Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 1 de 2
The Project Gutenberg eBook of Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 1 de 2
Title: Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 1 de 2
Author: Anatole France
Release date: September 10, 2010 [eBook #33692]
Language: French
Credits: Produced by wagner, Mireille Harmelin, Christine P. Travers
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ANATOLE FRANCE
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISEVIE
DE
JEANNE D'ARCI
PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3
Published february fifth, copyright nineteen hundred and eight. Privilege of copyright in the United States reserved under the Act approved March third nineteen hundred and five by Manzi, Joyant et Cie.
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Hollande.
PRÉFACE
Mon premier devoir serait de faire connaître les sources de cette histoire; mais L'Averdy, Buchon, J. Quicherat, Vallet de Viriville, Siméon Luce, Boucher de Molandon, MM. Robillard de Beaurepaire, Lanéry d'Arc, Henri Jadart, Alexandre Sorel, Germain Lefèvre-Pontalis, L. Jarry et plusieurs autres savants, ont publié et illustré les documents de toute sorte d'après lesquels on peut écrire la vie de Jeanne d'Arc. Je m'en réfère à leurs travaux qui forment une opulente bibliothèque[1] et, sans entreprendre une nouvelle étude littéraire de ces documents, j'indiquerai seulement, d'une façon rapide et générale, les raisons qui m'ont dirigé dans l'usage que j'ai cru devoir en faire. Ces documents sont: 1o le procès de condamnation; 2o les chroniques; 3o le procès de réhabilitation; 4o les lettres, actes et autres pièces détachées.
1o Le procès de condamnation[2] est un trésor pour l'historien. Les questions des interrogateurs ne sauraient être étudiées avec trop de soin: elles procèdent d'informations faites à Domremy et en divers pays de France où Jeanne avait passé, et qui n'ont point été conservées. Les juges de 1431, est-il besoin de le dire? ne recherchaient en Jeanne que l'idolâtrie, l'hérésie, la sorcellerie et les autres crimes contre l'Église; ils n'en examinèrent pas moins tout ce qu'ils purent connaître de la vie de cette jeune fille, enclins, comme ils l'étaient, à découvrir du mal dans chacun des actes et dans chacune des paroles de celle qu'ils voulaient perdre pour déshonorer son roi. Tout le monde sait le prix des réponses de la Pucelle; elles sont d'une héroïque sincérité et, le plus souvent, d'une clarté limpide. Cependant, il n'y faut pas tout prendre à la lettre. Jeanne, qui ne regarda jamais l'évêque ni le promoteur comme ses juges, n'était pas assez simple pour leur dire l'entière vérité. C'était déjà, de sa part, beaucoup de candeur que de les avertir qu'ils ne sauraient pas tout[3]. Il faut reconnaître aussi qu'elle manquait étrangement de mémoire. Je sais bien qu'un greffier admirait qu'elle se rappelât très exactement, au bout de quinze jours, ce qu'elle avait répondu à l'interrogateur[4]. C'est possible, bien qu'elle variât quelquefois dans ses dires. Il n'en est pas moins certain qu'il ne lui restait, après un an, qu'un souvenir confus de certains faits considérables de sa vie. Enfin, ses hallucinations perpétuelles la mettaient le plus souvent hors d'état de distinguer le vrai du faux.
L'instrument du procès est suivi d'une information sur plusieurs paroles dites par Jeanne in articulo mortis[5]. Cette information ne porte pas la signature des greffiers. De ce fait la pièce est irrégulière au point de vue de la procédure; elle n'en constitue pas moins un document historique d'une authenticité certaine. Je crois que les choses se sont passées à peu près comme ce procès-verbal extra-judiciaire les rapporte. On y trouve exposée la seconde rétractation de Jeanne et cette rétractation ne fait point de doute, puisque Jeanne est morte administrée. Ceux mêmes qui ont, au procès de réhabilitation, signalé l'irrégularité de cette pièce, n'en ont nullement taxé le contenu de fausseté.
2o Les chroniqueurs d'alors, tant français que bourguignons, étaient des chroniqueurs à gages. Tout grand seigneur avait le sien. Tringant dit que son maître «ne donnoit point d'argent pour soy faire mettre ès croniques»[6], et qu'il n'y fut pas mis à cause de cela. La plus vieille chronique où il soit parlé de la Pucelle est celle de Perceval de Cagny, serviteur de la maison d'Alençon, écuyer d'écurie du duc Jean[7]. Elle fut rédigée en l'an 1436, c'est-à-dire six ans seulement après la mort de Jeanne. Mais elle ne le fut pas par lui; il n'avait, de son propre aveu, «le sens, mémoire, ne l'abillité de savoir faire metre par escript ce, ne autre chose mendre de plus de la moitié[8]». C'est l'ouvrage d'un clerc qui rédige avec soin. On n'est pas surpris qu'un chroniqueur aux gages de la maison d'Alençon expose de la façon la moins favorable au roi et à son conseil les différends qui s'élevèrent entre le sire de la Trémouille et le duc d'Alençon au sujet de la Pucelle. Mais on aurait attendu d'un scribe, qui est censé écrire sous la dictée d'un domestique du duc Jean, un récit moins inexact et moins vague des faits d'armes accomplis par la Pucelle en compagnie de celui qu'elle appelait son beau duc. Bien que cette chronique fût écrite à une époque où l'on n'imaginait pas que le procès de 1431 pût être un jour révisé, la Pucelle y est considérée comme opérant par des moyens surnaturels et ses actes y révèlent un caractère hagiographique qui leur ôte toute vraisemblance. Au reste, la portion de la chronique dite de Perceval de Cagny, qui traite de la Pucelle, est brève: vingt-sept chapitres de quelques lignes chacun. Quicherat croit que c'est la meilleure chronique qu'on ait sur Jeanne d'Arc[9], et peut-être, en effet, que les autres valent moins encore.
Gilles le Bouvier, roi d'armes du pays de Berry[10], qui avait quarante-trois ans en 1429, est un peu plus judicieux que Perceval de Cagny, et, bien qu'il brouille souvent les dates, mieux au fait des opérations militaires. Mais il est trop sommaire pour nous apprendre grand'chose.
Jean Chartier, chantre de Saint-Denys[11], exerçait l'office de chroniqueur de France en 1449. C'est donc, comme on eût dit deux siècles plus tard, un historiographe du roi. Il y paraît à la manière dont il rapporte la fin de Jeanne d'Arc. Après avoir dit qu'elle fut longtemps gardée en prison par les ordres de Jean de Luxembourg, il ajoute: «Lequel Luxembourg la vendit aux Angloiz, qui la menèrent à Rouen, où elle fut durement traictée; et tellement que, après grant dillacion de temps, sans procez, maiz de leur voulenté indeue, la firent ardoir en icelle ville de Rouen publiquement... qui fut bien inhumainement fait, veu la vie et gouvernement dont elle vivoit, car elle se confessoit et recepvoit par chacune sepmaine le corps de Nostre Seigneur, comme bonne catholique[12].» Quand Jean Chartier dit que les Anglais la brûlèrent sans procès, il entend apparemment que le bailli de Rouen ne prononça pas de sentence. Pour ce qui est du procès d'Église, pour ce qui est des deux causes de lapse et de relapse, il n'en souffle mot, et c'est aux Anglais qu'il reproche d'avoir brûlé sans jugement une bonne catholique. On voit, par cet exemple, dans quel embarras la sentence de 1431 mettait le gouvernement du roi Charles. Mais que penser d'un historien qui, gêné par le procès de Jeanne, le supprime? Jean Chartier est un esprit extrêmement faible et futile; il semble croire que l'épée de sainte Catherine était fée et qu'en la rompant Jeanne perdit tout son pouvoir[13]; il recueille les fables les plus puériles. Cependant le fait n'est pas sans intérêt que le chroniqueur en titre des rois de France, écrivant vers 1450, attribue à la Pucelle une grande part dans la délivrance d'Orléans, la conquête des places sur la Loire et la victoire de Patay, rapporte que le roi forma l'armée de Gien «par l'admonestement de ladite Pucelle[14]», et dise expressément que Jeanne fut «cause» du couronnement et du sacre[15]. C'était là sûrement l'opinion professée à la cour de Charles VII, et il ne reste plus qu'à savoir si elle était sincère et fondée en raison, ou si le roi de France ne jugeait pas avantageux de devoir son royaume à la Pucelle, hérétique au regard des chefs de l'Église universelle, mais de bonne mémoire pour le menu peuple de France, plutôt qu'aux princes du sang et aux chefs de guerre, dont il ne se souciait pas de vanter les services après la révolte de 1440, cette praguerie, où l'on avait vu le duc de Bourbon, le comte de Vendôme, le duc d'Alençon, que la Pucelle appelait son beau duc, et jusqu'au prudent comte de Dunois, s'unir aux routiers pour faire la guerre à leur souverain avec plus d'ardeur qu'ils ne l'avaient jamais faite aux Anglais.
Le Journal du siège[16] fut sans doute tenu en 1428 et 1429, mais la rédaction qui nous est parvenue date de 1467. Ce qui s'y rapporte à Jeanne, antérieurement à sa venue à Orléans, est interpolé; et l'interpolateur fut assez maladroit pour placer au mois de février l'arrivée de Jeanne à Chinon, qui eut lieu le 6 mars, et pour assigner la date du jeudi 10 mars au départ de Blois, qui ne s'effectua qu'à la fin d'avril. Le journal, du 28 avril au 7 mai, est moins incertain dans sa chronologie et les erreurs de calendrier qui s'y trouvent encore peuvent être attribuées au copiste. Mais les faits rapportés à ces dates, parfois en désaccord avec les pièces de comptabilité et souvent empreints de merveilleux, témoignent d'un état avancé de la légende. Il est impossible, par exemple, d'attribuer à un témoin du siège l'erreur commise par le rédacteur relativement à la chute du pont des Tourelles[17]. Ce qui est dit, à la page 97 de l'édition P. Charpentier et C. Cuissart, des relations entretenues par les habitants avec les hommes d'armes ne semble pas à sa place et pourrait bien avoir été mis là pour effacer le souvenir des dissentiments graves qui s'étaient produits dans la dernière semaine. À partir du 8 mai, le journal n'est plus du tout un journal; c'est une suite de morceaux empruntés à Chartier, à Berry et au procès de réhabilitation. L'épisode du grand et gros Anglais que maître Jean de Montesclère tue au siège de Jargeau est visiblement tiré de la déposition que Jean d'Aulon fit en 1456, et cet emprunt est fait au mépris de la vérité, puisque Jean d'Aulon dit expressément que le grand et gros Anglais fut tué aux Augustins[18].
La chronique appelée Chronique de la Pucelle[19], comme si elle était la chronique par excellence de l'héroïne, est extraite d'une histoire intitulée Geste des nobles François, et qui remonte jusqu'à Priam de Troye. Mais elle n'en fut pas tirée sans changements ni additions. Ce travail fut opéré après 1467. Quand on aura démontré que la Chronique de la Pucelle est d'un Cousinot, enfermé dans Orléans pendant le siège, ou même de deux Cousinot, oncle et neveu, selon les uns, père et fils, selon les autres, il n'en restera pas moins vrai qu'elle est en grande partie copiée du Journal du siège, de Jean Chartier et du procès de réhabilitation. Cet ouvrage ne fait pas grand honneur à son auteur, quel qu'il soit, car on ne peut pas beaucoup vanter un faiseur d'histoires qui raconte deux fois les mêmes événements avec des circonstances différentes et inconciliables, sans paraître le moins du monde s'en apercevoir. La Chronique de la Pucelle s'arrête brusquement au retour du roi en Berry après l'échec devant Paris.
Il faut placer le Mistère du siège[20] parmi les chroniques. C'est, en effet, une chronique dialoguée et rimée, qui présenterait un grand intérêt, du moins pour son ancienneté, si l'on pouvait, comme on l'a voulu, en faire remonter la composition à l'année 1435. Dans ce poème de 20529 vers, les éditeurs et, à leur suite, plusieurs érudits ont cru reconnaître «certain mistaire[21]» joué à Orléans lors du sixième anniversaire de la délivrance. Mais de ce que le maréchal de Rais, qui se plaisait à faire représenter magnifiquement des farces et des mystères, soit demeuré du mois de septembre 1434 jusqu'au mois d'août 1435 dans la cité du duc Charles, faisant grande dépense[22], et que la ville ait acheté de ses deniers, en 1439, «un estandart et bannière qui furent à Monseigneur de Reys pour faire la manière de l'assault comment les Tourelles furent prinses sur les Anglois[23]», on ne peut tirer la preuve que, en 1435 ou en 1439, le 8 mai, une pièce de théâtre fut représentée, ayant le Siège pour sujet et pour héroïne la Pucelle. Si pourtant on veut faire de «la manière de l'assault comment les Tourelles furent prises» un mystère, plutôt qu'une cavalcade ou tout autre divertissement, et voir dans le «certain mistaire» de 1435 une représentation du Siège mis et levé par les Anglais, on obtiendra de cette façon un mystère du siège. Encore faudra-t-il voir si c'est celui dont nous possédons le texte.
Comme parmi les cent quarante personnages parlants, de l'œuvre qui nous est parvenue, se trouve le maréchal de Rais, on a supposé que l'ouvrage fut écrit et représenté antérieurement au procès qui se termina par la sentence exécutée au-dessus des ponts de Nantes, le 20 octobre 1440. En effet, nous a-t-on dit, comment, après sa mort ignominieuse, montrer aux Orléanais le vampire de Machecoul combattant pour leur délivrance? Comment associer dans une action héroïque la Pucelle et Barbe-Bleue? Il est embarrassant de répondre à une semblable question, parce que nous ne savons pas ce que pouvait supporter, en ce genre de choses, la rudesse des vieux âges. Notre texte, convenablement interrogé, nous dira peut-être lui-même s'il est antérieur ou postérieur à 1440.
Le bâtard d'Orléans fut fait comte de Dunois le 14 juillet 1439[24]. Les vers du Mistère, où on lui donne ce titre, ne peuvent donc être plus anciens que cette date. Ils abondent et, par une singularité qu'on n'explique pas, se trouvent tous dans le premier tiers de l'ouvrage. Quand Dunois paraît ensuite, il redevient le Bâtard. De ce fait, voilà cinq mille vers que les éditeurs de 1862 considèrent comme ajoutés postérieurement au texte primitif, bien qu'ils ne se distinguent des autres ni par la langue, ni par le style, ni par la prosodie, ni par aucune qualité. Mais le reste du poème remonte-t-il à 1435 ou 39?
Je n'en crois rien. Aux vers 12093 et 12094, la Pucelle annonce à Talbot qu'il mourra par la main «des gens du roi». Cette prophétie n'a pu être faite qu'après l'événement: elle constitue une manifeste allusion à la fin de l'illustre capitaine, et ces vers sont sûrement postérieurs à l'année 1453.
Un clerc Orléanais, six ans après le siège, n'aurait pas travesti Jeanne en dame de haute naissance.
Aux vers 10199 et suivants du Mistère du siège la Pucelle répond au premier président du Parlement de Poitiers qui l'interroge sur sa maison:
Quant est de l'ostel de mon père,
Il est en pays de Barois;
Gentilhomme et de noble afaire
Honneste et loyal François[25].Pour qu'un clerc en arrivât à écrire de telles choses, il fallait que la famille de Jeanne fût depuis très longtemps anoblie et la première génération noble éteinte, ce qui advint en 1469; il fallait qu'il pullulât des du Lys, dont on ménageait les prétentions ridicules. Ces du Lys ne se contentaient point de remonter à leur tante; ils rattachaient le bonhomme Jacquot d'Arc à la vieille noblesse barroise.
Bien que ces paroles de Jeanne sur «l'hôtel de son père» s'accordent assez mal avec d'autres scènes du même mystère, ce long ouvrage paraît être tout d'une venue.
Il fut vraisemblablement compilé sous le règne de Louis XI par un orléanais qui possédait assez bien son sujet. Il y aurait intérêt à étudier ses sources plus attentivement qu'on ne l'a fait jusqu'ici. Ce poète semble avoir connu un Journal du siège très différent de celui que nous possédons.
Son mystère fut-il représenté dans les trente dernières années du siècle, aux fêtes instituées en commémoration de la prise des Tourelles? Le sujet, le ton, l'esprit, tout y est parfaitement approprié. Il semble toutefois étrange qu'un poème fait pour célébrer à la date du 8 mai la délivrance d'Orléans, place expressément cette délivrance à la date du 9. C'est ce que fait l'auteur du Mistère du siège, quand il met ces vers dans la bouche de la Pucelle:
..... Ayez en souvenance...
Comment Orléans eult délivrance...
L'an mil iiijc xxix;
Faites en mémoire tous dis;
Des jours de may ce fut le neuf[26].Voilà les principaux chroniqueurs du parti français qui ont écrit sur la Pucelle. Je puis me dispenser de citer les autres qui sont plus tardifs ou qui, traitant seulement de quelques épisodes de la vie de Jeanne, ne peuvent être examinés avec utilité qu'au moment où l'on entre dans le détail des faits. Dès à présent, sans nous inquiéter de ce qu'il peut y avoir à prendre dans la Chronique de l'établissement de la fête[27], dans la Relation du greffier de La Rochelle[28], et dans quelques autres textes contemporains, nous sommes à même de nous apercevoir que, si nous ne savions de Jeanne d'Arc que ce qu'ont dit d'elle les chroniqueurs français, nous la connaîtrions à peu près comme nous connaissons Çakia Mouni.
Ce ne sont pas les chroniqueurs bourguignons qui nous la peuvent expliquer. Mais on trouve chez eux quelques renseignements utiles. De ces chroniqueurs du parti de Bourgogne, le premier en date est le clerc picard auteur d'une Chronique anonyme dite des Cordeliers[29], parce que l'unique manuscrit qui la renferme provient d'un couvent de ces religieux, à Paris. C'est une cosmographie qui va de la création du monde à l'année 1431. M. Pierre Champion[30] a établi que Monstrelet s'en est servi. Ce clerc picard a connu diverses choses et vu certaines pièces diplomatiques. Mais il brouille étrangement les faits et les dates. Ses informations sur la vie militaire de la Pucelle sont de source française et populaire. On lui a accordé quelque crédit pour son récit du saut de Beaurevoir qui, s'il était exact, écarterait toute idée que Jeanne s'est jetée du haut du donjon dans un accès de désespoir ou de folie[31]. Toutefois, ce récit ne peut se concilier avec les déclarations de Jeanne.
Monstrelet[32], «plus baveux que ung pot de moutarde[33]» est une fontaine de sapience au regard de Jean Chartier. S'il se sert de la Chronique des Cordeliers, il la redresse, et présente les faits avec ordre. Ce qu'il savait de Jeanne se réduisait à peu de chose. Il croyait de bonne foi qu'elle avait été servante d'auberge. Il n'a qu'un mot sur les indécisions de la guerrière à Montépilloy, mais ce mot, qui ne se trouve nulle part ailleurs, nous a été extrêmement précieux. Il l'a vue au camp de Compiègne, malheureusement il n'a pas su ou il n'a pas voulu dire quelle impression elle avait produite sur lui.
Wavrin du Forestel[34], qui rédigea des additions à Froissart, à Monstrelet et à Mathieu d'Escouchy, était à Patay; il n'y vit point Jeanne. Il ne la connaît que par ouï-dire et très mal. Nous n'avons donc pas à tenir grand compte de ce qu'il rapporte de messire Robert de Baudricourt, lequel, à l'en croire, endoctrina la Pucelle et lui enseigna la manière de paraître «inspirée de la Providence divine[35]». Par contre, il donne des renseignements précieux sur les faits militaires qui suivirent la délivrance d'Orléans.
Le Fèvre de Saint-Remy, conseiller du duc de Bourgogne et roi d'armes de la Toison-d'Or[36], était peut-être à Compiègne quand Jeanne fut prise et il a parlé d'elle comme d'une vaillante fille.
Georges Chastellain copie Le Fèvre de Saint-Remy[37].
L'auteur du Journal dit d'un bourgeois de Paris[38], en qui l'on reconnaît un clerc cabochien, n'avait entendu parler de Jeanne que par les docteurs et maîtres de l'Université de Paris. Aussi était-il fort mal renseigné. C'est regrettable. Cet homme est unique dans son temps pour l'énergie des passions et du langage, pour la vigueur de la colère et de la pitié, pour son sens profondément populaire.
