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Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 1 de 2

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On ne sera pas tenté de le reconnaître en messire Guillaume Frontey, curé de Domremy: le successeur de messire Jean Minet, à le juger par ses propos, qui nous ont été conservés, était aussi simple que ses ouailles[275]. Jeanne fréquentait beaucoup de prêtres et de moines. Elle visitait son oncle le curé de Sermaize, et voyait son cousin, jeune religieux profès en l'abbaye de Cheminon[276], qui devait bientôt la suivre en France. Elle se trouvait en relation avec nombre de personnes ecclésiastiques très aptes à reconnaître sa piété singulière et le don qu'elle avait reçu de voir des choses invisibles au commun des chrétiens. Ils lui tenaient des propos qui, s'ils nous étaient conservés, nous ouvriraient sans doute une des sources de cette extraordinaire vocation. L'un d'eux, dont le nom ne sera jamais connu, prépara au roi et au royaume de France un angélique défenseur.

Cependant Jeanne vivait en pleine illusion. Entièrement ignorante des influences qu'elle subissait, incapable de reconnaître en ses Voix l'écho d'une voix humaine ou la propre voix de son cœur, elle répondit avec crainte aux saintes qui lui ordonnaient d'aller en France:

—Je suis une pauvre fille ne sachant ni chevaucher ni guerroyer[277].

Dès qu'elle eut ces révélations, elle renonça aux jeux et aux promenades. Elle ne dansa plus guère au pied de l'arbre des fées et seulement pour faire sauter les petits enfants[278]; elle prit aussi en dégoût, à ce qu'il semble, les travaux des champs, et surtout le soin des troupeaux. Dès l'enfance, elle avait donné des signes de piété. Elle se livrait maintenant aux pratiques d'une dévotion singulière; elle se confessait souvent et communiait avec une extraordinaire ferveur; elle entendait chaque jour la messe de son curé. On la trouvait à toute heure dans l'église, tantôt prosternée de son long sur la pierre, tantôt les mains jointes, le visage et les yeux levés vers Notre-Seigneur ou Notre-Dame. Elle n'attendait pas toujours le samedi pour aller à la chapelle de Bermont. Parfois, tandis que ses parents la croyaient à garder les bêtes, elle était aux pieds de la Vierge miraculeuse. Le curé du village, messire Guillaume Frontey, ne pouvait que louer la plus innocente de ses paroissiennes[279]. Il appréciait les sentiments de cette bonne fille. Un jour, il lui échappa de dire avec un soupir de regret:

—Si Jeannette avait de l'argent, elle me donnerait pour dire des messes[280].

Quant au bonhomme Jacques d'Arc, il est croyable qu'il se plaignait parfois de ces pèlerinages, contemplations et autres pratiques contraires à l'économie rurale. Jeanne paraissait à tout le monde étrange et bizarre. La voyant si pieuse, Mengette et ses compagnes disaient qu'elle l'était trop[281]. Elles la grondaient de ne point danser avec elles. Isabellette, entre autres, la jeune femme de Gérardin d'Épinal, la mère de ce petit Nicolas, filleul de Jeanne, blasonnait rustiquement une fille si peu dansante[282]. Colin, fils de Jean Colin, avec tous les gars du village, se moquaient d'elle à cause de sa dévotion. Ses extases faisaient sourire; elle passait pour un peu folle. Poursuivie de railleries, elle en souffrait[283]. Mais elle voyait des yeux de son corps les habitants du Paradis. Et, quand ils s'éloignaient d'elle, elle pleurait et elle aurait bien voulu qu'ils l'eussent emportée avec eux.

—Fille de Dieu, il faut que tu quittes ton village et que tu ailles en France[284].

Et mesdames sainte Catherine et sainte Marguerite disaient encore:

—Prends l'étendard de par le Roi du ciel, prends-le hardiment et Dieu t'aidera.

En écoutant les dames aux belles couronnes parler ainsi, Jeanne brûlait du désir des longues chevauchées et de ces batailles où les anges passent sur le front des guerriers. Mais comment aller en France? Comment aller parmi les gens d'armes? Les Voix, qu'elle entendait, ignorantes et généreuses comme elle, ne lui révélaient que son âme et la laissaient dans un trouble douloureux:

—Je suis une pauvre fille, ne sachant ni chevaucher ni guerroyer.

Le village natal de Jeanne portait le nom du bienheureux Remi[285]; l'église paroissiale était sous le vocable du grand apôtre des Gaules qui, en baptisant le roi Clovis, avait oint de l'huile sainte le premier prince chrétien de la noble Maison de France, issue du noble roi Priam de Troie.

Voici de quelle manière les clercs rapportaient la légende de Saint-Remi:

En ce temps-là, le pieux ermite Montan, qui vivait au pays de Laon, vit le chœur des anges et l'assemblée des saints et il entendit une voix grande et douce qui disait: «Le Seigneur a regardé la terre. Il a entendu les gémissements de ceux qui sont enchaînés; il a vu les fils de ceux qui ont péri, et il brisera leurs fers, afin que son nom soit annoncé parmi les nations et que les peuples et les rois se réunissent ensemble pour le servir. Et Cilinie enfantera un fils pour le salut du peuple.»

Or Cilinie était vieille et son mari Émilius était aveugle. Mais Cilinie, ayant conçu, mit au monde un fils et du lait dont elle nourrissait l'enfant elle frotta les yeux du père aveugle, qui revit aussitôt la lumière.

Cet enfant, annoncé par les anges, fut nommé Remi, qui veut dire rame, car il devait, par sa doctrine, comme avec une rame bien taillée, diriger l'Église de Dieu et spécialement l'Église de Reims sur la mer agitée de cette vie, et, par ses mérites et ses prières, la conduire vers le port du salut éternel.

Le fils de Cilinie passa sa pieuse jeunesse à Laon, dans la retraite et les exercices d'une sainte et chrétienne conversation. Il entrait à peine dans sa vingt-deuxième année, quand le siège épiscopal de Reims vint à vaquer par la mort du bienheureux évêque Bennade. Un immense concours de peuple désigna Remi à la garde des fidèles. Il refusait une charge trop pesante, disait-il, pour la faiblesse de son âge; mais un rayon d'une céleste lumière descendit tout à coup sur son front, et une liqueur divine se répandit sur sa chevelure qu'elle embauma d'un parfum inconnu. C'est pourquoi, sans plus tarder, les évêques de la province de Reims, d'un consentement unanime, lui donnèrent la consécration épiscopale. Assis dans le siège de saint Sixte, le bienheureux Remi s'y montra libéral en aumônes, assidu dans sa vigilance, fervent en ses oraisons, parfait en charité, merveilleux en doctrine et saint en tous ses propos. Il attirait sur lui l'admiration des hommes, comme la cité bâtie sur le sommet d'une montagne.

En ce temps-là, Clovis, roi de France, était païen avec toute sa chevalerie. Mais ayant remporté, par l'invocation du nom de Jésus-Christ, une grande victoire sur les Allemands, il résolut, à la prière de la sainte reine Clotilde, sa femme, de demander le baptême au bienheureux évêque de Reims. Instruit de ce pieux désir, saint Remi enseigna au roi et au peuple comment, en renonçant à Satan, à ses œuvres et à ses pompes, on doit croire en Dieu et en Jésus-Christ son fils. Et, la solennité de Pâques approchant, il leur ordonna le jeûne selon la coutume des fidèles.

Le jour de la Passion de Notre-Seigneur, veille du jour où Clovis devait être baptisé avec ses barons, l'évêque alla trouver le roi et la reine dès le matin et les conduisit dans un oratoire consacré au bienheureux Pierre, prince des apôtres. La chapelle fut tout à coup remplie d'une lumière si brillante qu'elle effaçait l'éclat du soleil, et du milieu de cette lumière sortit une voix qui disait: «La paix soit avec vous; c'est moi, ne craignez point, et demeurez en mon amour.» Après ces paroles la lumière disparut, mais il resta dans la chapelle une odeur d'une suavité ineffable. Alors, resplendissant comme Moïse par l'éclat du visage et illuminé au dedans d'une clarté divine, le saint évêque prophétisa et dit: «Clovis et Clotilde, vos descendants reculeront les limites du royaume. Ils élèveront l'Église de Jésus-Christ et triompheront des nations étrangères, pourvu que, ne dégénérant pas de la vertu, ils ne s'écartent jamais des voies du salut, ne s'engageant pas dans la route du péché, et ne se laissant pas tomber dans les pièges de ces vices mortels qui renversent les empires et transportent la domination d'une nation à l'autre.»

Cependant on prépare le chemin depuis le palais du roi jusqu'au baptistère; on suspend des voiles, des tapis précieux; on tend les maisons de chaque côté des rues; on pare l'église, on couvre le baptistère de baume et de toutes sortes de parfums. Comblé des grâces du Seigneur, le peuple croit déjà respirer les délices du paradis. Le cortège part du palais; le clergé ouvre la marche avec les saints évangiles, les croix et les bannières, chantant des hymnes et des cantiques spirituels; vient ensuite l'évêque, conduisant le roi par la main; enfin la reine suit avec le peuple. Chemin faisant, le roi demanda à l'évêque si c'était là le royaume de Dieu qu'il lui avait promis: «Non, répondit le bienheureux Remi, mais c'est l'entrée de la route qui y conduit.» Quand ils furent parvenus au baptistère, le prêtre qui portait le saint chrême, arrêté par la foule, ne put atteindre jusqu'aux saints fonts; en sorte qu'à la bénédiction des fonts, le chrême manqua par un exprès dessein du Seigneur. Alors le pontife lève les yeux vers le ciel, et prie en silence et avec des larmes. Aussitôt descend une colombe, blanche comme la neige, portant dans son bec une ampoule pleine d'un chrême envoyé du ciel. Une odeur délicieuse s'en exhale, qui enivre les assistants d'un plaisir bien au-dessus de tout ce qu'ils avaient senti jusque-là. Le saint évêque prend l'ampoule, asperge de chrême l'eau baptismale et incontinent la colombe disparaît.

Transporté de joie à la vue d'un si grand miracle de la grâce, le roi renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres, demande avec instance le baptême et s'incline sur la fontaine de vie[286].

Et depuis lors les rois de France sont sacrés de l'onction divine apportée du ciel par la colombe. La sainte ampoule qui la contient est gardée dans l'église Saint-Remi de Reims. Et avec la permission de Dieu, cette ampoule, au jour du sacre, se trouve toujours pleine[287].

Voilà ce que disaient les clercs; et sans doute les paysans de Domremy, sur un ton plus humble, en eussent pu dire autant et même davantage. Comme on peut croire, ils chantaient la complainte de saint Remi. Tous les ans, quand le premier jour d'octobre ramenait la fête patronale, le curé devait faire, selon l'usage, le panégyrique du saint[288].

Vers cette époque, un mystère se jouait à Reims, où les miracles de l'apôtre des Gaules étaient amplement représentés[289]. Et il y en avait de bien propres à toucher des âmes villageoises. En sa vie mortelle, monseigneur saint Remi guérit un aveugle démoniaque. Un homme ayant donné, pour le salut de son âme, ses biens au chapitre de Reims, mourut; dix ans après sa mort, monseigneur saint Remi le ressuscita et lui fit déclarer sa donation. Hébergé par des gens qui n'avaient pas de quoi boire, le saint remplit leur tonneau d'un vin miraculeux. Ayant reçu du roi Clovis un moulin en présent, comme le meunier refusait de le lui abandonner, monseigneur saint Remi, avec l'aide de Dieu, abîma le moulin dans les entrailles de la terre. Une nuit que le Saint se trouvait seul dans sa chapelle, tandis que tous ses clercs dormaient, les glorieux apôtres Pierre et Paul descendirent du paradis pour chanter avec lui les matines.

Qui mieux que les gens de Domremy pouvait connaître le baptême du roi Clovis de France et savoir qu'au chant du Veni Creator Spiritus le Saint-Esprit était descendu tenant en son bec la sainte Ampoule, pleine du chrême bénit par Notre-Seigneur[290]? Qui mieux qu'eux entendait les paroles adressées au roi très chrétien, par monseigneur saint Remi, non sans doute en latin d'église, mais en bonne langue vulgaire, et revenant à ceci:

«Or, Sire, ayez connaissance de servir Dieu dévotement et de garder la justice, pour que florisse votre royaume. Car lorsque justice y périra, ce royaume courra grand péril[291]

Enfin, d'une manière ou d'une autre, soit par les clercs qui la gouvernaient, soit par les paysans au milieu desquels elle vivait, Jeanne avait connaissance du bon archevêque Remi, qui aimait tant le sang royal de la sainte Ampoule de Reims et du sacre des rois très chrétiens[292].

Et l'ange lui apparut et lui dit:

—Fille de Dieu, tu conduiras le dauphin à Reims, afin qu'il y reçoive son digne sacre[293].

La jeune fille entendait. Les voiles tombaient; une lumière éclatante se faisait dans son esprit. Voilà donc pourquoi Dieu l'avait choisie. C'était par elle que le dauphin Charles devait être sacré à Reims. La colombe blanche, autrefois envoyée au bienheureux Remi, devait redescendre à l'appel d'une vierge. Dieu, qui aime les Français, marque leur roi d'un signe, et, quand ce signe manque, la puissance royale n'est point. C'est le sacre qui fait seul le roi, et messire Charles de Valois n'est pas sacré. Bien que le père soit couché, la couronne au front, le sceptre à la main, dans la basilique de Saint-Denys en France, le fils n'est que dauphin, et il ne recueillera son saint héritage que le jour où l'huile de l'ampoule inépuisable coulera sur son front. Et c'est elle, la jeune paysanne, ignorante que Dieu a choisie pour le conduire, à travers ses ennemis, jusqu'à Reims où il recevra l'onction que reçut saint Louis. Desseins impénétrables de Dieu! L'humble fille qui ne sait ni chevaucher ni guerroyer est élue pour donner à Notre-Seigneur son vicaire temporel dans la France chrétienne.

Désormais Jeanne connaissait les grandes choses qu'elle avait à faire. Mais elle ne découvrait pas encore les voies par lesquelles elle devait les accomplir.

—Il faut que tu ailles en France, lui disaient madame sainte Catherine et madame sainte Marguerite.

—Fille de Dieu, tu conduiras le dauphin à Reims[294], afin qu'il y reçoive son digne sacre, lui disait monseigneur saint Michel, archange.

Il était nécessaire de leur obéir. Mais comment? S'il ne se trouva pas, à ce moment, quelque personne de dévotion pour la diriger, un fait très particulier et de peu d'importance, qui se passait alors dans la maison paternelle, peut suffire à mettre la jeune sainte sur la voie.

Principal locataire du château de l'Île en 1419 et doyen de la communauté en 1423, Jacques d'Arc était un des notables de Domremy. Les gens du village, qui l'estimaient, le chargeaient volontiers de besognes difficiles. Ils l'envoyèrent, à la fin de mars 1427, à Vaucouleurs, comme leur procureur fondé dans un procès qu'ils avaient à soutenir par-devant Robert de Baudricourt. Il s'agissait d'une réparation de dommages que réclamait un certain Guyot Poignant, de Montigny-le-Roi, et pour lesquels il avait assigné concurremment le seigneur et les habitants de Greux et de Domremy. Ces dommages remontaient à quatre années en çà, quand le damoiseau de Commercy avait frappé Greux et Domremy d'un droit de sauvegarde qui s'élevait à deux cent vingt écus d'or.

Guyot Poignant se porta garant de cette somme qui ne fut point payée au terme fixé. Le damoiseau saisit chez Poignant bois, foin et chevaux, pour cent vingt écus d'or, dont ledit Poignant réclama le paiement aux seigneurs et aux vilains de Greux et de Domremy. L'affaire était pendante encore en 1427, quand la communauté désigna, pour son procureur fondé, Jacques d'Arc, et l'envoya à Vaucouleurs. On ignore comment le différend se termina; mais il suffit de savoir que le père de Jeanne vit sire Robert, l'approcha, lui parla[295].

De retour dans sa maison, il dut plus d'une fois conter ces entrevues, rapporter d'un si grand personnage diverses façons et paroles. Et sans doute Jeanne en entendit maintes choses. Assurément ses oreilles étaient rebattues du nom de Baudricourt. C'est alors que l'archange chevalier, l'éblouissant ami, vint une fois encore lui révéler la pensée obscure qui naissait en elle:

—Fille de Dieu, lui dit-il, tu iras vers le capitaine Robert de Baudricourt, en la ville de Vaucouleurs, afin qu'il te donne des gens pour te conduire auprès du gentil dauphin[296].

Résolue à fidèlement accomplir le vouloir de son archange, qui était son propre vouloir, Jeanne prévoyait bien que sa mère, quoique pieuse, ne l'aiderait point dans ses projets et que son père s'y opposerait énergiquement. Aussi se garda-t-elle de leur en rien confier[297].

Elle pensa que Durand Lassois était homme à lui assurer l'aide dont elle avait besoin. Elle l'appelait son oncle, en considération de son âge: il avait seize ans de plus qu'elle. Leur parenté résultait de ce que Lassois avait épousé une Jeanne, fille d'un Le Vauseul, laboureur, et d'Aveline, sœur d'Isabelle de Vouthon, et par conséquent cousine germaine de la fille d'Isabelle[298].

Lassois habitait, avec sa femme, son beau-père et sa belle-mère, un hameau de quelques feux, Burey-en-Vaulx, sur la rive gauche de la Meuse, dans la verte vallée, à deux lieues de Domremy et à moins d'une lieue de Vaucouleurs[299].

Jeanne l'alla trouver, lui fit part de ses projets et lui représenta qu'elle avait besoin de voir sire Robert de Baudricourt. Pour que son bon parent lui donnât plus de créance elle lui cita une bien étrange prophétie, dont nous avons déjà parlé:

—N'a-t-il pas été su autrefois, fit-elle, qu'une femme ruinerait le royaume de France et qu'une femme le rétablirait[300]?

Cette pronostication, paraît-il, rendit Durand Lassois pensif. Des deux choses qui s'y trouvaient annoncées, la première, qui était mauvaise, s'était accomplie dans la ville de Troyes, quand madame Ysabeau avait donné le royaume des Lis et madame Catherine de France au roi d'Angleterre. Il ne restait donc plus qu'à souhaiter que la seconde chose, qui était bonne, s'accomplît aussi. Tel était le désir de Durand Lassois, si toutefois il se sentait porté d'amour pour le dauphin Charles, ce que l'histoire ne dit pas.

Jeanne en ce séjour chez sa cousine ne voyait pas seulement ses parents les Vouthon et leurs enfants. Elle fréquentait aussi chez un jeune gentilhomme nommé Geoffroy de Foug, qui habitait sur la paroisse de Maxey-sur-Vayse dont le hameau de Burey faisait partie. Elle lui confia qu'elle voulait aller en France. Le seigneur Geoffroy ne connaissait pas beaucoup les parents de Jeanne; il ne savait pas leurs noms. Mais la jeune fille lui parut bonne, simple, pieuse, et il l'encouragea dans sa merveilleuse entreprise[301]. Une huitaine de jours après son arrivée à Burey, elle en vint à ses fins: Durand Lassois consentit à la mener à Vaucouleurs[302].

Avant de partir, elle fit une requête à sa tante Aveline, qui était grosse; elle lui dit:

—Si l'enfant que vous attendez est une fille, nommez-la Catherine en mémoire de ma sœur défunte.

Catherine, qui avait épousé Colin de Greux, venait de mourir[303].

CHAPITRE III
PREMIER SÉJOUR À VAUCOULEURS. — FUITE À NEUFCHÂTEAU. — VOYAGE À TOUL. — SECOND SÉJOUR À VAUCOULEURS.

