Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 1 de 2
JHESUS ✝ MARIA
Très chiers et bons amis, s'il ne tient à vous, seigneurs, bourgeois et habitans de la ville de Troies, Jehanne la Pucelle vous mande et fait sçavoir de par le roy du Ciel, son droitturier et souverain seigneur, duquel elle est chascun jour en son service roial, que vous fassiés vraye obéissance et recongnoissance au gentil roy de France quy sera bien brief à Reins et à Paris, quy que vienne contre, et en ses bonnes villes du sainct royaume, à l'ayde du roy Jhesus. Loiaulx François, venés au devant du roy Charles et qu'il n'y ait point de faulte; et ne vous doubtés de voz corps ne de voz biens, se ainsi le faictes. Et se ainsi ne le faictes, je vous promectz et certiffie sur voz vies que nous entrerons à l'ayde de Dieu en toultes les villes quy doibvent estre du sainct royaulme, et y ferons bonne paix fermes, quy que vienne contre. À Dieu vous commant, Dieu soit garde de vous, s'il luy plaist. Responce brief. Devant la cité de Troyes, escrit à Saint-Fale, le mardi quatriesme jour de juillet[1331].
Au dos:
Aux seigneurs, bourgeois de la cité de Troyes.
La Pucelle remit cette lettre au frère Richard, qui se chargea de la porter aux habitants[1332].
De Saint-Phal, suivant la voie romaine, l'armée s'avança vers Troyes[1333]. À cette nouvelle, le Conseil de la ville s'assembla le mardi 5, de bon matin, et envoya aux habitants de Reims une missive dont voici le sens:
«Nous attendons aujourd'hui les ennemis du roi Henri et du duc de Bourgogne pour être assiégés par eux. À l'entreprise de ces ennemis, quelque puissance qu'ils aient, vu et considéré la juste querelle que nous tenons et les secours de nos princes qui nous ont été promis, nous sommes délibérés de nous garder de bien en mieux en l'obéissance du roi Henri et du duc de Bourgogne, jusques à la mort, comme nous avons juré sur le précieux corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, priant les habitants de Reims d'avoir souci de nous, comme frères et loyaux amis, et d'envoyer par devers monseigneur le Régent et le duc de Bourgogne, pour les requérir et supplier de prendre pitié de leurs pauvres sujets et de les venir secourir[1334].»
Ce même jour, de Brinion-l'Archevêque où il avait pris logis, le roi Charles fit porter dès le matin, par ses hérauts, aux membres du Conseil de la ville de Troyes, des lettres closes, signées de sa main et scellées de son sceau, par lesquelles il leur faisait savoir que, sur l'avis de son Conseil, il avait entrepris d'aller à Reims pour y recevoir son sacre, que son intention était d'entrer le lendemain dans la cité de Troyes et qu'à cette fin il leur mandait et commandait de lui rendre l'obéissance qu'ils lui devaient et de se disposer à le recevoir. Il s'efforçait prudemment de les rassurer sur ses intentions, qui n'étaient point de tirer vengeance des choses passées. Il n'en avait point la volonté, disait-il; mais qu'ils se gouvernassent envers leur souverain comme ils devaient, il mettrait tout en oubli et les tiendrait en sa bonne grâce[1335].
Le Conseil refusa aux hérauts du roi Charles l'entrée de la ville, mais il reçut les lettres, les lut, en délibéra et fit connaître aux hérauts la délibération prise, dont voici la substance:
«Les seigneurs chevaliers et écuyers qui sont en la ville, de par le roi Henri et le duc de Bourgogne, ont avec nous, habitants de Troyes, juré de ne faire entrer dans notre ville plus fort que nous, sans l'exprès commandement du duc de Bourgogne. Eu égard à leur serment, ceux qui sont dans la ville n'oseraient y mettre le roi Charles.»
Et les conseillers ajoutèrent pour leur excuse:
«Quelque vouloir que nous ayons, nous, habitants, il nous faut regarder aux hommes de guerre qui sont dans la ville, plus forts que nous.»
Les conseillers firent afficher la lettre du roi Charles et, au-dessous, leur réponse[1336].
Ils lurent en Conseil la lettre que la Pucelle avait dictée de Saint-Phal et remise au frère Richard. Le religieux n'avait pas préparé ces bourgeois à la recevoir favorablement, car ils en rirent beaucoup.
—Il n'y a, dirent-ils, à cette lettre ni rime ni raison. Ce n'est que moquerie[1337].
Ils la jetèrent au feu sans y faire de réponse. Ils disaient de Jeanne qu'elle était cocarde[1338], c'est-à-dire toute niaise. Et ils ajoutaient:
—Nous la certifions être une folle pleine du diable[1339].
Ce même jour, à neuf heures du matin, l'armée commença de passer le long des murs et à prendre logis autour de la ville[1340].
Ceux qui campèrent au sud-ouest, vers les Hauts-Clos, purent admirer la cité qui dressait au milieu d'une vaste plaine ses longues murailles, ses portes guerrières, ses hautes tours et son beffroi. Ils voyaient à leur droite l'église de Saint-Pierre dont l'ample vaisseau, sans flèches ni tours, s'élevait au-dessus des toits[1341]. C'est là que huit ans auparavant avaient été célébrées les fiançailles du roi Henri V d'Angleterre avec madame Catherine de France. Car, en cette ville de Troyes, la reine Ysabeau et le duc Jean avaient fait signer au roi Charles VI, privé de sens et de mémoire, l'abandon du royaume des Lis au roi d'Angleterre et la déchéance de Charles de Valois. Madame Ysabeau avait assisté aux fiançailles de sa fille, vêtue d'une robe de damas de soie bleue et d'une houppelande de velours noir fourrée de quinze cents ventres de menu vair, après quoi elle avait fait venir, pour se distraire, ses oiseaux chanteurs, chardonnerets, pinsons, tarins et linots[1342].
À l'arrivée des Français, la plupart des habitants étaient sur les murs, regardant, moins en ennemis qu'en curieux, et semblaient ne rien craindre; ils cherchaient surtout à voir le roi[1343].
La ville était forte; le duc de Bourgogne pourvoyait depuis longtemps à ce qu'elle fût en état de défense. En 1417 et 1419 ceux de Troyes, comme en 1428 ceux d'Orléans, avaient rasé leurs faubourgs et démoli toutes les maisons situées hors de la ville à deux ou trois cents pas des remparts. L'arsenal était pourvu; les magasins regorgeaient de vivres, mais la garnison anglo-bourguignonne ne se composait que de trois cent cinquante à quatre cents hommes[1344].
Ce même jour encore, à cinq heures de l'après-midi, les conseillers de la ville de Troyes mandèrent aux habitants de Reims l'arrivée des Armagnacs, leur envoyèrent copie de la lettre de Charles de Valois, de la réponse qu'ils y avaient faite et de la lettre de la Pucelle, qu'ils n'avaient donc pas brûlée tout de suite; et leur firent part de la résolution où ils étaient de résister jusqu'à la mort, au cas où ils fussent secourus.
Ils écrivirent semblablement aux habitants de Châlons pour les aviser de la venue du dauphin, et ils leur firent connaître que la lettre de Jeanne la Pucelle avait été portée à Troyes par frère Richard le prêcheur[1345].
Ces écritures revenaient à dire: Comme tout bourgeois en pareille occurrence, nous risquons d'être pendus par les Bourguignons et par les Armagnacs, de quoi nous aurions grand regret. Pour conjurer autant que possible cette disgrâce, nous donnons à entendre au roi Charles de Valois, que nous ne lui ouvrons pas nos portes, parce que la garnison nous en empêche, et que nous sommes les plus faibles, ce qui est vrai. Et nous faisons connaître à nos seigneurs le Régent et le duc de Bourgogne que, la garnison étant trop faible pour nous garder, ce qui est vrai, nous demandons à être secourus, ce qui est loyal, et nous comptons bien ne pas l'être, car alors il nous faudrait subir un siège et risquer d'être pris d'assaut, ce qui est une cruelle extrémité pour des marchands. Mais ayant demandé à être secourus et ne l'étant pas, nous nous rendrons sans encourir de reproche. Le point important est de faire déguerpir la garnison, heureusement petite. Quatre cents hommes, c'est peu pour nous défendre, c'est trop pour nous rendre. Quant à charger les habitants de la ville de Reims de demander secours pour eux et pour nous, c'est montrer à notre seigneur de Bourgogne notre bonne volonté et nous n'y risquons rien, car nous savons de reste que nos compères les Rémois s'arrangent comme nous pour demander aide et n'en point recevoir, et qu'ils guettent le moment d'ouvrir leurs portes au roi Charles, qui a une forte armée. Et pour tout dire, nous résisterons jusqu'à la mort si nous sommes secourus, ce qu'à Dieu ne plaise!
Ainsi pensaient finement ces âmes champenoises.
Les bourgeois tirèrent quelques boulets de pierre sur les Français; la garnison escarmoucha quelque peu et rentra dans la ville[1346].
Cependant l'armée du roi Charles criait famine[1347]. Le conseil qu'on avait reçu du seigneur archevêque d'Embrun de pourvoir aux vivres par les moyens de la prudence humaine était plus facile à donner qu'à suivre. Il y rivait dans le camp bien six à sept mille hommes qui de huit jours n'avaient mangé de pain. Les gens d'armes se nourrissaient, vaille que vaille, d'épis de blé pilés encore verts et de fèves nouvelles qu'ils trouvaient en abondance. On se rappela alors que, durant le carême de la Saint-Martin, frère Richard avait dit aux gens de Troyes: «Semez des fèves largement: Celui qui doit venir viendra bientôt.» Ce que le bon frère avait dit des semailles au sens spirituel fut pris au sens littéral; par un beau coq-à-l'âne, ce qui s'entendait de la venue du Messie fut appliqué à la venue du roi Charles. Frère Richard passa pour le prophète des Armagnacs et les gens d'armes crurent de bonne foi que ce prêcheur évangélique avait fait pousser les fèves qu'ils cueillaient et pourvu à leur nourriture par sa prud'homie, sagesse et pénétration dans les conseils du Dieu qui donna dans le désert la manne au peuple d'Israël[1348].
Le roi, qui logeait à Brinion depuis le 4 juillet, arriva devant Troyes, après dîner, le vendredi 8[1349]. Ce jour même il tint conseil avec les chefs de guerre et les princes du sang royal pour aviser si l'on resterait devant la ville jusqu'à ce qu'on obtînt, soit par promesses, soit par menaces, qu'elle se soumît, ou si l'on passerait outre, la laissant de côté comme Auxerre[1350].