Je dois signaler un écrit qui n'est ni français ni bourguignon, mais italien. Je veux parler de la Chronique d'Antonio Morosini, publié par M. Germain Lefèvre-Pontalis avec des notes d'une admirable érudition. Cette chronique ou pour mieux dire les courriers qu'elle renferme, sont singulièrement précieux pour l'historien, non parce que les actions attribuées à la Pucelle y sont vraies, mais au contraire parce qu'elles y sont fausses, parce qu'elles sont toutes imaginaires et fabuleuses. On ne trouve pas dans la Chronique de Morosini[39] un fait, un seul fait, concernant Jeanne, qui soit présenté dans son véritable caractère et sous un jour naturel. Et cependant les correspondants de Morosini sont des hommes d'affaires, des Vénitiens subtils et avisés. Il apparaît à les lire que, sur la «demoiselle», comme ils la nomment, à la fois fameuse et inconnue, courent par tout le monde chrétien d'innombrables fictions imitées tantôt des romans de chevalerie, tantôt de la Légende dorée.
Un autre texte, publié aussi par M. Germain Lefèvre-Pontalis avec autant de conscience que de talent, le Journal d'un négociant allemand, nommé Eberhard de Windecke[40], présente le même phénomène. Rien de ce qui y est rapporté de la Pucelle n'est probable ni vraisemblable. Dès qu'elle paraît, un cycle de contes populaires se forme sur son nom; Eberhard se plaît visiblement à les conter. Nous devons ainsi à d'honnêtes marchands étrangers de savoir que, à aucun moment de son existence, Jeanne ne fut connue autrement que par des fables et que, si elle remua les foules, ce fut par le bruit des innombrables légendes qui naissaient sur ses pas et volaient devant elle. Et il y a lieu de réfléchir sur cette éclatante obscurité qui dès le début enveloppa la Pucelle, ces nuages radieux du mythe qui, en la cachant, la faisaient apparaître.
3o Avec ses mémoires, ses consultations et ses cent quarante témoignages, fournis par cent vingt-trois témoins, le procès de réhabilitation[41] offre un riche recueil de documents. M. Lanéry d'Arc a fort bien fait de publier intégralement les mémoires des docteurs ainsi que le traité de l'archevêque d'Embrun, les propositions de maître Henri de Gorcum et la Sibylla Francica[42]. Le procès de 1431 nous apprend de reste ce que les théologiens du parti de l'Angleterre pensaient de la Pucelle; sans les consultations de Théodore de Leliis et de Paul Pontanus et les opinions insérées au procès posthume on ignorerait l'idée que se faisaient d'elle les docteurs d'Italie et de France; et il importe de connaître les sentiments de l'Église tout entière sur une fille qu'elle a condamnée vivante, durant la puissance anglaise, et réhabilitée morte, après les victoires des Français.
Quant aux cent vingt-trois témoins qui furent entendus à Domremy, à Vaucouleurs, à Toul, à Orléans, à Paris, à Rouen, à Lyon, gens d'Église, princes, capitaines, bourgeois, paysans, artisans, ils apportent sans doute des clartés sur une multitude de points. Mais, nous sommes obligés de le reconnaître, ils ne satisfont pas, tant s'en faut, toutes nos curiosités, et cela pour plusieurs raisons. D'abord ils répondaient à un questionnaire dressé en vue d'établir un certain nombre de faits dans l'ordre de la justice ecclésiastique. Le sacré inquisiteur qui conduisait le procès était curieux; il ne l'était pas de la même manière que nous. C'est une première raison de l'insuffisance des témoignages à notre sens[43].
Il y en a d'autres. Les témoins se montrent, pour la plupart, simples à l'excès et sans discernement. Dans cette foule de gens de tout âge et de toute condition on est attristé de trouver si peu d'esprits judicieux et lucides. Il semble que les âmes fussent alors baignées dans un demi-jour où rien ne paraissait distinct. La pensée comme la langue avait d'étranges puérilités. On ne peut pénétrer un peu avant dans cet âge obscur sans se croire parmi des enfants. Au long d'interminables guerres, la misère et l'ignorance avaient appauvri les esprits et réduit l'homme à une extrême maigreur morale. Le costume des nobles et des riches, étriqué, déchiqueté, ridicule, trahit la gracilité absurde du goût et la faiblesse de la raison[44]. Un des caractères les plus saisissants de ces petites intelligences, c'est la légèreté: elles sont incapables d'attention; elles ne retiennent rien. Il faudrait n'avoir pas lu les écrits du temps pour n'être pas frappé de cette infirmité presque générale.
Aussi tout n'est-il pas bien sérieux dans ces cent quarante témoignages. La fille de Jacques Boucher, argentier du duc d'Orléans, dépose en ces termes: «La nuit je couchais seule avec Jeanne. Je n'ai jamais remarqué en elle rien de mal ni dans ses paroles ni dans ses actes. Tout y était simplicité, humilité, chasteté[45].» Cette demoiselle avait neuf ans lorsqu'elle s'aperçut, avec un discernement précoce, que sa compagne de lit était simple, humble et chaste.
Cela est sans conséquence. Mais pour montrer combien on est déçu quelquefois par les témoins sur lesquels on devait compter le plus, je citerai frère Pasquerel[46]. Frère Pasquerel est le chapelain de Jeanne. Vous vous attendez à ce qu'il parle en homme qui a vu et qui sait. Frère Pasquerel met l'examen de Poitiers avant l'audience que donna le roi à la Pucelle dans le château de Chinon[47]. Oubliant que l'armée de secours se trouvait tout entière dans Orléans depuis le 4 mai, il suppose que, dans la soirée du vendredi 6, on l'attendait encore[48]. On peut juger par là de l'ordre qui règne dans la tête de ce religieux. Le pis est qu'il invente des miracles; il veut faire croire au monde que, lors de l'arrivée du convoi de vivres sous Orléans, survint, par l'intervention de la Pucelle, pour renflouer les chalands, une crue soudaine de la Loire, que personne n'a remarquée, excepté lui[49].
La déposition de Dunois[50] cause aussi quelque déception. On sait que Dunois était un des hommes les plus intelligents et les plus avisés de son temps et qu'il passait pour beau parleur. Il avait défendu, non sans habileté, la ville d'Orléans et fait toute la campagne du sacre. Il faut que sa déposition ait été bien maltraitée par le traducteur et par les scribes. Sans cela on serait obligé de croire que le prudent seigneur la fit faire par son chapelain. Il y parle du «grand nombre des ennemis» en des termes plus convenables à un chanoine de la cathédrale ou à un marchand drapier, qu'au capitaine chargé d'assurer la défense et tenu de connaître les forces réelles des assiégeants. Tout ce qui, dans cette pièce, a trait au transport des vivres, le 28 avril, est à peu près inintelligible. Et Dunois n'a pas pu dire que la première étape de l'armée de Gien avait été Troyes. Rapportant un propos que lui tint la Pucelle après le sacre, il la fait parler comme si ses frères l'attendaient à Domremy, tandis qu'ils chevauchaient près d'elle en France. Par une étrange maladresse, pour prouver que Jeanne avait des visions, il conte une historiette qui, tout au contraire, laisserait croire que cette jeune paysanne était une simulatrice habile et donnait, à la demande des seigneurs, le spectacle de l'extase, comme l'Esther du regretté docteur Luys[51].
J'ai dit, dans cet ouvrage, à propos du procès de réhabilitation, ce qu'il faut penser des dépositions des greffiers, de l'huissier Massieu, du frère Isambard de la Pierre, du frère Martin Ladvenu[52] et de tous ces brûleurs de sorcières et vengeurs de Dieu, qui travaillèrent à la réhabilitation d'aussi bon cœur qu'ils avaient travaillé à la condamnation.
Dans bien des cas, au sujet d'événements considérables, les témoins parlent tout à fait à l'encontre de la réalité. Un marchand drapier d'Orléans, nommé Jean Luillier, vient devant les commissaires, hardi comme l'archer de Bagnolet, et déclare que les habitants ni la garnison ne pouvaient résister contre les ennemis assemblés en si grand nombre[53]. Or, sur ce point important il est démenti par les documents les plus sûrs, qui établissent que les Anglais étaient au contraire bien faibles et bien dénués autour d'Orléans[54].
Si les témoignages du second procès sentent souvent l'artifice et l'apprêt, s'ils sont parfois hors de toute vérité, ce n'est pas seulement le tort de ceux qui les portèrent; c'est aussi le tort de ceux qui les reçurent. Ceux-ci les avaient sollicités avec trop d'art. Ces témoignages valent ce que valent les témoignages dans un procès d'inquisition. Ils représentent en certains endroits la pensée des juges autant, peut-être, que celle des témoins.
Ce que, en l'espèce, les juges s'efforçaient surtout d'établir, c'était que Jeanne n'avait rien compris quand on lui avait parlé de l'Église et du pape, et qu'elle avait refusé d'obéir à l'Église militante parce qu'elle croyait que l'Église militante c'était messire Cauchon et ses assesseurs. Enfin il fallait la montrer à peu près idiote. C'était là un très utile expédient de procédure ecclésiastique. Et il y avait encore une autre raison, une raison très forte, de la faire passer pour une fille dénuée d'intelligence, une innocente. Ce second procès, comme le premier, répondait à des intentions politiques; il avait pour objet de faire connaître que Jeanne était venue au secours du roi de France, non par suggestion diabolique, mais par inspiration céleste. En conséquence, on s'efforça de montrer qu'elle n'avait pas d'esprit, pour que l'Esprit Saint fût plus manifeste en elle. Les interrogateurs s'y appliquèrent constamment. Ils surent amener les témoins à dire à tout propos qu'elle était simple, très simple. Una simplex bergereta[55], dit l'un. Erat multum simplex et ignorans[56], dit l'autre.
Et puisque cette innocente était envoyée de Dieu pour délivrer ou prendre des villes, pour conduire des gens d'armes, il fallait qu'ignorante du reste, elle eût la science infuse de la guerre et montrât dans les batailles la force et le conseil qu'elle tenait d'En Haut. On dut donc obtenir des dépositions établissant qu'elle était plus habile à guerroyer qu'aucun homme au monde.
Demoiselle Marguerite la Touroulde l'affirme[54a]. Le duc d'Alençon déclare que la Pucelle était très experte tant à manier la lance qu'à former une armée, à ordonner une bataille et à préparer l'artillerie, et qu'elle étonnait les vieux capitaines par son art à mettre les canons en place[54b]. Ce seigneur entend bien que c'était par miracle et qu'il en faut rendre grâce à Dieu seul. Car, s'il eût fallu rapporter le mérite des victoires à Jeanne elle-même, il n'en eût pas tant dit.
Et, puisque le Seigneur avait choisi la Pucelle pour accomplir un si grand ouvrage, c'était donc qu'il avait reconnu en elle la vertu qu'il préfère en ses vierges. Dès lors il ne suffisait pas qu'elle eût été chaste; il était nécessaire qu'elle l'eût été miraculeusement; il était nécessaire qu'elle eût poussé la chasteté et la sobriété dans le boire et le manger jusqu'à la sainteté. Aussi les témoins viennent-ils publier à l'envi: Erat casta, erat castissima. Ille loquens non credit aliquam mulierem plus esse castam quam ista Puella erat. Erat sobria in potu et cibo. Erat sobria in cibo et potu[54c].
Il fallait enfin qu'une telle pureté manifestât par des privilèges singuliers sa céleste origine. À cette nécessité répondent de nombreux témoignages. De rudes hommes d'armes, Jean de Novelompont, Bertrand de Poulengy, Jean d'Aulon, de hauts seigneurs, le comte de Dunois et le duc d'Alençon, viennent affirmer, sur la foi du serment, que Jeanne ne leur inspirait pas de désirs charnels. Ces vieux capitaines s'en étonnent; ils vantent leur vigueur passée et s'émerveillent que leurs jeunes ardeurs aient été une fois endormies par une pucelle. Cela ne leur semble pas naturel, cela ne leur paraît pas humainement possible. À les entendre décrire les effets que Jeanne produisait sur eux, on croit voir sainte Marthe enchaînant la Tarasque. Dunois, très occupé dans sa déposition de noter les miracles, ne manque pas de signaler celui-là comme un des plus propres à confondre la raison. S'il n'a ni convoité ni sollicité cette jeune fille, il ne voit qu'une explication à ce fait unique, c'est que Jeanne était sacrée, res divina. Pour exprimer leur soudaine continence, Jean de Novelompont et Bertrand de Poulengy emploient l'un et l'autre identiquement les mêmes formes de langage, affectées et contournées. Et voici qu'un écuyer de l'écurie du roi, Gobert Thibaut, vient déclarer qu'on parlait beaucoup dans l'armée de cette grâce divine spécialement dévolue aux Armagnacs[57] et refusée aux Anglais et aux Bourguignons, si l'on en juge par les entreprises amoureuses d'un gentilhomme de Picardie et de Jeannotin, tailleur à Rouen[58].
Tout cela, comme on voit, répond à la pensée des juges, et ce sont, si je puis dire, des vérités théologiques, plutôt que des vérités naturelles.
Les dépositions, qui, comme celles de Jean de Novelompont et de Bertrand de Poulengy, contiennent des passages rédigés en termes identiques, abondent d'ordinaire dans les enquêtes inquisitoriales. Elles sont rares, je dois le dire, dans le procès de réhabilitation, peut-être parce que les témoins ont été entendus à de longs intervalles de temps, dans diverses contrées, et sans doute aussi parce que la cause de la Pucelle n'exigeait pas de grands efforts de procédure, la partie adverse ayant fait défaut.
Il est fâcheux que toutes les dépositions recueillies dans cette enquête, hors celle de Jean d'Aulon, aient été traduites en latin; elles y ont perdu l'accent original et les nuances fines de la pensée.
Parfois le greffier se contente de dire que le témoin dépose comme le précédent. C'est ainsi que tous les bourgeois déposent sur la délivrance de la ville d'Orléans, comme le marchand drapier qui, précisément, n'était pas très au fait des circonstances dans lesquelles sa ville avait été délivrée. C'est ainsi encore que le sire de Gaucourt, après une brève déclaration, dépose comme Dunois, qui pourtant avait dit des choses bien particulières pour être ainsi communes à deux témoins[59].
Certains témoignages, à ce qu'il semble, ont été tronqués. Celui de frère Pasquerel s'arrête court à Paris, et l'on croirait que le bon frère a quitté la Pucelle immédiatement après l'attaque de la Porte Saint-Honoré, si l'on n'avait pas sa signature au bas de la lettre latine aux Hussites. Ce n'est pas par hasard assurément, que, dans une si longue suite de questions et de réponses, il n'est pas dit un mot du départ de Sully ni de la campagne qui commença à Lagny et finit à Compiègne[60].
On voit que cette abondante enquête doit être consultée avec prudence, et qu'il ne faut pas s'attendre à y trouver des éclaircissements sur toutes les circonstances de la vie de Jeanne.
4o Les livres de comptes, lettres, actes et autres pièces authentiques de l'époque donnent seuls sur bien des points quelque précision à l'histoire de la Pucelle. C'est par les pièces d'archives que publia Siméon Luce et par le bail du château de l'Île que nous savons dans quelles circonstances Jeanne a grandi[61]. Ni les deux procès, ni les chroniques ne nous avaient révélé la situation horrible où se trouvait le village de Domremy de 1412 à 1425.
C'est par les comptes de forteresse tenus à Orléans[62] et par les endentures de l'administration anglaise[63] que nous pouvons estimer approximativement les forces respectives des défenseurs et des assiégeants et rectifier à cet égard les assertions des chroniqueurs et des témoins de la réhabilitation.
C'est par les lettres qu'au XVIIe siècle copia Rogier dans les archives de Reims que nous pouvons savoir comment Troyes, Châlons et Reims se rendirent au roi et nous apercevoir que Jean Chartier ne rapporte pas exactement, tant s'en faut, la capitulation de Troyes et que Dunois est, à cet égard, pour un témoin tel que lui, d'une insuffisance étrange[64].
C'est à la faveur de quatre ou cinq documents d'archives que nous discernons, çà et là, quelques vagues lueurs dans l'obscurité profonde qui recouvre la malheureuse campagne de l'Aisne et de l'Oise.
C'est par les registres capitulaires de Rouen, les testaments des chanoines et diverses autres pièces, que M. Robillard de Beaurepaire sut trouver dans les archives de la Seine-Inférieure, qu'on peut rectifier plusieurs erreurs des deux procès[65].
Que d'autres pièces volantes je pourrais encore noter comme précieuses à l'historien! Raison de plus pour se défier des pièces fausses ou falsifiées, comme, par exemple, les lettres d'anoblissement de Guy de Cailly[66].
Si rapide qu'ait été cet examen des sources, je crois avoir dit l'essentiel. En résumé, la Pucelle, de son vivant même, ne fut guère connue que par des fables. Ses plus anciens chroniqueurs, bien incapables de faire œuvre de critiques, rapportèrent comme des réalités les légendes de la première heure.
C'est dans le procès de Rouen et dans quelques pièces de comptabilité, quelques lettres missives, quelques actes privés ou publics, que nous trouverons le plus de vérité. Le procès de réhabilitation sera aussi d'un grand secours pour l'histoire, à la condition qu'on n'oublie jamais comment et pourquoi ce procès fut fait.
Au moyen de ces documents on peut se représenter, en somme, assez précisément Jeanne d'Arc dans son caractère et dans sa vie.
Ce qui ressort surtout des textes, c'est qu'elle fut une sainte. Elle fut une sainte avec tous les attributs de la sainteté au XVe siècle. Elle eut des visions, et ces visions ne furent ni feintes ni contrefaites; elle crut réellement entendre des voix qui lui parlaient et qui ne sortaient pas d'une bouche humaine. Ces voix l'entretenaient le plus souvent d'une façon distincte et intelligible pour elle. C'était dans les bois qu'elle les entendait le mieux, ou quand sonnaient les cloches. Elle voyait des figures en manière, a-t-elle dit, de choses multiples et minimes, comme des étincelles perçues dans un éblouissement. Sans nul doute, elle avait aussi des visions d'une autre nature, puisque nous tenons d'elle qu'elle voyait saint Michel sous les apparences d'un prud'homme, c'est-à-dire d'un bon chevalier, sainte Catherine et sainte Marguerite, le front ceint d'une couronne. Elle les voyait qui lui faisaient la révérence; elle les embrassait par les jambes et sentait leur bonne odeur.
Qu'est-ce à dire sinon qu'elle avait des hallucinations de l'ouïe, de la vue, du toucher et de l'odorat? Chez elle, de tous les sens, le plus affecté c'est l'ouïe: elle dit que ses voix lui apparaissent; elle les nomme parfois aussi son conseil; elle les entend très bien à moins qu'on ne fasse du bruit autour d'elle. Le plus souvent elle leur obéit; quelquefois elle leur résiste. Il est douteux que ses visions fussent aussi distinctes. Soit qu'elle ne le voulût pas, soit qu'elle ne le pût pas, elle n'en donna jamais aux juges de Rouen une description bien nette ni bien précise. Ce qu'elle sut peindre le mieux ce furent encore les anges porte-couronne qu'elle avoua ensuite n'avoir jamais vus que dans son imagination.
À quel âge ces troubles lui vinrent-ils? On ne peut pas le dire avec précision. Mais ce fut très probablement au sortir de l'enfance, et nous sommes avertis par le témoignage de Jean d'Aulon, que Jeanne ne sortit jamais tout à fait de l'enfance[67].
Bien que, le plus souvent, il soit hasardeux de tirer d'une donnée historique les éléments d'une étude clinique, plusieurs savants ont tenté de définir l'état pathologique qui rendait cette jeune fille apte à subir de fausses perceptions de l'ouïe et de la vue[68]. Comme la psychiatrie a fait en ces dernières années de rapides progrès, je me suis adressé à un savant éminent qui connaît l'état actuel de cette science, à laquelle il a apporté lui-même d'importantes contributions. J'ai demandé au docteur Georges Dumas, professeur à la Sorbonne, si la science dispose d'éléments suffisants pour établir rétrospectivement le diagnostic de Jeanne. Il m'a envoyé en réponse une lettre qu'on lira dans l'appendice I de cet ouvrage[69].
Je n'ai pas qualité pour aborder ce sujet. Du moins puis-je, sans sortir de ma compétence, présenter, relativement aux hallucinations de Jeanne d'Arc, une observation qui m'a été suggérée par l'étude des textes. Cette observation est d'une conséquence infinie; je la contiendrai rigoureusement dans les limites que me tracent la nature et l'objet de cet ouvrage.
