Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 1 de 2
✝ JHESUS MARIA ✝
Roy d'Angleterre, et vous, duc de Bedford, qui vous dictes régent le royaume de France; vous Guillaume de la Poule, conte de Sulford; Jehan, sire de Talebot; et vous, Thomas, sire d'Escales, qui vous dictes lieutenans dudit duc de Bedfort, faictes raison au Roy du ciel[836]; rendez à la Pucelle qui est cy envoiée de par Dieu, le Roy du ciel, les clefs de toutes les bonnes villes[837] que vous avez prises et violées[838] en France. Elle est ci venue de par Dieu, pour réclamer le sanc royal[839]. Elle est toute preste de faire paix, se vous lui voulez faire raison, par ainsi que France vous mectrés jus, et paierez ce que vous l'avez tenu[840]. Et entre vous, archiers, compaignons de guerre, gentilz et autres[841] qui estes devant la ville d'Orléans, alez vous ent en vostre païs, de par Dieu; et se ainsi ne le faictes, attendez les nouvelles[842] de la Pucelle qui vous ira voir briefment à voz bien grans dommaiges. Roy d'Angleterre, se ainsi ne le faictes, je sui chief de guerre, et en quelque lieu que je actaindray voz gens en France, je les en ferai aler, vuellent ou non vuellent; et si ne vuellent obéir je les feray tous occire. Je sui cy envoiée de par Dieu, le Roy du ciel, corps pour corps, pour vous bouter hors de toute France. Et s'i vuellent obéir, je les prandray à mercy. Et n'aiez point en vostre oppinion, que vous ne tendrez[843] point le royaume de France [de] Dieu, le Roy du ciel, filz sainte Marie[844]; ainz le tendra le roy Charles, vray héritier[845]; car Dieu, le Roy du ciel, le veult, et lui est révélé par la Pucelle; lequel[846] entrera à Paris à bonne compagnie. Se vous ne voulez croire les nouvelles de par Dieu et la Pucelle, en quelque lieu que vous trouverons, nous ferrons[847] dedens et y ferons ung si grant hahay[848], que encore a-il mil ans[849] que en France ne fu si grant, se vous ne faictes raison. Et croyez fermement que le Roy du ciel envoiera plus de force à la Pucelle, que vous ne lui sariez mener de tous assaulx, à elle et à ses bonnes gens d'armes; et aux horions[850] verra-on qui ara[851] meilleur droit de Dieu du ciel[852]. Vous, duc de Bedfort, la Pucelle vous prie et vous requiert que vous ne vous faictes mie destruire. Se vous lui faictes raison, encore pourrez venir en sa compaignie, l'où que les Franchois[853] feront le plus bel fait que oncques fu fait pour la chrestienté. Et faictes response se vous voulez faire paix en la cité d'Orléans; et se ainsi ne le faictes, de vos bien grans dommages vous souviengne briefment. Escript ce mardi sepmaine saincte.
Telle est cette lettre d'un accent nouveau, qui proclame la royauté de Jésus-Christ et déclare la guerre sainte. Il est difficile de savoir si Jeanne la dicta de sa propre inspiration ou sur le conseil des clercs. On serait d'abord tenté d'attribuer à des religieux l'idée première d'une sommation qui est une application littérale des préceptes inscrits dans le Deutéronome:
«Quand vous vous approcherez d'une ville pour l'assiéger, d'abord vous lui offrirez la paix.
»Si elle l'accepte et qu'elle vous ouvre ses portes, tout le peuple qui s'y trouvera sera sauvé et vous sera assujetti moyennant le tribut.
»Si elle ne veut point recevoir les conditions de la paix et qu'elle commence à vous déclarer la guerre, vous l'assiégerez.
»Et lorsque le Seigneur, votre Dieu, vous l'aura livrée entre les mains, vous ferez passer tous les mâles au fil de l'épée,
»En réservant les femmes, les enfants, les bêtes et tout le reste de ce qui se trouvera dans la ville.»
(Deuter., XX, 10-14.)
Il est certain du moins que, à cet égard, la Pucelle exprime ses propres sentiments. Elle dira plus tard: «Je demandais la paix et, si on me la refusait, j'étais prête à combattre[854].» Mais comme elle dicta cette lettre et ne put la lire, il y a lieu de rechercher si les clercs qui tinrent la plume n'y mirent pas du leur.
On peut soupçonner une main ecclésiastique en deux ou trois passages. Plus tard la Pucelle ne se rappelait pas avoir dicté «corps pour corps», ce qui n'a pas grande importance. Mais elle déclara qu'elle n'avait pas dit: «Je suis chef de guerre», et qu'elle avait dicté: «Rendez au Roi», et non pas: «Rendez à la Pucelle[855]». Sa mémoire, qui n'était pas toujours bonne, la trompait peut-être. Pourtant, elle paraissait bien sûre de ce qu'elle disait, et elle répéta par deux fois que «chef de guerre» et «rendez à la Pucelle» n'étaient pas dans sa lettre, et il est possible que ces termes fussent du fait des moines qui se tenaient près d'elle. Ces religieux errants se souciaient médiocrement d'une querelle de fiefs, et leur plus grand souci n'était pas que le roi Charles rentrât en possession de son héritage. Ils voulaient sans doute le bien du royaume de France; mais, assurément, ils voulaient d'un meilleur cœur le bien de la chrétienté, et nous verrons que si ces moines mendiants, frère Pasquerel et plus tard frère Richard, s'attachèrent à la Pucelle, ce fut dans l'espoir de l'employer au profit de l'Église. Aussi ne serait-il pas surprenant qu'ils eussent tout d'abord pris soin de la déclarer chef de guerre et même de l'investir d'un pouvoir spirituel supérieur au pouvoir temporel du roi, ce qui est impliqué dans cette phrase: «Rendez à la Pucelle... les clefs des bonnes villes.»
Cette lettre même indique une des espérances, entre autres, qu'ils fondaient sur elle. Ils comptaient qu'après avoir accompli sa mission en France, elle prendrait la croix et irait à la conquête de Jérusalem, entraînant à sa suite toutes les armées de l'Europe chrétienne[856]. En ce moment même, un disciple de Bernardin de Sienne, un franciscain, nouvellement venu de Syrie[857], frère Richard, qui devait bientôt se rencontrer avec la Pucelle, prêchait à Paris, annonçant la fin prochaine du monde et exhortant les fidèles à combattre l'Antéchrist[858]. Il faut se rappeler que les Turcs, qui avaient vaincu les chevaliers chrétiens à Nicopolis et à Sémendria, menaçaient Constantinople et terrifiaient l'Europe entière. Papes, empereurs, rois, sentaient la nécessité de tenter contre eux un grand effort.
On disait en Angleterre que le roi Henri V avait fait à madame Catherine de France, entre Saint-Denys et Saint-Georges, un garçon demi-anglais demi-français, qui irait jusqu'en Égypte tirer le Grand Turc par la barbe[859]. Ce victorieux Henri V, sur son lit de mort, entendait les clercs réciter les psaumes de la pénitence. Quand il ouït ce verset: Benigne fac Domine in bona voluntate tua ut aedificentur muri Jerusalem, il murmura d'une voix expirante: «J'ai toujours eu dessein d'aller en Syrie et de reprendre la ville sainte aux infidèles[860].» Ce fut sa dernière parole. Les hommes sages conseillaient l'union des princes chrétiens contre le Croissant. En France, l'archevêque d'Embrun, qui avait siégé aux conseils du dauphin, maudissait l'insatiable cruauté de la nation anglaise et ces guerres entre chrétiens, dont se réjouissaient les ennemis de la croix de Jésus-Christ[861].
Appeler les Anglais et les Français à prendre ensemble la croix, c'était proclamer qu'après quatre-vingt-onze ans de violences et de crimes le cycle des guerres profanes était fermé et que la chrétienté se retrouvait telle qu'aux jours où Philippe de Valois et Édouard Plantagenet promettaient au pape de s'unir contre les infidèles.
Mais quand la Pucelle conviait les Anglais à se joindre aux Français dans une entreprise sainte et guerrière, on pouvait prévoir l'accueil que recevrait des Godons cette convocation angélique. Et, lors du siège d'Orléans, les Français de leur côté, pour de bonnes raisons, ne songeaient pas à prendre la croix avec les Coués[862].
Le style de cette lettre ne fut pas très goûté des connaisseurs. Le Bâtard d'Orléans en trouvait toutes les paroles bien simples et quelques années plus tard un bon légiste français la jugea écrite en gros et lourd langage et mal ordonné[863]. Nous ne pouvons prétendre en mieux juger que le légiste et que le Bâtard, qui avait des lettres; pourtant nous nous demandons si ce qui leur semblait mauvais dans ces façons de dire ce n'était pas qu'elles s'éloignaient du ton ordinaire des chancelleries. La lettre de Blois se ressent, il est vrai, de l'humilité où se tenait encore la prose française, quand elle n'était pas soulevée par un Alain Chartier, mais on n'y trouve pas de terme ni de tournure qui ne se rencontre dans les bons auteurs du temps. Le langage peut n'en pas être très bien ordonné, mais l'allure en est vive. Au reste rien n'y sent les bords de la Meuse; il n'y subsiste aucune trace du parler lorrain et champenois[864]. C'est français de clerc.
Tandis qu'Isabelle de Vouthon s'en était allée en pèlerinage au Puy, ses deux plus jeunes enfants, Jean et Pierre, avaient pris aussi le chemin de la France, pour rejoindre leur sœur, dans l'idée de faire fortune auprès d'elle et du roi. De même frère Nicolas de Vouthon, cousin germain de Jeanne, religieux profès en l'abbaye de Cheminon, se rendit auprès de la jeune dévote[865]. Pour attirer ainsi toute cette parenté, avant même d'avoir donné signe de son pouvoir, il fallait que Jeanne eût des cautions aux bords de la Meuse et que de vénérables personnes ecclésiastiques et de bons seigneurs lorrains répondissent de son crédit en France. Ces garants de sa mission, elle les trouvait sans aucun doute dans ceux qui l'avaient endoctrinée et accréditée par prophétie; et peut-être frère Nicolas de Vouthon lui-même était-il du nombre.
Tenant dans l'armée état de sainte fille, elle avait en sa compagnie un chapelain, frère Jean Pasquerel[866]; deux pages, Louis de Coutes et Raymond[867]; ses deux frères, Pierre et Jean; deux hérauts, Ambleville et Guyenne[868]; deux écuyers, Jean de Metz et Bertrand de Poulengy. Jean de Metz pourvoyait à la dépense aux frais de la couronne[869]. Elle avait aussi quelques valets à son service. Un écuyer, nommé Jean d'Aulon, que le roi lui donna pour intendant, vint la rejoindre à Blois[870]. C'était le plus pauvre écuyer du royaume[871]. Il appartenait entièrement au sire de La Trémouille qui le secourait d'argent, mais avait bon renom d'honneur et de sagesse[872]. Jeanne attribuait les défaites des Français à ce qu'ils chevauchaient avec des femmes de mauvaise vie et blasphémaient le saint nom de Dieu. Et loin de lui être particulière, cette opinion régnait parmi les personnes de savoir et de dévotion, qui rapportaient notamment le désastre de Nicopolis à ce que, en chemin, les chrétiens avaient fait des cruautés, mené des ribaudes et joué à des jeux dissolus[873].
À plusieurs reprises, de 1420 à 1425, le dauphin avait défendu de maugréer, de renier, de blasphémer le nom de Dieu, de la Vierge Marie, des saints et des saintes, sous peine d'une amende à laquelle s'ajoutaient, en certains cas, des châtiments corporels. Les lettres qui portaient cette défense alléguaient que les blasphèmes attiraient des guerres, des pestes et des famines, et que les blasphémateurs étaient responsables en partie des maux qui affligeaient le royaume[874]. Aussi la Pucelle allait-elle parmi les gens d'armes, les exhortant à chasser les femmes qui suivaient l'armée et à ne plus prononcer en vain le nom du Seigneur. Elle leur recommandait de confesser leurs péchés et de mettre leur âme en état de grâce, affirmant que Dieu les aiderait et que si leur âme était en bon état, ils obtiendraient la victoire[875].
Jeanne porta son étendard à l'église Saint-Sauveur et le donna à bénir aux prêtres[876]. La petite confrérie, formée à Tours, se grossit à Blois des gens d'Église et des religieux qui, échappés en foule des abbayes voisines à l'approche des Anglais, souffraient le froid et la faim. Il en était d'ordinaire ainsi. Constamment des nuées de moines s'abattaient sur les armées. Beaucoup d'églises et la plupart des abbayes gisaient détruites. Celles des mendiants, situées hors des villes, avaient toutes péri, dépouillées et incendiées par les Anglais ou renversées par les habitants des villes, avec tous les faubourgs sous la menace d'un siège. Les religieux sans asile ne trouvaient point d'accueil dans les cités avares de leur bien; il leur fallait tenir la campagne avec les gens d'armes et suivre l'armée. La règle en souffrait et la piété n'y gagnait rien. Ces clercs affamés et vagabonds ne menaient pas toujours, parmi les soudoyers, les ribaudes et les convoyeurs, une vie édifiante. Ceux qui accompagnèrent la Pucelle ne valaient sans doute ni mieux ni pis que les autres, et comme ils avaient grand'faim ils songeaient premièrement à manger[877]. À l'égard de la sainte fille mêlée à cette troupe vagabonde, les gens d'armes pouvaient éprouver tous les sentiments, hors celui de la surprise, tant ils étaient habitués à voir religieuses et religieux cheminer en leur compagnie. Il est vrai que de celle-ci on annonçait des merveilles. Plusieurs y ajoutaient foi, d'autres se moquaient et disaient tout haut: «Voilà un vaillant champion pour récupérer le royaume de France[878].»
La Pucelle fit faire une bannière sous laquelle les religieux pussent se rassembler et appeler les gens d'armes à la prière. Cette bannière était blanche; il y avait dessus Jésus en croix entre Notre-Dame et saint Jean[879].
Le duc d'Alençon retourna vers le roi pour lui faire savoir l'embarras où l'on était. Le roi envoya les sommes nécessaires; on pouvait enfin partir[880]. Deux routes, toutes deux libres au départ, l'une sur la rive droite, l'autre sur la rive gauche de la Loire, conduisaient à Orléans. En prenant la rive droite, on se trouvait, au bout de cinq à six lieues, au bord de la plaine de Beauce, occupée par les Anglais, qui avaient garnisons à Marchenoir, Beaugency, Meung, Montpipeau, Saint-Sigismond, Janville, et l'on risquait d'y rencontrer l'armée qui venait au secours des Anglais d'Orléans. Une telle rencontre faisait peur depuis le jour des Harengs. En prenant la rive gauche, on s'avançait par la Sologne, restée au pouvoir du roi Charles, et, pourvu qu'on s'écartât un peu du fleuve, on passait hors de vue des petites garnisons anglaises de Beaugency et de Meung. Il est vrai qu'il fallait ensuite traverser la Loire, mais, en remontant le fleuve à deux lieues au levant de la ville assiégée, on pouvait tenter sans trop d'inconvénient le passage entre Orléans et Jargeau. Après délibération, il fut décidé qu'on prendrait la rive gauche et qu'on irait par la Sologne. On arrêta aussi qu'on emporterait les vivres en deux fois, de peur d'un trop lent débarquement si près des bastilles ennemies[881]. Le mercredi 27 avril[882], on partit. Les prêtres, bannière en tête, ouvrirent la marche en chantant le Veni creator Spiritus[883]. La Pucelle chevauchait avec eux, armée de blanc, et portant son étendard. Les hommes d'armes et les hommes de trait venaient ensuite, escortant six cents voitures de vivres et de munitions et quatre cents têtes de bétail[884]. La longue file des lances, des chariots et des troupeaux passa le pont de Blois, et se déroula dans la plaine infinie. Après avoir fait huit lieues sur une route ravinée, à l'heure du couvre-feu, quand, au soleil couchant, la Loire fut de cuivre entre ses joncs noirs, les prêtres chantèrent Gabriel angelus et l'armée fit halte[885].
Cette nuit-là, on coucha dans les champs. Jeanne, qui n'avait pas voulu quitter son armure, se réveilla tout endolorie. Elle entendit la messe et reçut la communion des mains de son aumônier, avec plusieurs gens d'armes. Puis l'armée se remit en marche vers Orléans[886].
 CHAPITRE XII
LA PUCELLE À ORLÉANS.
Le jeudi 28 avril au soir, Jeanne put voir des hauteurs d'Olivet les clochers de la ville, les tours de Saint-Paul et de Saint-Pierre-Empont, où les guetteurs signalaient sa venue. L'armée suivit les pentes qui descendent vers la Loire et s'arrêta au port du Bouchet, tandis que les chariots et le bétail continuaient leur chemin sur la berge jusque vers l'Île-aux-Bourdons, devant Chécy, à une lieue en amont[887]. C'est là que devait se faire le débarquement. Au signal des guetteurs, monseigneur le Bâtard, accompagné de Thibaut de Termes et de quelques autres capitaines, sortit de la ville par la porte de Bourgogne, sauta dans une barque à Saint-Jean-de-Braye et alla tenir conseil avec les sires de Rais et de Loré, qui commandaient le convoi[888].