La discussion avait beaucoup duré quand la Pucelle survint et prophétisa:
—Gentil dauphin, dit-elle, ordonnez à vos gens d'assaillir la ville de Troyes et ne durez pas davantage en de trop longs conseils, car, en nom de Dieu, avant trois jours, je vous ferai entrer dans la ville, qui sera vôtre par amour ou par puissance et courage. Et en sera la fausse Bourgogne bien sotte[1351].
Pourquoi, contre l'habitude, l'avait-on appelée au Conseil? Il s'agissait de tirer quelques coups de canon et de faire mine d'escalader les murs, de donner enfin un semblant d'assaut. On le devait bien aux habitants de Troyes, à ces bourgeois, à ces gens d'Église, qui ne pouvaient décemment céder qu'à la force; et il fallait effrayer le menu peuple qui restait Bourguignon de cœur. Probablement le seigneur de Trèves ou quelque autre jugeait que la petite sainte, en se montrant sous les remparts, inspirerait aux ouvriers tisseurs de Troyes une terreur religieuse.
On n'eut qu'à la laisser faire. Au sortir du Conseil, elle monta à cheval et, sa lance à la main, courut aux fossés, suivie d'une foule de chevaliers, d'écuyers et d'artisans[1352]. L'attaque fut préparée contre le mur du nord-ouest, entre la porte de la Madeleine et celle de Comporté[1353]. Jeanne, qui croyait fermement que par elle la ville serait prise, excita toute la nuit les gens à apporter des fagots et à mettre l'artillerie en place. Elle criait: «À l'assaut!» et faisait le geste de jeter des fascines dans les fossés[1354].
Cette menace produisit l'effet attendu. Les gens de petit état, voyant déjà la ville prise et s'attendant à ce que les Français vinssent piller, massacrer, violer, selon l'usage, se réfugièrent dans les églises. Quant aux clercs et aux notables, ils n'en demandèrent pas davantage[1355].
Charles de Valois ayant fait savoir qu'on pouvait aller à lui en toute sûreté, le seigneur évêque Jean Laiguisé, messire Guillaume Andouillette, maître de l'Hôtel-Dieu, le doyen du chapitre, les membres du clergé, les notables, se rendirent auprès du roi[1356].
Jean Laiguisé prit la parole. Il venait faire la révérence au roi et avait à cœur d'excuser ceux de la ville.
—Il ne tient pas à eux, dit-il, que le roi n'y entre à son bon plaisir. Le bailli et les gens de la garnison, qui sont bien de trois à quatre cents, gardent les portes et s'opposent à ce qu'on les ouvre. Qu'il plaise au roi d'avoir patience jusqu'à ce que j'aie parlé à ceux de la ville. J'espère qu'aussitôt que je leur aurai parlé, ils donneront l'entrée et feront obéissance en sorte que le roi sera content d'eux[1357].
Le roi, répondant à l'évêque, lui exposa les raisons de son voyage et les droits qu'il avait sur la ville de Troyes.
—Je pardonnerai sans réserve, ajouta-t-il, tout ce qui fut fait au temps passé. Je tiendrai les habitants de Troyes en paix et franchise, à l'exemple du roi saint Louis[1358].
Jean Laiguisé demanda que les gens d'église qui avaient régales ou collations du feu roi Charles VI les gardassent et que ceux qui les avaient du roi Henri d'Angleterre prissent lettres du roi Charles et qu'ils gardassent leurs bénéfices, au cas même où le roi en eût fait collation à d'autres.
Le roi y consentit, et le seigneur évêque crut voir un nouveau Cyrus.
Il rapporta ce colloque au Conseil de la ville qui délibéra et conclut de rendre obéissance au roi, attendu son bon droit et moyennant qu'il ferait absolution générale de tous les cas, ne laisserait point de garnison et abolirait les aides, excepté la gabelle[1359].
Sur quoi, le Conseil fit connaître, par lettres, cette résolution aux habitants de Reims en les exhortant à en prendre une semblable.
«Ainsi, dirent-ils, nous aurons même seigneur; vous préserverez vos corps et vos biens, comme nous avons fait. Car autrement nous étions perdus. Nous ne regrettons point notre soumission. Il nous déplaît seulement d'avoir tant tardé. Vous serez joyeux de faire de même, d'autant que le roi Charles est le prince de la plus grande discrétion, entendement et vaillance qui de longtemps soit sorti de la noble maison de France[1360].»
Frère Richard s'en fut trouver la Pucelle. Sitôt qu'il l'aperçut, et de fort loin, il s'agenouilla devant elle. Quand elle le vit, elle s'agenouilla pareillement devant lui, et ils se firent grande révérence. Rentré dans la ville, le bon frère prêcha abondamment le peuple et l'exhorta à se mettre en l'obéissance du roi Charles.
—Dieu, dit-il, avise à son succès. Il lui a donné pour l'accompagner et conduire à son sacre une sainte Pucelle qui, comme je le crois fermement, a autant de puissance à pénétrer les secrets de Dieu, qu'aucun saint du Paradis, excepté saint Jean l'Évangéliste[1361].
C'était le moins que le bon frère laissât au-dessus de la Pucelle le premier des saints, l'apôtre qui avait reposé sa tête sur la poitrine de Jésus, le prophète qui devait revenir sur la terre, à la consommation des siècles, avant peu.
—Si elle voulait, disait encore frère Richard, elle pourrait faire entrer tous les gens d'armes du roi par-dessus les murs, et comme il lui plairait. Elle peut beaucoup d'autres choses encore.
Ceux de la ville avaient grande foi et confiance en ce bon père qui parlait bien. Ce qu'il disait de la Pucelle leur parut admirable et les tourna à l'obéissance d'un roi si bien accompagné. Ils crièrent tous d'une voix[1362]:
—Vive le roi Charles de France!
Il fallait maintenant traiter avec le bailli, qui n'était pas intraitable, puisqu'il avait souffert cette allée et venue de la ville au camp et du camp à la ville, et trouver un moyen honnête de se débarrasser de la garnison. À cet effet, précédée du seigneur évêque, la commune alla très nombreuse vers le bailli et les capitaines et les somma de mettre la ville en sûreté[1363]. Ce dont ils étaient bien incapables, car de délivrer une ville qui ne voulait pas être délivrée et de chasser trente mille Français, ils ne le pouvaient vraiment faire.
Comme les habitants l'avaient prévu, le bailli se trouvait dans un grand embarras. Ce que voyant, les conseillers de la ville lui dirent:
—Si vous ne voulez tenir le traité que vous avez fait pour le bien public, nous mettrons les gens du roi dans la ville, que vous le veuillez ou non.
Le bailli et les capitaines se refusèrent à trahir les Anglais et les Bourguignons qu'ils servaient, mais ils consentirent à s'en aller. C'est tout ce qu'on leur demandait[1364].
La ville ouvrit ses portes au roi Charles. Le dimanche 10 juillet de très bon matin, la Pucelle entra la première dans Troyes, avec les communes dont elle était aimée si chèrement. Frère Richard l'accompagnait. Elle mit les gens de trait le long des rues que devait suivre le cortège, afin que le roi de France traversât la ville entre une double haie de ces piétons qui l'avaient suivi et grandement aidé[1365].
Tandis que Charles de Valois entrait par une porte la garnison bourguignonne sortait par une autre[1366]. Comme il avait été convenu, les gens du roi Henri et du duc Philippe emportaient leurs armes et leurs biens. Or, dans leurs biens, ils comprenaient les prisonniers du parti français, qu'ils avaient reçus à rançon. Ils n'avaient pas tout à fait tort, semble-t-il, selon les usages et coutumes de la guerre, mais c'était pitié de voir ces gens du roi Charles emmenés ainsi captifs à la venue de leur seigneur. La Pucelle en fut avertie et son bon cœur s'émut. Elle courut à la porte de la ville où déjà les gens de guerre étaient réunis avec armes et bagages. Elle y trouva les seigneurs de Rochefort et Philibert de Moslant, les interpella, leur cria de laisser les gens du dauphin. Les capitaines n'entendaient pas de cette oreille-là.
—C'est fraude et malice, lui dirent-ils, de venir ainsi contre le traité.
Cependant les prisonniers priaient à genoux la sainte de les garder.
—En nom Dieu, s'écria-t-elle, ils ne partiront pas[1367].
Durant cette altercation, un écuyer bourguignon faisait à part lui sur la Pucelle des Armagnacs des réflexions qu'il révéla par la suite. «C'est par ma foi, songeait-il, la plus simple chose que je vis oncques. En son fait il n'y a ni rime ni raison, non plus qu'en le plus sot que je vis oncques. Je ne la compare pas à si vaillante femme comme madame d'Or, et les Bourguignons ne font que se moquer de ceux qui ont peur d'elle[1368].»
Pour entendre la finesse de cette plaisanterie il faut savoir que madame d'Or, haute comme une botte, tenait l'emploi de sotte auprès de monseigneur Philippe[1369].
La Pucelle ne put s'entendre, au sujet des prisonniers, avec les seigneurs de Rochefort et de Moslant. Ils avaient pour eux le droit de la guerre. Elle n'avait pour elle que les raisons de son bon cœur. Ce débat parut fort plaisant aux gens d'armes des deux obéissances. Quand il en fut instruit, le roi Charles sourit et dit que, pour appointer les parties, il payerait la rançon des prisonniers, qui fut fixée à un marc d'argent par tête. Les Bourguignons, en recevant cette somme, louèrent fort le roi de France de ses grandes manières[1370].
Ce même jour de dimanche, environ neuf heures du matin, le roi Charles fit son entrée. Il avait revêtu ses habits de fête, éclatants de velours, d'or et de pierreries; le duc d'Alençon et la Pucelle, tenant sa bannière à la main, chevauchaient à ses côtés; il était suivi de toute sa chevalerie. Les habitants allumèrent des feux de joie et dansèrent des rondes; les petits enfants crièrent: «Noël!» frère Richard prêcha[1371].
La Pucelle fit ses dévotions dans les églises. En une de ces églises elle tint un enfant sur les fonts du baptême. On lui demandait souvent, comme à une princesse ou à une sainte femme, d'être marraine d'enfants qu'elle ne connaissait pas et qu'elle ne devait jamais revoir. Elle donnait de préférence aux garçons le nom de Charles, pour l'honneur de son roi, et aux filles son nom de Jeanne. Elle nommait parfois aussi ses filleuls comme les mères voulaient[1372].