Les visionnaires qui se croient investis d'une mission divine se distinguent des autres illuminés par des caractères singuliers. Si l'on étudie les mystiques de ce genre, si on les rapproche les uns des autres, on s'apercevra qu'ils présentent entre eux des traits de ressemblance qu'on peut suivre jusque dans des détails très menus, qu'ils se répètent tous dans certaines de leurs paroles et dans certains de leurs actes, et peut-être, en reconnaissant le déterminisme étroit auquel sont soumis les mouvements de ces hallucinés, éprouve-t-on quelque surprise à voir la machine humaine fonctionner, sous l'action d'un même agent mystérieux, avec cette uniformité fatale. Jeanne appartient à ce groupe religieux, et il est intéressant de la comparer à cet égard à sainte Catherine de Sienne[70], à sainte Colette de Corbie[71], à Yves Nicolazic, le paysan de Kernanna[72], à Suzette Labrousse, l'inspirée de l'Église constitutionnelle[73] et à tant d'autres voyants et voyantes de cet ordre qui ont entre eux un air de famille. Trois visionnaires surtout sont étroitement apparentés avec Jeanne. Le premier en date est un vavasseur de Champagne, qui avait mission de parler au roi Jean. J'ai suffisamment fait connaître ce saint homme dans le présent ouvrage. Le second est un maréchal ferrant de Salon, qui avait mission de parler à Louis XIV; le troisième, un paysan de Gallardon, nommé Martin, qui avait mission de parler à Louis XVIII. On trouvera en appendice, des notices sur ce maréchal et sur ce laboureur, qui tous deux eurent des apparitions et montrèrent un signe au roi[74]. Les ressemblances que ces trois hommes, malgré la contrariété des sexes, présentent avec Jeanne d'Arc sont intimes et profondes, elles tiennent à leur nature même; et les différences, qui semblent au premier aspect séparer si largement Jeanne de ces visionnaires, sont d'ordre esthétique, social, historique, par conséquent extérieures et contingentes. Sans doute il y a d'eux à elle contraste d'apparence et de fortune; ils présentent autant de disgrâce qu'elle exerce de charme et c'est un fait qu'ils échouèrent misérablement tandis qu'elle grandit en force et fleurit en légende. Mais c'est le propre de l'esprit scientifique de reconnaître dans le plus bel individu et dans le plus misérable avorton d'une même espèce des caractères communs, attestant l'identité d'origine.
De notre temps, les libres penseurs, empreints pour la plupart de spiritualisme, se refusent à reconnaître en Jeanne non seulement cet automatisme qui détermine les actes d'une voyante comme elle, non seulement les influences d'une hallucination perpétuelle, mais jusqu'aux suggestions de l'esprit religieux. Ce qu'elle faisait par sainteté et dévotion, ils veulent qu'elle l'ait fait par enthousiasme raisonné. De telles dispositions se remarquent chez l'honnête et savant Quicherat qui met, à son insu, beaucoup de philosophie éclectique dans la piété de la Pucelle. Cette façon de voir ne fut pas sans inconvénients. Elle amena les historiens de libre pensée à exagérer jusqu'à l'absurde les facultés intellectuelles de cette enfant, à lui attribuer ridiculement des talents militaires et à substituer à la naïve merveille du XVe siècle un phénomène polytechnique. Les historiens catholiques de notre temps sont plus dans la nature et dans la vérité quand ils font de la Pucelle une sainte. Par malheur, l'idée de la sainteté s'est beaucoup affadie dans l'Église depuis le concile de Trente, et les historiens orthodoxes sont peu disposés à rechercher les variations de l'Église catholique à travers les âges. Aussi nous la rendent-ils béate et moderne. Si bien que, pour trouver la plus étrangement travestie de toutes les Jeanne d'Arc, on hésiterait entre leur miraculeuse protectrice de la France chrétienne, patronne des officiers et des sous-officiers, modèle inimitable des élèves de Saint-Cyr, et la druidesse romantique, la garde nationale inspirée, la canonnière patriote des républicains, s'il ne s'était trouvé un Père jésuite pour faire une Jeanne d'Arc ultramontaine[75].
Je n'ai pas soulevé de doutes sur la sincérité de Jeanne. On ne peut la soupçonner de mensonge: elle crut fermement recevoir sa mission de ses voix. Il est plus difficile de savoir si elle ne fut pas dirigée à son insu. Ce que nous connaissons d'elle avant son arrivée à Chinon se réduit à très peu de chose. On est porté à croire qu'elle avait subi certaines influences; c'est le cas de toutes les visionnaires: un directeur, qu'on ne voit pas, les mène. Il en dut être ainsi de Jeanne. On l'entendit qui disait, à Vaucouleurs, que le dauphin avait le royaume en commende[76]. Ce n'était pas les gens de son village qui lui avaient appris ce terme. Elle récitait une prophétie qu'elle n'avait pas inventée et qui, visiblement, avait été fabriquée pour elle.
Elle dut fréquenter des prêtres fidèles à la cause du dauphin Charles et qui surtout souhaitaient la fin de la guerre. Les abbayes étaient incendiées, les églises pillées, le service divin aboli[77]. Ces pieuses gens qui soupiraient après la paix, voyant que le traité de Troyes ne l'avait pu donner, l'attendaient seulement de l'expulsion des Anglais. Et ce qu'il y eut de rare, d'extraordinaire et comme d'ecclésiastique et de religieux en cette jeune paysanne, ce n'est pas qu'elle se crût appelée à chevaucher et à guerroyer, c'est que dans «sa grande pitié», elle annonçât la fin prochaine de la guerre, par la victoire et le sacre du roi, alors que les seigneurs des deux pays et les gens d'armes des deux partis n'avaient ni soupçon ni désir que la guerre finît jamais.
La mission dont elle se croyait chargée par l'ange et à laquelle elle consacrait sa vie, était extraordinaire, sans doute, étonnante, inouïe; mais non toutefois au-dessus de ce que des saints et des saintes avaient déjà tenté dans l'ordre des affaires humaines. Jeanne d'Arc fleurit au déclin des grands âges catholiques, alors que la sainteté, qui s'accompagnait volontiers de toutes sortes de bizarreries, d'illusions et de folies, était encore souverainement puissante sur les âmes. Et de quels miracles n était-elle pas capable quand elle agissait par la force du cœur et par les grâces de l'esprit? Du XIIIe au XVe siècle, les serviteurs de Dieu accomplissent des travaux merveilleux. Saint Dominique, pris d'une fureur sacrée, extermine l'hérésie par le fer et le feu; saint François d'Assise institue, pour un jour, la pauvreté sur le monde; saint Antoine de Padoue défend les artisans et les marchands contre l'avarice et la cruauté des seigneurs et des évêques; sainte Catherine ramène le Pape à Rome. Était-il donc impossible à une sainte fille, avec l'aide de Dieu, de rétablir dans le malheureux royaume de France le pouvoir royal institué par Notre-Seigneur lui-même et de faire sacrer le nouveau Joas échappé à la mort pour le salut du peuple saint?
C'est ainsi que les Français pieux, en 1428, concevaient la mission de la Pucelle. Elle se donnait pour une dévote fille, inspirée de Dieu. Il n'y avait rien d'incroyable à cela. En annonçant qu'elle avait révélations de monseigneur saint Michel sur le fait de la guerre, elle inspirait aux gens d'armes armagnacs et aux bourgeois d'Orléans autant de confiance que pouvait en communiquer aux mobiles de la Loire, dans l'hiver de 1871, un ingénieur républicain, inventeur d'une poudre sans fumée ou d'un canon perfectionné. Ce qu'on attendait de la science en 1871 on l'attendait de la religion en 1428, de sorte que le Bâtard d'Orléans put songer à employer Jeanne aussi naturellement que Gambetta pensa à recourir aux connaissances techniques de M. de Freycinet.
Ce qu'on ne remarque pas assez, c'est que le parti français la mit en œuvre très adroitement. Les clercs de Poitiers, tout en l'examinant avec lenteur sur ses mœurs et sa foi, la faisaient valoir. Ces clercs de Poitiers n'étaient pas des religieux étrangers au monde, c'était le Parlement du roi légitime, c'étaient les exilés de l'Université, des hommes très engagés dans les affaires du royaume, très compromis dans les révolutions, dépouillés et ruinés, et fort impatients de rentrer dans leurs biens; et le plus habile homme du Conseil, l'archevêque duc de Reims, chancelier du royaume, les dirigeait. Par la durée et la solennité de leurs interrogatoires, ils attiraient sur Jeanne la curiosité, l'intérêt, l'espoir des âmes émerveillées[78].
La ville d'Orléans avait, pour se défendre, des murs, des fossés, des canons, des gens d'armes et de l'argent. Les Anglais n'avaient pu ni l'enlever d'assaut ni l'investir. Entre leurs bastilles passaient des convois, des compagnies. On fit entrer Jeanne dans la ville avec une belle armée de secours. Elle amenait des troupeaux de bœufs, de moutons et de porcs. Les habitants crurent recevoir un ange du Seigneur. Cependant les assiégeants étaient épuisés d'hommes et d'argent. Ils avaient perdu tous leurs chevaux. Loin de pouvoir tenter désormais une nouvelle attaque, ils n'avaient pas la force de tenir longtemps dans leurs bastilles. À la fin d'avril, il y avait quatre mille Anglais devant Orléans, et peut-être moins, car il s'en partait, comme on disait, tous les jours; et les déserteurs allaient par troupes piller les villages. Dans le même temps, la ville était défendue par six mille gens d'armes et gens de trait et plus de trois mille hommes des milices bourgeoises. À Saint-Loup, il y eut quinze cents Français contre quatre cents Anglais; aux Tourelles, cinq mille Français contre quatre ou cinq cents Anglais. En se retirant, les Godons abandonnaient à leur sort les petites garnisons de Jargeau, de Meung et de Beaugency. On peut juger de l'état de l'armée anglaise par la bataille de Patay, qui ne fut point une bataille, mais un massacre, et où Jeanne n'arriva que pour gémir sur la cruauté des vainqueurs. Néanmoins, les lettres du roi aux bonnes villes lui attribuèrent une part de la victoire. C'était donc que le Conseil royal faisait étendard de sa sainte Pucelle.
Au fond, que pensaient d'elle ceux qui l'employaient, les Regnault de Chartres, les Robert Le Maçon, les Gérard Machet? Sans doute, ils n'étaient pas en état de discerner l'origine des illusions dont elle était enveloppée. Et, bien qu'il se trouvât alors des athées parmi les gens d'Église, l'apparition de saint Michel archange n'était pas pour étonner la plupart d'entre eux. Rien alors ne paraissait plus naturel qu'un miracle. Mais de près les miracles ne se voient pas. Ils avaient cette jeune fille sous les yeux; ils s'apercevaient que, pour sainte et bonne qu'elle fût, elle n'exerçait point un pouvoir surhumain.
Tandis que les gens d'armes et tout le commun peuple l'accueillaient comme la Pucelle de Dieu et l'ange envoyé du ciel pour le salut du royaume, ces bons seigneurs ne songeaient qu'à profiter des sentiments de confiance qu'elle inspirait et qu'ils ne partageaient guère. La voyant ignorante au possible et la jugeant, sans doute, moins intelligente qu'elle n'était, ils entendaient la conduire à leur idée. Ils durent bientôt s'apercevoir que ce n'était pas toujours facile. Elle était une sainte; les saintes sont intraitables. Quels furent au vrai les rapports du Conseil royal avec la Pucelle? Nous l'ignorons et c'est un secret qui ne sera jamais pénétré. Les juges de Rouen croyaient savoir qu'elle recevait des lettres de saint Michel[79]. Il est possible qu'on ait abusé quelquefois de sa simplicité. Nous avons des raisons de croire que la marche sur Reims ne lui fut pas suggérée en France; mais il est certain que le chancelier du royaume, messire Regnault de Chartres, archevêque de Reims, avait grande envie d'être rétabli sur le siège du bienheureux Remi et de jouir de ses bénéfices.
Dans le fait, cette campagne du sacre ne fut qu'une suite de négociations appuyées par des lances. On voulut montrer aux bonnes villes un roi saint et pacifique. Si l'on avait eu envie de se battre, on serait allé sur Paris ou en Normandie.
Cinq ou six témoins, capitaines, magistrats, ecclésiastiques et une honnête veuve déposèrent à l'enquête de 1456 que Jeanne était entendue au fait de guerre. Ils s'accordèrent à dire qu'elle montait à cheval et maniait la lance mieux que personne. Un maître des requêtes révéla qu'elle émerveillait l'armée par la longueur du temps qu'elle pouvait rester en selle. Ce sont là des mérites qu'on ne saurait lui refuser et l'on ne contestera pas non plus cette diligence, cette ardeur, que Dunois vante en elle à l'occasion d'une démonstration faite, la nuit, devant Troyes. Quant à l'opinion, que cette jeune fille était très habile à rassembler et à conduire une armée et s'entendait surtout à diriger l'artillerie, elle est plus difficile à partager et il en faudrait un autre garant que ce pauvre duc d'Alençon qui ne passa jamais pour un homme raisonnable[80]. Ce que nous venons de dire du procès de réhabilitation fait suffisamment comprendre ces étranges appréciations. Il était entendu que Jeanne recevait de Dieu ses inspirations militaires. On ne craignait plus dès lors de les admirer trop et on les vantait un peu à tort et à travers.
Le duc d'Alençon fut après tout bien modéré en faisant de la Pucelle un artilleur distingué. Dès l'année 1429 un humaniste du parti de Charles VII disait dans la langue de Cicéron qu'elle égalait et surpassait, pour la gloire des armes, Hector, Alexandre, Hannibal et César. «Non Hectore reminiscat et gaudeat Troja, exultet Graecia Alexandro, Annibale Africa, Italia Caesare et Romanis ducibus omnibus glorietur, Gallia etsi ex pristinis multos habeat, hac tamen una Puella contenta, audebit se gloriari et laude bellica caeteris nationibus se comparare, verum quoque, si expediet, se anteponere[81].»
Jeanne, toujours en prières et en extase, n'observait pas l'ennemi, elle ne connaissait pas les chemins, elle ne tenait aucun compte des effectifs engagés, ne se souciait ni de la hauteur des murs ni de la largeur des fossés. On entend aujourd'hui des officiers discuter le génie tactique de la Pucelle[82]. Elle n'avait qu'une tactique, c'était d'empêcher les hommes de blasphémer le Seigneur et de mener avec eux des ribaudes; elle croyait qu'ils seraient détruits pour leurs péchés mais que, s'ils combattaient en état de grâce, ils auraient la victoire. C'était là toute sa science militaire, hors toutefois qu'elle ne craignait pas le danger. Elle montrait le plus doux et le plus fier courage; elle était plus vaillante, plus constante, plus généreuse que les hommes et digne en cela de les conduire. Et n'est-ce pas une chose admirable et rare que de voir tant d'héroïsme uni à tant d'innocence?
À vrai dire, certains chefs et notamment les princes du sang royal n'en savaient pas beaucoup plus qu'elle. Pour faire la guerre, en ce temps-là, il suffisait de monter à cheval. Il n'existait point de cartes. On n'avait nulle idée de marches sur plusieurs lignes, d'opérations d'ensemble, d'une campagne méthodiquement combinée, d'un effort prolongé en vue de grands résultats. L'art militaire se réduisait à quelques ruses de paysans et à certaines règles de chevalerie. Les routiers, partisans et capitaines d'aventure, savaient tous les tours du métier; mais ils ne connaissaient ni amis ni ennemis et n'avaient de cœur qu'à piller. Les nobles montraient grand vouloir d'acquérir honneur et louange; en fait, ils songeaient au gain. Alain Chartier disait d'eux: «Ils crient aux armes, mais ils courent à l'argent[83].»
La guerre devant durer autant que la vie, on la menait doucement. Les gens d'armes, cavaliers et piétons, archers, arbalétriers, tant Armagnacs qu'Anglais et Bourguignons se battaient sans beaucoup d'ardeur. Ils étaient braves assurément; ils étaient prudents aussi et l'avouaient sans nulle honte. Jean Chartier, chantre de Saint-Denys, chroniqueur des rois de France, conte comment les Français rencontrèrent une fois les Anglais près de Lagny et il ajoute: «Et y ot très dure et aspre besongne, car les François n'estoient guères plus que les Englois[84].» Ces gens simples avouaient qu'il est chanceux de se battre un contre un, attendu qu'un homme en vaut un autre. Ce n'étaient pas des esprits nourris de Plutarque comme les hommes de la Révolution et de l'Empire. Et ils n'avaient pour leur hausser le cœur ni les carmagnoles de Barrère, ni les hymnes de Marie-Joseph Chénier, ni les bulletins de la grande armée. On se demande bonnement pourquoi ces capitaines, ces gens d'armes allaient se battre ici plutôt que là? Pour trouver à manger.
Ces guerres perpétuelles étaient peu meurtrières. Durant ce qu'on appela la mission de Jeanne d'Arc, d'Orléans à Compiègne, les Français perdirent à peine quelques centaines d'hommes. Les Anglais furent beaucoup plus abîmés, parce qu'ils fuyaient et que c'était l'habitude des vainqueurs de tuer dans les déroutes tout ce qui ne valait pas la peine d'être pris à rançon. Mais les batailles étaient rares, partant les défaites, et le nombre des combattants petit. Il n'y avait en France qu'une poignée d'Anglais. On ne se battait, autant dire, que pour piller. Ceux qui souffraient de la guerre, c'étaient ceux qui ne la faisaient pas, les bourgeois, les religieux, les paysans. Les paysans enduraient les maux les plus cruels, et il est concevable qu'une paysanne ait tenu la campagne avec une fermeté, une obstination, une ardeur inconnues à toute la chevalerie.
Ce n'est pas Jeanne qui a chassé les Anglais de France; si elle a contribué à sauver Orléans, elle a plutôt retardé la délivrance en faisant manquer, par la marche du Sacre, l'occasion de recouvrer la Normandie. La mauvaise fortune des Anglais à partir de 1428 s'explique très naturellement: tandis que dans la paisible Guyenne, où ils faisaient la culture, le négoce, la navigation et administraient habilement les finances, le pays, qu'ils rendaient prospère, leur était très attaché; au contraire, sur les bords de la Seine et de la Loire, ils ne prenaient pas pied; ils n'avaient jamais pu s'y implanter, y mettre du monde en suffisance, y faire de solides établissements. Enfermés dans les forteresses et les châteaux, ils ne cultivaient pas assez le sol pour le conquérir: car on ne s'empare vraiment de la terre que par le labour; ils la laissaient en friche et l'abandonnaient aux partisans qui les harcelaient et les épuisaient. Leurs garnisons ridiculement petites se trouvaient prisonnières dans le pays de conquête. Ils avaient les dents longues; mais un brochet n'avale pas un bœuf. On avait bien vu après Crécy, après Poitiers, qu'ils étaient trop petits et la France trop grande. Pouvaient-ils mieux réussir après Verneuil, sous le règne troublé d'un enfant, au milieu des discordes civiles, manquant d'hommes et d'argent et quand il leur fallait encore contenir le pays de Galles, l'Irlande et l'Écosse? En 1428, ils n'étaient qu'une poignée en France et ne s'y maintenaient que par le duc de Bourgogne qui dès lors les exécrait et leur voulait tout le mal possible.
Les moyens leur manquaient également et de prendre de nouvelles provinces et de pacifier celles qu'ils avaient prises. Le caractère même de la souveraineté que revendiquaient leurs princes, la nature des droits qu'ils faisaient valoir et qui reposaient entièrement sur les institutions communes aux deux pays leur rendaient difficile l'organisation de leur conquête sans le consentement et même, on peut le dire, sans le concours loyal et l'amitié des vaincus. Le traité de Troyes ne soumettait pas la France à l'Angleterre; il les réunissait l'une à l'autre. Cette réunion inspirait bien des inquiétudes à Londres; les gens des communes laissaient voir la crainte que la vieille Angleterre ne devînt qu'une province écartée du nouveau royaume[85]. De son côté la France ne se sentait pas réunie. Il était trop tard. Depuis le temps qu'on guerroyait contre ces Coués l'habitude était prise de les haïr. Et peut-être y avait-il déjà un caractère anglais et un caractère français qui ne s'accordaient pas. Même à Paris, où les Armagnacs faisaient autant de peur que les Sarrasins, on supportait les Godons avec grand déplaisir. Ce dont on peut être surpris, ce n'est pas que les Anglais aient été chassés de France, c'est qu'ils l'aient été si lentement. Est-ce à dire que la jeune sainte n'eut point de part dans l'œuvre de la délivrance? Non, certes! Elle eut la part la plus belle: celle du sacrifice; elle donna l'exemple du plus haut courage et montra l'héroïsme sous une forme imprévue et charmante. La cause du roi, qui était en vérité la cause nationale, elle la servit de deux manières: en donnant confiance aux gens d'armes de son parti, qui la croyaient chanceuse, et en faisant peur aux Anglais qui s'imaginaient qu'elle était le diable.
