Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 1 de 2
Cependant les dépêches du capitaine de Vaucouleurs, apportées par Colet de Vienne, furent remises au Roi[596]. Ces dépêches l'instruisaient des faits et dits de la jeune fille. C'était une des innombrables affaires qui devaient être examinées en Conseil, et l'une de celles que le Roi, ce semble, devait examiner lui-même comme inhérentes à sa fonction royale et comme l'intéressant spécialement, puisqu'il s'agissait peut-être d'une fille de piété singulière, et qu'il était lui-même la première personne ecclésiastique du royaume[597]. Son grand-père, si sage prince, aurait eu garde de mépriser les avis des femmes dévotes, en qui Dieu parlait. Environ l'an 1380, il avait fait appeler à Paris Guillemette de la Rochelle qui menait une vie solitaire et contemplative, et y avait acquis, disait-on, une si grande vertu, que, dans ses ravissements, elle se soulevait de terre de plus de deux pieds. Le roi Charles V lui fit faire, dans mainte église, de beaux oratoires où elle pût prier pour lui[598]. Le petit-fils ne devait pas moins faire, ayant plus grand besoin d'aide. Il trouvait encore dans sa famille des exemples plus récents du commerce des rois et des saintes. Son père, le pauvre roi Charles VI, de passage à Tours, se fit présenter par le duc Louis d'Orléans la dame Marie de Maillé, qui avait fait vœu de virginité et changé en un agneau timide l'époux venu comme un lion dévorant. Elle dit au roi des secrets et il fut content d'elle, car il voulut la revoir trois ans après à Paris. Cette fois ils conversèrent longtemps seuls ensemble, et elle lui dit encore des secrets, si bien qu'il la renvoya avec des présents[599]. Ce même prince avait fait accueil à un pauvre chevalier cauchois nommé Robert le Mennot qui, favorisé d'une vision durant qu'il était près des côtes de Syrie, au péril de la mer, se disait envoyé de Dieu pour le rétablissement de la paix[600]. Il avait reçu plus favorablement encore une femme nommée Marie Robine et qu'on appelait d'ordinaire la Gasque d'Avignon[601]. En 1429, tout le monde, autour du Roi, n'avait pas oublié cette inspirée venue à Charles VI pour le retenir dans l'obéissance du pape Benoît XIII. Ce pape se trouva être un antipape; mais la Gasque fut tenue cependant pour prophétesse. Elle avait eu, comme Jeanne, beaucoup de visions touchant la désolation du royaume de France, et elle avait vu des armes dans le ciel[602]. Les rois d'Angleterre n'étaient pas moins attentifs que les rois de France à recueillir la parole de ces saints et de ces saintes qui alors prophétisaient en foule. Henri V interrogea l'ermite de Sainte-Claude, Jean de Gand, qui lui annonça sa fin prochaine; et, mourant, il fit encore appeler le prophète inexorable[603]. C'était l'usage des saints de parler aux rois et l'usage des rois de les entendre. Comment un prince pieux eût-il dédaigné cette source merveilleuse de conseils? Il eût encouru par là le blâme des plus sages.
Le roi Charles lut les lettres du capitaine de Vaucouleurs et fit interroger devant lui les conducteurs de la jeune fille. De mission, de miracles, ils ne purent rien dire. Mais ils parlèrent du bien qu'ils avaient vu en elle durant le voyage, et affirmèrent qu'elle était toute bonne[604].
Assurément, Dieu parle par ses vierges. Mais, en de telles rencontres, il est nécessaire d'agir avec une extrême prudence, de distinguer soigneusement les vraies prophétesses d'avec les fausses et de ne point prendre pour des messagères du ciel les fourrières du diable. Celles-ci font parfois illusion. À l'exemple de Simon le Magicien, qui opposait des prodiges aux miracles de saint Pierre, ces créatures recourent aux arts diaboliques pour séduire les hommes. Douze ans auparavant, une femme venue aussi des Marches de Lorraine, Catherine Sauve, native de Thons proche Neufchâteau, qui vivait recluse au Port de Lates, avait prophétisé. Toutefois, l'évêque de Maguelonne sut de science certaine qu'elle était menteresse et sorcière; c'est pourquoi elle fut brûlée vive à Montpellier en 1417[605]. Des nuées de femmes, ou plutôt de femelles, mulierculae[606], vivaient comme cette Catherine et finissaient comme elle.
Jeanne fut interrogée sommairement par des hommes d'Église, qui lui demandèrent pourquoi elle était venue. Elle répondit d'abord qu'elle ne dirait rien que parlant au roi. Les clercs lui ayant représenté que c'était au nom même du roi qu'ils l'invitaient à s'expliquer, elle fit connaître qu'elle avait deux choses en mandat de la part du Roi des cieux: que l'une était de lever le siège d'Orléans, l'autre de conduire le roi à Reims pour son sacre et son couronnement[607]. Devant ces gens d'Église, de même qu'à Vaucouleurs devant sire Robert, elle répétait, mot pour mot, ce qu'autrefois avait dit le vavasseur de Champagne envoyé au roi Jean le Bon, tout comme elle était envoyée au dauphin Charles.
Ayant cheminé jusqu'à la plaine de Beauce, où le roi Jean, impatient de combattre, campait avec son armée, le vavasseur champenois entra dans le camp et demanda à voir le plus prud'homme qui se tînt auprès du roi. Les seigneurs, à qui cette requête fut portée, se mirent à rire. Mais l'un d'eux, ayant vu de ses yeux le vavasseur, reconnut tout de suite que c'était un homme bon, simple et sans malice. Il lui dit: «Si tu as quelque avis à donner, va vers l'aumônier du roi.» Le vavasseur alla donc vers l'aumônier du roi Jean et lui dit: «Faites que je parle au roi; j'ai telle chose à dire que je ne dirai à personne fors à lui.—Qu'est-ce? demanda l'aumônier. Dites ce que vous savez.» Mais le bonhomme ne voulut pas révéler son secret. L'aumônier alla trouver le roi Jean et lui dit: «Sire, il y a céans un prud'homme, qui me semble sage à sa façon et qui vous veut dire une chose qu'il ne dira qu'à vous.» Le roi Jean refusa de voir ce prud'homme. Il appela son confesseur et l'envoya recueillir, en compagnie de son aumônier, le secret du vavasseur. Les deux prêtres allèrent à l'homme et lui annoncèrent qu'ils étaient commis par le roi pour l'entendre. À cette nouvelle, désespérant de voir le roi Jean et se fiant au confesseur et à l'aumônier pour ne révéler son secret qu'au roi, il leur parla comme voici: «Tandis que j'étais seul aux champs, une voix me dit par trois fois: «Va vers le roi Jean de France, et l'avertis de ne combattre contre nuls de ses ennemis. Obéissant à cette voix, je suis venu en porter nouvelles au roi Jean.» Ayant reçu le secret du vavasseur, le confesseur et l'aumônier le portèrent au roi qui s'en moqua. Il s'avança avec ses compagnons jusqu'à Poitiers, où il rencontra le prince Noir. Il perdit toute son armée dans la bataille et, atteint au visage de deux blessures, fut pris par les Anglais[608].
Les clercs qui avaient interrogé Jeanne différaient d'opinions sur elle. Les uns déclaraient que son affaire n'était qu'une trufferie et que le roi eût à se défier de cette fille[609]. Les autres pensaient au contraire que puisqu'elle se disait envoyée de Dieu et avait à parler au roi, le roi devait au moins l'entendre.
Deux hommes d'Église, qui se trouvaient alors auprès du roi, Jean Girard, président du Parlement de Grenoble, et Pierre l'Hermite, qui fut depuis sous-doyen de Saint-Martin-de-Tours, jugèrent le cas assez intéressant et assez difficile pour le soumettre à messire Jacques Gélu, ce prélat armagnac, qui avait longtemps servi, dans les conseils et les ambassades, la maison d'Orléans et le dauphin de France. Gélu aux approches de la soixantaine s'était retiré du Conseil et avait quitté le siège archiépiscopal de Tours pour le siège d'Embrun, plus humble et plus caché. Il était illustre et vénérable[610]. Jean Girard et Pierre l'Hermite lui annoncèrent, en une lettre missive, la venue de cette jeune fille et ils lui firent connaître qu'interrogée singulièrement par trois professeurs de théologie, elle avait été reconnue dévote, sobre, tempérante et coutumière, une fois la semaine, des sacrements de confession et de communion. Jean Girard pensait qu'elle pouvait avoir été envoyée par le Dieu qui suscita Judith et Déborah et se fit annoncer par les Sibylles[611].
Charles était pieux et entendait à genoux et dévotement trois messes par jour; il récitait exactement ses heures canonicales et y joignait des prières pour les morts et d'autres oraisons; il se confessait quotidiennement et communiait aux jours de fêtes[612], mais il croyait à la divination par les astres, en quoi, il ne se distinguait pas des autres princes de son temps: chacun d'eux avait un astrologue à son service[613]. Le feu duc de Bourgogne était constamment accompagné d'un devin juif nommé maître Mousque. Le jour dont il ne devait pas voir la fin, comme il se rendait au pont de Montereau, maître Mousque lui conseilla de ne point aller plus avant, pronostiquant qu'il n'en reviendrait pas. Le duc passa outre et fut tué[614]. Le dauphin Charles se fiait aux Jean des Builhons, aux Germain de Thibouville et à tous autres bonnets pointus[615] et gardait toujours deux ou trois astrologues auprès de lui. Ces faiseurs d'almanachs dressaient des thèmes de nativité, tiraient des horoscopes et lisaient dans le ciel l'annonce des guerres et des révolutions. L'un d'eux, maître Rolland l'Écrivain, suppôt de l'Université de Paris, qui la nuit, dans sa gouttière, observait le ciel, vit, un certain jour, à une certaine heure, l'Épi de la Vierge en l'ascendant, Vénus, Mercure et le Soleil au mi-ciel[616]; par quoi son compère Guillaume Barbin de Genève découvrit sûrement que les Anglais seraient chassés de France et le roi rétabli par le moyen d'une simple pucelle[617]. Si l'on en croit l'inquisiteur Bréhal, quelque temps avant la venue de Jeanne, en France, un habile astronome de Sienne, du nom de Jean de Montalcin, avait, entre autres choses, écrit au roi Charles les paroles suivantes: «Votre victoire sera dans le conseil d'une vierge; poursuivez votre triomphe sans cesse jusqu'à la ville de Paris[618].»
En ce moment même, le dauphin Charles gardait près de lui, à Chinon, un vieux astrologue normand, nommé Pierre, qui pourrait bien être Pierre de Saint-Valerien, chanoine de Paris, lequel revenait d'Écosse, où il était allé chercher, avec nombre de gentilshommes, madame Marguerite, fiancée au dauphin Louis. Ce maître Pierre passa, très peu de temps après, à tort ou à raison, pour avoir lu dans le ciel que la bergère de la Meuse était destinée à chasser les Anglais[619].
Jeanne n'attendit pas longtemps dans son hôtellerie. Deux jours après sa venue, ce qu'elle avait voulu d'un si grand cœur s'accomplit; elle fut menée au roi[620]. On montrait encore au siècle dernier près du Grand-Carroy, devant une maison en colombage, un puits sur la marge duquel, selon la tradition, elle mit le pied pour descendre de cheval, avant de gravir la pente roide qui, par la vieille Porte, conduisait au château[621]. Elle avait déjà franchi le fossé, et le roi n'était pas encore décidé à la recevoir. Plusieurs de ses familiers, et non des moindres, lui conseillaient de se défier d'une femme inconnue qui formait peut-être de mauvais desseins. D'autres lui représentèrent, au contraire, que cette pastoure lui était annoncée par lettres, envoyée de la part de Robert de Baudricourt, amenée à travers des provinces ennemies; qu'elle avait, de façon quasi miraculeuse, traversé à gué beaucoup de rivières pour arriver jusqu'à lui. Le roi, sur ces représentations, consentit à l'accueillir[622].
La grande salle regorgeait de monde; les haleines la chauffaient, ni plus ni moins qu'à toute audience que donnait le roi; elle présentait cet aspect de halle, de cohue, familier aux courtisans. C'était le soir; cinquante torches brûlaient sous les solives peintes[623]; hommes mûrs enjuponnés et fourrés, jeunes gentilshommes glabres, engoncés des épaules, étriqués du reste, la taille fine, les jambes grêles dans les chausses collantes, les pieds pointus dans les poulaines; seigneurs tout armés, au nombre de trois cents, se pressaient, selon la coutume aulique, poussaient, arrondissaient les coudes, et l'huissier donnait de la verge sur les têtes[624].
Là se trouvaient les deux envoyés d'Orléans, messire Jamet du Tillay et le vieux seigneur Archambaud de Villars, capitaine de Montargis, Simon Charles, maître des requêtes, ainsi que de très hauts seigneurs, le comte de Clermont, le sire de Gaucourt et probablement le sire de La Trémouille et Monseigneur l'archevêque de Reims, chancelier du royaume[625]. Averti que la Pucelle venait, soit qu'il lui restât quelque défiance et qu'il hésitât encore, soit qu'il eût certaines personnes à entretenir d'abord, ou pour toute autre raison, le roi Charles s'enfonça dans la foule des seigneurs[626]. Jeanne fut introduite par le comte de Vendôme[627]. Robuste, le cou puissant et court, la poitrine ample, autant qu'il y pouvait paraître sous le jacque, elle portait petits draps, c'est-à-dire braies comme les hommes[628]. Ce qui devait surprendre plus encore que ses chausses, c'était sa coiffure. Un chaperon de laine sur la tête, elle montrait ses cheveux noirs coupés en sébile à la manière des varlets[629]. Les femmes de tout âge et de toute condition prenaient grand soin de tirer leurs cheveux sous le hennin, la coiffe, le voile, de manière qu'il n'en passât pas un fil. Et cette crinière libre sur une tête féminine était pour le temps une chose étrange[630].
Elle alla droit au roi, ôta son chaperon, fit la révérence à la paysanne, et dit:
—Dieu vous donne bonne vie, gentil dauphin[631].
On admira plus tard qu'elle l'eût reconnu au milieu des seigneurs vêtus plus richement que lui. Il est possible qu'il fût ce jour-là assez mal habillé. Nous savons qu'il faisait remettre des manches à ses vieux pourpoints[632]. En tout cas, il ne payait pas de mine. Fort laid, les yeux petits, vairons et troubles, le nez gros et bulbeux, ce prince de vingt-six ans tenait mal sur ses jambes décharnées et cagneuses, jointes à des cuisses creuses par deux genoux énormes qui ne voulaient point se séparer l'un de l'autre[633]. Qu'elle l'eût reconnu pour l'avoir déjà vu en peinture, c'est peu croyable. Les images des princes étaient rares en ce temps. Jeanne n'avait jamais feuilleté un de ces livres précieux où le roi Charles pouvait être peint à la miniature dans l'attitude d'un Mage offrant des présents à l'enfant Jésus[634]. Elle n'avait jamais vu très probablement aucun tableau peint sur bois à la ressemblance de son roi, les mains jointes, sous les courtines de son oratoire[635]. Et, par grand hasard, lui eût-on montré quelqu'un de ces portraits, ses yeux, faute d'habitude, n'y eussent pas distingué grand'chose. Il n'y a pas non plus à rechercher si les Chinonais lui décrivirent le costume ordinaire du roi et la façon du chapeau qu'il avait coutume de porter: car il gardait, comme tout le monde, son chapeau sur la tête dans les chambres, même pour dîner. Ce qui est le plus probable, c'est que des gens bien disposés pour elle la dirigèrent. De toute manière, le roi n'était pas si difficile à trouver, puisque ceux qui la virent, quand elle le trouva, n'en furent nullement ébahis.