Le lendemain, 11 juillet, l'armée, qui était restée aux champs sous le commandement de messire Ambroise de Loré, traversa la ville. L'entrée des gens d'armes était un fléau aussi redouté des bourgeois que la peste noire[1373]. Le roi Charles, qui traitait les habitants de Troyes avec d'extrêmes ménagements, prit soin de contenir le fléau. Par son commandement, les hérauts crièrent que nul ne fût si hardi, sous peine de la hart, d'entrer dans les maisons et de rien prendre contre le gré et la volonté de ceux de la ville[1374].
CHAPITRE XVIII
LA CAPITULATION DE CHÂLONS ET DE REIMS. — LE SACRE.
Au sortir de Troyes, l'armée royale s'engagea dans la Champagne pouilleuse, traversa l'Aube vers Arcis et prit son logis dans Lettrée, à cinq lieues de Châlons. De Lettrée, le roi envoya son héraut Montjoie à ceux de Châlons pour leur demander de le recevoir et de lui rendre pleine obéissance[1375].
Les villes de Champagne se tenaient comme les doigts de la main. Quand le dauphin était encore à Brinion-l'Archevêque, les habitants de Châlons en avaient été instruits par leurs amis de Troyes. Ceux-ci les avaient même avertis que frère Richard, le prêcheur, leur avait porté une lettre de Jeanne la Pucelle. Sur quoi ceux de Châlons écrivirent aux habitants de Reims:
«Nous avons été fort ébahis du frère Richard. Nous pensions que ce fût un très bon prud'homme. Mais il est devenu sorcier. Nous vous mandons que les habitants de Troyes font forte guerre aux gens du dauphin. Nous avons intention de résister de toute notre puissance à ces ennemis[1376].»
Ils ne pensaient pas un mot de ce qu'ils écrivaient et ils savaient que ceux de Reims n'en croyaient rien. Mais il importait de montrer une grande loyauté au duc de Bourgogne avant de recevoir un autre maître.
L'évêque comte de Châlons vint à Lettrée au-devant du roi, et lui remit les clés de la ville. C'était Jean de Montbéliard-Sarrebrück, des sires de Commercy[1377].
Le 14 juillet, le roi entra avec son armée dans la ville de Châlons[1378]. La Pucelle y trouva quatre ou cinq paysans de son village, qui venaient la voir, entre autres Jean Morel, un de ses parrains. Laboureur de son état, âgé de quarante-trois ans environ, il s'était enfui avec la famille d'Arc à Neufchâteau, au passage des gens de guerre. Jeanne lui donna une robe rouge, qu'elle avait portée[1379]. Elle vit aussi à Châlons un autre laboureur plus jeune que Morel d'une dizaine d'années, Gérardin d'Épinal, qu'elle appelait son compère, comme elle appelait Isabellette, femme de Gérardin, sa commère, pour la raison qu'elle avait tenu sur les fonts leur fils Nicolas et qu'une marraine est une mère en esprit. Au village, Jeanne se défiait de Gérardin, qui était Bourguignon; à Châlons, elle lui montra plus de confiance et, l'entretenant des progrès de l'armée, lui dit qu'elle ne craignait rien hors la trahison[1380]. Elle avait déjà de sombres pressentiments; sans doute elle sentait que désormais la candeur de son âme et la simplicité de sa pensée étaient trop rudement combattues par la malice des hommes et les forces confuses des choses; déjà monseigneur saint Michel, madame sainte Catherine et madame sainte Marguerite ne lui parlaient plus avec autant de clarté que devant, faute de pénétrer dans les chancelleries de France et de Bourgogne, qui n'étaient pas choses du ciel.
Ceux de Châlons, à l'exemple de leurs amis de Troyes, écrivirent aux habitants de Reims qu'ils avaient reçu le roi de France et qu'ils leur conseillaient de faire de même. En cette lettre, ils disaient qu'ils avaient trouvé le roi Charles doux, gracieux, pitoyable et miséricordieux; et, dans le fait, ce roi prenait en douceur ses villes de Champagne. Ceux de Châlons ajoutaient qu'il était de haut entendement, beau de sa personne et de beau maintien[1381]. C'était beaucoup dire.
Les habitants de Reims se comportaient avec prudence. À la venue du roi de France, en même temps qu'ils lui envoyaient des messagers pour l'avertir que les portes de la ville lui seraient ouvertes, ils donnaient avis à leur seigneur le duc Philippe, ainsi qu'aux chefs anglais et bourguignons, des progrès de l'armée royale, selon ce qu'ils en pouvaient savoir, et ils leur mandaient de fermer le passage aux ennemis[1382]. Mais ils n'étaient pas pressés d'obtenir des secours pour la défense de leur ville, comptant que, s'ils n'en recevaient pas, ils se rendraient au roi Charles sans encourir aucun blâme des Bourguignons, et qu'ainsi ils n'auraient rien à craindre de l'un et l'autre parti. Pour l'heure, ils gardaient deux loyautés, ce qui n'était pas trop d'une en ces conjonctures difficiles et périlleuses. Quand on voit comme ces villes de Champagne pratiquaient ingénieusement l'art de changer de maître, il est bon de savoir que de cet art dépendait le salut de leurs corps et de leurs biens.
Dès le 1er juillet, le capitaine Philibert de Moslant leur écrivit de Nogent-sur-Seine, où il se trouvait avec sa compagnie bourguignonne, que, s'ils avaient besoin de lui, il les viendrait secourir en bon chrétien[1383]. Ils firent mine de ne pas entendre. Après tout, le seigneur Philibert n'était pas leur capitaine. Ce qu'il en pensait faire n'était, comme il le disait, que par charité chrétienne. Les notables de Reims, qui ne voulaient pas être sauvés, avaient à se garder surtout de leur naturel sauveur, le sire de Chastillon, grand queux de France, capitaine de la ville[1384]. Et il fallait qu'ils lui demandassent secours de façon qu'ils n'obtinssent pas ce qu'ils demandaient, de peur d'être comme les Israélites de qui il est écrit: Et tribuit eis petitionem eorum.
Alors que l'armée royale était encore sous Troyes, un héraut se présenta devant la ville de Reims, portant une lettre donnée par le roi, à Brinion-l'Archevêque, le lundi 4 juillet. Cette lettre fut remise au Conseil. «Vous pouvez bien avoir reçu nouvelle, disait le roi Charles aux habitants de Reims, de la bonne fortune et victoire qu'il a plu à Dieu nous donner sur les Anglais, nos anciens ennemis, devant la ville d'Orléans et, depuis lors, à Jargeau, Beaugency et Meung-sur-Loire, en chacun desquels lieux nos ennemis ont reçu très grand dommage; tous leurs chefs et des autres jusqu'au nombre de quatre mille y sont morts ou demeurés prisonniers. Ces choses étant advenues plus par grâce divine que par œuvre humaine, selon l'avis des princes de notre sang et lignage et des conseillers de notre Grand-Conseil, nous nous sommes acheminés pour aller en la ville de Reims recevoir notre sacre et couronnement. C'est pourquoi nous vous mandons que, sur la loyauté et obéissance que vous nous devez, vous vous disposiez à nous recevoir dans la manière accoutumée, et comme vous avez fait à l'égard de nos prédécesseurs[1385].»
Et le roi Charles, usant envers le peuple de Reims de la même bénignité prudente qu'il avait montrée à ceux de Troyes, faisait pleine promesse de pardon et d'oubli.
«Que les choses passées, disait-il, et la crainte que j'en eusse encore mémoire ne vous arrêtent pas. Soyez assurés que, si vous vous conduisez envers moi comme vous devez, je vous traiterai en bons et loyaux sujets.»
Même il leur demandait d'envoyer des notables traiter avec lui: «Si, pour être mieux informés de nos intentions, quelques-uns de la ville de Reims voulaient venir vers nous avec le héraut que nous vous envoyons, nous en serions très content. Ils y pourront aller sûrement en tel nombre qu'il leur plaira[1386].»
Au reçu de cette lettre, le Conseil fut convoqué, mais il se trouva que les échevins ne furent point en nombre pour délibérer; ce qui les tira d'un grand embarras. Ensuite de quoi ils firent assembler la commune par quartiers, et ils obtinrent des bourgeois ainsi consultés cette déclaration cauteleuse: «Nous entendons vivre et mourir avec le Conseil et les notables. Nous nous comporterons selon leur avis, en bonne union et paix, sans murmurer ni faire de réponse, si ce n'est par l'avis et ordonnance du capitaine de Reims et de son lieutenant[1387].»
Le sire de Chastillon, capitaine de la ville, était alors à Château-Thierry avec ses lieutenants, Jean Cauchon et Thomas de Bazoches, tous deux écuyers. Les habitants de Reims jugèrent utile de mettre sous ses yeux la lettre du roi Charles; leur bailli, Guillaume Hodierne, se rendit auprès du soigneur capitaine et la lui montra. Le bailli répondit parfaitement au sentiment des habitants de Reims: il demanda au sire de Chastillon de venir, mais il le lui demanda de manière que le sire de Chastillon ne vînt pas. C'était le point essentiel; car, à ne le pas appeler, on se mettait en trahison ouverte, et, s'il venait, on risquait de subir un siège plein de calamités et de dangers.
À ces fins, le bailli déclara que les habitants de Reims, désireux de communiquer avec leur capitaine, le recevraient accompagné de cinquante chevaux seulement; en quoi ils montraient leur bon vouloir; ayant le droit de ne point recevoir garnison dans leur ville, ils consentaient à y laisser entrer cinquante lances, ce qui allait bien à deux cents combattants. Le sire de Chastillon, comme les habitants l'avaient prévu, jugea qu'en l'occurrence ce n'était pas assez pour sa sûreté et il mit, comme conditions à sa venue, que la ville fût emparée et munie, qu'il y entrât avec trois ou quatre cents combattants, qu'il en eût la garde ainsi que du château, avec cinq ou six notables pris, autant dire, comme otages. À ces conditions il était, disait-il, prêt à vivre et à mourir pour eux[1388].
Il s'achemina avec sa compagnie jusque auprès de la ville et là fit savoir aux habitants qu'il était venu les aider. Il leur manda que dans cinq ou six semaines sans faute, une belle et grande armée anglaise, débarquée à Boulogne, marcherait à leur secours[1389].