Cependant la Pucelle venait de s'apercevoir qu'elle était sur la rive de Sologne et qu'on l'avait trompée en chemin. Elle en ressentait de la douleur et de la colère. On l'avait trompée, cela était sûr. Mais l'avait-on fait exprès? Avait-on voulu vraiment la tromper? On rapporte qu'elle avait exprimé la volonté de passer par la Beauce, et non par la Sologne, et qu'il lui avait été répondu: «Jeanne, rassurez-vous; nous vous menons par la Beauce[889].» Est-ce possible? Pourquoi les seigneurs se seraient-ils joués de la sorte d'une sainte fille que le roi avait mise sous leur garde et qui inspirait déjà du respect à la plupart d'entre eux? Certains, il est vrai, croyant qu'elle se moquait, l'eussent volontiers moquée. Mais, si l'un de ceux-là lui avait fait cette trufferie, de lui mettre la Sologne en Beauce, comment ne se serait-il trouvé personne pour la désabuser? Comment frère Pasquerel, son aumônier; comment son intendant, l'honnête écuyer d'Aulon, se seraient-ils rendus complices de cette grossière plaisanterie? Tout cela ne se comprend guère, et quand on y songe, ce qui se comprend le moins, c'est que Jeanne eût expressément demandé qu'on allât à Orléans par la Beauce. Puisqu'elle ignorait sa route à ce point qu'en passant le pont de Blois elle ne se douta pas qu'elle allait en Sologne, il y a peu d'apparence qu'elle se représentât assez précisément l'assiette d'Orléans pour préférer y entrer par le couchant ou par le midi. Une jeune fille qui seule connaît la porte par laquelle on entrera dans la ville assiégée et à qui de méchants capitaines font prendre un chemin pour un autre, cela ressemble trop à un conte de ma mère l'oie. Jeanne ne se faisait pas d'Orléans une idée plus claire que de Babylone. Il est vraisemblable de supposer un malentendu. Elle n'avait parlé ni de Sologne ni de Beauce. Ses Voix lui avaient dit que les Anglais ne bougeraient point. Elles ne lui avaient point montré le portrait de la ville; elles ne lui avaient donné ni plans ni cartes: les gens de guerre n'en usaient point. Jeanne, sans doute, avait dit aux capitaines et aux prêtres ce qu'elle devait bientôt répéter au Bâtard: «Je veux aller là où sont Talbot et les Anglais.» Et les prêtres, les gens d'armes, avaient répondu très sincèrement: «Jeanne, nous allons où sont Talbot et les Anglais[890].» Ils avaient cru bien dire, puisque Talbot conduisait le siège, et qu'on l'aurait, pour ainsi dire, devant soi, de quelque côté qu'on approchât de la ville. Mais apparemment ils n'avaient pas bien compris ce qu'avait dit la Pucelle, et la Pucelle n'avait pas bien compris ce qu'ils avaient répondu. Car maintenant, de se voir séparée de la ville par les eaux et les sables du fleuve, elle se montrait irritée et dolente. Que pouvait-elle trouver de si fâcheux à cela? Ceux qui l'approchèrent en ce moment ne le découvrirent pas, et peut-être ses raisons ont-elles été méconnues parce qu'elles étaient spirituelles et mystiques. Certes, elle n'estimait pas qu'on eût commis une faute militaire en amenant par la Sologne les troupes et les vivres. Elle ne connaissait point les chemins; elle ne pouvait donc savoir quel était le meilleur. Des positions de l'ennemi, des travaux d'attaque et des travaux de défense elle ignorait tout; elle venait d'apprendre à l'instant sur quelle rive du fleuve la ville était assise. Il fallait pourtant qu'elle crût avoir une grave raison de se plaindre, car elle s'approcha du seigneur Bâtard et lui demanda vivement:
—Est-ce vous qui êtes le Bâtard d'Orléans?
—C'est moi, réjoui de votre venue.
—Est-ce vous qui avez donné conseil que je vinsse ici, par ce côté de la rivière, et que je ne vinsse pas droit là où sont Talbot et les Anglais?
—Moi et de plus sages ont donné ce conseil, croyant faire pour le mieux et le plus sûrement.
Mais Jeanne:
—En nom Dieu! le conseil de Messire est plus sûr et plus sage que le vôtre. Vous avez cru me tromper et vous vous êtes trompés vous-mêmes. Car je vous apporte un meilleur secours qu'il n'en vint oncques à chevalier ou à cité, c'est le secours du Roi des cieux, lequel secours procède de Dieu lui-même, qui, non vraiment pour l'amour de moi, mais à la requête de saint Louis et de saint Charlemagne, a eu pitié de la ville d'Orléans et n'a pas voulu souffrir que les ennemis eussent à la fois le corps du duc et sa ville[891].
On entend: ce qui la fâchait, c'était de n'avoir point été menée droit devant Talbot et les Anglais. Elle venait d'apprendre que Talbot était sur la rive droite avec son camp. Et, en parlant de Talbot et des Anglais, elle entendait désigner seulement les Anglais qui étaient avec Talbot, puisqu'en descendant au Val de Loire, près du guet de Saint-Jean-le-Blanc, elle avait aperçu la bastille des Augustins et les Tourelles du bout du pont et qu'elle ne pouvait pas douter qu'il n'y eût aussi des Anglais sur la rive gauche. Il reste à savoir pourquoi elle avait tant désiré se montrer tout d'abord à Talbot et à ses Anglais et pourquoi maintenant elle était si marrie d'être séparée de lui par la Loire. Jugeait-elle que le camp retranché de Saint-Laurent-des-Orgerils, où commandaient Scales, Suffolk et Talbot, devait être tout de suite attaqué? Elle n'avait pu se faire d'elle-même cette idée, puisqu'elle ne connaissait pas les lieux, et aucun homme d'armes n'avait pu lui mettre cette folie en tête, d'attaquer un camp retranché en menant des bœufs et des chariots. Elle n'avait pas songé non plus, comme on l'a dit tant de fois, à forcer le passage entre la bastille Saint-Pouair à l'orée des bois, puisqu'elle ignorait les bastilles et les forêts comme le reste. Et si tel avait été son dessein, elle l'aurait dit clairement au Bâtard, car elle savait se faire entendre, et même les bonnes gens trouvaient qu'elle parlait bien. Quelle était donc sa pensée? Il n'est pas impossible de la pénétrer, si l'on songe à ce que pouvait être en ce moment la pensée d'une sainte, ou si seulement on se rappelle les paroles et les actes par lesquels Jeanne avait annoncé et préparé sa mission. Elle avait dit aux docteurs de Poitiers: «Le siège d'Orléans sera levé et la ville affranchie de ses ennemis après que j'en aurai fait sommation de par le Roi du ciel[892].» Elle avait mandé, de par le Roi du ciel, à Scales, à Suffolk et à Talbot de lever le siège; elle leur avait écrit qu'elle était toute prête à faire la paix et les avait sommés de retourner en Angleterre. Maintenant elle demandait réponse à Talbot, à Suffolk et à Scales. Puisque les Anglais ne lui avaient point renvoyé son héraut, elle venait à eux, à leurs chefs, comme un héraut de Messire; elle venait requérir qu'ils fissent paix. Et s'ils ne voulaient faire paix, elle était prête à combattre. C'est seulement après leur refus qu'elle serait assurée de vaincre, non par raisons humaines, mais parce que son Conseil le lui avait promis. Peut-être même, peut-être espérait-elle qu'en se montrant aux capitaines anglais, son étendard à la main, accompagnée de madame sainte Catherine, de madame sainte Marguerite et de monseigneur saint Michel archange, elle les persuaderait de quitter la France; que, tombant à genoux, Talbot obéirait, non certes à elle, mais à Celui qui l'envoyait, et qu'ainsi elle ferait ce pourquoi elle était venue sans que coulât une goutte de ce sang français qui lui était cher et sans que les Anglais, dont elle avait pitié, perdissent ni leurs corps ni leurs âmes. En tout cas, il fallait obéir à Dieu et pratiquer la charité: la victoire était à ce prix. Et cette pieuse victoire qu'elle apportait, cette victoire angélique, les chefs de son parti, par une fausse prudence, la lui arrachaient des mains. Ils l'empêchaient d'accomplir sa mission, de donner, peut-être, le signe promis et l'entraînaient avec eux dans des entreprises moins sûres et moins belles. De là sa douleur et sa colère.
Même après la déconvenue de son entrée, elle ne se croyait pas dispensée d'offrir la paix aux ennemis, afin d'être agréable à Dieu[893]. Et puisqu'elle ne pouvait aller tout de suite au camp de Talbot, elle voulut se montrer devant le guet de Saint-Jean-le-Blanc[894].
Il n'y avait plus personne derrière les palissades. Mais, si elle y était allée et si elle y avait trouvé des ennemis, elle leur aurait d'abord offert la paix. La conduite qu'elle tint ensuite dans la ville en est la preuve certaine. Elle ne venait pas mettre au service des Orléanais des plans de campagne ou des ruses de guerre; sa part dans l'œuvre de la délivrance était plus haute et plus pure. Elle apportait à des hommes faibles, malheureux, égoïstes et souffrants, les invincibles forces de l'amour et de la foi, la vertu du sacrifice.
Monseigneur le Bâtard, qui regardait la mission de Jeanne comme purement religieuse et qu'on aurait bien étonné en lui disant qu'il devait consulter cette paysanne sur le fait de la guerre, fit mine de ne point entendre les reproches qu'elle lui adressait et alla pourvoir à ce que les opérations fussent exécutées conformément aux dispositions prises.
Tout avait été soigneusement concerté et préparé, mais voici que survenait une anicroche. Les chalands que les Orléanais devaient envoyer à Chécy pour embarquer les vivres n'avaient pas encore démarré[895]. Ils n'allaient qu'à la voile et, comme le vent soufflait d'amont, ils ne pouvaient pas naviguer. On ne savait pas s'ils le pourraient bientôt, et le temps était cher. Jeanne dit avec confiance à ceux qui s'inquiétaient:
—Attendez un peu. Car, en nom Dieu, tout entrera dans la ville[896].
Elle avait raison. Le vent tourna; on déploya la toile, et les chalands remontèrent le fleuve sous une brise d'arrière qui les poussait assez fort pour qu'un bateau en pût traîner deux ou trois à sa remorque[897]. Ils passèrent sans encombre devant la bastille Saint-Loup. Monseigneur le Bâtard monta dans un de ces bateaux avec Nicole de Giresme, grand prieur de France en l'ordre de Rhodes, et la flottille aborda au port de Chécy, où elle resta mouillée toute la nuit[898]. Il fut décidé que l'armée de secours camperait cette nuit au port du Bouchet afin de garder le convoi en aval, tandis qu'un détachement se tiendrait vers les îles de Chécy pour veiller en amont, et regarder du côté de Jargeau. La Pucelle, en compagnie de quelques capitaines, avec un détachement de gens d'armes et de trait, suivit la berge et arriva devant l'Île-aux-Bourdons[899].
Les seigneurs qui avaient amené le convoi décidèrent qu'on partirait tout de suite après le débarquement. L'armée, ayant fait sa besogne, retournerait à Blois pour y prendre ce qui restait de vivres et de munitions; car on n'avait pas tout emporté en une fois. Apprenant que ces soldats, en compagnie desquels elle était venue, s'en allaient, elle voulut partir avec eux, et après avoir tant demandé qu'on la menât à Orléans, arrivée aux portes de la ville, elle ne pensait plus qu'à s'en aller. Ainsi l'âme des mystiques tourne aux souffles de l'Esprit; cette fois, comme toujours, Jeanne obéissait à des raisons purement spirituelles. Elle ne voulait pas se séparer de ces gens d'armes, parce qu'elle les croyait réconciliés avec Dieu, et qu'elle n'était pas sûre d'en retrouver d'autres aussi contrits. Or, pour elle, la victoire ou la défaite dépendaient uniquement de l'état de grâce ou de péché où se trouvaient les combattants; les mener à confesse, c'était tout son art militaire; elle n'avait point d'autre science pour combattre derrière des murs ou en rase campagne.
—Quant à ce qui est d'entrer dans la ville, dit-elle, il me ferait mal de laisser mes gens et ne le dois faire. Ils sont tous confessés et, en leur compagnie, je ne craindrais pas toute la puissance des Anglais[900].
En fait, comme on le pense bien, confessés ou non, près d'elle ou loin d'elle, ces soudards commettaient tous les péchés compatibles avec la simplicité d'esprit; mais l'innocente n'en voyait rien; ouverts aux choses invisibles, ses yeux étaient fermés aux choses sensibles.
Elle était soutenue dans sa résolution de retourner à Blois par les capitaines qui l'avaient amenée et qui la voulaient emmener, alléguant les ordres du roi. Comme elle portait chance, ils tenaient à la garder. Monseigneur le Bâtard voyait au contraire de graves inconvénients et même des dangers à ce qu'elle s'éloignât. Dans l'état où il avait laissé les habitants d'Orléans, si on tardait à leur montrer leur Pucelle, cris, menaces, émeutes, violences, mouvements de fureur et de désespoir, tout était à craindre, même des massacres. Il demanda en grâce aux capitaines de trouver bon, dans l'intérêt du roi, que Jeanne entrât à Orléans, et il obtint, sans trop de peine, qu'ils retournassent à Blois sans elle. Mais Jeanne ne se rendit pas si vite. Il la supplia de se décider à passer la Loire. Elle refusa et fit une telle résistance qu'il dut s'apercevoir qu'il n'est pas facile de manier une sainte. Il fallut que l'un des chefs qui l'avaient amenée, le sire de Rais ou le sire de Loré, joignît ses prières à celle du Bâtard et lui dît:
—Allez-y sûrement, car nous vous promettons de retourner bientôt vers vous[901].
Enfin, quand elle sut que le frère Pasquerel partirait avec eux, pensant que ses gens seraient bien confessés, elle consentit à rester[902]. Elle passa la Loire avec ses frères, sa petite compagnie, le Bâtard, le maréchal de Boussac, le capitaine La Hire, et débarqua à Chécy qui était alors un très gros bourg, ayant deux églises, un Hôtel-Dieu, une léproserie[903]. Elle fut reçue par un riche bourgeois nommé Guy de Cailly, dans le manoir de Reuilly où elle passa la nuit[904].
Le 29 au matin, les chalands qui avaient mouillé à Chécy traversèrent la Loire, et les convoyeurs les chargèrent de vivres, de munitions et de bétail[905]. La Loire était haute[906]. Les chalands purent dériver à charge par le chenal navigable qui longeait la rive gauche. Les oseraies et les bouleaux de l'Île-aux-Bœufs les cachaient aux Anglais de la bastille Saint-Loup qui, d'ailleurs, avaient en ce moment beaucoup à faire. La garnison de la ville, pour les distraire, escarmouchait contre eux. On s'y battait assez rudement; il y avait morts, blessés et prisonniers des deux partis et les Anglais perdaient un étendard[907]. Les chalands passèrent à découvert sous le guet de Saint-Jean-le-Blanc, qui était abandonné[908], tournèrent à tribord entre l'Île-aux-Bœufs et l'îlette des Martinets, pour redescendre, en côtoyant la rive droite, sous l'Île-aux-Toiles jusqu'à la Tour-Neuve, dont le pied baignait dans la Loire, à l'angle sud-est de la ville. Puis ils se mirent à l'abri dans les fossés de la porte de Bourgogne[909].
Toute la journée, le manoir de Reuilly fut assiégé par une foule de bourgeois orléanais qui, n'y pouvant tenir, étaient venus, au péril de leur vie, voir la Pucelle promise. Elle quitta Chécy seulement à six heures du soir. Les capitaines voulaient ne la faire entrer dans la ville que la nuit tombée, de peur qu'on ne s'écrasât devant elle et qu'il n'y eût de grands désordres[910]. Ils passèrent sans doute par les larges vallées qui descendent au midi de Semoy, sur les confins des paroisses de Saint-Marc et de Saint-Jean-de-Braye. Chemin faisant, elle disait à ceux qui chevauchaient avec elle:
—Ne craignez rien. Il ne vous arrivera aucun mal[911].
En fait, le passage n'était dangereux qu'aux piétons. Les gens de cheval ne risquaient guère d'être poursuivis par les Anglais, qui, dans leurs bastilles, manquaient de chevaux.
Ce vendredi 29 avril, elle entra de nuit dans Orléans par la porte de Bourgogne; elle était armée de toutes pièces, et montée sur un cheval blanc[912]. Un cheval blanc était la monture des hérauts d'armes et des archanges[913]. Le Bâtard l'avait placée à sa droite. Elle faisait porter devant elle son étendard, sur lequel on voyait deux anges tenant chacun à la main une fleur de lis, et son pennon avec l'image de la Salutation angélique. Puis venaient le maréchal de Boussac, Guy de Cailly, Pierre et Jean d'Arc, Jean de Metz et Bertrand de Poulengy, le sire d'Aulon, les seigneurs, capitaines, écuyers, gens de guerre et citoyens qui étaient allés au-devant d'elle à Reuilly[914]. À sa rencontre, se pressaient les bourgeois et les bourgeoises d'Orléans, portant des torches et montrant autant de joie que s'ils eussent vu Dieu lui-même descendre dans leur ville[915]. Ils avaient souffert de grands maux et craint de n'être point secourus, mais déjà ils se sentaient réconfortés et comme désassiégés par la vertu divine qu'on leur avait dit être en cette pucelle. Ils la regardaient avec un pieux amour. Hommes, femmes, enfants se précipitaient, s'étouffaient pour la toucher, elle et son cheval blanc, comme on touche les reliques des saints. Dans cette presse une torche mit le feu au pennon. Ce que voyant, la Pucelle donna de l'éperon et allongea le pas jusqu'à la flamme qu'elle éteignit avec une adresse qui parut merveilleuse; car tout en elle émerveillait[916]. Gens d'armes et bourgeois ravis l'accompagnèrent en foule, par la ville, à l'église Sainte-Croix, où premièrement elle alla rendre grâces à Dieu, puis à l'hôtel de Jacques Boucher, où son logis était préparé[917].
Jacques, ou comme on disait, Jacquet Boucher, depuis plusieurs années trésorier du duc d'Orléans, était très riche homme et avait épousé la fille d'un des plus notables bourgeois de la cité[918]. Demeuré dans sa ville durant tout le siège, il contribuait à la dépense, faisait des dons de blé, d'avoine et de vin, avançait des deniers pour achats de poudre et d'armes. La garde des remparts appartenant aux bourgeois, Jacques Boucher avait charge de tenir en état de défense la porte Renart où il demeurait et qui se trouvait la plus exposée aux attaques des Anglais. Son hôtel, un des plus beaux et des plus grands de la ville, autrefois habité par une famille Regnart ou Renart qui avait donné son nom à la porte, était situé dans la rue des Talmeliers, tout proche l'enceinte. Les capitaines y tenaient conseil, quand ils ne se réunissaient pas dans l'hôtel du chancelier Guillaume Cousinot, rue de la Rose[919]. Le logis de Jacques Boucher était sans doute bien garni de vaisselle d'argent et de tapisseries historiées. Dans une des salles, il y avait, paraît-il, une peinture représentant trois femmes et portant cette inscription: Justice, Paix, Union[920].