Robert de Baudricourt, alors capitaine de la ville de Vaucouleurs pour le dauphin Charles, était fils de Liébault de Baudricourt, en son vivant chambellan de Robert duc de Bar, gouverneur de Pont-à-Mousson, et de Marguerite d'Aunoy, dame de Blaise en Bassigny. Quatorze ou quinze ans auparavant, il avait succédé à ses deux oncles, Guillaume Bâtard de Poitiers et Jean d'Aunoy, comme bailli de Chaumont et capitaine de Vaucouleurs. Il s'était marié une première fois à une riche veuve; devenu veuf il avait épousé, en 1425, une veuve aussi riche que la première, madame Alarde de Chambley. Et c'est un fait que les bergers d'Urusse et de Gibeaumex volèrent la charrette qui portait les gâteaux commandés pour le festin de noces. Sire Robert ressemblait à tous les hommes de guerre de son temps et de son pays: il était avide et madré; il avait beaucoup d'amis parmi ses ennemis et beaucoup d'ennemis parmi ses amis, se battait parfois pour son parti, parfois contre et toujours à son profit. Au reste, pas plus malfaisant qu'un autre, et des moins sots[304].

Vêtue d'une pauvre robe rouge toute rapiécée[305], mais le cœur illuminé d'un mystique amour, Jeanne gravit la colline qui domine la ville et la vallée, pénétra dans le château sans difficulté, car on y entrait comme au moulin, et fut introduite dans une salle où sire Robert se tenait parmi les gens d'armes. Elle entendit la Voix qui lui disait: «Le voilà[306]!» et aussitôt elle alla droit à lui, et lui parla sans crainte, commençant par ce qu'elle croyait, sans doute, le plus pressé:

—Je suis venue à vous, lui dit-elle, de la part de Messire, pour que vous mandiez au dauphin de se bien tenir et de ne pas assigner bataille à ses ennemis[307].

Assurément elle parlait de la sorte sur un nouveau mandement de ses Voix. Et, chose digne de remarque, elle répétait mot pour mot ce qu'avait dit soixante-quinze ans en çà, non loin de Vaucouleurs, un paysan champenois qui était vavasseur, c'est-à-dire homme franc. L'aventure de ce paysan avait commencé comme celle de Jeanne, pour finir, il est vrai, beaucoup plus court. La fille de Jacques d'Arc n'était pas la première à dire qu'elle avait des révélations sur le fait de la guerre. Les personnes inspirées se montrent surtout dans les époques de grandes misères. C'est ainsi qu'au temps de la peste et du Prince Noir, le vavasseur de Champagne avait, lui aussi, entendu une voix dans une lumière.

Tandis qu'il travaillait aux champs, la voix lui avait dit: «Va avertir le roi de France Jean de ne combattre contre nul de ses ennemis.» C'était quelques jours avant la bataille de Poitiers[308].

Alors le conseil était bon; au mois de mai de l'an 1428, il semblait moins utile et même il ne répondait pas très bien à la réalité des choses. Depuis la malheureuse journée de Verneuil, les Français ne se sentaient pas en état d'assigner bataille à leurs ennemis; ils n'y songeaient point. On prenait, on perdait des villes, on faisait des escarmouches et des rescousses; on n'assignait point de bataille aux ennemis. Il n'était nul besoin de contenir le dauphin Charles qui, de nature et de fortune, était pour lors très contenu[309]. Environ le temps où Jeanne tenait ce propos à sire Robert, les Anglais préparaient une expédition en France et hésitaient encore, ne sachant s'ils marcheraient sur Angers ou sur Orléans[310].

Jeanne parlait sur l'avis de son archange et de ses saintes qui, touchant le fait de la guerre et l'état du royaume, n'en savaient ni plus ni moins qu'elle. Mais il n'est pas surprenant que ceux qui se croient envoyés de Dieu demandent qu'on les attende. Et puis il y avait tout le gros bon sens du peuple dans cette crainte de la jeune fille, que la chevalerie française ne livrât encore une bataille à sa façon. On savait trop bien comment ces gens-là s'y prenaient.

Sans se troubler, Jeanne poursuivit et fit une prophétie concernant le dauphin:

—Avant la mi-carême, Messire lui donnera secours.

Et elle ajouta aussitôt:

—De fait le royaume n'appartient pas au dauphin. Mais Messire veut que le dauphin soit fait roi et qu'il ait le royaume en commande. Malgré ses ennemis, le dauphin sera fait roi; et c'est moi qui le conduirai à son sacre.

Sans doute que le nom de Messire, dans le sens où elle l'employait, avait quelque chose d'étrange et d'obscur, puisque sire Robert, ne le comprenant pas, demanda:

—Qui est Messire?

—Le Roi du ciel, répondit la jeune fille.

Elle venait d'employer un autre terme sur lequel sire Robert ne fit pas de réflexion, qu'on sache, et qui pourtant donne à penser[311].

Ce mot de commande, usité en matières bénéficiales, signifiait dépôt[312]. Quand le roi recevrait le royaume en commande il n'en serait que le dépositaire. Ce que la jeune fille disait là correspondait aux idées des hommes les plus pieux sur le gouvernement des royaumes par Notre-Seigneur. Elle n'avait pu trouver elle-même ni le mot ni la chose; elle était visiblement endoctrinée par quelqu'un de ces hommes d'Église dont nous avons déjà senti l'influence à l'occasion d'une prophétie lorraine et dont toute trace est à jamais perdue.

Jeanne était en conversations spirituelles avec plusieurs prêtres; entre autres avec Messire Arnolin, de Gondrecourt-le-Château, et Messire Dominique Jacob, curé de Moutier-sur-Saulx, qui l'entendaient en confession[313]. Il est dommage qu'on ne sache pas ce qu'ils pensaient de l'insatiable cruauté de la gent anglaise, de l'orgueil de Monseigneur le duc de Bourgogne, des malheurs du dauphin, et s'ils n'espéraient pas que Notre-Seigneur Jésus-Christ daignerait un jour, à la prière du commun peuple, donner le royaume en commande à Charles, fils de Charles. C'est peut-être de quelqu'un de ceux-là que Jeanne tenait sa politique sacrée[314].

Au moment où elle parlait à sire Robert, se trouvait auprès du capitaine, et non pas, sans doute, par pur hasard, un gentilhomme lorrain nommé Bertrand de Poulengy, qui avait une terre près de Gondrecourt et remplissait un office dans la prévôté de Vaucouleurs[315]. Il était alors âgé d'environ trente-six ans. C'était un homme qui fréquentait les clercs; du moins entendait-il fort bien le langage des personnes de dévotion[316]. Peut-être voyait-il Jeanne pour la première fois, mais assurément il avait beaucoup entendu parler d'elle, la savait pieuse et de sage conduite; il avait fréquenté à Domremy une douzaine d'années avant cette époque, connaissait les aîtres, s'était assis sous l'arbre des Dames, était allé plusieurs fois chez Jacques d'Arc et la Romée, qu'il tenait pour d'honnêtes cultivateurs[317].

Il se peut que Bertrand de Poulengy fut touché du maintien et du langage de la jeune fille; il est plus croyable encore que ce gentilhomme était en relation avec les personnes d'Église, inconnues de nous, qui instruisaient la paysanne visionnaire afin de la rendre plus capable de servir le royaume de France et l'Église. De toute manière elle avait en Bertrand un ami qui devait lui apporter plus tard l'appui le plus utile.

Pour cette fois, si nous sommes bien informés, il ne tenta rien ni ne souffla mot. Peut-être jugeait-il qu'il fallait attendre que le capitaine de la ville fût mieux préparé à accueillir la demande de la sainte. Sire Robert ne comprenait rien à toute cette affaire et ce point seul lui paraissait clair, que Jeanne ferait une belle ribaude et que ce serait un friand morceau pour les gens d'armes[318].

En renvoyant le vilain qui la lui avait amenée, il lui fit une recommandation tout à fait conforme à la sagesse du temps sur le castoiement des filles:

—Reconduis-la à son père avec de bons soufflets.

Et sire Robert estimait la méthode excellente, car il invita plusieurs fois l'oncle Lassois à ramener au logis Jeannette bien souffletée[319].

Après huit jours d'absence, elle revint au village. Le mépris du capitaine et les outrages de la garnison ne l'avaient ni humiliée, ni découragée; elle les tenait au contraire comme des preuves de la vérité de sa mission, s'imaginant que ses Voix les lui avaient annoncées[320]. Comme ceux qui marchent en dormant, elle était douce à l'obstacle et d'une obstination paisible. À la maison, au courtil, aux prés, elle continuait ce sommeil merveilleux, plein des images du dauphin, de sa chevalerie, et des batailles sur lesquelles flottaient des anges.

Elle ne pouvait se taire; son secret lui échappait de toutes parts. Sans cesse elle prophétisait, mais on ne la croyait pas. La veille de la Saint-Jean-Baptiste, environ un mois après son retour, elle dit sentencieusement à Michel Lebuin, laboureur à Burey, qui était un tout jeune garçon:

—Il y a entre Coussey et Vaucouleurs une fille qui, avant un an d'ici, fera sacrer le roi de France[321].

Un jour même, avisant Gérardin d'Épinal, qui seul à Domremy n'était pas du parti du dauphin, et à qui, de son aveu, elle eût volontiers coupé la tête, encore qu'elle fût la marraine de son fils, elle ne put se tenir de lui faire à mots couverts l'annonce du mystère qu'il y avait entre elle et Dieu:

—Compère, si vous n'étiez Bourguignon, je vous dirais quelque chose[322].

Le bonhomme crut qu'il s'agissait de fiançailles prochaines, et que la fille de Jacques d'Arc épouserait bientôt quelqu'un des garçons avec qui elle avait mangé des petits pains sous l'arbre des Fées et bu l'eau de la fontaine des Groseilliers.

Hélas! Jacques d'Arc eût bien voulu que le secret de sa fille fût de cette sorte. Cet homme de sens droit, très ferme et soucieux de la bonne conduite de ses enfants, s'inquiétait des allures que prenait Jeanne. Il ne savait pas qu'elle entendait des Voix; il ne se doutait pas que c'était, dans son jardin, toute la journée une descente du Paradis, que du Ciel à sa maison allaient et venaient sans cesse plus d'anges que n'en avait porté l'échelle de Jacob et qu'enfin, pour Jeannette seule, sans qu'on n'en vît rien, un mystère se jouait, plus riche et plus beau mille fois que ceux qu'on représentait sur un échafaud, aux jours de fête, dans des villes comme Toul ou Nancy. Il était à cent lieues de soupçonner ces incroyables merveilles. Mais il voyait bien que sa fille était hors de sens, qu'elle avait l'esprit égaré, qu'elle disait des folies. Il s'apercevait bien qu'elle n'avait en tête que chevauchées et batailles; il ne pouvait ignorer tout à fait l'équipée de Vaucouleurs. Il craignait vivement qu'un jour cette malheureuse enfant ne partît pour tout de bon et n'allât courir le monde. Cette pénible inquiétude le poursuivait jusque dans son sommeil. Il rêva, une nuit, qu'il la voyait s'enfuyant avec des hommes d'armes; et l'impression de ce rêve fut si forte qu'elle lui resta encore à son réveil. Durant plusieurs jours il dit et répéta à ses fils Jean et Pierre:

—Si je croyais vraiment qu'advînt cette chose que j'ai songée de ma fille, je voudrais qu'elle fût noyée par vous; et si vous ne le faisiez, je la noierais moi-même[323].

Isabelle répéta le propos à sa fille, pour l'effrayer et la corriger. Tout dévote qu'elle était, elle partageait les craintes du père. C'était une chose cruelle à penser pour ces braves gens, que leur enfant pût devenir une ribaude. En ces temps de guerre, il y avait foison de ces folles femmes que les gens d'armes menaient en croupe; chacun avait la sienne.

Par l'étrangeté de leurs actions, fréquemment les saintes, en leur jeunesse, prêtent à de pareils soupçons. Et Jeanne donnait des signes de sainteté. Elle était la fable du village. On la montrait au doigt en disant par moquerie: «Voilà celle qui relèvera la France et le sang royal[324]

Voyant le mal qui tenait cette fille, les gens du pays n'étaient pas embarrassés pour en trouver la cause. Ils l'attribuaient à quelque sortilège. Elle avait été vue sous le beau Mai, elle y avait suspendu des guirlandes. On savait que le vieux hêtre était hanté, de même que la fontaine voisine. Et c'était une chose bien connue que les fées jetaient des sorts. Certains découvrirent que Jeanne avait rencontré une dame méchante. Ils disaient: «Jeannette a pris son fait près de l'arbre des Fées[325].» Encore s'il n'y avait jamais eu que des paysans pour le croire!

Antoine de Vergy, gouverneur de Champagne, reçut, le 22 juin, du duc de Bedford, régent de France au nom de Henri VI, commission d'équiper mille hommes d'armes destinés à placer en l'obéissance des Anglais la châtellenie de Vaucouleurs. Trois semaines après, la petite armée se mettait en route sous les ordres des deux Vergy, Antoine et Jean. Quatre chevaliers bannerets, quatorze chevaliers bacheliers, trois cent soixante-trois hommes d'armes la composaient. Pierre de Trie, capitaine de Beauvais, Jean, comte de Neufchâtel et Fribourg, reçurent l'ordre de rejoindre le corps principal[326].

Dans sa marche sur Vaucouleurs, Antoine de Vergy mettait, selon la coutume, à feu et à sang tous les villages situés sur le territoire de la châtellenie. Les gens de Domremy et de Greux, menacés à nouveau d'un mal qu'ils ne connaissent que trop, voyaient déjà leurs bestiaux enlevés, leurs granges incendiées, leurs femmes, leurs filles violées. Ayant éprouvé déjà que le château de l'Île ne suffisait point à leur sûreté, ils se résolurent à fuir et à chercher asile dans la ville de Neufchâteau, distante de deux lieues seulement de Domremy et qui était le marché où ils fréquentaient. Donc, vers la mi-juillet, abandonnant leurs maisons et leurs champs, ils partirent et, poussant devant eux leurs bestiaux, suivirent la route à travers les champs de froment et de seigle et les coteaux de vignes jusqu'à la ville, où ils se logèrent comme ils purent[327].

La famille d'Arc fut reçue par la femme de Jean Waldaires, qu'on nommait la Rousse et qui tenait une auberge où logeaient soldats, moines, marchands et pèlerins. Certains la soupçonnaient de donner asile à des femmes de mauvaise vie[328]. Et il y a apparence qu'elle n'hébergeait pas que d'honnêtes dames. Cependant elle était elle-même une bonne femme, c'est-à-dire une femme riche. Elle avait assez d'argent pour en prêter parfois à des concitoyens[329]. Bien que Neufchâteau appartînt au duc de Lorraine, qui était du parti des Bourguignons, on a cru savoir que cette hôtelière inclinait vers les Armagnacs; mais il est peut-être un peu vain de rechercher les sentiments de la Rousse sur les troubles du royaume de France[330].

À Neufchâteau comme à Domremy, Jeanne menait aux champs les bêtes de son père et gardait les troupeaux[331]. Adroite et robuste, elle aidait aussi la Rousse dans les soins du ménage[332]; c'est ce qui a fait dire méchamment aux Bourguignons qu'elle avait été meschine dans une auberge de soudards et de ribaudes[333]. Au vrai, Jeanne passait aux églises tout le temps qu'elle n'employait pas à soigner les animaux et à donner aide à son hôtesse[334].

Il y avait dans la ville deux beaux couvents, l'un de Cordeliers, l'autre de Clarisses, fils et filles du bon saint François[335]. La maison des Cordeliers avait été bâtie, deux cents ans en çà, par Mathieu II de Lorraine. Le duc régnant venait encore de la richement doter. De nobles dames, de hauts seigneurs et entre autres un Bourlémont, seigneur de Domremy et Greux, y gisaient sous lame[336].

Ces moines mendiants qui, jadis en leur bel âge, affiliaient à leur tiers-ordre bourgeois et paysans en foule et une multitude de princes et de rois[337], maintenant languissaient corrompus et déchus. Les querelles et les schismes abondaient parmi les frères de France. Malgré les efforts de Colette de Corbie pour rétablir la règle, les vieilles disciplines étaient partout abolies[338]. Ces mendiants distribuaient des médailles de plomb, enseignaient de courtes prières, en manière de recettes, et vouaient une affection spéciale au saint nom de Jésus[339].

Pendant les deux semaines que Jeanne passa dans la ville de Neufchâteau[340], elle fit ses dévotions dans le couvent des Cordeliers et se confessa deux ou trois fois aux mendiants[341]. On a dit qu'elle était du tiers-ordre de Saint-François, et l'on a supposé que son affiliation datait de son séjour à Neufchâteau[342].

C'est fort douteux; et, dans tous les cas, l'affiliation ne dut pas être très solennelle. On ne voit pas qu'en si peu de temps les mendiants aient pu la former aux pratiques de la piété franciscaine. Pour se pénétrer de leur esprit, elle était déjà trop imbue de doctrines ecclésiastiques sur le spirituel et le temporel, trop pleine de mystères et d'apocalypses. D'ailleurs, son séjour à Neufchâteau fut troublé de soucis et coupé d'absences.

Elle reçut dans cette ville une citation à comparaître devant l'official de Toul dont elle relevait comme native de Domremy-de-Greux. Un jeune garçon de Domremy prétendait qu'il y avait promesse de mariage entre la fille de Jacques d'Arc et lui. Jeanne le niait. Il s'obstina dans son dire et l'assigna devant l'official[343]. Ce tribunal ecclésiastique retenait les causes comme celle-ci et l'on portait les demandes soit en nullité de mariage, soit en validité de fiançailles.

Ce qui est étrange dans le cas de Jeanne, c'est que ses parents lui donnèrent tort et prirent le parti du jeune homme. Ce fut malgré leur défense qu'elle soutint son procès et comparut devant l'official. Elle déclara plus tard que, dans cette affaire, elle leur avait désobéi et que c'était son seul manquement à la soumission qu'elle leur devait[344].

Pour aller de Neufchâteau à Toul et revenir, il lui fallait faire plus de vingt lieues à pied sur des chemins infestés par des gens d'armes, dans ce pays mis à feu et à sang et que les paysans de Domremy venaient de fuir épouvantés. C'est pourtant à quoi elle se résolut, contre le gré de ses parents.

Peut-être se rendit-elle à l'official de Toul non pas une fois, mais deux et trois fois. Et si elle ne chemina pas jour et nuit avec son faux fiancé, ce fut par grand hasard, car il suivait la même route en même temps. Ses Voix lui disaient de ne rien craindre. Devant le juge elle jura de dire la vérité et nia qu'elle eût fait promesse de mariage.

Elle n'avait point de torts. Mais sa conduite, qui procédait d'une innocence héroïque et singulière, fut mal jugée. On prétendit à Neufchâteau que ces voyages lui avaient mangé tout ce qu'elle avait. Mais qu'avait-elle? hélas! Elle était partie sans rien. Peut-être lui avait-il fallu mendier son pain aux portes. Les saintes reçoivent l'aumône comme elles la donnent: pour l'amour de Dieu. On conta que, pendant l'instance, son fiancé, la voyant vivre en compagnie de mauvaises femmes, s'était désisté de sa demande en justice, renonçant à une promise si mal famée[345]. Propos calomnieux, qui ne trouvèrent que trop de créance.

Après deux semaines de séjour à Neufchâteau, Jacques d'Arc avec les siens retourna à Domremy. Le verger, la maison, le moustier, le village, les champs, dans quel état de désolation les revirent-ils! Tout avait été pillé, ravagé, brûlé par les gens de guerre. Les soldats, faute de pouvoir rançonner les vilains disparus, avaient détruit leurs biens. Le moustier, naguère encore fier comme une forteresse, avec sa tour où veillait le guetteur, n'était plus qu'un amas de pierres noircies. Et les habitants de Domremy durent aller, aux jours fériés, entendre la messe à l'église de Greux[346].

Telle était la misère du temps, qu'ordre fut donné aux villageois de se tenir renfermés dans les maisons fortes et les châteaux[347].