À la vérité les Anglais levaient des troupes autant qu'ils pouvaient et faisaient flèche de tout bois. Ils armaient, disait-on, jusqu'aux prêtres. Le Régent employait à sa guerre les croisés débarqués en France, que le cardinal de Winchester conduisait contre les Hussites[1390]. Et, comme bien on pense, le conseil du roi Henri ne négligeait pas d'avertir les habitants de Reims des armements qu'il ordonnait. Le 3 juillet, il les avisait que des troupes étaient en passage de mer, et le 10, Colard de Mailly, bailli de Vermandois, leur faisait savoir que ces troupes étaient déjà passées. Mais ces nouvelles ne donnaient pas grande confiance aux Champenois dans la force des Anglais et lorsque le sire de Chastillon leur promit, à quarante jours, une grande et belle armée d'outre-mer, le roi Charles chevauchait à quelques lieues de leur ville avec trente mille combattants. Le sire de Chastillon s'aperçut qu'il était joué, ce dont il avait eu déjà quelque soupçon. Les habitants de Reims refusèrent de le recevoir. Il ne lui restait plus qu'à tourner bride et à rejoindre les Anglais[1391].
Le 12 juillet, ils reçurent de monseigneur Regnault de Chartres, archevêque duc de Reims, une lettre les priant de se disposer à la venue du roi[1392].
Ce même jour, le Conseil de ville s'étant assemblé le greffier commença d'inscrire sur le registre des délibérations le procès-verbal de la séance:
«..... Après ce qu'on a exposé à Monseigneur de Chastillon, comment il estoit capitaine, et les seigneurs et autre multitude de peuple qui[1393].....»
Il n'en écrivit pas davantage. Trouvant difficile de témoigner leur loyauté aux Anglais en préparant le sacre du roi Charles et contraire à la prudence de reconnaître un nouveau prince sans y être forcés, les citoyens renonçaient tout à coup à la parole qui est d'argent et se réfugiaient dans un silence d'or.
Le samedi 16, le roi Charles prit gîte à quatre lieues de la ville du sacre, au château de Sept-Saulx, construit plus de deux cents ans auparavant par les prédécesseurs guerriers de messire Regnault et dont le fier donjon commandait le passage de la Vesle[1394]. Il y reçut les bourgeois de Reims qui vinrent en grand nombre lui offrir pleine et entière obéissance[1395]. Puis il se remit en marche avec la Pucelle et toute son armée, et ayant franchi sa dernière étape sur la chaussée qui côtoyait la Vesle, il entra dans la grande cité champenoise au tomber du jour, par la porte méridionale nommée Dieulimire, qui, devant lui, abaissa ses ponts et leva ses deux herses[1396].
La tradition voulait que le sacre fut célébré, de préférence, un dimanche, et cette règle se trouvait mentionnée dans un cérémonial qui avait servi, croyait-on, pour le sacre de Louis VIII et qui faisait autorité[1397]. Les habitants de Reims travaillèrent pendant la nuit, afin que tout fût prêt pour le lendemain[1398]. Leur amour subit du roi de France les aiguillonnait et surtout la peur qu'il demeurât quelques jours dans la ville avec son armée. Ils ressentaient à recevoir et à garder des gens d'armes dans leurs murs une crainte commune aux bourgeois de toutes les villes, qui, dans leur épouvante, ne distinguaient point les hommes de guerre armagnacs des hommes de guerre anglais et bourguignons[1399]. Aussi furent-ils diligents à préparer toutes choses, avec la ferme intention d'en payer le moins possible. Attendu que le sacre ne leur rapportait «ni profit ni honneur[1400]», les échevins, d'habitude, en rejetaient la charge sur l'archevêque, qui en tenait, disaient-ils, les émoluments comme pair de France[1401].
Les ornements royaux déposés, après le sacre du feu roi, dans le trésor de Saint-Denys, étaient aux mains des Anglais. La couronne de Charlemagne, brillante de rubis, de saphirs et d'émeraudes, fleuronnée de quatre fleurs de Lis, que recevaient les rois de France à leur couronnement, les Anglais voulaient la mettre sur la tête de leur roi Henri; ils se préparaient à ceindre le roi enfant de l'épée de Charlemagne, l'illustre Joyeuse, qui dormait dans son fourreau de velours violet, sous la garde de l'abbé bourguignon de Saint-Denys. Aux Anglais aussi le sceptre que surmontait un Charlemagne d'or en habit d'empereur, la verge de justice terminée par une main en corne de licorne, l'agrafe dorée du manteau de saint Louis et les éperons d'or, et le Pontifical contenant, dans sa reliure de vermeil émaillée, les cérémonies du sacre[1402]. On dut se contenter d'une couronne conservée dans le trésor de la cathédrale[1403]. Quant aux autres insignes de la royauté de Clovis, de saint Charlemagne et de saint Louis, on les représenterait comme on pourrait et il n'était pas mauvais après tout que ce sacre gagné dans une chevauchée se sentît des travaux et des misères qu'il avait coûtés et que la cérémonie participât en quelque chose de la pauvreté héroïque des hommes d'armes et des gens des communes, qui y avaient conduit le dauphin.
Les rois étaient sacrés par l'huile, car l'huile signifie renommée, gloire et sapience. Le matin, les seigneurs de Rais, de Boussac, de Graville et de Culant furent députés par le roi pour aller quérir la Sainte Ampoule[1404].
C'était une fiole de cristal que le grand prieur de Saint-Remi tenait enfermée dans le tombeau de l'apôtre derrière le maître-autel de l'église abbatiale. Cette fiole contenait le saint chrême, dont le bienheureux Remi avait oint le roi Clovis, et elle était enchâssée dans un reliquaire en forme de colombe, parce qu'on avait vu la colombe du Paraclet apporter l'huile destinée au sacrement du premier roi chrétien. Il est vrai qu'on trouvait en de vieux livres qu'un ange était descendu du ciel avec l'ampoule miraculeuse[1405]; mais ces incertitudes ne troublaient point les esprits, et l'on ne doutait pas, dans le peuple chrétien, que le saint chrême n'eût des vertus merveilleuses. On savait, par exemple, qu'il ne diminuait point à l'usage, et que la fiole restait toujours pleine, en présage et gage de la pérennité du royaume de France. Selon les observations des témoins, lors du sacre du feu roi Charles, l'huile n'avait pas diminué après les onctions[1406].
À neuf heures du matin, Charles de Valois entra dans l'église avec une suite nombreuse. Le roi d'armes de France appela par leurs noms, devant le maître-autel, les douze pairs du royaume. Des six pairs laïques, aucun ne répondit. À leur place se présentèrent le duc d'Alençon, les comtes de Clermont et de Vendôme, les sires de Laval, de la Trémouille et de Maillé.
Des six pairs ecclésiastiques, trois répondirent à l'appel du roi d'armes: l'archevêque duc de Reims, l'évêque comte de Châlons, l'évêque duc de Laon. Les évêques détaillants de Langres, de Chaumont et de Noyon furent suppléés. En l'absence d'Arthur de Bretagne, connétable de France, l'épée fut tenue par Charles, sire d'Albret[1407].
Devant l'autel se tenait Charles de Valois, revêtu d'habits fendus sur la poitrine et les épaules. Il jura, premièrement, de conserver à l'Église paix et privilèges; deuxièmement, de préserver le peuple des exactions et de ne le pas trop charger; troisièmement, de gouverner avec justice et miséricorde[1408].
Il fut armé chevalier par son cousin d'Alençon[1409].
Puis l'archevêque lui fit les onctions avec l'huile mystique, dont le Saint-Esprit fortifie les prêtres, les rois, les prophètes et les martyrs et, nouveau Samuel, consacra le nouveau Saül, manifestant que toute puissance est de Dieu et que, à l'exemple de David, les rois sont les pontifes, les annonciateurs et les témoins du Seigneur. Cette effusion d'huile, dont étaient consacrés les rois, dans Israël, rendait brillants et forts les rois de la France très chrétienne depuis Charlemagne, depuis Clovis, car, s'il reçut de saint Remi non proprement le sacre, mais le baptême et la confirmation, Clovis fut consacré en même temps chrétien et roi par le bienheureux évêque, au moyen de l'huile sainte, envoyée par Dieu lui-même à ce prince et à ses successeurs[1410].
Et Charles reçut les onctions présage de force et de victoire, car il est écrit au livre des Rois: «Samuel prit la fiole d'huile, la versa sur la tête de Saül et dit: Voici que le Seigneur t'a sacré prince sur son héritage, et tu délivreras son peuple des mains des ennemis qui l'environnent. Ecce unxit te Dominus super hereditatem suam in principem, et liberabis populum suum de manibus inimicorum ejus, qui in circuitu ejus sunt.» (Reg. I, X, 1, 6.)
Durant le mystère, comme on disait en ancien langage[1411], la Pucelle demeurait au côté du roi. Elle tint un moment déployé son étendard blanc devant lequel le vieil étendard de Chandos avait reculé. Puis d'autres tinrent l'étendard à leur tour, son page Louis de Coutes, qui ne la quittait jamais, frère Richard le prêcheur, qui l'avait suivie à Châlons et à Reims[1412]. Dans un de ses rêves, elle avait donné naguère une couronne éblouissante à son roi; elle s'attendait à ce que cette couronne fût apportée dans l'église par des messagers célestes[1413]. Les saintes ne recevaient-elles pas communément des couronnes de la main des anges? Un ange offrit à sainte Cécile une couronne tressée de roses et de lis. Un ange donna à la vierge Catherine la couronne impérissable, que la sainte posa sur la tête de l'Impératrice de Rome. Mais la couronne étrangement riche et magnifique que Jeanne attendait ne vint point.
L'archevêque prit sur l'autel la couronne de prix modique fournie par le chapitre, et l'éleva à deux mains sur la tête du roi. Les douze pairs en cercle autour du prince y portèrent le bras pour la soutenir. Les trompettes éclatèrent, et le peuple cria: «Noël[1414]!»
Ainsi fut oint et couronné Charles de France, issu de la royale lignée du noble roi Priam de Troie la Grande.
Le mystère fut terminé à deux heures après midi[1415]. On rapporte qu'alors la Pucelle s'agenouilla et, embrassant le roi par les jambes, lui dit avec des larmes:
—Gentil roi, maintenant est fait le plaisir de Dieu, qui voulait que je levasse le siège d'Orléans et vous amenasse en cette cité de Reims recevoir votre saint sacre, en montrant que vous êtes vrai roi et celui auquel le royaume de France doit appartenir[1416].