La Pucelle fut reçue en cette maison avec ses deux frères, les deux compagnons qui l'avaient amenée au roi et leurs valets. Elle s'y fit désarmer[921]. La femme et la fille de Jacques Boucher passèrent la nuit avec elle. Jeanne partagea le lit de l'enfant, qui avait neuf ans et se nommait Charlotte, du nom du duc Charles, que servait son père[922]. C'était l'usage alors que l'hôte partageât son lit avec son hôte, l'hôtesse avec son hôtesse. La civilité le voulait; les rois n'y manquaient pas plus que les bourgeois. On enseignait aux enfants comment il fallait se comporter avec son compagnon de lit, tenir sa juste place, ne pas bouger et dormir la bouche fermée[923].
Ainsi l'argentier ducal accueillit la Pucelle en son hôtel et l'hébergea aux frais de la ville. Les chevaux de Jeanne furent mis dans l'écurie d'un bourgeois nommé Jean Pillas. Quant aux frères d'Arc, ils ne demeurèrent point avec leur sœur, mais logèrent en l'hôtel de Thévenin Villedart. La ville les défraya de tout, leur fournit notamment les souliers et les houseaux dont ils avaient besoin et leur fit don de quelques écus d'or. Trois compagnons de la Pucelle, fort dénués, qui la vinrent trouver à Orléans, reçurent de quoi manger[924].
Le lendemain, 30 avril, les milices orléanaises furent debout au petit jour. Depuis la veille au soir tout était renversé dans la ville; la révolte, longtemps contenue, éclatait. Les bourgeois, qui, dès le mois de février, avaient pris la chevalerie en défiance et en haine, la secouaient enfin et la brisaient[925]. Il n'y avait plus ni lieutenant du roi, ni gouverneur, ni seigneurs, ni chefs de guerre; il n'y avait plus qu'un pouvoir et qu'une force: la Pucelle. La Pucelle était capitaine de la commune. Cette fillette, cette pastoure, cette béguine que les nobles amenaient pour qu'elle leur portât bonheur, leur causait le plus grand dommage qu'ils pussent éprouver; elle les réduisait à rien. Dès la matinée du 30, ils eurent tout lieu de s'apercevoir que la révolution bourgeoise était accomplie. Les milices attendaient la Pucelle pour la mettre à leur tête et marcher tout de suite avec elle contre les Godons. Les capitaines essayèrent de leur faire comprendre qu'il fallait attendre l'armée de Blois et les gens du maréchal de Boussac qui étaient partis, la nuit, à la rencontre de cette armée. Les bourgeois en armes ne voulaient rien entendre et réclamaient à grands cris la Pucelle. Elle ne parut point. Monseigneur le Bâtard, qui avait la langue dorée, lui avait conseillé de ne se pas montrer[926]. Ce fut le dernier avantage que les chefs prirent sur elle. Encore, en paraissant leur céder, n'avait-elle, cette fois, comme les autres, agi qu'à sa volonté. Quant aux bourgeois, avec ou sans la Pucelle, ils voulaient se battre. Le Bâtard ne put les en empêcher. Ils sortirent, accompagnés par les Gascons du capitaine La Hire et les gens de messire Florent d'Illiers; ils attaquèrent courageusement la bastille Saint-Pouair, que les Anglais nommaient Paris et qui se dressait à quatre cents toises des murs; ils culbutèrent le poste avancé et approchèrent la bastille de si près qu'on leur apportait déjà de la ville des fagots et de la paille pour incendier les barrières. Mais les Anglais, au cri de Saint-Georges, sortirent en bon ordre et, après un rude et sanglant combat, repoussèrent l'attaque des bourgeois et des routiers[927].
La Pucelle n'en avait rien su. Venue de Dieu sur son cheval blanc, en messagère armée et pacifique, elle n'estimait ni juste ni pieux de combattre les Anglais avant qu'ils eussent refusé ses offres de paix. Ce jour, comme la veille, tout son désir était d'aller saintement vers Talbot. Elle demanda nouvelle de sa lettre et apprit que les capitaines anglais n'en avaient tenu nul compte et qu'ils avaient gardé son héraut Guyenne[928]. Voici ce qui était arrivé.
Cette lettre, que le Bâtard trouvait faite de paroles bien simples, produisit sur les Anglais un effet prodigieux. Elle les remplit de fureur et d'épouvante. Ils retinrent le héraut qui l'avait portée, et, bien que la coutume et l'usage fussent de respecter la personne de ces officiers, alléguant que le messager de la sorcière ne pouvait être qu'un hérétique, ils le firent mettre aux fers et, après une manière de procès, le condamnèrent au feu comme complice de l'abuseresse[929]. Même, ils dressèrent le poteau où il devait être lié. Toutefois, avant d'exécuter la sentence, ils jugèrent bon de consulter l'Université de Paris, comme l'évêque de Beauvais devait la consulter, en pareille matière, dix-huit mois plus tard[930]. La peur les rendait méchants. Ces malheureux, que l'on traitait de diables, craignaient les diables. Ils soupçonnaient les Français à l'esprit subtil d'être nécromanciens et sorciers, et disaient que les Armagnacs avaient fait mourir le grand roi Henri V par des vers magiques. Redoutant que leurs ennemis n'usassent contre eux de sortilèges et d'enchantements, ils portaient sur eux, pour se préserver de tout mal des bandes de parchemin couvertes de formules conjuratoires qu'on nommait des «periapts»[931]. Le plus efficace, de ces amulettes, était le premier chapitre de l'évangile de saint Jean. À cette époque, les étoiles les menaçaient et les mathématiciens lisaient dans le ciel leur ruine prochaine. Leur défunt roi Henri V avait, du temps qu'il étudiait à Oxford, appris les règles de la divination par les astres. Il gardait dans ses coffres pour son usage particulier deux astrolabes, l'un d'argent et l'autre d'or. Quand sa femme, Catherine de France, fut près d'accoucher, il opéra lui-même «l'élection à la fois sidérale et topique», relative à la venue de l'enfant dans le monde. Et, comme d'ailleurs une prophétie courait l'Angleterre[932], disant que Windsor perdrait ce que Monmouth avait gagné, il défendit à la reine de faire ses couches à Windsor. Mais on ne peut détourner la destinée. L'enfant royal naquit à Windsor. Son père était en France quand il en apprit la nouvelle; il en conçut de funestes présages et fit venir Jean Halbourd de Troyes, ministre général des trinitaires ou mathurins, «excellent en astrologie», qui, ayant dressé le thème de nativité, ne put que confirmer le roi dans ses noirs pressentiments[933]. Et voici que les temps étaient venus. Windsor régnait; il fallait s'attendre à tout perdre. Merlin l'avait prédit, qu'une vierge les devait bouter hors de France et de tout point les défaire. Quand vint la Pucelle, ils pâlirent d'effroi; capitaines et soldats perdirent tout courage[934]. Tels qui n'avaient peur d'homme au monde tremblaient devant cette fille, la tenant pour sorcière. C'eût été trop leur demander que de la tenir pour sainte et envoyée du Ciel. Il suffisait qu'ils la prissent pour une magicienne très savante[935]. À ceux qu'elle venait secourir, elle semblait une fille de Dieu; à ceux qu'elle venait détruire, elle apparaissait comme un monstre horrible en forme de femme. Ce double aspect fit toute sa force: angélique pour les Français et diabolique pour les Anglais, elle se montrait aux uns et aux autres invincible et surnaturelle.
Dans la soirée du 30, elle envoya au camp de Saint-Laurent-des-Orgerils son héraut Ambleville pour réclamer Guyenne, qui avait porté la lettre de Blois et qui n'était pas revenu. Ambleville avait aussi mission de dire à sir John Talbot, au comte de Suffolk et au seigneur de Scales, que de la part de Dieu, la Pucelle les sommait de partir et d'aller en Angleterre; autrement que mal leur adviendrait. Les Anglais renvoyèrent Ambleville avec un mauvais message.
—Les Anglais, dit-il à la Pucelle, gardent mon compagnon pour le brûler.
Elle répondit:
—En nom Dieu, ils ne lui feront nul mal.
Et elle ordonna à Ambleville de retourner[936].
Elle était indignée, et sans doute grandement déçue. Certes elle n'avait point prévu que Talbot et les chefs du siège feraient un tel accueil à une lettre inspirée par mesdames sainte Catherine et sainte Marguerite et par monseigneur saint Michel; mais elle avait tant de charité au cœur, qu'elle voulut offrir encore la paix aux Anglais. Dans son innocence, elle ne pouvait croire que les avertissements qu'elle donnait de par Dieu ne fussent point enfin entendus. D'ailleurs, quoi qu'il en dût advenir, elle voulait faire son devoir jusqu'au bout. Elle sortit à la nuit par la porte du Pont et alla jusqu'au boulevard de la Belle-Croix. Il n'était pas rare qu'on s'interpellât d'un parti à l'autre. La Belle-Croix était à portée de voix des Tourelles. La Pucelle monta sur la barrière et cria aux Anglais:
—Rendez-vous, de par Dieu, vos vies sauves seulement.
Mais ceux de la garnison et le capitaine William Glasdall lui-même lui crachèrent de basses injures et d'horribles menaces.
—Vachère! Si nous te tenons jamais, nous te ferons brûler.
Elle leur répondit qu'ils mentaient. Mais ils étaient sérieux et sincères; ils croyaient fermement que cette fille armait contre eux des légions de diables[937].
Le dimanche 1er mai, monseigneur le Bâtard alla au-devant de l'armée de Blois[938]. Il connaissait le pays; actif et prudent, il tenait à surveiller l'entrée de ce convoi comme il avait surveillé l'entrée de l'autre. Il partit avec une petite escorte. Adroitement, pour flatter les Orléanais dans leur amour et leur piété, pour se mettre, autant dire, sous la sauvegarde de leur sainte, ne se risquant point à l'emmener elle-même, il emmena du moins quelqu'un à elle, son intendant, le sire Jean d'Aulon[939]. Il saisissait la première occasion de montrer son bon vouloir à l'endroit de la Pucelle, sentant que désormais on ne pouvait rien faire qu'avec elle et sous son ombre.
La ferveur des citoyens ne tiédissait point. Ce jour encore, dans le grand désir de voir la sainte, ils se pressèrent en foule devant l'hôtel de Jacques Boucher avec autant de violence que les pèlerins du Puy dans le sanctuaire de la Vierge noire. On craignit que les portes ne fussent enfoncées. Le cri d'un peuple montait vers elle. C'est alors qu'elle se montra bonne, sage, égale à sa mission et vraiment née pour le salut de tous. Ce peuple fou, en l'absence des capitaines et des hommes d'armes, n'attendait qu'un signe d'elle pour courir tumultueusement aux bastilles, s'y briser, s'y meurtrir. Ce signe, malgré les visions guerrières qui l'obsédaient, elle ne le fit pas. Tout enfant qu'elle était et ignorante des choses de la guerre et de toute chose humaine, elle trouva en elle le sentiment et la force d'éviter le désastre. Elle mena cette foule d'hommes, non point aux bastilles anglaises, mais aux lieux saints de la cité. Elle chevauchait par les rues, accompagnée de plusieurs chevaliers et écuyers; la foule des hommes et des femmes se jetait sur son passage et ne pouvait se rassasier de la voir. On s'émerveillait de ce qu'elle pût se tenir à cheval de si noble façon, comme elle faisait, et se comporter en toutes ses manières ainsi qu'un homme d'armes, et l'on se serait écrié que c'était un vrai saint Georges, si l'on n'eût eu soupçon que monsieur saint Georges s'était tourné Anglais[940].
Ce dimanche, elle alla, pour la deuxième fois, offrir la paix aux ennemis du royaume. Elle sortit par la porte Renart et s'avança sur la route de Blois, dans le faubourg incendié, vers la bastille anglaise qui, ceinte d'un double fossé, s'élevait sur un coteau, au carrefour nommé la croix Boissée ou Buissée, parce que les Orléanais y avaient dressé une croix que, chaque année, ils ornaient de buis bénit, le jour de Pâques fleuries. Elle voulait sans doute atteindre cette bastille et, peut-être, se rendre au camp de Saint-Laurent-des-Orgerils qui s'étendait entre la croix Boissée et la Loire et où étaient, comme elle avait dit, Talbot et les Anglais. Car elle ne désespérait pas encore de se faire entendre des chefs du siège. Mais au pied du coteau, en un lieu dit la Croix-Morin, elle rencontra des Godons qui gardaient le passage. Là, gravement, religieusement, saintement, elle les somma de se retirer devant les armées du Seigneur.
—Rendez-vous, la vie sauve tant seulement. Retournez de par Dieu en Angleterre. Si non, je ferai que vous serez affligés[941].
Ces gens d'armes lui répondirent, ainsi qu'avaient fait ceux des Tourelles, par des paroles injurieuses. L'un d'eux, le bâtard de Granville, lui cria:
—Veux-tu donc que nous nous rendions à une femme?
Ils appelèrent les Français qui étaient avec elle maquereaux et mécréants, pour leur faire honte d'accompagner une ribaude et une sorcière. Mais soit qu'ils crussent que ses charmes la rendaient invulnérable, soit qu'ils tinssent pour honteux de férir quiconque portait un message, pas plus cette fois que les autres ils ne tirèrent sur elle[942].
Ce dimanche, Jacquet le Prestre, varlet de la ville, offrit le vin à la Pucelle[943]. Les procureurs et les citoyens ne savaient mieux faire pour honorer celle qu'ils regardaient comme leur capitaine. Ainsi en usaient-ils avec les seigneurs, les rois et les reines qu'ils recevaient dans leurs murailles. Le vin était alors grandement estimé pour sa noblesse et sa bienfaisance. Jeanne, en formant un souhait, disait volontiers: «Dussé-je ne pas boire de vin d'ici à Pâques[944]!...» Mais de fait, elle ne buvait point de vin pur et mangeait peu[945].
Durant ces jours d'attente, la Pucelle ne se reposa pas un moment. Le lundi 2 mai, elle monta à cheval et alla aux champs pour voir les bastilles anglaises. Le peuple la suivit en masse, sans crainte, joyeux d'être près d'elle. Et quand elle eut regardé tout à son aise, elle rentra dans la ville et se rendit à l'église cathédrale où elle entendit les vêpres[946].
Le lendemain, 3 mai, jour de l'invention de la sainte Croix, qui était la fête de la cathédrale, elle suivit la procession avec les procureurs et les habitants. Là, maître Jean de Macon, chantre de la cathédrale[947], l'aborda en ces termes:
—Ma fille, êtes-vous venue pour lever le siège?
Elle répondit:
—En nom Dieu, oui[948]!
Les Orléanais croyaient tous que les Anglais étaient innombrables autour de la ville comme les étoiles dans le ciel; le notaire Guillaume Girault n'attendait plus qu'un miracle[949]; Jean Luillier, marchand drapier[950] de son état, estimait impossible que les concitoyens pussent tenir longtemps contre des ennemis à ce point plus forts qu'eux[951]. Messire Jean de Macon s'effrayait pareillement de la puissance et de la multitude des Godons.
—Ma fille, dit-il à la Pucelle, ils sont forts et bien fortifiés, et ce sera une grande affaire que de les mettre dehors[952].
Si le notaire Guillaume Girault, si le drapier Jean Luillier, si messire Jean de Macon, au lieu de nourrir des imaginations tristes, avaient fait le compte des assiégés et des assiégeants, ils auraient reconnu que ceux-ci étaient moins nombreux que ceux-là, et que l'armée de Scales, de Suffolk, de Talbot, semblait maigre et chétive au regard des armées que le roi Henri V avait jadis menées aux grands sièges; ils se seraient aperçus, en y regardant un peu, que les bastilles horrifiquement nommées Londres et Paris n'étaient capables d'arrêter au passage ni blé, ni bœufs, ni pourceaux, ni gens d'armes, que des marchands avec leurs bestiaux insultaient chaque jour ces gigantesques mannequins; et qu'enfin les affaires des Orléanais étaient pour l'heure en meilleur état que celles des Anglais. Mais ils n'avaient rien observé par eux-mêmes et ils s'en tenaient au sens commun, qui est rarement le sens du juste et du vrai. La Pucelle n'entra pas dans les fausses raisons de messire Jean de Macon. Des Anglais, elle n'en savait pas plus que lui; cependant, comme elle était une sainte, elle répondit avec tranquillité:
—Il n'est rien d'impossible à la puissance de Dieu[953].
Et maître Jean de Macon l'approuva de penser ainsi.
Ce qui rendait la situation trouble, dangereuse, effrayante, c'est que les bourgeois se croyaient trahis. Ils se rappelaient le comte de Clermont, l'homme des Harengs, et ils soupçonnaient les gens du roi de les abandonner encore; ils se voyaient, après avoir tant fait et tant payé, livrés aux Anglais. Cette idée les rendait fous[954]. Le bruit courait que le maréchal de Boussac, parti avec monseigneur le Bâtard au-devant du second convoi de vivres, et qui devait revenir le mardi 3, ne reviendrait pas. On disait que le chancelier de France voulait licencier l'armée. C'était absurde: le Conseil du roi et celui de la reine de Sicile faisaient au contraire de vigoureux efforts pour délivrer la cité; mais de longues souffrances et un horrible danger troublaient les esprits. On craignait aussi plus raisonnablement qu'il n'arrivât malheur en chemin à ceux de Blois, comme il était arrivé aux autres, à Rouvray. Les inquiétudes des bourgeois envahirent les compagnons de la Pucelle. Un des meilleurs d'entre eux, le sire d'Aulon, son intendant, lui laissa voir ses craintes: elle n'en fut point effleurée. Elle répondit avec la tranquillité radieuse des illuminées:
—Le maréchal viendra. Et je sais bien qu'il ne lui arrivera aucun mal[955].
Ce jour-là, on vit entrer les petites garnisons de Gien, de Château-Regnard et de Montargis[956]. Mais l'armée de Blois ne vint point. Le lendemain au petit jour, elle fut signalée dans la plaine de Beauce. Et, en effet, le sire de Rais, ramené par le maréchal de Boussac et monseigneur le Bâtard, longeait avec ses hommes d'armes la forêt d'Orléans[957]. Les bourgeois, à cette nouvelle, durent tous s'écrier que la Pucelle avait eu raison de vouloir passer au nez de Talbot, puisque maintenant les capitaines suivaient le chemin qu'elle avait indiqué. En fait il en était un peu autrement qu'on ne croyait. Une partie seulement de l'armée de Blois s'était risquée à forcer le passage entre les bastilles de l'ouest: le convoi avec son escorte venait, comme l'autre, par la Sologne et devait entrer par eau dans la ville, et l'on avait raisonnablement maintenu, pour débarquer les vivres, les dispositions qui s'étaient à l'usage trouvées excellentes une première fois[958].