Cependant les Anglais assiégeaient la ville d'Orléans, qui appartenait au duc Charles, leur prisonnier. Ce qui n'était point bien fait à eux, car, ayant son corps, ils devaient respecter ses biens[348]. Ils élevaient des bastilles autour de cette ville d'Orléans, cœur de France, et l'on disait qu'ils s'y tenaient à grande puissance[349].

Et madame sainte Catherine et madame sainte Marguerite, qui étaient des personnes très attachées à la terre des Lis, les féales du dauphin Charles et ses belles cousines, s'entretenaient avec la bergère des malheurs du royaume et lui disaient sans cesse:

—Il faut que tu quittes ton village et que tu ailles en France[350].

Jeanne était d'autant plus impatiente de partir qu'elle avait annoncé elle-même le temps de son arrivée en France et que ce temps approchait. Elle avait dit au capitaine de Vaucouleurs que le dauphin aurait secours avant la mi-carême. Elle ne voulait pas faire mentir ses Voix[351].

L'occasion, qu'elle épiait, de retourner à Burey, se présenta vers la mi-janvier. À cette époque, la femme de Durand Lassois, Jeanne le Vauseul, faisait ses couches[352]. À la campagne, l'usage voulait que les jeunes parentes et les amies de l'accouchée se rendissent auprès d'elle pour soigner la mère et l'enfant. Coutume honnête et cordiale qu'on suivait d'autant mieux qu'on y trouvait une occasion de bonnes rencontres et de joyeux caquets[353]. Jeanne pressa son oncle de la demander à son père pour soigner l'accouchée et Lassois consentit: il faisait tout ce que voulait sa nièce, et, peut-être, était-il encouragé dans sa complaisance par des personnes pieuses et de considération[354]. Mais que ce père, qui tantôt ne parlait de rien moins que de noyer sa fille pour l'empêcher de partir avec les gens d'armes, la laissât aller aux portes de la ville, sous la garde d'un parent dont il connaissait la faiblesse, c'est ce qu'on a peine à comprendre. Il le fit pourtant[355].

Ayant quitté la maison de son enfance, qu'elle ne devait plus revoir, Jeanne, en compagnie de Durand Lassois, descendit la vallée natale, dépouillée par l'hiver. En passant devant la maison du laboureur Gérard Guillemette de Greux, dont les enfants étaient en grande amitié avec ceux de Jacques d'Arc, elle cria:

—Adieu! Je vais à Vaucouleurs[356].

Quelques pas plus loin, elle aperçut sa compagne Mengette:

—Adieu, Mengette, dit-elle; je te recommande à Dieu[357].

Et sur le chemin, au seuil des maisons, rencontrant des visages connus, à tous elle disait adieu[358]. Mais elle évita de voir Hauviette, avec qui elle avait joué et dormi, aux jours d'enfance, et qu'elle aimait chèrement. Elle craignit, si elle lui disait adieu, de sentir son cœur défaillir. Hauviette ne sut que plus tard le départ de son amie et elle en pleura très fort[359].

Venue pour la seconde fois à Vaucouleurs, Jeanne croyait bien mettre le pied dans une ville appartenant au dauphin, et entrer, comme on disait alors, en chambre royale[360]. Elle se trompait. Depuis les premiers jours du mois d'août 1428, le capitaine de Vaucouleurs avait rendu la place au seigneur Antoine de Vergy, mais il ne l'avait pas encore livrée. C'était une de ces capitulations à terme comme on en signait beaucoup à cette époque et qui, le plus souvent, cessaient d'être exécutoires au cas où la place recevait secours avant le jour fixé pour la reddition[361].

Comme elle avait fait neuf mois auparavant, Jeanne alla trouver sire Robert au château, et voici la révélation qu'elle lui fit:

—Capitaine Messire, dit-elle, sachez que Dieu m'a plusieurs fois fait à savoir encore et commandé que j'allasse vers le gentil dauphin, qui doit être et est vrai roi de France, et qu'il me baillât des gens d'armes et que je lèverais le siège d'Orléans et le mènerais sacrer à Reims[362].

Cette fois, elle annonce qu'elle a mission de délivrer Orléans. Et c'est seulement après avoir accompli cette première tâche qu'elle fera le voyage du sacre. Il faut reconnaître la souplesse et l'à-propos avec lesquels ses Voix changeaient, selon les nécessités du moment, les ordres précédemment donnés.

Les manières de sire Robert à l'égard de Jeanne étaient tout à fait changées. Il ne parlait plus de lui donner de bons soufflets et de la renvoyer à ses parents. Maintenant, il la traitait sans rudesse et, s'il n'avait pas foi en ce qu'elle annonçait, du moins l'écoutait-il volontiers.

Dans une des conversations qu'elle eut avec lui, elle lui tint un propos étrange:

—Une fois accomplies, lui dit-elle, les grandes choses que j'ai à faire de la part de Messire, je me marierai et j'aurai trois fils, dont le premier sera pape, le second empereur, le troisième roi.

Sire Robert répondit gaiement:

—Puisqu'ils seront si grands personnages, je voudrais bien t'en faire un. J'en vaudrais mieux ensuite.

Jeanne répondit:

—Nenni, gentil Robert, nenni. Il n'est pas temps. Le Saint-Esprit y ouvrera[363].

À en juger sur le peu de paroles d'elle qui nous ont été transmises, la jeune inspirée, dans les premiers temps de sa mission, parlait alternativement deux langages différents. Ses paroles semblaient couler de deux sources opposées. Les unes, ingénues, candides, naïves, courtes, d'une simplicité rustique, d'une malice innocente, quelquefois rudes, empreintes d'autant de chevalerie que de sainteté, avaient trait, le plus souvent, à l'héritage et au sacre du dauphin, et à la débellation des Anglais. C'était le langage de ses Voix, son vrai langage, son langage intérieur. Les autres, plus subtiles et teintées d'allégories, fleuries, quintessenciés, d'une grâce savante, concernant l'Église, sentaient le clerc et trahissaient quelque influence du dehors. Le propos tenu par elle à sire Robert sur les trois enfants qu'elle mettrait au monde est de la seconde sorte. C'est une allégorie. Son triple enfantement signifie que de ses œuvres naîtra la paix de la chrétienté, et que, après qu'elle aura accompli sa mission divine, le pape, l'empereur et le roi, tous trois fils de Dieu, feront régner la concorde et l'amour dans l'Église de Jésus-Christ. L'apologue est d'une clarté limpide; encore faut-il un peu d'esprit pour le comprendre. Le capitaine n'y entendit rien; il prit la chose en sens littéral et répondit en conséquence, car c'était un homme simple et jovial[364].

Jeanne logeait en ville chez des amis de son cousin Lassois, gens d'humble condition, Henri Leroyer et sa femme Catherine. Elle y filait, étant bonne filandière; elle donnait aux pauvres le peu qu'elle avait. Elle fréquentait l'église paroissiale en compagnie de Catherine[365]. Souvent, dans la matinée, elle montait la colline qui voit se pressera ses pieds les toits de la ville, et se rendait en grande dévotion dans la chapelle de Sainte-Marie-de-Vaucouleurs. Cette collégiale, construite sous le roi Philippe VI, était attenante au château qu'habitait le capitaine de Vaucouleurs. La vénérable nef de pierre s'élevait hardiment à l'orient, sur la vaste étendue des coteaux et des prairies, et dominait la vallée où Jeanne avait été nourrie. Elle y entendait la messe et y demeurait longtemps en oraison.

Sous la chapelle, dans la crypte, on gardait une image ancienne et vénérée de la vierge qu'on appelait Notre-Dame-de-la-Voûte[366], et qui faisait des miracles spécialement en faveur des pauvres et des nécessiteux. Jeanne se plaisait dans cette crypte obscure et solitaire où les saintes la visitaient de préférence.

Un petit clerc, presque encore un enfant, qui desservait la chapelle, y vit un jour la jeune fille immobile, les mains jointes, la tête renversée, les yeux levés et noyés de larmes, et il devait garder toute sa vie l'image de ce ravissement[367].

Elle allait souvent à confesse et disait ses péchés notamment à messire Jean Fournier, curé de Vaucouleurs[368].

Elle touchait son hôtesse par la manière sage et douce dont elle vivait, et elle la troubla un jour extrêmement. Ce fut quand elle lui dit:

—Ne savez-vous pas qu'il a été prédit que la France, perdue par une femme, serait sauvée par une pucelle des Marches de Lorraine[369]?

La femme Leroyer savait aussi bien que Durand Lassois, que madame Ysabeau, comme une Hérodiade gonflée d'impuretés, avait livré madame Catherine de France et le royaume des Lis au roi d'Angleterre[370]. Et dès lors elle n'était plus éloignée de croire que Jeanne fût la pucelle annoncée par la prophétie.

Cette pieuse fille fréquentait les personnes de dévotion et aussi les nobles hommes. À tous elle disait:

—Il faut que j'aille vers le gentil dauphin. C'est la volonté de Messire, le Roi du ciel, que j'aille vers le gentil dauphin. C'est de la part du Roi du ciel que je suis venue. Quand je devrais aller sur mes genoux, j'irai[371].

Elle apporta notamment des révélations de cette nature à messire Aubert, seigneur d'Ourches, qui était bon français et du parti des Armagnacs, puisqu'il avait fait la guerre, quatre ans auparavant, contre les Anglais et les Bourguignons; elle lui dit qu'elle devait aller vers le dauphin, qu'elle demandait qu'on la menât à lui et que ce serait pour lui profit et honneur non pareils[372].

Enfin elle se faisait connaître dans la ville pour ses illuminations et ses prophéties, et l'on trouvait qu'elle parlait bien.

Il y avait alors dans la garnison un homme d'armes, âgé de vingt-huit ans environ, Jean de Novelompont ou Nouillompont, qu'on appelait communément Jean de Metz. De condition libre, mais non point noble, il avait acquis ou hérité la seigneurie de Nouillompont et Hovecourt, dans le Barrois non mouvant, et il en portait le titre[373]. Précédemment soudoyer au service de Jean de Wals, capitaine et prévôt de Stenay, il était en 1428 au service du capitaine de Vaucouleurs.

De ses mœurs et comportements nous ne savons rien, sinon que, trois ans en çà, habitant dans la châtellenie de Foug, il avait juré un «vilain serment» et, de ce fait, encouru une amende de deux sols. Apparemment il était, lorsqu'il jura, très en colère[374]. Il se tenait en relations plus ou moins étroites avec Bertrand de Poulengy, qui certainement lui avait parlé de Jeanne.

Un jour, il aborda la jeune fille et lui dit:

—Eh bien, ma mie, que faites-vous ici? Faut-il que le roi soit chassé du royaume et que nous soyons Anglais[375]?

Ce propos d'un homme d'armes de Lorraine mérite attention. Le traité de Troyes ne soumettait pas la France à l'Angleterre; il réunissait les deux royaumes. Si l'on se battait après comme avant, c'était uniquement pour décider entre les deux prétendants Charles de Valois et Henri de Lancastre. Que l'un ou l'autre l'emportât, rien n'était changé dans les lois et coutumes de France. Toutefois, ce pauvre routier des Marches d'Allemagne n'en pensait pas moins que, sous un roi anglais, il serait lui-même anglais. Beaucoup de français de toute condition pensaient de même et ne pouvaient souffrir l'idée de se voir anglaisés; ils attachaient leur sort et celui du royaume au sort du dauphin Charles.

Jeanne répondit à Jean de Metz:

—Je suis venue ici, à chambre du roi, afin de parler à sire Robert, pour qu'il me veuille conduire ou faire conduire au dauphin. Mais il n'a souci ni de moi ni de mes paroles.

Puis, pressée en son cœur par l'idée fixe que sa mission devait commencer au milieu de la Sainte Quarantaine:

—Pourtant, avant qu'arrive la mi-carême, il faut que je sois devers le dauphin, dussé-je, pour y aller, user mes jambes jusqu'aux genoux[376].

Une nouvelle courait alors les villes et les villages. On annonçait que le fils du roi de France, le dauphin Louis, entré dans sa cinquième année, venait d'être fiancé à la fille du roi d'Écosse, madame Marguerite, âgée de trois ans, et le commun peuple célébrait cette union royale par autant de réjouissances qu'il s'en pouvait faire dans ce pays désolé[377]. Jeanne, qui en avait entendu parler, dit à l'homme d'armes:

—Il faut que je sois vers le dauphin, car nul au monde, ni roi, ni duc, ni fille du roi d'Écosse ne peuvent recouvrer le royaume de France.

Et elle ajouta aussitôt:

—Il n'y a secours que de moi, quoique, pour ma part, j'aurais bien plus cher filer près de ma pauvre mère, vu que ce n'est pas là mon état. Mais il faut que j'aille. Et je ferai cela parce que Messire veut que je le fasse.

Elle le disait comme elle le pensait. Mais elle ne se connaissait pas; elle ne savait pas que ses Voix c'était le cri de son cœur et qu'elle brûlait de quitter la quenouille pour l'épée.

Jean de Metz demanda, comme avait fait sire Robert:

—Qui est Messire?

—C'est Dieu, répondit-elle.

Aussitôt, comme s'il croyait en elle, il lui dit d'un grand élan:

—Je vous promets et vous donne ma foi que, Dieu aidant, je vous conduirai vers le roi.

Il lui toucha la main, en signe qu'il lui donnait sa foi, et il demanda:

—Quand voulez-vous partir?

—À cette heure, répondit-elle, mieux que demain; demain mieux qu'après.

C'est Jean de Metz lui-même qui, vingt-sept ans plus tard, rapporta cette conversation[378]. À l'en croire, il demanda en dernier lieu à la jeune fille si elle voulait faire chemin avec ses vêtements de femme. On conçoit qu'il découvrît de très grands inconvénients à traverser avec une paysanne en robe rouge les chemins de France, alors battus par des coitreaux paillards, et qu'il jugeât plus prudent de l'emmener déguisée en garçon. Elle entra tout de suite dans la pensée de Jean, et lui répondit:

—Je prendrai volontiers habit d'homme.

Rien n'empêche de croire que les choses se sont passées ainsi. Mais alors un routier de Lorraine aurait suggéré à la sainte, touchant l'habit, une idée qu'elle s'imaginera ensuite avoir reçue de Dieu[379].

De son propre mouvement, ou plutôt sur l'avis de quelque prudente personne, sire Robert s'inquiéta de savoir si Jeanne n'était pas sous l'inspiration d'un mauvais esprit. Car le diable est rusé et prend parfois la figure de l'innocence. Et, comme, à cet égard, il n'était pas grand clerc, il résolut de s'en rapporter à son curé.

Or, un jour que Catherine et Jeanne filaient dans la maison, elles virent entrer le capitaine de Vaucouleurs, en compagnie du curé, messire Jean Fournier. Ils invitèrent l'hôtesse à se retirer, et, lorsqu'ils furent seuls avec la jeune fille, messire Jean Fournier revêtit son étole et récita des paroles latines qui revenaient à dire:

—Si tu es chose mauvaise, éloigne-toi; si tu es chose bonne, approche.

C'était la formule ordinaire de l'exorcisme, ou, pour parler plus exactement, de la conjuration. Dans la pensée de messire Jean Fournier, ces paroles, mêlées de quelques gouttes d'eau bénite, devaient faire fuir les diables, si par malheur il s'en trouvait dans le corps de cette villageoise[380].

Messire Jean Fournier ne doutait pas que les démons ne fussent poussés par un désir immodéré de s'introduire dans le corps des hommes et spécialement chez les filles, qui parfois les avalaient avec leur pain. Ils se logeaient dans la bouche, sous la langue, dans les narines, coulaient dans l'estomac et dans le ventre et s'agitaient furieusement en ces divers logis, où l'on reconnaissait leur présence aux contorsions et hurlements des malheureux hantés.

Saint Grégoire, pape, rapporte en ses Dialogues un exemple frappant de la facilité avec laquelle les diables s'insinuent dans une femme. Une religieuse, dit-il, étant au jardin, vit une laitue qui lui parut tendre. Elle la cueillit et, négligeant de la bénir en faisant dessus le signe de la croix, elle y mordit, et aussitôt elle tomba possédée. Un homme de Dieu s'étant alors approché d'elle, le démon se mit à crier: «C'est moi qui l'ai fait! C'est moi qui l'ai fait! J'étais assis sur cette laitue. Cette femme est venue et elle m'a avalé.» Mais les prières de l'homme de Dieu le forcèrent bientôt à se retirer[381].

Messire Jean Fournier n'exagérait donc pas la prudence nécessaire. Pénétré de cette idée que le diable est subtil et la femme corrompue, il prenait soin d'éclaircir, selon les règles, un cas difficile. C'était le plus souvent chose malaisée que de discerner des possédés et de reconnaître une démoniaque d'avec une bonne chrétienne. L'épreuve à laquelle Jeanne allait être soumise n'avait pas été épargnée à de très grandes saintes.

Ayant récité les formules et fait les aspersions, messire Jean Fournier s'attendait, au cas où cette fille eût été possédée, à la voir s'agiter, se tordre et chercher à fuir. Il eût fallu, en cette occurrence, employer des formules plus puissantes, user à nouveau d'eau bénite et du signe de la croix, et, par ces moyens, déloger les diables jusqu'à ce qu'on les vît partir avec un bruit effrayant et une grande puanteur, sous forme de dragons, de chameaux ou de poissons[382].

L'attitude de Jeanne n'offrit rien de suspect. Point d'agitation maniaque, nulle fureur. Inquiète seulement et suppliante, elle se traîna à genoux vers le prêtre. Elle ne fuyait pas devant le saint nom de Dieu. Messire Jean Fournier en conclut qu'il n'y avait pas de diable en elle.

Restée seule avec Catherine dans la maison, Jeanne, qui comprenait enfin le sens de cette cérémonie, en témoigna un vif ressentiment à l'endroit de messire Jean Fournier. Elle se plaignit de ce qu'il l'eût soupçonnée: «C'était mal fait à lui, dit-elle à son hôtesse; car, m'ayant entendue en confession, il me pouvait connaître[383]

Elle aurait rendu grâce au curé de Vaucouleurs si elle avait su combien, en l'éprouvant, il avançait ses affaires. Averti que cette pucelle n'était pas inspirée par le démon, sire Robert dut en conclure qu'elle pouvait bien l'être par Dieu, car, selon toute apparence, il raisonnait simplement. Il écrivit au dauphin Charles, au sujet de la jeune sainte, et sans doute il témoigna de l'innocence et de la bonté qui se voyaient en elle[384].

Bien que la capitainerie fût grandement menacée de passer au seigneur de Vergy, sire Robert ne songeait pas à quitter son pays où il était en accommodements avec tous les partis. Il se souciait en somme assez peu du dauphin Charles et l'on ne voit pas qu'il eût un intérêt personnel à lui recommander une prophétesse. Sans prétendre démêler ce qui se passait dans sa tête, on peut croire qu'il écrivit au dauphin en faveur de Jeanne à la demande de quelques-unes de ces personnes qui l'estimaient bonne et probablement à la requête de Bertrand de Poulengy et de Jean de Metz. Ces deux hommes d'armes, voyant la cause du dauphin perdue sur les Marches de Lorraine, avaient toutes raisons de passer jusqu'aux bords de la Loire, où l'on pouvait encore se battre, partant gagner.

Prêts à partir, ils se montraient disposés à emmener l'inspirée avec eux et même à la défrayer de toutes ses dépenses, comptant se faire rembourser à Chinon sur la cassette royale et tirer honneur et profit d'une si rare merveille. Encore attendaient-ils d'être assurés de l'agrément du dauphin[385].

Cependant Jeanne ne tenait plus en place. Elle allait et venait de Vaucouleurs à Burey et de Burey à Vaucouleurs. Elle comptait les jours; le temps lui pesait comme à une femme grosse[386].