Le roi fit les présents d'usage. Il offrit au Chapitre un tapis de satin vert, ainsi que des ornements de velours rouge et de damas blanc. De plus, il posa sur l'autel un vase d'argent du prix de treize écus d'or. Le seigneur archevêque s'en empara malgré les réclamations des chanoines, mais il ne lui servit de rien de l'avoir pris, car il lui fallut le rendre[1417].
Après la cérémonie, Charles ceignit la couronne, revêtit le manteau royal, bleu comme le ciel, fleuri de lis d'or, et traversa sur son coursier les rues de la ville de Reims. Le peuple en liesse criait: «Noël!» comme il avait crié à l'entrée de monseigneur le duc de Bourgogne.
Ce jour-là, le sire de Rais fut fait maréchal de France et le sire de la Trémouille comte; l'aîné des deux fils de madame de Laval, à qui la Pucelle avait offert le vin à Selles-en-Berri, fut fait comte aussi. Le capitaine La Hire reçut le comté de Longueville avec tout ce qu'il prendrait en Normandie[1418].
Le roi Charles fut servi à dîner en l'hôtel épiscopal, dans l'ancienne salle du Tau, par le duc d'Alençon et le comte de Clermont[1419]. La table royale, selon la coutume, se prolongeait dans la rue et le festin débordait sur toute la ville. C'était un jour de franche lippée et de commune frairie. Dans les maisons, sous les portes, sur les bornes, on faisait ripaille, on se ruait en cuisine; il se dévorait bœufs par douzaines, moutons par centaines, poules et lapins par milliers. On se bourrait d'épices, et comme on avait grand'soif, on humait à plein pot les vins de Bourgogne et notamment le parfumé vin de Beaune. Le très vieux cerf de la cour archiépiscopale, qui était de bronze et creux, on le transportait, à chaque couronnement, dans la rue du Parvis; on le remplissait de vin, et le peuple y venait boire comme à la fontaine. Finalement les bourgeois et habitants de la cité du bienheureux Remi, riches et pauvres, empiffrés, saouls de viandes et de vin, ayant hurlé «Noël!» à plein gosier, tombaient endormis sur les fûts et les victuailles dont, le lendemain, les échevins moroses allaient disputer aigrement les restes aux gens du roi[1420].
Jacques d'Arc était venu voir ce couronnement auquel sa fille avait tant ouvré. Il logeait à l'enseigne de l'Âne rayé, rue du Parvis, dans une hôtellerie tenue par Alix, veuve de Raulin Morieau. En même temps que sa fille, il revit son fils Pierre[1421]. Ce cousin que Jeanne appelait son oncle et qui l'avait accompagnée auprès de sire Robert à Vaucouleurs, Durand Lassois, était pareillement venu aux fêtes du sacre. Il parla au roi et lui conta tout ce qu'il savait de sa cousine[1422]. Jeanne trouva aussi à Reims un jeune compatriote, Husson Le Maistre, chaudronnier dans le village de Varville, à trois lieues de Domremy. Elle ne le connaissait pas, mais il avait bien entendu parler d'elle, et il était très familier avec Jacques et Pierre d'Arc[1423].
Jacques d'Arc était un des notables de son village et peut-être le plus entendu aux affaires[1424]. Il ne s'était pas rendu à Reims à seule fin de voir sa fille chevaucher par les rues de la cité en habit d'homme; il venait demander au roi pour lui, pour ceux de son village, dépouillés par les gens de guerre, une exemption d'impôts. Cette demande, que la Pucelle transmit au roi, fut agréée. Le 31 du même mois, le roi ordonnait que les habitants de Greux et de Domremy fussent francs de toutes tailles, aides, subsides et subventions[1425]. Les Élus de la ville payèrent sur les deniers publics les dépenses de Jacques d'Arc, et, quand il fut sur son départ, ils lui donnèrent un cheval pour retourner chez lui[1426].
Durant les cinq ou six jours qu'elle demeura à Reims, la Pucelle se montra au peuple. Les humbles, les simples venaient à elle; les bonnes femmes lui prenaient les mains et faisaient toucher leurs anneaux au sien[1427]. Elle portait au doigt un petit anneau que sa mère lui avait donné; il était de laiton, autrement appelé aurichalque[1428]. L'aurichalque était, comme on disait, l'or des pauvres. Cet anneau n'avait pas de pierre et portait au chaton les noms de Jhesus Maria, avec trois croix. Elle y tenait souventes fois les regards pieusement fixés parce qu'un jour elle l'avait fait toucher par madame sainte Catherine[1429]. Et que la sainte l'eût vraiment touché, ce n'était pas incroyable, puisqu'il était manifeste que peu de temps auparavant, en l'an 1413, sœur Colette, qui professait la chasteté virginale, avait reçu de l'apôtre vierge un riche anneau d'or, en signe d'alliance spirituelle avec le Roi des rois. Sœur Colette faisait toucher cet anneau aux religieux et aux religieuses de son ordre, et elle le confiait aux messagers qu'elle envoyait au loin, afin de les préserver des périls de la route[1430]. La Pucelle attribuait aussi à son anneau de grandes vertus; toutefois elle ne s'en servait point pour opérer des guérisons[1431].
On attendait d'elle les menus services qu'il était d'usage de demander aux saintes gens et parfois aux sorciers. Avant la cérémonie du sacre, les nobles et les chevaliers avaient reçu des gants, selon la coutume. L'un d'eux perdit les siens; il demanda, ou d'autres demandèrent pour lui, qu'elle les lui fît retrouver. Elle ne dit point qu'elle le ferait; cependant la chose fut sue et diversement jugée[1432].
Après le sacre du roi, si, mêlé au peuple dans la rue du Parvis, quelque clerc méditatif leva les yeux sur la haute face historiée de la cathédrale, déjà très vieille alors pour des hommes qui, connaissant mal les chroniques, mesuraient le temps sur la durée de la vie humaine, il vit sûrement, à gauche de l'arc aigu qui surmonte la rose, l'image colossale de Goliath dressé fièrement dans son armure à écailles, et cette même figure répétée à droite de l'arc, dans l'attitude d'un homme chancelant et qui tombe[1433]. Alors ce clerc dut se rappeler ce qui est écrit au premier livre des Rois:
«Les Philistins assemblèrent toutes leurs troupes pour combattre Israël. Or, il arriva qu'un homme, qui était bâtard, sortit du camp des Philistins. Il s'appelait Goliath; il était de Geth, et il avait six coudées et une palme de haut. Il était revêtu d'une cuirasse à écailles qui pesait cinq mille sicles d'airain. Et il vint disant: «J'ai jeté l'opprobre aux armées d'Israël. Donnez-moi un homme qui vienne combattre contre moi en un combat singulier.»
»Or, David enfant s'en était allé à Bethléem pour paître les troupeaux de son père. Mais David, s'étant levé dès la pointe du jour, laissa à un serviteur le soin de son troupeau. Il vint au lieu appelé Magala, où l'armée s'était avancée pour donner la bataille. Et voyant Goliath, il demanda: «Qui est ce Philistin incirconcis qui jette l'opprobre aux armées du Dieu vivant?»
»Ces paroles de David ayant été entendues, elles furent rapportées à Saül. Et Saül l'ayant fait venir devant lui, David lui parla de cette manière: «Que personne ne s'épouvante de ce Philistin, car moi, ton serviteur, je suis prêt à aller le combattre.» Saül lui dit: «Tu ne saurais résister à ce Philistin ni combattre contre lui, parce que tu es un enfant, et que celui-ci est un homme nourri à la guerre depuis sa jeunesse.» David répondit: «J'irai contre lui et je ferai cesser l'opprobre d'Israël.» Saül dit donc à David: «Va! et que le Seigneur soit avec toi!»
»David prit son bâton, choisit dans le torrent cinq pierres très polies et, tenant à la main sa fronde, il marcha contre les Philistins.
»Et Goliath, lorsqu'il eut aperçu David, voyant que c'était un bel enfant aux cheveux roux, lui dit: «Suis-je un chien, pour que tu viennes à moi avec un bâton?» Mais David répondit au Philistin: «Tu viens à moi avec l'épée, la lance et le bouclier. Mais moi, je viens à toi au nom du Seigneur des armées, du Dieu des batailles d'Israël, auquel tu as insulté aujourd'hui. Le Seigneur te livrera entre mes mains. Et que toute cette assemblée d'hommes reconnaisse que ce n'est point par l'épée, ni par la lance que Dieu sauve! Cette guerre est sa guerre et il vous livrera dans nos mains.»
»Le Philistin s'avança donc et marcha contre David. Et David lança une pierre avec sa fronde et en frappa le Philistin au front. Et Goliath tomba le visage contre terre.»
Alors le clerc qui méditait ces paroles du Livre songeait que, toujours semblable à lui-même, le Seigneur qui sauva Israël et abattit Goliath par la fronde d'un berger enfant avait suscité la fille d'un laboureur pour la délivrance du très chrétien royaume et l'opprobre du Léopard[1434].
La Pucelle avait fait écrire de Gien, vers le 27 juin, au duc de Bourgogne, pour l'inviter à se rendre au sacre du roi. N'ayant pas reçu de réponse, elle dicta, le jour même du sacre, une deuxième lettre au duc. Voici cette lettre:
✝ JHESUS MARIA.
Haultet reboubté prince, duc de Bourgoingne, Jehanne la Pucelle vous requiert de par le Roy du ciel, mon droicturier et souverain seigneur, que le roy de France et vous, faciez bonne paix ferme, qui dure longuement. Pardonnez l'un à l'autre de bon cuer, entièrement, ainsi que doivent faire loyaulx chrestians; et s'il vous plaist à guerroier, si alez sur les Sarrazins. Prince de Bourgoingne, je vous prie, supplie et requiers tant humblement que requérir vous puis, que ne guerroiez plus ou saint royaume de France, et faictes retraire incontinent et briefment voz gens qui sont en aucunes places et forteresses dudit saint royaume; et de la part du gentil roy de France, il est prest de faire paix à vous, sauve son honneur, s'il ne tient en vous. Et vous faiz à savoir de par le Roy du ciel, mon droicturier et souverain seigneur, pour vostre bien et pour vostre honneur et sur voz vie, que vous n'y gaignerez point bataille à l'encontre des loyaulx François, et que tous ceulx qui guerroient oudit saint royaume de France, guerroient contre le roy Jhesus, roy du ciel et de tout le monde, mon droicturier et souverain seigneur. Et vous prie et requiers à jointes mains, que ne faictes nulle bataille ne ne guerroiez contre nous, vous, vos gens ou subgiez; et croiez seurement que, quelque nombre de gens que amenez contre nous, qu'ilz n'y gagneront mie, et sera grant pitié de la grant bataille et du sang qui y sera respendu de ceulx qui y vendront contre nous. Et a trois semaines que je vous avoye escript et envoié bonnes lettres par ung hérault, que feussiez au sacre du roy qui, aujourd'hui dimenche, xvije jour de ce présent mois de juillet, ce fait en la cité de Reims: dont je n'ay eu point de response, ne n'ouy oncques puis nouvelles dudit hérault. À Dieu vous commens et soit garde de vous, s'il lui plaist; et prie Dieu qu'il y mecte bonne pais. Escript audit lieu de Reims, ledit xvije jour de juillet.»