Le capitaine La Hire et plusieurs chefs demeurés dans la ville allèrent avec cinq cents combattants au-devant du sire de Rais, du maréchal de Boussac et du Bâtard. La Pucelle monta à cheval et partit avec eux. Ils traversèrent les lignes anglaises vers Saint-Ladre et, ayant rencontré l'armée un peu au delà, ils retournèrent à la ville de compagnie. Les prêtres, et parmi eux le frère Pasquerel, portant la bannière, passèrent les premiers sous la bastille de Paris, en chantant des psaumes[959].
Jeanne dîna dans l'hôtel de Jacques Boucher avec son intendant Jean d'Aulon. Quand on eut retiré la nappe, le Bâtard étant venu chez le trésorier, causa un moment avec elle, gracieux et courtois, mais ne disant que ce qu'il voulait dire.
—J'ai su de vrai, fit-il, par gens dignes de foi, que Falstolf doit venir bientôt vers les Anglais qui font le siège, pour les renforcer et les ravitailler, et qu'il est déjà à Janville.
Jeanne, à cette nouvelle, montra une grande joie et dit en riant:
—Bâtard, Bâtard, en nom Dieu, je te commande que sitôt que tu sauras la venue de Falstolf, tu me le fasses savoir. Car, s'il passe sans que je le sache, je te promets que je te ferai ôter la tête.
Sans paraître fâché de ce badinage un peu rude, il lui répondit qu'elle n'eût crainte, qu'il le lui ferait bien savoir[960].
Sir John Falstolf était déjà signalé le 26 avril. C'est surtout pour ne pas le rencontrer qu'on avait passé par la Sologne. Il se peut qu'on l'eût encore signalé le 4 mai, sans plus de raison. Mais le Bâtard savait autre chose. Le blé du second convoi était, comme celui du premier, descendu par le fleuve; on avait décidé en conseil que les capitaines attaqueraient dans l'après-dînée la bastille Saint-Loup, pour opérer une diversion, ainsi qu'on avait fait le 29 avril[961]. L'attaque était déjà commencée. De cela le Bâtard ne souffla mot à la Pucelle. Il lui apparaissait qu'elle était la seule puissance debout dans la ville, mais il croyait que dans la guerre, elle ne dût vaquer qu'au spirituel[962].
Après qu'il se fut retiré, Jeanne, fatiguée de sa chevauchée matinale, se mit sur son lit avec son hôtesse pour dormir un peu. Le sire Jean d'Aulon, qui était fort las, s'étendit sur une couchette, dans la même chambre, pensant prendre le repos dont il avait besoin. Mais à peine s'était-il endormi que la Pucelle sauta du lit et l'éveilla à grand bruit. Il lui demanda ce qu'elle voulait.
—En nom Dieu! répondit-elle tout agitée, mon Conseil m'a dit que j'allasse contre les Anglais, mais je ne sais si je dois aller à leurs bastilles ou contre Falstolf, qui les doit ravitailler[963].
Elle avait rêvé et assisté en songe à ce qu'elle appelait son Conseil, c'est-à-dire à la venue des saintes. Elle avait entendu, dans son rêve, madame sainte Catherine et madame sainte Marguerite. Il était arrivé cette fois ce qui arrivait toujours. Les saintes ne lui avaient dit que ce qu'elle savait elle-même; elles ne lui avaient rien révélé de ce qu'elle avait besoin d'apprendre, elles ne l'avaient pas avertie qu'en ce moment même les Français attaquaient la bastille Saint-Loup et souffraient grand dommage. Et elles s'en étaient allées, les bienheureuses, la laissant dans l'erreur et l'ignorance de ce qui était, dans l'incertitude de ce qu'il fallait faire. Ce n'était pas le bon sire d'Aulon qui pouvait la tirer d'embarras. On ne l'appelait pas, lui non plus, aux conseils des capitaines. Il ne lui répondit rien, et se mit à l'armer le plus vite qu'il put. Il avait déjà commencé, quand ils entendirent une grande rumeur et des cris qui montaient de la rue. Ils apprirent des passants qu'on se battait du côté de Saint-Loup et que les ennemis faisaient beaucoup de mal aux Français. Jean d'Aulon, sans en demander davantage, alla tout de suite se faire armer par son écuyer. Presque en même temps Jeanne descendit et demanda:
—Où sont ceux qui me doivent armer? Le sang de nos gens coule[964].
Elle trouva dans la rue frère Pasquerel, son chapelain, avec quelques prêtres, et son page Mugot, à qui elle cria:
—Ha! sanglant garçon, vous ne me disiez pas que le sang de France fût répandu!... En nom Dieu, nos gens ont fort affaire[965].
Elle lui commanda d'amener son cheval et acheva de se faire armer par la femme et la fille de son hôte. Le page, à son retour, la trouva tout équipée. Elle l'envoya chercher son étendard, qui était resté dans sa chambre. Il le lui passa par la fenêtre. Elle le prit et lança son cheval sur la grand'rue, vers la porte de Bourgogne, d'un tel pas, que le feu jaillissait du pavé[966].
—Courez après elle! cria la femme de l'argentier[967].
Le sire d'Aulon ne l'avait pas vue partir. Il s'imagina, on ne sait pourquoi, qu'elle était sortie à pied et qu'ayant rencontré dans la rue un page monté sur un cheval, elle l'en avait fait descendre et avait pris le cheval[968]. Pour aller de la porte Renart à la porte de Bourgogne, il fallait traverser la ville dans toute sa largeur. Jeanne qui, depuis trois jours, parcourait les rues d'Orléans, tira son chemin tout droit. Jean d'Aulon et le page, qui la poursuivaient à grande hâte, ne la rejoignirent qu'à la porte. Comme ils y arrivaient, ils rencontrèrent un blessé qu'on emmenait. La Pucelle demanda aux porteurs qui était cet homme. Ils répondirent que c'était un Français. Elle dit alors:
—Je n'ai jamais vu sang de Français que les cheveux ne me levassent sur la tête[969].
La Pucelle et le sire d'Aulon poussèrent, avec quelques gens d'armes de leur compagnie, par les champs, sur Saint-Loup. Chemin faisant ils virent des hommes de leur parti. Le bon écuyer, peu accoutumé aux grandes batailles, ne se rappelait pas en avoir jamais vu autant à la fois[970].
Depuis une heure, les Bretons et les Manceaux du sire de Rais escarmouchaient devant la bastille. Les derniers arrivés, selon l'usage, faisaient le guet[971]. Mais, si ces combattants, venus le matin dans la ville, avaient attaqué sans prendre le temps de souffler, c'est apparemment qu'ils étaient pressés. Ils faisaient ce qu'on avait fait le 29 avril et pour la même raison[972], c'est-à-dire qu'ils occupaient les Anglais pendant le passage des chalands chargés de blé qui, en ce moment même, descendaient la rivière jusqu'au fossé de l'enceinte. Du haut de leur colline escarpée, dans leur forte bastille, les Anglais s'étaient défendus facilement malgré leur petit nombre, et les gens du roi n'avaient guère tenu, puisque la Pucelle et le sire d'Aulon les trouvaient répandus par les champs. Elle les rassembla et les ramena. C'étaient ses amis: ils avaient voyagé ensemble, chanté ensemble des hymnes et des psaumes, entendu ensemble la messe dans les champs. Ils savaient qu'elle portait chance: ils la suivirent. En marchant à leur tête, elle eut d'abord une pensée religieuse. La bastille était construite sur l'église et le monastère des Dames de Saint-Loup. Elle fit publier à son de trompe qu'on ne prît rien dans l'église[973]. Il lui souvenait que, pour avoir pillé l'église de Notre-Dame de Cléry, Salisbury avait fait une mauvaise fin; et elle avait à cœur de préserver de male mort ses hommes d'armes[974]. C'était la première fois qu'elle voyait des gens combattre et, sitôt entrée dans la bataille, elle en devint le chef parce qu'elle était la meilleure. Elle fit mieux que les autres, non qu'elle en sût davantage; elle en savait moins. Mais elle avait plus grand cœur. Quand chacun songeait à soi, seule elle songeait à tous; quand chacun se gardait, elle ne se gardait de rien, s'étant offerte tout entière par avance. Et cette enfant, qui, comme toute créature humaine, craignait la souffrance et la mort, à qui ses Voix, ses pressentiments avaient annoncé qu'elle serait blessée, alla droit en avant et demeura, sous les traits d'arbalète et les plombées de couleuvrines, debout au bord du fossé, son étendard à la main, pour rallier les combattants[975]. Par elle ce qui n'était qu'une diversion devenait une attaque à fond. On donna l'assaut.
Lorsqu'il sut que la bastille Saint-Loup était attaquée, sir John Talbot sortit du camp de Saint-Laurent-des-Orgerils. Il avait beaucoup de chemin à faire sur ses lignes et le long de la forêt avant d'atteindre la bastille en péril. Il se mit en marche et ramassa sur son passage les garnisons des bastilles de l'ouest. Les guetteurs de la ville virent ces mouvements et sonnèrent l'alarme; le maréchal de Boussac sortit par la porte Parisis, au nord, et alla vers Fleury s'opposer à la marche de Talbot. Le capitaine anglais se disposait à forcer le passage quand il vit une épaisse fumée s'élever au-dessus de la bastille Saint-Loup. Il comprit que les Français l'avaient prise et brûlée, et il retourna tristement au camp de Saint-Laurent-des-Orgerils[976].
L'assaut avait duré trois heures. Après l'incendie de la bastille, les Anglais grimpèrent dans le clocher de l'église. Les Français les y dénichèrent à grand'peine, mais sans péril aucun. Ils firent une quarantaine de prisonniers et tuèrent tout le reste. De voir tant d'ennemis morts, la Pucelle était toute dolente. Elle plaignait ces pauvres gens qui étaient morts sans confession[977]. Quelques Godons, revêtus d'habits et d'ornements ecclésiastiques, allèrent au-devant d'elle. Elle s'aperçut bien que c'étaient des soldats affublés des aumusses et des étoles qu'ils avaient trouvées dans la sacristie de l'abbaye aux Dames. Mais elle feignit de les prendre pour ce qu'ils se donnaient. Elle les reçut et les fit conduire en son hôtel, sans permettre qu'on leur fît aucun mal. Par une moquerie charitable:
—On ne doit rien demander, dit-elle, aux gens d'Église[978].
Avant de quitter la place, elle se confessa au frère Pasquerel, son chapelain. Et elle le chargea de faire ce mandement à tous les hommes d'armes: «Confessez vos péchés et rendez grâces à Dieu de la victoire obtenue. Sinon la Pucelle ne vous aidera plus et ne demeurera pas en votre compagnie[979].»
La bastille de Saint-Loup, attaquée par plus de quinze cents Français, avait été défendue par trois cents Anglais seulement. Ce qui donne à croire qu'ils la défendirent mal, c'est qu'il n'y eut, dit-on, du parti des Français, que deux ou trois hommes tués[980]. Cet avantage, les gens du roi de France ne l'avaient point obtenu par profond calcul, ni à grand effort d'intelligence; et ils ne l'avaient pas payé cher. Pourtant il était énorme. C'étaient les communications des assiégeants avec Jargeau coupées, c'était le cours supérieur de la Loire ouvert et le commencement de la délivrance. Mieux encore, c'était la preuve faite que ces diables dont on avait eu si grande peur étaient des hommes misérables, qu'on pouvait prendre comme des souris, enfumer comme des guêpes dans leur nid. Cet inespéré bonheur était dû à la Pucelle. Elle avait tout fait, puisque sans elle on n'aurait rien fait. C'est elle qui, dans son ignorance plus savante que la science des routiers et des capitaines, avait changé la vaine escarmouche en attaque profonde et donné victoire en donnant confiance.
Le soir même, les procureurs envoyèrent des ouvriers à Saint-Loup, pour détruire les fortifications conquises[981].
Rentrée de nuit en son logis, Jeanne avertit son aumônier que, le lendemain, jour de l'Ascension de Notre-Seigneur, elle s'abstiendrait de s'armer et de guerroyer, par révérence de cette fête. Elle ordonna que nul ne pensât à sortir de la ville, à attaquer ou faire assaut, qu'il ne se fût d'abord confessé. Elle ajouta qu'il fallait que les gens d'armes prissent garde que des femmes dissolues n'allassent point à leur suite, de peur qu'à cause de leurs péchés Dieu ne leur fît perdre la bataille[982].
Au besoin, la Pucelle veillait elle-même à ce que ses prescriptions au sujet des ribaudes et des blasphémateurs fussent exactement observées. Plusieurs fois elle chassa des femmes venues à la suite de l'armée. Elle semonçait les gens d'armes qui juraient et blasphémaient. Un gentilhomme se mit un jour, en pleine rue, à jurer et à renier Dieu. Jeanne, qui l'entendit, lui sauta à la gorge:
—Ah! maître, osez-vous bien renier notre Sire et notre Maître? En nom Dieu, vous vous en dédirez avant que je parte d'ici.
Une bourgeoise, qui passait en ce moment dans la rue, vit cet homme, qui lui parut un très grand seigneur, recevoir humblement les reproches de la sainte et témoigner de son repentir[983].
Le lendemain, jour de l'Ascension, les capitaines tinrent conseil en l'hôtel du chancelier Cousinot, rue de la Rose[984]. Là se trouvaient, avec le chancelier, monseigneur le Bâtard, le sire de Gaucourt, le sire de Rais, le sire de Graville, le capitaine La Hire, messire Ambroise de Loré et plusieurs autres. On décida d'attaquer le lendemain les Tourelles du bout du pont, la clé du siège. Il parut nécessaire de tenir en respect, pendant l'attaque, les Anglais du camp de Saint-Laurent-des-Orgerils. La veille, Talbot, parti de Saint-Laurent, n'avait pu venir à temps à Saint-Loup, parce qu'il lui avait fallu suivre une longue courbe, en contournant la ville du couchant à l'orient. Mais la rivière, qu'ils avaient perdue la veille en amont, les ennemis la tenaient encore en aval. De Saint-Laurent, ils pouvaient la passer, par l'Île-Charlemagne, aussi rapidement que les Français la passeraient par l'Île-aux-Toiles, et se trouver en grande puissance au Portereau. C'est ce qu'il fallait empêcher, et l'on devait, s'il était possible, attirer à Saint-Laurent-des-Orgerils les garnisons des Augustins et des Tourelles. À cet effet, on résolut de simuler l'attaque du camp de Saint-Laurent et d'y porter la commune orléanaise et les gens des communes, c'est-à-dire des villages, avec manteaux, fagots, échelles. Cependant, la noblesse traverserait la Loire, par l'Île-aux-Toiles, aborderait au Portereau, sous le guet de Saint-Jean-le-Blanc, que les Anglais avaient évacué, se porterait sur la bastille des Augustins, et, si elle la pouvait prendre, attaquerait les Tourelles[985]. Il y aurait ainsi la bataille des bourgeois et la bataille des nobles; celle-ci vraie, l'autre feinte, toutes deux utiles, une seule belle et digne de la chevalerie. Le plan ainsi tracé, quelques capitaines furent d'avis qu'il serait bon d'envoyer quérir la Pucelle pour lui dire ce qu'on avait décidé[986]. Et vraiment elle s'était assez bien montrée la veille pour qu'on ne la tînt plus à l'écart. D'autres jugeaient qu'il n'était pas prudent de l'instruire de ce qui devait être fait contre les Tourelles. Car il importait que l'entreprise restât secrète, et l'on devait craindre que la sainte fille n'en parlât à ses amis de la commune. Finalement, on fut d'accord pour lui faire connaître les décisions qui concernaient la milice orléanaise, puisqu'en effet elle en était le chef, et pour lui taire ce que les bourgeois ne pouvaient savoir sans inconvénient.
Jeanne se tenait dans une chambre de l'hôtel, avec la femme du chancelier. Messire Ambroise de Loré l'alla chercher, et, quand elle fut venue, le chancelier lui annonça qu'on attaquerait le lendemain le camp de Saint-Laurent-des-Orgerils. Elle devina qu'on ne lui disait pas tout. Elle avait sa finesse; d'ailleurs, puisqu'ils lui avaient jusqu'alors tout caché, il était assez naturel qu'elle soupçonnât qu'ils lui cachaient encore quelque chose. Cette défiance la fâcha. Pensait-on qu'elle n'était pas capable de garder un secret? Elle parla d'un ton âpre:
—Dites ce que vous avez conclu et appointé. Je cèlerais bien plus grande chose[987].
Et, sans s'asseoir, elle allait et venait dans la salle.
Monseigneur le Bâtard voyait plus d'inconvénient à la fâcher qu'à lui dire la vérité. Il lui donna raison sans donner tort à personne:
—Jeanne, ne vous courroucez pas. On ne peut pas tout dire en une fois. Ce que le chancelier vous a dit a été conclu et appointé. Mais si ceux de l'autre côté [de l'eau, ceux de la Sologne] se départent pour venir aider la grande bastille de Saint-Laurent et ceux de par ici, nous avons appointé de passer la rivière, pour besogner ce que nous pourrons sur ceux de par delà [sur ceux des Augustins et des Tourelles]. Et nous semble que cette conclusion est bonne et profitable.
La Pucelle répondit qu'elle était contente, qu'il lui semblait que cette conclusion était bonne et qu'elle dût être ainsi exécutée[988].
On verra que le secret de la délibération ne fut pas gardé, et que les nobles ne purent faire ce qu'ils avaient conclu, ou du moins qu'ils ne le purent faire comme ils l'avaient conclu.
Ce jour de l'Ascension, la Pucelle envoya pour la dernière fois aux Anglais un message de paix, qu'elle dicta au frère Pasquerel en cette manière:
Vous, hommes d'Angleterre, qui n'avez nul droit en le royaume de France, le Roi des cieux vous prescrit et vous mande par moi, Jeanne la Pucelle, que vous quittiez vos bastilles et retourniez en vos pays, sans quoi, je ferai un tel hahai, qu'il y en aura perpétuelle mémoire. C'est ce que pour la troisième et dernière fois je vous écris, et ne vous écrirai plus.
Ainsi signé: Jhesus-Maria. Jeanne la Pucelle.
Je vous aurais envoyé ma lettre plus honnêtement. Mais vous retenez mes hérauts. Vous avez retenu mon héraut Guyenne. Veuillez me l'envoyer et je vous enverrai quelques-uns de vos gens pris à la bastille Saint-Loup: ils ne sont pas tous morts[989].
