité inouïe en ce siècle[884], s'est rendu toutes les muses redevables, et que je prends tant de part aux bienfaits dont vous avez surpris quelques-unes d'elles, que je m'en dirai toute ma vie,

MONSIEUR,
Votre très-humble et très-obligé serviteur[885],
Corneille.

SENECA.

Lib. I, De Clementia, cap. IX.

Divus Augustus mitis fuit princeps, si quis illum a principatu suo æstimare incipiat. In communi quidem republica[886], duodevicesimum egressus annum, jam pugiones in sinu amicorum absconderat, jam insidiis M. Antonii consulis latus petierat, jam fuerat collega proscriptionis; sed quum annum quadragesimum transisset, et in Gallia moraretur, delatum est ad eum indicium, L. Cinnam, stolidi ingenii virum, insidias ei struere. Dictum est et ubi, et quando, et quemadmodum aggredi vellet. Unus ex consciis deferebat; statuit se ab eo vindicare. Consilium amicorum advocari jussit. Nox illi inquieta erat, quum cogitaret adolescentem nobilem, hoc detracto integrum, Cn. Pompeii nepotem damnandum. Jam unum hominem occidere non poterat, quum M. Antonio proscriptionis edictum inler cœnam dictarat. Gemens subinde voces varias emittebat et inter se contrarias: «Quid ergo? ego percussorem meum securum ambulare patiar, me sollicito? Ergo non dabit pœnas, qui tot civilibus bellis frustra petitum caput, tot navalibus, tot pedestribus prœliis incolume, postquam terra marique pax parta est, non occidere constituat, sed immolare?» Nam sacrificantem placuerat adoriri. Rursus silentio interposito, majore multo voce sibi quam Cinnnæ irascebatur: «Quid vivis, si perire te tam multorum interest? Quis finis erit suppliciorum? quis sanguinis? Ego sum nobilibus adolescentulis expositum caput, in quod mucrones acuant. Non est tanti vita, si, ut ego non peream, tam multa perdenda sunt.» Interpellavit tandem illum Livia uxor, et: «Admittis, inquit, muliebre consilium? Fac quod medici solent; ubi usitata remedia non procedunt, tentant contraria. Severitate nihil adhuc profecisti: Salvidienum[887] Lepidus secutus est, Lepidum Muræna, Murænam Cæpio, Cæpionem Egnatius, ut alios taceam quos tantum ausos pudet; nunc tenta quomodo tibi cedat clementia. Ignosce L. Cinnæ; deprehensus est; jam nocere tibi non potest, prodesse famæ tuæ potest[888].» Gavisus sibi quod advocatum invenerat, uxori quidem gratias egit: renuntiari autem extemplo amicis quos in consilium rogaverat imperavit, et Cinnam unum ad se accersit, dimissisque omnibus e cubiculo, quum alteram poni Cinnæ cathedram jussisset: «Hoc, inquit, primum a te peto, ne me loquentem interpelles, ne medio sermone meo proclames; dabitur tibi loquendi liberum tempus. Ego te, Cinna, quum in hostium castris invenissem, non factum tantum mihi inimicum, sed natum, servavi; patrimonium tibi omne concessi; hodie tam felix es et tam dives, ut victo victores invideant: sacerdotium tibi petenti, præteritis compluribus quorum parentes mecum militaverant, dedi. Quum sic de te meruerim, occidere me constituisti.» Quum ad hanc vocem exclamasset Cinna, procul hanc ab se abesse dementiam: «Non præstas, inquit, fidem, Cinna; convenerat ne interloquereris. Occidere, inquam, me paras.» Adjecit locum, socios, diem, ordinem insidiarum, cui commissum esset ferrum; et quum defixum videret, nec ex conventione jam, sed ex conscientia tacentem: «Quo, inquit, hoc animo facis? Ut ipse sis princeps? Male, mehercule, cum republica agitur, si tibi ad imperandum nihil præter me obstat. Domum tuam tueri non potes; nuper libertini hominis gratia in privato judicio superatus es. Adeo nihil facilius putas quam contra Cæsarem advocare? Cedo, si spes tuas solus impedio[889], Paulusne te et Fabius Maximus et Cossi et Servilii ferent, tantumque agmen nobilium, non inania nomina præferentium, sed eorum qui imaginibus suis decori sunt?» Ne totam ejus orationem repetendo magnam partem voluminis occupem, diutius enim quam duabus horis locutum esse constat, quum hanc pœnam qua sola erat contentus futurus, extenderet: «Vitam tibi, inquit, Cinna, iterum do, prius hosti, nunc insidiatori ac parricidæ. Ex hodierno die inter nos amicitia incipiat. Contendamus utrum ego meliore fide vitam tibi dederim, an tu debeas.» Post hæc detulit ultro consulatum, questus quod non auderet petere; amicissimum, fidelissimumque habuit; hæres solus fuit illi; nullis amplius insidiis ab ullo petitus est.