Nos meilleurs archivistes ne pardonnent pas aux ministres et aux capitaines de 1428 de n'avoir pas aveuglément obéi à la Pucelle. Ce n'est point tout à fait le conseil que l'archevêque d'Embrun donnait, sur le moment, au roi Charles; il lui recommandait au contraire de ne point se départir des moyens inspirés par la prudence humaine[86].
On a beaucoup répété que les seigneurs et capitaines, particulièrement le vieux Gaucourt[87], étaient jaloux d'elle. Il faut, pour le croire, ignorer profondément la nature humaine. Ils étaient envieux les uns des autres, et c'est cette envie, au contraire, qui, mieux que tout autre sentiment, leur fit souffrir que la Pucelle se dît chef de guerre.
J'avoue qu'il m'a été impossible de découvrir les sourdes intrigues des conseillers du roi et des capitaines conjurés pour perdre la sainte. Elles éclatent aux yeux de plusieurs historiens; pour moi, j'ai beau faire: je ne les discerne pas. Le chambellan, sire de la Trémouille, n'était pas une belle âme et le chancelier Regnault de Chartres avait le cœur très sec; mais ce qui m'apparaît, c'est que le sire de la Trémouille refusa de céder cette précieuse fille au duc d'Alençon qui la lui demandait et que le chancelier la garda pour s'en servir. Je ne crois pas du tout que Jeanne fut prisonnière à Sully; je crois qu'elle en sortit avec bannière et trompettes quand elle alla rejoindre le chancelier qui l'employa jusqu'au moment où elle fut prise par les Bourguignons. Après la petite sainte, il mit en œuvre un petit saint, un berger, qui avait reçu les stigmates. C'est donc qu'il ne regrettait pas de s'être servi d'une personne de dévotion pour combattre les ennemis du roi et recouvrer son archevêché.
L'honnête Quicherat et le généreux Henri Martin sont très durs pour le gouvernement de 1428. À leur sens, c'est un gouvernement de trahison. En fait, ce qu'ils reprochent à Charles VII et à ses conseillers c'est de n'avoir pas compris la Pucelle comme ils la comprennent eux-mêmes. Mais il a fallu quatre cents ans pour cela. Pour avoir sur Jeanne d'Arc les illuminations d'un Quicherat et d'un Henri Martin, il a fallu trois siècles de monarchie absolue, la Réforme, la Révolution, les guerres de la République et de l'Empire, et le néo-catholicisme sentimental des hommes de 48. C'est à travers tant de prismes brillants, sous tant de teintes superposées que les historiens romantiques et les paléographes généreux ont découvert la figure de Jeanne d'Arc, et c'est trop demander à ce pauvre dauphin Charles, à La Trémouille, à Regnault de Chartres, au seigneur de Trêves, au vieux Gaucourt, que de vouloir qu'ils aient vu Jeanne telle que les siècles l'ont faite et achevée[88].
Il reste toutefois ceci, que le Conseil royal, après avoir tant usé d'elle, ne fit rien pour la sauver.
La honte de cette abstention doit-elle retomber sur le Conseil tout entier et sur le Conseil seul? Qui donc, au juste, devait intervenir? Et comment? Que devait faire le roi Charles? Offrir de racheter la Pucelle? On ne la lui aurait cédée à aucun prix. Quant à la ravoir par la force, c'était un rêve d'enfant. Seraient-ils entrés à Rouen, les Français ne l'y auraient point trouvée: Warwick aurait toujours eu le temps de la mettre en sûreté ou de la noyer dans la rivière. Pour la reprendre, ni l'argent ni les armes ne valaient rien. Ce n'est point à dire qu'on dût se croiser les bras. On pouvait agir sur ceux qui faisaient le procès. Sans doute ils étaient tous, ceux-là, du parti des Godons; ce vieux cabochien de Pierre Cauchon s'y trouvait surtout très engagé; il exécrait les Français; les clercs de l'obéissance de Henri VI étaient naturellement enclins à plaire au grand conseil d'Angleterre d'où coulaient les bénéfices; les docteurs et maîtres de l'Université de Paris avaient grand'peur et grande haine des Armagnacs; pourtant les juges du procès n'étaient pas tous des prévaricateurs infâmes; le chapitre de Rouen ne manquait ni de courage ni d'indépendance[89]; il y avait parmi les universitaires, si violents contre Jeanne, des hommes estimés pour la doctrine et le caractère; ils pensaient, la plupart, procéder vraiment en matière de foi; à force de rechercher les sorcières, ils en voyaient partout; ils faisaient brûler de ces femelles, comme ils disaient, tous les jours, et n'en recevaient que des compliments; autant que Jeanne, ils croyaient à la possibilité des apparitions dont elle se disait favorisée, seulement ils étaient persuadés ou qu'elle mentait ou qu'elle voyait des diables; l'évêque, le vice-inquisiteur et les assesseurs, au nombre de plus de quarante, furent unanimes à la déclarer hérétique et diabolique. Plusieurs sans doute s'imaginaient, par leur sentence, maintenir, contre les fauteurs du schisme et de l'hérésie, l'orthodoxie catholique et l'unité d'obédience; ils voulaient bien juger. Et même les plus scélérats et les plus audacieux, l'évêque et le promoteur, n'auraient pas osé, pour contenter les Anglais, enfreindre trop ouvertement les règles de la justice ecclésiastique. C'étaient des prêtres; ils en avaient l'orgueil et le respect des formes. Par les formes on pouvait les atteindre; on pouvait, au moyen d'une vigoureuse procédure, contrarier, arrêter, peut-être, la leur et prévenir la sentence funeste. Si l'archevêque de Reims, métropolitain de l'évêque de Beauvais, était intervenu dans le procès, s'il avait suspendu son suffragant pour abus ou pour toute autre cause, Pierre Cauchon aurait été fort embarrassé; si, comme il se décida à le faire plus tard, le roi Charles VII avait fait intervenir la mère et les frères de la Pucelle; si Jacques d'Arc et la Romée avaient protesté dans les formes contre une action judiciaire d'une partialité manifeste; si le registre de Poitiers[90] avait été versé au dossier; si les plus hauts prélats de l'obéissance de Charles VII avaient demandé un sauf-conduit pour venir témoigner à Rouen, en faveur de Jeanne; si enfin le roi, son conseil et toute l'Église de France avaient réclamé l'appel au pape et au Concile, qui était de droit, le procès pouvait prendre une autre issue.
Mais on eut peur de l'Université de Paris. On craignit que vraiment Jeanne, comme tant de savants docteurs le soutenaient, ne fût hérétique, mal croyante, séduite par le prince des ténèbres. Satan se transforme en ange de lumière et il est difficile de discerner les faux prophètes des vrais. La malheureuse Pucelle fut abandonnée par le clergé dont les croix naguère marchaient devant elle; entre tous les maîtres de Poitiers il ne s'en trouva pas un seul pour s'offrir à témoigner dans le château de Rouen de cette innocence qu'ils avaient reconnue doctoralement dix-huit mois auparavant.
Il y aurait grand intérêt à suivre la mémoire de la Pucelle à travers les âges. Mais ce serait tout un livre. J'indiquerai seulement les révolutions les plus étonnantes du sentiment public à son sujet. Les humanistes de la Renaissance ne s'intéressèrent pas beaucoup à elle: elle était trop gothique pour eux. Les réformés, qui trouvaient qu'elle sentait l'idolâtrie, ne pouvaient la voir en peinture[91]. Chose qui semble étrange aujourd'hui, mais qui n'en est pas moins certaine et conforme à tout ce que nous savons des sentiments des Français pour leurs rois, ce fut la mémoire de Charles VII qui, sous la monarchie, soutint et sauva la mémoire de Jeanne d'Arc[92]. Le respect dû au prince empêcha le plus souvent ses sujets fidèles de soumettre à une critique trop sévère les légendes de Jeanne ainsi que celles de la Sainte Ampoule, de la guérison des écrouelles, de l'oriflamme et toutes autres traditions populaires relatives aux antiquités et illustrations de la maison de France. Quand, en 1609, dans un collège de Paris, la Pucelle fut le sujet d'exercices littéraires où elle était traitée sans faveur[93], un homme de robe, Jean Hordal, qui se glorifiait d'être du sang de l'héroïne, se plaignit de ces disputes d'école comme d'une offense à la majesté royale. «Je m'estonne grandement, dit-il, qu'en France... on tolère que publiquement déclamations se fassent contre l'honneur de la France, du roi Charles VII et de son Conseil[94].» Si Jeanne n'avait pas appartenu si étroitement à la royauté, son souvenir eût été fort négligé par les beaux esprits du XVIIe siècle. Ses apparitions lui faisaient du tort auprès des savants qui, protestants et catholiques, traitaient la vie de sainte Marguerite de cafarderie[95]. Alors les Sorbonagres eux-mêmes retranchaient beaucoup sur le martyrologe et les légendes des saints. Un de ceux-là, Edmond Richer, champenois comme Jeanne, censeur de l'Université en 1600, et zélé gallican, composa un livre apologétique sur celle qui avait soutenu de son épée la couronne de Charles VII[96]. Bien qu'attaché aux libertés de l'église de France, Edmond Richer était bon catholique. Il avait de la doctrine et de la piété; il croyait fermement aux anges, mais il ne croyait ni à sainte Catherine ni à sainte Marguerite, et leur apparition à la Pucelle l'embarrassait beaucoup. Il se tira de cette difficulté en supposant que des anges s'étaient donnés à la jeune fille pour les deux saintes à qui, dans son ignorance, elle avait une grande dévotion. L'hypothèse lui parut satisfaisante, «d'autant, disait-il, que l'Esprit de Dieu, qui gouverne l'Église, s'accommode à notre infirmité». Trente ou quarante ans plus tard, un autre docteur en Sorbonne, Jean de Launoy, le dénicheur de saints, acheva de ruiner la légende de sainte Catherine[97]. Les voix de Domremy devenaient terriblement suspectes.
Regardez Chapelain, dont le poème fut publié pour la première fois en 1656. Chapelain est burlesque avec gravité; c'est un Scarron sans le savoir. Nous n'en avons pas moins profit à apprendre de lui qu'il n'a vu dans son sujet qu'une occasion de célébrer le Bâtard d'Orléans. Il dit expressivement en sa préface: «Je ne l'ai pas tant regardée [la Pucelle] comme le principal héros du poème, qui à proprement parler est le comte de Dunois.» Chapelain était aux gages du duc de Longueville, descendant de Dunois[98]; c'est Dunois qu'il chante; «l'illustre bergère» vient lui fournir à propos le merveilleux, et selon l'expression du bonhomme, les machines nécessaires à l'épopée. Les saintes Catherine et Marguerite, trop vulgaires, sont exclues de ces machines. Chapelain nous avertit qu'il prit un soin particulier de conduire son poème «de telle sorte que tout ce qu'il y fait faire par la puissance divine s'y puisse croire fait par la seule force humaine élevée au plus haut point où la nature est capable de monter». On voit poindre ici l'esprit moderne.
Bossuet aussi se garde bien de parler de sainte Catherine et de sainte Marguerite. Les quatre ou cinq pages in-4o qu'il consacre à Jeanne d'Arc dans son Abrégé de l'Histoire de France pour l'instruction du Dauphin[99] sont bien curieuses, non pour l'exposé des faits qui y est inexact et confus[100], mais par le soin que prend l'auteur de ne présenter que d'une manière incidente et dubitative les faits miraculeux attribués à la Pucelle. Au sentiment de Bossuet, comme à celui de Jean Gerson, ces choses sont d'édification, non de foi. Bossuet qui écrit pour l'instruction d'un prince est tenu à beaucoup abréger; mais il abrège trop quand, présentant la condamnation de Jeanne comme l'œuvre de l'évêque de Beauvais, il oublie de dire que l'évêque de Beauvais rendit cette sentence sur l'avis unanime de l'Université de Paris et conjointement avec le vice-inquisiteur[101].
Les philosophes ne sont pas tombés en France, au XVIIIe siècle, comme une pluie de sauterelles: ils sortaient de deux siècles d'esprit critique. S'ils trouvaient dans l'histoire de Jeanne d'Arc plus de capucinades que leur goût n'en souffrait, c'est qu'ils avaient été instruits dans l'histoire ecclésiastique par les Baillet et les Tillemont, hommes pieux, sans doute, mais grands destructeurs de légendes. Voltaire railla sur Jeanne les moines fripons et leurs dupes. Si l'on rappelle les petits vers de la Pucelle, pourquoi ne pas rappeler aussi l'article[102] du Dictionnaire Philosophique, qui renferme en trois pages plus de vérités solides et de pensées généreuses que certains gros ouvrages modernes où Voltaire est insulté en jargon de sacristie?
C'est précisément à la fin du XVIIIe siècle que Jeanne commença à être mieux connue et plus justement estimée, d'abord par le petit livre que l'abbé Lenglet du Fresnoy tira presque en entier de l'histoire inédite du vieux Richer[103], puis par les savantes recherches de L'Averdy sur les deux procès[104].
Toutefois l'humanisme et après l'humanisme la réforme, après la réforme le cartésianisme, après le cartésianisme la philosophie expérimentale, avaient détruit dans l'élite des esprits les vieilles crédulités; le rosier des légendes gothiques, quand vint la révolution, était depuis longtemps défleuri. Il semblait que la gloire de Jeanne d'Arc, liée si étroitement aux traditions de la maison de France, ne pût survivre à la monarchie et que la tempête qui dissipa les cendres royales de Saint-Denys et le trésor de Reims dût emporter aussi les frêles reliques et les images pieuses de la Sainte des Valois. Le nouveau régime en effet refusa d'honorer une mémoire inséparable de la royauté et de la religion; la fête orléanaise de Jeanne d'Arc, dépouillée en 1791 des pompes de l'Église, fut cessée en 93. Alors l'histoire de la Pucelle paraissait un peu trop gothique aux émigrés eux-mêmes: Chateaubriand, n'osa pas l'introduire dans son Génie du Christianisme[105].
Mais le premier Consul, qui venait de conclure le Concordat et songeait à restaurer les ornements du sacre, fit rétablir, en l'an XI, les fêtes de la Pucelle et y rappela l'encens et les croix. Célébrée jadis dans les lettres de Charles VII à ses bonnes villes, Jeanne fut exaltée dans le Moniteur par Bonaparte[106].
Les figures de la poésie et de l'histoire ne vivent dans la pensée des peuples qu'à la condition de se transformer sans cesse. La foule humaine ne saurait s'intéresser à un personnage des vieux âges si elle ne lui prêtait pas ses propres sentiments et ses propres passions. Après avoir été associée à la monarchie de droit divin, la mémoire de Jeanne d'Arc fut rattachée à l'unité nationale que cette monarchie avait préparée; elle devint, dans la France impériale et républicaine, le symbole de la patrie. Certes, la fille d'Isabelle Romée n'avait pas plus l'idée de la patrie telle qu'on la conçoit aujourd'hui, qu'elle n'avait l'idée de la propriété foncière qui en est la base; elle ne se figurait rien de semblable à ce que nous appelons la nation; c'est une chose toute moderne; mais elle se figurait l'héritage des rois et le domaine de la Maison de France. Et c'est bien là tout de même, dans ce domaine et dans cet héritage, que les Français se réunirent avant de se réunir dans la patrie.
Sous des influences qu'il nous est impossible d'indiquer précisément, la pensée lui vint de rétablir le dauphin dans son héritage, et cette pensée lui parut si grande et si belle, que, dans la simplicité de son naïf et candide orgueil, elle crut que c'était des anges et des saintes du Paradis qui la lui avaient apportée. Pour cette pensée elle donna sa vie. C'est par là qu'elle survit à sa cause. Les plus hautes entreprises périssent dans leur défaite et, plus sûrement encore, dans leur victoire. Le dévouement qui les inspira demeure en immortel exemple. Et, si l'illusion qui enveloppait ses sens la soutint, l'aida à s'offrir tout entière, cette illusion ne fut-elle pas à son insu l'ouvrage de son cœur? Sa folie fut plus sage que la sagesse, car ce fut la folie du martyre, sans laquelle les hommes n'ont encore rien fondé de grand et d'utile dans le monde. Cités, empires, républiques, reposent sur le sacrifice. Ce n'est donc ni sans raison ni sans justice que, transformée par les imaginations enthousiastes, elle devint le symbole de la patrie armée.
Le Brun de Charmettes[107], royaliste jaloux des gloires impériales, composa en 1817, avec talent, la première histoire patriotique de Jeanne d'Arc, qui devait être suivie de tant d'autres, conçues dans le même esprit, tracées sur le même plan, écrites dans le même style. De 1841 à 1849, Jules Quicherat, en publiant les deux procès et les témoignages, ouvrit dignement une époque incomparable de recherches et de découvertes. Au même moment, Michelet écrivit dans le cinquième tome de son Histoire de France des pages rapides et colorées, qui resteront sans doute comme la plus belle expression de l'art romantique appliqué à la Pucelle[108].
Mais, de toutes les histoires écrites de 1817 à 1870, ou du moins de toutes celles que j'ai pu connaître, car je ne me suis pas attaché à les lire toutes, la plus sagace, à mon avis, est celle qui forme le livre IV de l'Histoire de Charles VII, par Vallet de Viriville, dans laquelle se montre le souci de rattacher la Pucelle au groupe de visionnaires auquel elle appartient réellement[109].
Le livre de Wallon a été très répandu, sinon très lu; il doit sa fortune à son exactitude confessionnelle[110]. C'est une œuvre consciencieuse, morne et d'un fanatisme modéré. Puisqu'il fallait une Jeanne d'Arc orthodoxe à l'usage des gens du monde, celle de M. Marius Sepet avait, pour remplir cet office, autant d'exactitude et plus de grâce[111].
Après la guerre de 1871, sous la double influence de l'esprit patriotique, exalté par la défaite, et du sentiment catholique renaissant dans la bourgeoisie, le culte de la Pucelle redoubla de ferveur. Les lettres et les arts achevèrent la transfiguration de Jeanne.
Les catholiques, comme le docte chanoine Dunand[112], rivalisent de zèle et d'enthousiasme avec les spiritualistes indépendants comme M. Joseph Fabre[113]. Celui-ci, en donnant sous une forme très artiste les deux procès en français et en discours direct, a vulgarisé l'image la plus ancienne et la plus touchante de la Pucelle[114].
De cette période datent des travaux d'érudition presque innombrables parmi lesquels il faut signaler ceux de Siméon Luce de qui désormais quiconque traite des commencements de Jeanne doit se reconnaître tributaire[115].
Nous sommes tenus à une égale reconnaissance envers M. Germain Lefèvre-Pontalis pour ses belles éditions et ses pénétrantes études, d'une érudition élégante et sûre.
Dans cette période d'exaltation romantique et néo-catholique, la peinture et la sculpture multiplièrent les images de Jeanne, si rares jusque-là; on vit en merveilleuse abondance Jeanne priant, Jeanne armée et chevauchant, Jeanne captive, Jeanne martyre; de toutes ces images exprimant de diverses manières et avec des mérites inégaux le goût et le sentiment d'une époque, une seule œuvre apparaît grande et vraie, d'une beauté puissante: la Jeanne d'Arc hallucinée de Rude[116].