À la fin de janvier, n'y pouvant tenir, elle résolut d'aller seule vers le dauphin Charles. Elle vêtit les habits de Durand Lassois et prit avec ce bon cousin la route de France[387]. Un habitant de Vaucouleurs, nommé Jacques Alain, les accompagnait[388]. Probablement, ces deux hommes comptaient que la jeune fille reconnaîtrait d'elle-même l'impossibilité d'un tel voyage et qu'on n'irait pas bien loin. C'est ce qui arriva. À peine les trois voyageurs furent-ils à une lieue de Vaucouleurs, vers la chapelle de Saint-Nicolas, qui s'élève dans la vallée de Septfonds au milieu du grand bois de Saulcy, que Jeanne, se ravisant, dit à ses compagnons qu'il n'était point honnête à elle de partir ainsi: et tous trois retournèrent à la ville[389].

Enfin un messager royal vint apporter au capitaine de Vaucouleurs la réponse du roi Charles. Il se nommait Colet de Vienne[390]. Son nom le désigne comme originaire de la province gouvernée par le dauphin avant la mort du feu roi, et qui gardait au pauvre prince une constante fidélité. La réponse portait que sire Robert envoyât la jeune sainte à Chinon[391].

Ce que Jeanne avait demandé et qui paraissait impossible à obtenir, lui était accordé. Elle allait être menée au roi comme elle l'avait voulu et dans les délais fixés par elle-même. Mais ce départ après lequel elle avait tant soupiré fut retardé de quelques jours, par une circonstance remarquable, qui montre que la renommée de la jeune prophétesse s'était répandue en Lorraine et atteste qu'alors les grands de la terre, en leurs nécessités, recherchaient les saintes.

Jeanne était mandée à Nancy par monseigneur le duc de Lorraine. Munie d'un sauf-conduit que le duc lui avait envoyé, elle partit en veste et houseaux rustiques, sur un bidet que Durand Lassois et Jacques Alain lui donnèrent. Il leur avait coûté douze francs que sire Robert leur remboursa plus tard sur les deniers du roi[392]. Il y a vingt-quatre lieues de Vaucouleurs à Nancy. Jean de Metz l'accompagna jusqu'à Toul; Durand Lassois fit tout le voyage avec elle[393].

Avant de se rendre à l'hôtel du duc de Lorraine, Jeanne monta la vallée de la Meurthe et alla faire ses dévotions au grand saint Nicolas, dont on gardait les reliques dans la chapelle de Saint-Nicolas-du-Port[394], desservie par des religieux bénédictins. C'était bien fait à elle, saint Nicolas étant le patron des voyageurs.

CHAPITRE IV
VOYAGE À NANCY. — ITINÉRAIRE DE VAUCOULEURS À SAINTE-CATHERINE-DE-FIERBOIS.

Le duc Charles II de Lorraine, allié aux Anglais, venait de jouer un bien mauvais tour à son cousin et ami le duc de Bourgogne, en donnant en mariage Isabelle sa fille aînée, l'héritière de Lorraine, à René, second fils de madame Yolande, reine de Sicile et de Jérusalem, duchesse d'Anjou[395]. René d'Anjou, dans ses vingt ans, était un gentil esprit, amoureux de bon savoir autant que de chevalerie, bienveillant, affable et gracieux. Quand il ne faisait point de chevauchées et ne maniait pas la lance, il se plaisait à peindre des images dans des livres; il avait du goût pour les jardins fleuris et les histoires en tapisserie, et, comme son beau cousin le duc d'Orléans, il composait des poèmes en français[396]. Investi du duché de Bar par le cardinal duc de Bar, son grand-oncle, il devait hériter le duché de Lorraine après la mort du duc Charles, qui ne pouvait beaucoup tarder. Ce mariage était justement regardé comme un beau coup de madame Yolande. Mais qui terre a guerre a. Le duc de Bourgogne, fort mal content de voir un prince de la maison d'Anjou, le beau-frère de Charles de Valois, s'établir entre la Bourgogne et les Flandres, excitait contre René le comte de Vaudemont, prétendant à l'héritage de Lorraine, et la politique angevine rendait difficile la réconciliation du duc de Bourgogne avec le roi de France. René d'Anjou était engagé dans les querelles de son beau-père de Lorraine. Et précisément, en 1429, il faisait aux habitants de Metz la guerre de la Hottée de pommes. On la nommait ainsi parce que la cause en était une hottée de pommes entrée dans la ville de Metz, sans qu'on eût payé de droits aux officiers du duc de Lorraine[397].

Cependant, madame sa mère faisait envoyer de Blois des convois de vivres aux habitants d'Orléans, assiégés par les Anglais. Bien qu'elle fût pour lors en mauvaise intelligence avec les conseillers du roi Charles, son gendre, elle se montrait vigilante à combattre les ennemis du royaume, qui menaçaient son duché d'Anjou. René, duc de Bar, avait donc des parentés, des amitiés, des intérêts tout à la fois dans le parti d'Angleterre et Bourgogne et dans le parti de France. Tel était le cas où se trouvaient la plupart des seigneurs français. Ses rapports avec le capitaine de Vaucouleurs restaient amicaux et fréquents[398]. Il est possible que sire Robert l'ait informé qu'il tenait à Vaucouleurs une jeune fille prophétisant sur le royaume de France. Il est possible que le duc de Bar, curieux de la voir, l'ait fait envoyer à Nancy où il devait se rendre lui-même vers le 20 février; mais, bien plus probablement, René d'Anjou se souciait moins de la Pucelle de Vaucouleurs, qu'il n'avait jamais vue, que du petit More et du fou dont s'égayait son hôtel ducal[399]. En ce mois de février 1429, il n'avait ni l'envie ni les moyens de beaucoup s'appliquer aux affaires de France; et, tout beau-frère qu'il était du roi Charles, il se préparait, non pas à secourir la ville d'Orléans, mais à mettre le siège devant la ville de Metz[400].

Le duc de Lorraine, vieux et malade, vivait en son hôtel avec sa belle amie Alison du Mai, bâtarde, fille de prêtre, qui en avait chassé l'épouse légitime, madame Marguerite de Bavière. Madame Marguerite était de haute naissance et pieuse, mais vieille et laide; et madame Alison était jolie; le duc Charles lui avait fait plusieurs enfants[401].

Voici ce qui paraît le plus vrai. Il y avait à Nancy des personnes de bien qui désiraient que le duc Charles reprît sa bonne femme et comptaient, pour l'y amener, sur les exhortations d'une dévote, ayant révélations du Ciel et se disant fille de Dieu. Ces personnes annoncèrent au vieux duc égrotant la fille de Domremy comme une sainte guérisseuse. Par leurs conseils il la fit appeler, dans l'espoir qu'elle aurait des secrets pour le soulager de ses maux et l'empêcher de mourir.

Dès qu'il la vit, il lui demanda si elle ne pouvait pas le rétablir en bonne forme et santé.

Elle répondit que «de cette matière» elle ne savait rien. Cependant elle l'avertit qu'il se gouvernait mal, et lui annonça qu'il ne guérirait oncques s'il ne s'amendait. Et elle lui enjoignit d'avoir à renvoyer Alison sa concubine et à reprendre sa bonne femme[402].

Sur ce chapitre, on lui avait un peu fait la leçon, sans doute, mais elle ne disait que ce qu'elle pensait, car elle avait les mauvaises femmes en aversion.

Elle était venue vers le duc parce que son état le voulait, parce qu'une petite sainte ne se refuse pas aux consultations d'un haut seigneur et parce qu'enfin on l'y avait amenée. Mais sa pensée était ailleurs; elle ne songeait qu'à délivrer le royaume de France.

Considérant que le fils de madame Yolande, le duc de Bar, avec une belle compagnie d'hommes d'armes, apporterait grand'aide au Dauphin, elle demanda au duc de Lorraine, en prenant congé, d'envoyer ce jeune seigneur avec elle en France.

—Donnez-moi votre fils, lui dit-elle, avec des gens pour me conduire. En récompense, je prierai Dieu pour le rétablissement de votre santé.

Le duc ne lui donna pas d'hommes d'armes; il ne lui donna pas le duc de Bar, héritier de Lorraine, allié des Anglais, qui devait toutefois la rejoindre bientôt sous les étendards du roi Charles. Mais il lui donna quatre francs et un cheval noir[403].

C'est peut-être à son retour de Nancy qu'elle écrivit à ses parents pour leur demander pardon de les avoir quittés. On sait seulement qu'ils reçurent une lettre d'elle et pardonnèrent[404]. Il y aurait lieu, sans doute, d'être surpris que Jacques d'Arc qui, pour avoir vu seulement en rêve sa fille avec des gens d'armes, jurait de la noyer de ses mains si ses fils ne la noyaient, demeurât coi tout un long mois pendant qu'elle se tenait à Vaucouleurs. Car il devait bien savoir qu'elle y vivait parmi les hommes d'armes. Ç'avait été déjà de sa part beaucoup de simplicité de l'avoir laissée partir, sachant l'humeur dont elle était. On ne peut se défendre de supposer que des personnes pieuses, qui croyaient en la bonté de Jeanne et avaient hâte qu'elle fût conduite en France pour le salut du royaume, prirent soin de rassurer le père et la mère sur les façons et comportements de leur fille et peut-être même firent entendre à ces bonnes gens que, si Jeanne allait vers le roi, toute sa famille en tirerait honneur et profit.

Avant ou après le voyage de Nancy (on ne sait) quelques habitants de Vaucouleurs ayant foi en la jeune inspirée, firent faire ou achetèrent pour elle des vêtements d'homme, un justaucorps, un gippon de drap, des chausses attachées au justaucorps par des aiguillettes, des houseaux, des souliers, des éperons, tout un harnais de guerre. Sire Robert lui donna une épée[405].

Elle fit tailler ses cheveux en rond, à la manière des jeunes garçons[406]. Jean de Metz et Bertrand de Poulengy, avec Jean de Honecourt et Julien, leurs servants, devaient l'accompagner, ainsi que Colet de Vienne, messager du roi, et Richard, l'archer[407]. Il y eut encore quelques hésitations, et l'on tint des conseils. Car les gens d'armes d'Antoine de Lorraine, seigneur de Joinville, infestaient la contrée. On ne voyait dans la campagne que gens faisant pilleries, larcins, meurtres et tyrannies cruelles, prenant les femmes de force, incendiant les églises et les abbayes et y commettant des péchés abominables. C'était le temps le plus dur à passer qu'homme eût jamais vu[408]. Mais la jeune fille ne craignait rien et disait:

—En nom Dieu! menez-moi vers le gentil dauphin et ne faites doute que vous ni moi n'aurons nul mal et nul empêchement[409].

Enfin, le mercredi 23 février, la petite troupe sortit de Vaucouleurs par la porte de France[410].

Quelques amis l'avaient suivie jusque-là et la regardaient partir. Il se trouvait parmi eux Henri Leroyer et Catherine, ses hôtes, et messire Jean Colin, chanoine de Saint-Nicolas, près de Vaucouleurs, à qui Jeanne s'était plusieurs fois confessée[411]. Songeant à la longueur du chemin, aux périls du voyage, ils s'effrayaient pour leur sainte.

—Comment, lui disait-on, comment pourrez-vous faire un tel voyage, quand il y a de tous côtés des gens de guerre?

Mais elle répondait, dans la paix souriante de son cœur:

—Je ne crains point les gens de guerre: j'ai mon chemin tout aplani. S'il se trouve des hommes d'armes, messire Dieu saura bien me frayer la route pour aller à messire le dauphin. Je suis venue pour cela[412].

Sire Robert assistait au départ. Il fit jurer, selon la formule usuelle, à tous les hommes d'armes de bien et sûrement conduire celle qu'il leur confiait. Puis, comme il était homme de peu de foi, il dit à Jeanne en manière d'adieu:

—Va! et advienne que pourra[413]!

Et la petite troupe s'en fut dans la brume qui recouvre en cette saison les prairies de la Meuse.

Il fallait éviter les voies fréquentées, se garder surtout de passer par Joinville, par Montiers-en-Saulx, par Sailly où se tenaient les gens d'armes du parti contraire. Sire Bertrand et Jean de Metz, accoutumés à ces sourdes chevauchées, connaissaient les chemins de traverse et savaient prendre les précautions utiles, comme d'envelopper de linges les pieds des chevaux pour amortir le bruit des sabots sur le sol[414].

À la nuit tombante la compagnie, ayant échappé à tous les dangers, s'approcha de la rive droite de la Marne et atteignit l'abbaye de Saint-Urbain[415]. C'était de temps immémorial un lieu d'asile, et, à l'époque où nous sommes, elle avait pour abbé Arnoult d'Aulnoy, parent de Robert de Baudricourt[416].

La porte du sévère édifice s'ouvrit aux voyageurs qui passèrent sous la voûte en tiers-point[417]. L'abbaye renfermait un corps de logis pour les étrangers. C'est là qu'ils trouvèrent le gîte de leur première étape.

L'église abbatiale s'élevait à droite de la porte extérieure; on y gardait les reliques de saint Urbain, pape. Le 24 février, au matin, Jeanne y entendit la messe conventuelle[418]. Puis elle se remit en selle avec ses compagnons. Ils franchirent le pont sur la Marne vis-à-vis de Saint-Urbain et poussèrent vers la France.

Ils avaient encore cent vingt-cinq lieues de pays à parcourir et trois rivières à traverser dans une contrée infestée de brigands. Onze jours, ils chevauchèrent; par crainte de l'ennemi, ils voyageaient la nuit[419]. Pendant les couchées sur la paille, la jeune paysanne, gardant ses chausses liées à son justaucorps, dormait tout habillée, sous une couverture, entre Jean de Metz et Bertrand de Poulengy qui lui inspiraient de la confiance. Ils ont dit depuis qu'ils n'eurent point désir de cette fille à cause de la sainteté qu'ils voyaient en elle[420]; on peut le croire ou ne le pas croire. Jean de Metz n'était point échauffé d'une si grande foi dans cette inspirée, puisqu'il lui demandait avec inquiétude:

—Ferez-vous bien ce que vous dites?

À quoi elle répondait:

—N'ayez crainte. Ce que je fais, je le fais par commandement. Mes frères du Paradis me disent ce que j'ai à faire. Il y a déjà quatre ou cinq ans que mes frères du Paradis et Messire m'ont dit qu'il fallait que j'allasse en guerre pour recouvrer le royaume de France[421].

Ces rudes compagnons n'éprouvaient pas tous en sa présence un respect religieux; certains la moquaient et, par amusement, parlaient devant elle comme s'ils étaient du parti des Anglais. Quelquefois, en manière de plaisanterie, feignant une alerte, ils faisaient mine de tourner bride. C'était de la malice perdue. Elle les croyait, mais elle n'avait pas peur et disait gravement à ces gens qui pensaient l'effrayer avec des Anglais:

—Gardez-vous de fuir. En nom Dieu, ils ne vous feront pas de mal[422].

Et à l'approche de tout danger feint ou réel, il lui venait aux lèvres des paroles de réconfort:

—Ne craignez rien. Vous verrez comme à Chinon le gentil dauphin nous fera bon visage[423].

Son plus grand chagrin était de ne pas faire aussi souvent qu'elle le voulait ses dévotions aux églises. Elle répétait chaque jour:

—Si nous pouvions, nous ferions bien d'entendre la messe[424].

Évitant les grandes routes, ils ne se trouvaient guère à portée des ponts et ils durent souvent passer à gué les rivières grossies par les pluies. Ils traversèrent l'Aube près de Bar-sur-Aube, la Seine près de Bar-sur-Seine, l'Yonne devant Auxerre, où Jeanne entendit la messe dans l'église Saint-Étienne: puis ils atteignirent la ville de Gien, assise sur la rive droite de la Loire[425].

Ces Lorrains voyaient enfin une ville française obéissant au roi de France. Ils avaient fait soixante-quinze lieues en pays ennemi sans être attaqués ni molestés, ce qui, par la suite, fut tenu pour merveilleux. Mais était-il impossible à sept ou huit cavaliers armagnacs de traverser sans malencontre les pays anglais ou bourguignons? Le capitaine de Vaucouleurs faisait parvenir fréquemment des lettres au dauphin, le dauphin lui envoyait des courriers; Colet de Vienne[426] venait de porter son message.

En fait, le péril n'était guère moindre pour les gens du dauphin dans les provinces de son obéissance que dans les territoires soumis à d'autres maîtres[427]. Les routiers à la solde du roi Charles ne s'inquiétaient pas, pour piller et rançonner les voyageurs, de savoir s'ils étaient Armagnacs ou Bourguignons, et c'est précisément après avoir traversé la Loire que les compagnons de Bertrand de Poulengy se trouvèrent exposés aux plus grands dangers.

Avertis de leur venue, quelques hommes d'armes du parti français allèrent au devant d'eux et se mirent en embuscade pour les surprendre. Ils voulaient s'emparer de la jeune fille, la jeter dans une fosse et l'y laisser sous une grosse pierre, comptant que le roi, qui la faisait venir, donnerait beaucoup d'argent pour la ravoir[428]. Les routiers et les soudoyers avaient coutume d'enfouir ainsi dans un trou les voyageurs qu'ils délivraient ensuite, moyennant rançon. Dix-huit ans auparavant, à Corbeil, cinq hommes avaient été mis dans une fosse au pain et à l'eau, par des Bourguignons. Trois d'entre eux moururent faute de pouvoir payer[429]. Il s'en manqua de peu que Jeanne ne subît un traitement de ce genre. Mais les mauvais garnements qui la guettaient, au moment de faire le coup restèrent tranquilles, on ne sait pour quelle cause et peut-être par crainte de n'être pas les plus forts[430].

De Gien, la petite troupe longea la lisière nord du duché de Berry, passa dans le Blaisois, traversa peut-être Selles-sur-Cher et Saint-Aignan, puis, entrée en Touraine, atteignit les pentes vertes de Fierbois[431]. C'était là que l'une des deux dames du Ciel qui visitaient familièrement chaque jour la jeune paysanne avait son sanctuaire le plus renommé; c'était là que sainte Catherine recevait une foule de pèlerins et faisait de beaux miracles. La créance populaire donnait à son culte, en ce lieu, une origine nationale et guerrière qui remontait aux plus profondes antiquités françaises. On contait que, vainqueur des Sarrasins à Poitiers, Charles-Martel avait déposé son épée dans l'oratoire de la bienheureuse Catherine[432]. Mais depuis lors ce sanctuaire, il fallait bien l'avouer, avait subi l'injure d'un long abandon. Un peu plus de quarante ans avant la venue de la fille de Domremy, ses murs, au fond d'un bois, disparaissaient sous les ronces et les épines.

Il n'était pas rare alors que les saints et les saintes laissés dans un injuste oubli vinssent eux-mêmes se plaindre à quelque pieuse personne du tort qu'on leur faisait sur la terre. Ils apparaissaient soit à un moine, soit à un paysan ou à un bourgeois, lui dénonçaient en termes pressants, parfois assez vifs, l'impiété des fidèles et lui donnaient l'ordre de rétablir leur culte et de relever leur sanctuaire. C'est ce que fit madame sainte Catherine. En l'an 1375, elle donna mission à un prud'homme du pays de Fierbois, nommé Jean Godefroy, qui était aveugle et paralytique, de rétablir son oratoire dans son éclat et sa célébrité, lui promettant guérison s'il faisait neuvaine au lieu où Charles-Martel avait déposé son épée. Jean Godefroy se fit porter à la chapelle abandonnée, mais il fallut d'abord que ses valets ouvrissent, à force de coignée, un chemin à travers les halliers. Madame sainte Catherine rendit à Jean Godefroy l'usage de ses yeux et de ses membres, et ce fut par un bienfait qu'elle rappela au peuple tourangeau sa gloire délaissée. L'oratoire fut réparé; les fidèles en reprirent le chemin, et les miracles y abondèrent. La sainte s'occupa d'abord de guérir les malades; puis, quand le pays endura les guerres, elle s'employa spécialement à tirer des mains des Anglais les prisonniers qui avaient recours à elle. Parfois elle rendait les captifs invisibles à leurs gardiens, parfois elle rompait liens, chaînes, serrures; témoin un gentilhomme du nom de Cazin du Boys, qui fut pris, en 1418, avec la garnison de Beaumont-sur-Oise. Mis dans une huche fermée à clef, liée d'une grosse corde et sur laquelle dormait un Bourguignon, il s'y remémora madame sainte Catherine et se voua à cette glorieuse vierge; aussitôt la huche s'ouvrit. Parfois encore elle obligeait les Anglais à déferrer eux-mêmes leurs prisonniers et à les renvoyer sans rançon. C'était un grand miracle. Elle en opéra un non moins grand en faveur de Perrot Chapon, de Saint-Sauveur, près Luzarches. Étant aux fers en chartre anglaise, depuis un mois, Perrot Chapon se voua à madame Sainte Catherine et s'endormit. Il se réveilla, tout enchaîné encore, dans sa maison.