MONTAGNE[890].

Livre I de ses Essais, chapitre XXIII.

L'empereur Auguste, estant en la Gaule, receut certain advertissement d'une coniuration que luy brassoit L. Cinna: il delibera de s'en venger, et manda pour cet effect au lendemain le conseil de ses amis. Mais la nuict d'entre deux, il la passa avecques grande inquietude, considerant qu'il avoit à faire mourir un ieune homme de bonne maison et nepveu du grand Pompeius, et produisoit en se plaignant plusieurs divers discours: «Quoy doncques, disoit il, sera il vray que ie demeureray en crainte et en alarme, et que ie lairray mon meurtrier se promener ce pendant à son ayse? S'en ira il quitte, ayant assailly ma teste, que i'ay sauvee de tant de guerres civiles, de tant de battailles par mer et par terre, et aprez avoir estably la paix universelle du monde? sera il absoult, ayant deliberé non de me meurtrir seulement, mais de me sacrifier?» car la coniuration estoit faicte de le tuer comme il feroit quelque sacrifice. Aprez cela, s'estant tenu coy quelque espace de temps, il recommenceoit d'une voix plus forte, et s'en prenoit à soy mesme: «Pourquoy vis tu, s'il importe à tant de gents que tu meures? N'y aura il point de fin à tes vengeances et à tes cruautez? Ta vie vault elle que tant de dommage se face pour la conserver?» Livia, sa femme, le sentant en ces angoisses: «Et les conseils des femmes y seront ils receus? lui dict elle: fay ce que font les medecins; quant les receptes accoustumees ne peuvent servir, ils en essayent de contraires. Par severité, tu n'as iusques à cette heure rien proufité: Lepidus a suyvi Salvidienus; Murena, Lepidus; Caepio, Murena; Egnatius, Caepio: commence à experimenter comment te succederont la doulceur et la clemence. Cinna est convaincu, pardonne-luy; de te nuire desormais, il ne pourra, et proufitera à ta gloire.» Auguste feut bien ayse d'avoir trouvé un advocat de son humeur, et ayant remercié sa femme, et contremandé ses amis qu'il avoit assignez au conseil, commanda qu'on feist venir à luy Cinna tout seul; et ayant faict sortir tout le monde de sa chambre, et faict donner un siege à Cinna, il luy parla en cette maniere: «En premier lieu, ie te demande, Cinna, paisible audience; n'interromps pas mon parler: ie te donray temps et loisir d'y respondre. Tu sçais, Cinna, que t'ayant prins au camp de mes ennemis, non seulement t'estant faict mon ennemy, mais estant nay tel, ie te sauvay, ie te meis entre mains touts tes biens, et t'ay enfin rendu si accommodé et si aysé, que les victorieux sont envieux de la condition du vaincu: l'office du sacerdoce que tu me demandas, ie te l'octroyay, l'ayant refusé à d'aultres, desquels les peres avoyent tousiours combattu avecques moy. T'ayant si fort obligé, tu as entreprins de me tuer.» A quoy Cinna s'estant escrié qu'il estoit bien esloingné d'une si meschante pensee: «Tu ne me tiens pas, Cinna, ce que tu m'avois promis, suyvit Auguste; tu m'avois asseuré que ie ne seroy pas interrompu. Ouy, tu as entreprins de me tuer en tel lieu, tel iour, en telle compaignie, et de telle façon.» Et le veoyant transi de ces nouvelles, et en silence, non plus pour tenir le marché de se taire, mais de la presse de sa conscience: «Pourquoy, adiousta il, le fais tu? Est ce pour estre empereur? Vrayement il va bien mal à la chose publicque, s'il n'y a que moy qui t'empesche d'arriver à l'empire. Tu ne peux pas seulement deffendre ta maison, et perdis dernierement un procez par la faveur d'un simple libertin[891]. Quoy! n'as tu pas moyen ny pouvoir en aultre chose qu'à entreprendre Cesar? Ie le quitte, s'il n'y a que moy qui empesche tes esperances. Penses tu que Paulus, que Fabius, que les Cosseens et Serviliens te souffrent, et une si grande troupe de nobles, non seulement nobles de nom, mais qui par leur vertu honnorent leur noblesse?» Aprez plusieurs aultres propos (car il parla à luy plus de deux heures entieres): «Or va, luy dict il, ie te donne, Cinna, la vie à traistre et à parricide, que ie te donnay aultrefois à ennemy; que l'amitié commence de ce iourd'huy entre nous; essayons qui de nous deux de meilleure foy, moy t'aye donné ta vie, ou tu l'ayes receue.» Et se despartit d'avesques luy en cette maniere. Quelque temps aprez, il luy donna le consulat, se plaignant dequoy il ne luy avoit osé demander. Il l'eut depuis pour fort amy, et feut seul faict par luy heritier de ses biens. Or depuis cet accident, qui adveint à Auguste au quarantiesme an de son aage, il n'y eut iamais de coniuration ny d'entreprinse contre luy, et receut une iuste recompense de cette sienne clemence[892].