Le mot de patrie n'existait pas au temps de la Pucelle. On disait le royaume de France[117]. Personne, pas même les légistes, n'en savaient au juste les limites, qui changeaient sans cesse. La diversité des lois et des coutumes y était infinie et les querelles entre seigneurs s'élevaient à tout moment. Les hommes se sentaient pourtant au cœur l'amour du pays natal et la haine de l'étranger. Si la guerre de Cent Ans ne créa pas en France le sentiment national, elle le nourrit. Dans son Quadrilogue invectif, Alain Chartier montre la France qui, reconnaissable à sa robe somptueusement ornée des emblèmes de la noblesse, du clergé et du tiers-état, mais lamentablement souillée et déchirée, adjure les trois ordres de ne pas la laisser périr: «Après le lien de foi catholique, leur dit-elle, Nature vous a devant toute autre chose obligez au commun salut du pays de votre nativité et à la défense de cette seigneurie sous laquelle Dieu vous a fait naître et avoir vie[118].» Et ce ne sont pas là seulement les maximes d'un humaniste instruit dans les vertus antiques. D'humbles Français avaient cher de servir le pays de leur naissance. «Faut-il que le roi soit chassé de son royaume et que nous soyons Anglais!» s'écriait en 1428 cet homme d'armes de Lorraine[119]. Les sujets des Fleurs de Lis comme ceux du Léopard s'estimaient tenus à la loyauté envers leur légitime seigneur. Mais si quelque changement advenait pour son dommage à la seigneurie dont ils faisaient partie, ils s'en accommodaient en somme aisément, parce qu'une seigneurie s'accroît ou se rétrécit selon la puissance ou la fortune, selon le bon droit ou le bon plaisir du possesseur et qu'elle peut être démembrée par mariages, dons ou héritages, aliénée par divers contrats. En signe de réjouissance, les habitants de Paris jonchèrent d'herbes et de fleurs les rues de la ville, à l'occasion du traité de Brétigny, qui diminuait beaucoup la seigneurie du roi Jean[120]. En fait, les seigneurs changeaient d'obéissance tant qu'il était nécessaire. Juvénal des Ursins rapporte dans son journal[121] que, lors de la conquête de la Normandie par les Anglais, on vit une jeune veuve quitter sa terre avec ses trois enfants pour ne pas rendre hommage au roi d'outre-mer. Mais combien de seigneurs normands refusèrent comme elle de se mettre aux mains des anciens ennemis du royaume? L'exemple de la fidélité au roi ne venait pas toujours de sa famille. Le duc de Bourbon, au nom de tous les princes du sang royal avec lui prisonniers des Anglais, offrit à Henri V d'aller traiter en France la cession de Harfleur, s'engageant, si le Conseil royal lui opposait un refus, à reconnaître Henri V pour roi de France[122].
Chacun songeait d'abord à soi. Quiconque avait terre se devait à sa terre; son ennemi, c'était son voisin. Le bourgeois ne connaissait que sa ville. Le paysan changeait de maître sans le savoir. Les trois états du royaume n'étaient pas assez unis pour former, au sens moderne du mot, un État.
Peu à peu, le pouvoir royal réunit les Français; cette réunion se fit plus étroite à mesure que la royauté se faisait plus puissante. Au XVIe et au XVIIe siècle, cette envie de penser et d'agir en commun qui fait les grands peuples devint chez nous très ardente, tout au moins dans les familles qui donnaient des officiers à la Couronne, et elle se communiqua même aux gens d'un moindre état. Rabelais fait figurer François Villon et le roi d'Angleterre dans une historiette si enflée de gloriole militaire qu'un grenadier de Napoléon aurait pu la conter devant un feu de bivouac, au style près[123]. Dans la préface du poème que nous citions tout à l'heure, Chapelain parle des moments où «la patrie, qui est une mère commune, a besoin de tous ses enfants». Le vieux poète s'exprime déjà comme l'auteur de la Marseillaise[124].
On ne peut nier que le sentiment de la patrie existât sous l'ancien régime. Ce que la Révolution y ajouta n'en fut pas moins immense. Elle y ajouta l'idée de l'unité nationale et de l'intégrité du territoire. Elle étendit à tous le droit de propriété réservé jusque-là à un petit nombre, et de la sorte partagea, pour ainsi dire, la patrie entre les citoyens. En donnant aux paysans la faculté de posséder, le nouveau régime leur imposa du même coup l'obligation de défendre leur bien effectif ou éventuel. Prendre les armes est une nécessité commune à quiconque acquiert ou veut acquérir des terres. À peine le Français jouissait-il des droits de l'homme et du citoyen, avait-il ou pensait-il avoir pignon sur rue et champs au soleil, que les armées de l'Europe coalisée vinrent pour le «rendre à l'antique esclavage». Le patriote alors se fit soldat. Vingt-trois ans de guerres, avec l'alternative fatale des victoires et des défaites, affermirent nos pères dans l'amour de la patrie et la haine de l'étranger.
Depuis lors, les progrès industriels ont suscité d'un pays à l'autre des rivalités qui s'exercent chaque jour plus âprement. Les modes actuels de la production, en multipliant entre les peuples les antagonismes, ont créé l'impérialisme, l'expansion coloniale et la paix armée.
Mais que de forces contraires s'exercent dans cette création formidable d'un nouvel ordre de choses! La grande industrie a donné naissance, dans tous les pays, à une classe nouvelle, qui, ne possédant rien, n'ayant nul espoir de rien posséder, ne jouissant d'aucun des biens de la vie, pas même de la lumière du jour, ne craint point, comme le paysan et le bourgeois issu de la Révolution, que l'ennemi du dehors ne la vienne dépouiller, et, faute de richesses à défendre, regarde les peuples étrangers sans effroi ni haine. En même temps, se sont élevées sur tous les marchés du monde des puissances financières qui, bien qu'elles affectent souvent le respect des vieilles traditions, sont, par leur fonction même, essentiellement destructives de l'esprit patriotique et national. Le régime universel du capital a créé en France, comme partout ailleurs, l'internationale des travailleurs et le cosmopolitisme des financiers.
Aujourd'hui, comme il y a deux mille ans, pour discerner l'avenir, il faut regarder non pas aux entreprises des puissants de la terre, mais aux mouvements confus des masses laborieuses. Cette paix armée, si lourde pour elles, les nations ne la supporteront pas indéfiniment. Nous voyons s'organiser chaque jour la communauté du travail universel.
Je crois à l'union future des peuples et je l'appelle avec cette ardente charité du genre humain qui, formée dans la conscience latine au temps d'Epictète et de Sénèque, et pour tant de siècles éteinte par la barbarie européenne, s'est rallumée dans les cœurs les plus hauts des âges modernes. Et l'on m'opposerait en vain que ce sont là les illusions du rêve et du désir: c'est le désir qui crée la vie et l'avenir prend soin de réaliser les rêves des philosophes. Mais que nous soyons assurés dès à présent d'une paix que rien ne troublera, il faudrait être insensé pour le prétendre. Les terribles rivalités industrielles et commerciales qui grandissent autour de nous font pressentir au contraire, de futurs conflits et rien ne nous assure que la France ne se verra pas un jour enveloppée dans une conflagration européenne ou mondiale. Et l'obligation où elle se trouve de pourvoir à sa défense n'accroît pas peu les difficultés que lui cause un ordre social profondément troublé par la concurrence de la production et l'antagonisme des classes.
Un empire absolu se fait des défenseurs par la crainte; une démocratie ne s'en assure qu'à force de bienfaits. On trouve la peur ou l'intérêt à la racine de tous les dévouements. Pour que, au jour du péril, le prolétaire français défende héroïquement la République, il faut qu'il s'y trouve heureux ou espère le devenir. Et que sert de se flatter? Aujourd'hui le sort de l'ouvrier n'est pas meilleur en France qu'en Allemagne, et il est moins bon qu'en Angleterre et en Amérique.
Je n'ai pu me défendre d'exprimer sur ces importants sujets la vérité telle qu'elle m'apparaît; c'est une grande satisfaction que de dire ce qu'on croit utile et juste.
Il ne me reste plus qu'à soumettre au public quelques réflexions sur l'art malaisé d'écrire l'histoire, et à m'expliquer sur certaines particularités de forme et de langage qu'on trouvera dans cet ouvrage.
Pour sentir l'esprit d'un temps qui n'est plus, pour se faire contemporain des hommes d'autrefois, une lente étude et des soins affectueux sont nécessaires. Mais la difficulté n'est pas tant dans ce qu'il faut savoir que dans ce qu'il faut ne plus savoir. Si vraiment nous voulons vivre au XVe siècle, que de choses nous devons oublier: sciences, méthodes, toutes les acquisitions qui font de nous des modernes! Nous devons oublier que la terre est ronde et que les étoiles sont des soleils, et non des lampes suspendues à une voûte de cristal, oublier le système du monde de Laplace pour ne croire qu'à la science de saint Thomas, de Dante et de ces cosmographes du moyen âge qui nous enseignent la création en sept jours et la fondation des royaumes par les fils de Priam, après la destruction de Troye la Grande. Tel historien, tel paléographe est impuissant à nous faire comprendre les contemporains de la Pucelle. Ce n'est pas le savoir qui lui manque, c'est l'ignorance, l'ignorance de la guerre moderne, de la politique moderne, de la religion moderne.
Mais lorsque nous aurons oublié, autant que possible, tout ce qui s'est passé depuis la jeunesse de Charles VII, afin de penser comme un clerc en exil à Poitiers ou un bourgeois d'Orléans de service sur les remparts de sa ville, il nous faudra bientôt retrouver toutes nos ressources intellectuelles pour embrasser l'ensemble des événements et découvrir l'enchaînement des effets et des causes qui échappaient à ce bourgeois et à ce clerc. «J'ai raccourci ma vue», dit le Chatterton d'Alfred de Vigny quand il explique comment il ne voit rien de ce qui s'est passé après les vieux Saxons. Mais Chatterton composait des poèmes, de pseudo-chroniques, et non pas une histoire. L'historien doit tour à tour allonger et raccourcir sa vue. S'il se mêle de conter une vieille histoire, il lui faudra successivement et parfois à la même minute la naïveté des foules humaines qu'il fait revivre et la critique la mieux avertie. Il faut que, par un phénomène étrange de dédoublement, il soit en même temps l'homme ancien et l'homme moderne et vive sur deux plans différents, semblable à ce personnage étrange d'un conte de J.-H. Wells, qui se meut et se sent dans une petite ville d'Angleterre et qui cependant se voit au fond de l'Océan. J'ai visité studieusement les villes, les champs, où se sont accomplis les événements que je me proposais de raconter; j'ai vu la vallée de la Meuse alors que le printemps la fleurissait et la parfumait, et je l'ai revue sous un amoncellement de brumes et de nuées; j'ai parcouru les bords illustres et riants de la Loire, la Beauce aux vastes horizons que les nuages bordent de montagnes neigeuses, l'Île-de-France où le ciel est si doux, la Champagne dont les coteaux pierreux nourrissent encore les vignes basses qui, foulées par l'armée du Sacre, se refirent feuilles et fruits, dit la légende, et donnèrent, à la Saint-Martin, une tardive et riche vendange[125]; j'ai hanté l'âpre Picardie, la baie de Somme si triste et nue sous le vol des oiseaux de passage, la grasse Normandie, Rouen, ses clochers et ses tours, ses vieux charniers, ses ruelles humides, ses dernières maisons de bois aux pignons aigus. Je me suis figuré ces fleuves, ces terres, ces châteaux et ces villes tels qu'ils étaient il y a cinq cents ans.
J'ai accoutumé mes yeux aux formes qu'affectaient alors les êtres et les choses. J'ai interrogé ce qui reste de pierre, de fer ou de bois travaillé par la main de ces vieux artisans, plus libres et par cela même plus ingénieux que les nôtres, et qui témoignent du besoin de tout animer et de tout orner. J'ai étudié le mieux que j'ai pu les images peintes et taillées, non précisément en France, car on n'y ouvrait guère en ces jours de misère et de mort, mais en Flandre, en Bourgogne, en Provence, œuvres d'un style à la fois affecté et naïf, souvent exquis. Les miniatures se sont animées sous mes yeux et j'y ai vu revivre les seigneurs, dans la magnificence absurde des «étoffes à tripes», les dames et les demoiselles un peu diablesses avec leurs bonnets cornus et leurs pieds pointus; les clercs assis à leur pupitre, les gens d'armes chevauchant leur coursier et les marchands leur mule, les laboureurs accomplissant d'avril à mars les travaux du calendrier rustique, les paysannes dont la grande coiffe est conservée aujourd'hui par les religieuses. Je me suis rapproché de ces gens qui furent nos semblables et qui pourtant différaient de nous par mille nuances du sentiment et de la pensée; j'ai vécu de leur vie; j'ai lu dans leurs âmes.
On ne trouve nulle part, ai-je besoin de le dire, une image authentique de Jeanne. Ce qui, dans l'art du XVe siècle, avait trait à elle, se réduisait à peu de chose: il ne nous en reste presque rien, une petite tapisserie à bestions, une figurine tracée à la plume sur un registre, quelques enluminures peintes dans des manuscrits sous les règnes de Charles VII, de Louis XI, de Charles VIII, et c'est tout. Il m'a fallu contribuer à l'iconographie si pauvre de Jeanne d'Arc, non que j'eusse quelque chose à y ajouter, mais au contraire pour en retrancher ce que les faussaires y ont introduit de ce temps. On trouvera dans l'appendice IV, à la fin de cet ouvrage[126] la courte notice où je signale des fraudes déjà anciennes, pour la plupart, et qui n'avaient pas encore été dénoncées. J'ai limité mes recherches au XVe siècle, laissant à d'autres le soin d'étudier ces peintures de la Renaissance dans lesquelles la Pucelle apparaît équipée à l'allemande, avec le chapeau à plumes et le pourpoint à crevées des reîtres saxons et des suisses mercenaires[127]? Je ne saurais dire quel est le prototype de ces portraits, mais ils ressemblent beaucoup à la femme qui accompagne les soudoyers dans la Danse des morts que Nicolas Manuel peignit de 1515 à 1521 à Berne, sur le mur du couvent des dominicains[128]. Au grand siècle, Jeanne d'Arc devient Clorinde, Minerve, Bellone en costume de ballet[129].
J'ai cru qu'un récit continu vaudrait mieux que toutes les controverses et que toutes les discussions pour faire sentir la vie et connaître la vérité. Il est certain que les textes relatifs à la Pucelle ne se prêtent pas très bien à ce genre d'histoire: comme je viens de le montrer, ils sont presque tous suspects à divers égards et soulèvent à chaque instant des objections; mais je pense qu'en faisant de ces textes un usage prudent et judicieux, on en peut tirer encore des données suffisantes pour constituer une histoire positive de quelque étendue. D'ailleurs, j'ai toujours indiqué mes sources; chacun sera juge de l'autorité des garants que j'invoque.
Dans mon récit, j'ai rapporté un assez grand nombre de circonstances qui, sans avoir directement trait à Jeanne, révèlent l'esprit, les mœurs et les croyances du temps; ces circonstances sont pour la plupart d'ordre religieux. C'est que l'histoire de Jeanne, je ne puis assez le dire, est une histoire religieuse, une histoire de sainte, tout comme celle de Colette de Corbie ou de Catherine de Sienne.
J'ai beaucoup accordé, j'ai peut-être trop accordé au désir de faire vivre le lecteur au milieu des choses et parmi les hommes du XVe siècle. Pour ne pas le distraire trop brusquement, j'ai évité de lui présenter tout rapprochement avec d'autres époques, bien qu'il m'en vînt un grand nombre à l'esprit.
J'ai nourri mon texte de la forme et de la substance des textes anciens, mais je n'y ai, autant dire, jamais introduit de citations littérales: je crois que, sans une certaine unité de langage, un livre est illisible, et j'ai voulu être lu.
Ce n'est pas par affectation de style ni par goût artiste que j'ai gardé le plus que j'ai pu le ton de l'époque et préféré les formes archaïques de la langue toutes les fois que j'ai cru qu'elles seraient intelligibles; c'est parce qu'on change les idées en changeant les mots et qu'on ne peut substituer aux termes anciens des termes modernes sans altérer les sentiments ou les caractères.
J'ai tâché de garder un ton simple et familier. On écrit trop souvent l'histoire d'un ton noble qui la rend ennuyeuse et fausse. S'imagine-t-on que les faits historiques sortent du train ordinaire des choses et de la mesure commune de l'humanité?
Une tentation terrible pour l'historien d'une telle histoire, c'est de se jeter dans la bataille. Il n'y a guère de moderne récit de ces vieux assauts où l'on ne voie l'auteur, ecclésiastique ou professeur, s'élancer, la plume à l'oreille, sous les flèches anglaises, au côté de la Pucelle. Je crois qu'au risque de ne point montrer toute la beauté de son cœur, il vaut mieux ne pas paraître dans les affaires qu'on raconte.
J'ai écrit cette histoire avec un zèle ardent et tranquille; j'ai cherché la vérité sans mollesse, je l'ai rencontrée sans peur. Alors même qu'elle prenait un visage étrange, je ne me suis pas détourné d'elle. On me reprochera mon audace jusqu'à ce qu'on me reproche ma timidité.
Je suis heureux d'exprimer ma gratitude à mes illustres confrères, MM. Paul Meyer et Ernest Lavisse, dont les conseils m'ont été précieux. Je dois beaucoup à M. Petit-Dutaillis, qui a bien voulu me présenter des observations dont j'ai tenu compte. J'ai grandement à me louer de l'aide que m'ont prêté M. Henri Jadart, secrétaire de l'Académie de Reims, M. E. Langlois, professeur à la Faculté des lettres de Lille, M. Camille Bloch, l'ancien archiviste du Loiret, M. Noël Charavay, expert en autographes, et M. Raoul Bonnet.
M. Pierre Champion, qui, très jeune encore, s'est fait connaître par de beaux travaux historiques, a mis à ma disposition le résultat de ses recherches avec un désintéressement que je ne saurais assez reconnaître et il a bien voulu relire attentivement tout mon travail. M. Jean Brousson m'a fait profiter des ressources de sa perspicacité qui passent de beaucoup ce qu'on est en droit d'attendre d'un secrétaire.
Au siècle que j'ai essayé de faire revivre en cet ouvrage, un démon nommé Titivillus mettait chaque soir dans son sac toutes les lettres omises ou changées par les copistes durant la journée et les portait en enfer, pour que Saint-Michel, alors qu'il pèserait les âmes de ces scribes négligents, mît la part de chacun dans le plateau des iniquités. Je crois que ce diable, justement vétilleux, s'il a survécu à la découverte de l'imprimerie, assume aujourd'hui la lourde tâche de relever les coquilles semées dans les livres qui prétendent à l'exactitude; car il serait bien naïf de s'occuper des autres. Je pense qu'il met ces coquilles, selon le cas, à la charge du prote ou de l'auteur. J'ai une infinie reconnaissance à mes éditeurs et amis MM. Calmann-Lévy et à leurs excellents collaborateurs d'avoir, par leurs soins et leur expérience, allégé de beaucoup le sac dont Titivillus me chargera au jour du jugement.
VIE DE JEANNE D'ARC
CHAPITRE PREMIER
L'ENFANCE.De Neufchâteau à Vaucouleurs la Meuse coule libre et pure entre les trochées de saules et d'aulnes et les peupliers qu'elle arrose, se joue tantôt en brusques détours, tantôt en longs circuits, et divise et réunit sans cesse les glauques filets de ses eaux, qui parfois se perdent tout à coup sous terre. L'été, ce n'est qu'un ruisseau paresseux qui courbe en passant les roseaux du lit qu'il n'a presque pas creusé; et, si l'on approche du bord, on voit la rivière, ralentie par des îlots de joncs, couvrir à peine de ses moires un peu de sable et de mousse. Mais dans la saison des pluies, grossie de torrents soudains, plus lourde et plus rapide, elle laisse, en fuyant, une rosée souterraine qui remonte çà et là, en flaques claires, à fleur d'herbe, dans la vallée.
Cette vallée s'étend, toute unie, large d'une lieue à une lieue et demie, entre des collines arrondies et basses, couronnées de chênes, d'érables et de bouleaux. Bien que fleurie au printemps, elle est d'un aspect austère et grave et prend parfois un caractère de tristesse. L'herbe la revêt avec une monotonie égale à celle des eaux dormantes. On y sent, même dans les beaux jours, la menace d'un climat rude et froid. Le ciel y semble plus doux que la terre. Il l'enveloppe de son sourire humide; il est le mouvement, la grâce et la volupté de ce paysage tranquille et chaste. Puis, quand vient l'hiver, il se mêle à la terre dans une apparence de chaos. Les brouillards y deviennent épais et tenaces. Aux vapeurs blanches et légères qui flottaient, par les matins tièdes, sur le fond de la vallée, succèdent des nuages opaques et de sombres montagnes mouvantes, qu'un soleil rouge et froid dissipe lentement. Et, le long des sentiers du haut pays, le passant matinal a cru, comme les mystiques dans leurs ravissements, marcher sur les nuées.
C'est ainsi qu'après avoir laissé à sa gauche le plateau boisé du haut duquel le château de Bourlémont domine le val de la Saônelle et à sa droite Coussey avec sa vieille église, la rivière flexible passe entre le Bois Chesnu au couchant et la côte de Julien au levant, rencontre, sur sa rive occidentale, les villages de Domremy et de Greux, qui se touchent, sépare Greux de Maxey-sur-Meuse, atteint, entre autres hameaux blottis au creux des collines ou dressés sur les hautes terres, Burey-la-Côte, Maxey-sur-Vaise et Burey-en-Vaux, et va baigner les belles prairies de Vaucouleurs[130].