Jeanne alla à la Belle-Croix, prit une flèche, y attacha sa lettre par un fil et ordonna à un archer de la lancer aux Anglais, en criant:
—Lisez! Ce sont nouvelles!
Les Anglais reçurent la flèche, ils détachèrent la lettre, et, l'ayant lue, ils se mirent à crier:
—Ce sont nouvelles de la putain des Armagnacs.
En les entendant, les larmes lui vinrent aux yeux et elle pleura. Mais bientôt elle vit ses saintes, qui lui parlèrent de Notre-Seigneur, et elle fut consolée.
—J'ai eu des nouvelles de Messire, dit-elle avec joie[990]. Monseigneur le Bâtard réclama lui-même le héraut de la Pucelle, menaçant, si on ne le renvoyait, de garder les hérauts que les Anglais lui avaient dépêchés pour traiter de l'échange des prisonniers. On prétend même qu'il menaça de mettre à mort ces prisonniers. Mais Ambleville ne revint point[991].
 CHAPITRE XIII
LA PRISE DES TOURELLES ET LA DÉLIVRANCE D'ORLÉANS.
Le lendemain, vendredi 6 mai, levée à la pointe du jour, la Pucelle se confessa à son aumônier et entendit la messe qu'il chanta devant les religieux et les gens d'armes de sa compagnie[992]. Déjà la commune ardente était debout, en armes. Qu'elle les eût ou non avertis, les bourgeois, violemment décidés à passer la Loire pour attaquer eux-mêmes les Tourelles, couraient en foule à la porte de Bourgogne. Ils la trouvèrent fermée. Le sire de Gaucourt la gardait avec des gens d'armes. La noblesse, dans le doute que les bourgeois éventeraient son entreprise et voudraient s'y joindre, avait pris ses mesures pour les en empêcher. La porte était close et bien défendue. Les citoyens, obstinés à se battre, à reprendre de leurs mains ces Tourelles, leur joyau, recoururent à celle devant qui s'ouvraient les portes et tombaient les murailles; ils envoyèrent chercher la Sainte. Elle vint, candide et terrible, marcha droit sur le vieux sire de Gaucourt, et, sans vouloir l'écouter:
—Vous êtes, lui dit-elle, un méchant homme, d'empêcher ces gens de sortir. Mais veuillez-le ou ne le veuillez pas: ils sortiront et feront aussi bien qu'on a fait l'autre jour[993].
Animés par la voix de Jeanne et fortifiés par sa présence, les bourgeois se jetèrent sur Gaucourt et ses gens d'armes en poussant des cris de mort. Le vieux seigneur vit qu'il n'aurait pas raison d'eux; ne pouvant mettre ces gens-là de son sentiment, il se mit du leur. Faisant ouvrir les portes toutes grandes, il cria aux bourgeois:
—Venez, je serai votre capitaine.
Et il sortit avec le sire de Villars et le sire d'Aulon à la tête des gens d'armes qui avaient gardé la porte et de toute la milice communale. Des bateaux étaient amarrés au pied de la Tour-Neuve, à l'angle oriental des remparts. On aborda dans l'Île-aux-Toiles et de là, on franchit, sur un pont formé par deux bateaux, le bras étroit de la rivière qui séparait l'Île-aux-Toiles de la rive de Sologne[994]. Les premiers arrivés entrèrent dans la forteresse abandonnée de Saint-Jean-le-Blanc, et se donnèrent, en attendant les autres, l'amusement de la détruire[995]. Puis, quand tout le monde eut passé la Loire, la commune marcha de bon cœur contre la bastille des Augustins, assise en avant des Tourelles, sur les ruines du couvent, et qu'il fallait enlever d'abord, si l'on voulait attaquer les ouvrages du bout du pont. Mais les Anglais sortirent de leurs retranchements, s'avancèrent de deux traits d'arc et lancèrent flèches et carreaux si dru que les Orléanais ne purent tenir sous cette effroyable volée. Ils lâchèrent pied, s'enfuirent jusqu'au pont de bateaux, et, de peur d'être jetés à l'eau, regagnèrent l'Île-aux-Toiles[996]. Plus aguerris, les hommes d'armes du sire de Gaucourt, et avec eux le sire de Villars, le sire d'Aulon et un vaillant homme d'Espagne, le seigneur Alonzo de Partada, se rangèrent sur la levée de Saint-Jean-le-Blanc et tinrent ferme contre l'ennemi. Ils tenaient encore, bien qu'ils fussent en très petit nombre, quand, vers trois heures de l'après-dînée, le capitaine La Hire et la Pucelle passèrent l'eau avec les routiers, et, voyant les Français ainsi travaillés et les Anglais en bataille, montèrent sur leurs chevaux, qu'ils avaient passés avec eux, couchèrent leurs lances et poussèrent droit a l'ennemi. Les bourgeois rassurés suivirent tous et firent reculer les Anglais. Mais arrivés devant la bastille ils furent encore repoussés. La Pucelle inquiète galopait de la bastille à la berge et de la berge à la bastille, et appelait la chevalerie. Les seigneurs n'arrivaient pas. Il est vrai qu'on avait renversé leurs projets, culbuté leur ordre de bataille et qu'il leur fallait bien un moment pour se reconnaître. Enfin, elle vit flotter dans l'île les bannières de monseigneur le Bâtard, du maréchal de Boussac et du sire de Rais. L'artillerie vint aussi, et maître Jean de Montesclère avec sa couleuvrine et les ouvriers apportant tous les engins nécessaires pour donner l'assaut. Quatre mille hommes furent réunis autour des Augustins. Toutefois on avait perdu beaucoup de temps; on n'en était qu'aux approches et le soleil baissait à l'horizon[997].
Les gens du sire de Gaucourt se tenaient en arrière pour couvrir les assiégeants, au cas où les Anglais du bout du pont viendraient au secours de ceux des Augustins. Mais une querelle s'éleva parmi eux. Les uns, comme le sire d'Aulon et le seigneur Alonzo, jugeaient bon de rester à leur poste. Les autres avaient honte de se croiser les bras. De là des paroles arrogantes et des bravades. Finalement, le seigneur Alonzo et un homme d'armes s'étant défiés à qui ferait mieux, coururent, la main dans la main, vers la bastille. La couleuvrine de maître Jean, d'une seule plombée, dégagea la palissade. Aussitôt, les deux champions forcèrent le passage[998].
—Entrez hardiment! criait la Pucelle[999].
Et elle planta son étendard sur la douve. Le sire de Rais la suivit de près. Le nombre des Français allait croissant. Ils attaquèrent vivement la bastille et bientôt la prirent d'assaut. Il leur fallut ensuite assaillir l'un après l'autre les bâtiments du monastère où les Godons s'étaient retranchés. Enfin, ils tuèrent ou firent prisonniers tous les ennemis, hors un petit nombre, qui se réfugia dans les Tourelles. Ils trouvèrent, dans les taudis, beaucoup des leurs enfermés. Après les avoir fait sortir, ils mirent le feu à la bastille, annonçant ainsi à tous les Anglais un nouveau désastre. Ce fut, dit-on, la Pucelle qui donna l'ordre d'incendier la bastille pour arrêter le pillage auquel les hommes se ruaient furieusement[1000].
On faisait un grand gain. Mais la confiance tardait à renaître. En regardant, sous le ciel noir, aux lueurs de l'incendie, le boulevard des Tourelles qu'ils voyaient de près pour la première fois, les hommes d'armes furent effrayés. Certains disaient:
—Un mois ne suffira pas pour le prendre[1001]!
Les seigneurs, capitaines et gens d'armes, rentrèrent dans la ville pour passer une nuit tranquille. Les gens de trait et le gros de la commune restaient au Portereau. La Pucelle aurait bien voulu rester aussi, pour être plus sûre de recommencer le lendemain[1002]. Mais, voyant que les capitaines laissaient aux champs leurs chevaux et leurs pages, elle les suivit à Orléans[1003]. Piquée au pied par une chausse-trape[1004], accablée de fatigue, se sentant faible, elle ne jeûna pas ce jour-là, contrairement à l'habitude qu'elle avait de jeûner le vendredi[1005]. Si l'on en croit frère Pasquerel, peu croyable sur ce point, tandis qu'elle achevait de souper dans son hôtel, elle vit venir à elle un seigneur dont on ne dit pas le nom, qui lui parla en ces termes:
—Les capitaines se sont rassemblés en conseil. Ils ont reconnu qu'on était en bien petit nombre au regard des Anglais et que c'était par grande grâce de Dieu qu'on avait obtenu quelque avantage. La ville étant pleine de vivres, nous pouvons fort bien tenir en attendant le secours du roi. Dès lors, le conseil ne trouve pas expédient que les gens d'armes fassent demain une sortie.
—Vous avez été à votre conseil, et j'ai été au mien, et croyez que le conseil de Messire sera accompli et tiendra et que votre conseil périra.
Et se tournant vers le frère Pasquerel, qui était près d'elle:
—Levez-vous demain de plus grand matin encore que vous n'avez fait aujourd'hui, et faites du mieux que vous pourrez. Tenez-vous toujours près de moi, car demain j'aurai beaucoup à faire et plus ample chose que j'aie jamais eue, et demain il sortira du sang de mon corps[1006].
Il n'était pas vrai que les Anglais fussent en plus grand nombre que les Français; ils étaient bien moins nombreux au contraire. Autour d'Orléans, il n'y avait guère plus de trois mille hommes. Le secours du roi étant arrivé, les capitaines n'avaient pas pu dire qu'on l'attendait. Il est vrai qu'ils hésitaient à attaquer dès le lendemain les Tourelles, mais c'était de crainte que, pendant l'attaque, les Anglais de Talbot n'entrassent dans la ville déserte, puisque la commune, refusant de marcher sur Saint-Laurent, s'était toute jetée au Portereau. Le Conseil de la Pucelle ne s'embarrassait point de ces difficultés. Madame sainte Catherine et madame sainte Marguerite ne craignaient rien. Douter, c'est craindre: elles ne doutaient de rien. Quoi qu'on ait dit, elles ignoraient la tactique et la stratégie. Elles n'avaient pas lu Végèce, De re militari. Si elles avaient lu Végèce, la ville était perdue. Son Végèce c'était sainte Catherine.
Durant la nuit, il fut crié par les rues qu'on portât à ceux qui étaient restés au Portereau pain, vin, munitions, fourrages et toutes choses dont ils eussent besoin. Des bateaux passaient sans cesse d'une rive à l'autre. Hommes, femmes, enfants allaient ravitailler les postes[1007].
Le lendemain, samedi 7 mai, au soleil levant, Jeanne entendit la messe du frère Pasquerel et communia dévotement[1008]. L'hôtel de Jacques Boucher était assailli par les procureurs et par de notables bourgeois. Après une nuit de fatigue et d'inquiétude, ils venaient d'apprendre une nouvelle qui les exaspérait. Ils avaient entendu dire que les capitaines voulaient différer l'assaut des Tourelles, et ils appelaient la Pucelle à grands cris pour secourir le peuple abandonné, trahi, vendu[1009]. Ce qui était vrai, c'est que Monseigneur le Bâtard et les capitaines, ayant observé durant la nuit un grand mouvement d'Anglais en aval de la Loire, se confirmaient dans la crainte que Talbot ne donnât l'assaut aux murailles, du côté de la porte Renart, pendant que les Français occuperaient en forces la rive gauche de la Loire. Ils s'étaient aperçus, au lever du soleil, que les Anglais avaient détruit, la nuit, leur boulevard de Saint-Privé, au sud de l'Île-Charlemagne[1010]. Cela encore leur donnait véhémentement à croire que l'ennemi se concentrait au couchant dans le camp de Saint-Laurent et dans sa grande bastille de Londres. Depuis longtemps les bourgeois s'irritaient des lenteurs que les gens du roi mettaient à les délivrer. Et sans doute, les capitaines étaient moins pressés qu'eux d'en finir. Les capitaines vivaient de la guerre et les bourgeois en mouraient; cela faisait une grande différence. Les procureurs demandèrent à la Pucelle d'achever sans retard leur délivrance qu'elle avait commencée. Ils lui dirent:
—Nous avons tenu conseil et nous vous requérons de vouloir accomplir la charge que vous avez de par Dieu et aussi du roi.
—En nom Dieu, je le ferai, dit-elle.
Et, aussitôt, elle monta à cheval et, employant une très vieille façon de dire, elle s'écria:
—Qui m'aime me suive[1011]!
Comme elle sortait de l'hôtel du trésorier, on lui apporta une alose. Elle dit, en souriant, à son hôte:
—En nom Dieu! on la mangera à souper. Je vous ramènerai un Godon qui en mangera sa part.
Elle ajouta:
—Nous repasserons ce soir par le pont[1012].
Il y avait cent quatre-vingt-dix-neuf jours qu'on ne le pouvait faire. Cette parole fut trouvée bonne et heureuse.
La bourgeoisie s'était alarmée trop vite. Malgré l'inquiétude que leur donnaient Talbot et ceux de Saint-Laurent, les seigneurs traversèrent la Loire de bon matin, et allèrent retrouver au Portereau leurs chevaux et leurs pages qui y avaient passé la nuit avec les gens de trait et les gens de la commune. Ils y furent tous, le Bâtard, le sire de Gaucourt et les sires de Rais, de Graville, de Guitry, de Coarraze, de Villars, d'Illiers, de Chailly, l'amiral de Culant, les capitaines La Hire et Poton[1013]. La Pucelle se tenait en leur compagnie. Les procureurs leur firent parvenir une quantité énorme d'engins: fascines, flèches, traits, martinets, cognées, plomb, poudre, couleuvrines, canons, échelles[1014]. L'attaque commença de bonne heure. Ce qui la rendait difficile, ce n'était pas le nombre des Anglais retranchés dans leur boulevard et logés dans les tourelles; il n'y avait là guère que cinq cents hommes[1015], commandés, il est vrai, par lord Moleyns, et, sous lui, par lord Poynings et par le capitaine Glasdall, qu'en France on nommait Glassidas, de petite naissance et le premier des Anglais pour le courage[1016]. Les assaillants, bourgeois, gens d'armes, gens de trait, étaient dix fois plus nombreux. C'était fort à l'honneur du peuple de France, qu'on eût réuni tant de combattants; mais une telle masse d'hommes ne pouvait être employée à la fois. Les chevaliers ne valaient pas grand'chose contre des murailles de terre; et les bourgeois, très ardents, n'étaient pas très solides. Enfin, le Bâtard, prudent et réfléchi, craignait Talbot. En effet, si Talbot avait su, si Talbot avait voulu, il aurait pris la ville pendant que les Français essayaient de prendre les Tourelles. La guerre n'est qu'une suite de hasards, mais dans cette journée, on avait eu vraiment trop peu de souci d'agir de concert. La masse énorme des combattants n'était pas une force irrésistible, puisque personne, pas même le Bâtard, ne savait la faire mouvoir, ni l'employer. À cette époque, le succès d'une bataille dépendait d'un très petit nombre de combattants. La veille, deux ou trois hommes d'armes avaient décidé de tout.
En fait, devant ces fossés, l'armée des Français semblait une foule énorme de curieux, regardant quelques gens d'armes essayer l'escalade. Malgré le nombre des troupes, l'assaut se réduisit longtemps à une suite de combats singuliers. Vingt fois des hommes de bonne volonté s'approchèrent de la douve et vingt fois ils furent obligés de reculer[1017]. Il y eut des blessés et des morts, mais non point en grand nombre. Les seigneurs, qui faisaient la guerre toute leur vie, la faisaient prudemment, les routiers ménageaient leurs hommes. Les bourgeois n'étaient pas très aguerris[1018]. Seule la Pucelle se donnait tout entière. Elle disait sans cesse:
—Ayez bon cœur. Ne vous retirez pas. Vous aurez la bastille de bref[1019].
À midi tout le monde s'en fut dîner. Puis, vers une heure, on se remit à la besogne. La Pucelle porta la première échelle, et, comme elle la posait contre la douve, elle fut atteinte, à l'épaule, au-dessus du sein droit, d'un vireton tiré si roide, qu'un demi-pied de bois lui traversa la chair. Elle savait qu'elle devait être blessée; elle l'avait prédit à son roi, ajoutant qu'il l'employât tout de même. Elle l'avait annoncé aux gens d'Orléans[1020], elle l'avait dit la veille à son aumônier et certes, depuis cinq jours, elle faisait bien tout ce qu'il fallait pour que la prophétie s'accomplît. Les Anglais, voyant que le vireton avait pénétré dans la chair, en furent grandement rassurés: ils croyaient qu'une sorcière, si on pouvait lui tirer du sang, tout son pouvoir s'évanouissait. Les Français en avaient grande tristesse. On la porta un peu à l'écart. Le frère Pasquerel et le page Mugot se tenaient près d'elle. Sentant la douleur, elle craignit et pleura[1021]. Des soldats, comme d'ordinaire il s'en trouve beaucoup dans les combats auprès des blessés, l'entouraient; quelques-uns voulurent la charmer. C'était une pratique habituelle aux gens de guerre de marmotter des patenôtres sur les blessures pour les fermer. On charmait par incantations et conjurations. Les paters de sang avaient la vertu d'arrêter les hémorragies. On employait aussi des billets couverts de caractères magiques. Mais c'était recourir à la puissance des diables et commettre un péché mortel; Jeanne ne voulut point être charmée.
—J'aimerais mieux mourir, dit-elle, que de faire chose que je saurais péché ou contraire à la volonté de Dieu.
Elle dit encore:
—Je sais bien que je dois mourir. Mais je ne sais ni quand ni comment; je ne sais l'heure. Si l'on peut donner, sans péché, remède à ma blessure, je veux bien être guérie[1022].
On lui ôta son armure. On appliqua sur la plaie de l'huile d'olive avec du lard, et, le pansement fait, elle se confessa au frère Pasquerel en pleurant et en gémissant. Bientôt elle vit venir à elle ses conseillères du ciel, qui portaient des couronnes et répandaient une bonne odeur, madame sainte Catherine et madame sainte Marguerite; et elle fut réconfortée. Elle se fit armer et retourna à l'assaut.