EXAMEN.

Ce poëme a tant d'illustres suffrages[893] qui lui donnent le premier rang parmi les miens, que je me ferois trop d'importants ennemis si j'en disois du mal: je ne le suis pas assez de moi-même pour chercher des défauts où ils n'en ont point voulu voir, et accuser le jugement qu'ils en ont fait, pour obscurcir la gloire qu'ils m'en ont donnée. Cette approbation si forte et si générale vient sans doute de ce que la vraisemblance s'y trouve si heureusement conservée aux endroits où la vérité lui manque, qu'il n'a jamais besoin de recourir au nécessaire[894]. Rien n'y contredit l'histoire, bien que beaucoup de choses y soient ajoutées; rien n'y est violenté par les incommodités de la représentation, ni par l'unité de jour, ni par celle de lieu.

Il est vrai qu'il s'y rencontre une duplicité de lieu particulier[895]. La moitié de la pièce se passe chez Émilie, et l'autre dans le cabinet d'Auguste. J'aurois été ridicule si j'avois prétendu que cet empereur délibérât avec Maxime et Cinna s'il quitteroit l'empire ou non, précisément dans la même place où ce dernier vient de rendre compte à Émilie de la conspiration qu'il a formée contre lui. C'est ce qui m'a fait rompre la liaison des scènes au quatrième acte, n'ayant pu me résoudre à faire que Maxime vînt donner l'alarme à Émilie de la conjuration découverte, au lieu même où Auguste en venoit de recevoir l'avis par son ordre, et dont il ne faisoit que de sortir avec tant d'inquiétude et d'irrésolution. C'eût été une impudence extraordinaire, et tout à fait hors du vraisemblable, de se présenter dans son cabinet un moment après qu'il lui avoit fait révéler le secret de cette entreprise[896] et porter la nouvelle de sa fausse mort. Bien loin de pouvoir surprendre Émilie par la peur de se voir arrêtée, c'eût été se faire arrêter lui-même, et se précipiter dans un obstacle invincible au dessein qu'il vouloit exécuter. Émilie ne parle donc pas où parle Auguste, à la réserve du cinquième acte; mais cela n'empêche pas qu'à considérer tout le poëme ensemble, il n'aye son unité de lieu, puisque tout s'y peut passer, non-seulement dans Rome ou dans un quartier de Rome, mais dans le seul palais d'Auguste, pourvu que vous y vouliez donner un appartement à Émilie qui soit éloigné du sien.