Le plus souvent, elle aidait ceux qui s'aidaient eux-mêmes. Ainsi fit, en 1424, Jean Ducoudray, natif de Saumur, qui, prisonnier au château de Bellême, se recommanda dévotement à madame sainte Catherine, puis sauta dehors, étrangla l'homme du guet, escalada le mur d'enceinte, se laissa tomber d'une hauteur de deux lances et s'en alla librement par les champs[433].

Peut-être ces miracles eussent-ils été moins fréquents si les Anglais avaient entretenu plus de monde en France; mais ils manquaient d'hommes: en Normandie, ils s'enfermaient dans les villes, abandonnant les campagnes aux partisans qui battaient le pays, enlevaient les convois et favorisaient de la sorte grandement l'intervention de madame sainte Catherine[434].

Les captifs qui s'étaient voués à elle et qu'elle avait délivrés faisaient, pour acquitter leur vœu, le glorieux pèlerinage de Fierbois et venaient suspendre dans la chapelle leurs cordes, leurs chaînes, leur harnois, ou par cas spécial, le harnois d'un ennemi.

C'est ce qu'avait fait, neuf mois avant la venue de Jeanne à Fierbois, un gentilhomme nommé Jean du Chastel. Il s'était échappé des mains d'un capitaine qui l'accusait, en cela, de félonie, affirmant que du Chastel lui avait donné sa foi. Du Chastel soutenait, au contraire, qu'il n'avait rien juré; et il appela le capitaine en combat singulier. L'issue du combat prouva le bon droit du gentilhomme français; car, avec l'aide de madame sainte Catherine, il eut la victoire. En reconnaissance, il vint offrir à sa sainte protectrice le harnois de l'Anglais vaincu, en présence de monseigneur le bâtard d'Orléans, du capitaine La Hire et de plusieurs autres seigneurs[435].

Jeanne dut se plaire à entendre de telles ou semblables merveilles qu'on lui récita, et à voir tant d'armes suspendues aux murs de la chapelle. Elle dut être bien aise que la sainte, qui la visitait à toute heure et lui donnait conseil, se montrât si manifestement l'amie des pauvres soldats et des paysans, la libératrice des prisonniers mis en huche, en fosse, aux fers ou aux ceps par les Godons.

Elle fit ses dévotions et entendit deux messes dans la chapelle[436].

CHAPITRE V
LE SIÈGE D'ORLÉANS, DU 12 OCTOBRE 1428 AU 6 MARS 1429.

Depuis la victoire de Verneuil et la conquête du Maine, les Anglais ne gagnaient guère en France, et ce qu'ils y tenaient leur était moins assuré que jamais[437]. S'ils épargnaient les terres du duc d'Orléans, leur prisonnier, ce n'était point par vergogne. On disait bien, sur les bords de la Loire, que ceux-là manquaient à l'honneur qui prenaient les domaines d'un seigneur dont ils tenaient le corps[438], mais en guerre où est le profit n'est point la honte. Le Régent ne s'était pas fait scrupule de s'emparer du duché d'Alençon, alors que le possesseur était prisonnier[439]. Ce qui est vrai c'est que le bon duc Charles, par prières et finances, dissuada les Anglais d'attaquer son duché. De 1424 à 1426, les habitants d'Orléans payèrent pour obtenir abstinence de guerre[440]. Les Godons acceptaient d'autant plus volontiers ces accommodements qu'ils se sentaient moins en état d'entrer en campagne. Pendant la minorité de leur roi mi-anglais, mi-français, le duc de Glocester, frère et lieutenant du Régent, et son oncle, l'évêque de Winchester, chancelier du royaume, se prenaient aux cheveux et leurs discordes ensanglantaient les rues de Londres[441]. À la fin de l'année 1425, le Régent se rendit en Angleterre où il passa dix-sept mois à calmer l'oncle et le neveu et à rétablir la tranquillité publique. À force de finesse et d'énergie, il y réussit assez pour rendre à ses compatriotes le désir et l'espoir d'achever la conquête de la France. En 1428, le Parlement d'Angleterre vota des subsides à cet effet[442].

Le plus subtil, le plus expert, le plus heureux en armes de tous les princes et capitaines d'Angleterre, Thomas Montaigu, comte de Salisbury et du Perche[443], qui avait beaucoup fait la guerre dans la Normandie, dans la Champagne et dans le Maine, recruta en Angleterre une armée en vue d'une expédition sur la Loire. Il trouva des archers à sa suffisance; quant aux chevaliers et aux hommes d'armes, il eut du mécompte. Seuls les gens de petit état voulaient aller se battre dans un pays de famine[444]. Enfin, le noble lord, le beau cousin du roi Henri passa la mer avec quatre cent quarante-neuf hommes d'armes et deux mille deux cent cinquante archers[445]. Il trouva en France des troupes recrutées par le Régent, quatre cents lances dont deux cents normandes, à trois archers par lance suivant la coutume d'Angleterre[446]. Il conduisit ces troupes à Paris où des résolutions irrévocables furent prises[447]. Jusque-là on se disposait à prendre la ville d'Angers; on décida en dernier lieu d'assiéger Orléans[448].

Entre la Beauce et la Sologne, en avant des provinces fidèles, Touraine, Blaisois, Berry, la cité ducale se présentait à l'ennemi, sur la Loire recourbée, comme sur l'arc tendu la pointe de la flèche[449]. Évêché, université, marché du haut et bas pays, fière de ses clochers, de ses flèches et de ses tours, qui levaient vers le ciel la croix de Notre-Seigneur, les trois cœurs de lis de la ville et les trois fleurs de lis de ses ducs, Orléans abritait, sous les hauts toits d'ardoise de ses maisons de pierre ou de bois plantées sur des rues tortueuses et sur de sombres venelles, quinze mille habitants, officiers de justice et de finance, orfèvres, droguistes, épiciers, tanneurs, bouchers, poissonniers, riches bourgeois fins comme l'ambre, qui aimaient les beaux habits, les beaux logis, la musique et la danse; curés, chanoines, régents et suppôts de l'université, libraires, écrivains, imagiers, peintres, écoliers qui n'étaient pas tous des fontaines de sapience, mais qui jouaient joliment de la flûte; moines de toute robe, jacobins, cordeliers, mathurins, carmes, augustins; et les artisans et les gens de métier, forgerons, tonneliers, charpentiers, bateliers, pêcheurs[450].

D'origine romaine, la ville gardait la carrure qui lui avait été donnée au temps de l'empereur Aurélien. Le côté du midi, qui longeait la Loire, et le côté du nord, s'étendaient sur une ligne de trois mille pieds. Les petits côtés du levant et du couchant n'avaient que treize cent cinquante pieds de long. Elle était ceinte de murs épais de six pieds et élevés de dix-huit à trente-trois pieds au-dessus du fossé qui en noyait la base. Ces murs étaient flanqués de trente-quatre tours, percés de cinq portes et de deux poternes[451]. Voici l'emplacement de ces portes, poternes et tours, avec les noms de celles qui firent parler d'elles durant le siège.

C'était, en allant de l'angle sud-est des murs à l'angle sud-ouest: la tour Neuve, énorme et ronde, baignant dans la Loire: trois autres tours portant sur les grèves; la poterne Chesneau qui seule, s'ouvrait sur l'eau et qu'on fermait par une herse de fer: la tour de la Croiche-Meuffroy, ainsi nommée de la croiche ou éperon qui, de son pied, s'avançait dans la rivière; deux autres tours baignant dans la Loire; la porte du Pont, avec pont-levis et flanquée de deux tours: la tour de l'Abreuvoir; la tour Notre-Dame, qui tirait son nom d'une chapelle adossée aux murs de la ville; la tour de la Barre-Flambert, la dernière de ce côté, à l'angle sud-ouest de l'enceinte, et qui barrait la rivière. Tout le long de la Loire, les murs étaient garnis d'un parapet de pierre et munis de mâchicoulis crénelés, d'où l'on pouvait lancer des carreaux et en cas d'escalade, renverser les échelles. Les tours se dressaient à un jet d'arc les unes des autres.

Sur le côté ouest, on comptait d'abord trois tours, puis les deux tours de la porte qu'on appelait Regnard ou Renard, du nom des bourgeois, possesseurs autrefois d'un hôtel y attenant, habité en 1428 par Jacques Boucher, trésorier du duc d'Orléans; puis une autre tour, et, enfin, la porte Bernier ou Bannier, à l'angle nord-ouest de l'enceinte. Les remparts, de ce côté, avaient été construits à une époque où déjà on faisait usage de l'arbalète qui portait plus loin que l'arc: les tours étaient à un jet d'arbalète les unes des autres, et les murs moins hauts qu'ailleurs.

Du côté nord, qui regardait la forêt: dix tours distantes entre elles d'une portée d'arc; la deuxième, celle de Saint-Samson, servait d'arsenal; la sixième et la septième flanquaient la porte Parisis.

Du côté de l'Est, dix tours également et à la même distance les unes des autres que celles du Nord; la cinquième et la sixième étaient celles de la porte de Bourgogne, dite aussi de Saint-Aignan, parce qu'elle était proche de l'église de Saint-Aignan hors les murs; la dernière était la grosse tour d'angle, dite tour Neuve, qui se trouve ainsi comptée deux fois.

Le pont de pierre, bordé de maisons, qui reliait la ville à la rive gauche de la Loire, était renommé dans le monde entier. Il avait dix-neuf arches d'ouvertures inégales. La première, sur laquelle on passât en sortant de la ville par la porte du Pont, se nommait l'Allouée ou pont Jacquemin-Rousselet; un pont-levis était pratiqué dans sa voûte. La cinquième arche appuyait sa culée sur une île étroite et longue, en forme de bateau, comme toutes ces îles des fleuves. Elle s'appelait en amont Motte-Saint-Antoine, d'une chapelle dédiée à ce saint, qui y était élevée; en aval Motte-des-Poissonniers, parce qu'on y amarrait des bateaux dont le fond était percé, pour conserver le poisson. En 1417, les Orléanais, prévoyant le cas où l'ennemi ferait une descente dans cette île, avaient construit au delà de la sixième arche une bastille, la bastille ou forteresse Saint-Antoine, qui occupait toute la largeur du pont. Le pilier commun à l'onzième et à la douzième arche portait, sur un socle de pierre historiée, une croix de bronze doré. C'était, comme on disait, la Belle-Croix. Sur la dix-huitième arche et ses deux piliers, formant culée, s'élevait un châtelet composé de deux tours réunies par un porche voûté. Ce châtelet avait nom les Tourelles. La dix-neuvième et dernière arche portait, comme la première, un pont-levis. Après l'avoir franchie on se trouvait sur le Portereau; et l'on avait devant soi la route de Toulouse qui rejoignait, au delà du Loiret, sur les hauteurs d'Olivet, la route de Blois[452].

La Loire traînait alors ses eaux paresseuses entre des îles recouvertes d'oseraies et de bouleaux, qui ont été enlevées depuis pour rendre le passage plus aisé aux bateaux. Une lieue à l'est d'Orléans, à la hauteur de Chécy, l'île aux Bourdons était séparée par un mince bras de la rive de Sologne et par un étroit chenal, de l'Île-aux-Bœufs, qui étalait, vers la rive de Beauce, devant Combleux, ses herbages et ses buissons. Un bateau, s'il descendait le cours du fleuve, côtoyait ensuite les deux îles Saint-Loup, et, doublant la tour Neuve, glissait entre les deux petites îles des Martinets, à droite, et l'Île-aux-Toiles à gauche. Puis il passait sous le Pont qui traversait, comme nous l'avons vu, une île dite en haut Motte-Saint-Antoine et en bas Motte-des-Poissonniers. Enfin, en aval des remparts, vis-à-vis de Saint-Laurent-des-Orgerils, il rencontrait les deux petites îles Biche-d'Orge et Charlemagne[453].

Les faubourgs d'Orléans étaient les plus beaux du royaume. Au midi, le faubourg batelier du Portereau, avec l'église et le couvent des Augustins, s'étendait le long du fleuve, au pied des vignobles de Saint-Jean-le-Blanc qui mûrissaient le meilleur vin du pays[454]. Plus haut, sur les pentes douces conduisant au maigre plateau de Sologne, le Loiret, ses sources agitées, ses eaux limpides, ses rives ombreuses, les jardins et les fontaines d'Olivet, riaient aux regards d'un ciel pluvieux et doux.

Au levant, le faubourg de la porte Bourgogne était de tous le plus peuplé et le mieux bâti. C'est là qu'on admirait l'église Saint-Michel et l'église Saint-Aignan, dont le cloître passait pour une merveille[455]. Au sortir de ce faubourg, en suivant, au bord des vignes, le bras de sable ou d'eau que la Loire allongeait entre sa berge et l'Île-aux-Bœufs, on atteignait, après un quart de lieue, la côte roide de Saint-Loup, et, si l'on s'avançait encore à l'est, entre la rivière et la route romaine d'Autun à Paris, on découvrait, l'un après l'autre, les clochers de Saint-Jean-de-Bray, de Combleux et de Chécy.

Au nord de la ville, s'élevaient de beaux moustiers et de riches églises, la chapelle Saint-Ladre, dans le cimetière; les Jacobins, les Cordeliers, l'église de Saint-Pierre-Ensentelée. En plein nord, le faubourg de la porte Bernier bordait la route de Paris et, tout proche, s'étendait la sombre cité des loups, la profonde forêt de chênes, de charmes, de hêtres et de bouleaux, où s'enfonçaient, comme des bûcherons et des charbonniers, les villages de Fleury et de Samoy[456].

Plan d'Orléans.

Au couchant, parmi les cultures, le faubourg de la porte Renard longeait la route de Châteaudun, et le hameau de Saint-Laurent, la route de Blois[457].

Lorsque les gens des faubourgs se renfermèrent dans la cité à l'approche des Anglais, le nombre des habitants fut plus que doublé, tant ces faubourgs étaient amples et populeux[458].

Les habitants d'Orléans étaient résolus à combattre, non certes pour l'honneur: un bourgeois, en ce temps-là, ne s'attirait aucun honneur à défendre sa ville; par contre il y courait un terrible danger. La ville prise, les hauts et riches seigneurs, qui se trouvaient pris avec, en étaient quittes pour payer rançon, et le vainqueur leur faisait bonne chère; les menus et pauvres seigneurs risquaient davantage. En cette année 1428, les gentilshommes qui défendirent Melun et se rendirent après avoir mangé leurs chevaux et leurs chiens, furent noyés dans la Seine. «Rien n'y valut hautesse», dit une chanson bourguignonne[459]. Ordinairement hautesse valait la vie sauve. Quant aux bourgeois assez courageux pour s'être défendus, ils avaient chance d'être mis à mort. Il n'existait pas de règles fixes à leur égard; tantôt on en pendait plusieurs, tantôt un seul, tantôt on les pendait tous; il était loisible aussi de leur couper la tête ou de les jeter à l'eau, cousus dans un sac. En cette même année 1428, les capitaines La Hire et Poton ayant manqué leur coup de main sur Le Mans et décampé à propos, les bourgeois qui les avaient aidés furent décapités place du Cloître-Saint-Julien, sur la pierre Olet, par ordre de ce même William Pole, comte de Suffolk, qui débridait déjà à Olivet, et de ce même John Talbot, le plus courtois des chevaliers anglais, qui allait bientôt venir[460]. Exemple suffisant pour instruire les citoyens d'Orléans.

La ville, sous l'autorité d'un gouverneur, s'administrait elle-même au moyen de douze procureurs élus par le suffrage des bourgeois pour deux ans, moyennant l'approbation du gouverneur[461]. Ces procureurs risquaient plus que les autres citoyens, et l'un d'eux, quand il passait par le cloître Saint-Sulpice, où l'on mettait à mort les condamnés, songeait sans doute qu'avant un an il pourrait bien être justicié là pour avoir défendu l'héritage de son seigneur. Les douze étaient résolus à défendre cet héritage et ils agissaient avec promptitude et sagesse pour le salut commun.

Les Orléanais n'étaient pas pris au dépourvu. Leurs pères avaient vu de près les Anglais et mis la ville en état de défense. Eux-mêmes, en l'an 1425, s'étaient si bien attendus à subir un siège, qu'ils avaient amassé des armes dans la tour Saint-Samson et que tous, riches ou pauvres, avaient été requis pour creuser des fossés et construire des boulevards[462]. La guerre a toujours coûté cher. Ils consacraient, chaque année, les trois quarts du revenu de la ville à l'entretien des remparts et de l'armement. Avertis que le comte de Salisbury approchait, ils se préparèrent avec une merveilleuse ardeur à le recevoir. Les murs, hors ceux qui regardaient la rivière, étaient sans parapets, mais il y avait dans les magasins des pieux et des traverses destinés à faire des garde-fous. On les monta et l'on établit des mantelets dans lesquels étaient pratiquées des barbacanes en charpente, afin que, du haut des murs habillés de la sorte, les défenseurs pussent tirer à couvert[463]. On établit, à l'entrée de chaque faubourg, des barrières de bois, avec un corps de garde et une loge pour le portier chargé de les ouvrir et de les fermer. Les remparts, bastilles et boulevards furent munis de soixante et onze bouches à feu, tant canons que bombardes, sans compter les couleuvrines. On tira de la carrière de Montmaillard, située à trois lieues de la ville, des pierres que les artisans façonnaient en boulets de canon; on fit venir à grands frais du plomb, de la poudre et du soufre, que les femmes finaient pour le service des canons et des couleuvrines. On fabriquait chaque jour par milliers des flèches, des traits, des fûts de viretons aboutés de pointes de fer et empennés de parchemin, et nombre de pavas, grands boucliers faits de douves assemblées à tenons et mortaises et recouvertes de cuir. On acheta du blé, du vin, du bétail à force pour la nourriture des habitants et des hommes d'armes qu'on attendait, gens du roi et routiers[464].

Par un privilège dont ils se montraient fort jaloux, les habitants avaient la garde de leurs remparts. Ils étaient répartis par corps de métiers en autant de compagnies qu'il y avait de tours. Se gardant eux-mêmes, ils jouissaient du droit de ne pas recevoir garnison dans leurs murs. Ce droit leur était précieux parce qu'il leur évitait d'être pillés et dérobés, incendiés et molestés à tout moment par les gens du roi. Ils y renoncèrent avec empressement, sentant bien que seuls, avec leur milice civique et les milices des communes, c'est-à-dire les paysans, ils ne pourraient soutenir l'effort d'un siège et qu'il leur fallait, pour bien faire, des hommes de cheval tenant roidement la lance et des gens de pied habiles à manœuvrer l'arbalète. Tandis que le sire de Gaucourt, leur gouverneur, et monseigneur le Bâtard d'Orléans, lieutenant général du roi, se rendaient à Chinon et à Poitiers pour obtenir des conseillers du roi assez d'hommes et d'argent[465], des bourgeois partaient en mission, deux par deux, et allaient jusqu'en Bourbonnais et en Languedoc demander des secours aux villes[466]. Les procureurs faisaient appel aux routiers qui tenaient la campagne pour les fleurs de lis et leur annonçaient, par les deux hérauts de la ville, Orléans et Cœur-de-Lis, qu'il y avait chez eux de l'or et de l'argent en abondance, des vivres et des armes pour nourrir et armer deux mille combattants pendant deux ans, et que tout gentil et honnête capitaine qui voudrait défendre leur ville avec eux le pourrait faire, et qu'on se battrait à mort[467].