Le soleil baissait et, depuis le matin, les Français se fatiguaient en vain contre les palissades du boulevard. Monseigneur le Bâtard, voyant ses hommes las et la nuit proche, et craignant sans doute les Anglais du camp de Saint-Laurent-des-Orgerils, résolut de ramener l'armée à Orléans. Il fit sonner la retraite. Déjà la trompette appelait les combattants au Portereau. La Pucelle vint à lui et le pria d'attendre encore un peu.
—En nom Dieu! dit-elle, vous entrerez bien bref dedans. N'ayez crainte, et n'auront les Anglais plus de force sur vous.
D'après certains, elle ajouta: «C'est pourquoi, reposez vous un peu; buvez et mangez[1023].»
Tandis qu'ils se rafraîchissaient, elle demanda son cheval, monta dessus et, laissant son étendard à un homme de sa compagnie, elle alla seule, par le coteau, dans les vignes qui n'avaient pu être labourées à la coutume en avril et où les petites feuilles de mai commençaient à s'ouvrir. Là, dans le calme du soir, parmi les échalas formés en faisceaux et les pieds bas des vignes alignées, qui buvaient la première chaleur de la terre, elle se mit en oraison et tendit l'oreille aux voix du ciel[1024]. D'ordinaire le tumulte et les cris l'empêchaient de comprendre ce que lui disaient son ange et ses saintes. Elle ne les entendait bien que dans la solitude au tintement des cloches lointaines et dans les sons légers et rythmés qui montent, le soir, des champs et des prairies[1025].
Pendant son absence, le sire d'Aulon, qui ne pouvait pas renoncer encore à gagner la journée, imagina un dernier expédient. C'était un des moindres seigneurs de l'armée; mais alors, à la bataille, chacun faisait à sa tête et selon son cœur. L'étendard de la Pucelle flottait encore devant le boulevard. L'homme qui le portait, tombant de fatigue, l'avait passé à un homme d'armes, surnommé le Basque, de la compagnie du sire de Villars[1026]. Le sire d'Aulon, regardant cet étendard béni par les prêtres et qu'on tenait pour heureux, songea que, s'il était porté en avant, les gens de guerre le suivraient, tant ils y avaient d'amour, et, pour ne pas le perdre, escaladeraient le boulevard. À cette idée, il s'approcha du Basque et lui dit:
—Si j'entrais là, et allais au pied du boulevard, me suivrais-tu?
Le Basque promit de le faire. Le sire d'Aulon descendit aussitôt dans le fossé et, se couvrant de sa targette, qui le garantissait des pierres, s'avança vers la douve[1027].
La Pucelle, ayant fait une courte prière, revint, après un demi-quart d'heure, parmi les gens d'armes et leur dit:
—Les Anglais n'ont plus de force. Approchez les échelles[1028].
C'était vrai. Il leur restait si peu de poudre que leurs derniers boulets, chassés par une charge trop faible, tombaient court comme des pierres jetées à la main[1029]. Ils n'avaient plus que des tronçons d'armes. Elle alla au boulevard. Mais, arrivée au bord du fossé, voyant tout à coup aux mains d'un inconnu son étendard qui lui était cher, mille fois plus cher que son épée, et le croyant en péril, elle courut le reprendre, s'approcha du Basque au moment où il descendait dans le fossé, saisit l'étendard par ce qu'on appelait la queue, c'est-à-dire le bout de la toile, et tira de toutes ses forces, en criant:
—Ha! mon étendard, mon étendard!
Le Basque tenait ferme, ne sachant pas qui tirait ainsi d'en haut. Et la Pucelle ne lâchait point. Les seigneurs et capitaines, voyant l'étendard secoué, crurent que c'était un signal et se rallièrent. Cependant le sire d'Aulon était arrivé à la douve. Il pensait que le Basque l'avait suivi pas à pas. Mais, s'étant retourné, il le vit arrêté de l'autre côté du fossé et lui cria:
—Hé! Basque, est-ce là ce que tu m'avais promis?
À cet appel le Basque tira si fort qu'il fit lâcher prise à la Pucelle et porta l'étendard jusqu'à la douve[1030]. Jeanne comprit et fut rassurée. Elle dit à ceux qui étaient près d'elle:
—Donnez-vous garde quand la queue de mon étendard touchera contre le boulevard.
—Jeanne, la queue y touche.
Alors elle s'écria:
—Tout est vôtre et y entrez[1031]!
Aussitôt, seigneurs et bourgeois, gens d'armes, gens de trait, gens des communes se jetèrent éperdument dans le fossé et grimpèrent en tel nombre et si vivement aux palissades, qu'ils semblaient une compagnie d'oisillons s'abattant sur une haie[1032]. Et les Français entrés dans l'enceinte virent s'éloignant, mais tournés encore fièrement vers eux, les lords Moleyns et Poynings, sir Thomas Giffart, bailli de Mantes, et le capitaine Glasdall, qui couvraient la retraite des leurs vers les Tourelles[1033]. Glasdall tenait à la main le vieil étendard de Chandos, qui, après avoir flotté sur quatre-vingts ans de victoires, reculait devant l'étendard d'une enfant[1034]. Car elle était là, debout sur le rempart, la Pucelle. Et les Anglais se demandaient épouvantés quelle était cette sorcière qui ne perdait pas son pouvoir avec son sang et guérissait par des charmes ses profondes blessures. Cependant elle les regardait avec douceur et tristesse et criait d'une voix pleine de sanglots:
—Glassidas! Glassidas! rends-t'y, rends-t'y au Roi des cieux. Tu m'as appelée putain. J'ai grande pitié de ton âme et de celle des tiens[1035].
En même temps, des murs de la ville et du boulevard de la Belle-Croix, les boulets pleuvaient sur les Tourelles[1036]. Montargis et Rifflart leur crachaient des pierres; le nouveau canon de maître Guillaume Duisy leur jetait, de la poterne Chesneau, des boulets de cent vingt livres[1037]. Les Tourelles étaient assaillies du côté du pont. Une gouttière fut jetée sur l'arche rompue par les Anglais, et messire Nicole de Giresme, le moine chevalier, y passa le premier[1038]. Ceux qui le suivirent mirent le feu à la palissade qui, de ce côté, barrait l'accès du fort. Ainsi, les six cents Anglais, épuisés d'armes et de forces, se voyaient attaqués en avant et en arrière. Ils l'étaient aussi par-dessous, de façon sournoise et terrible. Des gens d'Orléans avaient chargé un grand chaland de poix, d'étoupes, de fagots, d'os de cheval, de savates, de résine, de soufre, de quatre-vingt-dix-huit livres d'huile d'olive et de telles autres choses pouvant faire feu et fumée; ils l'avaient conduit sous le pont de bois jeté par l'ennemi entre les Tourelles et le boulevard: ils l'y avaient amarré et y avaient mis le feu. Au moment de la retraite des Anglais, ce brûlot incendia le pont. À travers la fumée et la flamme, les six cents passèrent sur le tablier brûlant. Et quand enfin William Glasdall, lord Poynings et lord Moleyns, avec trente ou quarante capitaines, quittant les derniers le boulevard perdu, mirent à leur tour le pied sur le pont, les planches charbonnées croulèrent sous eux et tous, avec l'étendard de Chandos, s'abîmèrent dans la Loire[1039].
Jeanne, émue de pitié, pleura sur l'âme de Glassidas et sur celle des Anglais noyés avec lui[1040]. Près d'elle, les capitaines s'affligeaient aussi de la mort de ces braves, songeant qu'ils leur avaient fait grand tort en se noyant, car leur rançon eût rapporté grande finance[1041].
Échappés sur des charbons ardents aux Français du boulevard, les six cents tombèrent sur les Français du pont. Quatre cents furent tués, les autres pris. La journée avait coûté aux Orléanais une centaine d'hommes[1042].
Quand les derniers cris des vaincus se furent éteints, dans la nuit sombre, au bord de la Loire rougie de flammes, les capitaines français, étonnés de leur victoire, regardaient du côté de Saint-Laurent-des-Orgerils et craignaient encore que sir John Talbot ne saillît de son camp et ne vînt venger ceux qu'il n'avait pas secourus. Durant cette longue attaque, sur laquelle s'était levé et couché le soleil, Talbot, le comte de Suffolk et les Anglais de Saint-Laurent n'étaient pas sortis de leurs retranchements. Les Tourelles prises, les vainqueurs se tenaient sur leurs gardes, attendant encore Talbot[1043]. Mais ce Talbot, dont le nom servait aux mères françaises pour effrayer leurs enfants, ne bougea pas. On l'avait beaucoup craint en cette journée, et il avait lui-même craint que les Français ne lui prissent son camp et ses bastilles du couchant s'il en retirait du monde pour secourir les Tourelles[1044].
L'armée se disposa à rentrer dans la ville. Le pont, dont trois arches étaient rompues, fut rendu praticable en trois heures. Bien avant dans la nuit, la Pucelle, ainsi qu'elle l'avait prédit, entra par le pont dans la ville[1045]. Pareillement se trouvaient véritables toutes ses prophéties, quand l'accomplissement dépendait de son courage et de sa bonne volonté. Les capitaines l'accompagnaient, suivis de tous les hommes d'armes et de trait, de tous les bourgeois et des prisonniers qu'on amenait deux à deux. Les cloches de la cité sonnèrent; le clergé et le peuple chantèrent le Te Deum[1046]. Après Dieu et sa benoîte mère, ils remercièrent très humblement Monsieur saint Aignan et Monsieur saint Euverte, évêques, en leur vie mortelle, et patrons célestes de la ville. Les citoyens estimaient que, devant et durant le siège, ils leur avaient donné assez de cire et assez promené leur châsse pour mériter leur puissante entremise et obtenir par eux victoire et délivrance. Ce qui rendait manifeste l'intervention de ces deux confesseurs, c'est qu'on avait vu, dans le ciel, planer sur les Tourelles, au moment de l'assaut, deux évêques resplendissant de lumière[1047].
Jeanne fut ramenée à l'hôtel de Jacques Boucher, où un chirurgien pansa à nouveau la blessure qu'elle avait reçue au-dessus du sein. Elle prit quatre ou cinq tranches de pain trempées dans du vin mêlé d'eau, et ne but ni ne mangea autre chose[1048].
Le lendemain, dimanche 8 mai, fête de l'apparition de Saint-Michel, on apprit, au matin, dans Orléans, que les Anglais, sortis des bastilles du couchant qui leur restaient encore, se rangeaient en belle ordonnance, étendards déployés, devant les fossés de la ville. Ceux d'Orléans, hommes d'armes et gens de la commune, avaient grande envie de tomber dessus. À la pointe du jour, le maréchal de Boussac et nombre de capitaines sortirent et se rangèrent devant eux[1049].
La Pucelle alla aux champs avec les prêtres. N'ayant pu mettre sa cuirasse sur son épaule blessée, elle était seulement armée d'une de ces légères cottes de mailles, qu'on appelait jaserans[1050].
Des gens d'armes lui demandèrent:
—Est-ce mal de combattre aujourd'hui dimanche?
Elle répondit:
—Il faut entendre la messe[1051].
Elle n'était pas d'avis qu'on les attaquât.
—Pour l'amour et honneur du saint dimanche, ne commencez point la bataille. N'attaquez pas les Anglais, mais, si les Anglais vous attaquent, défendez-vous fort et hardiment, et n'ayez nulle peur, et vous serez les maîtres[1052].
Une de ces pierres consacrées, de forme plate et carrée, bordée de métal, que les clercs portaient en voyage, fut posée sur une table, en un carrefour, dans les champs, au pied d'une croix[1053]. Les officiants chantèrent, en grande solennité, hymnes, répons et oraisons, et la Pucelle, avec tous les religieux et tous les hommes d'armes, ouït deux messes dites à cet autel[1054].
Après le Deo gratias, elle recommanda d'observer les Anglais.
—Or, regardez, s'ils ont le visage devers nous, ou le dos.
On lui répondit qu'ils avaient le dos tourné et qu'ils s'en allaient.
Elle leur avait dit trois fois: «Allez-vous-en d'Orléans vos vies sauves.» Maintenant elle voulait qu'on les laissât aller sans leur en demander davantage.
—Il ne plaît pas à Messire qu'on les combatte aujourd'hui, dit-elle. Vous les aurez une autre fois. Allons rendre grâces à Dieu[1055].
Les Godons s'en allaient. Ils avaient tenu conseil la nuit et résolu de partir[1056]. Après avoir fait front une heure durant aux Orléanais pour donner un air menaçant à leur retraite et la faire respecter, ils s'en allaient, gardant un bel ordre de marche. Le capitaine La Hire et le sire de Loré, curieux de savoir quelle route ils prenaient et de voir s'ils ne laissaient rien traîner derrière eux, chevauchèrent à leur poursuite avec cent ou cent vingt lances durant deux ou trois lieues. Les Anglais se retiraient sur Meung[1057].
Les bourgeois, manants, gens des communes, se précipitèrent en foule dans les bastilles abandonnées. Les Godons y avaient laissé leurs malades et leurs prisonniers. Les Orléanais y trouvèrent aussi des munitions et même des vivres, qui n'étaient pas sans doute en grande abondance ni excellents. Mais, dit un Bourguignon, «si en firent bonne chère, car il ne leur avait guère coûté[1058]». Les armes, les canons, les bombardes furent portés dans la ville, les bastilles démolies, pour qu'aucun ennemi désormais ne pût s'y loger[1059].
Ce jour, furent faites très belles et solennelles processions et fut ouï le sermon d'un bon frère[1060]. Les clercs, seigneurs, capitaines, procureurs, gens d'armes et bourgeois visitèrent les églises avec grande dévotion, et le peuple cria: «Noël[1061]!»
Ainsi la ville d'Orléans fut délivrée ce 8 mai, au matin, deux cent neuf jours après que le siège y eut été mis et neuf jours après la venue de la Pucelle.
 CHAPITRE XIV
LA PUCELLE À TOURS ET À SELLES-EN-BERRY. — LES TRAITÉS DE JACQUES GÉLU
ET DE JEAN GERSON.
Le dimanche 8 mai, au matin, les Anglais s'en étaient allés, tirant sur Meung et Beaugency. Dans l'après-midi du même jour, messire Florent d'Illiers avec ses gens d'armes quitta la ville délivrée et gagna tout de suite sa capitainerie de Châteaudun, pour la défendre contre les Godons qui tenaient garnison à Marchenoir et allaient s'abattre sur le Dunois. Le lendemain, les autres capitaines de la Beauce et du Gâtinais retournèrent dans leurs villes et forteresses[1062].
Le lundi neuf du même mois, les combattants amenés par le sire de Rais, n'étant plus nourris ni payés, s'en allèrent chacun de son côté; et la Pucelle ne demeura pas davantage[1063]. Après avoir assisté à la procession faite par les habitants pour remercier Dieu, elle prit congé de ceux vers qui elle était venue à l'heure de l'épreuve et de l'affliction et qu'elle laissait délivrés et pleins d'allégresse. Ils pleuraient de joie, lui rendaient grâce et s'offraient à elle pour qu'elle fît d'eux et de leurs biens à sa volonté. Et elle les remerciait avec douceur[1064].
De Chinon le roi fit envoyer aux habitants des villes demeurées en son obéissance, et notamment à ceux de La Rochelle et à ceux de Narbonne, une lettre écrite à trois reprises, entre le soir du 9 mai et la matinée du 10, à mesure que les nouvelles lui arrivaient. Par cette lettre, il annonçait la prise des bastilles de Saint-Loup, des Augustins et des Tourelles et invitait les bourgeois des villes à louer Dieu et à honorer les vertueux faits accomplis là, notamment ceux de la Pucelle qui «avait toujours été en personne à l'exécution de toutes ces choses[1065]». Ainsi la chancellerie royale marquait la part de Jeanne dans la victoire. Ce n'était nullement celle d'un capitaine; elle n'exerçait de commandement d'aucune sorte. Mais, venue de Dieu, du moins le pouvait-on croire, sa présence apportait aide et réconfort.
En compagnie de quelques seigneurs, elle se rendit à Blois, y passa deux jours[1066], puis s'en fut à Tours, où le roi était attendu[1067]. Lorsqu'elle y entra, le vendredi avant la Pentecôte, Charles, parti de Chinon, n'était pas encore arrivé. Elle chevaucha vers lui, sa bannière à la main, et, quand elle le rencontra, elle ôta son bonnet et inclina le plus qu'elle put la tête sur son cheval. Le roi souleva son chaperon, la fit relever et l'embrassa. On dit qu'il eut grande joie à la voir, mais en réalité on ne sait ce qu'il pensait d'elle[1068].
En ce mois de mai 1429, il reçut de messire Jacques Gélu un traité de la Pucelle que probablement il ne lut pas, mais que son confesseur lut pour lui. Messire Jacques Gélu, autrefois conseiller delphinal et présentement seigneur archevêque d'Embrun[1069], commença par craindre que cette bergère ne fût envoyée au roi par ses ennemis pour l'empoisonner ou qu'elle ne fût une sorcière pleine de diables. Il conseilla d'abord de l'examiner avec prudence, sans la repousser précipitamment, car les apparences sont trompeuses et la grâce divine suit souvent des voies extraordinaires. Maintenant, après avoir connu les conclusions des docteurs de Poitiers, appris la délivrance d'Orléans et ouï le cri du commun peuple, messire Jacques Gélu ne gardait plus de doutes sur l'innocence et la bonté de cette jeune fille et, voyant que les docteurs différaient de sentiment sur elle, il rédigea un bref traité, qu'il envoya au roi, avec une très ample, très humble et très insigne épître dédicatoire.
Il y avait, environ ce temps-là, un labyrinthe tracé à l'équerre et au compas dans le pavé de la cathédrale de Reims[1070]. Les pèlerins, s'ils étaient attentifs et patients, en parcouraient tous les chemins. Le traité de l'archevêque d'Embrun est de même un labyrinthe scolastique très régulier, dans lequel on avance pour reculer et l'on recule pour avancer, sans trop s'égarer, pourvu qu'on y marche avec assez de patience et d'attention. Gélu, comme tous les scolastiques, donne d'abord les raisons contraires aux siennes et c'est seulement quand il a longuement suivi son adversaire qu'il s'achemine dans son propre sens. Ce serait trop faire que de s'engager à sa suite dans les détours de son labyrinthe. Mais puisque les familiers du roi le consultaient, puisqu'il s'adressait au roi et que le roi et son conseil réglèrent, peut-être, leur créance à Jeanne et leur conduite envers elle d'après ce traité théologique, on veut savoir ce qu'ils y trouvèrent professé et recommandé à cette occasion singulière.