Le compte que Cinna lui rend de sa conspiration justifie ce que j'ai dit ailleurs[897], que, pour faire souffrir une narration ornée, il faut que celui qui la fait et celui qui l'écoute ayent l'esprit assez tranquille, et s'y plaisent assez pour lui prêter toute la patience qui lui est nécessaire. Émilie a de la joie d'apprendre[898] de la bouche de son amant avec quelle chaleur il a suivi ses intentions; et Cinna n'en a pas moins de lui pouvoir donner de si belles espérances de l'effet qu'elle en souhaite: c'est pourquoi, quelque longue que soit cette narration, sans interruption aucune, elle n'ennuie point. Les ornements de rhétorique dont j'ai tâché de l'enrichir ne la font point condamner de trop d'artifice, et la diversité de ses figures ne fait point regretter le temps que j'y perds; mais si j'avois attendu à la commencer qu'Évandre eût troublé ces deux amants par la nouvelle qu'il leur apporte, Cinna eût été obligé de s'en taire ou de la conclure en six vers, et Émilie n'en eût pu supporter davantage.

Comme[899] les vers d'Horace[900] ont quelque chose de plus net et de moins guindé pour les pensées que ceux du Cid, on peut dire que ceux de cette pièce ont quelque chose de plus achevé[901] que ceux d'Horace, et qu'enfin la facilité de concevoir le sujet, qui n'est ni trop chargé d'incidents, ni trop embarrassé des récits de ce qui s'est passé avant le commencement de la pièce, est une des causes sans doute de la grande approbation qu'il a reçue. L'auditeur aime à s'abandonner à l'action présente, et à n'être point obligé, pour l'intelligence de ce qu'il voit, de réfléchir sur ce qu'il a déjà vu, et de fixer sa mémoire sur les premiers actes, cependant que les derniers sont devant ses yeux. C'est l'incommodité des pièces embarrassées, qu'en termes de l'art on nomme implexes, par un mot emprunté du latin, telles que sont Rodogune et Héraclius. Elle ne se rencontre pas dans les simples; mais comme celles-là ont sans doute besoin de plus d'esprit pour les imaginer, et de plus d'art pour les conduire, celles-ci, n'ayant pas le même secours du côté du sujet, demandent plus de force de vers, de raisonnement, et de sentiments[902] pour les soutenir.

LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES
POUR LES VARIANTES DE CINNA.

ÉDITIONS SÉPARÉES.

  • 1643 in-4o;
  • 1643 in-12.

RECUEILS.

  • 1648 in-12;
  • 1652 in-12;
  • 1654 in-12;
  • 1655 in-12;
  • 1656 in-12;
  • 1660 in-8o;
  • 1663 in-fol.;
  • 1664 in-8o;
  • 1668 in-12;
  • 1682 in-12.

ACTEURS.

OCTAVE-CÉSAR AUGUSTE, empereur de Rome.
LIVIE, impératrice.
CINNA, fils d'une fille de Pompée[903], chef de la conjuration contre Auguste.
MAXIME, autre chef de la conjuration.
ÉMILIE, fille de C. Toranius, tuteur d'Auguste, et proscrit par lui durant le triumvirat[904].
FULVIE, confidente d'Émilie.
POLYCLÈTE, affranchi d'Auguste.
ÉVANDRE, affranchi de Cinna.
EUPHORBE, affranchi de Maxime.

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