Les habitants d'Orléans craignaient Dieu. En ce temps-là Dieu se faisait beaucoup craindre; il était presque aussi terrible qu'au temps des Philistins. Les pauvres pécheurs avaient peur d'être mal reçus s'ils s'adressaient à lui dans leurs afflictions; mieux valait, croyaient-ils, prendre un biais et recourir à l'intercession de Notre-Dame et des saints. Dieu respectait sa mère et s'efforçait de lui complaire en toute occurrence. Il montrait pareillement de la déférence aux bienheureux assis à ses côtés dans le paradis et écoulait volontiers les requêtes qu'ils lui présentaient. Aussi était-ce la coutume, en cas de grande nécessité, de faire des prières et des présents aux saints pour les rendre favorables. Les bourgeois d'Orléans se rappelèrent à propos Monsieur saint Euverte et Monsieur saint Aignan, patrons de leur ville. Saint Euverte s'était assis très anciennement dans le siège épiscopal occupé en 1428 par messire Jean de Saint-Michel, écossais, et il y avait resplendi de toutes les vertus apostoliques[468]. Saint-Aignan, son successeur, avait obtenu de Dieu qu'il regardât sa ville dans un péril semblable à celui qu'elle courait présentement. Voici son histoire telle que les Orléanais la savaient:

Le bienheureux Aignan s'était retiré dès sa jeunesse dans une solitude près d'Orléans. Saint Euverte, alors évêque de cette ville, l'y découvrit, l'ordonna prêtre, l'institua abbé de Saint-Laurent-des-Orgerils et le désigna pour son successeur dans le gouvernement des fidèles. Et quand saint Euverte eut trépassé de cette vie à l'autre, le bienheureux Aignan fut proclamé évêque, du consentement du peuple orléanais, par la voix d'un petit enfant. Car Dieu, qui tire sa louange de la bouche des enfants, permit que l'un d'eux, porté dans ses langes sur l'autel, parlât et dit: «Aignan, Aignan, Aignan est élu de Dieu pour être évêque de cette ville.» Or, dans la soixantième année de son pontificat, les Huns envahirent la Gaule, conduits par Attila, leur roi, qui publiait que devant lui les étoiles tombaient, la terre tremblait, et qu'il était le marteau du monde, stellas pre se cadere, terram tremere, se malleum esse universi orbis. Toutes les villes qu'il avait rencontrées sur son chemin, il les avait détruites, et il marchait sur Orléans. Alors le bienheureux Aignan alla trouver dans la cité d'Arles le patrice Aetius, qui commandait l'armée romaine, et lui demanda son aide en un si grand péril. Ayant obtenu du patrice promesse de secours, Aignan revint dans sa ville épiscopale qu'il trouva entourée de guerriers barbares. Les Huns avaient fait des brèches dans les murs, et ils se préparaient à donner l'assaut. Le bienheureux monta sur le rempart, se mit à genoux, pria, et, ayant prié, cracha sur les ennemis. Cette goutte d'eau fut suivie, par la volonté de Dieu, de toutes les gouttes d'eau suspendues dans le ciel; un orage éclata, une pluie si abondante tomba sur les barbares, que leur camp en fut noyé; leurs tentes s'abattirent sous la force des vents, et plusieurs d'entre eux périrent frappés de la foudre. La pluie dura trois jours, après lesquels Attila fit battre par de puissantes machines les remparts de la cité. Les habitants voyaient avec épouvante tomber leurs murailles. Quand tout espoir de résister fut perdu, le saint évêque alla, revêtu de ses habits sacerdotaux, vers le roi des Huns et l'adjura d'avoir pitié du peuple orléanais, le menaçant de l'ire céleste s'il était dur aux vaincus. Ces prières et ces menaces ne changèrent pas le cœur d'Attila. L'évêque, revenu parmi ses fidèles, les avertit qu'ils ne devaient s'assurer qu'en la puissance de Dieu, mais que ce secours ne leur manquerait pas. Et bientôt, selon la promesse qu'il leur avait donnée, Dieu délivra la ville par le moyen des Romains et des Français, qui défirent les Huns dans une grande bataille. Peu de temps après cette merveilleuse délivrance de sa ville bien-aimée, saint Aignan s'endormit dans le Seigneur[469].

C'est pourquoi, en ce grand péril où les mettaient les Anglais, les citoyens d'Orléans attendaient de Monsieur saint Euverte et de Monsieur saint Aignan aide et réconfort. Aux merveilles que saint Aignan avait accomplies dans sa vie mortelle, ils mesuraient les miracles qu'il pouvait opérer maintenant qu'il était au Paradis. Ces deux confesseurs avaient, dans le faubourg de Bourgogne, chacun son église où l'on gardait précieusement leur corps[470]. Les os des martyrs et des confesseurs inspiraient alors une vénération profonde. Ils répandaient parfois, disait-on, une odeur balsamique, ce qui signifiait les grâces qui en émanaient. On les enfermait dans des châsses dorées et semées de pierres précieuses et il n'est point de miracle qu'on ne pensât obtenir par le moyen de ces saintes reliques. Le 6 août 1428, le clergé de la ville alla prendre dans l'église où elle était conservée la châsse de Monsieur saint Euverte et la porta autour des murs, afin qu'ils en fussent affermis, et la châsse vénérée fit le tour de la cité, suivie du peuple entier. Le 8 septembre, un tortis de cent dix livres fut offert à Monsieur saint Aignan. Pour les gagner, on faisait aux saints, quand on avait besoin d'eux, des présents de toute nature, robes, joyaux, argent monnayé, maisons, terres, bois, étangs; mais on pensait que la cire vierge leur était particulièrement agréable. Un tortis était une rouelle de cire sur laquelle on plantait des cierges et deux petits panonceaux aux armes de la ville[471].

Ainsi les Orléanais travaillaient à se munir et protéger.

Des aventuriers de tout pays répondaient à l'appel des procureurs. Messire Archambaud de Villars, capitaine de Montargis; Guillaume de Chaumont, seigneur de Guitry; messire Pierre de la Chapelle, gentilhomme beauceron; Raimond Arnaud de Corraze, chevalier béarnais; don Mathias d'Aragon, Jean de Saintrailles et Poton de Saintrailles accoururent les premiers. L'abbé de Cerquenceaux, naguère étudiant à l'Université d'Orléans, arriva à la tête d'une bande de partisans[472]. Il entra ainsi dans la ville à peu près autant d'amis qu'on attendait d'ennemis. On les solda, on leur fournit pain, chair, poisson, fourrage en abondance, et l'on défonça pour eux des tonneaux de vin. Dans les premiers jours les habitants les traitèrent comme leurs propres enfants. Ils se les partagèrent entre eux et les nourrirent de ce qu'ils avaient. Mais cette concorde ne régna pas longtemps, et, quoi qu'en dise une tradition conciliante[473], les choses ne se passèrent pas à Orléans différemment que dans les autres villes assiégées: les bourgeois ne tardèrent pas à se plaindre de la garnison.

Le 5 septembre, le comte de Salisbury parvint à Janville après s'être emparé sans peine de quarante villes, églises fortes ou châteaux. Et ce n'était pas le meilleur de son affaire; car si peu de monde qu'il eût laissé dans chaque place, il avait semé en route une partie de son armée, déjà trop encline à s'égrener[474].

Il envoya de Janville deux hérauts à Orléans pour sommer les habitants de se rendre. Les procureurs logèrent ces hérauts honorablement dans le faubourg Bannier, à l'hôtel de la Pomme, et leur remirent un présent de vin pour le comte de Salisbury, car ils savaient à quoi le devoir les obligeait envers un si haut prince; mais ils refusèrent d'ouvrir leurs portes à une garnison anglaise, alléguant sans doute, selon la coutume des bourgeois d'alors, qu'ils ne le pouvaient pas, ayant plus forts qu'eux dans leurs murs[475].

Le 6 octobre, le péril approchant, prêtres, bourgeois, notables marchands, artisans, les femmes, les enfants, firent une belle procession avec croix et bannières, chantant des psaumes et invoquant les gardiens célestes de la cité[476].

Le mardi 12 du même mois, à la nouvelle que l'ennemi venait par la Sologne, les procureurs envoyèrent des gens de guerre abattre les maisons du Portereau, faubourg de la rive gauche, l'église et le couvent des Augustins, qui s'élevaient dans ce faubourg, ainsi que tous les bâtiments où l'ennemi pouvait se loger et se retrancher. Les gens de guerre furent pris de court. Ce jour même les Anglais occupèrent Olivet et se montrèrent au Portereau[477].

Là se rassemblaient les vainqueurs de Verneuil, la fleur de la chevalerie anglaise: Thomas, seigneur de Scales et de Nucelles, capitaine de Pontorson, que le roi d'Angleterre appelait son cousin; William Neville, lord Falcombridge; Richard Guethin, chevalier gallois, bailli d'Évreux; lord Richard Gray, neveu du comte de Salisbury; Gilbert Halsall, Richard Panyngel, Thomas Guérard, chevaliers, et d'autres encore de haute renommée.

Sur les deux cents lances de Normandie flottaient les étendards de William Pole, comte de Suffolk, et de John Pole, deux frères issus d'un compagnon du duc Guillaume; de Thomas Rampston, chevalier banneret, chambellan du Régent; de Richard Walter, écuyer, capitaine de Conches, bailli et capitaine d'Évreux; de William Molins, chevalier; de William Glasdall, que les Français nommaient Glacidas, écuyer, bailli d'Alençon, homme de petite naissance[478].

Les archers étaient tous à cheval. Il n'y avait, autant dire, point de fantassins. Des chariots attelés de bœufs traînaient les barils de poudre, les arbalètes, les traits, les canons de toutes sortes, canons à main, «fowlers» et grosses pièces, et les pierres à canons. Les deux maîtres de l'artillerie anglaise, Philibert de Moslant et Guillaume Appilby, accompagnaient les troupes. Il s'y trouvait aussi deux maîtres mineurs avec trente-huit ouvriers. Les femmes ne manquaient pas, dont plusieurs servaient d'espions[479].

Cette armée arrivait, à vrai dire, très diminuée par les délections, ayant de victoire en victoire semé des fuyards. Les uns s'en retournaient en Angleterre, les autres allaient par le royaume de France pillant et dérobant. Ce même jour du 12 octobre, ordre était envoyé de Rouen aux baillis et capitaines de Normandie d'arrêter les Anglais qui s'étaient départis de la compagnie de monseigneur le comte de Salisbury[480].

Le fort des Tourelles et son boulevard fermaient l'entrée du pont. Les Anglais s'établirent au Portereau, placèrent leurs canons et leurs bombardes sur la levée de Saint-Jean-le-Blanc[481], et, le dimanche qui suivit, ils lancèrent sur la ville force boulets de pierre, qui firent grand dommage aux maisons, mais ne tuèrent personne, sinon une Orléanaise, nommée Belles, demeurant près de la poterne Chesneau, au bord de la rivière. Ainsi commença par la mort d'une femme ce siège qui devait finir par la victoire d'une femme.

Cette même semaine les canons anglais détruisirent douze moulins à eau établis près de la tour Neuve. Sur quoi les Orléanais, pour ne pas manquer de farine, construisirent dans la ville onze moulins à chevaux[482]. Il y eut quelques escarmouches en avant du pont, et le jeudi 21 octobre les Anglais donnèrent l'assaut au boulevard des Tourelles. La petite troupe de routiers au service de la ville et les milices bourgeoises firent une belle défense. Les femmes les aidèrent. Pendant les quatre heures que dura l'assaut, les commères en longues files couraient sur le pont, portant au boulevard leurs marmites et leurs écuelles pleines de charbons allumés, d'huile et de graisse bouillantes, avec une joie furieuse d'échauder les Godons[483]. L'assaut fut repoussé, mais, deux jours après, les Français s'aperçurent que le boulevard était miné; c'est-à-dire que les Anglais avaient creusé en dessous des galeries dont ils avaient ensuite incendié les étais. Ce boulevard, devenu intenable, au dire des gens de guerre, fut détruit et abandonné. On ne crut pas pouvoir défendre les Tourelles ainsi démunies. Ces châtelets qui, jadis, arrêtaient pendant des mois toute une armée, ne valaient plus rien contre les pierres de canon. On construisit en avant de la Belle-Croix un boulevard de terre et de bois, on coupa deux arches du pont en arrière du boulevard, on mit à la place un tablier mobile. Et quand ce fut fait, on laissa, non sans regret, le fort des Tourelles aux Anglais, qui firent un boulevard de terre et de fagots sur le pont, et rompirent deux arches, l'une en avant, l'autre en arrière de leur boulevard[484].

Le dimanche, vers le soir, quelques heures après que l'étendard de saint Georges eut été planté sur le fort, le comte de Salisbury monta dans une des tours avec William Glasdale et quelques capitaines, pour observer l'assiette de la ville. S'approchant d'une fenêtre, il vit les murs armés de canons, les tours coiffées en pointe ou terminées en terrasse, l'enceinte sèche et grise, les faubourgs ornés, pour quelques jours encore, de la pierre dentelée de leurs églises et de leurs moustiers, les vignes et les bois jaunis par l'automne, la Loire et ses îles ovales endormies dans la paix du soir. Il cherchait le point faible des remparts, l'endroit où il pourrait faire brèche et appuyer les échelles. Car son projet était de prendre Orléans d'assaut. William Glasdale lui dit:

—Monseigneur, regardez bien votre ville. Vous la voyez d'ici bien à plain.

À ce moment, un boulet de canon écorne l'embrasure de la fenêtre, une pierre de la muraille va frapper Salisbury et lui emporte un œil avec la moitié du visage. Le coup était parti de la tour Notre-Dame. C'est du moins ce qu'on s'accorda à croire. On ne sut jamais qui l'avait tiré. Un homme de la ville, accouru au bruit, vit un enfant qui s'échappait de la tour et le canon déserté. On pensa que cette pierre avait été lancée par la main d'un innocent, avec la permission de la Mère de Dieu, irritée de ce que le comte de Salisbury avait dépouillé les moines et pillé l'église Notre-Dame-de-Cléry. On disait encore qu'il était puni pour avoir manqué à son serment, ayant promis au duc d'Orléans de respecter ses terres et ses villes. Porté secrètement à Meung-sur-Loire, il y trépassa le mercredi 27 d'octobre; de quoi les Anglais furent dolents[485]. La plupart d'entre eux estimaient qu'ils perdaient gros à la mort de ce chef qui menait le siège avec vigueur et avait, en moins de douze jours, enlevé le joyau de guerre des Orléanais, les Tourelles; mais d'autres jugeaient qu'il avait été bien simple de croire que ses boulets de pierre, après avoir traversé les eaux et les sables d'un large fleuve, renverseraient le mur épais contre lequel ils arrivaient essoufflés et mourants, et qu'il avait été bien fou de vouloir emporter de force une ville qu'on ne pouvait réduire que par la famine. Et ils songeaient: «Il est mort. Dieu ait son âme! Mais il nous a mis dans de vilains draps.»

On conta que maître Jean des Builhons, astrologue fameux, avait prédit cette mort[486], et que le comte de Salisbury, la nuit d'avant le jour funeste, avait rêvé qu'un loup l'égratignait. Un clerc normand fit de cette male mort deux chansons, l'une contre et l'autre pour les Anglais. La première, qui est la meilleure, se termine par un couplet digne, en sa profonde sagesse, du roi Salomon lui-même[487]:

Certes le duc de Bedefort,
Se sage est, il se tendra
Avec sa femme en ung fort,
Chaudement le mieulx[488] que il porra,
De bon ypocras finera.
Garde son corps, lesse la guerre:
Povre et riche porrist en terre.

Le lendemain de la perte des Tourelles et quand on y avait déjà remédié autant que possible, le lieutenant général du roi entra dans la ville. C'était le seigneur Jean, bâtard d'Orléans, comte de Porcien et de Mortaing, grand chambellan de France, fils du duc Louis, assassiné en 1407 par l'ordre de Jean-Sans-Peur et dont la mort avait armé les Armagnacs contre les Bourguignons. La dame de Cany, sa mère, l'avait «robé» à la duchesse d'Orléans. Non seulement, il ne nuisait en rien aux enfants d'être conçus en adultère et autrement qu'en légitime mariage, mais encore c'était grand honneur que de se pouvoir dire bâtard de prince. Jamais on n'avait vu tant de bâtards qu'en ces temps de guerre et l'on faisait courir ce dicton: Les enfants sont comme le froment: semez du blé volé, il poussera aussi bien que d'autre[489]. Le Bâtard d'Orléans avait alors tout au plus vingt-six ans. L'année précédente, en petite compagnie, il avait couru porter des vivres aux habitants de Montargis, assiégés par le comte de Warwick. La ville qu'il venait seulement ravitailler, il l'avait délivrée, avec l'aide du capitaine La Hire, ce qui était de bon augure pour Orléans[490]. Le Bâtard était déjà le plus adroit seigneur de son temps. Il savait la grammaire et l'astrologie et parlait mieux que personne[491]. Il tenait de son père par son esprit aimable et clair, mais il était plus prudent et plus tempéré. En le voyant si aimable, courtois et avisé, on disait qu'il était en la grâce de toutes les dames et même de la reine[492]. Il était apte à tout, à la guerre comme aux négociations, merveilleusement adroit, et d'une dissimulation consommée.

Monseigneur le Bâtard amenait quelques chevaliers, capitaines et écuyers de renom, c'est-à-dire de haute maison ou grande vaillance, le maréchal de Boussac, messire Jacques de Chabannes, sénéchal de Bourbonnais, le seigneur de Chaumont, messire Théaulde de Valpergue, chevalier lombard, le capitaine La Hire, qui guerroyait et pillait merveilleusement, et venait de si bien faire à la rescousse de Montargis; et Jean, sire de Bueil, un de ces jouvenceaux venus au roi sur un cheval boiteux et qui avaient reçu les leçons de deux dames expertes: Souffrance et Pauvreté. Ils arrivaient suivis de huit cents hommes, archers, arbalétriers et fantassins d'Italie, portant de grandes targes, comme les Saint Georges des églises de Venise et de Florence. C'était tout ce qu'on avait pu ramasser pour le moment de seigneurs et de routiers[493].

L'armée de Salisbury, ayant perdu son chef, se dissipait en troubles et en désertions. L'hiver venait; les capitaines voyant que, pour l'heure, il n'y avait rien à tenter, quittèrent la place avec ce qui leur restait d'hommes et s'allèrent abriter sous les murs de Meung et de Jargeau[494]. Le 8 novembre au soir, il ne demeurait devant la ville que la garnison des Tourelles, composée de cinq cents hommes des lances de Normandie, sous le commandement de William Molyns et de William Glasdall. Les Français pouvaient les assiéger et les réduire: ils ne bougèrent pas. Le gouverneur, le vieux sire de Gaucourt, venait de se casser le bras en tombant sur le pavé de la rue des Hôtelleries; il ne pouvait se remuer[495]. Mais les autres?

La vérité est que personne ne savait que faire. Sans doute ces gens de guerre connaissaient plusieurs moyens de secourir une ville assiégée, mais qui tous revenaient à un coup de main[496]. Ils ne s'entendaient qu'aux rescousses, aux escarmouches, aux embuscades, aux vaillantises d'armes. S'ils ne réussissaient pas à faire lever un siège tout de suite, par surprise, ils restaient cois, à bout de ressources et d'invention. Leurs plus expérimentés capitaines n'étaient pas capables d'un effort commun, d'une action concertée, de toute entreprise enfin exigeant quelque esprit de suite et la subordination de tous à un seul. Chacun n'en faisait qu'à sa tête et ne songeait qu'au butin. La défense d'Orléans passait de beaucoup leur entendement.

Durant vingt et un jours, le capitaine Glasdall resta retranché, avec ses cinq cents Anglais, sous ses Tourelles écornées, entre son boulevard du Portereau, qui n'avait pu être tout de suite bien redoutable, et son boulevard du Pont, qui n'était qu'une barrière de bois qu'un tison pouvait faire flamber.