Lorsqu'elle eut fait son salut villageois, le roi lui demanda son nom et ce qu'elle voulait. Elle répondit:
—Gentil dauphin, j'ai nom Jeanne la Pucelle et vous mande le Roi des cieux par moi que vous serez sacré et couronné à Reims et serez le lieutenant du Roi des cieux, qui est le Roi de France.
Elle demanda qu'on la mît en œuvre, promettant que par elle serait levé le siège d'Orléans[636].
Le roi la tira à part et l'interrogea assez longtemps. Il était naturellement doux, affable envers les humbles et les pauvres, mais non sans défiances ni soupçons.
Durant cet entretien particulier, elle lui fit, dit-on, en le tutoyant avec une familiarité angélique, cette étrange révélation:
—Je te dis, de la part de Messire, que tu es vrai héritier de France et fils de roi[637].
Plus tard, l'aumônier de la Pucelle rapporta ce propos, disant le tenir de la Pucelle elle-même. Ce qui est certain, c'est que les Armagnacs en tirèrent bientôt un miracle en faveur de la maison des Lis. On prétendit que ces paroles, que Dieu lui-même prononçait par la bouche d'une innocente, correspondaient à une secrète et cruelle inquiétude du roi, que le fils de madame Ysabeau était troublé et contristé à l'idée que, peut-être, un sang royal ne coulait pas dans ses veines et que, à moins de sortir, par illumination céleste, des doutes que lui inspirait sa naissance, il était prêt à renoncer à son royaume comme à un bien usurpé[638]. On assura qu'à la révélation qu'il était vrai héritier de France, son visage avait resplendi de joie.
Sans doute, la reine Ysabeau était communément traitée par les prêcheurs armagnacs de «grande gorre» et d'Hérodiade gonflée d'impuretés; encore voudrait-on savoir d'où venait tout à coup à son fils cette curiosité bizarre? Il n'en avait pas demandé tant pour recevoir son héritage. Et, au besoin, tous les légistes de son parti l'eussent rassuré[639]: ils lui auraient démontré, par raisons tirées des lois et coutumes, qu'il était, de naissance, vrai héritier et droit successeur du feu roi, la filiation se prouvant par ce qui est manifeste, et non par ce qui est caché, sans quoi, il ne serait pas possible de régler les successions ni de discerner sûrement le légitime héritier d'un royaume ou d'un arpent de terre. Cependant on doit tenir compte que, à cette heure, il était très malheureux, et que le malheur agite les consciences et soulève les scrupules, et qu'enfin il pouvait douter de la justice de sa cause, puisque Dieu l'abandonnait. Mais si vraiment des doutes pénibles le tourmentaient, comment croire qu'il s'en délivra sur le dire d'une jeune fille dont il ne savait encore si elle était sage on folle, ni si même elle ne lui était pas envoyée par ses ennemis? Cette crédulité ne s'accorde guère avec ce que nous savons de son naturel soupçonneux. La première pensée qui devait venir à son esprit, c'est que des clercs avaient endoctriné la jeune fille.
Peu d'instants après l'avoir congédiée, il appela le sire de Gaucourt et quelques autres de son Conseil et leur répéta ce qu'il venait d'entendre:
—Elle m'a dit qu'elle m'était envoyée de par Dieu pour m'aider à recouvrer mon royaume[640].
Il n'ajouta point qu'elle lui avait révélé un secret connu de lui seul.
Les conseillers du roi, encore mal édifiés sur cette jeune fille, décidèrent qu'il fallait l'avoir sous la main, pour l'examiner dans ses mœurs et croyances[641].
Le sire de Gaucourt la retira de chez son hôtesse pour la loger dans une tour de ce Coudray que, depuis trois jours, elle voyait au-dessus de la ville[642]. Le Coudray, l'un des trois châteaux, n'était séparé du château du milieu, où logeait le roi, que par un fossé et des travaux de défense[643]. Gaucourt la confia à son lieutenant pour la ville de Chinon, Guillaume Bellier, majordome du roi[644]. Il lui donna pour la servir un de ses pages, un enfant de quinze ans, Immerguet, qu'on appelait aussi Minguet, d'un sobriquet de famille. On l'appelait encore Mugot, peut-être par corruption de mango, qui voulait dire «page» en bas-latin[645]. Il était, de son vrai nom, Louis de Coutes et sortait d'une vieille famille d'épée, attachée dès le siècle précédent à la maison d'Orléans. Son père, Jean, dit Minguet, seigneur de Fresnay-le-Gelmert, de la Gadelière et de Mitry, chambellan du duc d'Orléans, était mort depuis deux ans, très pauvre. Il avait laissé après lui une veuve et cinq enfants, trois garçons et deux filles, dont l'une, nommée Jeanne, était depuis 1421, la femme de messire Florentin d'Illiers, capitaine de Châteaudun. Ainsi donc Louis de Coutes, le petit page, et Catherine le Mercier, dame de Noviant, sa mère, qui sortait d'une noble famille d'Écosse, se trouvaient l'un et l'autre dans un pénible dénuement, bien que le duc d'Orléans en mémoire des loyaux services de son chambellan eût octroyé à la dame de Noviant un secours sur ses finances[646]. Jeanne gardait Minguet près d'elle tout le jour, mais, la nuit, elle couchait avec des femmes. La femme de Guillaume Bellier, qui était de bonne vie et pieuse, du moins le disait-on, veillait sur elle[647]. Au Coudray, le page la vit maintes fois à genoux. Elle priait et souvent elle pleurait abondamment[648]. Des personnages de grand état vinrent pendant plusieurs jours s'entretenir avec elle. Ils la trouvèrent habillée en garçon[649].
Depuis qu'elle était auprès du roi, certains lui demandaient s'il n'y avait point dans le pays d'où elle venait un bois nommé le Bois-Chenu[650].
On lui faisait cette question parce qu'il courait alors une prophétie de Merlin concernant une pucelle qui devait venir du bois Chenu. Et les gens en étaient émus, car tout le monde alors prêtait attention aux prophéties et celles de Merlin l'Enchanteur étaient particulièrement estimées[651].
Merlin, né d'une femme par les œuvres du diable, tirait de cette origine sa science profonde; à la pratique des nombres, qui donnent la clef de l'avenir, il joignait la connaissance de la physique par laquelle s'opèrent les enchantements; aussi lui était-il facile de changer les rochers en géants. Pourtant une dame le vainquit; la fée Viviane enchanta l'enchanteur et le retint charmé dans un buisson d'aubépine. C'est là un exemple, après tant d'autres, du pouvoir des femmes.
Les insignes docteurs et les illustres maîtres estimaient que Merlin avait dévoilé bien des choses futures et prédit bien des événements dont quelques-uns n'étaient pas encore accomplis; et à ceux qui s'étonnaient qu'un fils du diable eût reçu le don de prophétie, ils répondaient que le Saint-Esprit est bien le maître de révéler ses secrets à qui il lui plaît, comme il l'a montré en faisant parler les Sibylles et en ouvrant la bouche à l'ânesse de Balaam.
Merlin avait désigné notamment sire Bertrand Du Guesclin sous la figure d'un guerrier portant un aigle sur son écu, ce dont on s'avisa après les hauts faits du Connétable[652].
Les Anglais n'accordaient pas moins de créance que les Français aux prophéties de ce sage. Quand Arthur de Bretagne, comte de Richemont, fut pris à rançon et mené au roi Henri, celui-ci, voyant un sanglier sur les armes du duc, laissa éclater sa joie. Il avait présente à l'esprit la vaticination de Merlin, qui disait: «Un prince nommé Arthur, né de la Bretagne armoricaine, portant un sanglier sur son enseigne, doit conquérir Angleterre, et, après qu'il en aura débouté la génération des Anglais, la repeuplera du lignage breton[653].»
Or, durant le carême de l'an 1429, courait parmi les Armagnacs cette prédiction extraite d'un livre de Merlin:
«De la ville du Bois-Chenu sortira une pucelle pour donner ses soins à la guérison; laquelle, après avoir forcé toutes les citadelles, desséchera de son souffle toutes les fontaines. Elle se répandra en pleurs misérables et remplira l'île d'une clameur horrible. La tuera le cerf à dix cors, de qui quatre ramures porteront des diadèmes d'or, mais dont les six autres seront changées en cornes de buffles et troubleront d'un son funeste les îles de Bretagne. Se dressera la forêt danoise, qui parlera d'une voix humaine, disant: «Viens, Cambrie, joins à ton flanc Cornouailles[654].»
Dans cet obscur langage, Merlin annonce confusément qu'une vierge accomplira des actions grandes et extraordinaires avant de périr d'une main ennemie. Sur un seul point il est clair, ou le semble. C'est quand il dit que cette vierge sortira de la ville du Bois-Chenu.
Si quelqu'un avait pu prendre cette prophétie à sa source et la lire dans le quatrième livre de l'Historia Britonum, où elle se trouvait effectivement sous le titre de Guyntonia vaticinium, il aurait vu qu'elle concernait la ville anglaise de Winchester et se serait aperçu que, dans les copies qu'on faisait courir en France, elle était dénaturée, tronquée et tout à fait détournée de son véritable sens. Mais personne ne s'avisa de vérifier le texte. Les livres étaient rares et les esprits dépourvus de critique. La leçon fautive à dessein fut acceptée pour la pure parole de Merlin et il en courut de nombreuses copies.
Ces copies, d'où venaient-elles? Leur origine demeurera sans doute à jamais inconnue; mais un point est hors de doute: c'est qu'elles désignaient la fille de la Romée, qui du seuil de la maison paternelle voyait l'orée du Bois-Chenu. Elles ne venaient donc pas de très loin et ne couraient pas depuis longtemps[655]. Si cette prophétie de Merlin corrigée n'est pas celle que Jeanne entendit au village, annonçant qu'une Pucelle viendrait des Marches de Lorraine pour le salut du royaume, c'est sa cousine germaine; elles ont toutes deux un air de famille[656]; elles furent lancées l'une et l'autre dans un même esprit et dans une même intention et il faut bien y reconnaître l'indice d'un concert entre des clercs de la Meuse et des clercs de la Loire pour mettre en lumière la miraculée de Domremy.
La chevauchée de Jeanne étant prédite par Merlin, il fallait qu'elle le fût aussi par Bède, car Bède et Merlin, en matière prophétique, marchaient toujours ensemble.
Le moine de Yearmouth, Bède le Vénérable, vieux alors de six siècles, avait été de son vivant un puits de science. Il avait écrit sur la théologie et sur la chronologie, il avait parlé du jour et de la nuit, de la semaine et des mois, des signes du zodiaque, des épactes, du cycle lunaire et des fêtes mobiles. Dans son livre De temporum ratione, il avait traité des septième et huitième âges du monde, lesquels devaient suivre l'âge où il vivait. Il avait prophétisé. Durant le siège d'Orléans, des clercs répandirent sous son nom ces vers difficiles dans lesquels la venue de la Pucelle était annoncée:
  Bis sex cuculli, bis septem se sociabunt[657],
  Gallorum pulli Tauro nova bella parabunt,
  Ecce beant bella, tunc fert vexilla Puella.
Le premier de ces vers est un chronogramme, c'est-à-dire qu'il contient en lui-même une date. Pour la dégager, on prend les lettres numérales qui s'y trouvent, et l'on en fait la somme. Cette somme donnera la date.
bIs seX CVCVLLI, bIs septeM se soClabVnt
1 + 10 + 100 + 5 + 100 + 5 + 50 + 50 + 1 + 1 + 1000 + 100 + 1 + 5 = 1429.
Si l'on avait cherché ces vers dans les livres du vénérable Bède, on ne les y aurait pas trouvés; ils n'y sont pas; mais on ne songea pas plus à les y chercher qu'à chercher dans Merlin la Forêt Chenue[658]. Et il fut entendu que Bède et Merlin annonçaient la Pucelle. Des bords de la Loire, en cette saison, vaticinations, carmes sibyllins, chronogrammes s'envolaient comme des pigeons et se répandaient dans tout le royaume. Le faux Bède parviendra en Bourgogne dès mai ou juin de cette même année. On le connaîtra plus tôt encore à Paris. Christine de Pisan, vieille et recluse en une abbaye de France, écrira, avant le dernier jour de juillet 1429, que Bède et Merlin avaient vu la Pucelle en esprit[659].
Les clercs qui forgeaient alors des prophéties pour la Pucelle ne s'en tinrent pas au faux Bède et au Merlin contrefait. Ils étaient vraiment infatigables et nous possédons encore une pièce de leur métier, que par grand hasard, le temps n'a pas détruite. C'est un petit poème latin écrit dans le style obscur des devins, dont voici une vieille traduction française:
Une vierge vestue de vestemens d'homme et qui a les membres appartenans à pucelle, par la monicion de Dieu, s'appareille de relever le roy portant les fleurs-de-lis, qui est couché, et de chasser ses ennemys maudis; et mesmement ceux qui maintenant sont devant la cité d'Orléans, laquelle ils espavantent par siège. Et se les hommes ont grand courage d'eux joindre à la bataille, les faux Anglois seront succombés par mort, par le Dieu de la bataille de la Pucelle, et les François les tresbucheront, et adonc sera la fin de la guerre; et retourneront les anciennes alliances et amour; pitié et autres droits retourneront; et traiteront de la paix; et tous les hommes s'outroyeront [s'octroyeront?] au roy de leur bon gré, lequel roy leur pèsera et leur administrera justice à tous, et les nourrira de belle paix. Et dorénavant nul Anglois ennemy portant le liépart ne sera, qui présumera soy dire roy de France [Le translateur ajoute:] et d'ensuir les armes; lesquelles armes la sainte Pucelle appareille[660].
Ces fausses prophéties nous donnent un aperçu des moyens par lesquels on mit en œuvre la jeune inspirée. On s'y prit sans doute un peu trop artificieusement à notre gré. Ces clercs ne regardaient qu'au but, qui était la paix du royaume et de l'Église. Il était nécessaire de préparer le miracle du salut commun. Ne soyons pas trop émus de découvrir ces fraudes pieuses sans lesquelles les merveilles de la Pucelle ne se seraient pas produites. Il faut toujours beaucoup d'art et même un peu de ruse pour accréditer l'innocence.
Cependant, sur un rocher escarpé, au bord de la Durance, dans la chaire écartée de Saint-Marcellin, Jacques Gélu restait attaché au roi qu'il avait servi et soucieux des intérêts des maisons d'Orléans et de France. Il répondit aux deux hommes d'église, Jean Girard et Pierre l'Hermite, qu'il ne doutait pas que Dieu ne se manifestât en faveur de l'orphelin et de l'affligé et ne punît l'injurieuse entreprise de l'Anglais, que néanmoins on ne devait pas aisément ni à la légère croire aux discours d'une paysanne nourrie dans la solitude, que le sexe féminin était fragile et prompt à s'abuser, qu'il fallait ne pas se rendre ridicule aux yeux des étrangers. «Les Français, ajouta-t-il, sont déjà trop connus pour leur facilité naturelle à se laisser duper.» Il avisa enfin Pierre l'Hermite qu'il serait opportun que le roi jeûnât et fît pénitence pour être éclairé du Ciel et préservé d'erreur[661].