Sur l'adresse: «Au duc de Bourgoigne[1435].»
Sainte Catherine de Sienne, à Reims, n'aurait pas écrit autrement. La Pucelle, bien qu'elle n'aimât pas les Bourguignons, sentait à sa manière et fortement combien la paix avec le duc de Bourgogne était désirable. C'est à mains jointes qu'elle le prie de ne plus faire la guerre en France. «S'il vous plaît de guerroyer, lui dit-elle, allez sur les Sarrasins.» Elle avait déjà conseillé aux Anglais de s'unir aux Français pour faire la croisade. La destruction des infidèles était alors le rêve des âmes douces et pacifiques, et beaucoup de bonnes personnes comptaient que le fils riche et puissant du vaincu de Nicopolis ferait payer cher aux Turcs leur antique victoire[1436].
Par sa lettre, la Pucelle annonce, de la part du roi du ciel, au duc Philippe que, s'il combat contre le roi, il perdra la bataille. Ses voix lui avaient prédit la victoire de la France sur la Bourgogne; elles ne lui avaient pas révélé qu'au moment même où elle dictait sa lettre, les ambassadeurs du duc Philippe se trouvaient à Reims; c'était pourtant la vérité[1437].
Le duc Philippe, estimant que le roi Charles, maître de la Champagne, était un prince à ménager, lui envoya, à Reims, David de Brimeu, bailli d'Artois, à la tête d'une ambassade, pour le saluer et lui faire des ouvertures de paix[1438]. Les Bourguignons reçurent du chancelier et du Conseil un accueil empressé. On espérait que la paix serait conclue avant leur départ. Les seigneurs angevins le mandèrent aux reines Yolande et Marie[1439]. Ce n'était pas connaître le magnifique renard de Dijon. Les Français n'étaient pas encore assez forts, les Anglais assez faibles. Il fut convenu qu'une ambassade serait envoyée en août au duc de Bourgogne dans la ville d'Arras. Après quatre jours de conférences, une trêve de quinze jours fut signée et l'ambassade quitta Reims[1440]. Dans le même moment, le duc renouvelait solennellement à Paris sa plainte contre Charles de Valois, assassin de son père, et s'engageait à amener une armée au secours des Anglais[1441].
Laissant à Reims, comme capitaine, Antoine de Hellande, neveu de l'archevêque duc[1442], le roi de France sortit de la ville le 20 juillet et se rendit à Saint-Marcoul-de-Corbeny où les rois avaient coutume de toucher les écrouelles au lendemain de leur sacre[1443].
Monseigneur saint Marcoul guérissait les scrofules[1444]. Il était de race royale, mais sa puissance, révélée longtemps après mort, lui venait surtout de son nom, et l'on pensait que saint Marcoul était désigné pour guérir les affligés qui portaient des marques au cou, ainsi que saint Clair pour rendre la vue aux aveugles et saint Fort pour donner la vigueur aux enfants. Le roi de France partageait avec lui le pouvoir de guérir les scrofules et comme il le tenait de l'huile apportée du ciel par une colombe, on estimait que cette vertu agissait davantage au moment du sacre, d'autant plus qu'il risquait de la perdre par paillardise, désobéissance à l'église chrétienne ou autres dérèglements: c'est ce qui était arrivé au roi Philippe Ier[1445]. Les rois d'Angleterre touchaient aussi les écrouelles; le roi Édouard III notamment opéra sur des scrofuleux couverts de plaies des cures admirables. Pour ces raisons, le mal des scrofules était dit mal Saint-Marcoul ou mal royal. Les vierges, ainsi que les rois, avaient le pouvoir de guérir le mal royal. Mais il fallait que la vierge, ayant jeûné, se mît nue et prononçât ces mots: Negat Apollo pestem passe recrudescere, quam nuda virgo restringat[1446]. Il était à craindre qu'il n'y eût là quelque sorcellerie, comme à charmer les blessures, tandis que le pouvoir de saint Marcoul et du roi de France venait de Dieu. On sent la différence[1447].
Le roi Charles fit ses dévotions, ses oraisons et ses offrandes à monseigneur saint Marcoul et toucha les écrouelles. Il reçut à Corbeny la soumission de la ville de Laon. Puis il s'en fut, le lendemain 22, à une petite ville forte de la vallée de l'Aisne, nommée Vailly, qui appartenait à l'archevêque duc de Reims. Il reçut à Vailly la soumission de la ville de Soissons[1448]. Comme le disait alors un prophète armagnac, «les clés des portes guerrières reconnaissaient les mains qui les avaient forgées[1449]».
CHAPITRE XIX
LA LÉGENDE DE LA PREMIÈRE HEURE.
Il est toujours difficile de savoir comment à la guerre les choses se sont passées; dans ce temps-là c'était tout à fait impossible de se faire une idée un peu raisonnable des actions accomplies. Il y avait à Orléans, sans doute, quelques personnes assez avisées pour s'apercevoir que les engins abondants et subtils, rassemblés par les procureurs, avaient été d'un grand secours; mais les habitants admirent généralement que la délivrance s'était opérée par miracle, et ils en rapportèrent le mérite premièrement à leurs benoîts patrons, Monsieur saint Aignan et Monsieur saint Euverte, et après eux, à Jeanne la Pucelle de Dieu, ne concevant pas aux faits accomplis sous leurs yeux d'explication plus simple, plus facile, plus naturelle[1450].
Guillaume Girault, ancien procureur de la ville et notaire au Châtelet, écrivit et signa de son nom une relation très brève de la délivrance, y consignant que, le mercredi, veille de l'Ascension, la bastille Saint-Loup fut prise comme par miracle à force d'armes, «présente et aidant Jeanne la Pucelle, envoyée de Dieu» et que, le samedi suivant, le siège que les Anglais avaient mis aux Tourelles du bout du pont fut levé «par le plus évident miracle qui ait apparu depuis la Passion». Et Guillaume Girault atteste que la Pucelle conduisait la besogne[1451]. Quand les témoins, les acteurs eux-mêmes ne se rendaient point un compte exact des événements, quelle idée pouvait-on s'en faire au loin?
Les nouvelles des victoires françaises volaient avec une étonnante rapidité[1452]. À la brièveté des relations authentiques l'éloquence des clercs facondeux et l'imagination populaire amplement suppléaient. La campagne de la Loire et le voyage du sacre ne furent guère connus d'abord que par des fables, et le peuple ne put les concevoir que comme des événements surnaturels.
Dans les lettres envoyées par la chancellerie royale aux villes du royaume et aux princes de la chrétienté, le nom de Jeanne la Pucelle était associé à tous les faits d'armes. Jeanne elle-même, par sa chancellerie monastique, faisait savoir à tous les grandes choses qu'elle croyait fermement avoir accomplies[1453].
On pensait que tout s'était fait par elle, que le roi l'avait consultée en toutes choses quand, en réalité, les conseillers du roi et les capitaines ne lui demandaient guère son avis, l'écoutaient peu et la montraient à propos. On rapportait tout à elle seule. Sa personne, présente à des actions avérées et qui semblaient inouïes, fut emportée en un vaste cycle de fables surprenantes et disparut dans une forêt de contes héroïques[1454].
Il y avait alors des âmes contrites qui, attribuant aux péchés du peuple tous les maux du royaume, cherchaient la salut commun dans l'humilité, le repentir et la pénitence[1455]. Elles attendaient la fin de l'iniquité et le règne de Dieu sur la terre. Jeanne procéda, du moins à ses débuts, de ces bonnes personnes. S'exprimant parfois en réformatrice mystique, elle disait que Jésus est roi du saint royaume de France, que le roi Charles est son lieutenant et n'a le royaume qu'en «commande». Elle prononçait des paroles qui donnaient à croire que sa mission était toute de charité, de paix et d'amour; celles-ci, par exemple: «J'ai été envoyée pour la consolation des pauvres et des indigents[1456]. «Ces doux pénitents, qui rêvaient un monde pur, fidèle et bénin, faisaient de Jeanne leur prophétesse et leur sainte. Ils lui prêtaient des propos édifiants qu'elle n'avait jamais tenus.
«Quand la Pucelle vint auprès du roi, disaient-ils, elle lui fit faire trois promesses: la première, de se démettre de son royaume, d'y renoncer et de le rendre à Dieu, de qui il le tenait; la deuxième, de pardonner à tous ceux des siens qui s'étaient tournés contre lui et l'avaient affligé; la troisième, qu'il s'humiliât assez, pour que tous ceux, pauvres et riches, amis et ennemis, qui viendraient à lui, il les reçût en grâce[1457].»
Ou bien encore, ils la mettaient en action dans des apologues naïfs et charmants, comme celui-ci:
«Un jour, la Pucelle demanda au roi de lui faire un présent, et le roi y ayant consenti, elle réclama comme don le royaume de France. Le roi, surpris, ne révoqua point sa promesse. La Pucelle voulut qu'ayant reçu ce don, l'acte en fût solennellement dressé par les quatre notaires du roi et que lecture fût faite de cet acte. Tandis que le roi entendait cette lecture, elle le montra aux assistants et dit: «Voilà le plus pauvre chevalier du royaume.» Et, après un peu de temps, en présence des notaires, disposant du royaume de France, elle le remit à Dieu. Puis, agissant au nom de Dieu, elle en investit le roi Charles et ordonna que de cette transmission acte solennel fût dressé par écrit[1458].»