Dans ce petit village de Domremy, situé à moins de trois lieues en aval de Neufchâteau et à cinq lieues en amont de Vaucouleurs, une fille naquit vers l'an 1410 ou 1412[131], destinée à l'existence la plus singulière. Elle naissait pauvre. Jacques ou Jacquot d'Arc, son père[132], originaire du village de Ceffonds en Champagne[133], vivait d'un gagnage ou petite ferme, et menait les chevaux au labour. Ses voisins et voisines le tenaient pour bon chrétien et vaillant à l'ouvrage[134]. Sa femme était originaire de Vouthon, village situé à une lieue et demie au nord-ouest de Domremy, par delà les bois de Greux. Ayant nom Isabelle ou Zabillet, elle reçut, à une époque qu'on ne saurait indiquer, le surnom de Romée[135]. On appelait ainsi ceux qui étaient allés à Rome ou avaient fait quelque grand pèlerinage[136], et l'on peut croire qu'Isabelle gagna son nom de Romée en prenant les coquilles et le bourdon[137]. Un de ses frères était curé, un autre, couvreur; un de ses neveux charpentier[138]. Elle avait déjà donné à son mari trois enfants: Jacques ou Jacquemin, Catherine et Jean[139].
La maison de Jacques d'Arc touchait au pourpris de l'église paroissiale, dédiée à saint Remi, apôtre des Gaules[140]. On n'eut que le cimetière à traverser pour porter l'enfant sur les fonts. Les formules d'exorcismes, que le prêtre récite à la cérémonie du baptême, étaient, à cette époque, dans ces contrées, beaucoup plus longues, dit-on, pour les filles que pour les garçons[141]. Sans savoir si messire Jean Minet[142], curé de la paroisse, les prononça dans leur teneur exacte sur la tête de l'enfant, nous rappelons cet usage comme un des nombreux indices de l'invincible défiance qu'inspira toujours à l'Église la nature féminine.
Selon la coutume d'alors, cette enfant eut plusieurs parrains et marraines[143]. Les compères furent Jean Morel, de Greux, laboureur; Jean Barrey, de Neufchâteau; Jean Le Langart ou Lingui et Jean Rainguesson; les commères, Jeannette, femme de Thevenin le Royer, dit Roze, de Domremy; Béatrix, femme d'Estellin, laboureur au même lieu; Edite, femme de Jean Barrey, Jeanne, femme d'Aubrit, dit Jannet, qu'on appela le maire Aubrit, quand il fut nommé officier de plume au service des seigneurs de Bourlémont[144]; Jeannette, femme de Thiesselin de Vittel, clerc à Neufchâteau, de toutes la plus savante, car elle avait entendu lire des histoires dans des livres. On désigne encore, parmi les commères, la femme de Nicolas d'Arc frère de Jacques, ainsi que deux obscures chrétiennes nommées l'une Agnès, l'autre Sibylle[145]. Il se rencontrait là nombre de Jean, de Jeanne et de Jeannette, comme en toute assemblée de bons catholiques. Saint Jean-Baptiste jouissait d'une très haute renommée; sa fête, célébrée le 24 juin, était une grande date de l'année religieuse et civile; elle servait de terme usuel pour baux, locations et contrats de toutes sortes. Saint Jean l'Évangéliste, qui avait reposé la tête contre la poitrine du Seigneur et qui devait revenir sur la terre à la consommation des siècles, passait aux yeux de certains religieux, aux yeux surtout des mendiants, pour le plus grand des saints du Paradis[146]. C'est pourquoi, en l'honneur du Précurseur ou de l'apôtre bien-aimé, on imposait très souvent, de préférence à tout autre nom, les noms de Jean et de Jeanne aux nouveau-nés. Et, pour mieux approprier ces saints noms à la petitesse de l'enfance et à l'infimité promise à la plupart des destinées humaines, on les diminuait en Jeannot et Jeannette. Les paysans des bords de la Meuse avaient un goût particulier pour ces petits noms à la fois humbles et caressants, Jacquot, Pierrollot, Zabillet, Mengette, Guillemette[147]. L'enfant reçut, de la femme du clerc Thiesselin, le nom de Jeannette. Au village, elle ne porta que celui-là. Plus tard, en France, on l'appela Jeanne[148].
Elle fut nourrie dans la maison paternelle. Pauvre demeure de Jacques[149]! La façade était percée d'une ou deux fenêtres chiches de lumière. Le toit de pierres plates, incliné sur un demi-pignon, descendait presque à terre du côté du jardin. Sur le seuil, à la coutume du pays, s'amassaient le fumier, les souches et les instruments de labour, recouverts de rouille et de boue. Mais l'humble jardin, à la fois verger et potager, était, au printemps, tout fleuri de blanc et de rose[150].
Ces bons chrétiens eurent encore un enfant, le dernier, Pierre qu'on nommait Pierrelot[151].
Jeanne grandit sur une terre avare, parmi des gens rudes et sobres, nourris de vin rose et de pain bis, endurcis par une dure vie. Elle grandit libre. Les enfants, chez les paysans laborieux, vivent le plus souvent entre eux, hors du regard des parents. La fille d'Isabelle semble s'être très bien accordée avec les enfants du village. Une petite voisine, Hauviette, de trois ou quatre ans plus jeune qu'elle, était sa compagne de tous les jours. Elles avaient plaisir à coucher dans le même lit[152]. Mengette, dont les parents habitaient tout contre, venait filer dans la maison de Jacques d'Arc. Elle s'y acquittait avec Jeanne des soins du ménage[153]. Souvent aussi Jeanne, emportant sa quenouille, allait faire la veillée chez un laboureur, Jacquier, de Saint-Amance, qui avait une fille toute jeune[154]. Les garçons, comme de raison, croissaient avec les filles. Jeanne et le fils de Simonin Musnier, étant voisine et voisin, furent élevés ensemble. En son enfance, le fils Musnier tomba malade; Jeanne l'alla soigner[155].
Il n'était pas sans exemple en ce temps-là que des villageoises connussent leurs lettres. Maître Jean Gerson, peu d'années auparavant, conseillait à ses sœurs, paysannes champenoises, d'apprendre à lire, promettant, si elles y réussissaient, de leur donner des livres d'édification[156]. Bien que nièce de curé, Jeanne n'étudia pas sa Croix-de-Dieu, semblable en cela à plusieurs enfants de son village, non pourtant à tous, car il y avait à Maxey une école où allaient les garçons de Domremy[157].
Elle apprit de sa mère Notre Père, Je vous salue, Marie, et Je crois en Dieu[158]. Elle entendit conter quelques belles histoires de saints et de saintes. Ce fut tout l'enseignement qu'elle reçut. Aux jours fériés, dans la nef de l'église, elle se tenait sous la chaire, assise sur les talons, à la manière des paysannes, tandis que les hommes demeuraient debout contre le mur, et elle entendait le sermon du curé[159].
Dès qu'elle en eut l'âge, elle travailla aux champs, sarclant, bêchant et, comme font encore aujourd'hui les filles du pays lorrain, accomplissant des tâches d'homme.
Les prairies, don du fleuve, étaient la principale richesse des riverains de la Meuse. Quand la récolte des foins était faite, tous les habitants de Domremy avaient droit de pâture dans les prairies du village, et ils y pouvaient mettre des têtes de bétail en nombre proportionnel à celui des fauchées de pré qu'ils possédaient en propre. Chaque famille prenait à son tour la garde des troupeaux ainsi rassemblés. Jacques d'Arc, qui avait un peu d'herbage, mettait ses bœufs et ses chevaux avec les autres. Lorsque venait son tour de garde, il s'en déchargeait sur sa fille Jeanne, qui allait au pré, sa quenouille à la main[160].
Mais elle aimait mieux vaquer aux soins du ménage, coudre et filer. Elle était pieuse. Elle ne jurait ni Dieu ni les saints et, pour affirmer qu'une chose était vraie, elle se contentait de dire: «Sans faute»[161]. Quand les cloches sonnaient l'Angelus, elle se signait et s'agenouillait[162]. Le samedi, jour de la Sainte Vierge, gravissant le coteau d'herbes, de vignes et de vergers au pied duquel s'appuie le village de Greux, elle gagnait le plateau boisé d'où l'on découvre, à l'est, la verte vallée et les collines bleuissantes. Sur la hauteur, à une petite lieue du village, dans un ravin plein d'ombre et de murmures, la fontaine de Saint-Thiébault, dont l'eau très pure guérit de la fièvre et cicatrise les plaies, jaillit sous les hêtres, les frênes et les chênes. Au-dessus de la fontaine, s'élève la chapelle de Notre-Dame de Bermont. Dans la belle saison, elle est toute parfumée de l'odeur des prés et des bois. Et l'hiver enveloppe ce haut lieu de tristesse et de silence. En ce temps-là, vêtue du manteau royal et la couronne au front, dans ses bras son divin enfant, Notre-Dame de Bermont recevait les prières et les offrandes des jeunes garçons et des jeunes filles. Elle faisait des miracles. Jeanne l'allait visiter en compagnie de sa sœur Catherine, de quelques filles ou garçons du pays ou toute seule. Et le plus souvent qu'elle pouvait, elle brûlait un cierge en l'honneur de cette céleste dame[163].
À une demi-lieue à l'est de Domremy, s'élevait une colline couverte d'un bois épais où l'on ne s'aventurait guère de peur des sangliers et des loups. Les loups étaient la terreur du pays. Les maires des villages payaient des primes pour chaque tête de loup ou de louveteau qu'on leur apportait[164]. Ce bois, que Jeanne voyait du seuil de sa porte, c'était le Bois Chesnu, le bois de chênes, ce qu'on pouvait entendre au sens de bois chenu, vieille forêt[165]. Nous verrons plus tard comment à ce Bois Chesnu fut appliquée, en France, une prophétie de Merlin l'Enchanteur.
Au pied de la colline, du côté du village, était une fontaine[166] que les groseilliers épineux, en recourbant leurs branches, bordaient de leurs buissons grisâtres. On la nommait la Fontaine-aux-Groseilliers, la Fontaine-aux-Nerpruns[167]. Si, comme le croyait un maître de l'Université de Paris[168], Jeanne appelait cette fontaine la Fontaine-aux-Bonnes-Fées-Notre-Seigneur, c'était assurément parce que les gens du village la désignaient de même manière. Et il semblerait que ces âmes rustiques eussent voulu, par ce nom, rendre chrétiennes ces dames des bois et des eaux qui ne l'étaient guère, et en qui certains docteurs reconnaissaient des démons autrefois adorés des païens comme déesses[169].
Et c'était la vérité. Déesses vénérées et redoutées à l'égal des Parques, elles s'étaient nommées les Fatales[170] et on leur avait attribué un pouvoir sur les destinées des hommes. Mais, depuis longtemps déchues de leur puissance et de leurs honneurs, ces fées de village se faisaient aussi simples que les gens près desquels elles vivaient. On les invitait aux baptêmes et l'on mettait leur couvert dans la chambre attenante à celle de l'accouchée. À ces festins, elles mangeaient seules, entraient, sortaient sans qu'on le sût; il ne fallait pas trop les épier, de peur de leur déplaire. C'est l'usage des personnes divines d'aller et de venir mystérieusement. Elles faisaient des dons aux nouveau-nés. Il y en avait de très bonnes; mais, pour la plupart, sans être méchantes, elles se montraient irritables, capricieuses, jalouses, et, si on les offensait, même par mégarde, elles jetaient des sorts. Elles laissaient voir parfois, à d'inexplicables préférences, qu'elles étaient femmes. Plus d'une prenait pour ami un chevalier ou un rustre; le plus souvent ces belles amours finissaient mal. Enfin, terribles ou douces, elles étaient encore les Fatales, elles étaient toujours les destinées[171].
Tout proche, à l'orée du bois, au-dessus du grand chemin de Neufchâteau, s'élevait un hêtre très vieux qui répandait une belle et grande ombre[172]. Il était vénéré presque à l'égal de ces arbres tenus pour sacrés avant que les hommes apostoliques eussent évangélisé les Gaules[173]. Ses branches, qu'aucune main n'osait toucher, descendaient jusqu'à terre. «Les lis, disait un laboureur, ne sont pas plus beaux[174].» Comme la fontaine, l'arbre avait plusieurs noms. On l'appelait l'Arbre-des-Dames, l'Arbre-aux-Loges-les-Dames, l'Arbre-des-Fées, l'Arbre-Charmine-Fée-de-Bourlémont, le Beau-Mai[175].
Qu'il fût des fées et qu'on en eût vu sous l'Arbre-aux-Loges-les-Dames, tout le monde à Domremy le savait. Dans les anciens jours, au temps où Berthe filait, un seigneur de Bourlémont, nommé Pierre Granier[176], devenu le bel ami d'une fée, l'allait trouver le soir sous le hêtre. Un roman traitait de leurs amours. Et l'une des marraines de Jeanne, dont le mari était clerc à Neufchâteau, avait entendu lire cette histoire qui ressemblait sans doute à celle de Mélusine, tant connue en Lorraine[177]. Seulement on doutait si les fées venaient encore sous le hêtre. Les uns croyaient que non, les autres croyaient qu'oui. Béatrix, marraine aussi de Jeanne, disait: «J'ai ouï conter que les fées venaient sous l'arbre dans l'ancien temps. Mais, pour leurs péchés, elles n'y viennent plus[178].»
La simple créature entendait par là que ces dames fées étaient les ennemies de Dieu, et que le curé les avait mises en fuite. Jean Morel, parrain de Jeanne, pensait de même[179].
En effet, la veille de l'Ascension, aux Rogations ou Petites Litanies, les croix étaient portées par les champs et le curé allait sous l'Arbre-des-Fées chanter l'évangile de saint Jean. Il le chantait encore à la Fontaine-aux-Groseilliers et aux autres fontaines de la paroisse[180]. Et pour chasser les mauvais esprits, on ne connaissait rien qui valût l'évangile de saint Jean[181].
Le seigneur Aubert d'Ourches estimait que les fées avaient disparu de Domremy depuis vingt ou trente ans. Au rebours, plusieurs dans le village croyaient savoir que les chrétiens allaient encore se promener avec elles, et que le jeudi était le jour des rendez-vous[182].
Une troisième marraine de Jeanne, la femme d'Aubery, le maire, avait vu de ses yeux les fées autour de l'arbre. Elle l'avait dit à sa filleule. Et la femme d'Aubery était réputée bonne et prude femme, non devineresse ni sorcière[183].
Jeanne soupçonnait en tout cela quelque sortilège. Pour elle, elle n'avait jamais rencontré les dames sous l'arbre. Mais qu'elle eût vu des fées ailleurs, c'est ce qu'elle n'aurait pas su dire[184]. Les fées ne sont pas comme les anges; elles ne se font pas toujours connaître pour ce qu'elles sont[185].
Chaque année, le quatrième dimanche de Carême, que l'Église nomme le dimanche de Lætare, parce qu'on chante à la messe de ce jour l'introït qui commence par ces mots: Lætare Jerusalem, les paysans du Barrois célébraient une fête rustique et faisaient ce qu'ils appelaient leurs Fontaines, c'est-à-dire qu'ils allaient en troupe boire à quelque source et danser sur l'herbe. Ceux de Greux faisaient leurs Fontaines à la chapelle de Notre-Dame de Bermont; ceux de Domremy les faisaient à la Fontaine-des-Groseilliers et à l'Arbre-des-Fées[186]. On se rappelait le temps où le seigneur et la dame de Bourlémont y conduisaient eux-mêmes la jeunesse du village. Mais Jeanne était encore dans les langes, quand Pierre de Bourlémont, seigneur de Domremy et de Greux, mourut sans enfants, laissant ses terres à sa nièce Jeanne de Joinville qui, mariée à un chambellan du duc de Lorraine, vivait à Nancy[187].
Le jour des Fontaines, les filles et les garçons de Domremy se rendaient ensemble au vieux hêtre. Après y avoir suspendu des guirlandes de fleurs, ils soupaient, sur une nappe étendue à terre, de noix, d'œufs durs et de petits pains d'une forme étrange, que les ménagères avaient pétris tout exprès. Puis ils allaient boire à la Fontaine-des-Groseilliers, dansaient des rondes et s'en retournaient chacun chez soi à la tombée de la nuit.
Jeanne faisait ses Fontaines comme toutes les jouvencelles de la contrée. Bien qu'elle fût de la partie de Domremy rattachée à Greux, elle les faisait non pas à Notre-Dame de Bermont, mais à la Fontaine-des-Groseilliers et à l'Arbre-des-Fées[188].
En son premier âge, elle dansait avec ses compagnes au pied de l'arbre. Elle y tressait des guirlandes pour l'image de Notre-Dame de Domremy, dont la chapelle s'élevait sur un coteau voisin. Les jeunes filles avaient coutume de suspendre des guirlandes aux branches de l'Arbre-des-Fées. Jeanne en suspendait, comme les autres, et, comme les autres, tantôt elle les emportait, tantôt elle les laissait. On ne savait ce qu'elles devenaient, et il paraît que la disparition de ces fleurs était de nature à inquiéter les personnes scientifiques et d'entendement. Ce qui est certain c'est que les malades, s'ils buvaient à la fontaine et se promenaient ensuite sous l'arbre, guérissaient de la fièvre[189].
Pour fêter le printemps on faisait un homme de mai, un mannequin de feuilles et de fleurs[190].
Près de l'Arbre-des-Dames, sous un coudrier, une mandragore promettait les richesses à qui, n'ayant peur ni de l'entendre crier, ni de voir le sang dégoutter de son petit corps humain et de ses pieds fourchus, oserait, durant la nuit, selon les rites, l'arracher de terre[191].
L'arbre, la fontaine, la mandragore, rendaient les habitants de Domremy suspects de commercer avec les mauvais esprits. Un savant docteur a dit en propres termes que le pays était connu pour le grand nombre de ses habitants qui usaient de maléfices[192].
Jeanne, encore en sa prime jeunesse, fit plusieurs fois le voyage de Sermaize en Champagne, où elle avait des parents. Le curé de la paroisse, messire Henri de Vouthon, était son oncle maternel. Elle y avait un cousin, Perrinet de Vouthon, qui y exerçait l'état de couvreur avec son fils Henri[193].
Domremy est séparé de Sermaize par quinze grandes lieues de forêts et de landes. Jeanne, à ce qu'on peut croire, faisait le voyage en croupe avec son frère sur la petite jument, la bâtière du gagnage[194]. À chaque fois que l'enfant s'y rendait, elle passait plusieurs jours dans la maison de Perrinet, son cousin[195].
Le village de Domremy se divisait, selon le droit féodal, en deux parties distinctes. Celle du midi, avec le château sur la Meuse et une trentaine de feux, appartenait aux seigneurs de Bourlémont et dépendait de la châtellenie de Gondrecourt, mouvant de la couronne de France. C'était Lorraine et Barrois. La partie du nord, sur laquelle s'élevait le moustier, relevait de la prévoté de Montéclaire et Andelot au bailliage de Chaumont en Champagne[196]. On l'appelait quelquefois Domremy de Greux, parce qu'elle ne faisait qu'un, pour ainsi dire, avec le village de Greux tout proche sur la route, vers Vaucouleurs[197]. Un ruisseau jailli à peu de distance, au couchant, d'une triple source et qu'on nommait, dit-on, pour cela le ruisseau des Trois-Fontaines, séparait les serfs de Bourlémont des hommes du roi. Il passait humblement sous une pierre plate devant l'église, puis se jetait par une pente rapide dans la Meuse, vis-à-vis de la maison de Jacques d'Arc, qu'il avait laissée à gauche, en terre de Champagne et de France[198]. Voilà ce qui paraîtrait le plus solidement établi; mais craignons de savoir ces choses mieux qu'on ne les savait à l'époque. En 1429, on ignorait dans le conseil du roi Charles, si Jacques d'Arc était de condition libre ou serve[199]. Et sans doute, Jacques d'Arc lui-même n'en savait rien. Lorrains ou Champenois, des deux côtés du ruisseau c'était pareillement des paysans menant une même vie de labeur et de peine. Pour ne point dépendre du même maître, les uns et les autres n'en formaient pas moins une communauté étroitement unie, une seule famille rustique. Intérêts, besoins et sentiments, ils partageaient tout. Menacés des mêmes dangers, ils avaient tous les mêmes inquiétudes.