L'ancien conseiller delphinal n'était pas tranquille. Il écrivit directement au roi Charles et à la reine Marie pour les avertir du danger. Cette fille ne lui disait rien de bon; il se méfiait d'elle et pour trois raisons: premièrement, elle venait d'un pays que tenaient les ennemis du roi, Bourguignons et Lorrains; deuxièmement, c'était une bergère aisée à séduire; troisièmement, elle était fille. Il bailla comme exemple Alexandre de Macédoine, qu'une reine voulut empoisonner; elle avait été nourrie de venins par les ennemis du roi et puis envoyée à lui dans l'espoir qu'il se laisserait prendre aux amours de cette garce, vraie boîte à poisons[662]. Mais Aristote écarta l'abuseresse et ainsi délivra de mort son prince. Aussi sage qu'Aristote, l'archevêque d'Embrun recommanda au roi de ne pas converser seul à seule avec la fille. Il prescrivit qu'on ne la laissât pas approcher de trop près, qu'on l'examinât; que cependant elle ne fût pas rebutée.
À ses lettres Gélu reçut une réponse prudente qui le rassura. Dans une nouvelle missive, il témoigna au roi qu'il était bien aise qu'on tînt la fille dans la suspicion et qu'on la laissât dans l'incertitude de lui croire ou de ne lui pas croire. Puis sentant renaître ses premières incertitudes: «Il n'est pas à propos, disait-il encore, qu'elle ait beaucoup d'accès au roi, jusqu'à ce qu'on soit bien acertainé de sa vie et de ses mœurs[663].»
Assurément le roi Charles tenait Jeanne dans l'incertitude de ce qu'on croyait d'elle. Mais il ne la soupçonnait d'aucune malice et il la recevait volontiers. Elle l'entretenait avec une angélique familiarité. Elle l'appelait gentil dauphin et, par cette gentillesse dont elle lui donnait, il faut entendre noblesse et splendeur royale[664]. Elle l'appelait aussi l'oriflamme, parce qu'il était pour elle l'oriflamme, ou, comme elle eût dit aujourd'hui, le drapeau[665]. L'oriflamme était la bannière royale. De tous ces gens qui étaient alors à Chinon, personne ne l'avait jamais vue, mais on en contait des merveilles. L'oriflamme était en forme de gonfalon à deux queues, faite d'une étoffe fine, précieuse et légère, qu'on nommait sandal, et toute bordée de houppes de soie verte. Elle était descendue du ciel; c'était la bannière de Clovis et de saint Charlemagne. Quand le roi allait en guerre, on la portait devant lui. Elle avait telle vertu, que les ennemis, à son approche, perdaient leur force et fuyaient épouvantés. On se rappelait qu'en l'an 1304, alors que le roi Philippe le Bel eut victoire des Flamands, le chevalier qui la portait fut tué. On le trouva le lendemain qui, mort, la pressait encore entre ses bras[666]. Elle avait flotté devant le roi Charles VI, avant ses malheurs, et depuis lors jamais plus elle n'avait été déployée.
Un jour que la Pucelle et le roi conversaient ensemble, le duc d'Alençon entra dans la salle. Encore enfant, il avait été pris à Verneuil par les Anglais, qui l'avaient gardé cinq ans dans la tour du Crotoy[667]. Délivré depuis peu de temps, il chassait aux cailles près de Saint-Florent-lès-Saumur, quand un courrier vint lui apprendre qu'une jeune fille était envoyée au Roi, de par Dieu, pour mettre les Anglais hors de France[668]. Cette nouvelle l'intéressait autant que personne, car il avait épousé la fille du duc d'Orléans. Aussitôt il s'était rendu à Chinon pour voir ce qu'il en était. Le duc d'Alençon se montrait à son avantage dans les années légères de sa jeunesse; mais il ne fut jamais réputé bien sage. C'était un esprit faible et violent, vain, envieux, d'une extrême crédulité. Il était persuadé que l'herbe martagon met en la grâce des dames; et, plus tard, il se crut ensorcelé. Il avait une vilaine voix rauque[669]; il le savait et il en souffrait. Dès qu'elle le vit approcher, Jeanne demanda qui était ce seigneur. Le roi ayant répondu que c'était son cousin d'Alençon, elle salua le duc et lui dit:
—Vous, soyez le très bien venu. Plus on sera ensemble du sang du roi de France, mieux cela sera[670].
En quoi elle se trompait du tout au tout. À cette parole de la Pucelle le dauphin dut sourire amèrement. Le sang de France, il savait ce qu'en valait la pinte!
Le lendemain Jeanne vint à la messe du roi. Quand elle approcha de son dauphin, elle lui fit la révérence. Le roi la conduisit dans une chambre, dont il fit retirer tout le monde, hors le sire de la Trémouille et le duc d'Alençon.
Alors Jeanne lui adressa plusieurs requêtes. Elle lui demanda particulièrement de faire don de son royaume au Roi des cieux.
—Après quoi, ajouta-t-elle, le Roi des cieux fera pour vous ce qu'il a fait pour vos prédécesseurs et vous remettra en l'État de vos pères[671].
En tenant ces propos spirituels, en exprimant ces préceptes de réforme et de vie nouvelle, elle répétait ce que des clercs lui avaient appris. Mais elle n'était pas profondément pénétrée de cette doctrine qui, trop subtile pour elle, devait bientôt s'effacer de son esprit et faire place à une ardeur moins monastique et plus chevaleresque.
Ce même jour, elle accompagna le roi à la promenade et, dans la prairie, courut une lance avec tant de bonne grâce, que le duc d'Alençon, émerveillé, lui fit don d'un cheval[672].
Peu de jours après, ce jeune seigneur la mena à l'abbaye de Saint-Florent-lès-Saumur[673], dont l'église était si admirée qu'un l'appelait la Belle-d'Anjou. C'est dans cette abbaye qu'habitaient alors sa mère et sa femme. Elles furent, dit-on, joyeuses de voir Jeanne. Mais elles n'avaient pas grande confiance dans l'issue de la guerre. La jeune dame d'Alençon lui dit:
—Jeannette, je crains beaucoup pour mon mari. Il sort à peine de prison et il a fallu dépenser tant d'argent pour sa rançon, que je le prierais bien volontiers de rester au logis.
À quoi Jeanne répondit:
—Madame, soyez sans crainte. Je vous le rendrai sain et en tel ou meilleur état qu'il n'est[674].
Elle appelait le duc d'Alençon son beau duc[675] et elle l'aimait pour l'amour du duc d'Orléans dont il avait épousé la fille. Elle l'aimait parce qu'il croyait en elle quand tous doutaient ou niaient; elle l'aimait parce que les Anglais lui avaient fait tort; elle l'aimait parce qu'elle lui voyait bonne envie de combattre. On contait que, pris à Verneuil par les Anglais, quand ils lui avaient offert de lui rendre sa liberté et ses biens s'il voulait se tourner de leur parti, il avait rejeté leurs offres[676]. Il était jeune comme elle; elle le jugeait comme elle sincère et généreux. Et peut-être l'était-il alors; sans doute il ne cherchait pas déjà des poudres pour sécher le roi[677].
On décida que Jeanne serait conduite à Poitiers afin d'y être examinée par les docteurs[678]. Dans cette ville se tenait le Parlement et étaient réunis beaucoup de notables clercs en théologie, tant séculiers que réguliers[679]. De solennels docteurs et maîtres y furent convoqués par surcroît. Jeanne partit sous escorte. Elle crut d'abord qu'on la menait à Orléans. Elle rappelait l'ignorance et la foi de ces pauvres gens qui, ayant pris la croix, allaient et, à chaque ville qu'ils voyaient devant eux, pensaient que ce fût Jérusalem. À mi-chemin, elle demanda à ses guides où ils la conduisaient. Quand elle apprit que c'était à Poitiers:
—En nom Dieu! dit-elle, je sais que j'y aurai bien affaire. Mais Messire m'aidera. Or, allons, de par Dieu[680]!
 CHAPITRE VII
LA PUCELLE À POITIERS.
Depuis quatorze ans, la ville de Poitiers était la capitale de la France française. Le dauphin Charles y avait transféré le Parlement ou, du moins, y avait réuni quelques membres échappés du Parlement de Paris. Le Parlement de Poitiers n'était composé que de deux Chambres. Il aurait jugé comme le roi Salomon, si les plaideurs étaient venus lui soumettre leurs causes, mais ils ne venaient pas, de peur d'être pris en chemin par les routiers et les capitaines à la solde du roi, et parce que, dans le trouble du royaume, les différends ne se réglaient guère par justice. Les conseillers, qui pour la plupart avaient leurs terres près de Paris, ne savaient comment se vêtir et se nourrir. Rarement ils recevaient leurs gages et le casuel faisait défaut. Ils avaient beau inscrire sur leurs registres la formule: Non deliberetur donec solvantur species, les parties n'apportaient point d'espèces[681]. L'avocat général, messire Jean Jouvenel des Ursins, qui possédait belles terres et maisons en Île-de-France, Brie et Champagne, était tout piteux de voir la dame de bien et d'honneur sa femme, ses onze enfants et ses trois gendres, aller par les rues de la ville nu-pieds et dans de pauvres habits[682]. Quant aux docteurs et maîtres, qui avaient suivi la fortune du roi, c'est en vain qu'ils étaient des puits de science et des fontaines de clergie, puisque, faute d'une université où ils pussent enseigner, ils ne tiraient nul profit de leur éloquence et de leur savoir. La ville de Poitiers, devenue la première ville du royaume, avait un Parlement et n'avait pas d'Université, semblable à une dame de haute noblesse, mais borgne, le Parlement et l'Université étant les deux yeux d'une grande ville. Aussi nourrissaient-ils en leurs tristes loisirs un désir ardent de rétablir les affaires du roi avec les leurs, s'il plaisait au Seigneur. En attendant, exténués de froid et de faim, ils gémissaient et se lamentaient. Comme Israël dans le désert, ils soupiraient après le jour où Dieu, entendant leurs plaintes, dirait: «Ce soir vous mangerez de la chair et demain matin vous vous rassasierez de pain; et vous connaîtrez que je suis le Seigneur votre Dieu.» Vespere comedetis carnes et mane saturabimini panibus: scietisque quod ego sum Dominus deus vester. (Exod. XVI, 12.) C'est parmi ces fidèles et pauvres serviteurs d'un roi pauvre, que furent choisis pour la plupart les docteurs et clercs chargés d'examiner la Pucelle. Voici quels ils étaient: le seigneur évêque de Poitiers[683]; le seigneur évêque de Maguelonne[684]; maître Jean Lombard, docteur en théologie, autrefois professeur de théologie à l'Université de Paris[685]; maître Guillaume Le Marié, bachelier en théologie, chanoine de Poitiers[686]; maître Gérard Machet, confesseur du roi[687]; maître Jourdain Morin[688]; maître Jean Érault, professeur de théologie[689]; maître Mathieu Mesnage, bachelier en théologie[690]; maître Jacques Meledon[691]; maître Jean Maçon, docteur en droit civil et en droit canon, de grande renommée[692]; frère Pierre de Versailles, religieux de Saint-Denys en France, de l'ordre de Saint-Benoît, professeur de théologie, prieur du prieuré de Saint-Pierre de Chaumont, abbé de Talmont au diocèse de Laon, ambassadeur du très chrétien roi de France[693]; frère Pierre Turelure, de l'ordre de Saint-Dominique, inquisiteur de Toulouse[694]; maître Simon Bonnet[695]; frère Guillaume Aimery, de l'ordre de Saint-Dominique, docteur en théologie, professeur de théologie[696]; frère Seguin de Seguin, de l'ordre de Saint-Dominique, docteur en théologie, professeur de théologie[697]; frère Pierre Seguin, carme[698]; plusieurs conseillers du roi, licenciés en droit civil ainsi qu'en droit canon.
C'était beaucoup de docteurs pour interroger une bergère. Cependant on doit songer qu'en ce temps où la théologie, inflexible et subtile, dominait toute connaissance humaine et obtenait du bras séculier qu'il fît suivre d'effets les opinions émises par elle, dès qu'une pauvre fille ignorante donnait à croire qu'elle voyait Dieu, la Vierge, les anges et les saints, il fallait qu'elle allât, dans un grand concours de docteurs, de miracles en miracles, à une mort bien odorante et à la béatification, ou, d'hérésies en hérésies, aux prisons ecclésiastiques et au bûcher des sorcières. Et comme les sacrés inquisiteurs étaient persuadés que le diable entre facilement dans les femmes, la malheureuse créature avait plus de chance d'être brûlée vive que de mourir en odeur de sainteté. Par exception singulière, Jeanne, devant les docteurs de Poitiers, ne courait pas grand risque d'être suspectée dans sa foi. Frère Pierre Turelure lui-même ne désirait pas trouver en ce moment devant lui une de ces hérétiques qu'il recherchait curieusement à Toulouse. Les illustres maîtres, en s'approchant d'elle, rentraient leurs griffes théologales. Ils étaient d'Église; mais ils étaient Armagnacs. C'était, pour la plupart, des hommes d'affaires, des négociateurs, de vieux conseillers du dauphin[699]. Qu'ils eussent, comme prêtres, une doctrine et des mœurs, qu'ils connussent des règles pour juger en matière de foi, ce n'est pas douteux. Mais à cette heure il ne s'agissait pas de guérir le mal hérétique, il s'agissait de chasser les Anglais. Jeanne était dans la grâce de monseigneur le duc d'Alençon et de monseigneur le Bâtard; les habitants d'Orléans l'attendaient comme le salut. Elle promettait de mener le roi à Reims, et il se trouvait que l'homme le plus puissant et le plus habile de France, le chancelier du royaume, messire Regnault de Chartres était archevêque, comte de Reims. Cela pesait d'un grand poids[700].
Et qu'il en fût comme elle disait, que Dieu l'eût vraiment envoyée à l'aide des fleurs de Lis, au jugement de quiconque avait sens et clergie et tenait le parti français, ce n'était pas impossible, encore qu'extraordinaire. Personne ne niait que Dieu pût intervenir directement dans la conduite des royaumes, ayant dit lui-même: Per me reges regnant. En l'Église une et sainte, les docteurs de Poitiers pensaient judicieusement que le Seigneur protégeait les gens du dauphin, tandis que l'Université de Paris tout aussi judicieusement le croyait avec les Bourguignons et les Anglais. Il n'était pas nécessaire que son messager fût un ange. Ce pouvait être une créature humaine ou une bête, comme le corbeau qui nourrit Élie. Et qu'une fille eût charge de guerre, c'est ce qui s'accordait avec ce qu'on trouvait dans les livres touchant Camille, les Amazones et la reine Penthésilée, et avec ce qui est dit dans la Bible des femmes fortes suscitées par le Seigneur pour le salut d'Israël, Déborah, Jahel, Judith de Béthulie. Car il est écrit: «Ce ne sont point les jeunes hommes qui ont renversé celui dont la puissance était sur eux, ni les fils des géants qui l'ont frappé, ni les colosses qui se sont opposés à lui. Mais Judith, fille de Mérari, l'a détruit par la beauté de son visage.»