Jeanne, avait annoncé, croyait-on, qu'à la Saint-Jean-Baptiste de l'an 1429, il ne demeurerait pas un Anglais en France[1459]. Ces hommes de bonne volonté s'attendaient à ce que les promesses de leur sainte fussent réalisées au jour fixé par elle. Ils annoncèrent qu'elle avait, le 23 juin, fait son entrée dans la ville de Rouen et que, le lendemain, jour de la Saint-Jean-Baptiste, les habitants de Paris avaient de bon cœur ouvert leurs portes au roi de France. Au mois de juillet on en faisait des récits dans Avignon[1460]. Les réformateurs, assez nombreux, ce semble, en France et dans la chrétienté, croyaient savoir que la Pucelle donnerait une constitution monastique aux Anglais et aux Français, dont elle ferait un seul peuple de béguins et de béguines, une même confrérie de pénitents et de pénitentes. Voici quelles étaient, selon eux, les intentions des deux partis et les principales clauses du traité:
«Le roi Charles de Valois pardonne à tous, et il ne lui souvient plus des injures reçues. Les Anglais et les Français, tournés à contrition et pénitence, s'appliquent à conclure une bonne et droite paix. La Pucelle leur en a imposé elle-même les conditions. Conformément à sa volonté, Anglais et Français, durant une ou deux années, porteront un habit gris, avec une petite croix cousue dessus; le vendredi de chaque semaine, ils ne prendront que du pain et de l'eau; ils vivront en bonne union avec leurs femmes et ne dormiront point avec d'autres. Ils promettent à Dieu de ne faire nulle guerre, si ce n'est pour la défense de leur patrimoine[1461].»
Pendant la campagne du sacre, l'accord survenu entre les gens du roi et les habitants d'Auxerre demeurant ignoré, on rapportait, vers la fin de juillet, que, la ville prise d'assaut, quatre mille cinq cents bourgeois avaient été occis et mêmement quinze cents hommes d'armes tant chevaliers qu'écuyers des partis de Bourgogne et de Savoie. On nommait parmi les gentilshommes morts messire Humbert Maréchal, le seigneur de Varambon et un très fameux homme de guerre, le Viau de Bar. On racontait des histoires de trahisons et de massacres, des aventures horrifiques dans lesquelles la Pucelle était associée au valet de cœur déjà fameux. On disait qu'elle avait fait couper la tête à douze traîtres[1462]. C'était de vrais romans de chevalerie, dont voici un exemple:
Environ deux mille Anglais entouraient le camp du roi, guettant s'ils n'y pourraient causer quelque dommage. Alors, la Pucelle fit appeler le capitaine La Hire et lui dit:
—Tu as fait, en ton temps, de très nobles choses, mais au jour d'aujourd'hui, Dieu t'en a préparé à faire une plus notable que celles que jamais tu fis. Prends tes gens d'armes et va à tel bois, à deux lieues d'ici, tu y trouveras deux mille Anglais, tous la lance en main; tu les prendras tous et tu les tueras.
La Hire alla vers les Anglais et tous furent pris et tués, ainsi qu'avait dit la Pucelle[1463].
Voilà les contes de Mélusine qu'on faisait d'elle, pour la joie des hommes simples et violents qui se complaisaient à l'idée d'une Pucelle coupe-têtes et tranche-montagne!
Le bruit courait qu'après le sac d'Auxerre, le duc de Bourgogne avait été vaincu et pris dans une grande bataille, que le Régent était mort, que les Armagnacs étaient entrés dans Paris[1464]. La capitulation de Troyes fut enveloppée de prodiges. À la venue des Français, les habitants virent, disait-on, du haut de leurs remparts une grande compagnie d'hommes d'armes, bien cinq à six mille, tenant chacun à la main un pennon blanc. Au départ des Français ils les revirent rangés à un trait d'arc derrière le roi Charles. Aussi merveilleux que les chevaliers à l'écharpe blanche que les Bretons avaient vus peu de temps auparavant chevaucher dans le ciel, ces chevaliers aux blancs pennons, quand le roi partit, s'évanouirent[1465].
Tout ce qu'avaient cru, dans leur simplicité, les Orléanais subitement désassiégés, tout ce qu'avaient conté les mendiants des Armagnacs et les clercs du dauphin, fut avidement recueilli, accru, amplifié. Trois mois après sa venue à Chinon, Jeanne eut sa légende qui, vivace, fleurie et touffue, se répandit au dehors, en Italie, en Flandre, en Allemagne[1466]. Dans l'été de 1429, cette légende était entièrement trouvée. Toutes les parties éparses de ce qu'on peut appeler l'évangile de l'enfance existaient déjà.
Âgée de sept ans, Jeanne menait paître les troupeaux; les loups n'approchaient point de ses moutons; les oiseaux des bois, quand elle les appelait, venaient manger son pain dans son giron. Le pouvoir était en elle d'écarter les méchants. Personne sous le toit où elle reposait n'avait à craindre la fraude et la malice des hommes[1467].
Les miracles qui accompagnent la naissance de Jeanne, quand c'est un poète latin qui les célèbre, revêtent la majesté romaine et prennent le caractère de prodiges antiques; et c'est un spectacle assez étrange que de voir, en 1429, un humaniste appeler les Muses ausoniennes sur le berceau de la fille de Zabillet Romée.
«Le tonnerre gronda, la mer frémit, la terre trembla, le ciel s'enflamma, le monde donna des signes de joie; une ardeur inconnue mêlée d'épouvante agita les peuples ravis. Ils chantent de doux poèmes et forment des danses rythmées en signe du salut destiné à la race française par cette naissance céleste[1468].»
On fit plus. Dès la première heure on voulut que les merveilles qui avaient signalé la nativité de Jésus se fussent renouvelées lors de la venue de Jeanne au monde. On imagina qu'elle était née dans la nuit de Noël; les bergers du village, émus d'une joie indicible dont ils ignoraient la cause, couraient dans l'ombre pour découvrir la merveille inconnue. Les coqs, hérauts de cette allégresse nouvelle, font éclater à l'heure inaccoutumée des chants inouïs, et, battant des ailes, durant deux heures semblent vaticiner. Ainsi l'enfant eut dans sa crèche son adoration des bergers[1469].
De sa venue en France on avait beaucoup à conter. On croyait savoir que, dans le château de Chinon, elle avait reconnu le roi qu'elle n'avait jamais vu auparavant, et qu'elle était allée droit à lui, bien qu'il se cachât sous des habits sans richesse, dans la foule des seigneurs[1470]. On disait qu'elle avait donné un signe au roi, qu'elle lui avait révélé un secret et qu'à la révélation de ce secret, connu de lui seul, il avait été inondé d'une joie céleste; et sur cette entrevue de Chinon, tandis que les assistants n'avaient guère à dire, plusieurs, qui ne s'y étaient pas trouvés, étaient inépuisables[1471].
Le 7 mai, à quatre heures après midi, une colombe blanche se posa sur l'étendard de la Pucelle; et l'on vit, le même jour, pendant l'assaut, deux oiseaux blancs voltiger sur ses épaules[1472]. Les saintes étaient fréquentées des colombes. Un jour que sainte Catherine de Sienne se tenait agenouillée dans la maison du foulon, une colombe blanche comme la neige se posa sur la tête de l'enfant[1473].
Un petit conte qui courait alors est intéressant en ce qu'on y voit l'idée qu'on se faisait des relations du roi et de la Pucelle et aussi comme exemple des déformations que peut subir, en passant de bouche en bouche, le récit d'un fait véritable. Voici l'historiette, telle qu'elle a été recueillie par un marchand allemand:
Un jour, en une certaine ville, la Pucelle, avisée que les Anglais étaient proches, prit les champs, et aussitôt, tous les gens d'armes qui se trouvaient dans la ville sautèrent à cheval pour la suivre. Pendant ce temps le roi, qui dînait à table, apprenant que chacun allait en compagnie de la Pucelle, fit fermer les portes de la cité.
On en avertit la Pucelle qui répondit sans se troubler:
—Avant qu'il soit heure de none, il sera au roi tel besoin de venir à moi, qu'il me suivra tout de suite, son manteau à peine jeté sur lui, et sans éperons.
Ainsi en advint-il. Car les gens d'armes enfermés dans la ville mandèrent au roi qu'il fît immédiatement ouvrir les portes, sinon qu'ils le détruiraient. Les portes furent ouvertes et tous les gens d'armes coururent vers la Pucelle, sans se soucier du roi, qui jeta son manteau sur lui et les suivit.
Ce jour-là un grand nombre d'Anglais furent détruits[1474].
On reconnaît dans ce conte le souvenir très altéré des faits qui se passèrent le 6 mai, à Orléans. Les bourgeois couraient en foule à la porte Bourgogne, décidés à passer la Loire pour attaquer les Tourelles. Trouvant la porte fermée, ils se jetèrent furieux sur le sire de Gaucourt qui la gardait. Le vieux seigneur fit ouvrir la porte toute grande et leur dit: «Venez, je serai votre capitaine[1475].» Dans le conte, les bourgeois sont devenus des gens d'armes, et ce n'est plus le sire de Gaucourt qui fait méchamment fermer la porte, c'est le roi; il n'a pas à s'en féliciter, et l'on est surpris de trouver dès la première heure cette idée toute formée dans l'esprit du peuple, que bien loin d'aider la Pucelle à chasser les Anglais, le roi lui suscitait des obstacles et était toujours le dernier à la suivre.
Entrevue dans ce chaos de récits plus confus que les nuées d'un ciel orageux, Jeanne apparaissait comme une merveille inouïe. Elle prophétisait et plusieurs de ses prophéties étaient déjà accomplies. Elle avait annoncé la délivrance d'Orléans, et Orléans était délivré. Elle avait annoncé qu'elle serait blessée, et elle avait reçu une flèche au-dessus de la mamelle gauche. Elle avait annoncé qu'elle mènerait le roi à Reims, et le roi avait été sacré dans cette ville. Elle avait fait d'autres prophéties encore touchant le royaume de France, comme de délivrer le duc d'Orléans, d'entrer dans Paris, de chasser tous les Anglais hors du saint royaume, et l'on en attendait l'accomplissement[1476].
Elle prophétisait tous les jours, notamment au sujet de plusieurs hommes qui lui avaient manqué de respect et qui étaient morts de male mort[1477].
À Chinon, tandis qu'elle était menée au roi, un homme d'armes qui chevauchait devant le château, pensant la reconnaître, demanda:
—N'est-ce point là la Pucelle? Jarnidieu, si je la tenais une nuit, je ne la laisserais pas pucelle.
Alors Jeanne prophétisa et dit:
—Ha! en nom Dieu, tu le renies, et tu es si près de ta mort!
Moins d'une heure après, cet homme tomba à l'eau et se noya[1478].
Ce miracle fut mis tout de suite en vers latins. Dans le poème, où se déroule l'histoire merveilleuse de Jeanne jusqu'à la délivrance d'Orléans, le paillard qui renia Dieu et fit, comme tous les blasphémateurs, une mauvaise fin, est noble et se nomme Furtivolus[1479].