Situé à la pointe sud de la châtellenie de Vaucouleurs, le village de Domremy se trouvait pris entre le Barrois et la Champagne au levant, la Lorraine au couchant[200]. Terribles voisins que ces ducs de Lorraine et de Bar, ce comte de Vaudemont, ce damoiseau de Commercy, ces seigneurs évêques de Metz, de Toul et de Verdun, toujours en guerre entre eux. Querelles de princes. Le villageois les observait comme la grenouille de la vieille fable regarde les taureaux combattre dans la prairie. Pâle, tremblant, le pauvre Jacques se voyait déjà piétiné par les féroces combattants. En un temps où la chrétienté tout entière était au pillage, les hommes d'armes des Marches de Lorraine avaient renommée des plus grands pillards du monde. Malheureusement pour les laboureurs de la châtellenie de Vaucouleurs, tout contre ce domaine, au nord, vivait de rapines Robert de Saarbruck, damoiseau de Commercy, particulièrement prompt à dérober selon la coutume lorraine. Il était de l'avis de ce roi d'Angleterre qui disait que guerre sans incendie ne valait rien, non plus qu'andouilles sans moutarde[201]. Un jour, assiégeant une petite place où les paysans s'étaient enfermés, le damoiseau fit brûler pendant toute une nuit les moissons d'alentour, pour y voir plus clair à prendre ses positions[202].
En 1419, ce seigneur faisait la guerre aux frères Didier et Durand de Saint-Dié. Il n'importe pour quelle raison. De cette guerre, ainsi que des autres, les villageois faisaient les frais. Et comme les gens d'armes se battaient sur toute la châtellenie de Vaucouleurs, les habitants de Domremy avisèrent à leur sûreté. Voici de quelle manière. Il y avait à Domremy un château qui s'élevait dans la prairie à la pointe d'une île formée par deux bras de la rivière, dont l'un, le bras oriental, est depuis longtemps comblé[203]. De ce château dépendaient une chapelle de Notre-Dame, une cour munie d'ouvrages de défense et un grand jardin entouré de fossés larges et profonds. C'est ce qu'on nommait communément la forteresse de l'Île, ancienne habitation des sires de Bourlémont. Le dernier de ces seigneurs étant mort sans enfants, Jeanne de Joinville, sa nièce, hérita de ses biens. Mais ayant épousé, peu de temps après la naissance de Jeanne, un seigneur lorrain nommé Henri d'Ogiviller, elle le suivit dans le château d'Ogiviller et à la cour ducale de Nancy. Depuis son départ, la forteresse de l'Île restait inhabitée. Ceux du village la prirent à loyer, pour y mettre à l'abri des pillards leurs outils et leurs bêtes. La location fut adjugée sur enchères. Un nommé Jean Biget, de Domremy, et Jacques d'Arc, le père de Jeanne, s'étant trouvés les plus forts enchérisseurs et ayant fourni les garanties suffisantes, un bail fut passé entre eux et les représentants de la dame d'Ogiviller. Pour neuf années, à compter de la Saint-Jean-Baptiste de l'an 1419, et moyennant un loyer annuel de quatorze livres tournois et de trois imaux de blé[204], Jacques d'Arc et Jean Biget eurent la jouissance de la forteresse, du jardin, de la cour, ainsi que des prés qui dépendaient de ce domaine. Outre les deux locataires principaux, il y eut cinq locataires subsidiaires, dont le premier en nom fut Jacquemin, l'aîné des fils de Jacques d'Arc[205].
La précaution n'était pas inutile. En cette même année 1419, Robert de Saarbruck et sa compagnie se rencontrèrent avec les hommes des frères Didier et Durand, au village de Maxey, qui étendait en face de Greux, sur l'autre côté de la Meuse, au pied des collines boisées, ses toits de chaume. Les deux partis se livrèrent en ce lieu un combat dans lequel le damoiseau victorieux fit trente-cinq prisonniers, qu'ensuite il rançonna très âprement, selon l'usage. Dans le nombre se trouvait ce Thiesselin de Vittel, écuyer, dont la femme avait tenu sur les fonts du baptême la seconde fille de Jacques d'Arc. Jeanne, qui avait alors sept ans, et peut-être un peu plus, put voir, d'une des collines de son village, le combat où fut pris le mari de sa marraine[206].
Cependant les affaires du royaume de France allaient au plus mal. On le savait à Domremy, car le village était sur la route et les passants apportaient les nouvelles[207]. C'est ainsi qu'on y avait appris le meurtre du duc Jean de Bourgogne à qui les conseillers du dauphin firent payer sur le pont de Montereau le sang versé rue Barbette et qui en furent les mauvais marchands, cette mort ayant mis très bas leur jeune prince. La guerre s'en était suivie entre Armagnacs et Bourguignons. Et cette guerre n'avait que trop profité aux Anglais, obstinés ennemis du royaume, qui depuis deux cents ans possédaient la Guyenne et y faisaient un grand négoce[208]. Mais la Guyenne était loin et peut-être ne savait-on pas à Domremy qu'elle avait été jadis dans les appartenances des rois de France. Ce qu'on y savait très bien, au contraire, c'est que durant les derniers troubles du royaume les Anglais avaient repassé la mer et que monseigneur Philippe, fils du feu duc Jean, leur avait tendu la main. Ils occupaient la Normandie, le Maine, la Picardie, l'Île-de-France, Paris la grande ville[209]. Or les Anglais étaient très haïs et très craints, en France, pour leur grande réputation de cruauté. Non qu'ils fussent en réalité beaucoup plus méchants que les autres peuples[210]. En Normandie, leur roi Henri avait fait respecter les femmes et les biens dans tous les lieux de son obéissance. Mais la guerre est cruelle en soi et qui la porte chez un peuple devient justement odieux à ce peuple. On les disait perfides et non toujours à tort, car la bonne foi est rare parmi les hommes. On les tournait en dérision de diverses manières. En jouant sur leur nom en latin et en français on les nommait anges. Or, s'ils étaient des anges, c'étaient assurément de mauvais anges. Ils reniaient Dieu et avaient sans cesse à la gorge leur Goddam[211], tant qu'on les appelait les Godons. C'étaient des diables. On disait qu'ils étaient coués, c'est-à-dire qu'ils avaient une queue au derrière[212]. On eut deuil dans beaucoup de maisons françaises, quand la reine Ysabeau, faisant des nobles fleurs de Lis litière au léopard, livra le royaume de France aux coués[213]. Depuis lors, le roi Henri V de Lancastre et le roi Charles VI de Valois, le roi victorieux et le roi fol s'étaient suivis, à quelques jours de distance, devant Dieu qui juge le bon et le mauvais, le juste et l'injurieux, le faible et le puissant. La châtellenie de Vaucouleurs était française[214]. Il s'y trouvait des clercs et des nobles pour plaindre cet autre Joas arraché tout enfant à ses ennemis, orphelin dépouillé de son héritage, en qui tout l'espoir du royaume était renfermé. Mais croira-t-on que les pauvres laboureurs avaient loisir de considérer ces choses? Croira-t-on que vraiment les paysans de Domremy tenaient pour le dauphin Charles, leur droiturier seigneur, tandis que les Lorrains de Maxey, suivant le parti de leur duc, tenaient pour les Bourguignons?
Maxey, sur la rive droite de la Meuse, n'était séparé de Domremy que par la rivière. Les enfants de Domremy et de Greux y allaient à l'école; des querelles s'élevaient entre eux; les petits Bourguignons de Maxey et les petits Armagnacs de Domremy se livraient des batailles. Plus d'une fois, le soir, à la tête du pont, Jeanne vit revenir tout en sang les gars de son village[215]. Qu'une fillette ardente comme elle ait épousé gravement ces querelles et en ait conçu une haine profonde des Bourguignons, cela se conçoit. On aurait tort pourtant de chercher dans ces jeux de vilains en bas âge un indice de l'état des esprits. Les jeunes garnements de ces deux paroisses en avaient pour des siècles à s'insulter et à se battre[216]. Partout et toujours, quand les enfants vont en troupe et que ceux d'un village rencontrent ceux du village voisin, les injures et les pierres volent. Les paysans de Domremy, de Greux et de Maxey, se souciaient peu, sans doute, des affaires des ducs et des rois. Ils avaient appris à craindre les capitaines de leur alliance à l'égal des capitaines de l'alliance contraire, et à ne point faire de différence entre les gens de guerre amis et les gens de guerre ennemis.
En l'an 1420, les Anglais occupèrent le bailliage de Chaumont et mirent des garnisons dans plusieurs forteresses du Bassigny. Messire Robert, seigneur de Baudricourt et de Blaise, fils de feu messire Liébault de Baudricourt, était alors capitaine de Vaucouleurs et bailli de Chaumont pour le dauphin Charles. Il pouvait être estimé grand pillard, même en Lorraine. Au printemps de cette année 1420, le duc de Bourgogne ayant envoyé des ambassadeurs au seigneur évêque de Verdun, sire Robert, d'accord avec le damoiseau de Commercy, les fit prisonniers à leur retour. Pour venger cette offense, le duc de Bourgogne déclara la guerre au capitaine de Vaucouleurs et la châtellenie fut ravagée par des bandes d'Anglais et de Bourguignons[217].
En 1423, le duc de Lorraine était aux prises avec un terrible homme, cet Étienne de Vignolles, routier gascon, déjà fameux sous le rude sobriquet de La Hire[218], qu'il devait laisser après sa mort au valet de cœur des jeux de cartes graissés par les doigts des soudards. La Hire tenait le parti du dauphin Charles, mais, de fait, ne guerroyait que pour son propre gain. À cette heure, il battait le Barrois au couchant et au midi, brûlant les églises et détruisant les villages.
Comme il occupait Sermaize, dont l'église était fortifiée, Jean comte de Salm, gouverneur du duché de Bar pour le duc de Lorraine, l'y vint assiéger avec deux cents chevaux. Un coup de bombarde, tiré par les canonniers lorrains, tua Collot Turlaut, marié depuis deux ans à Mengette, fille de Jean de Vouthon et cousine germaine de Jeanne[219].
Jacques d'Arc était alors doyen de la communauté. Le doyen avait beaucoup à faire, surtout dans les temps troublés. Il convoquait le maire et les échevins à leurs réunions, faisait les cris des ordonnances, commandait le guet de jour et de nuit, gardait les prisonniers. Il était aussi chargé de la collecte des tailles, rentes et redevances, office des plus pénibles à remplir dans un pays ruiné[220].
Robert de Saarbruck, damoiseau de Commercy, qui, pour le moment, était armagnac, pillait et rançonnait, sous couleur de protection et de sauvegarde, les villages barrisiens de la rive gauche de la Meuse[221]. Le 7 octobre 1423, Jacques d'Arc signa, comme doyen, au-dessous du maire et de l'échevin, l'acte par lequel le damoiseau extorquait à ces pauvres gens le paiement annuel de deux gros par feu entier et d'un gros par feu de veuve, imposition qui ne montait pas à moins de deux cent vingt écus d'or, que le doyen était chargé de colliger pour la Saint-Martin d'hiver[222].
L'année suivante fut très mauvaise au dauphin Charles, car les chevaliers français et écossais de son parti furent aussi maltraités que possible à Verneuil. Cette année-là, le damoiseau de Commercy se tourna bourguignon et n'en valut ni plus ni moins pour cela[223]. Le capitaine La Hire se battait encore dans le Barrois, mais cette fois c'était contre le jeune fils de madame Yolande, le beau-frère du dauphin Charles, René d'Anjou, nouvellement sorti de tutelle et désormais investi du duché de Bar. Le capitaine La Hire réclamait, à la pointe de la lance, certaines sommes d'argent que le cardinal duc de Bar lui devait[224].
En même temps Robert, sire de Baudricourt, était aux prises avec Jean de Vergy, seigneur de Saint-Dizier, sénéchal de Bourgogne[225]. Ce fut une belle guerre. Des deux parts on prenait pain, vin, argent, vaisselle, habits, gros et menu bétail, et l'on brûlait ce que l'on ne pouvait emporter. On mettait à rançon hommes, femmes, enfants. Dans la plupart des villages du Bassigny, le labour fut abandonné, presque tous les moulins furent détruits[226].
Dix, vingt, trente bandes de Bourguignons parcouraient la châtellenie de Vaucouleurs et y mettaient tout à feu et à sang. Les paysans cachaient leurs chevaux pendant le jour et se relevaient la nuit pour les mener paître[227]. À Domremy on vivait dans une alarme perpétuelle. Un veilleur à toute heure se tenait sur la tour carrée du moustier. Chaque habitant, et, si l'on s'en rapporte à la coutume, le curé lui-même, y faisant le guet à son tour, épiait, dans la poussière, au soleil, sur le ruban pâle des routes, la lueur des lances, scrutait du regard la profondeur effrayante des bois, et la nuit, voyait avec terreur s'allumer à l'horizon les villages. À l'approche des gens d'armes il lançait à toute volée ces cloches qui, tour à tour, célébraient les naissances, pleuraient les morts, appelaient le peuple à la prière, conjuraient la foudre et annonçaient les périls. Les villageois réveillés sautaient demi-nus aux étables et poussaient pêle-mêle les troupeaux vers le château qu'entouraient les deux bras de la Meuse[228].
En l'été de 1425, certain chef de bandes, qui faisait meurtres et larcins sans nombre dans tout le pays, Henri d'Orly, dit de Savoie, tomba un jour avec ses larrons sur les villages de Greux et de Domremy. Cette fois le château de l'Île ne fut d'aucun secours aux habitants. Le seigneur Henri de Savoie prit tout le bétail des deux villages et le fit conduire à quinze ou vingt lieues de là, dans son château de Doulevant. Il avait aussi dérobé beaucoup de meubles et de biens, en sorte que, ne pouvant tout loger en un seul endroit, il en fit porter une partie à Dommartin-le-Franc, village assez proche où il y avait un château précédé d'une si grande cour, que ce lieu en prit le nom de Dommartin-la-Cour. Les paysans, cruellement dépouillés, étaient en voie de mourir de faim. Heureusement pour eux, à la nouvelle de cette volerie, la dame d'Ogiviller envoya au comte de Vaudemont, en son château de Joinville, un message pour se plaindre à lui, comme à son bon parent, d'un tort fait à elle-même, puisqu'elle était dame de Greux et de Domremy. Le comte de Vaudemont avait dans sa mouvance immédiate le château de Doulevant. Dès qu'il eut reçu le message de sa parente, il envoya un homme d'armes, avec sept ou huit combattants, reprendre le bétail. Cet homme d'armes, nommé Barthélemy de Clefmont, âgé de vingt ans à peine, était habile au fait de guerre. Il trouva dans le château de Dommartin-le-Franc les animaux volés, les prit et les conduisit à Joinville. En route il fut poursuivi et attaqué par les gens du seigneur d'Orly, et mis en grand péril de mort. Mais il se défendit si bien qu'il arriva sauf à Joinville, ramenant le bétail, que le comte de Vaudemont fit reconduire dans les prairies de Greux et de Domremy[229].
Bonheur inespéré! Le laboureur embrassa ses bœufs en pleurant. Mais n'était-il pas exposé à les perdre sans retour le lendemain?
Jeanne avait alors treize ou quatorze ans. La guerre partout autour d'elle, même dans les jeux des enfants; le mari d'une de ses marraines pris et rançonné par les gens d'armes; le mari de sa cousine germaine Mengette tué d'un coup de bombarde[230], le pays natal foulé par les routiers, incendié, pillé, dévasté, tout le bétail emporté; des nuits d'épouvante, des rêves affreux, voilà ce qu'elle connut dans son enfance.
CHAPITRE II
LES VOIX.Or, âgée d'environ treize ans, un jour d'été, à l'heure de midi, dans le jardin de son père, elle entendit une voix qui lui fit grand'peur. Cette voix parlait à la droite de l'enfant, vers l'église, et était accompagnée d'une lumière qui se montrait du même côté; elle lui disait:
—Je viens de Dieu pour t'aider à te bien conduire[231]. Jeannette, sois bonne et Dieu t'aidera.
Jeanne était à jeun, mais non pas épuisée d'inanition; elle avait mangé la veille[232].
Un autre jour, la voix se fit encore entendre et répéta:
—Jeannette, sois bonne!
L'enfant ignorait encore de qui venait la voix. Mais la troisième fois, en l'écoutant, elle sut que c'était la voix d'un ange et même elle reconnut que cet ange était saint Michel. Elle ne pouvait s'y tromper, le connaissant bien: c'était le patron du duché de Bar[233]. Elle le voyait parfois contre quelque pilier d'église ou de chapelle, sous l'aspect d'un beau chevalier, portant le heaume couronné, la cotte d'armes et l'écu, et transperçant le démon de sa lance[234]. On le représentait aussi tenant les balances dans lesquelles il pesait les âmes, car il était prévôt du ciel et gardien du paradis[235], à la fois le chef des milices célestes et l'ange du Jugement[236]. Il se plaisait sur les hauts lieux[237]. C'est pourquoi on lui avait consacré une chapelle en Lorraine sur le mont Sombar, au nord de la ville de Toul. Apparu très anciennement à l'évêque d'Avranches, il lui avait ordonné de construire une église, sur le mont Tombe, à l'endroit où l'on trouverait un taureau que des voleurs y avaient caché, et d'asseoir l'édifice sur toute l'aire foulée par les pieds du taureau. Ce fut en observation de ce commandement que s'éleva l'abbaye du Mont-Saint-Michel-au-Péril-de-la-Mer[238].
Vers le temps où l'enfant avait ces apparitions, les défenseurs du Mont-Saint-Michel déconfirent les Anglais qui attaquaient la forteresse par terre et par mer. Les Français attribuèrent cette victoire à la toute-puissante intercession de l'archange[239]. Et pourquoi n'eût-il pas favorisé les Français qui lui vouaient une dévotion spéciale? Depuis que monseigneur saint Denys avait laissé prendre son abbaye par les Anglais, monseigneur saint Michel, qui gardait si bien la sienne, était en passe de devenir le véritable patron du royaume[240]. Le dauphin Charles, en l'an 1419, avait fait peindre des panonceaux à la ressemblance de saint Michel tout armé, tenant une épée nue et faisant manière de tuer un serpent[241]. Mais des miracles de monseigneur saint Michel en Normandie la fille de Domremy ne savait pas grand'chose.
Elle reconnut l'ange à ses armes, à sa courtoisie et aux belles maximes qui sortaient de sa bouche[242].
Il lui dit un jour:
—Sainte Catherine et sainte Marguerite viendront à toi. Agis par leurs conseils, car elles sont ordonnées pour te conduire et te conseiller en ce que tu auras à faire, et tu les croiras en ce qu'elles te diront. Et ces choses s'accomplissent par le commandement de Notre-Seigneur[243].
Cette promesse lui causa une grande joie, car elle les aimait bien l'une et l'autre. Madame sainte Marguerite était grandement honorée dans le royaume de France et elle y faisait beaucoup de grâces. Elle assistait les femmes en couches[244] et protégeait les paysans au labour. Elle était la patronne des liniers, des recommanderesses, des mégissiers et des blanchisseurs de laine. On lui était dévot en Champagne et en Lorraine autant qu'en aucun pays chrétien. Des religieux y promenaient à dos de mulet, par les villes et les villages, une châsse contenant ses précieuses reliques. Ils les faisaient toucher et recevaient pour cela d'abondantes aumônes[245]. Jeanne avait vu maintes fois à l'église madame sainte Marguerite peinte au naturel, un goupillon à la main, le pied sur la tête du dragon[246]. Elle en savait l'histoire telle qu'on la contait alors et à peu près de la manière que voici.
La bienheureuse Marguerite naquit à Antioche. Son père, Théodose, était prêtre des gentils. Elle fut mise en nourrice et baptisée secrètement. Un jour de sa quinzième année, comme elle gardait les brebis de sa nourrice, le gouverneur Olibrius la vit, et, frappé de sa beauté, conçut pour elle une grande passion. C'est pourquoi il dit à ses serviteurs: «Allez et amenez-moi cette fille, afin que je l'épouse si elle est de condition libre, ou que je la prenne pour servante si elle est esclave.»
Et lorsqu'elle lui fut amenée, il lui demanda son pays, son nom et sa religion. Elle répondit qu'elle se nommait Marguerite et qu'elle était chrétienne.
Et Olibrius lui dit:
—Comment une fille noble et belle comme toi peut-elle adorer Jésus le crucifié?
Et parce qu'elle répondit que Jésus-Christ vivait éternellement, le gouverneur irrité la fit mettre en prison.
Le lendemain il la manda à son tribunal et lui dit:
—Malheureuse fille, aie pitié de ta propre beauté, et adore nos dieux afin d'en retirer avantage. Mais si tu persistes dans ton aveuglement, je ferai déchirer ton corps.