Jeanne fut conduite à l'hôtel qu'habitait maître Jean Rabateau, non loin du Palais, au cœur de la ville[701]. Maître Jean Rabateau était avocat général lai; les causes criminelles lui appartenaient tandis que les causes civiles allaient à l'avocat général clerc, Jean Jouvenel. Avocats du roi, hommes du roi, ils le représentaient l'un et l'autre, lorsqu'il était en cause. Le roi était un mauvais client. Maître Jean Rabateau plaidait pour lui au criminel moyennant quatre cents livres par an. Il ne pouvait plaider que pour les fleurs de Lis et nul ne le soupçonnait de manger trop d'épices. S'il remplissait en outre les fonctions de conseiller du duc d'Orléans, il y gagnait peu. Comme la plupart des officiers du Parlement, il se trouvait pour l'heure fort dénué de biens. Étranger à Poitiers, il n'y possédait point de maison, et logeait dans un hôtel qui, appartenant à une famille Rosier, en avait pris le nom d'hôtel de la Rose. Au reste, la demeure était vaste. On y hébergeait les témoins qu'on voulait garder honorablement et sûrement. Jeanne y fut amenée, bien que le Parlement n'eût point à examiner l'affaire de cette jeune fille[702]. Cette fois encore, elle était remise aux mains d'un homme qui appartenait au duc d'Orléans autant qu'au roi de France. La femme de maître Jean Rabateau, comme toutes les femmes des hommes de robe, était de bonne renommée[703]. À la Rose, chaque jour après le dîner, Jeanne restait longtemps agenouillée. Elle se relevait, la nuit, pour prier, et elle passait de longues heures dans le petit oratoire de l'hôtel. C'est dans cette maison que les docteurs vinrent l'interroger. Quand on lui annonça leur venue, elle fut agitée d'une cruelle inquiétude. Madame sainte Catherine prit soin de la rassurer[704]; elle aussi avait disputé avec les docteurs, et les avait confondus. Il est vrai que ceux-là étaient des païens, mais très savants et d'un esprit bien subtil: car il est dit dans la vie de la sainte:
«L'empereur manda cinquante docteurs versés dans la science des Égyptiens et dans les arts libéraux. Et, quand elle apprit qu'elle devait disputer avec les sages, Catherine craignit de ne pouvoir défendre dignement contre eux la vérité de Jésus-Christ. Mais un ange lui apparut et lui dit:
«Je suis l'archange saint Michel, envoyé par Dieu pour t'annoncer que tu sortiras de ce combat victorieuse et digne d'obtenir Notre-Seigneur Jésus-Christ, espoir et couronne de ceux qui combattent pour lui.» Et la vierge disputa avec les docteurs[705].»
Les solennels docteurs et maîtres et les notables clercs du Parlement de Poitiers se rendaient par petits groupes dans la maison de Jean Rabateau, et chacun d'eux interrogeait Jeanne à son tour. Les premiers qui vinrent furent Jean Lombard, Guillaume le Maire, Guillaume Aimery, Pierre Turelure, Jacques Meledon. Frère Jean Lombard demanda:
—Pourquoi êtes-vous venue? Le roi veut savoir ce qui vous a poussée à l'aller trouver.
Jeanne répondit d'une manière qui parut grande à tous ces clercs:
—Comme je gardais les animaux, une Voix m'apparut. La Voix me dit: «Dieu a grande pitié du peuple de France. Jeanne, il faut que tu ailles en France». Ayant ouï ces paroles, je me mis à pleurer. Alors la Voix me dit: «Vas à Vaucouleurs. Tu trouveras là un capitaine qui te conduira sûrement en France, près du roi. Sois sans crainte». J'ai fait ce qui m'était dit et suis arrivée au roi sans nul empêchement[706].
Frère Guillaume Aimery prit ensuite la parole:
—D'après vos dires, la Voix vous apprit que Dieu veut tirer le peuple de France de la calamité où il est. Mais si Dieu veut délivrer le peuple de France, il n'est pas nécessaire d'avoir des gens d'armes.
—En nom Dieu! répliqua la Pucelle, les gens d'armes batailleront, et Dieu donnera victoire.
Maître Guillaume se déclara satisfait[707].
Le 22 mars, maître Pierre de Versailles et maître Jean Érault se rendirent ensemble au logis de Jean Rabateau. L'écuyer Gobert Thibault, que Jeanne avait déjà vu à Chinon, y vint avec eux. C'était un homme jeune, très simple, et qui pour croire ne demandait point de signes. À leur venue, Jeanne alla un peu au-devant d'eux, et, frappant amicalement sur l'épaule du soldat:
—Je voudrais bien, lui dit-elle, avoir plusieurs hommes d'aussi bonne volonté[708].
Elle se sentait à l'aise avec les gens d'armes. Quant aux docteurs, elle ne pouvait les souffrir, et c'était pour elle un supplice lorsqu'ils venaient arguer. Bien que ces théologiens usassent de grands ménagements à son endroit, leurs éternelles interrogations lassaient sa patience; leur lenteur, leur pesanteur l'exaspérait. Elle leur savait très mauvais gré de ne pas croire en elle tout de suite, sans preuves, et de lui demander un signe qu'elle ne pouvait leur donner, puisque ni monseigneur saint Michel, ni madame sainte Catherine, ni madame sainte Marguerite, pendant les examens, n'apparaissait. Dans le retrait, dans l'oratoire et dans la campagne déserte, les hôtes du Paradis la visitaient en foule; anges et saintes, descendus du ciel, se pressaient autour d'elle. Mais, à la venue des docteurs, l'échelle de Jacob se retirait soudain. Et puis ils étaient des théologiens, et elle était une sainte. Les rapports sont toujours difficiles entre les chefs de l'Église militante et les dévotes femmes qui communiquent directement avec l'Église triomphante. Elle sentait que les révélations dont elle était favorisée abondamment donnaient des doutes, des soupçons, des défiances même à ses examinateurs les plus favorables. Elle n'osait pas trop leur conter les secrets de ses Voix, et elle confiait, derrière leur dos, à son beau duc d'Alençon, qu'elle savait et qu'elle pouvait beaucoup plus qu'elle n'avait dit à tous ces clercs[709]. Ce n'était pas à ceux-là qu'elle avait été envoyée; ce n'était pas pour ceux-là qu'elle était venue. Elle se trouvait gênée avec eux, et leurs façons d'être lui inspiraient cette mauvaise humeur empreinte dans plus d'une de ses réponses. Parfois, quand ils l'interrogeaient, elle se rencognait avec mutinerie au bout du banc et faisait la moue[710].
—Nous sommes envoyés vers vous de la part du roi, dit maître Pierre de Versailles.
Elle répondit de très mauvaise grâce:
—Je crois bien voir que vous êtes encore envoyés pour m'interroger. Je ne sais ni A ni B[711].
—Pourquoi donc venez-vous
Elle répliqua vivement:
—Je viens de la part du Roi des cieux pour faire lever le siège d'Orléans et conduire le roi à Reims, pour son couronnement et son sacre. Maître Jean Érault, avez-vous du papier et de l'encre? Écrivez ce que je vais vous dire.
Et elle dicta une brève apostrophe aux capitaines anglais: «Vous, Suffort, Clasdas et la Poule, je vous somme de par le Roi des cieux que vous en alliez en Angleterre[712].»
Maître Jean Érault, qui écrivit sous sa dictée, était, comme la plupart d'entre eux, très bien disposé pour elle. De plus il avait des lumières. Il se rappelait cette Marie d'Avignon, surnommée la Gasque, qui avait fait au feu roi Charles VI des prophéties bien bonnes et mémorables. Or, la Gasque était allée dire au roi que le royaume éprouverait encore maintes calamités, et qu'elle avait vu des armes dans le ciel. Et elle avait conclu son apocalypse en ces termes: «Tandis que j'étais effrayée, croyant qu'il me fallait prendre ces armes, une voix me rassura, en disant: «Elles ne sont pas pour toi, mais pour une vierge qui viendra, et, par ces armes, délivrera le royaume de France.» Maître Jean Érault médita ces révélations merveilleuses et il en vint à croire que Jeanne était la vierge annoncée par Marie d'Avignon[713].
Maître Gérard Machet, confesseur du roi, avait trouvé dans des écrits qu'une pucelle devait venir pour donner aide au roi de France. Il en fit la remarque à l'écuyer Gobert Thibault qui n'était pas un très gros personnage[714]; il la fit assurément à bien d'autres. Gérard Machet, docteur en théologie, autrefois vice-chancelier de l'Université, dont il était maintenant exclu, passait pour une des lumières de l'Église. Il aimait la cour[715], bien qu'il s'en défendît, et jouissait de la faveur du roi qui, pour récompenser ses bons services, venait de lui donner de quoi acheter une mule[716]. On est suffisamment édifié sur les dispositions des docteurs, quand on surprend le confesseur du roi répandant lui-même les prophéties fabriquées tout exprès pour accréditer la Pucelle du Bois-Chenu.
On interrogea la jeune fille touchant ses Voix qu'elle appelait aussi son Conseil, et ses saintes, qu'elle se représentait à la ressemblance des figures taillées et peintes qui peuplaient les églises[717]. Les docteurs firent objection sur ce qu'elle avait rejeté tout vêtement de femme et fait tailler ses cheveux en rond, à la façon des jouvenceaux. Or il est écrit: «Une femme ne prendra point un habit d'homme, et un homme ne prendra point un habit de femme; car celui qui le fait est abominable devant Dieu.» (Deuter. XXII, 5.) Le concile de Gangres, tenu sous le règne de Valens, avait frappé d'anathème les femmes qui s'habillaient en hommes et se coupaient les cheveux[718]. Mais il importait de considérer que ce qui était abominable à Dieu ce n'était point le dehors, c'était le dedans; ce n'était point l'habit, c'était le mauvais dessein qui le faisait prendre. Les Pères de Gangres n'avaient condamné que les femmes qui s'habillaient en hommes et se coupaient les cheveux sous prétexte de vie ascétique. L'Église approuvait depuis lors que les religieuses coupassent leurs cheveux. Plusieurs saintes, inspirées par un mouvement extraordinaire du Saint-Esprit, avaient caché leur sexe sous des vêtements virils. On gardait à Saint-Jean-des-Bois, près Compiègne, la châsse de sainte Euphrosine d'Alexandrie, qui avait vécu trente-huit ans sous l'habit d'homme dans le couvent de l'abbé Théodose[719]. Pour ces raisons et sur ces exemples, les docteurs pensèrent: Puisque Jeanne prit cet habit non point pour offenser la pudeur d'autrui, mais pour garder la sienne, ne tournons pas à mal ce qui a été fait pour le bien, et ne condamnons point un acte que la pureté des intentions justifie.
Certains examinateurs lui demandèrent pourquoi elle nommait Charles, dauphin, au lieu de lui donner son titre de roi. Ce titre, il le portait légitimement depuis le 30 octobre 1422, ayant ce jour, le neuvième depuis la mort du roi son père, à Mehun-sur-Yèvre, dans la chapelle royale, quitté sa robe noire pour une robe vermeille, pendant que les hérauts, levant la bannière de France, criaient: «Vive le roi!»
Elle répondit:
—Je ne l'appellerai pas roi, tant qu'il n'aura pas été sacré et couronné à Reims. C'est dans cette cité que j'entends le mener[720].
Pour elle, il n'y avait point de roi de France sans ce sacre, dont elle avait ouï les miracles de la bouche de son curé qui, chaque année, récitait le panégyrique du bienheureux saint Remi, patron de la paroisse. Cette réponse était de sorte à contenter les examinateurs, car il importait, pour le spirituel et pour le temporel, que le roi fût sacré à Reims[721]. Et messire Regnault de Chartres devait le souhaiter ardemment.
Quand les clercs la contredisaient, elle opposait ses propres lumières à la doctrine de l'Église et elle leur disait:
—Il y a aux livres de Notre-Seigneur plus qu'aux vôtres[722].
Réponse hardie et brûlante, qu'il eût été dangereux de faire à des théologiens moins favorables que ceux-là; car peut-être y eussent-ils vu une offense aux droits de l'Église qui, gardienne des livres saints, en demeure l'interprète jalouse et ne souffre pas qu'on oppose l'autorité des Écritures aux décisions des Conciles[723]. Quels étaient les livres qu'elle jugeait, sans les avoir lus, contraires à ceux de Notre-Seigneur, dans lesquels elle paraissait lire à pleines pages par les yeux de l'esprit? Les sacrés canons, semblait-il, et les saintes décrétales. Cette parole d'une enfant contenait de quoi ruiner l'Église tout entière. Les docteurs de Poitiers, s'ils avaient été moins Armagnacs, auraient dès lors flairé Jeanne avec méfiance et trouvé qu'elle sentait la persinée. Mais ils servaient fidèlement les maisons d'Orléans et de France; leurs robes étaient percées, leurs marmites vides[724], ils n'espéraient plus qu'en Dieu, et craignaient, en rejetant cette jeune fille, de rebuter le Saint-Esprit. D'ailleurs, rien ne les empêchait de croire que Jeanne eût ainsi parlé par ignorance et simplicité, sans malice aucune. C'est pourquoi sans doute ils ne se scandalisèrent point.
À son tour, frère Seguin de Seguin interrogea la jeune fille. Il était Limousin, et son origine paraissait à son langage. Il parlait avec une lenteur pesante et employait des termes ignorés en Lorraine et en Champagne. Peut-être avait-il cet air épais et lourd qui rendait les gens de son pays un peu ridicules aux Français de la Loire, de la Seine et de la Meuse. À cette question:
—Quelle langue parlent vos Voix?
Jeanne répondit:
—Une meilleure que la vôtre[725].
Les saintes ont leurs moments d'impatience. Si le frère Seguin ne le savait pas encore, il l'apprit en ce jour. Aussi pourquoi doutait-il que madame sainte Catherine et madame sainte Marguerite, qui étaient du parti des Français, parlassent français? Un tel doute était insupportable à Jeanne, et elle fit entendre à l'interrogateur que, lorsqu'on est Limousin, on ne s'enquiert point du parler des dames du ciel. Cependant il poursuivit son interrogatoire.
—Oui, et mieux que vous, fit la Pucelle, qui, ne connaissant point le bon frère, semblait peut-être un peu prompte à s'estimer mieux croyante que lui. Mais elle était outrée qu'on pût douter de sa créance au Dieu qui l'avait envoyée. Sa réponse, à la bien entendre, attestait l'ardeur de sa foi. Frère Seguin l'entendit-il ainsi? Des contemporains disent qu'il se montra fort aigre personne. On a des raisons de croire, au contraire, qu'il était bon homme[726].
—Mais enfin, dit-il, Dieu ne veut pas qu'on vous croie, s'il ne paraît quelque signe montrant qu'il vous faut croire. Nous ne saurions conseiller au roi de vous confier, sur votre seule parole, des gens d'armes et de les mettre ainsi en péril.
—En nom Dieu, répondit-elle, je ne suis pas venue à Poitiers pour faire signes. Mais menez-moi à Orléans, et je vous montrerai signes pour quoi je suis envoyée. Qu'on me donne des hommes en si grand nombre qu'on le jugera bon, et j'irai à Orléans.
Et elle dit encore ce qu'elle disait sans cesse:
—Les Anglais seront tous chassés et détruits. Le siège d'Orléans sera levé et la ville affranchie de ses ennemis, après que j'en aurai fait sommation de par le Roi du ciel. Le roi sera sacré à Reims, la ville de Paris remise en l'obéissance du roi, et le duc d'Orléans reviendra d'Angleterre[727].