Cependant les bourgeois travaillaient. Ils accomplirent, après le départ des Anglais, un labeur énorme et douloureux. Pensant avec raison que l'ennemi reviendrait, non plus par la Sologne, mais par la Beauce, ils détruisirent tous leurs faubourgs du couchant, du nord et du levant, comme ils avaient déjà détruit ou commencé de détruire le Portereau. Ils incendièrent et abattirent vingt-deux églises et moutiers, entre autres l'église Saint-Aignan et son cloître si beau que c'était pitié de le voir abîmé, l'église Saint-Euverte, l'église Saint-Laurent-des-Orgerils, non sans promettre aux benoîts patrons de la ville de leur en rebâtir de plus belles quand ils seraient délivrés des Anglais[497].

Le 30 novembre, le capitaine Glasdall vit venir aux Tourelles sir John Talbot, qui lui amenait trois cents combattants munis de canons, bombardes et autres engins de guerre, et, dès lors, le bombardement reprit plus violent que la première fois, crevant des toits, écornant des murs et faisant plus de bruit que de besogne. Dans la rue Aux-Petits-Souliers, une pierre de bombarde tomba sur la table autour de laquelle cinq personnes dînaient et qui n'eurent point de mal. On estima que c'était un miracle accompli par Notre-Seigneur à la requête de saint Aignan, patron de la ville[498]. Ceux d'Orléans avaient de quoi répondre. Douze canonniers de métier desservaient, avec des servants à eux, les soixante-dix canons et bombardes qui composaient l'artillerie de la ville. Un très subtil ouvrier nommé Guillaume Duisy avait fondu pour eux une bombarde qui fut placée à la croiche ou éperon de la poterne Chesneau et qui jetait sur les Tourelles des pierres de cent vingt livres. Près de cette bombarde on mit deux canons, l'un s'appelait Montargis, parce que c'était les habitants de Montargis qui l'avaient prêté, l'autre portait le nom d'un diable très populaire Rifflart[499]. Un couleuvrinier, natif de Lorraine et demeurant à Angers, avait été envoyé par le roi à Orléans où il recevait douze livres de solde par mois. Il avait nom Jean de Montesclère; tenu pour le meilleur maître qui fût alors de son métier, il gouvernait une grosse couleuvrine qui causait grand dommage aux Anglais[500]. Maître Jean était de plus un homme jovial. Parfois, quand tombait une pierre de canon dans son voisinage, il se laissait choir à terre et se faisait porter en ville, à la grande joie des Anglais qui le croyaient mort. Mais leur joie était courte, car maître Jean revenait bientôt à son poste et les bombardait comme devant[501]. Ces couleuvrines se chargeaient avec des balles de plomb, au moyen d'une baguette de fer. C'était de très petits canons ou, si l'on veut, de grands fusils posés sur un chariot. On les maniait aisément[502]. Aussi, maître Jean portait-il la sienne partout où il en était besoin.

Le 25 décembre, pour célébrer la Nativité de Notre-Seigneur, on fit trêve. Comme les deux peuples avaient même foi et même religion, ils cessaient d'être ennemis aux jours de fête et la courtoisie renaissait entre chevaliers des deux camps chaque fois que le calendrier leur rappelait qu'ils étaient chrétiens. La Noël est une féerie joyeuse. Le capitaine Glasdall désira la chômer avec des chansons, selon la coutume d'Angleterre. Il demanda à Monseigneur Jean, bâtard d'Orléans, et au maréchal de Boussac, de vouloir bien lui envoyer une troupe de ménétriers, ce qu'ils firent gracieusement. Les ménétriers d'Orléans se rendirent aux Tourelles avec leurs trompettes et leurs clairons et jouèrent aux Anglais des Noëls qui leur réjouirent le cœur. Les Orléanais, qui vinrent sur le pont écouter la musique, trouvèrent que c'était grande mélodie. Mais, sitôt la trêve expirée, chacun prit garde à soi. Car, d'une rive à l'autre, les canons reposés lancèrent avec une nouvelle vigueur les boulets de pierre et de cuivre[503].

Ce que les Orléanais avaient prévu se réalisa le 30 décembre. Ce jour-là, les Anglais vinrent en force par la Beauce à Saint-Laurent-des-Orgerils. Toute la chevalerie française alla au-devant d'eux et fit des prouesses; mais les Anglais occupèrent Saint-Laurent: le véritable siège commençait[504]. Ils construisirent un boulevard sur la rive gauche de la Loire, à l'ouest de Portereau, en un lieu nommé le champ de Saint-Privé. Ils en construisirent un autre dans l'île Charlemagne. Sur la rive droite, ils établirent à Saint-Laurent-des-Orgerils un camp retranché; puis, à une portée d'arbalète sur la route de Blois, en un lieu dit la Croix-Boissée, ils construisirent un autre boulevard. À deux portées d'arbalète, au nord, sur la route du Mans, au lieu dit des Douze-Pierres, ils élevèrent une bastille qu'ils nommèrent Londres[505].

Ces travaux achevés, Orléans n'était cerné qu'à moitié. Autant dire qu'il ne l'était pas du tout: on y entrait et on en sortait à peu près comme on voulait. De petites compagnies de secours, envoyées par le roi, arrivaient sans encombre. Le 5 janvier, l'amiral de Culant traverse la Loire devant Saint-Loup avec cinq cents combattants et pénètre dans la ville par la porte de Bourgogne. Le 8 février, William Stuart, frère du connétable d'Écosse, et plusieurs chevaliers et écuyers font leur entrée avec mille combattants très bien équipés. Ils sont suivis le lendemain par trois cent vingt soldats. Les vivres et les munitions ne cessent d'arriver. En janvier, le 3, neuf cent cinquante-quatre pourceaux et quatre cents moutons; le 10, poudres et victuailles; le 12, six cents pourceaux; le 24, six cents têtes de gros bétail et deux cents pourceaux; le 31, huit chevaux chargés d'huiles et de graisses[506].

Lord Scales, William Pole et sir John Talbot, qui conduisaient le siège depuis la mort du comte de Salisbury[507], s'apercevaient que des mois s'écouleraient et des mois encore avant que l'investissement fût complet et la place enfermée dans un cercle de bastilles reliées entre elles par un fossé continu. En attendant, les malheureux Godons enfonçaient dans la boue et la neige et gelaient dans leurs mauvais abris de terre et de bois qu'on nommait des taudis. Ils risquaient, leurs affaires allant de ce train, d'y être plus dépourvus et plus affamés que les assiégés. Aussi, de même que le défunt comte de Salisbury, s'efforçaient-ils parfois encore de brusquer les choses. De temps en temps, ils essayaient, sans grand espoir, de prendre la ville d'assaut.

Du côté de la porte Renart, le mur était moins haut qu'ailleurs et, comme ils se trouvaient en force et puissance de ce côté, ils attaquaient ce mur de préférence. Il faut dire qu'ils n'y mettaient guère de malice. Ils se ruaient sur la porte Renart en criant furieusement: «Saint Georges!» se heurtaient aux barrières et se faisaient reconduire à leurs boulevards par les gens du roi et les gens de la commune[508]. Ces assauts, mal préparés, leur faisaient perdre chaque fois quelques gens d'armes bien inutilement. Et déjà ils manquaient d'hommes et de chevaux.

Ils n'avaient pas réussi à effrayer les Orléanais en les bombardant sur deux côtés à la fois, au midi et au couchant. On fut longtemps à rire, dans la ville, d'une grosse pierre de canon tombée à la porte Bannier, au milieu de plus de cent personnes, sans en toucher aucune, si ce n'est un compagnon à qui elle ôta son soulier et qui en fut quitte pour se rechausser[509].

Cependant les seigneurs français faisaient à leur plaisir des vaillantises d'armes. Ils couraient aux champs, selon leur fantaisie, sous le moindre prétexte, mais toujours pour ramasser quelque butin, car ils ne songeaient guère qu'à cela. Un jour, entre autres, vers la fin de janvier, comme il faisait grand froid, quelques maraudeurs anglais vinrent dans les vignes de Saint-Ladre et de Saint-Jean-de-la-Ruelle enlever des échalas pour se chauffer. Le guetteur les signale: aussitôt voilà toutes les bannières au vent. Le maréchal de Boussac, messire Jacques de Chabannes, sénéchal du Bourbonnais, messire Denis de Chailly, maint autre seigneur et avec eux routiers et capitaines, courent aux champs. Chacun d'eux n'avait certainement pas vingt hommes à commander[510].

Le Conseil royal travaillait avec ardeur à secourir Orléans. Le roi appela sa noblesse d'Auvergne, demeurée fidèle aux fleurs de Lis depuis le jour où, dauphin et chanoine de Notre-Dame-d'Ancis, presque enfant encore, il était allé avec quelques chevaliers ramener à l'obéissance deux ou trois seigneurs révoltés sur leurs puys sauvages[511]. À l'appel du roi, la noblesse auvergnate sortit de ses montagnes et, sous l'étendard du comte de Clermont, arriva, dans les premiers jours de février, à Blois, où elle se réunit aux Écossais de John Stuart de Darnley, connétable d'Écosse, et aux gens du Bourbonnais, venus sous les bannières des seigneurs de la Tour-d'Auvergne et de Thouars[512].

On apprit à ce moment que sir John Falstolf amenait de Paris aux Anglais d'Orléans un convoi de vivres et de munitions. Monseigneur le Bâtard quitta Orléans, accompagné de deux cents hommes d'armes, et alla s'entendre avec le comte de Clermont sur ce qu'il y avait à faire. Il fut décidé qu'on attaquerait d'abord le convoi. Toute l'armée de Blois, sous le commandement du comte de Clermont et la conduite de monseigneur le Bâtard, marcha sur Étampes à la rencontre de sir John Falstolf[513].

Le 11 février, quinze cents combattants commandés par messire Guillaume d'Albret, sir William Stuart, frère du connétable d'Écosse, le maréchal de Boussac, le seigneur de Gravelle, les deux capitaines Saintrailles, le capitaine La Hire, le seigneur de Verduzan et autres chevaliers et écuyers, sortirent d'Orléans, mandés par le Bâtard, avec ordre de rejoindre l'armée du comte de Clermont sur la route d'Étampes, au village de Rouvray-Saint-Denis, proche Angerville[514].

Ils arrivèrent à Rouvray le lendemain samedi 12 février, veille des Brandons, quand l'armée du comte de Clermont était encore assez loin; là, de bon matin, les Gascons de Poton et de La Hire aperçurent la tête du convoi qui, par la route d'Étampes, s'avançait dans la plaine. Trois cents charrettes et chariots de vivres et d'armes roulaient à la file conduits par des soldats anglais, par des marchands et des paysans normands, picards et parisiens, quinze cents hommes au plus, tranquilles et sans méfiance. Il vint aux Gascons l'idée naturelle de tomber sur ces gens et de les culbuter au moment où ils s'y attendaient le moins[515]. En toute hâte, ils envoyèrent demander au comte de Clermont la permission d'attaquer. Beau comme Absalon et comme Pâris de Troye, plein de faconde et de jactance, le comte de Clermont, jouvenceau non des plus sages, armé chevalier le jour même, en était à sa première affaire[516]. Il fit dire sottement aux Gascons de ne point attaquer avant sa venue. Les Gascons obéirent à grand déplaisir, voyant ce qu'on perdait à attendre. Car, s'apercevant enfin qu'ils sont dans la gueule du loup, les chefs anglais, sir John Falstolf, sir Richard Guethin, bailli d'Évreux, sir Simon Morhier, prévôt de Paris, se mettent en belle ordonnance de bataille. Ils font, dans la plaine, avec leurs charrettes, un parc long et étroit où ils retranchent les gens de cheval, et au devant duquel ils placent les archers derrière des pieux fichés en terre, la pointe inclinée vers l'ennemi[517]. Ce que voyant, le connétable d'Écosse perd patience et mène ses quatre cents cavaliers contre les pieux où ils se rompent[518]. Les Anglais, découvrant qu'ils n'ont affaire qu'à une petite troupe, font sortir leur cavalerie et chargent si roidement qu'ils culbutent les Français et en tuent trois cents. Cependant les Auvergnats avaient atteint Rouvray et, répandus dans le village, ils en mettaient les celliers à sec. Monseigneur le Bâtard s'en détacha et vint en aide aux Écossais avec quatre cents combattants. Mais il fut blessé au pied et en grand danger d'être pris[519].

Là tombèrent messire William Stuart et son frère, les seigneurs de Verduzan, de Châteaubrun, de Rochechouart, Jean Chabot, avec plusieurs autres de grande noblesse et renommée vaillance[520]. Les Anglais, non encore saouls de tuerie, s'éparpillèrent à la poursuite des fuyards. La Hire et Poton, voyant alors les étendards ennemis dispersés dans la plaine, réunirent ce qu'ils purent, soixante à quatre-vingts combattants, et se jetèrent sur un petit parti d'Anglais qu'ils écrasèrent. À ce moment, si les autres Français avaient rallié, l'honneur et le profit de la journée leur serait peut-être revenu[521]. Mais le comte de Clermont, qui n'avait pas fait mine de secourir les hommes du connétable d'Écosse et du Bâtard, déploya jusqu'au bout son inébranlable lâcheté. Les ayant vu tous tuer, il s'en retourna avec son armée à Orléans, où il arriva fort avant dans la nuit (12 février)[522]. Le seigneur de La Tour-d'Auvergne, le vicomte de Thouars, le maréchal de Boussac, le Bâtard se tenant à grand'peine sur sa monture, suivaient avec leurs troupes en désarroi. Jamet du Tillay, La Hire et Poton venaient les derniers, veillant à ce que les Anglais des bastilles ne leur tombassent dessus, ce qui eût achevé la déconfiture[523].

Comme on entrait dans le saint temps du carême, les vivres, amenés de Paris aux Anglais d'Orléans par sir John Falstolf, se composaient surtout de harengs saurs qui, durant la bataille, avaient beaucoup pâti dans leurs caques défoncées. Pour faire honneur aux Français d'avoir déconfit tant de Dieppois, les joyeux Anglais nommèrent cette journée la journée des Harengs[524].

Le comte de Clermont, bien qu'il fût beau cousin du roi, reçut mauvais accueil des Orléanais. On jugeait sa conduite honteuse et malhonnête et quelques-uns le lui firent entendre. Le lendemain, il s'esquiva avec ses Auvergnats et ses Bourbonnais, aux applaudissements du peuple qui ne voulait pas nourrir ceux qui ne se battaient pas[525]. En même temps, messire Louis de Culant, amiral de France, et le capitaine La Hire, quittaient la ville avec deux mille hommes d'armes et, quand on sut leur départ, ce furent de telles huées, qu'il leur fallut, pour apaiser les bourgeois, leur promettre qu'ils les allaient secourir de gens et de vivres, ce qui était la pure vérité. Messire Regnault de Chartres, qui était venu dans la ville à un moment qu'on ne saurait dire, partit avec eux, ce dont on ne pouvait lui faire grief, puisque, chancelier de France, sa place était au Conseil du Roi. Mais ce qui devait paraître assez étrange, c'est que le successeur de Monsieur saint Euverte et de Monsieur saint Aignan, messire de Saint-Michel, quitta alors son siège épiscopal et délaissa son épouse affligée[526]. Quand les rats s'en vont, c'est que le navire va couler. Il ne restait plus dans la ville que monseigneur le Bâtard et le maréchal de Boussac. Encore le maréchal ne devait-il pas demeurer très longtemps. Il partit au bout d'un mois, disant qu'il lui fallait aller près du roi et aussi prendre possession de plusieurs terres qui lui étaient échues du chef de sa femme, par la mort du seigneur de Châteaubrun son beau-frère, qui avait été tué à la journée des Harengs[527]. Ceux de la ville tinrent cette raison pour bonne et suffisante; il leur promit de revenir bientôt, et ils furent contents. Or, le maréchal de Boussac était un des seigneurs les plus attachés au bien du royaume[528]. Mais quiconque avait terre se devait à sa terre.

Les bourgeois, se croyant trahis et délaissés, avisèrent à leur sûreté. Et puisque le roi ne les savait garder, ils résolurent, pour échapper aux Anglais, de se donner à plus puissant que lui. Ils envoyèrent à monseigneur Philippe, duc de Bourgogne, le capitaine Poton de Saintrailles, qui lui était connu pour avoir été son prisonnier, et deux procureurs de la ville, Jean de Saint-Avy et Guion du Fossé, avec mission de le prier et requérir qu'il voulût bien les regarder favorablement et que, pour l'amour de son bon parent, leur seigneur Charles, due d'Orléans, prisonnier en Angleterre et empêché de garder lui-même ses terres, il lui plût amener les Anglais à lever le siège, jusqu'à ce que le trouble du royaume fût éclairci. C'était leur ville qu'ils offraient de remettre en dépôt aux mains du duc de Bourgogne, selon les vœux secrets de Monseigneur Philippe, qui, ayant envoyé quelques centaines de lances bourguignonnes sous Orléans, aidait les Anglais à prendre la ville et n'entendait pas les y aider gratuitement[529].

Les Orléanais, en attendant le jour incertain et lointain où ils seraient ainsi gardés, continuèrent à se garder eux-mêmes de leur mieux. Mais ils étaient soucieux et non sans raison. Car s'ils veillaient à ce que l'ennemi ne pût entrer, ils ne découvraient aucun moyen de le chasser bientôt. Dans les premiers jours de mars, ils observèrent avec inquiétude que les Anglais creusaient un fossé pour aller à couvert d'une bastille à l'autre depuis la Croix-Boissée jusqu'à Saint-Ladre. Ils essayèrent de détruire cet ouvrage. Ils attaquèrent les Godons avec vigueur et firent quelques prisonniers. Maître Jean tua de sa couleuvrine, en deux coups, cinq personnes, parmi lesquelles lord Gray, neveu du feu comte de Salisbury[530]; mais ils n'empêchèrent pas les Anglais d'accomplir leur travail. Ils voyaient le siège se poursuivre avec une terrible rigueur. Agités de doutes et de craintes, brûlés d'inquiétude, sans sommeil, sans repos et n'avançant à rien, ils commençaient à désespérer. Tout à coup naît, s'étend, grandit une rumeur étrange.

On apprend que par la ville de Gien a passé nouvellement une pucelle annonçant qu'elle se rendait à Chinon auprès du gentil dauphin et se disant envoyée de Dieu pour faire lever le siège d'Orléans et sacrer le roi à Reims[531].

Dans le langage familier, une pucelle était une fille d'humble condition, gagnant sa vie à travailler de ses mains, et particulièrement une servante. Aussi nommait-on pucelles les fontaines de plomb dont on se servait dans les cuisines. Le terme était vulgaire sans doute; mais il ne se prenait pas en mauvaise part. En dépit du méchant dire de Clopinel: «Je lègue ma pucelle à mon curé», il s'appliquait à une fille sage, de bonnes vie et mœurs[532].

Cette nouvelle qu'une petite sainte d'humble condition, une pauvresse de Notre-Seigneur, apportait secours divin aux Orléanais, frappa vivement les esprits que la peur tournait à la dévotion et qu'exaltait la fièvre du siège. La Pucelle annoncée leur inspira une curiosité ardente que Monseigneur le Bâtard, en homme avisé, jugea bon d'entretenir. Il envoya à Chinon deux gentilshommes chargés de s'enquérir de la jeune fille. L'un, messire Archambaud de Villars, capitaine de Montargis, qu'il avait déjà, durant le siège, expédié au roi, était un très vieux chevalier, familier autrefois du duc Louis d'Orléans, un des sept Français qui combattirent contre les sept Anglais en l'an 1402, à Montendre[533]; un Orléanais de la première heure qui, malgré son grand âge, avait vigoureusement défendu les Tourelles, le 21 octobre. L'autre, messire Jamet du Tillay, écuyer breton, venait de se faire honneur en couvrant avec ses hommes la retraite de Rouvray. Ils partirent et la ville entière attendit anxieusement leur retour[534].