Et Marguerite répondit:
—Jésus s'est livré à la mort pour moi, et moi, je désire mourir pour lui.
Alors le gouverneur donna l'ordre de la suspendre sur le chevalet, de la fouetter de verges et de lui déchirer les chairs avec des ongles de fer. Et le sang coula du corps de la vierge comme d'une source très pure.
Les assistants pleuraient et le gouverneur se couvrit le visage de son manteau pour ne pas voir le sang. Et il ordonna de la détacher et de la reconduire dans sa prison.
Elle y fut tentée par l'Esprit, et elle pria le Seigneur de lui faire voir l'ennemi qu'elle avait à combattre. Et voici qu'un énorme dragon, se montrant devant elle, s'élança pour la dévorer. Mais elle fit le signe de la croix et il disparut. Alors le diable emprunta, pour la séduire, l'aspect d'un homme. Il vint doucement à elle, lui prit les mains et dit: «Marguerite, c'est assez de ce que tu as fait.» Mais elle le saisit par les cheveux, le jeta à terre, lui mit le pied droit sur la tête et s'écria: «Tremble, ennemi superbe, tu gis sous le pied d'une femme!» Le lendemain, en présence du peuple, elle fut amenée devant le juge, qui lui ordonna de sacrifier aux idoles. Et, comme elle s'y refusa, il lui fit brûler le corps avec des torches ardentes, mais elle semblait n'éprouver aucun mal. Et de peur que, frappé de ce miracle, le peuple ne se convertît en foule, Olibrius ordonna de décapiter la bienheureuse Marguerite. Elle dit au bourreau: «Frère, prends ton glaive et frappe-moi.» Il lui abattit la tête d'un seul coup. L'âme s'envola au ciel sous la forme d'une colombe[247].
Cette histoire avait été mise en chansons et en mystères[248]. Elle était si connue, que le nom du gouverneur, avili par la raillerie, devenu tout à fait ridicule, se donnait communément aux fanfarons et aux glorieux et qu'on disait d'un sot qui fait le méchant garçon: «C'est un olibrius[249].»
Madame sainte Catherine, que l'ange avait annoncée à Jeanne en même temps que madame sainte Marguerite, gardait sous sa protection spéciale les jeunes filles, et particulièrement les servantes et les fileuses. Les orateurs et les philosophes avaient pris aussi pour patronne la vierge qui avait confondu les cinquante docteurs et triomphé des mages de l'Orient. On lui faisait dans la vallée de la Meuse des oraisons en rimes, comme celle-ci:
Ave, très sainte Catherine,
Vierge pucelle nette et fine[250].Elle n'était pas non plus pour Jeanne une étrangère cette belle dame qui avait son église à Maxey, sur l'autre bord de la rivière et dont le nom était porté par la fille aînée d'Isabelle Romée[251].
Jeanne assurément ne connaissait pas l'histoire de madame sainte Catherine telle que la savaient les grands clercs, telle, par exemple, que la mettait en écrit, vers ce temps-là, messire Jean Miélot, secrétaire du duc de Bourgogne. Jean Miélot disait comment la vierge d'Alexandrie réprouva les subtils arguments d'Homère, les syllogismes d'Aristote, les très sages raisons d'Esculape et de Gallien, médecins renommés, pratiqua les sept arts libéraux et disputa selon les règles de la dialectique[252]. La fille de Jacques d'Arc n'entendait rien à cela; elle connaissait madame sainte Catherine par des récits tirés de quelque histoire en langue vulgaire comme il en courait tant à cette époque, en prose ou en rimes[253].
Fille du roi Costus et de la reine Sabinelle, Catherine, au sortir de l'enfance, était versée dans l'étude des arts, et habile à broder la soie. La beauté de son corps resplendissait, mais son âme demeurait plongée dans les ténèbres de l'idolâtrie. Plusieurs barons de l'empire la recherchaient en mariage; elle les dédaignait et disait: «Trouvez-moi un époux qui soit sage, beau, noble et riche.» Or, pendant son sommeil, elle eut une vision. La Vierge Marie lui apparut tenant l'Enfant Jésus dans ses bras et dit:
—Catherine, veux-tu prendre celui-ci pour ton époux? Et vous, mon très doux fils, voulez-vous avoir cette vierge pour épouse?
L'Enfant Jésus répondit:
—Ma mère, je ne la veux point; éloignez-la plutôt de vous, parce qu'elle est idolâtre. Mais si elle consent à se faire baptiser, je lui promets de mettre à son doigt l'anneau nuptial.
Désireuse d'épouser le Roi des cieux, Catherine alla demander le saint baptême à l'ermite Ananias, qui vivait en Arménie, dans la montagne Nègre. Peu de jours après, comme elle priait dans sa chambre, elle vit venir Jésus-Christ au milieu d'un chœur nombreux d'anges, de saints et de saintes. Il s'approcha d'elle et lui mit au doigt son anneau. Et Catherine connut seulement alors que ces noces étaient des noces spirituelles.
En ce temps-là, Maxence était empereur des Romains. Il ordonna aux habitants d'Alexandrie d'offrir aux idoles de grands sacrifices. Catherine, qui priait dans son oratoire, entendit les chants des prêtres et les mugissements des victimes. Aussitôt elle se rendit sur la place publique et, ayant vu Maxence à la porte du temple, elle lui dit:
—Comment es-tu assez insensé pour ordonner à cette foule de rendre hommage à des idoles? Tu admires ce temple que tu as élevé par la main des ouvriers. Tu admires ces ornements précieux qui ne sont que de la poussière qu'emporte le vent. Tu devrais plutôt admirer le ciel et la terre, et la mer, et tout ce qui y est contenu. Tu devrais admirer les ornements des cieux, le soleil, la lune et les étoiles; tu devrais admirer les cercles de ces astres qui, depuis le commencement du monde, courent vers l'Occident et reviennent à l'Orient, et ne se fatiguent jamais. Et quand tu auras remarqué toutes ces choses, interroge et apprends quel en est l'auteur. C'est notre Dieu, le Seigneur des Dominations et le Dieu des dieux.
—Femme, répondit l'empereur, laisse-nous achever le sacrifice; ensuite nous te ferons réponse.
Et il ordonna que Catherine fût conduite au palais et gardée avec soin; et comme il admirait la grande sagesse et la merveilleuse beauté de cette vierge, il manda cinquante docteurs versés dans la science des Égyptiens et dans les arts libéraux, et, les ayant assemblés, il leur dit:
—Une fille d'un esprit subtil affirme que nos dieux ne sont que des démons. J'aurais pu la contraindre à sacrifier ou la faire punir; mais j'ai jugé plus convenable qu'elle fût confondue par la force de vos arguments. Si vous triomphez d'elle, vous retournerez chez vous chargés d'honneurs.
Et les sages répondirent:
-Qu'on l'amène, afin que sa témérité se manifeste et qu'elle avoue n'avoir jamais jusqu'ici rencontré de sages!
Et quand elle apprit qu'elle devait disputer avec les sages, Catherine craignit de ne pouvoir défendre dignement contre eux la vérité de Jésus-Christ. Mais un ange lui apparut et lui dit:
—Je suis l'archange saint Michel, envoyé par Dieu pour t'annoncer que tu sortiras de ce combat victorieuse, et digne d'obtenir notre Seigneur Jésus-Christ, espoir et couronne de ceux qui combattent pour lui.
Et la vierge disputa avec les docteurs. Ceux-ci ayant soutenu qu'il était impossible qu'un Dieu se fît homme et connût la douleur, Catherine montra que la naissance et la passion de Jésus-Christ avaient été annoncées par les gentils eux-mêmes et proclamées par Platon et la Sibylle.
Les docteurs ne purent rien opposer à des arguments si solides. C'est pourquoi le principal d'entre eux dit à l'empereur:
—Tu sais que personne jusqu'ici n'a pu disputer avec nous sans être aussitôt confondu. Mais cette jeune fille, dans laquelle parle l'esprit de Dieu, nous remplit d'admiration, et nous ne savons ni n'osons dire quelque chose contre le Christ. Et nous avouons hardiment que, si tu n'as pas de meilleures raisons à donner en faveur des dieux que nous avons adorés jusqu'à présent, nous nous convertissons tous à la foi chrétienne.
En entendant ces paroles, le tyran fut transporté d'une telle rage, qu'il fit brûler les cinquante docteurs au milieu de la ville. Mais en signe de ce qu'ils mouraient pour la vérité, ni leurs vêtements, ni leurs cheveux ne furent atteints par le feu.
Maxence dit ensuite à Catherine:
—Ô vierge issue de noble lignée, et digne de la pourpre impériale, prends conseil de ta jeunesse et sacrifie à nos dieux. Si tu le veux faire, tu tiendras dans mon palais le premier rang après l'impératrice, et ton image, placée au milieu de la ville, sera adorée de tout le peuple comme celle d'une déesse.
Mais Catherine répondit:
—Cesse de parler de telles choses. C'est un crime d'y penser seulement. Jésus-Christ m'a prise pour épouse. Il est tout mon amour, toute ma gloire et toutes mes délices.
Voyant qu'il ne pouvait la flatter par des caresses, le tyran espéra la réduire par la peur; c'est pourquoi il la menaça de mort.
Le courage de Catherine n'en fut point ébranlé:
—Jésus-Christ, dit-elle, s'est offert pour moi en sacrifice à son Père; ce m'est une grande joie que je puisse être offerte à la gloire de son nom comme une hostie agréable.
Alors Maxence ordonna qu'elle fût fouettée de verges et que, traînée ensuite dans un cachot ténébreux, on l'y laissât sans nourriture. Et, appelé par diverses affaires pressantes, il partit pour une province éloignée.
Or, l'impératrice, qui était païenne, eut une vision, et sainte Catherine lui apparut environnée d'une clarté inestimable. Des anges vêtus de blanc se tenaient auprès d'elle et l'on ne pouvait voir leurs visages pour la très grande lumière qui en sortait. Et Catherine dit à l'impératrice d'approcher. Et prenant une couronne de la main d'un des anges qui étaient là, elle la mit sur la tête de l'impératrice en disant:
—Voici une couronne qui t'est envoyée du ciel, au nom de Jésus-Christ, mon Dieu et mon Seigneur.
L'impératrice fut troublée en son cœur par ce songe admirable. C'est pourquoi, accompagnée de Porphyre, lequel était chevalier et chef de l'armée, elle se rendit à la première heure de la nuit dans la prison où Catherine était enfermée. Dans cette prison une colombe lui apportait une nourriture céleste, et des anges pansaient les plaies de la vierge. L'impératrice et Porphyre trouvèrent le cachot baigné d'une clarté dont ils furent si épouvantés qu'ils tombèrent prosternés sur la pierre. Mais une odeur merveilleusement suave se répandit aussitôt, qui les réconforta et leur donna meilleur espoir.
—Levez-vous, leur dit Catherine, et ne soyez pas épouvantés, car Jésus-Christ vous appelle.
Ils se levèrent et virent Catherine au milieu d'un chœur d'anges. La sainte prit des mains de l'un de ceux qui étaient là une couronne très belle, brillant comme l'or, et elle la mit sur la tête de l'impératrice. Et cette couronne était le signe du martyre. Et en effet cette reine et le chevalier Porphyre étaient déjà inscrits au livre des récompenses éternelles.
Quand il fut de retour, Maxence donna l'ordre qu'on lui amenât Catherine, et lui dit:
—Choisis de ces deux choses: ou de sacrifier et vivre, ou de périr dans les tourments.
Et Catherine répondit:
—Je désire offrir ma chair et mon sang à Jésus-Christ. Il est mon amant, mon pasteur et mon époux.
Alors le prévôt de la cité d'Alexandrie, qui avait nom Chursates, fit faire quatre roues garnies de dents de fer très aiguës, afin que sur ces roues la bienheureuse Catherine pérît d'une misérable et très cruelle mort. Mais un ange brisa cette machine et la fit éclater avec tant de force, que les débris tuèrent un grand nombre de gentils. Et l'impératrice, qui, du haut de sa tour, voyait ces choses, descendit et reprocha à l'empereur sa cruauté. Maxence, plein de rage, ordonna à l'impératrice de sacrifier, et, comme elle s'y refusait, il commanda de lui arracher les mamelles et de lui couper la tête. Et tandis qu'on la menait au supplice, Catherine l'exhortait, disant:
—Va, réjouis-toi, reine aimée de Dieu, car aujourd'hui tu échangeras ton royaume périssable en un éternel empire et un époux mortel en un immortel amant.
Et l'impératrice fut conduite hors des murs pour y souffrir la mort. Porphyre enleva le corps et le fit ensevelir honorablement, comme celui d'une servante de Jésus-Christ. C'est pourquoi Maxence fit mettre Porphyre à mort et jeter son cadavre aux chiens. Puis, faisant venir Catherine, il lui dit:
—Puisque, par tes arts magiques, tu as fait périr l'impératrice, si tu te repens, tu seras maintenant la première dans mon palais. Aujourd'hui donc, sacrifie aux dieux, ou tu auras la tête coupée.
Elle répondit:
—Fais ce que tu as résolu, afin que je prenne place dans la troupe virginale qui accompagne l'Agneau de Dieu.
L'empereur la condamna à être décapitée. Et lorsqu'on l'eut menée hors de la cité d'Alexandrie, au lieu du supplice, elle leva les yeux au ciel et dit:
—Jésus, espoir et salut des fidèles, gloire et beauté des vierges, je te prie d'accorder que quiconque m'invoquera en souvenir de mon martyre sera exaucé, soit au moment de sa mort, soit dans les périls où il pourra se trouver.
Et une voix du ciel lui répondit:
—Viens, mon épouse chérie; la porte du ciel t'est ouverte. Je promets les secours d'en haut à ceux qui m'invoqueront par ton intercession.
Du col tranché de la vierge il coula du lait au lieu de sang.
Ainsi madame sainte Catherine trépassa de ce monde au bonheur céleste, le vingt-cinquième jour du mois de novembre, qui était un vendredi[254].
Monseigneur saint Michel, archange, n'avait pas fait une fausse promesse: mesdames sainte Catherine et sainte Marguerite vinrent comme il avait dit. Dès leur première visite, la jeune paysanne fit vœu entre leurs mains de garder sa virginité tant qu'il plairait à Dieu[255]. Si cette promesse avait un sens, il fallait que Jeanne, quelque âge qu'elle eût alors, ne fût plus tout à fait une enfant. Et il semble bien aussi qu'elle vit l'ange et les saintes au moment de devenir femme, si tant est qu'elle le devint jamais[256]. Les saintes nouèrent bientôt avec elle des relations familières[257]. Elles venaient tous les jours au village et souvent plusieurs fois le jour. En les voyant paraître dans cette clarté qu'elles apportaient du ciel, charmantes, en habit de reines, le front ceint d'une couronne d'or et de pierreries bien riche et bien précieuse, la villageoise se signait dévotement et leur faisait une profonde révérence[258]. Et comme elles étaient des dames bien nées, elles lui rendaient son salut. Chacune avait sa façon particulière de saluer, et sans doute parce que leur visage trop éblouissant ne pouvait être regardé en face, c'était surtout à leur manière de faire la révérence que Jeanne les distinguait l'une de l'autre. Elles se laissaient toucher volontiers par leur amie terrestre, qui embrassait leurs genoux, baisait le bas de leur robe et s'enivrait de la bonne odeur qu'elles exhalaient[259]. Elles parlaient d'une voix humble[260], à ce qu'il semblait à Jeanne. Elles appelaient la pauvre fille: fille de Dieu. Elles lui enseignaient à se bien conduire et à fréquenter l'église. Sans avoir toujours des choses très nouvelles à lui dire, puisqu'elles venaient à tout moment, elles lui tenaient des propos qui la remplissaient de joie et, après qu'elles avaient disparu, Jeanne pressait ardemment de ses lèvres la terre où leurs pieds s'étaient posés[261].
Elle recevait souvent les Dames du ciel dans son petit jardin, contigu au pourpris de l'église. Elle les rencontrait près de la fontaine; souvent même elles se montraient à leur petite bien-aimée au milieu des compagnies. «Car, disait la fille d'Isabelle, les anges viennent bien des fois entre les chrétiens, et on ne les voit pas. Mais moi, je les vois[262].» C'était dans les bois, au bruit léger du feuillage et surtout pendant que les cloches sonnaient matines ou complies qu'elle entendait le plus distinctement les douces paroles. Aussi aimait-elle cette voix des cloches dans laquelle se mêlaient ses Voix. Et quand, à neuf heures du soir, Perrin le Drapier, marguillier de la paroisse, manquait à sonner les complies, elle le reprenait de sa négligence et le grondait, disant que ce n'était pas bien fait. Elle lui promettait des gâteaux si, à l'avenir, il sonnait exactement[263].
Elle ne révéla rien de ces choses à son curé, en quoi elle fut grandement répréhensible selon de bons docteurs et tout à fait irréprochable de l'avis de certains autres docteurs excellents. Car, si d'une part nous devons, en matière de foi, consulter nos supérieurs ecclésiastiques, d'autre part là où souffle l'Esprit, là règne la liberté[264].
Depuis que les deux saintes fréquentaient Jeanne, monseigneur saint Michel se montrait moins assidu auprès d'elle; mais il ne l'avait point abandonnée. Une heure vint où il lui conta la pitié qui était au royaume de France, la pitié qu'elle avait au cœur[265].
Et les saintes visiteuses, dont la voix se faisait plus ardente et plus ferme, à mesure que la jeune fille prenait une âme plus héroïque et plus sainte, lui révélèrent sa mission:
—Fille de Dieu, lui dirent-elles, il faut que tu quittes ton village et que tu ailles en France[266].
Cette idée d'une mission sainte et guerrière, dont Jeanne prit conscience par ses Voix, s'était-elle formée en son esprit spontanément, sans l'intervention d'aucune volonté étrangère, ou lui fut-elle suggérée par quelque personne dont elle subissait l'influence? C'est ce qu'il serait impossible de discerner, si un faible indice ne nous mettait sur la voie. Jeanne eut connaissance, à Domremy, d'une prophétie qui disait que la France serait désolée par une femme et puis rétablie par une pucelle[267]. Elle en fut étrangement frappée et il lui arriva, par la suite, d'en parler d'une manière qui prouve que non seulement elle y ajoutait foi, mais encore qu'elle croyait être la pucelle annoncée[268]. Qui la lui apprit? Quelque paysan? On a lieu de croire que les paysans l'ignoraient[269] et qu'elle courait parmi les personnes de dévotion[270]. D'ailleurs, pour être édifié à cet égard, il suffit de remarquer que Jeanne connut de cette prophétie une version spéciale, visiblement arrangée pour elle, puisqu'il y était spécifié que la pucelle réparatrice sortirait des Marches de Lorraine. Cette addition topique ne peut être le fait d'un conducteur de bœufs et décèle un esprit habile à gouverner les âmes, à susciter les actes. Le doute n'est plus possible, la prophétie ainsi complétée et dirigée part d'un clerc dont les intentions se laissent facilement voir. Dès lors on surprend une pensée qui agit et pèse sur la jeune visionnaire. Cet homme d'Église des bords de la Meuse qui, dans l'humilité des champs, songeait au sort du pauvre peuple et, pour tourner les visions de Jeanne au bien du royaume et à la conclusion de la paix, poussait l'ardeur de son zèle pieux jusqu'à recueillir des prophéties sur le salut du Lis de France et à les compléter avec une précision utile à ses desseins, il faut le chercher parmi ces prêtres, ces religieux lorrains ou champenois qui souffraient cruellement des malheurs publics[271]. Les marchands et les artisans, écrasés d'impôts et de tailles, ruinés par les changements des monnaies[272], les paysans, dont les maisons, les granges, les moulins étaient détruits, les champs ravagés, cessaient de contribuer aux frais du culte[273]. Chanoines et religieux, qui ne recevaient plus ni les redevances de leurs feudataires, ni les contributions des fidèles, quittaient le monastère et s'en allaient à travers le siècle mendier leur pain, laissant au cloître deux ou trois vieux moines et quelques enfants. Les abbayes fortifiées attiraient les capitaines et les soldats des deux partis, qui s'y retranchaient, les pillaient et les brûlaient, et si quelqu'une de ces saintes maisons échappait aux flammes, les villageois errants s'y réfugiaient et l'on ne pouvait empêcher les femmes d'envahir les réfectoires et les dortoirs[274]. C'est dans la multitude obscure des âmes troublées par l'affliction et les scandales de l'Église que se devine le prophète et l'initiateur de la Pucelle.