Considérant d'abord le bien de l'Église, Jacques Gélu estime que Dieu a suscité la Pucelle pour confondre les mal croyants, dont le nombre, selon lui, n'était pas petit. «À la confusion de ceux, dit-il, qui croient en Dieu comme s'ils n'y croyaient pas, le Très-Haut, qui porte écrit sur sa cuisse: Je suis le Roi des rois et le Seigneur des Dominations, se plut à secourir le roi de France par une enfant nourrie dans le fumier.» L'archevêque d'Embrun découvre cinq raisons pour lesquelles le roi a obtenu le secours divin; ce sont: la justice de sa cause, les mérites éclatants de ses prédécesseurs, les prières des âmes dévotes et les soupirs des opprimés, l'injustice des ennemis du royaume, l'insatiable cruauté de la nation anglaise.
Que Dieu ait choisi une pucelle pour détruire des armées, ce dessein ne surprend point en lui. «Il a créé des insectes tels que les mouches et les puces, par lesquels il abat la superbe des hommes.» Ces petites créatures nous importunent et nous fatiguent au point de nous empêcher d'étudier ou d'agir. Un homme, quelle que soit sa constance, ne peut reposer dans une chambre infestée de puces. Par le moyen d'une jeune paysanne, sortie d'humbles et infimes parents, soumise à un vil labeur, ignorante, simple au delà de ce qu'on peut dire, il a voulu abaisser les superbes, les ramener à l'humilité et leur rendre sa Majesté présente, en sauvant ceux qui périssaient.
Que le Très-Haut ait révélé à une vierge ses desseins sur le royaume des Lis, n'en soyons pas surpris: il accorde volontiers aux vierges le don de prophétie. Il lui plut de découvrir aux sibylles les mystères cachés à la gentilité tout entière. Sur l'autorité de Nicanor, d'Euripide, de Chrysippe, de Nenius, d'Apollodore, d'Eratosthène, d'Héraclide Pontique, de Marcus Varron et de Lactance, messire Jacques Gélu enseigne que les sibylles furent au nombre de dix: la Persique, la Libyque, la Delphique, la Cinicienne, l'Érythrée, la Samienne, la Cumane, l'Hellespontique, la Phrygienne et la Tiburtine, qui prophétisèrent, au milieu des gentils, la glorieuse incarnation de Notre-Seigneur, la résurrection des morts et la consommation des siècles. Cet exemple lui paraît très digne d'être médité.
Quant à Jeanne, elle est en elle-même inconnaissable. Aristote l'enseigne: rien n'est dans l'intellect qui n'ait été d'abord dans la sensation, et la sensation ne pénètre pas au delà des apparences. Mais, où l'esprit ne peut entrer directement, il atteint par détour. Autant que l'humaine fragilité permet de le savoir, à regarder ses œuvres, la Pucelle est de Dieu. Bien qu'appliquée aux armes, elle ne conseille jamais la cruauté; elle est miséricordieuse aux ennemis qui se rendent à merci, et elle offre la paix. Enfin, l'archevêque d'Embrun croit que cette Pucelle est un ange envoyé par le Seigneur Dieu des armées pour le salut du peuple; non qu'elle en ait la nature; mais elle en fait l'office.
Sur la conduite à tenir en cette merveilleuse occasion, le docteur est d'avis que le roi observe dans la guerre les règles de la prudence humaine. Il est écrit: «Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu.» Un esprit industrieux aurait été donné en vain à l'homme, s'il ne s'en servait point dans ses entreprises. Il faut délibérer longtemps ce qui doit être exécuté soudain. Ce n'est ni par des vœux ni par des supplications de femme que s'obtient le secours de Dieu. Par action et conseil on accède à l'issue prospère.
Mais il ne faut pas repousser l'inspiration de Dieu. C'est pourquoi il doit être fait selon le vouloir de la Pucelle, alors même que ce vouloir paraîtrait douteux et sans grande apparence de vérité. Si la Pucelle est trouvée stable dans ses paroles, que le roi la suive et se confie à elle comme à Dieu pour la conduite du fait auquel elle a été commise. S'il survient au roi quelque doute, qu'il incline vers la sagesse divine plutôt qu'à l'humaine prudence, car il n'y a pas de mesure de l'une à l'autre, comme il n'y a pas de proportion du fini à l'infini. Aussi faut-il croire que Celui qui envoya cette enfant saura lui inspirer des conseils meilleurs que les conseils des hommes. Et l'archevêque d'Embrun tire de ses raisonnements aristotéliques cette conclusion bicéphale:
«D'une part, pour ce qui est de préparer les batailles, d'employer machines, échelles et tous autres engins de guerre, de jeter des ponts, d'envoyer aux combattants des vivres en quantité suffisante, d'avoir bonnes finances, toutes choses sans lesquelles les entreprises ne sauraient réussir que par miracle, nous faisons suffisamment entendre qu'il y faut pourvoir par prudence humaine.
»Mais lorsqu'on voit, d'autre part, la sagesse divine s'apprêter à agir spécialement, la prudence humaine doit s'humilier et renoncer. C'est alors, disons-nous, que le conseil de la Pucelle doit être demandé, recherché, requis préférablement à tout autre. Celui qui donne la vie donne la nourriture. À ses ouvriers il fournit les outils. C'est pourquoi nous devons espérer dans le Seigneur. Il fit sienne la cause du roi. Il inspirera à ceux qui la tiennent tout ce qu'il faudra faire pour la gagner. Dieu ne laisse point ses œuvres imparfaites.»
Et l'archevêque termine son traité en recommandant spécialement au roi la Pucelle comme inspiratrice de saintes pensées et révélatrice d'œuvres pies. «Nous donnons ce conseil au roi, que chaque jour il accomplisse une œuvre agréable à Dieu, et que de cela il confère avec la Pucelle; que les avis qu'il en recevra, il les mette en usage pieusement et dévotement, pour que Dieu ne lui retire pas sa main, mais lui continue sa grâce[1071].»
Le grand docteur Gerson, ancien chancelier de l'université, achevait alors à Lyon, dans le couvent des Célestins, dont son frère était prieur, sa vie pleine de travaux et de fatigues[1072]. L'an 1408, curé de Saint-Jean-en-Grève, à Paris, en prononçant dans son église paroissiale l'oraison funèbre du duc d'Orléans, assassiné par l'ordre du duc de Bourgogne, il souleva la fureur du peuple et courut grand risque d'être massacré. Au concile de Constance, impatient d'envoyer l'hérétique au feu «par une cruauté miséricordieuse[1073]», il pressa la condamnation de Jean Huss, sans égard au sauf-conduit que celui-ci avait reçu de l'Empereur, estimant avec tous les pères assemblés, que selon le droit naturel divin et humain nulle promesse ne doit être tenue au préjudice de la foi catholique. Il poursuivit au synode, avec une même ardeur, la condamnation des propositions de Jean Petit sur la légitimité du tyrannicide. Au temporel comme au spirituel, il professait l'unité d'obédience et le respect des autorités établies. Comparant, dans un de ses sermons, le royaume de France à la statue de Nabuchodonosor, il fait des marchands et des artisans les jambes du colosse, «qui sont partie de fer, partie de terre, pour leur labeur et humilité à servir et à obéir...» Fer signifie labeur et terre humilité. Tout le mal est venu de ce que le roi et les notables citoyens ont été tenus en servitude par l'outrageuse entreprise des gens de petit état[1074].
Maintenant, accablé de misères et de tristesses, il instruisait les jeunes enfants. «C'est par eux, disait-il, qu'il faut commencer la réforme[1075].»
La délivrance de la cité ducale dut réjouir le vieux défenseur du parti d'Orléans. Les conseillers du dauphin, désireux de mettre en œuvre la Pucelle, lui communiquèrent les délibérations de Poitiers et lui demandèrent son avis comme à un bon serviteur de la maison de France. En réponse, il composa un traité succinct de la Pucelle.
Dans cet écrit, il prend soin tout d'abord de distinguer entre ce qui est de foi et ce qui est de dévotion. En matière de foi, le doute n'est pas permis. Quant à ce qui est de dévotion, comme on dit vulgairement: «Qui ne le croit n'est pas damné.» Pour qu'une chose soit de dévotion, trois conditions sont requises: il faut 1o qu'elle soit édifiante; 2o qu'elle soit probable et attestée par la rumeur publique ou le témoignage des fidèles; 3o qu'il ne s'y mêle rien de contraire à la foi. À ces conditions, il convient de n'en porter ni réprobation ni approbation opiniâtres, mais plutôt de s'en rapporter à l'Église.
Par exemple, sont matières de dévotion et non de foi, la conception de la très sainte Vierge, les indulgences, les reliques. Une relique est vénérée en un lieu ou dans un autre ou dans plusieurs lieux à la fois. Le Parlement de Paris a naguère disputé sur le chef de monseigneur saint Denys, vénéré à Saint-Denys en France et dans la cathédrale de Paris. C'est matière de dévotion[1076].
D'où il faut conclure que l'on peut pieusement et salutairement, en matière de dévotion, admettre le fait de cette Pucelle, surtout en regardant aux fins, qui sont la restitution du royaume à son roi et la très juste expulsion ou débellation de ses très obstinés ennemis.
D'autant plus qu'on n'a pas trouvé qu'elle usât de sortilèges prohibés par l'Église ni de superstitions publiquement réprouvées, ni qu'elle agît avec cautèle, par fourberie, pour son gain propre, lorsqu'en gage de sa foi, elle expose son corps aux plus grands dangers.
Et, si plusieurs apportent divers témoignages sur son caquet, sa légèreté, son astuce, c'est le lieu d'alléguer cet adage de Caton: «Nos arbitres, ce n'est pas ce que chacun dit.» Selon la parole de l'Apôtre, on ne doit pas mettre en cause le serviteur de Dieu. Bien plutôt il convient ou de s'abstenir ou de soumettre aux supérieurs ecclésiastiques, comme il est permis, les points douteux. Ainsi fut fait, dans le principe, pour la canonisation des saints. Le canon des saints n'est pas de nécessité de foi, à strictement parler, mais de pieuse dévotion. Toutefois il ne doit pas être réprouvé par homme quelconque, à tort et à travers.
Pour en venir au cas présent, il faut remarquer les circonstances suivantes:
Premièrement. Le conseil royal et les gens de guerre furent induits à croire et à obéir, et ils affrontèrent le risque d'être défaits sous la conduite d'une fillette, ce qui eût été grande vergogne.
Deuxièmement. Le peuple exulte, et sa pieuse créance semble conspirer à la louange de Dieu et à la confusion des ennemis.
Troisièmement. Les ennemis se cachent, même leurs princes, et sont agités de diverses terreurs. Ils tombent en faiblesse comme des femmes grosses, conformément aux imprécations contenues dans le cantique que chanta sur le tympanon Marie, sœur de Moïse, dans un chœur de danseurs et de chanteurs: «Chantons au Seigneur, car il a été glorieusement magnifié. Que tombent sur ses ennemis la crainte et la terreur!» Et nous aussi, chantons le cantique de Marie, avec une dévotion consonante à notre fait.
Quatrièmement enfin. Et cela est à peser: Cette Pucelle et les soldats attachés à elle ne quittent point les voies de la prudence humaine, et ils ne tentent pas Dieu. D'où il est visible que cette Pucelle ne s'obstine pas au delà de ce qu'elle répute être monition ou inspirations reçues de Dieu.
On pourrait exposer encore plusieurs circonstances de sa vie, depuis l'enfance, qui ont été recueillies abondamment. Il n'en sera rien rapporté ici.
Il est à propos de tirer exemple de Déborah et de sainte Catherine, qui convertit miraculeusement cinquante docteurs ou rhéteurs, de Judith et de Judas Macchabée. Dans leur fait, selon l'ordre constant, se trouvèrent beaucoup de circonstances d'ordre purement naturel.
À un premier miracle ne succèdent pas toujours d'autres miracles attendus des hommes. Alors même que la Pucelle serait déçue dans son attente et la nôtre (puisse-t-il n'en pas advenir ainsi!), il n'en faudrait pas conclure que les premiers effets furent produits par le malin esprit et non par influence céleste, mais préférablement croire que nos espérances aient péri à cause de notre ingratitude et de nos blasphèmes, ou par quelque juste et impénétrable jugement de Dieu! Nous le supplions de détourner de nous sa colère et de nous regarder favorablement.
Tirons des enseignements premièrement pour le roi et les princes du sang royal; deuxièmement, pour la milice du roi et du royaume; troisièmement, pour le clergé et le peuple; quatrièmement, pour la Pucelle. De ces enseignements, unique est la fin: mener bonne vie, dévote à Dieu, juste au prochain, sobre, vertueuse et tempérante à soi-même. Et quant à l'enseignement spécial à la Pucelle, il faut que la grâce, que Dieu a manifestée en elle, soit employée non en vanités soucieuses, non en profits mondains, non en haines de partis, non en séditions cruelles, non en vengeance des actes accomplis, non en glorifications ineptes, mais en mansuétude et oraisons, avec actions de grâce, et que chacun contribue, par libérale subvention de biens temporels, à l'instauration de la paix en son lit de justice, afin que, délivrés des mains de nos ennemis, Dieu nous étant plus propice, nous le servions dans la sainteté et la justice.
En terminant son traité, Gerson examine brièvement un point de droit canon qui avait déjà été touché par les docteurs de Poitiers. Il établit qu'il n'est pas défendu à la Pucelle de porter un habit d'homme.
Premièrement. L'ancienne loi interdisait à la femme de porter un habit d'homme et à l'homme un habit de femme. Cette loi, en tant que judicielle, cesse d'être en vigueur dans la nouvelle loi.
Deuxièmement. En tant que morale, cette loi demeure obligatoire. Mais elle ne concerne, en ce cas, que l'indécence de l'habit.
Troisièmement. En tant que judicielle et morale, cette loi n'interdit pas de porter l'habit viril et militaire à cette Pucelle que le Roi du ciel élut porte-étendard pour fouler à ses pieds les ennemis de la justice. Où la divine vertu opère, les moyens sont conformes aux fins.
Quatrièmement. On peut alléguer des exemples tirés des histoires sainte et profane, rappeler Camille et les Amazones.
Jean Gerson termina ce traité le dimanche de la Pentecôte, huit jours après la délivrance d'Orléans. Ce fut son dernier écrit. Il mourut au mois de juillet de cette même année 1429, la soixante-cinquième de sa vie[1077].
C'est le testament politique du grand universitaire en exil. La victoire de la Pucelle réjouit les derniers jours de sa vie. Il chante de sa voix presque éteinte le cantique de Marie. Mais à la joie que lui cause le bon événement, se mêlent les tristes pressentiments de sa vieille sagesse. En même temps qu'il voit en la Pucelle bien venue un sujet d'allégresse et d'édification pour le peuple, il craint que les espérances qu'elle inspire ne soient bientôt déçues. Et il avertit ceux qui maintenant l'exaltent dans le triomphe de ne point se détourner d'elle aux mauvaises heures.
Son argumentation maigre et sèche n'est pas différente au fond de la grasse et molle argumentation de Jacques Gélu. On trouve dans l'une et dans l'autre les mêmes raisonnements et les mêmes preuves et les deux docteurs s'accordent dans leurs conclusions qui sont celles des maîtres de Poitiers.
Pour les docteurs de Poitiers, pour l'archevêque d'Embrun, pour l'ancien chancelier de l'Université, pour tous les théologiens armagnacs, le fait de la Pucelle n'est pas matière de foi. Comment le pourrait-il être avant que le pape et le concile en eussent décidé? On est libre d'y croire comme de n'y pas croire. Mais c'est un sujet d'édification, et il convient de le méditer non dans un esprit aride, et qui doute obstinément, mais avec bonne volonté et selon la foi chrétienne. Sur le conseil de Gerson, les âmes bénévoles croiront que la Pucelle vient de Dieu, comme elles croient que le chef de Monseigneur saint Denys est offert en même temps à la vénération des fidèles dans l'église cathédrale de Paris et dans l'église abbatiale de Saint-Denys en France. Elles ne s'attacheront pas tant à la vérité littérale qu'à la vérité spirituelle et elles ne pécheront pas par trop de curiosité.
En somme, ni le traité de Jacques Gélu, ni celui de Jean Gerson ne donnent de grandes clartés au roi et à son conseil. Les exhortations n'y manquent point: mais elles reviennent toutes à dire: «Soyez sages et pieux, pensez avec humilité, force et prudence.» Sur le point qui importait le plus, l'emploi à faire de la Pucelle dans la conduite de la guerre, l'archevêque d'Embrun enseigne doctement: «Accomplissez ce que la Pucelle ordonne et ce que la prudence commande et pour le surplus faites œuvres pies et belles oraisons.» Il y avait là de quoi embarrasser un capitaine comme le sire de Gaucourt et même un bon prud'homme tel que le seigneur de Trèves. Il apparaît que ces clercs laissaient au roi toute liberté de jugement et d'action et qu'ils lui conseillaient finalement non de croire à la Pucelle, mais d'y laisser croire le peuple et les gens d'armes.
Le roi garda Jeanne près de lui durant les dix jours qu'il demeura dans sa ville de Tours. Cependant le conseil délibérait sur la conduite à tenir[1078]. On n'avait point d'argent. Charles en trouvait encore assez facilement pour faire des présents aux gentilshommes de son hôtel, mais il avait grand'peine à s'en procurer pour payer les dépenses de la guerre[1079]. Il devait des gages à ses gens d'Orléans. Ceux-là avaient peu reçu et beaucoup dépensé. Ils en étaient du leur, et réclamaient leur paiement. Aux mois de mai et de juin, par quatre fois, le roi répartit aux capitaines qui avaient défendu la ville des sommes montant à quarante et un mille six cent trente et une livres[1080]. Il était victorieux à bon marché. La défense d'Orléans lui coûta cent dix mille livres en tout. Les bourgeois de la ville firent le reste; ils donnèrent jusqu'à leurs petites cuillers d'argent[1081].