Longtemps, à l'exemple de frère Seguin de Seguin, plusieurs docteurs et maîtres la pressèrent de montrer un signe de sa mission. Ils estimaient en effet que, si Dieu l'avait choisie pour délivrer le peuple de France, il ne manquerait pas de rendre ce choix manifeste par un signe de sa main, ainsi qu'il avait fait pour Gédéon, fils de Josias. Quand Israël était humilié sous Madian, et lorsque, pour échapper à ses ennemis, le peuple de Dieu se cachait dans les cavernes des montagnes, l'Ange apparut à Gédéon sous un chêne et, parlant au nom du Seigneur lui dit: «Je serai avec toi et tu détruiras les madianites.» À quoi Gédéon répondit: «Si j'ai trouvé grâce devant toi, fais-moi connaître par un signe que c'est toi qui me parles.» Il fit cuire un chevreau, pétrit des pains sans levain, mit la chair dans une corbeille et le jus dans un vase, et déposa sous le chêne le vase et la corbeille. Alors l'Ange du Seigneur lui dit: «Prends la chair et les pains sans levain, pose-les sur cette pierre et verse dessus le jus de la chair.» Ce que Gédéon ayant fait, l'Ange toucha de son bâton la chair et les pains sans levain, et aussitôt il sortit un feu de la pierre qui consuma la chair et les pains. Et Gédéon connaissant qu'il avait vu l'Ange du Seigneur, s'écria: «Hélas! mon Dieu! car j'ai vu l'Ange du Seigneur face à face!» Et avec trois cents hommes, il détruisit le peuple madianite. Les docteurs avaient cet exemple présent à l'esprit[728].
Mais pour la Pucelle, le signe de victoire, c'était la victoire même. Elle ne cessa de dire:
—Le signe que je vous montrerai, ce sera Orléans secouru et le siège levé[729].
La constance avec laquelle elle persévérait dans ce propos frappa la plupart des interrogateurs qui estimèrent qu'elle devait être pour eux, non pas une occasion de tiédeur et de doute, mais un exemple de ferveur et un sujet d'édification, et que, puisqu'elle promettait de montrer signe, il leur convenait de demander humblement à Dieu qu'il le lui envoyât, d'espérer comme elle, et, unis au roi et à tout le peuple de France, de demander les enseignes de victoire au Dieu qui délivra Israël. Ainsi tombaient les raisons du bon frère Seguin et de ceux qui, séduits par les conseils de la sagesse humaine, voulaient des preuves pour croire.
Après un examen qui dura six semaines, les docteurs se déclarèrent édifiés[730].
Il y avait un point dont il convenait de s'assurer: il fallait savoir si, comme elle le disait, Jeanne était vierge. À la vérité, des matrones l'avaient déjà examinée lors de sa venue à Chinon, quand on ne savait pas seulement si elle était fille ou garçon, et quand on pouvait craindre même qu'elle ne fût une illusion en semblance de femme, produite par l'art des démons, ce que les savants ne pensaient pas impossible[731]. Il n'était pas mort depuis longtemps, ce chanoine qui croyait que parfois des chevaliers se transforment en ours et que des esprits parcourent cent lieues en une nuit, puis, tout à coup, se changent en truies et en fétus de paille[732]. On avait donc fait tout de suite le nécessaire. Mais il convenait de procéder à une visite exacte, prudente et sage, tant la chose était de conséquence.
 CHAPITRE VIII
LA PUCELLE À POITIERS (Suite).
Une croyance commune aux doctes et aux ignorants attachait des vertus singulières à l'état de virginité. Ces idées remontaient jusqu'à une antiquité vaste et profonde: l'origine s'en perdait dans un passé qui n'était point chrétien; c'était un legs immémorial, dont une part venait des Gaulois et des Germains, une autre part des Romains et des Grecs. Sur cette terre des Gaules, les blanches prêtresses des forêts avaient laissé quelque souvenir de leur beauté sacrée; et l'on voyait parfois encore flotter dans l'île de Sein, le long des bords brumeux de l'Océan, l'ombre pâle des neuf sœurs qui, aux jours passés, endormaient à leur volonté ou éveillaient la tempête.
Selon ces croyances, écloses dans la jeunesse des peuples, le don de prophétie est réservé aux vierges. C'est le partage d'une Cassandre et d'une Velléda. Les Sibylles passaient pour avoir prophétisé la venue de Jésus-Christ; on les tenait, dans l'Église, pour les gardiennes de la révélation première au milieu des Gentils, et on les vénérait comme les sœurs augustes des prophètes d'Israël. La prose des Morts atteste l'une d'elles en même temps que le roi David. Quelles fraudes pieuses établirent leur gloire prophétique, c'est ce que nous devons ignorer ici autant que l'ignorait un Jean Gerson ou un Gérard Machet. Il nous faut voir, au contraire, avec les docteurs du XVe siècle, ces vierges annonçant la vérité aux nations qui les vénéraient sans les comprendre. Telle était l'antique tradition de l'Église chrétienne. Les Pères les plus anciens, Justin, Origène, Clément d'Alexandrie faisaient grand usage des oracles sibyllins, et les païens ne savaient trop que répondre quand Lactance leur opposait le témoignage de ces prophétesses des nations. Saint Jérôme, sur la foi de Varron, croyait fermement à leur existence. Saint Augustin met dans la Cité de Dieu la Sibylle Érythrée qui, dit-il, annonça sans mélange d'erreurs la vie du Sauveur. Dès le XIIIe siècle, ces vierges antiques avaient pris place dans les cathédrales au côté des patriarches et des prophètes. Mais c'est au XVe que leurs images se montrent en foule, sculptées au portail des églises, taillées dans les stalles du chœur, peintes sur les murs des chapelles ou sur les verrières lumineuses. Chacune a son attribut distinctif. La Persique tient cette lanterne et la Libyque cette torche, qui percèrent les ténèbres de la gentilité. L'Agrippe, l'Européenne et l'Érythrée sont armées du glaive; la Phrygienne porte la croix pascale; l'Hellespontine présente un rosier fleuri; les autres montrent les signes visibles du mystère qu'elles ont annoncé: la Cumane, une crèche; la Delphique, la Samienne, la Tiburtine, la Cimmérienne, une couronne d'épines, un sceptre de roseau, des verges, une croix[733].
L'économie même de la religion chrétienne, l'ordre de ses mystères où l'on voit l'humanité perdue par une femme et sauvée par une vierge, et toute chair enveloppée, dans la malédiction d'Ève, conduisait au triomphe de la virginité et à l'exaltation d'un état qui, pour parler comme un Père de l'Église, est dans la chair sans être charnel.
«C'est la virginité, dit saint Grégoire de Nysse, qui fait que Dieu ne refuse pas de vivre avec les hommes. C'est elle qui donne aux hommes des ailes pour prendre leur vol vers le ciel.» La virginité élève l'apôtre Jean au-dessus même du prince des apôtres. Lors des funérailles de Marie, Pierre remit à Jean la branche de palmier et dit: «Il convient à celui qui est vierge de porter la palme de la Vierge[734].»
La vierge Marie, la Vierge par excellence, était, dans l'occident chrétien, depuis le XIIe siècle, l'objet d'un culte ardent et tendre[735]. Les grandes cathédrales du nord de la France, placées sous le vocable de Notre-Dame, célébraient leur fête patronale le jour de l'Assomption. Contre le pilier symbolique du grand portail s'élevait l'image de la Vierge avec son divin Enfant et le lis virginal. Parfois Ève figurait au-dessous, afin qu'on vît en même temps la faute et la rédemption, la seconde Ève rachetant la première, la vierge exaltée et la femme humiliée. Au tympan des portails se déroulent des scènes merveilleuses. La Vierge est agenouillée: près d'elle un lis fleurit dans un vase. L'ange, un lis à la main, lui dit AVE, retournant ainsi le nom d'EVA, mutans Evae nomen. Ou bien encore, les pieds posés sur le croissant de la lune, elle s'élève au plus haut des cieux: Exaltata est super choros angelorum. Plus loin, elle reçoit de Jésus-Christ la couronne précieuse: Posuit in capite ejus coronam de lapide pretioso. Les vitraux représentaient en joyaux de lumière les figures de la virginité de Marie: la pierre vue par Daniel, détachée de la montagne sans la main d'aucun homme, la toison de Gédéon, le buisson ardent de Moïse et la verge fleurie d'Aaron.
Célébrée en des hymnes, des séquences et des litanies, avec une inépuisable abondance d'images, elle était la Rose mystique, la Tour d'ivoire, l'Arche d'alliance, la Porte du ciel, l'Étoile du matin. Elle était le Puits des eaux vives, la Fontaine du jardin, le Verger clos, la Gemme lumineuse, la Fleur des vertus, la Palme de douceur, le Myrte de tempérance, le Nard odorant.
L'idée qu'en la virginité résidaient la grâce et la puissance prenait, dans la légende dorée, les formes les plus riches et les plus charmantes. Les hagiographies comblent des plus douces louanges les épouses de Jésus-Christ, celles-là surtout qui mirent sur la robe blanche de la virginité les roses rouges du martyre. C'était pendant la passion des vierges que s'accomplissaient les miracles de la grâce la plus abondante. Les anges apportent à Dorothée les roses célestes qu'elle répand sur ses bourreaux. Les vierges martyres commandent aux animaux. Les lions de l'amphithéâtre lèchent les pieds de sainte Thècle; les bêtes fauves du cirque se réunissent et nouent leurs queues ensemble pour préparer un trône à sainte Euphémie; des aspics, dans une fosse profonde, forment autour du col de sainte Christine d'agréables colliers. Le divin Époux pour lequel elles souffrent ne permet pas du moins qu'elles souffrent dans leur pudeur. Quand le bourreau arrache les vêtements d'Agnès, les cheveux de la sainte s'épaississent et lui font une robe miraculeuse; avant qu'on promène sainte Barbe nue par les rues, un ange lui apporte une tunique blanche. Ces Agnès et ces Dorothée, ces Catherine et ces Marguerite, cette légion d'innocentes victorieuses disposaient les âmes à croire au miracle d'une vierge plus forte que les archers. Sainte Geneviève n'avait-elle pas détourné de Paris Attila et ses guerriers barbares?
Cette croyance en une vertu attachée à l'état de virginité se trouve vivement exprimée dans la fable, si répandue alors, de la Licorne et de la Pucelle.
La licorne était un cheval-chèvre d'une blancheur immaculée; elle portait au front une merveilleuse épée. Les veneurs qui la voyaient passer dans les clairières n'avaient jamais pu l'atteindre, tant elle était rapide. Mais si une vierge, assise dans la forêt, appelait la licorne, la bête obéissait, inclinait sa tête sur le giron de l'enfant, se laissait prendre, enchaîner par d'aussi faibles mains. Au contraire, il ne fallait pas qu'une fille corrompue et non pucelle l'approchât: la licorne la tuait aussitôt[736].
On disait même qu'une vierge avait le pouvoir de guérir les écrouelles en récitant à jeun et nue certaine formule magique, mais ce n'était pas parole d'Évangile[737].
Si les mystiques et les visionnaires exaltaient la virginité, l'Église, jalouse de gouverner les corps avec les âmes, condamnait les opinions contraires à la légitimité du mariage, dont elle avait fait un sacrement. Elle tenait pour des impies très détestables ceux qui réprouvaient absolument l'œuvre de chair. Une fille était louable de garder sa virginité; encore fallait-il que ce ne fût pas pour des raisons pernicieuses et condamnables. Deux cents ans avant que régnât le roi Charles VII, une jeune fille de Reims éprouva qu'on peut pécher gravement contre l'Église de Dieu en refusant de forniquer avec un clerc dans une vigne. Voici l'histoire de cette jeune fille, telle qu'elle fut rapportée par le chanoine Gervais.
Guillaume aux Blanches Mains, archevêque de Reims, oncle du roi Philippe de France, chevauchait un jour hors de sa ville pour se divertir. Un clerc de sa suite, nommé Gervais, qui était dans l'ardeur de la jeunesse, aperçut une belle jeune fille qui passait seule dans une vigne. Il alla vers elle, la salua, et lui demanda: «Qu'avez-vous donc à faire seule en si grande hâte?» Et, par propos congruents, il la sollicita courtoisement à l'amour.
Sans même le regarder, elle lui répondit d'un maintien tranquille et d'une voix grave:
—À Dieu ne plaise, ô bon jouvenceau, que je sois jamais l'amie de toi ou d'aucun autre homme, car si je perdais ma virginité et si ma chair était une fois corrompue, je serais vouée infailliblement et sans remède à la damnation éternelle.
En entendant un tel langage il soupçonna la jeune fille d'appartenir à la secte impie des cathares que l'Église recherchait alors avec soin et punissait sévèrement. En effet, une des erreurs de ces hérétiques était de condamner tout commerce charnel. Impatient d'éclaircir ses doutes, Gervais provoqua aussitôt la jouvencelle à un débat sur l'enseignement de l'Église relativement à l'œuvre de chair. Cependant l'archevêque Guillaume aux Blanches Mains fit retourner sa monture et poussa, suivi de ses religieux, jusqu'à la vigne où la jeune fille et le clerc disputaient ensemble. Lorsqu'il eut appris le sujet de leur dispute, il ordonna qu'on saisît cette jeune fille et qu'on l'amenât dans la ville. Là, il l'exhorta et s'efforça charitablement de la convertir à la foi catholique.
Pourtant elle ne se soumit point.
—Je ne suis pas, lui dit-elle, assez instruite dans la doctrine pour me défendre. Mais j'ai en ville une maîtresse qui réfutera très facilement, par de bonnes raisons, tous vos arguments. C'est une telle qui loge en telle maison.
L'archevêque Guillaume envoya aussitôt quérir cette femme et, l'ayant interrogée, il reconnut que la jeune fille avait parlé d'elle exactement. Dès le lendemain il convoqua une assemblée de clercs et de nobles pour juger les deux femmes. Elles furent l'une et l'autre condamnées au feu. La maîtresse parvint à s'échapper, mais la jeune fille, n'ayant pu être, par persuasion ni promesses, tirée de sa pernicieuse erreur, fut livrée au bourreau. Elle mourut sans verser une larme, sans murmurer une plainte[738].
On croyait communément alors que le diable prenait la virginité des filles qui se donnaient à lui et que c'était le premier acte par lequel il exerçait sa puissance sur ces malheureuses créatures[739]. Cette façon d'agir était conforme à ce qu'on savait de son tempérament libidineux. Il y goûtait un plaisir accommodé à sa condition souffrante; il y obtenait de plus un avantage considérable, celui de désarmer sa victime, car la virginité est une cuirasse contre laquelle les traits de l'enfer se brisent comme paille. De la sorte on était presque assuré de ne point trouver dans un corps intact et pur une âme vouée au démon[740]. Il y avait donc un moyen, autant dire infaillible, de constater que la paysanne de Vaucouleurs n'était pas adonnée à la magie ni à la sorcellerie, qu'elle n'avait point fait de pacte avec le Malin. On y eut recours.
Jeanne fut vue, visitée, secrètement regardée, amplement examinée par de sages femmes, mulieres doctas, des vierges expertes, peritas virgines, des veuves et des épouses, viduas et conjugatas. Au premier rang de ces matrones se trouvaient la reine de Sicile et de Jérusalem, duchesse d'Anjou; la dame Jeanne de Preuilly, femme du sire de Gaucourt, gouverneur d'Orléans, laquelle était âgée de cinquante-sept ans environ, et la dame Jeanne de Mortemer, femme de messire Robert Le Maçon, seigneur de Trêves, homme d'un grand âge[741]. Celle-ci n'avait pas plus de dix-huit ans, et l'on eût cru qu'elle connaissait mieux le calendrier des vieillards que le formulaire des matrones. Ce qui semble étrange, c'est l'assurance avec laquelle les prudes femmes d'alors se livraient à une recherche que le roi Salomon, dans sa sagesse, estimait difficile.
Jeanne de Domremy fut trouvée vraie et entière pucelle, sans apparence de corruption ni trace de violence[742].