CHAPITRE VI
LA PUCELLE À CHINON. — PROPHÉTIES.

Du village de Sainte-Catherine-de-Fierbois, Jeanne dicta une lettre pour le roi, ne sachant point écrire. Par cette lettre, elle lui demandait congé de l'aller trouver à Chinon et l'avisait que, pour lui venir en aide, elle avait traversé cent cinquante lieues de pays et qu'elle savait beaucoup de choses bonnes pour lui. On a dit qu'elle lui annonçait aussi que, même fût-il caché parmi beaucoup d'autres, elle saurait bien le reconnaître; mais, interrogée plus tard à ce sujet, elle répondit qu'il ne lui en souvenait plus[535].

Vers midi, quand la lettre fut scellée, Jeanne partit avec son escorte pour Chinon[536]. Elle allait vers le roi, comme y allaient à cette heure, sur un cheval boiteux trouvé dans un pré, tous ces fils pauvres des veuves d'Azincourt et de Verneuil, ces jouvenceaux sortis à quinze ans de leur tour en ruines et qui venaient se refaire et refaire le royaume; comme y allaient Loyauté, Bon désir et Famine[537]. Charles VII, c'était la France, l'image et le symbole de la France. À cela près, un pauvre homme. Né l'onzième des malheureux enfants qu'un malade faisait, entre deux accès de manie furieuse, à une Bavaroise poulinière[538], il avait grandi dans les désastres et survécu à ses quatre frères aînés, bien que lui-même assez mal venu, cagneux, les jambes faibles[539]; vrai fils de roi, si l'on s'en rapporte à sa mine, encore n'en faudrait-il pas jurer[540]. D'avoir été sur le pont de Montereau ce jour où, disait un juste, mieux eût valu être mort que d'y avoir été[541], il demeurait pâle et tremblant, et regardait d'un œil morne tout aller autour de lui à la male heure. Après leur victoire de Verneuil et la conquête inachevée du Maine, les Anglais, appauvris et fatigués, lui avaient laissé quatre ans de répit. Mais ses amis, ses défenseurs, ses sauveurs avaient été terribles. Pieux et modeste, se contentant pour lors de sa femme qui n'était pas belle, il menait dans ses châteaux de la Loire une vie inquiète et triste; il était peureux. On l'eût été à moins: dès qu'il donnait un peu d'amitié ou de confiance à un seigneur, on le lui tuait. Le connétable de Richemont et le sire de la Trémouille lui avaient noyé le sire de Giac après une manière de procès[542]; le maréchal de Boussac, sur l'ordre du connétable, lui avait tué Lecamus de Beaulieu avec moins de façons. Lecamus se promenait sur sa mule, dans un pré au bord du Clain, quand des hommes se jetèrent sur lui, l'abattirent, la tête fendue et la main coupée; on ramena au roi la mule du favori[543]. Le connétable de Richemont lui avait donné La Trémouille, un tonneau, une outre, une espèce de Gargantua qui dévorait le pays. La Trémouille ayant chassé Richemont, le roi gardait La Trémouille, en attendant le retour de Richemont dont il avait grand'peur. Et, de vrai, un prince paisible et timide comme il était, devait craindre ce Breton toujours battu, toujours furieux, âpre, féroce, à qui sa maladresse et sa violence donnaient un air de rude franchise[544].

En 1428, Richemont voulut reprendre de force sa place auprès du roi. Les comtes de Clermont et de Pardiac se joignirent au connétable. La belle-mère du roi, Yolande d'Aragon, reine, sans royaume, de Sicile et de Jérusalem et duchesse d'Anjou, entra dans le parti des mécontents[545]. Le comte de Clermont prit et mit à rançon le chancelier de France, le premier ministre de la couronne. Il fallut que le roi payât pour ravoir son chancelier[546]. Le connétable guerroyait en Poitou contre les gens du roi, tandis que les routiers, à la solde du roi, ravageaient les pays restés dans son obéissance et que les Anglais s'avançaient sur la Loire.

Dans cette condition misérable, le roi Charles, tout mince, étriqué de corps et d'esprit, fuyant, craintif, défiant, faisait triste figure: pourtant, il en valait bien un autre, et c'était peut-être le roi qu'il fallait à cette heure. Un Philippe de Valois, un Jean le Bon s'étaient donné l'amusement de perdre des provinces à l'épée. Le pauvre roi Charles n'avait ni le goût ni les moyens de faire comme eux des vaillantises d'armes, et de chevaucher sur le dos de la piétaille. Il avait ceci d'excellent qu'il n'aimait pas du tout les prouesses et qu'il n'était ni ne pouvait être de ces chevalereux qui faisaient la guerre en beauté. Déjà son grand-père, dépourvu aussi de toute chevalerie, avait beaucoup nui aux Anglais. Le petit-fils n'était pas sans doute d'aussi grande sapience que Charles V, mais il ne manquait point de cautèle et était enclin à penser que souvent on gagne plus par traités qu'à la pointe de la lance[547].

On faisait sur son dénuement des contes ridicules. Un cordonnier, disait-on, qu'il ne pouvait payer comptant, lui avait tiré du pied le houseau qu'il venait de lui mettre et était parti, le laissant avec ses vieux houseaux[548]. On disait encore qu'un jour, La Hire et Saintrailles l'étant venu voir, l'avaient trouvé dînant avec la reine et n'ayant que deux poulets et une queue de mouton pour tout festoiement[549]. C'étaient là des propos à faire rire les bonnes gens. Le roi possédait encore de grandes et belles provinces: Auvergne, Lyonnais, Dauphiné, Touraine, Anjou, tous les pays au sud de la Loire, hors la Guyenne et la Gascogne[550].

Sa grande ressource était de convoquer les États. La noblesse ne donnait rien, alléguant qu'il était ignoble de payer. Si le clergé contribuait malgré son dénuement, le tiers portait plus que son faix des charges pécuniaires. La taille, impôt extraordinaire, devenait annuelle. Le roi assemblait les États tous les ans, souvent deux fois l'an, mais non sans peine[551]. Les routes étaient mal sûres. Les voyageurs risquaient, à tout bout de champ, d'être détroussés et assassinés. Les officiers, qui allaient de ville en ville recouvrer les deniers, marchaient sous escorte, de crainte des Écossais et des autres gens d'armes au service du roi[552]. En 1427, un routier nommé Sabbat, qui tenait garnison à Langeais, faisait trembler la Touraine et l'Anjou. Aussi les députés des villes n'étaient-ils pas pressés de se rendre aux États. Encore s'ils avaient cru que leur argent fût employé pour le bien du royaume! Mais ils savaient que le roi en ferait d'abord des présents à ses seigneurs. On les invitait à venir aviser sur le moyen de réprimer les pilleries et roberies dont ils souffraient[553]; et quand, au risque de leur vie, ils étaient venus en chambre royale, il leur fallait consentir la taille en silence. Les officiers du roi menaçaient de les faire noyer, s'ils ouvraient la bouche. Aux États tenus à Mehun-sur-Yèvre, en 1425, les gens des bonnes villes dirent qu'ils étaient contents d'aider le roi, mais qu'ils voudraient bien qu'il fût mis fin aux pilleries, et messire Hugues de Comberel, évêque de Poitiers, parla comme eux. En l'entendant, le sire de Giac dit au roi: «Si l'on m'en croyait, on jetterait Comberel dans la rivière avec les autres qui ont été de son opinion.» Sur quoi les gens des bonnes villes votèrent deux cent soixante mille livres[554]. En septembre 1427, réunis à Chinon, ils accordèrent cinq cent mille livres pour la guerre[555]. Par lettres du 8 janvier 1428, le roi manda aux États généraux de se réunir dans un délai de six mois, le 18 juillet suivant, à Tours[556]. Le 18 juillet, personne ne vint. Le 22 juillet, nouveau mandement du roi, assignant les États à Tours le 10 septembre[557]. L'assemblée n'eut lieu qu'en octobre 1428 à Chinon, au moment où le comte de Salisbury marchait sur la Loire. Les États accordèrent cinq cent mille livres[558]. Mais on s'attendait à ce que bientôt le bon peuple ne pût plus payer. Par ce temps de guerre et de roberies, bien des terres étaient en friche, bien des boutiques closes, et l'on ne voyait plus beaucoup de marchands allant, sur leur bidet, de ville en ville[559].

L'impôt ne rentrait pas bien et réellement le roi souffrait par défaut d'argent. Pour guérir ce grand mal, il employait trois remèdes, dont le meilleur ne valait rien. Premièrement, comme il devait à tout le monde, à la reine de Sicile[560], à La Trémouille[561], à son chancelier[562], à son boucher[563], au chapitre de Bourges qui lui fournissait du poisson d'étang[564], à ses cuisiniers[565], à ses galopins[566], il engageait l'impôt entre les mains de ses créanciers[567]; deuxièmement, il aliénait son domaine: ses villes, ses terres étaient à tout le monde, hors à lui[568]; troisièmement, il faisait de la fausse monnaie. Ce n'était point par malice, mais par nécessité et conformément à l'usage[569].

Le sire de La Trémouille portait le seul titre de conseiller-chambellan, mais il était aussi le grand usurier du royaume. Il avait pour débiteurs le roi et une multitude de seigneurs grands ou petits[570]. C'était donc un homme puissant. En ces temps difficiles, il rendit à la couronne des services sans doute intéressés mais précieux. Du mois de janvier au mois d'août 1428, il avança des sommes s'élevant à vingt-sept mille livres environ pour lesquelles des châteaux et des terres lui furent données en gages[571]. Par bonheur, le Conseil du roi était composé d'un assez grand nombre de légistes et de gens d'Église fort capables d'expédier les affaires. L'un d'eux, Robert Le Maçon, seigneur de Trèves, Angevin, né dans la roture, entré au Conseil sous la Régence, fut le premier de ces hommes sans naissance qui servirent Charles VII de manière à lui valoir le surnom de Bien-Servi[572]. Un autre, le sire de Gaucourt, avait aidé son roi à la guerre[573].

Il en est un troisième qu'il faut connaître le mieux possible. Sa part dans cette histoire est grande; elle apparaîtrait plus grande encore si on la découvrait tout entière. C'est Regnault de Chartres, que nous avons déjà vu enlevé et mis à finance[574]. Fils d'Hector de Chartres, maître des Eaux et Forêts en Normandie, il entra dans les ordres, devint archidiacre de Beauvais, puis camérier du pape Jean XXIII et fut élevé en 1414, à l'âge de trente-quatre ans environ, au siège archiépiscopal de Reims[575]. L'année suivante, trois de ses frères restèrent dans les boues sanglantes d'Azincourt. Hector de Chartres périt à Paris en 1418 massacré par les bouchers[576]. Regnault lui-même, jeté dans les prisons des Cabochiens, s'attendait à être mis à mort. Il fit vœu, s'il échappait à ce péril, d'observer le maigre tous les mercredis et de déjeuner à l'eau tous les vendredis et les samedis, sa vie durant[577]. On ne saurait juger de l'esprit d'un homme sur un acte inspiré par l'épouvante; pourtant l'auteur de ce vœu ne saurait être mis facilement au rang des Épicuriens qui ne croyaient pas en Dieu, comme il s'en trouvait, dit-on, beaucoup parmi les clercs; on supposera plutôt que son intelligence se soumettait aux croyances communes.

Une fidélité tragique, héréditairement gardée aux Armagnacs, recommandait Monseigneur Regnault au dauphin Charles qui lui confia des missions importantes dans diverses parties de la Chrétienté, Languedoc, Écosse, Bretagne, Bourgogne[578]. L'archevêque de Reims s'en acquitta avec un zèle infatigable et une rare habileté. Au mois de décembre 1421, alléguant sa santé débile et le service du dauphin, qui l'obligeait à de fréquents voyages et à de laborieuses ambassades, il supplia le Saint-Père de le relever du vœu fait auparavant dans les prisons des Bouchers[579].

En 1425, alors qu'un homme de robe très habile, qui pouvait bien être un fripon, le président Louvet[580] gouvernait le royaume et le roi, messire Regnault fut nommé chancelier de France à la place de messire Martin Gouges de Charpaigne, évêque de Clermont[581]. Mais peu de temps après, Arthur de Bretagne, connétable de France, ayant chassé Louvet, Regnault vendit sa charge à Martin Gouges, moyennant une pension de deux mille cinq cents livres tournois[582].

Révérend Père en Dieu, Monseigneur l'Archevêque de Reims n'était pas aussi riche, tant s'en fallait, que Monseigneur de la Trémouille; mais on fait ce qu'on peut. Tout comme le sire de la Trémouille il prêtait de l'argent au roi[583]. Après cela, qui, dans ce temps, ne prêtait pas d'argent au roi? Charles VII lui donna la ville et le château de Vierzon en paiement de seize mille livres tournois qu'il lui devait[584]. Quand le sire de la Trémouille eut traité le connétable, comme le connétable avait traité Louvet, Regnault de Chartres redevint chancelier. Il entra en charge le 8 novembre 1428. À cette date, le Conseil avait déjà envoyé à Orléans des gens d'armes et des canons. Monseigneur de Reims, aussitôt en fonction, se jeta dans la ville assiégée et n'épargna pas sa peine[585]. Il était très attaché aux biens de ce monde et pouvait passer pour avare[586]. Mais on ne peut douter ni de son dévouement à la cause royale, ni de la haine qu'il nourrissait pour ceux du Léopard et de la Croix Rouge[587].

Jeanne, après onze jours de voyage, arriva à Chinon, le 6 mars[588], qui était le quatrième dimanche du carême, celui-là même où les garçons et les filles de Domremy allaient en troupe, dans la campagne encore grise et nue, manger des noix et des œufs durs avec des petits pains, pétris par leurs mères. C'est ce qu'ils appelaient faire leurs fontaines; mais Jeanne ne dut pas se rappeler ses fontaines passées, ni sa maison quittée sans une parole d'adieu[589]. Ignorant ces fêtes rustiques et presque païennes par lesquelles les pauvres chrétiens rompaient la pénitence de la sainte quarantaine, l'Église avait donné à ce jour le nom de dimanche de Laetare, du premier mot de l'introït Laetare, Jerusalem. Ce dimanche, le prêtre en montant à l'autel, récite à la messe basse, et le chœur chante à la grand'messe ces paroles tirées de l'Écriture: «Laetare, Jerusalem; et conventum facite, omnes qui diligitis eam... Réjouis-toi, Jérusalem; et formez une assemblée, vous tous qui l'aimez. Délectez-vous dans la joie, vous qui avez été dans la tristesse, afin d'exulter et d'être rassasiés par l'abondance de votre consolation.» Les prêtres, les religieux, les clercs versés dans les saintes Écritures, qui savaient la venue de la Pucelle, ceux-là quand ils chantèrent dans les églises avec tout le peuple Laetare, Jerusalem, eurent présente à la pensée la vierge annoncée par les prophéties, suscitée pour le salut commun, marquée d'un signe, qui en ce jour faisait son entrée humblement dans la ville. Plus d'un, peut-être, appliqua au royaume de France ce qui est dit de la nation sainte en cet endroit de l'Écriture et trouva dans la coïncidence de ce texte liturgique et de cette bienvenue un sujet d'espérance. Laetare, Jerusalem! Réjouis-toi, peuple fidèle à ton vrai roi et droiturier souverain. Et conventum facite. Réunissez toutes vos forces contre vos ennemis, Gaudete cum laetitia, qui in tristitia fuistis. Après votre longue misère, réjouissez-vous. Le Seigneur vous envoie secours et consolation.

Par l'intercession de saint Julien, et probablement avec l'aide de Collet de Vienne, messager du roi, Jeanne trouva logis en ville, près du château, dans une hôtellerie tenue par une femme de bonne renommée[590]. Les broches n'y tournaient point. Et les hôtes, enfoncés dans le manteau de la cheminée, y voyaient griller saint Hareng, qui souffrit pis que saint Laurent[591]. En ces âges, les prescriptions de l'Église relativement au jeûne et à l'abstinence durant le saint temps du carême n'étaient transgressées par personne en pays chrétien. À l'imitation de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui jeûna quarante jours dans le désert, les fidèles observaient le jeûne depuis le quatrième jour avant le dimanche de Quadragésime jusqu'à Pâques, ce qui donne quarante jours en retranchant les dimanches, où l'on rompait le jeûne, mais non pas l'abstinence. Ainsi jeûnant, l'âme allégée, Jeanne entendait le tintement de ses Voix[592]. Durant les deux jours qu'elle passa à l'hôtellerie, elle vécut recluse, agenouillée[593]. Les bords de la Vienne et les larges prairies, encore vêtues de la noire verdure de l'hiver, les coteaux où traînaient les brumes légères, ne la tentèrent pas. Mais si, pour aller à l'église, passant par quelque rue montueuse, ou seulement soignant son cheval dans la cour de l'auberge, elle levait la tête du côté du nord, elle voyait debout, sur la montagne toute proche, à un jet de ces boulets de pierre en usage depuis cinquante ou soixante ans, les tours du plus beau château de tout le royaume, les fières murailles derrière lesquelles respirait ce roi à qui elle venait, conduite par un merveilleux amour.

C'étaient trois châteaux qui se confondaient à ses yeux dans une longue masse grise de murs crénelés, de donjons, de tours, de tourelles, de courtines, de barbacanes, d'échauguettes et de bretèches; trois châteaux séparés l'un de l'autre par des douves, des barrières, des poternes, des herses. À sa gauche, vers le couchant, fuyaient et se cachaient les unes derrière les autres les huit tours du Coudray, dont l'une avait été bâtie par un roi d'Angleterre et dont les moins anciennes dataient de plus de deux cents ans. À droite, bien visible, le château du milieu dressait ses vieux murs et ses tours couronnées de mâchicoulis. Là était la chambre de saint Louis, la chambre du roi, appartement de celui que Jeanne appelait le gentil dauphin. Et c'est là aussi, tout contre la chambre nattée, que s'étendait la grande salle où elle allait être reçue. Du côté de la ville, la place de cette salle était marquée par une tour contiguë, une tour carrée, très vieille. À droite régnait un vaste bayle, ou place d'armes, destiné au logement de la garnison et à la défense du château du milieu. De ce côté, une grande chapelle élevait au-dessus des remparts sa toiture en forme de carène renversée. Cette chapelle, bâtie par Henri II d'Angleterre, était sous l'invocation de saint Georges; le bayle tenait d'elle son nom de fort Saint-Georges[594]. Tout le monde alors savait l'histoire de saint Georges, vaillant chevalier qui transperça de sa lance un dragon et délivra la fille d'un roi, puis souffrit en confessant sa foi; attaché, comme sainte Catherine, à une roue garnie de lames tranchantes, la roue se rompit par miracle, tout de même que se brisa celle où les bourreaux avaient mis la vierge d'Alexandrie. Et, comme elle, saint Georges souffrit la mort par le glaive. Ce qui prouve qu'il était un grand saint[595], mais maintenant il avait un tort: il était du parti des Godons qui, depuis plus de trois cents ans, chômaient sa fête comme celle de toute l'englischerie, le tenaient pour leur céleste patron et l'invoquaient de préférence à tout autre bienheureux, en sorte que son nom était sans cesse dans la bouche du plus vilain archer gallois comme dans celle d'un chevalier de la Jarretière. À vrai dire, on ne savait ce qu'il pensait ni s'il ne donnait pas tort à ces pillards qui combattaient pour une mauvaise cause, mais on pouvait raisonnablement craindre qu'il ne se montrât sensible à tant d'honneurs. Les saints du Paradis se mettent volontiers du côté de ceux qui les invoquent le plus dévotement. Saint Georges, enfin, était Anglais comme saint Michel était Français. Celui-là, le glorieux archange, se montrait le plus vigilant protecteur des fleurs de lis, depuis que Monsieur saint Denys, patron du royaume, avait laissé prendre son abbaye. Et Jeanne le savait.

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