Il eût été expédient sans doute de chercher à détruire cette terrible armée de sir John Falstolf qui avait causé naguère tant de peur à ceux d'Orléans. Mais on ne savait pas où elle se trouvait. Elle était disparue entre Orléans et Paris. Il eût fallu la chercher; ce n'était pas possible; on n'y songea pas. L'art de la guerre ne comportait pas alors des opérations si savantes. Il fut question d'aller en Normandie, idée si naturelle que dans le peuple on croyait déjà le dauphin à Rouen[1082]. Finalement on décida de reprendre les châteaux que les Anglais tenaient sur la Loire en amont et en aval d'Orléans, Jargeau, Meung, Beaugency[1083]. Entreprise utile et qui ne présentait pas grandes difficultés, à moins qu'on eût sur les bras l'armée de sir John Falstolf, ce que personne ne pouvait dire.
Sans plus attendre, monseigneur le Bâtard alla sur Jargeau avec un peu de chevalerie et les routiers de Poton; mais la Loire était haute et remplissait les fossés. N'ayant pas d'engins de siège, ils se retirèrent après avoir fait quelque mal aux Anglais et tué le capitaine de la ville[1084].
La Pucelle n'entrait pas volontiers dans les raisons des capitaines. Elle n'écoutait que ses Voix, qui lui disaient des paroles infiniment simples. Elle ne pensait qu'à accomplir sa mission. Ce n'était pas pour supputer les ressources du trésor royal, ordonner les aides et les tailles, traiter avec les gens d'armes, les marchands et les convoyeurs, faire des plans de campagne, négocier des trêves, que madame sainte Catherine, madame sainte Marguerite et monseigneur saint Michel archange l'avaient envoyée en France: c'était pour qu'elle conduisît le dauphin à son sacre. Aussi était-ce à Reims qu'elle le voulait mener; non qu'elle sût comment on y pouvait aller, mais elle pensait que Dieu la guiderait. Tout retard, toute lenteur, toute délibération même la désolait et l'irritait. Fréquentant chez le roi, elle le pressait avec douceur. Maintes fois elle lui dit:
—Je durerai un an, guère plus. Qu'on pense à bien besoigner pendant cette année[1085]!
Et elle dénombrait les quatre charges dont elle avait à s'acquitter en cet espace de temps. C'était, après avoir délivré Orléans, chasser les Godons hors de France, faire couronner et sacrer le roi à Reims et tirer le duc d'Orléans des mains des Anglais[1086]. Un jour, n'y pouvant tenir, elle alla trouver le roi tandis qu'il était dans un de ces retraits clos par des boiseries sculptées, qu'on pratiquait dans les grandes salles des châteaux, et qui servaient aux réunions familières. Elle heurta l'huis, entra presque aussitôt et trouva le roi qui conversait avec maître Gérard Machet, son confesseur, monseigneur le Bâtard, le sire de Trèves et un seigneur de ses plus familiers, nommé messire Christophe d'Harcourt. Elle s'agenouilla et, tenant le roi embrassé par les jambes (car elle savait à quoi la politesse l'obligeait), elle lui dit:
—Gentil dauphin, n'assemblez plus tant et de si longs conseils. Mais venez tout de suite à Reims recevoir votre digne sacre[1087].
Le roi lui fit bon visage, mais ne répondit rien. Le seigneur d'Harcourt, averti que la Pucelle conversait avec des anges et des saintes, fut curieux de savoir si vraiment la pensée de mener le roi à Reims lui venait de ses visiteurs célestes. Employant pour les désigner le mot dont elle se servait elle-même:
—Est-ce votre Conseil, lui demanda-t-il, qui vous parle de telles choses?
Elle répondit:
—Oui, et je suis beaucoup aiguillonnée à cet endroit.
Le seigneur d'Harcourt reprit aussitôt:
—Ne voudriez-vous pas dire ici, en présence du roi, la manière de votre Conseil, quand il vous parle?
Jeanne rougit à cette demande.
Voulant lui épargner tout embarras et toute contrainte, le roi lui dit doucement:
—Jeanne, vous plaît-il bien de déclarer ce qu'on vous demande, en présence des personnes ici présentes?
Mais Jeanne s'adressant au seigneur d'Harcourt:
—Je vois bien ce que vous voulez savoir, lui dit-elle, et je vous le dirai volontiers.
Et tout de suite elle fit sentir au roi le tourment qu'elle éprouvait de n'être pas crue et elle révéla sa consolation intérieure:
—Quand je suis contristée en quelque manière de ce qu'on ne croit pas facilement ce que je dis par mandement de Messire, je me retire à part, et me plains à Messire de n'être facilement crue de ceux à qui je parle. Et mon oraison faite, aussitôt j'entends une voix qui me dit: «Fille de Dieu, va!» Et à l'entendre, j'ai grand'joie. Et même je voudrais toujours rester en cet état[1088].
Tandis qu'elle répétait les paroles de la Voix, Jeanne levait les yeux au ciel. Les seigneurs présents furent frappés de l'expression céleste que prenait alors le regard de la jeune fille. Pourtant ces yeux noyés, cet air de ravissement dont s'émerveillait monseigneur le Bâtard, ce n'était pas une extase, c'était l'imitation d'une extase. Scène à la fois pleine d'artifice et de naïveté, qui montre et la douceur du roi, bien incapable de faire la moindre peine à cette enfant, et la légèreté avec laquelle les seigneurs de la cour croyaient ou feignaient de croire aux plus étranges merveilles et qui surtout fait apparaître que, dès ce moment, on ne regardait pas comme un mal, dans le conseil du roi, que la petite sainte donnât au projet du sacre l'autorité d'une révélation divine.
La Pucelle accompagna le roi à Loches, et elle resta auprès de lui jusqu'après le vingt-troisième jour de mai[1089].
Le peuple croyait en elle. Quand elle sortait dans les rues de Loches, les habitants se jetaient dans les jambes de son cheval; ils baisaient les mains et les pieds de la sainte. Maître Pierre de Versailles, religieux de Saint-Denys en France, un des interrogateurs de Poitiers, la voyant qui recevait ces marques de vénération, la blâma théologalement:
—Vous faites mal, lui dit-il, de souffrir telles choses, qui ne vous sont pas dues. Prenez-y garde: vous induisez les hommes en idolâtrie.
Jeanne, pensant à l'orgueil qui pourrait s'insinuer dans son cœur, répondit:
—En vérité je ne saurais m'en garder, si Messire ne m'en gardait[1090].
Elle voyait avec humeur que certaines bonnes femmes vinssent à elle pour la saluer; cela lui semblait une espèce d'adoration dont elle s'effrayait. Mais elle ne repoussait pas les pauvres gens qui venaient à elle; elle ne leur faisait pas de déplaisir et plutôt les supportait à son pouvoir[1091].
Le renom de sa sainteté s'était répandu par toute la France avec une promptitude merveilleuse. Beaucoup de personnes pieuses portaient sur elles des médailles de plomb ou d'autre métal à sa ressemblance, selon l'usage établi pour honorer la mémoire des saints[1092]. On plaçait dans les chapelles ses images peintes ou taillées. À la collecte de la messe, le prêtre récitait «l'oraison de la Pucelle pour le royaume de France»:
«Dieu, auteur de la paix, qui détruis, sans arc ni flèche, les ennemis qui mettent leur espoir en eux-mêmes[1093], nous te demandons, seigneur, de nous protéger dans notre adversité, et, de même que tu as délivré ton peuple par la main d'une femme, tends à Charles notre roi ton bras victorieux, afin que nos ennemis, qui s'assurent en leur multitude et se glorifient de leurs flèches et leurs lances, soient par lui surmontés à l'heure présente et qu'il lui soit donné, à la fin de ses jours de parvenir glorieusement avec son peuple jusqu'à toi, qui es la voie, la vérité et la vie. Par Notre-Seigneur Jésus-Christ, etc[1094].»
On consultait alors les saints et les saintes dans toutes les difficultés de la vie. Plus on les jugeait innocents et simples, plus on leur demandait conseil. Car on était mieux assuré, s'ils ne savaient rien dire, que c'était Dieu qui parlait par leur bouche. On pensait que la Pucelle n'avait pas d'esprit; c'est pourquoi on la croyait capable de résoudre les questions les plus difficiles avec une infaillible sagesse. On voyait que, sans savoir faire la guerre, elle la faisait mieux que les capitaines, et l'on en concluait que tout ce qu'elle accomplirait dans sa sainte ignorance, elle l'accomplirait excellemment. C'est ainsi qu'à Toulouse un capitoul s'avisa de la consulter en matière financière. Les gardes de la monnaie de cette ville ayant reçu ordre de frapper de nouvelles espèces inférieures de beaucoup à celles qui avaient cours jusque-là, les bourgeois s'en émurent; d'avril à juin les capitouls s'employèrent à faire rapporter cette mesure. Et le 2 juin, le capitoul Pierre Flamenc demanda en conseil qu'on écrivît à la Pucelle pour lui exposer les inconvénients survenus du fait de la mutation des monnaies et pour lui demander d'y apporter remède. En faisant cette proposition au Capitole, Pierre Flamenc pensait qu'une sainte était de bon conseil sur toute matière et particulièrement en matière d'espèces monnayées, surtout si elle se trouvait l'amie du roi, comme c'était le cas de la Pucelle[1095].
Jeanne envoya de Loches, un petit anneau d'or a la dame de Laval qui sans doute lui avait demandé un objet qu'elle eût touché[1096]. Jeanne, dame de Laval, avait épousé, cinquante-quatre ans en çà, sire Bertrand Du Guesclin dont la mémoire était précieuse aux Français et qu'on nommait, dans la maison d'Orléans, le dixième preux. Madame Jeanne n'égalait point en renommée Tiphaine Raguenel, astrologienne et fée[1097], première femme de sire Bertrand. C'était une dame avare et colérique. Chassée par les Anglais de sa terre de Laval, elle vivait retirée à Vitré avec sa fille Anne, qui s'était mise dans le cas de lui déplaire quand, treize ans auparavant, jeune veuve, elle avait épousé secrètement un petit cadet sans terres. Ce qu'ayant découvert, madame Jeanne enferma sa fille dans un cachot et reçut le cadet à coups d'arbalète. Après quoi les deux dames vécurent paisiblement ensemble[1098].
De Loches la Pucelle se rendit à Selles en Berry, assez grosse ville sur la rive gauche du Cher, où les trois états du royaume s'étaient assemblés peu de temps auparavant[1099] et où se faisait le rassemblement des troupes.
Le samedi 4 juin, elle reçut un héraut que les habitants d'Orléans lui envoyaient pour lui donner nouvelles des Anglais[1100]. Comme chef de guerre, ils ne connaissaient qu'elle.
Cependant, entourée de moines, elle menait, au milieu des gens d'armes, une vie bonne, singulière et monastique. Elle mangeait et buvait peu[1101]. Elle communiait une fois la semaine et se confessait fréquemment[1102]. En entendant la messe, au moment de l'élévation, à confesse et quand elle recevait le corps de Notre-Seigneur, elle pleurait à grande abondance de larmes. Chaque soir, à l'heure de vêpres, elle se retirait dans une église et faisait sonner les cloches pendant une demi-heure environ pour appeler les religieux mendiants qui suivaient l'armée. Puis elle se mettait en oraison, tandis que les bons frères chantaient une antienne en l'honneur de la Vierge Marie[1103].
Bien qu'elle pratiquât, à son pouvoir, les austérités que commande une dévotion spéciale, elle se montrait magnifiquement vêtue, comme un seigneur, ayant en effet seigneurie de par Dieu. Elle portait habit de gentilhomme, c'est-à-dire petit chapeau, pourpoint et chausses ajustées, très nobles huques de drap d'or et de soie bien fourrées et souliers lacés en dehors du pied[1104]. En la voyant ainsi vêtue, les personnes les plus austères du parti dauphinois ne se scandalisaient point. Elles lisaient dans l'Écriture qu'Esther et Judith, inspirées du Seigneur, se chargèrent de parures, il est vrai dans l'ordre de leur sexe et afin d'induire Assuérus et Holopherne en concupiscence pour le salut d'Israël. Et elles estimaient que si Jeanne se couvrait d'ornements virils afin de paraître aux gens d'armes un ange venant donner la victoire au roi très chrétien, loin de céder aux vanités du monde, elle considérait uniquement, comme Esther et Judith, l'intérêt du peuple saint et la gloire de Dieu. Mais les clercs anglais et bourguignons, tournant l'édification en scandale, disaient que c'était une femme dissolue en ses habits et ses mœurs.
Depuis sept ans déjà, saint Michel archange et les saintes Catherine et Marguerite, portant des couronnes riches et précieuses, venaient à elle et lui parlaient. C'était dans le son des cloches, à l'heure de complies et de matines, quelle entendait le mieux leurs paroles[1105]. Les cloches alors, grandes ou petites, métropolitaines, paroissiales ou conventuelles, bourdons, campanes, campanelles et moineaux, sonnées à la volée ou carillonnées en cadence, de leurs voix graves ou claires, parlaient à tout le monde et de toutes choses. Elles étaient le chant aérien du calendrier ecclésiastique et civil. Elles convoquaient les clercs et les fidèles aux offices, lamentaient les morts et louaient Dieu: elles annonçaient les foires et les travaux des champs; elles faisaient voler par le ciel les grandes nouvelles, et, dans ces temps de guerre, elles appelaient aux armes, sonnaient l'alarme. Amies du laboureur, elles dissipaient l'orage, écartaient la grêle; elles chassaient la peste. Les démons qui volent sans cesse dans l'air et guettent les hommes, elles les mettaient en fuite, et l'on attribuait à leur son béni la vertu d'apaiser les violents[1106]. Madame sainte Catherine, qui chaque jour visitait Jeanne, était la patronne des cloches et des sonneurs. Aussi beaucoup de cloches portaient son nom. Jeanne, dans le son de ses cloches, comme dans le bruit des feuilles, entendait ses Voix. Rarement elle les entendait sans voir une lumière du côté d'où elles venaient[1107]. Ces voix l'appelaient «Jeanne, fille de Dieu[1108]!» Souvent l'archange et les saintes lui apparaissaient. Pour leur bienvenue elle leur faisait la révérence en fléchissant le jarret et en s'inclinant; elle les accolait par les genoux, sachant qu'il y a plus de respect à accoler par le bas que par le haut. Elle sentait la bonne odeur et la douce chaleur de leurs corps glorieux[1109].
Saint Michel archange ne venait pas seul. Des anges l'accompagnaient en grande multitude et si petits qu'ils dansaient comme des étincelles aux yeux éblouis de la jeune fille. Quand les saintes et l'archange s'éloignaient, elle pleurait du regret qu'ils ne l'eussent pas emportée avec eux[1110]. Ainsi Judith fut visitée par l'ange dans le camp d'Holopherne.
Tout comme le seigneur d'Harcourt, l'écuyer Jean d'Aulon demanda un jour, à Jeanne, ce qu'était son Conseil. Elle lui répondit qu'elle avait trois conseillers, dont l'un demeurait toujours avec elle. Un autre allait et venait souventes fois; le troisième était celui avec lequel les deux autres délibéraient.
Le sire d'Aulon, plus curieux que le roi, la pria et requit de lui vouloir une fois montrer ce Conseil.
Elle lui répondit:
—Vous n'êtes pas assez digne et vertueux pour le voir[1111].
Le bon écuyer n'en demanda pas davantage. S'il avait lu la Bible, il aurait su que le serviteur d'Élisée ne voyait pas les anges que voyait le prophète (Rois, 1. IV).
Jeanne s'imaginait que son Conseil s'était, au contraire, manifesté au roi et à la Cour.
—Mon roi, dit-elle plus tard, mon roi et bien d'autres ont vu et entendu les Voix qui venaient à moi. Le comte de Clermont était alors près de lui avec deux ou trois autres[1112].
Elle le croyait. Mais, en réalité, elle ne fit voir ses Voix à personne, pas même, quoi qu'on en ait dit, à ce Guy de Cailly qui la suivait depuis Chécy[1113].
Jeanne s'entretenait dévotement avec le frère Pasquerel. Elle lui témoignait souvent le désir que l'Église après sa mort priât pour elle et pour tous les Français tués à la guerre.
—Si je venais à quitter ce monde, lui disait-elle, je voudrais bien que le roi fît faire des chapelles où l'on prierait Messire pour le salut des âmes de ceux qui sont morts à la guerre ou pour la défense du royaume[1114].
Cela était dans les vœux de toute âme pieuse. Quel chrétien au monde n'aurait pas tenu pour bonne et salutaire la pratique des obits? Aussi, sur ce point de dévotion, la Pucelle se rencontrait avec le duc Charles d'Orléans, qui, dans une de ses complaintes, recommande de faire chanter et dire des messes pour les âmes de ceux qui souffrirent dure mort au service du royaume[1115].
Elle dit un jour au bon frère:
—Il est dans mon fait de porter certain secours.
Et Pasquerel, qui pourtant avait étudié la Bible, s'écria tout surpris:
—On ne vit jamais rien de semblable à ce qui se voit en votre fait. On ne lit rien de tel en aucun livre.
Jeanne lui répondit plus hardiment encore qu'aux clercs de Poitiers:
—Messire a un livre dans lequel jamais n'a lu aucun clerc, tant soit-il parfait en cléricature[1116].
Elle tenait sa mission de Dieu seul et lisait dans un livre fermé à tous les docteurs de l'Église. Sur l'avers de son étendard, que ses mendiants aspergeaient d'eau bénite, elle avait fait peindre une colombe portant dans son bec une banderole où se lisaient ces mots: «par le Roi du ciel[1117].» C'étaient là des armoiries qu'elle tenait de son Conseil et dont l'emblème et la devise semblaient lui convenir, puisqu'elle se disait envoyée de Dieu et qu'elle avait donné à Orléans le signe promis à Poitiers. Pourtant le roi lui changea cet écu contre des armes représentant une couronne soutenue par une épée entre deux fleurs de Lis et disant clairement le secours que la pucelle de Dieu apportait au royaume de France. Elle quitta, dit-on, à regret ses armes reçues par révélation[1118].
Elle prophétisait et comme il arrive à tous les prophètes, elle n'annonçait pas toujours ce qui devait arriver. Ce fut le sort du prophète Jonas lui-même. Et les docteurs expliquent comment les prophéties des véritables prophètes peuvent ne pas toutes être vraies.
Elle disait:
—Avant que le jour de la Saint-Jean-Baptiste de l'an 29 arrive, il ne doit pas y avoir un Anglais si fort et si vaillant soit-il, qui se laisse voir par la France, soit en campagne, soit en bataille[1119].
La nativité de saint Jean-Baptiste se célèbre le 24 juin.