En même temps qu'elle subissait les interrogatoires des docteurs et l'examen des matrones, plusieurs religieux, envoyés dans son pays natal, y poursuivaient une enquête sur sa naissance, sa vie et ses mœurs[743]. Ils avaient été choisis parmi ces moines mendiants qui, sans cesse par voies et par chemins, pouvaient se mouvoir en pays ennemi sans éveiller la défiance des Anglais et des Bourguignons. En effet, ils ne furent point inquiétés et ils rapportèrent de Domremy et de Vaucouleurs des témoignages certains qui attestaient l'humilité, la dévotion, l'honnêteté et la simplicité de Jeanne. Ils en rapportèrent surtout des contes pieux qu'ils n'avaient pas eu grand'peine à trouver, car c'était ceux dont on ornait communément l'enfance des saints. Il est juste de faire à ces moines une très grande part dans les légendes de la première heure qui devinrent si vite populaires. Ils contèrent, dès lors, selon toute apparence, que, lorsque Jeanne était dans sa septième année, les loups n'approchaient point de ses moutons et que les oiseaux des bois, quand elle les appelait, venaient manger son pain dans son giron[744]. Ces fleurettes semblent bien d'origine franciscaine: on y retrouve le loup de Gubbio et les oiseaux prêchés par saint François. Peut-être ces mendiants fournirent-ils aussi quelques exemples du don de prophétie qui était en la Pucelle, et publièrent-ils que, se trouvant à Vaucouleurs, le jour des Harengs, elle avait su le grand dommage souffert par les Français à Rouvray[745]. La fortune de ces petits récits fut immense et soudaine.
Après cet examen et ces enquêtes, les docteurs conclurent:
«Le roi, attendu la nécessité de lui et de son royaume, et considéré les continues prières de son pauvre peuple envers Dieu et tous autres aimant paix et justice, ne doit point débouter ni rejeter la Pucelle, qui se dit être envoyée de par Dieu pour lui donner secours, non obstant que ces promesses soient seules[746] œuvres humaines; ni aussi ne doit croire en elle tant tôt et légèrement. Mais en suivant la sainte Écriture, il la doit éprouver par deux manières: c'est assavoir par prudence humaine, en enquérant de sa vie, de ses mœurs et de son intention, comme dit saint Paul l'Apôtre: Probate spiritus, si ex Deo sunt; et, par dévote oraison, requérir signe d'aucune œuvre et espérance divine, par quoi on puisse juger qu'elle est venue de la volonté de Dieu. Aussi commanda Dieu à Achaz, qu'il demandât signe, quand Dieu lui faisait promesse de victoire, en lui disant: Pete signum a Domino; et semblablement fit Gédéon, qui demanda signe, et plusieurs autres, etc.
»Le roi, depuis la venue de ladite Pucelle, a observé et tenu les deux manières susdites: c'est assavoir probation par prudence humaine et par oraison, en demandant signe de Dieu. Quant à la première qui est par prudence humaine, il a fait éprouver ladite Pucelle de sa vie, de sa naissance, de ses mœurs, de son intention et l'a fait garder avec lui bien par l'espace de six semaines pour la montrer à toutes gens soit clercs, gens d'Église, gens de dévotion, gens d'armes, femmes, veuves et autres. Et publiquement et secrètement elle a conversé avec toutes gens. Mais en elle on ne trouve point de mal, et rien que bien, humilité, virginité, dévotion, honnêteté, simplesse; et de sa naissance et de sa vie plusieurs choses merveilleuses sont dites comme vraies.
»Quant à la seconde manière de probation, le roi lui demanda signe, à quoi elle répond que, devant la ville d'Orléans, elle le montrera, et non pas avant ni en autre lieu: car ainsi lui est ordonné de par Dieu.
»Le roi, attendu la probation faite, de ladite Pucelle, autant qu'il lui était possible, et nul mal ne trouvant en elle, et considéré sa réponse qui est de montrer signe divin devant Orléans; vu sa constance et sa persévérance en son propos, et ses requêtes instantes d'aller à Orléans, pour y montrer le signe de divin secours, ne la doit point empêcher d'aller à Orléans avec ses gens d'armes; mais la doit faire conduire honnêtement, en espérant en Dieu. Car avoir crainte d'elle ou la rejeter sans apparence de mal serait répugner au Saint-Esprit, et se rendre indigne de l'aide de Dieu, comme dit Gamaliel en un conseil des Juifs au regard des Apôtres[747].»
En résumé, la conclusion des docteurs était que rien de divin ne paraissait encore dans les promesses de la Pucelle, mais qu'elle avait été examinée et trouvée humble, vierge, dévote, honnête, simple et toute bonne et que, puisqu'elle avait promis de montrer un signe de Dieu devant Orléans, il fallait l'y conduire, de peur de repousser avec elle les grâces de l'Esprit-Saint.
Ces conclusions furent copiées à un grand nombre d'exemplaires et envoyées aux villes du royaume ainsi qu'aux princes de la chrétienté. L'empereur Sigismond, notamment, en reçut une copie[748]. Si, par une enquête de six semaines, suivie d'une conclusion favorable et solennelle, les docteurs de Poitiers voulurent mettre en lumière et en honneur la Pucelle, préparer, annoncer la merveille qu'ils avaient sous la main, la montrer de manière à réconforter les Français, ils réussirent parfaitement dans leur entreprise[749]. Cette longue information, ces minutieux examens rassurèrent en France les esprits défiants qui craignaient qu'une fille habillée en homme ne fût une diablesse, éblouirent les imaginations par l'espoir du miracle, touchèrent les cœurs en faveur de cette jeune fille qui sortait du creuset radieuse et comme environnée d'une lumière céleste. La victoire remportée par elle dans cette dispute avec les docteurs la faisait paraître une autre sainte Catherine[750]. Et comme ce n'était pas assez pour la foule avide de prodiges qu'elle eût répondu sagement aux questions difficiles, on imagina qu'elle avait été soumise à des épreuves étranges et telles qu'elle n'avait pu les surmonter que par miracle. C'est ainsi qu'on raconta quelques semaines après l'enquête, en Bretagne et en Flandres, l'histoire merveilleuse que voici: À Poitiers, comme elle se préparait à recevoir la communion, le prêtre avait une hostie consacrée et une autre qui ne l'était pas; il voulut lui donner celle qui n'était pas consacrée; elle la prit dans sa main et dit au prêtre que cette hostie n'était pas le corps du Christ son Rédempteur, mais que ce corps était dans l'hostie que le prêtre avait mise sous le corporal[751]. Comment douter après cela que Jeanne ne fût une grande sainte?
À la clôture des enquêtes, une occasion favorable survint, dans les premiers jours d'avril, de jeter la Pucelle dans Orléans. On l'envoya d'abord à Tours, pour qu'elle s'y fît équiper et armer[752].
Soixante-six ans plus tard, un habitant de Poitiers, presque centenaire, contait à un jeune concitoyen qu'il avait vu la Pucelle monter à cheval tout armée de blanc pour aller à Orléans[753]. Il montrait au coin de la rue Saint-Étienne la pierre de laquelle elle s'était aidée pour se mettre en selle. Jeanne, à Poitiers, n'était point armée. Mais la pierre avait reçu du peuple poitevin le nom de «montoir de la Pucelle[754]». De quel pied alerte et joyeux la Sainte dut sauter de cette pierre sur le cheval qui l'emportait, loin des chats fourrés, vers les vaincus et les affligés qu'elle avait hâte de secourir!
 CHAPITRE IX
LA PUCELLE À TOURS.
À Tours, la Pucelle logea en l'hôtel d'une dame qu'on nommait communément Lapau[755]. C'était Éléonore de Paul, une Angevine qui avait été demoiselle de la reine Marie d'Anjou. Ayant épousé Jean du Puy, seigneur de la Roche-Saint-Quentin, conseiller de la reine de Sicile, elle restait encore auprès de la reine de France[756].
La ville de Tours appartenait alors à la reine de Sicile qui s'enrichissait à mesure que son gendre se ruinait. Elle l'aidait en argent et il lui donnait des terres. C'est ainsi qu'en 1424 elle reçut le duché de Touraine avec toutes ses dépendances, sauf la châtellenie de Chinon[757]. Les bourgeois et manants de Tours avaient bon désir de la paix. En attendant qu'elle vînt, ils tâchaient à grand'peine d'échapper aux pilleries des gens d'armes. Ni le roi Charles ni la reine Yolande n'étaient capables de les défendre et il leur fallait se défendre eux-mêmes[758]. Quand un de ces chefs de bandes, qui ravageaient la Touraine et l'Anjou, était signalé par les guetteurs de la ville, les bourgeois fermaient leurs portes et veillaient à ce que les couleuvrines fussent en place. On parlementait; le capitaine, au bord du fossé, exposait qu'il était au service du roi, qu'il allait combattre les Anglais, qu'il demandait à coucher dans la ville avec ses hommes; on l'invitait poliment, du haut de la muraille, à passer outre et, pour qu'il ne fût pas tenté de forcer l'entrée, on lui offrait une somme d'argent[759]. De peur d'être écorchés, les bourgeois se faisaient tondre. C'est ainsi que, peu de jours avant la venue de Jeanne, ils donnèrent à l'Écossais Kennedy, qui ravageait les environs, deux cents livres pour qu'il allât un peu plus loin. Quand ils s'étaient débarrassés de leurs défenseurs, leur plus grand souci était de se garder des Anglais. Le 29 février de cette même année 1429, ces bourgeois prêtèrent cent écus au capitaine La Hire qui, pour lors, faisait de son mieux dans Orléans. Et même à l'approche des Anglais, ils consentirent à recevoir quarante hommes de trait, de la compagnie du sire de Bueil, à la condition que Bueil logeât au Château avec vingt hommes et que les autres allassent dans les hôtelleries et ne prissent rien sans payer. Il en fut ainsi ou autrement, et le sire de Bueil s'en alla défendre Orléans[760].
Dans l'hôtel de Jean du Puy, Jeanne reçut la visite d'un moine augustin, nommé Jean Pasquerel, qui revenait de la ville du Puy-en-Velay où il s'était rencontré avec Isabelle Romée et quelques-uns de ceux qui avaient mené Jeanne au roi[761].
En cette ville, dans le sanctuaire d'Anis, on gardait une image de la mère de Dieu, rapportée d'Égypte par saint Louis et qui était ancienne et vénérable, car le prophète Jérémie l'avait taillée de ses mains dans du bois de sycomore, à la ressemblance de la vierge à naître qu'il avait vue en esprit[762]. Durant la semaine sainte, les pèlerins y affluaient de toutes les parties de la France et de l'Europe, seigneurs, clercs, gens d'armes, bourgeois et paysans, et beaucoup, par pénitence ou pauvreté, cheminaient à pied, le bourdon à la main et mendiaient leur pain aux portes. Des marchands de toutes sortes s'y rendaient et c'était tout ensemble un des plus fréquentés pèlerinages et une des plus riches foires du monde. Aux environs de la ville, les chemins ne suffisaient pas aux voyageurs qui envahissaient vignes, prés et jardins. En l'an 1407, le jour du pardon, deux cents personnes périrent étouffées[763].
En certaines années, la conception de Notre-Seigneur se trouvant commémorée en même temps que sa mort, la promesse du plus grand des mystères coïncidait avec sa consommation. Alors le vendredi saint devenait plus saint encore; on l'appelait le grand vendredi, et ceux qui le passaient dans le sanctuaire d'Anis gagnaient une indulgence plénière. Ce jour-là, les pèlerins s'y pressaient encore plus nombreux que de coutume. Or, en l'an 1429, le vendredi saint tombait le 25 mars, jour de l'Annonciation[764].
Les rencontres que frère Pasquerel fit au Puy, pendant la semaine sainte, ne doivent donc pas nous sembler trop extraordinaires. Qu'une femme des champs accomplît un voyage de plus de cent lieues, à pied, par un pays infesté de gens d'armes et autres larrons, sur de mauvaises routes, dans la saison des neiges et des brumes, pour gagner son pardon, c'est ce qui se voyait tous les jours; et la Romée n'en était pas à son premier pèlerinage, si l'on s'en rapporte au surnom qu'elle portait déjà depuis longtemps[765]. Ne sachant point quels étaient ceux des compagnons de la Pucelle que rencontra le bon Frère, nous sommes libres de croire que Bertrand de Poulengy se trouvait du nombre. Nous ne le connaissons guère, mais son langage révèle une personne dévote[766].
Ces compagnons, s'étant mis sur un pied de familiarité avec Pasquerel, lui dirent: «Il vous faut nous accompagner auprès de Jeanne. Nous ne vous lâcherons pas que nous ne vous ayons conduit près d'elle.» Ils cheminèrent ensemble. Frère Pasquerel passa avec eux à Chinon, quand Jeanne n'y était plus; puis il alla à Tours où se trouvait son couvent.
Les augustins, qui prétendaient avoir reçu leur règle de saint Augustin lui-même, portaient alors l'habit gris des franciscains. C'est dans leur ordre, que l'année précédente, le roi avait choisi le chapelain de son jeune fils, le dauphin Louis. Frère Pasquerel tenait en son couvent l'emploi de lecteur[767]. Il était prêtre. Fort jeune, sans doute, et d'humeur errante, comme alors beaucoup de moines mendiants, il avait le goût des choses merveilleuses et une extrême crédulité.
Les compagnons dirent à Jeanne:
—Jeanne, nous vous avons amené ce bon père. Quand vous le connaîtrez bien vous l'aimerez bien.
Elle répondit:
—Le bon père me rend bien contente, j'ai déjà entendu parler de lui, et dès demain je veux me confesser à lui.
Le lendemain, le bon père l'ouït en confession et chanta la messe devant elle. Il devint son aumônier et ne la quitta plus[768].
Au XVe siècle, Tours était une des villes les plus industrieuses du royaume. Les habitants excellaient en toutes sortes de métiers. Ils tissaient des draps de soie d'or et d'argent. Ils fabriquaient aussi des harnais de guerre; et, sans égaler les armuriers de Milan, de Nuremberg et d'Augsbourg, ils étaient habiles à forger et à écrouir l'acier[769]. Là, un maître-armurier, par ordre du roi, fit sur mesure une armure à la Pucelle[770]. L'habillement de fer battu qu'il fournit se composait, selon l'usage du temps, d'un heaume et d'une cuirasse en quatre pièces, avec épaulières, bras, coudières, avant-bras, gantelets, cuissots, genouillères, grèves et solerets[771]. L'ouvrier, sans doute, ne songea pas à accuser la forme féminine. Mais les armures d'alors, bombées à la poitrine, minces de taille avec les tassettes évasées sur les hanches, ont toutes l'air, dans leur grâce mièvre et leur sveltesse étrange, d'armures de femmes et semblent faites pour la reine Penthésilée ou pour Camille romaine. L'armure de la Pucelle était une armure blanche, toute simple, ainsi qu'on en peut juger par le prix médiocre de cent livres tournois qu'elle coûta. Les deux harnais de Jean de Metz et de son compagnon, fournis en même temps par le même armurier, valaient ensemble cent vingt-cinq livres tournois[772]. Peut-être un de ces habiles et renommés drapiers de Tours prit-il mesure sur la jeune fille d'une huque ou houppelande, sorte de casaque de drap de soie, d'or et d'argent, que les capitaines passaient par-dessus la cuirasse. Ouverte par devant, la huque, pour avoir bon air, devait être déchiquetée en lambrequins qui flottaient follement autour du cavalier. Jeanne aimait les belles huques et plus encore les beaux chevaux[773].