...generoso sanguine natus, Nomine Furtivolus, veneris moderator iniquus.
Le capitaine Glasdall appela Jeanne putain et renia son Créateur. Jeanne lui annonça qu'il mourrait sans saigner, et Glasdall se noya dans la Loire[1480].
Imitations manifestes des historiettes contées dans les vies des saints qu'on lisait alors. Une femme hérétique ayant tiré saint Ambroise par son vêlement, le bienheureux évêque lui dit: «Crains que, par un jugement de Dieu, il ne te survienne quelque châtiment.» Le lendemain cette femme mourut et le bienheureux Ambroise la conduisit au tombeau[1481].
Une religieuse encore vivante et qui devait mourir en odeur de sainteté, sœur Colette de Corbie, avait rencontré son Furtivolus et l'avait puni, mais avec douceur. Un jour qu'elle priait dans une église de Corbie, un étranger s'approcha d'elle et lui tint des propos contraires à la chasteté. «Plaise à Dieu, lui répondit-elle, de vous faire connaître la laideur du langage que vous venez de tenir.» L'étranger, pris de honte, gagna la porte. Mais une main invisible l'arrêta sur le seuil. Comprenant alors la grandeur de son péché, il demanda pardon à la sainte et put sortir librement de l'église[1482].
Après que l'armée royale eut quitté Gien, la Pucelle avait annoncé, disait-on, qu'une grande bataille serait livrée entre Auxerre et Reims[1483]. Quand des prédictions, comme celle-ci, ne se vérifiaient pas, on les oubliait. D'ailleurs il était admis alors que les vrais prophètes pouvaient prophétiser parfois à faux. Le théologien subtil distinguait entre les prophéties de prédestination qui se réalisent toujours et celles de commination qui, étant conditionnelles, peuvent ne pas se réaliser, sans qu'on doive accuser de mensonge la bouche qui les fit[1484]. On admirait qu'une enfant des champs découvrît les choses futures et l'on s'écriait avec l'apôtre: « Je vous loue, ô Père, de ce que vous avez dérobé vos secrets aux sages et aux prudents, et de ce que vous les avez révélés aux petits.»
Les prophéties de la Pucelle se répandirent en un moment dans toute la chrétienté[1485]. Un clerc de Spire composa sur elle un traité intitulé Sibylla Francica, et divisé en deux rôles. Le premier rôle fut rédigé, au plus tard, dans le mois de juillet de l'année 1429. Le second est daté du 17 septembre de la même année. Ce clerc croit que la Pucelle exerçait la divination par l'astrologie. Il avait ouï dire à un religieux français, de l'ordre des Prémontrés, que Jeanne se plaisait, la nuit, à observer le ciel. Il remarque qu'elle ne prophétisa jamais que sur le royaume de France et il donne comme sortie de la bouche de la Pucelle la vaticination que voici: «Après avoir accompli vingt années de royauté, le dauphin dormira avec ses pères. Après lui, son fils aîné, maintenant enfant de six ans, régnera avec plus grande gloire, honneur et puissance royale qu'aucun des rois de France depuis Charlemagne[1486].»
La Pucelle avait le don de voir certaines choses qui s'accomplissaient loin d'elle.
Elle sut, à Vaucouleurs, le jour même de la bataille des Harengs, qu'un grand meschef advenait au dauphin[1487].
Un jour qu'elle mangeait assise auprès du roi, elle se mit à rire à la dérobée. Le roi, s'en avisant, lui demanda:
—Bien-aimée, pourquoi riez-vous de si grand cœur?
Elle répondit qu'elle le lui dirait après le repas.
Et quand on apporta l'aiguière:
—Sire, fit-elle, en ce jour, cinq cents Anglais sont noyés en la mer, qui voulaient passer par delà, en votre terre, pour vous porter dommage. Voilà pourquoi j'ai ri. Dans trois jours, il vous viendra nouvelles certaines que c'est vérité.
Et il en fut ainsi[1488].
Une autre fois, comme elle était dans une ville éloignée de plusieurs lieues du château où se tenait le roi, faisant sa prière avant de s'endormir, elle apprit par révélation que des ennemis du roi le voulaient empoisonner à son dîner. Aussitôt elle appela ses frères et les dépêcha au roi pour l'aviser de ne prendre aucune nourriture avant sa venue.
Quand elle parut devant lui, il était à table avec onze personnes autour de lui.
—Sire, dit-elle, faites emporter les mets.
Elle les donna à des chiens qui les mangèrent et moururent aussitôt.
Alors désignant un chevalier qui se tenait près du roi et deux autres convives:
—Ceux-là, dit-elle, voulaient vous empoisonner.
Le chevalier avoua sur l'heure que c'était la vérité, et il fut traité selon ses mérites[1489].
Elle avait reconnu qu'un prêtre était concubinaire[1490]; et, rencontrant un jour, au camp, une fille habillée en homme, elle avait su par illumination que cette fille était grosse et qu'ayant déjà accouché d'un enfant, elle l'avait fait périr[1491].
On attribuait aussi à la Pucelle la faculté de découvrir les objets cachés. Elle-même se l'était attribuée lors de son passage à Tours. Elle avait, disait-elle, connu par révélation une épée enfouie sous terre dans la chapelle de Sainte-Catherine-de-Fierbois, et s'était armée de cette épée. On pensait que c'était l'épée dont Charles Martel avait frappé les Sarrasins. D'autres soupçonnaient que ce fût celle d'Alexandre le Grand[1492].
Jeanne avait connu pareillement avant le sacre, disait-on, une couronne précieuse, célée à tous les yeux. Et voici le conte que l'on faisait à ce sujet:
Un évêque gardait la couronne de saint Louis. On ne savait pas bien quel évêque c'était, mais on savait que la Pucelle lui avait envoyé un messager avec une lettre pour le prier de rendre la couronne. L'évêque répondit au messager que la Pucelle avait rêvé. Elle réclama une deuxième fois le saint joyau et l'évêque fit même réponse. Alors elle écrivit aux bourgeois de la ville épiscopale que, si la couronne n'était pas rendue au roi, le Seigneur leur enverrait un châtiment, et aussitôt il tomba dans le pays une grêle si abondante, que ce fut grande merveille. Communément c'étaient les sorciers qui faisaient grêler. Cette fois la grêle était une plaie envoyée par le Dieu qui affligea dix plaies à l'Égypte. Après quoi la Pucelle fit tenir aux bourgeois de la ville une troisième lettre dans laquelle elle leur décrivait la forme et la façon de la couronne que l'évêque tenait cachée, et les avertissait que, si elle n'était pas rendue au roi, il leur adviendrait pis qu'il n'était advenu. L'évêque, qui croyait que le merveilleux chapeau d'or n'était connu que de lui, admira que la forme et la façon en fussent décrites dans cette lettre. Il se repentit de sa méchanceté, pleura abondamment et ordonna que la couronne fût envoyée au Roi et à la Pucelle[1493].
Nous discernons sans trop de peine de quels éléments ce conte a pu se former. La couronne de Charlemagne, que les rois de France ceignaient dans la cérémonie du sacre, était à Saint-Denys en France, aux mains des Anglais. Jeanne se vantait d'avoir donné au dauphin à Chinon une couronne précieuse, apportée par des anges. Elle disait que cette couronne avait été envoyée à Reims pour le couronnement, mais qu'on n'avait pas pu l'attendre[1494]. Quant au cel de la couronne par un évêque, cela ne fut-il pas inspiré par ce qu'on savait de l'avidité de messire Regnault de Chartres, archevêque de Reims, qui avait pris un vase d'argent déposé par le roi sur l'autel, après la cérémonie, et destiné au chapitre de la cathédrale[1495]?
On parlait aussi de gants perdus à Reims et d'une tasse que Jeanne avait retrouvés[1496].
Pucelle guerrière et pacifique, béguine, prophétesse, magicienne, ange du Seigneur, ogresse, chacun dans le peuple la voit à sa façon, la rêve à son image. Les âmes pieuses lui prêtent une invincible douceur et les trésors divins de la charité, les simples la font simple comme eux; les hommes violents et grossiers se la représentent ainsi qu'une géante burlesque et terrible. Pourra-t-on désormais apercevoir quelques traits de son véritable visage? La voilà dès la première heure et pour toujours, peut-être, enfermée dans le buisson fleuri des légendes!
FIN DU TOME PREMIER
TABLE DU TOME PREMIER
- PRÉFACE. i
- —L'ENFANCE. 1
- —LES VOIX. 33
- —PREMIER SÉJOUR À VAUCOULEURS. — FUITE À NEUFCHÂTEAU. — VOYAGE À TOUL. — SECOND SÉJOUR À VAUCOULEURS. 70
- —VOYAGE À NANCY. — ITINÉRAIRE DE VAUCOULEURS À SAINTE-CATHERINE-DE-FIERBOIS. 105
- —LE SIÈGE D'ORLÉANS, DU 12 OCTOBRE 1428 AU 6 MARS 1429. 122
- —LA PUCELLE À CHINON. — PROPHÉTIES. 167
- —LA PUCELLE À POITIERS. 215
- —LA PUCELLE À POITIERS (Suite). 236
- —LA PUCELLE À TOURS. 252
- —LE SIÈGE D'ORLÉANS, DU 7 MARS AU 28 AVRIL 1429. 267
- —LA PUCELLE À BLOIS. — LA LETTRE AUX ANGLAIS. — LE DÉPART POUR ORLÉANS. 282
- —LA PUCELLE À ORLÉANS. 300
- —LA PRISE DES TOURELLES ET LA DÉLIVRANCE D'ORLÉANS. 345
- —LA PUCELLE À TOURS ET À SELLES-EN-BERRY. — LES TRAITÉS DE JACQUES GÉLU ET DE JEAN GERSON. 371
- —LA PRISE DE JARGEAU. — LE PONT DE MEUNG. — BEAUGENCY. 403
- —LA BATAILLE DE PATAY. — L'OPINION DES CLERCS D'ITALIE ET D'ALLEMAGNE. — L'ARMÉE DE GIEN. 430
- —LA CONVENTION D'AUXERRE. — FRÈRE RICHARD. — LA CAPITULATION DE TROYES. 469
- —LA CAPITULATION DE CHÂLONS ET DE REIMS. — LE SACRE. 505
- —LA LÉGENDE DE LA PREMIÈRE HEURE. 534
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