Le roi l'invita à prendre un cheval dans ses écuries. Si certain poète latin dit vrai, elle choisit une bête illustre assurément par son origine, mais très vieille. C'était un destrier que Pierre de Beauvau, gouverneur d'Anjou et du Maine, avait donné à l'un des deux frères du roi, morts tous deux, l'un depuis déjà treize ans, l'autre depuis douze[774]. Ce cheval, ou un autre, fut mené dans la maison Lapau, et le duc d'Alençon l'y alla voir. Le cheval dut recevoir aussi son habillement, un chanfrein pour protéger la tête et une de ces selles de bois à pommeau évasé dans lesquelles le cavalier se trouvait parfaitement emboîté[775]. De l'écu, il n'en put être question. Cette pièce ne se portait plus qu'aux fêtes depuis que les armures de mailles, qui se rompaient sous les coups, étaient remplacées par les armures de plates, que rien n'entamait. Quant à l'épée, la plus noble pièce du harnais et la plus claire image de la force unie à la loyauté, Jeanne ne consentit pas à la tenir de l'armurier royal; elle voulut la recevoir de sainte Catherine elle-même.
On sait qu'à sa venue en France, elle s'était arrêtée à Fierbois et qu'elle avait entendu trois messes dans la chapelle de sainte Catherine[776]. La vierge d'Alexandrie possédait en ce lieu de Fierbois beaucoup d'épées, sans compter celle que Charles Martel lui avait donnée, disait-on, et qu'il n'aurait pas été facile de retrouver. Bonne Tourangelle en Touraine, elle était du parti des Armagnacs et se montrait en toutes rencontres favorable aux hommes d'armes qui tenaient pour le dauphin Charles. Les capitaines et les routiers du parti français, sachant qu'elle leur voulait du bien, l'invoquaient préférablement à toute autre, quand ils se trouvaient en danger de mort ou prisonniers de leurs ennemis. Elle ne les sauvait pas tous, mais elle en secourait plusieurs qui venaient lui rendre grâces, et, en signe de reconnaissance, lui offrir leurs harnais de guerre; de sorte que la chapelle de madame sainte Catherine ressemblait à une salle d'armes[777]. Les murs en étaient tout hérissés de fer, et, comme les dons affluaient depuis plus de cinquante années, depuis le temps du roi Charles V, il est probable que les sacristains décrochaient les anciennes armes pour faire place aux nouvelles et entassaient dans quelque magasin la vieille ferraille en attendant une occasion favorable de la vendre[778]. Sainte Catherine ne pouvait refuser une épée à la jeune fille qu'elle aimait jusqu'à descendre du paradis tous les jours et à toute heure pour la voir et l'entretenir sur terre et qui, à son tour, lui avait fait une bonne et dévote visite en ce lieu de Fierbois. Car il faut savoir que sainte Catherine, accompagnée de sainte Marguerite, n'avait pas cessé de fréquenter près de Jeanne à Chinon et à Tours. Elle faisait partie de toutes ces assemblées secrètes que la Pucelle appelait parfois son Conseil et plus souvent ses Voix, sans doute parce que ses oreilles et son esprit en étaient encore plus frappés que ses yeux, malgré l'éclat des lumières dont elle était parfois éblouie et bien qu'elle distinguât des couronnes au front des saintes. Les Voix désignèrent une épée entre toutes celles qui se trouvaient dans la chapelle de Fierbois. Messire Richard Kyrthrizian et frère Gille Lecourt, tous deux prêtres, étaient alors gouverneurs de la chapelle. Tel est le titre qu'ils se donnaient en signant les relations des miracles de leur sainte. Jeanne, par lettre missive, leur fit demander l'épée dont elle avait eu révélation. On la trouvera, disait-elle en sa lettre, sous terre, pas fort avant et derrière l'autel. Ce fut du moins là toutes les indications qu'elle put donner plus tard; encore ne lui souvenait-il plus bien si c'était derrière l'autel ou devant. Sut-elle montrer aux gouverneurs de la chapelle quelques signes auxquels ils reconnussent l'épée? Elle ne s'expliqua jamais sur ce point et sa lettre est perdue[779].
Ce qui est certain, c'est qu'elle croyait avoir vu cette épée par révélation, et non pas autrement. Un armurier tourangeau, qu'elle ne connaissait point (elle affirma depuis ne l'avoir jamais vu), fut chargé de porter la lettre à Fierbois. Les gouverneurs de la chapelle lui remirent une épée marquée de cinq croix, ou de cinq petites épées sur la lame, assez près de la garde. En quel endroit de la chapelle l'avaient-ils trouvée? On ne sait. Un contemporain dit que ce fut dans un coffre, avec de vieilles ferrailles. Si elle avait été cachée et enfouie, ce n'était pas très anciennement; car il suffit de la frotter un peu pour en ôter la rouille. Les prêtres eurent à cœur de l'offrir très honorablement à la Pucelle[780]. Ils l'enfermèrent dans un fourreau de velours vermeil, semé de fleurs de lis, avant de la remettre à l'armurier, qui la venait prendre. Jeanne, en la recevant, la reconnut pour celle qu'elle avait vue par révélation divine et que les Voix lui avaient promise. Et elle le dit très haut à tout ce petit monde de moines et de soldats qui vivaient près d'elle. Cela sembla bien admirable et signe de victoire[781]. Des prêtres de la ville donnèrent, pour protéger l'épée de sainte Catherine, un second fourreau, celui-là de drap noir. Jeanne en fit faire un troisième de cuir très fort[782].
L'histoire de cette épée se répandit au loin, grossie de fables étranges. C'était, disait-on, l'épée, longtemps endormie sous terre, du grand Charles Martel. Plusieurs pensaient que ce fût l'épée d'Alexandre et des preux du temps jadis. Tous la tenaient bonne et fortunée. Bientôt les Anglais et les Bourguignons, instruits de la chose, eurent idée que cette Pucelle avait consulté les démons pour voir ce qui était caché dans la terre, ou soupçonnèrent qu'elle avait elle-même malicieusement enfoui l'épée à l'endroit par elle désigné, afin de séduire les princes, le clergé et le peuple. Ils se demandaient avec inquiétude si ces cinq croix n'étaient pas des signes diaboliques[783]. Ainsi commençaient à se former les illusions contraires selon lesquelles Jeanne parut sainte ou sorcière.
Le roi ne lui avait confié aucun commandement. Se conformant à l'avis des docteurs, il ne l'empêchait pas d'aller à Orléans avec ses gens d'armes, et même il l'y faisait mener honorablement, afin qu'elle y montrât le signe qu'elle avait promis. Il lui donnait des gens pour la conduire, et non pour qu'elle les conduisît. Comment les eût-elle conduits, puisqu'elle ne savait point le chemin? Cependant elle fit faire un étendard selon le mandement de mesdames sainte Catherine et sainte Marguerite qui lui avaient dit: «Prends l'étendard de par le Roi du ciel!» Il était d'une grosse toile blanche, dite boucassin ou bougran, et bordé de franges de soie. Ayant reçu avis de ses Voix, Jeanne y fit mettre, par un peintre de la ville, ce qu'elle appelait «le Monde»[784], c'est-à-dire Notre-Seigneur, assis sur son trône, bénissant de sa dextre levée et tenant dans sa main senestre la boule du monde. À sa droite était un ange, et un ange à sa gauche, peints tous deux en la manière qu'on les voyait dans les églises, et présentant au Seigneur des fleurs de lis. Les noms Jhesus-Maria étaient écrits dessus ou à côté, et le champ était semé de fleurs de lis d'or[785]. Elle se fit peindre aussi des armoiries. C'était, dans un écu d'azur, une colombe d'argent, tenant en son bec une banderole où on lisait: «De par le Roi du ciel[786].» Elle mit cet écu sur l'avers de l'étendard dont Notre-Seigneur occupait la face. Un serviteur du duc d'Alençon, Perceval de Cagny, dit qu'elle fit faire aussi un étendard plus petit que l'autre, un pennon, sur lequel était l'image de Notre-Dame recevant le salut de l'Ange. Le Peintre de Tours, que Jeanne avait employé, venait d'Écosse et se nommait Hamish Power. Il fournit l'étoffe et fit les peintures des deux panonceaux, du grand et du petit; il reçut pour cela du trésorier des guerres vingt-cinq livres tournois[787]. Hamish Power avait une fille nommée Héliote, qui était près de se marier et dont Jeanne se souvint plus tard avec bonté[788].
L'étendard était signe de ralliement. Longtemps les rois, les empereurs, les chefs de guerre seuls l'avaient pu lever. Le suzerain le faisait porter devant lui; les vassaux venaient sous les bannières de leurs seigneurs. Mais, en 1429, les bannières n'étaient plus en usage que dans les confréries, les corporations ou les paroisses, et ne marchaient que devant des troupes pacifiques. À la guerre, il n'en était plus question. Le moindre capitaine, le plus pauvre chevalier, avait son étendard. Devant Orléans, quand cinquante gens d'armes français couraient sus à une poignée de pillards anglais, des étendards volaient sur eux par les champs comme un essaim de papillons. On disait encore, en manière de proverbe, faire étendard pour dire s'enorgueillir[789]. En fait, un routier levait l'étendard sans blâme en menant seulement à la guerre une vingtaine de gens d'armes et de gens de trait à moitié nus. Jeanne en pouvait bien faire autant. Et si même elle tenait, comme il est croyable, son étendard pour signe de commandement souverain et si, l'ayant reçu du Roi du ciel, elle entendait le lever au-dessus de tous les autres, en restait-il un seul dans le royaume pour lui disputer ce rang? Qu'étaient-elles devenues, ces bannières féodales portées pendant quatre-vingts ans au premier rang des désastres, semées dans les champs de Crécy, ramassées sous les haies et les buissons par les coustillers de Galles et de Cornouailles, perdues dans les vignes de Maupertuis, foulées aux pieds des archers anglais dans la terre molle où s'enfonçaient les morts d'Azincourt, ramassées à pleines mains, sous les murs de Verneuil, par les maraudeurs de Bedford? C'est parce que toutes ces bannières étaient misérablement tombées, c'est parce qu'à Rouvray un prince du sang royal venait de traîner honteusement dans sa fuite les étendards des seigneurs, que se levait maintenant l'étendard de la paysanne.
 CHAPITRE X
LE SIÈGE D'ORLÉANS DU 7 MARS AU 28 AVRIL 1429.
Depuis la déconfiture terrible et ridicule des gens du Roi dans la journée des Harengs, les bourgeois avaient perdu toute confiance en leurs défenseurs. Leur esprit agité, soupçonneux et crédule était hanté de tous les fantômes de la peur et de la colère. Brusquement, sans raison, ils se croyaient trahis. Un jour, on apprend qu'un trou, assez grand pour qu'un homme y pût passer, a été percé dans le mur de la ville à l'endroit où ce mur longe les dépendances de l'Aumône[790]. Le peuple en foule y court, voit le trou et un pan de rempart refait à neuf, avec deux «canonnières», ne comprend pas, se croit vendu, livré, s'effraie, s'exaspère, hurle et cherche le religieux de l'infirmerie pour le mettre en pièces[791]. Peu de jours après, le jeudi saint, un bruit sinistre se répand: des traîtres vont remettre la ville aux mains des Anglais. Tout le monde court aux armes; soldats, bourgeois, manants, font la garde sur les boulevards, sur les murs, dans les rues. Le lendemain, le surlendemain le soupçon, l'effroi règnent encore[792].
Au commencement de mars, les assiégeants virent venir les vassaux de Normandie, que le Régent avait convoqués; mais ils ne fournissaient que six cent vingt-neuf lances et ne devaient le service que pour vingt-six jours. Sous la conduite de Scales, Pole et Talbot, les Anglais poursuivaient de leur mieux et selon leurs moyens les travaux d'investissement[793]. Le 10 mars, ils occupèrent, à une lieue à l'est de la ville, la côte escarpée de Saint-Loup qui ne leur fut pas disputée et commencèrent d'y élever une bastille qui dominait le fleuve en amont et les deux routes de Gien et de Pithiviers à leur rencontre, vers la porte de Bourgogne[794]. Le 20 mars, leur bastille de Londres, sur la route du Mans, était achevée. Du 9 au 15 avril, deux nouvelles bastilles s'élevèrent du côté du couchant, Rouen à neuf cents pieds à l'est de Londres, Paris à neuf cents pieds de Rouen. Vers le 20, ils fortifièrent Saint-Jean-le-Blanc au val de Loire et firent un guet pour garder le passage[795]. C'était peu au regard de ce qu'il leur restait à faire et ils manquaient de bras. Ils n'avaient pas trois mille hommes autour de la ville. Ils surprenaient les paysans qui, voyant venir le temps de labourer la vigne, allaient aux champs sans autre souci que la terre, et quand ils les avaient pris, ils les faisaient travailler[796]. De l'avis des hommes de guerre les plus avisés, ces bastilles ne valaient rien. Il n'y avait pas moyen d'y garder des chevaux; on ne pouvait les construire assez rapprochées pour se secourir les unes les autres; l'assiégeant risquant d'y être assiégé. Enfin les Anglais qui employaient ces fâcheuses machines n'y éprouvaient à l'usage que mécomptes et disgrâces. C'est ce dont s'aperçut un des défenseurs de la ville, le sire de Bueil quand il eut pris de l'expérience[797]. Et dans le fait, il y avait si peu de difficultés à traverser les lignes ennemies, que des marchands en risquaient la chance et conduisaient du bétail aux assiégés. Il entre dans la ville: le 7 mars, six chevaux chargés de harengs; le 15, six chevaux chargés de poudre; le 29, du bétail et des vivres; le 2 avril, neuf bœufs gras et des chevaux; le 5, cent un pourceaux et six bœufs gras; le 9, dix-sept pourceaux, des chevaux, des cochons de lait et du blé; le 13, des espèces pour solder la garnison; le 16, des bestiaux et des vivres; le 23, de la poudre et des vivres. Et plus d'une fois on prit à la barbe des Anglais les victuailles et munitions qui leur étaient destinées, tonneaux de vin, gibier, chevaux, arcs, trousses, voire vingt-six têtes de gros bétail[798].
Le siège coûtait très cher aux Anglais, quarante mille livres tournois par mois[799]. L'argent manquait; il fallut recourir aux plus fâcheux expédients. Le roi Henri venait d'ordonner, par lettres du 3 mars, que tous les officiers de Normandie lui fissent prêt d'un quartier de leurs gages[800]. Les gens d'armes, dans leurs taudis de planches et de terre, après avoir souffert du froid, commençaient à souffrir de la faim. La Beauce, l'Île-de-France, la Normandie, ruinées et ravagées, ne leur envoyaient pas beaucoup de bœufs et de moutons. Ils mangeaient mal et buvaient plus mal. Le vin de 1427 était rare; le vin nouveau si petit et si faible, qu'il sentait plus le verjus que le vin[801]. Or, un vieil Anglais a dit des soldats de sa nation: «Ils soupirent après leur soupe et leurs grasses tranches de bœuf: il faut qu'ils soient nourris comme des mulets et qu'ils portent leur provende pendue à leur cou, sinon ils vous ont un air piteux comme des souris noyées[802].»
Une disgrâce subite les affaiblit encore. Le capitaine Poton de Saintrailles et les deux procureurs Guyon du Fossé et Jean de Saint-Avy, qui étaient allés en ambassade auprès du duc de Bourgogne, furent de retour à Orléans le 17 avril. Le duc avait bien accueilli leur requête et consenti à prendre la ville sous sa garde. Mais le Régent, à qui l'offre avait été faite, n'entendait pas de cette oreille. Il répondit qu'il serait bien marri d'avoir battu les buissons et que d'autres eussent les oisillons[803]. L'offre était donc repoussée. Toutefois l'ambassade n'avait point été inutile et ce n'était pas rien que d'avoir amené un nouveau désaccord entre le duc et le Régent. Les ambassadeurs revenaient accompagnés d'un héraut de Bourgogne qui sonna de sa trompette dans le camp anglais et commanda, de par son maître, à tout combattant sujet du duc, de lever le siège. Bourguignons, Picards, Champenois, quelques centaines d'hommes d'armes et d'archers partirent incontinent[804].
Le lendemain, à quatre heures du matin, les bourgeois, enhardis et croyant l'occasion bonne, attaquèrent le camp de Saint-Laurent-des-Orgerils. Ils tuèrent une partie du guet et pénétrèrent dans l'enceinte où ils trouvèrent des tasses d'argent, des robes de martre et beaucoup d'armes. Trop occupés à piller, ils ne se gardèrent pas et furent surpris par les ennemis accourus en grand nombre. Ils s'enfuirent poursuivis par les Anglais qui en tuèrent beaucoup. La ville fut pleine, ce jour-là, des lamentations des femmes qui pleuraient un père, un mari, un frère, des parents[805].
Il y avait là quarante mille hommes emmurés[806], entassés dans une enceinte qui n'en devait contenir qu'une quinzaine de mille, tout un peuple agité par la souffrance, assombri par des deuils domestiques, rongé d'inquiétude, et que d'incessants dangers, des alarmes perpétuelles rendaient fou. Bien que les guerres ne fussent pas alors aussi meurtrières qu'elles le devinrent par la suite, les Orléanais faisaient dans les sorties des pertes fréquentes et cruelles. Les boulets anglais qui, depuis la mi-mars, pénétraient plus avant dans la ville, n'étaient pas toujours inoffensifs. La veille de Pâques fleuries, une pierre de bombarde tua ou blessa cinq personnes, une autre sept[807]. Beaucoup d'habitants, comme le prévôt Alain Du Bey, mouraient de fatigue et du mauvais air[808].
Chacun dans la chrétienté était alors instruit que les crimes des hommes amènent sur le monde les tremblements de terre, les guerres, la famine et la peste. Le beau duc Charles jugeait, comme tout bon chrétien, que la France avait été frappée de grands maux en punition de ses péchés, qui étaient: grand orgueil, gloutonnerie, paresse, convoitise, mépris de la justice et luxure, dont le royaume abondait; et il raisonna, dans une ballade, du mal et du remède[809]. Les Orléanais croyaient fermement que cette guerre leur était envoyée de Dieu pour punir les pécheurs, qui avaient abusé de sa patience. Ils connaissaient la cause de leur mal et le moyen d'en guérir. Ainsi que l'enseignaient les bons frères prêcheurs et comme le duc Charles le coucha par écrit dans sa ballade, le remède était: bien vivre, s'amender, faire chanter et dire des messes pour les âmes de ceux qui avaient souffert dure mort au service du royaume, oublier la vie pécheresse, requérir pardon de Notre-Dame et des saints[810]. Ce remède, les habitants d'Orléans l'avaient employé. Ils avaient fait dire des messes en l'église Sainte-Croix pour l'âme des seigneurs, capitaines et gens d'armes tués à leur service et notamment pour ceux qui avaient péri d'une mort pitoyable à la bataille des Harengs. Ils avaient offert des cierges à Notre-Dame et aux saints patrons de la ville et promené autour des murs la châsse de monsieur Saint Aignan[811].
Chaque fois qu'ils se sentaient en grand péril, ils l'allaient quérir dans l'église Sainte-Croix, la portaient en belle procession par la ville et les remparts[812]; puis, l'ayant ramenée dans la cathédrale, ils écoutaient sous le parvis le sermon d'un bon religieux choisi par les procureurs[813]. Ils faisaient des prières publiques et tenaient le ferme propos de s'amender. C'est pourquoi ils pensaient qu'au paradis, monsieur saint Euverte et monsieur saint Aignan, touchés de leur piété, intercédaient pour eux auprès de Notre-Seigneur; et ils croyaient entendre la voix des deux pontifes. Saint Euverte disait:
—Père tout puissant, je vous prie et requiers de sauver la ville d'Orléans. Elle est mienne; j'en fus évêque, j'en suis patron. Ne la livrez point à ses ennemis.
Saint Aignan disait ensuite:
—Donnez la paix à ceux d'Orléans. Père, ô vous qui, par la bouche d'un enfant, m'avez nommé leur pasteur, faites qu'ils ne tombent pas aux mains des méchants.
Les Orléanais s'attendaient bien à ce que le Seigneur ne cédât pas tout de suite aux prières des deux confesseurs. Connaissant la sévérité de ses jugements, ils craignaient qu'il ne répondît:
—Le peuple de France est puni justement de ses péchés. Sa désobéissance à la sainte Église l'a perdu. Du petit au grand, c'est à qui, dans le royaume, se conduira le plus mal. Laboureurs, bourgeois, gens de pratique et prêtres s'y montrent avaricieux et durs; les princes, ducs et hauts seigneurs y sont orgueilleux, vains, maugréeurs, jureurs et félons. L'ordure de leur vie empuantit l'air. S'ils sont châtiés, c'est justice.
Il fallait s'attendre à ce que le Seigneur parlât ainsi, parce qu'il était en colère et parce qu'en effet les Orléanais avaient beaucoup péché. Mais voici que Notre-Dame, qui aime le roi des fleurs de Lis, prie pour lui et pour le duc d'Orléans le Fils qui cherche en toutes choses à lui complaire:
—Mon fils, je vous requiers tant que je puis de chasser les Anglais de la terre de France; ils n'y ont nul droit. S'ils prennent Orléans, ils prendront le reste à leur plaisance. Ô mon fils, doucement je vous prie de ne le point souffrir.
Et Notre-Seigneur, à la requête de sa sainte mère, pardonne aux Français et consent à les sauver[814].
Ainsi les clartés qu'on avait alors sur le monde spirituel pénétraient les conseils tenus dans le paradis. Plusieurs, et non des moins savants, pensaient qu'après un de ces conseils, Notre-Seigneur avait envoyé son archange à la bergère. Et qu'il voulût sauver le royaume par le bras d'une femme, on le pouvait croire. N'est-ce pas dans la faiblesse qu'il faisait éclater sa puissance? N'avait-il pas permis à David enfant d'abattre le géant Goliath et livré à Judith la tête d'Holopherne? Dans Orléans même, n'avait-il pas mis sur les lèvres d'un nouveau-né le nom du pasteur qui devait délivrer la ville assiégée par Attila[815]?
Le seigneur de Villars et messire Jamet du Tillay, revenus de Chinon, rapportèrent qu'ils avaient vu de leurs yeux la Pucelle et contèrent les merveilles de sa venue. Ils dirent comment elle avait fait si grand chemin, traversé à gué de grosses rivières, passé par beaucoup de villes et de villages du parti des Anglais, puis cheminé sans dommage dans ces pays français où se faisaient d'innombrables maux et pilleries; comment, menée au Roi, elle lui avait dit, par bien belles paroles, en faisant la révérence: «Gentil dauphin, Dieu m'envoie pour vous aider et secourir. Donnez-moi gens, car, par grâce divine et force d'armes, je lèverai le siège d'Orléans et puis vous mènerai sacrer à Reims, ainsi que me l'a commandé Dieu, qui veut que les Anglais s'en retournent en leur pays et vous laissent votre royaume en paix, lequel vous doit demeurer. Ou s'ils ne le laissent, il leur en mécherra»; et comment enfin interrogée par plusieurs prélats, chevaliers, écuyers, docteurs en lois et en décrets, elle avait été trouvée d'honnête contenance et sage en ses paroles. Ils vantèrent sa piété, sa candeur, cette simplicité qui laissait voir Dieu en elle, et cette adresse à conduire un cheval et à manier les armes dont chacun s'émerveillait[816].
Nouvelles vinrent à la fin de mars que, menée à Poitiers, elle avait été interrogée par les docteurs et insignes maîtres, et leur avait répondu aussi affirmativement que sainte Catherine aux docteurs d'Alexandrie, et que, vu la bonté de ses paroles et la fermeté de ses promesses, le roi, mettant en elle sa confiance, l'avait fait armer pour qu'elle allât à Orléans où on la verrait bientôt montée sur un cheval blanc, portant au côté l'épée de sainte Catherine et tenant en sa main l'étendard qu'elle avait reçu du Roi des cieux[817].
Ce qu'on rapportait de Jeanne paraissait aux gens d'Église merveilleux et non pas incroyable, puisqu'ils en trouvaient des exemples dans l'histoire sainte qui était pour eux toute l'histoire; ceux qui avaient des lettres puisaient dans leur savoir moins de raisons de nier que de douter ou de croire. Les simples concevaient de ces choses une admiration candide.
Quelques-uns parmi les capitaines et même dans le peuple disaient que c'était dérision. Mais ils risquaient de se faire maltraiter. Les habitants croyaient en la Pucelle comme en Notre-Seigneur; ils attendaient d'elle secours et délivrance; ils l'appelaient dans une sorte de folie mystique et de délire religieux. La fièvre du siège était devenue la fièvre de la Pucelle[818].
Cependant la façon dont les gens du roi la mettaient en œuvre prouvait que, se conformant à l'avis des théologiens, ils entendaient ne se pas départir des moyens conseillés par la prudence humaine. Elle devait entrer dans la ville avec un convoi de vivres et de munitions préparé alors à Blois, par l'ordre du roi et par les soins de la reine de Sicile[819]. Un nouvel effort se faisait dans toutes les provinces fidèles pour secourir et délivrer la cité courageuse. Gien, Bourges, Blois, Châteaudun, Tours, envoyaient des hommes et des vivres; Angers, Poitiers, La Rochelle, Albi, Moulins, Montpellier, Clermont, du soufre, du salpêtre, de l'acier, des armes[820]. Et, si les Toulousains ne donnèrent rien, c'est que la ville, comme le déclarèrent ingénument les notables consultés par les capitouls, n'avait pas de quoi, non habebat de quibus[821]. Les conseillers du roi et notamment monseigneur Regnault de Chartres, chancelier du royaume, formaient une nouvelle armée. Ce qu'on n'avait pu faire avec les Auvergnats, on le tenterait avec les Angevins et les Manceaux. La reine de Sicile, duchesse de Touraine et d'Anjou, s'y prêtait bien volontiers. Orléans pris, elle risquait fort de perdre ses terres auxquelles elle était très attachée. Aussi ne marchandait-elle ni l'argent, ni les hommes, ni les vivres. Passé la mi-avril, un bourgeois d'Angers, nommé Jean Langlois, vint apporter des lettres avisant les procureurs que le blé donné par elle allait venir. Jean Langlois reçut de la ville un cadeau et les procureurs lui offrirent à dîner à l'Écu Saint-Georges. Ce blé faisait partie du grand convoi que devait accompagner la Pucelle[822].
Vers la fin du mois, sur l'ordre de Monseigneur le Bâtard, les capitaines des garnisons françaises de la Beauce et du Gâtinais se rendirent dans la ville pour appuyer l'armée de Blois, dont la venue était annoncée. Le 28, messire Florent d'Illiers[823], capitaine de Châteaudun, fit son entrée avec quatre cents combattants[824].
Qu'allait-il advenir d'Orléans? Le siège, mal conduit, causait aux Anglais les plus cruels mécomptes. Leurs capitaines s'apercevaient de reste qu'ils ne réduiraient pas la ville au moyen de ces bastilles entre lesquelles tout passait, hommes, vivres, munitions, et avec une armée qui fondait dans la boue des taudis et que les maladies, les désertions réduisaient à trois mille, trois mille deux cents hommes au plus. Ils avaient perdu presque tous leurs chevaux. Loin de pouvoir continuer l'attaque, ils n'étaient plus en état de se défendre dans leurs malheureuses tours de bois, plus profitables, comme disait Le Jouvencel, aux assiégés qu'aux assiégeants[825].
Tout leur espoir, incertain et lointain, était dans l'armée de renfort que le Régent formait péniblement à Paris[826]. Cependant on trouvait le temps long dans la ville assiégée. Les gens de guerre qui la défendaient étaient braves, mais à bout d'inventions et ne sachant plus que tenter; les bourgeois faisaient bonne garde, mais ils tenaient mal à découvert; ils ne se doutaient pas de l'état désastreux où les assiégeants étaient réduits; la fièvre que leur donnaient l'inquiétude, les privations et le mauvais air les abattait. Ils voyaient déjà les Coués prenant la ville d'assaut, tuant, pillant, violant. À tout moment ils se croyaient trahis. Le calme et le sang-froid leur manquaient pour reconnaître les avantages de leur situation, qui étaient énormes: la ville gardait ses communications avec le dehors et pouvait se ravitailler et se renforcer indéfiniment. Au surplus, une armée de secours, en bonne avance sur celle des Anglais, allait bientôt venir, amenant force têtes de bétail, assez puissante en hommes et abondante en munitions pour enlever en quelques jours les forteresses anglaises.
Avec cette armée, le roi envoyait la Pucelle annoncée.
 CHAPITRE XI
LA PUCELLE À BLOIS. — LA LETTRE AUX ANGLAIS. — LE DÉPART POUR ORLÉANS.
La Pucelle, avec son escorte de routiers et de mendiants, arriva à Blois en même temps que Messire Regnault de Chartres, chancelier de France, et le sire de Gaucourt, gouverneur d'Orléans[827]. Elle était sur les terres du prince qu'elle avait grand souci de délivrer: le Blésois appartenait au duc Charles, prisonnier des Anglais. Les marchands amenaient dans la ville bœufs, vaches, moutons, brebis, pourceaux à foison, du grain, de la poudre et des armes[828]. L'amiral de Culant et le seigneur Ambroise de Loré étaient venus d'Orléans surveiller l'approvisionnement. La Reine de Sicile s'était rendue à Blois. Le Roi qui, à cette époque, ne la consultait guère, lui dépêcha pourtant le duc d'Alençon, avec mission de se concerter avec elle pour l'envoi des secours[829]. Le sire de Rais, de la maison de Laval et de la lignée des ducs de Bretagne, seigneur de vingt-quatre ans à peine, vint, libéral et magnifique, amenant, avec une belle compagnie d'Anjou et du Maine, les orgues de sa chapelle, les enfants de la maîtrise, les petits chanteurs de la psallette[830]. Le maréchal de Boussac, les capitaines La Hire et Poton arrivèrent d'Orléans[831]. Une armée de sept mille hommes fut réunie sous les murs de la ville[832]. Pour partir on n'attendait plus que l'argent nécessaire au paiement des vivres et à la solde des troupes. Les capitaines et gens d'armes ne servaient pas à crédit; quant aux marchands, s'ils risquaient de perdre leurs victuailles et la vie avec, c'était pour argent comptant[833]. Point de pécune point de bétail, et les chariots ne roulaient pas.
Au mois de mars, Jeanne avait dicté à l'un des maîtres de Poitiers une brève sommation à l'adresse des capitaines anglais[834]. Elle la développa en une lettre qu'elle montra à quelques-uns de son parti, et qu'elle envoya ensuite de Blois, par un héraut, au camp de Saint-Laurent-des-Orgerils. Cette lettre était adressée au roi Henri, au Régent et aux trois chefs qui depuis la mort de Salisbury conduisaient le siège, Scales, Suffolk et Talbot. En voici le texte[835]: