Voyage en Espagne du Chevalier Saint-Gervais (1 de 2)
Quand le convoi fut passé, je continuai mon chemin, et j’allai descendre dans une auberge de la place San Domingo. J’envoyai aussitôt chercher un barbier: quel barbier! Je crois que lorsqu’il me rasait d’un côté, la barbe repoussait de l’autre; mais festina lente est l’adage des Espagnols. Cependant ce flegmatique Figaro m’apprit qu’il devait jouer le soir sur un théâtre de la ville, dans la tragédie de Zaïre, traduite en espagnol; qu’on lui donnait un duro (cinq francs) par représentation. — Et quel rôle faites-vous? lui dis-je. — Je suis Orosmane. Et soudain il quitte ma barbe, et me débite vingt vers de suite. Seigneur Orosmane, c’est fort bien; mais par l’ame de Zaïre, expédiez l’autre côté de ma barbe. — Encore ce bout de scène, et je suis à vous. Et le voilà qui me hurle cette longue tirade: Madame, il fut un temps où mon ame charmée... Ses gestes, ses contorsions, répondaient à sa déclamation emphatique. Je fus obligé d’attendre patiemment la fin de la tirade. — Eh bien! me dit-il, enchanté de lui-même, monsieur le Français, êtes-vous content? — Oui, très-content; mais je le serais davantage, si vous finissiez ma barbe. — M’y voilà. A Paris, joue-t-on ce rôle comme moi? — Pas tout à fait, mais on rase plus vite. Enfin, à l’aide du rasoir et du temps, ma barbe fut achevée. Cependant il fallut encore essuyer le coup de poignard qu’il devait donner à Zaïre; il entre en fureur, écume en beuglant: Ce mot me rend toute ma rage. Mais à ce vers,
forcené, les yeux hors de la tête, je crus qu’il allait immoler un taureau. Après ce coup de poignard il se calma, rentra dans lui-même, et me demanda si c’était là jouer la tragédie? — Oui, ma foi, j’ai cru entendre un vrai Scythe, un sauvage de la Tartarie: il faut récompenser vos talents; voilà deux pecettes (quarante sous), êtes-vous satisfait? — Senor, si, rien si vous voulez: je fais des barbes pour mon plaisir. Enfin, poudré, rasé, lavé, je me rendis chez don Inigo Flores, père de l’infortunée Rosalie. Il fesait la sieste, et son domestique, n’osant l’éveiller, me pria de revenir dans deux heures. Toute l’Espagne dort l’après-midi; Valence jouit alors du calme et du silence de la nuit; fenêtres, portes, jalousies, tout est hermétiquement fermé: chaque maison devient le palais du Sommeil.
On conte que Turenne, voulant faire passer un convoi de vivres dans une ville assiégée par les Espagnols, attendit l’après-dînée, parce que, dit-il, c’est le temps où les commandants font la méridienne; et en effet son convoi parvint heureusement.[89] Entre cinq et six heures on prend le chocolat et l’eau glacée.
Je retournai à mon auberge, où, après mon dîné, j’écrivis au père de Séraphine pour lui annoncer mon arrivée à Valence, et le motif qui m’obligeait d’y séjourner quelques jours.
A l’heure prescrite je retournai chez don Inigo Flores; je fus ravi de voir, dans les rues, des jeunes filles, des femmes, la plupart d’une jolie figure, assises devant leurs portes, les unes filant ou dévidant de la soie, les autres préparant des feuilles de mûriers. Celles-ci coiffées d’une rédizilla, les autres d’un chapeau de paille qui couvrait les tresses de leurs beaux cheveux noirs; nombre d’elles avaient des mules pour chaussures, et portaient un jupon court, qui laissait voir la finesse de leurs jambes.[90] La décoration des maisons donne un nouveau charme à ce tableau. Les toits sont en terrasse, et la plupart sont de jolis jardins garnis d’arbustes et de fleurs; on y voit aussi de petites tourelles, qui servent de colombiers.[91] Les balcons même ressemblent à de petits parterres; ajoutez à cette riante peinture un cordon de jolies femmes respirant, dans un climat voluptueux, la gaîté, le plaisir, l’amour et la fraîcheur d’une belle soirée des premiers jours d’automne. Je trouvai que les habitants avaient raison d’appeler leur ville la belle Valence; il n’est point de ville en France, excepté Marseille, qui ait un air si riant et si animé; mais Marseille est bien loin d’avoir un si beau terroir. Je me rappelle qu’à Paris je ne voyais que des figures tristes, des hommes courant dans les rues, l’air inquiet, affairé, comme si l’ennemi les poursuivait; et des femmes mal chaussées, barbotant dans les rues, avec des physionomies aussi froides que si elles allaient à confesse. Mais me voici à la porte du père de dona Rosalia. On m’introduisit dans son cabinet. Je vois un homme d’une taille médiocre, âgé d’environ cinquante ans, l’œil vif, le teint brun, porteur d’une physionomie douce et sereine. Il prenait son chocolat; il me fit asseoir, et m’en offrit: j’acceptai. Un vieux domestique, couleur d’olive, en veste et en papillotes,[92] l’apporta avec un verre d’eau très-fraîche, et des bâtons d’azucar esponjado.[93] Je ne connaissais pas encore ces bâtons de sucre; don Inigo me dit qu’il fallait les tremper dans l’eau, et les manger avant de boire le chocolat. Pendant que je le savourais il ne me fit aucune question; mais il me regardait attentivement, très-étonné sans doute de voir un visage si nouveau pour lui. Quand j’eus rendu ma tasse: Monsieur, me dit-il en français, avez-vous quelque lettre de crédit sur moi; puis-je vous être bon à quelque chose? — Non, monsieur; c’est un motif plus intéressant qui me procure l’honneur de vous voir. Vous avez une fille aimable et malheureuse. — Ma fille! je n’en ai plus: elle a fui ma maison, sa patrie; elle a quitté son père! — Je vois avec douleur le ressentiment qui vous anime contre elle. Il est juste; dona Rosalia a blessé votre tendresse, oublié son devoir, vos bontés; mais le malheur l’accable, et la pitié doit réveiller dans l’ame d’un père l’indulgence et l’amour. — Vous m’étonnez beaucoup; d’où la connaissez-vous? comment savez-vous ses malheurs? Je lui contai alors l’abandon, la perfidie de son gendre; les pleurs, le désespoir, la maladie de sa fille: ce bon père m’écoutait, attentif, immobile, tantôt ses yeux attachés sur moi, et tantôt à la terre. Lorsque j’eus fini, il s’écria: Ainsi Dieu punit les enfants ingrats! — Mais Dieu pardonna à ses ennemis. — Où avez-vous laissé cette infortunée? — A Lyria, dans son lit, en proie à une fièvre violente, et à ses remords. — Je vais lui envoyer un médecin. — Votre présence sera le spécifique le plus efficace; le siège de la maladie est dans l’ame: vous seul pouvez y verser un baume salutaire, et l’arracher à la mort. Elle implore son pardon, vous supplie d’écouter son repentir, et de lui tendre une main paternelle: si je retourne sans vous, c’en est fait, vous n’aurez plus de fille. — Allons, Dieu l’a assez punie; j’irai la chercher; et si son repentir est sincère, j’oublierai sa conduite, et lui rendrai ma tendresse: nous partirons au point du jour. Il m’offrit alors un logement chez lui: je le refusai d’abord, parce que le refus, je ne sais trop pourquoi, est toujours le premier mouvement dans pareilles circonstances; mais il insista, et j’acceptai. Il me proposa, en attendant l’heure du souper, de me faire voir la ville. En la parcourant il me demanda comment je la trouvais. Elle mériterait, lui dis-je, l’épithète de belle qu’elle porte, si ses rues étaient moins étroites et moins tortueuses. — Ce sont les Maures qui l’ont ainsi bâtie. Cette ville, comme tant d’autres, a éprouvé bien des révolutions: Scipion l’enleva aux Carthaginois; Pompée la détruisit, Sertorius la réédifia; les Goths et les Maures se la disputèrent, et l’inondèrent de leur sang; Rodrigue, surnommé le Cid, chassa ces derniers en 1025; mais ils la reprirent après sa mort, et la gardèrent jusqu’en 1238, époque où Jacques, roi d’Aragon, la reconquit pour toujours. Je lui demandai quelle était sa population. De quatre-vingt-dix à cent mille hommes, me dit-il; l’heureuse température du climat, la beauté et la richesse de la campagne, attirent bien du monde, et surtout beaucoup de noblesse. Jadis elle était plus populeuse; mais Philippe III, par un faux esprit de religion, en chassa cinquante mille Maures. On leur permit d’emporter leurs meubles; mais on retint leurs enfants pour les élever dans la religion chrétienne. Cette cruelle proscription a coûté, à l’Espagne, neuf cent mille citoyens très-industrieux et très-actifs, et cette plaie profonde n’a jamais pu se fermer.[94]
Valence, dit-il encore, a donné deux papes de la maison de Borgia, Célestin III et Alexandre VI. — Vous devriez rayer ce dernier de vos fastes. Les couronnes, les tiares n’effacent jamais les crimes aux yeux de la postérité. Vantez-moi plutôt votre climat, la magnificence de votre terroir. — Vous avez raison; nous vivons peut-être sous la température la plus heureuse de l’Europe. Pendant les trois mois d’été, la chaleur serait très-vive si elle n’était tempérée par les vents de la mer.[95] Le reste de l’année est un printemps continuel, non le printemps froid et nébuleux de Paris et de Rouen, où j’ai voyagé pour mon commerce, mais le printemps chanté par les poètes, et qui nous rappellerait l’âge d’or, si nous avions des ruisseaux de lait, des bergers poètes, et les mœurs pures et simples de ces heureux pasteurs. Mais la nuit s’avance, allons souper; nous devons nous lever matin pour aller au secours de cette infortunée. Il m’en parla pendant tout le repas. Je voyais que l’amour paternel se réveillait, agitait son ame pure et sensible. Qu’il est facile et doux de pardonner à l’homme malheureux! «Ma fille, me disait-il, n’avait que douze ans lorsque j’eus le malheur de perdre sa mère. Le vide que cette mort fatale laissa dans mon ame, fut remplacé par ma tendresse pour ma fille. Je l’en aimai davantage; je lui prodiguai mes soins et mes caresses; je lui confiai mon bonheur pré et avenir. Je voyais avec transport cette plante si chère naître et s’embellir de jour en jour; je remerciais le Ciel du présent qu’il m’avait fait. Une passion fatale, fruit de nos climats, autorisée par l’exemple, protégée par la religion et la loi, a perverti cette ame si pure. Une faute a flétri sa jeunesse et son innocence. Souvent je lui disais: Ma chère Rosalie, dans mes pensées, dans mes désirs, c’est ton bonheur seul qui m’occupe: prends garde d’écouter la voix de la séduction, de suivre l’exemple contagieux des enfants aveugles et dénaturés, qui profitent de l’erreur de la loi, et de l’appui blâmable de la religion, pour braver l’autorité des parents, et contracter des nœuds mal assortis. Fais choix d’un homme honnête et bien né, et je ne calculerai pas sa fortune. Pendant que je lui répétais ces discours, elle aimait déjà un misérable commis, que je chassai bientôt de chez moi, parce que je suspectais sa probité et ses mœurs. La passion de ma fille s’en irrita. Le traître employa tous les moyens de séduction pour se venger de moi et pervertir une fille très-jeune et sans expérience. L’église, par un abus et une extension de pouvoir contraire aux bonnes mœurs et à l’harmonie de la société, les a unis sans mon consentement. Le malheur ou le libertinage sont les fruits ordinaires de ces mariages illicites.» Ce bon père, en me parlant ainsi, laissait échapper des larmes. J’étais surpris de ses principes et de la pureté avec laquelle il s’exprimait dans la langue française. Je lui laissai entrevoir ma surprise. «Vous êtes étonné, me dit-il, de voir un Espagnol exempt des préjugés de la superstition, et parlant votre idiome avec quelque facilité. Mais sachez que je suis une espèce de métis; ma mère était française, et son plus grand plaisir dans mon enfance, était de me faire bégayer sa langue. De plus, à l’âge de vingt-quatre ans, mon père m’envoya en France, à Londres, en Hollande, soit pour achever mon éducation, soit pour m’instruire dans la théorie du commerce. Mais j’abuse de votre complaisance; on croit trop aisément intéresser les autres en leur parlant de soi. Nous devons abréger notre sommeil, et vous avez besoin de repos.» Il me conduisit à ma chambre. Je fus surpris de son élégance, de sa propreté; les murs et le parquet étaient revêtus de carreaux de faïence; les meubles de bois d’aloès et de palmier, présentaient une forme agréable; mon lit était de fils de sparte et d’aloès, et d’une élasticité délicieuse. Il était sans rideaux et la chambre sans cheminée; elles sont très-rares à Valence. En revanche il y avait une fontaine dans la cuisine, ainsi que dans toutes les maisons de la ville.
Nous partîmes à l’aube matinale, et arrivâmes à Lyria sur les onze heures. On sonnait une messe. Je vais l’entendre, me dit don Inigo; pendant ce temps allez prévenir ma fille de mon arrivée; mon apparition subite pourrait aggraver sa maladie. Dès que Rosalie m’aperçut, elle s’écria: Eh quoi! sans mon père! Il m’abandonne; il est inexorable. — Non; c’est le meilleur des pères, et il viendra, vous le verrez. — Et quand? — Aujourd’hui... tout à l’heure; il entend la messe. — Ah! je respire! — Comment vous trouvez-vous? — J’ai pleuré hier toute la journée; j’ai prié Dieu; cependant j’ai un peu dormi cette nuit; et si je revois mon père, s’il me rend son amour et ses caresses, sans doute ma santé reviendra. — Eh bien, préparez-vous à le recevoir; je vais le chercher à l’église. La messe finie, don Inigo me demanda des nouvelles de sa fille. — Votre présence et vos bontés vont lui rendre les forces et la vie.
Quand nous entrâmes dans la chambre, son air était grave et peut-être sévère, mais son cœur palpitait et sa main tremblait dans la mienne. Dona Rosalia était assise sur une chaise: le désordre de sa parure, de ses cheveux épars; ses beaux yeux pleins des pleurs du repentir, de la tristesse, de la douleur; son visage décoloré, rappelaient le fameux tableau de Le Brun, où, sous les traits de la Valière, il a peint Magdeleine adressant au ciel sa prière et ses remords.
Dès que Rosalie aperçut son père, elle courut pour se jeter à ses pieds; mais, débile, tremblante, prête à tomber, je la soutins et la fis asseoir. Elle voulait parler, mais les larmes, les sanglots, étouffaient sa voix. Son père ému, la prit, la pressa dans ses bras, en l’appelant ma fille, ma chère fille! Embrassez votre père, lui dis-je; il vous rend ses bontés, il vous pardonne. A ces mots, elle se lève, l’embrasse, le serre par de douces étreintes, et leurs larmes et leurs caresses se confondirent. Pour terminer cette scène si touchante, je dis à don Inigo qu’il fallait penser au dîné, et à notre retour; il me pria de m’en charger, et d’y songer pour eux. Après un léger repas, nous montâmes en voiture. Rosalie voulut dire un mot en faveur de son époux: Ne m’en parle jamais, s’écria son père, si tu crains de m’offenser; c’est un misérable qu’il faut oublier, et qui périra d’une mort funeste. Prions Dieu seulement qu’il lui fasse miséricorde, et que sa mort soit plus sainte que sa vie.
Don Inigo voulut non seulement que je logeasse chez lui, mais il me pria instamment de séjourner huit à dix jours à Valence pour qu’il pût jouir du plaisir de me voir et de me témoigner sa reconnaissance. Veuillez m’aider, me disait-il, à consoler ma fille. Vous l’avez sauvée, achevez votre ouvrage; la présence de son bienfaiteur effacera le souvenir du misérable qui l’a séduite et outragée: vous lui ferez aimer l’existence, comme un beau jour fait aimer la nature. Dona Rosalia, d’un ton plein d’intérêt, joignit ses instances à celles de son père; elle me disait: Je vous dois mon père et la vie; ajoutez à ce bienfait celui de votre présence, du moins pour quelque temps. J’hésitai; l’amour m’appelait à Cordoue, pressait mon départ; mais enfin l’amitié, les prières de deux êtres intéressants fixèrent mon irrésolution; je promis de rester huit jours. Rosalie m’en remercia avec ce son de voix, ces paroles douces et pénétrantes qui sortent du fond d’une ame sensible et vivement émue.
Le lendemain de notre arrivée était un dimanche; don Inigo me mena à la cathédrale pour entendre la messe; quoique protestant, j’allai avec plaisir adorer, dans son temple, le Père, le Créateur de tous les hommes, si bien peint dans cette expression: celui qui est. Cependant j’avais quelques peines à dissimuler ma croyance, à emprunter le voile de l’hypocrisie; à la vérité j’étais obligé de feindre, et non de mentir. Henri IV disait que la religion ne se dépouille pas comme une chemise, car elle tient au cœur.
Je vis sur la porte de la cathédrale la liste des livres défendus par le saint-office; en première ligne étaient Rousseau, Voltaire, Raynal et l’Encyclopédie. Quelques livres espagnols avaient aussi les honneurs de l’index. Cette cathédrale est une des plus riches de l’Espagne: le maître-autel est d’argent; une vierge de six pieds, du même métal, occupe une niche couverte de bas-reliefs représentant divers incidens de la vie de J. C. L’autel a trente pieds de haut et dix-huit de large, et les peintures qui décorent les portes de cet autel sont d’un prix inappréciable. Philippe IV disait que si l’autel était d’argent, les portes étaient d’or. Cependant l’affluence qui remplissait l’église fixait mon attention. Les femmes étaient assises sur leurs jambes, et sur un tapis de sparterie qui couvrait le pavé de l’église; elles avaient un éventail et un rosaire à la main; tour-à-tour elles s’éventaient, récitaient un avé, promenaient leurs regards sur tous les jeunes gens, et leur parlaient des yeux, ou par signes. Je marquai à don Inigo mon étonnement de ce mélange de dévotion et de coquetterie. Le chapelet, me dit-il, est un hochet pour nos femmes; elles le portent à leur ceinture, le laissant traîner jusqu’à terre; elles le récitent dans les rues, parfois en jouant ou en médisant du prochain, et elles ne font l’amour qu’avec un scapulaire sur la poitrine, et le rosaire à la main. Les hommes l’attachent à leur cou. — C’est apparemment, lui dis-je, un talisman qui gagne le cœur de l’objet aimé? — Les Espagnols prétendent que le scapulaire et le rosaire sont deux des plus beaux présents que leur ait fait la Vierge. Lorsque l’on éleva le vénérable,[96] la scène changea. Un grand bruit se propagea dans l’église: c’était le roulement des coups de poings que les femmes se donnaient sur la poitrine, ou plutôt sur des corps de baleines, espèce de cuirasse qui réfléchit les sons, mais qui ne garantit pas des traits de l’amour. Ce bruit, mêlé à un silence profond, l’attitude de tous les assistants courbés vers la terre, leurs longs soupirs rendaient cette scène auguste et touchante. Mais l’élévation finie, tout le monde se redressa, les femmes s’assirent de nouveau sur leurs jambes, et le jeu des prunelles recommença. On peut comparer cette manière d’entendre la messe, si l’on peut comparer le profane au sacré, à la conduite des Italiens à l’opéra, qui causent, promènent leurs yeux de tous cotés pendant le récitatif, et se taisent et se recueillent pour écouter l’ariette.
Après la messe, don Inigo me conduisit dans la chapelle de Saint-Pierre, ornée de beaux tableaux; de là dans la sacristie, où est le riche dépôt des vases d’or et d’argent, et des reliques. Parmi celles-ci on me montra un calice d’agate, qui avait, dit-on, servi à J. C. lorsqu’il fit la scène avec ses disciples; une chemise d’enfant, sans coutures, faite par la sainte Vierge même; des gouttes de son lait; un peigne auquel étaient encore attachés quelques-uns de ses cheveux, et une dent de Saint-Chrysostôme, de quatre doigts de long et de trois de large. Quelle terrible dent! dis-je tout bas à don Inigo. — Taisez-vous, reprit-il, elle n’est pas aussi dangereuse que celle de l’inquisition. Deux hommes petits, maigres, le teint olivâtre, l’un vêtu d’un habit couleur de rose, et l’autre d’un bleu céleste, s’approchèrent pour baiser les reliques. Je demandai à don Inigo quels étaient ces seigneurs, dont la couleur et l’élégance des habits contrastaient si bizarrement avec leurs tristes figures; je crois voir des singes revêtus des vêtemens d’Adonis. — Ces prétendus seigneurs sont de simples artisans. Ici chacun se costume à sa guise; en fait d’habillement, on n’admet aucune distinction: l’homme du peuple vit de pain et d’oignons, et porte sur lui, le dimanche, les économies de l’année.
En sortant de la cathédrale, il me dit: Vous n’avez point en France d’églises si belles et si riches; mais vous avez des chemins, des ponts, des canaux, des manufactures. — Je m’aperçois à ce discours qu’il y a du sang français dans vos veines; ou plutôt que vos lumières, la justesse de votre esprit, vous font démêler les abus de la superstition d’avec le vrai culte, et la solide piété. En effet don Inigo était un sage pieux sans ostentation, et attaché à la religion de ses pères en homme éclairé, sans adopter les momeries des moines, et le respect ridicule que l’on rendait à leur robe. Je n’en reçois point chez moi, me disait-il, je ne baise jamais leurs mains crasseuses; mais, comme je ne veux point me brouiller avec l’inquisition, je les salue du plus loin que je les aperçois; et comme les petits présens réchauffent l’amitié, j’envoie de temps en temps du café et du chocolat aux pères dominicains, les premiers de l’ordre: d’ailleurs je remplis tous mes devoirs, j’observe les préceptes de l’église, je me garde bien de fronder les opinions, les abus; en Espagne on n’en demande pas davantage. Mais pour vous prouver quelle vénération les Espagnols portent à un ministre de la religion, je vais vous raconter un crime horrible commis en Andalousie par un carme déchaussé; crime qui méritait la mort. Il aimait éperdument une jeune fille, sa pénitente; sans doute il n’avait pas expliqué sa passion. Cette jeune personne, au moment de se marier, vint se confesser à lui. Il entendit sa confession, lui dit la messe et la communia de sa main; ensuite ce monstre alla l’attendre à la porte de l’église, et l’assassina de trois coups de poignards, dans les bras de sa mère. Il fut pris; mais le roi apprenant qu’il était prêtre, n’osa le condamner à la peine de mort, et l’envoya aux présides de Porto-Ricco.
Nous revînmes au logis; nous trouvâmes dona Rosalia presque sans fièvre; je l’en félicitai. Ah! s’écria-t-elle, je n’en serai pas plus heureuse! — Vous vous trompez: vous avez devant vous un long avenir. Tout change: la douleur s’éteint, le plaisir renaît; le Ciel vous combla de trop d’agréments, vous donna une ame trop belle, trop sensible, pour vous refuser le bonheur. — Hélas! où le trouver? Aujourd’hui, je ne puis plus aimer. Don Inigo rentra pour nous annoncer le dîné.
On nous servit une oilla podrida. C’est un pot au feu composé de mouton, de saucisses, de lard; d’une poule, et de légumes, Cette oilla podrida mérite un rang distingué dans la hiérarchie des mets. On nous servit aussi un plat de morue à l’ail. Voilà, me dit mon hôte, un poisson qui coûte à l’Espagne trois millions de piastres par an, tribut que nous payons aux Anglais; et ce qui est bien plus singulier, c’est que nous fournissons le sel qui va saler le poisson à Terre-Neuve.
Après le dîné don Inigo m’engagea d’aller faire la sieste, et ajouta: Je vous mènerai ce soir au refresco de la duchesse Éléonore Silva, dont le mari est grand d’Espagne de la première classe, et gentilhomme de la chambre de Sa Majesté catholique, actuellement de service à Madrid; c’est lui qui donne à boire au roi, à genoux: le refresco sera très-brillant. — Je vous suivrai volontiers chez cette belle duchesse; quant à la méridienne, je m’en dispenserai: la vie est trop rapide pour l’user dans le sommeil. Je sais que l’empereur Auguste dormait l’après-dînée; mais l’aurore le trouvait souvent éveillé, et la tête encore embarrassée des vapeurs du vin. — Ici nos médecins nous ordonnent la sieste, et nous assurent qu’Hippocrate et Galien dormaient une heure ou deux après leur dîné. Nous avons hérité cette coutume des Maures; j’ai contracté l’habitude de ce sommeil, et vous savez qu’elle se change en besoin.
Le soir nous partîmes pour le refresco. Il était annoncé depuis quinze jours. C’est le grand festin des Espagnols. Don Inigo me présenta à la duquesa; elle était nonchalamment couchée sur un canapé appelé estrade; au-dessus de cette estrade était un dais et une image de la Vierge. La duchesse m’accueillit d’un sourire gracieux, et me dit: Senor cavallero, me alegro di ver que su merced sta bueno.[97] A quoi je répondis: Viva, Su Excellenza mill’ anos. Et là finirent nos compliments et notre conversation.
J’examinai cette excellence des pieds jusqu’à la tête. C’était une femme de trente ans, d’une taille au-dessous de la médiocre, elle avait une physionomie vive et spirituelle, des yeux noirs pleins de feu et de volupté; son pied, qui me parut mignon, était renfermé dans un soulier de brocart d’or, dont les talons avaient quatre pouces de hauteur, ce qui la fesait marcher de mauvaise grâce et avec peine; on voyait alors, à travers les longues franges de sa basquine, jusqu’au mollet de sa jambe; son cou, ses oreilles, ses bras étaient chargés de diamants; une couche épaisse de rouge enluminait son visage et ses épaules très-découvertes; dix ou douze jupons de velours et de satin enveloppaient son corps; un long cordon de laine blanche, attaché à sa ceinture, descendait jusqu’à terre; il avait plusieurs nœuds, à chacun desquels brillait un bouton de pierres précieuses. Je demandai à don Inigo ce que signifiait ce cordon. Les dames, me dit-il, le portent en l’honneur de leurs patrones; ce sont des vœux qu’elles font ou dans leurs couches, ou dans d’autres maladies; souvent ces vœux sont formés en faveur de l’amour, car les Espagnols s’adressent à la Vierge et aux saints pour les prier de favoriser leurs inclinations, comme les païens invoquaient Vénus et son fils. Nous étions dans une grande salle destinée à ces fêtes; je vis arriver successivement quatre-vingts personnes des deux sexes. Les hommes se plaçaient à la gauche, et les femmes à la droite; chacune d’elles, après une profonde révérence, allait embrasser la senora duquesa, et ensuite saluait et embrassait les autres femmes, rangées en demi-cercle; les embrassades terminées, elle occupait la chaise vacante après la dernière venue. Je remarquai un grand Espagnol enveloppé dans sa cape jusqu’au nez, ayant sur sa tête un vaste chapeau orné d’un large ruban d’or, assis en face de la duchesse, et fixant sur elle des regards fréquents et langoureux. On m’apprit que c’était un de ses soupirants, mais qui n’était pas encore au nombre des heureux. Il fait, me dit-on, son purgatoire, en attendant son admission dans le paradis. Ce spectacle m’amusait beaucoup; cependant j’étais fâché de me voir éloigné du cercle des femmes qui, la plupart, me paraissaient jolies.
Que fesons-nous ici, me disais-je tout bas, séparés des brebis comme des moutons attaqués de la clavelée? ne nous reçoit-on que pour faire nombre, et pour pouvoir dire: Nos numeri sumus fruges consumere nati?[98] Quand l’assemblée fut complète, le gouverneur des pages, en habit blanc, armé d’un grand flambeau, entra, mit un genou en terre, et dit à voix haute: Vive le saint-sacrement; et l’assemblée répondit en chœur: A jamais. Après lui vinrent les pages, chacun muni d’un flambeau; ils fléchirent le genou, posèrent les flambeaux sur une table, et se retirèrent; ils revinrent bientôt, les uns apportant du chocolat chaud ou à la glace, fait à l’eau ou avec du lait; d’autres étaient chargés de plats de confitures, d’azucar esponjado, de gâteaux et de grands verres d’eau à la glace. A cette vue, la conversation qui languissait, se ranima; on s’abreuva de chocolat; je vis des femmes qui en prenaient jusqu’à six tasses. J’étais auprès d’un père franciscain, qui avait les formes athlétiques, et qui jouissait d’une brillante réputation auprès du sexe; lorsqu’il eut fait passer par son œsophage sept à huit tasses de chocolat, quantité de confitures et de biscuits, il me demanda si les dames françaises étaient aussi jolies que celles d’Espagne. A Valence, lui dis-je, j’oublie les dames françaises; et si vous étiez en France, vous ne songeriez pas aux dames espagnoles. Il me demanda ensuite des nouvelles de Voltaire; je lui répondis qu’il jouissait d’une bonne santé. — On dit qu’il craint terriblement la mort; il prêche l’athéisme, et il a peur du diable; il mériterait d’être brûlé à petit feu comme un certain Vanini. — Quel est, mon Père, ce Vanini? — C’est un athée, un anabaptiste, un antechrist, qui fut condamné au feu par les pères du Concile de Constance.[99] Je félicitai le révérend de sa vaste érudition. J’ai brillé, me dit-il, sur les bancs; j’ai dans ma tête tous les miracles qui se sont opérés et qui s’opèrent tous les jours; je connais toutes les reliques de l’Espagne, et les vertus de chacune; je suis prieur de l’ordre, et je disputerais à tous les prieurs du monde, à tous les évêques, l’art d’arranger une procession, et de célébrer une fête solennelle avec magnificence. Dans ce moment on fit repasser des plats de confitures, et le révérend, en ayant fait sa provision, s’enfonça dans un large fauteuil pour achever la collation tout à son aise.
Ce qui m’étonna dans ce refresco, autant que la science du franciscain, ce fut de voir les hommes et les femmes remplir de confitures leurs poches, leurs mouchoirs, ou des cornets de papier. Don Inigo m’invita à faire de même, en m’assurant que c’était l’usage. Je me contenterai, lui dis-je, d’en mettre dans un petit cornet pour l’offrir à votre aimable fille. Jadis les Grecs envoyaient à leurs amis ou à leurs maîtresses des plats du festin; mais je n’étais ni Grec, ni Espagnol, et l’usage ne me parut pas assez noble pour l’adopter.
En France, quatre-vingts personnes assemblées, et animées par une excellente collation, parleraient à peu près toutes à la fois, et produiraient un bruit pareil à celui d’un torrent un peu éloigné; en Espagne, le silence n’est interrompu que par des entretiens particuliers. Savez-vous, me dit à voix basse un hidalgo qui était à mes côtés, quel est ce père de Saint-François avec qui vous causiez? — Non, mais il a l’air d’un élu, d’un enfant de la Grâce. — Il l’est aussi; vous voyez cette jeune femme qui porte un long rosaire de corail, auquel est attachée une croix de diamants et qui a un reliquaire en pierreries sur la poitrine: c’est sa bien-aimée; et de plus, il est le confesseur du mari. — Je vois, lui dis-je, que les moines ont ici le paradis sur la terre, et les clefs de celui de l’autre monde. — C’est ce même moine qui a fait le mariage de la fille de don Inigo Flores. — Comment cela. — Dona Rosalia aimait un commis de la maison de son père, qui, s’étant aperçu de cette inclination, ou par d’autres motifs, chassa cet homme de chez lui. Les amants, irrités, enflammés par les obstacles, s’écrivirent, se donnèrent des rendez-vous. Don Sanche passait une partie de la nuit sous le balcon de sa maîtresse; il profita de la faiblesse et de l’inexpérience de cette jeune personne pour la déterminer à se réfugier dans les bras de l’église, et à l’épouser sans l’aveu de son père. Cet homme était lié avec ce franciscain, de Saragosse comme lui; après avoir combiné, arrêté leur plan, ils l’exécutèrent ainsi. Un soir don Inigo donnait une merienda (un goûter) à quelques amis; dona Rosalia descendit furtivement dans une salle basse, ouvrit la porte de la maison à son amant et au père don Raphaël, qui, après quelques formalités d’usage, leur donna la bénédiction nuptiale; ensuite dona Rosalia rentra dans l’assemblée, s’efforçant de dissimuler, sous un air de sérénité, le trouble et l’agitation de son ame. Le lendemain, deux députés du couvent vinrent chez don Inigo, réclamer sa fille au nom de son époux don Sanche; don Inigo, fort étonné, la fit appeler; elle vint pâle et tremblante; mais rassurée, encouragée par la présence des deux franciscains, elle avoua son mariage. Don Inigo, irrité, opposa la plus vive résistance; mais il fallut fléchir sous la toute-puissance de l’église. Les moines lui dirent, pour le consoler, que c’était la volonté de Dieu, que les mariages étaient écrits dans le ciel. — Non pas les mauvais, répondit-il. Je compris alors pourquoi ce mariage avait été si malheureux. Ils le sont presque tous en Espagne; mais les maris se consolent avec leurs maîtresses, et les femmes avec leurs cortejos. Quæ fuerunt vitia, mores sunt.[100]
Après la colation, on annonça le bal. Le bastonero[101] nomma les danseurs du menuet; les bals commencent toujours par cette danse, qui s’exécute avec plus de gravité que de grâce. Les femmes dansent les yeux baissés comme les villageoises des environs de Paris. Ces graves menuets élevaient déjà les vapeurs de l’ennui, lorsqu’une guitare, unie à deux violons, fit entendre le riant fandango. Cet air national, comme une étincelle électrique, frappa, anima tous les cœurs: femmes, filles, jeunes gens, vieillards, tout parut ressusciter, tous répétaient cet air si puissant sur les oreilles et l’ame d’un Espagnol. Aussitôt les danseurs s’élancent dans la carrière; les uns armés de castagnettes, les autres fesant claquer leurs doigts pour en imiter le son: les femmes surtout se signalèrent par la mollesse, la légèreté, la flexibilité de leurs mouvements et la volupté de leurs attitudes; elles marquent la mesure avec beaucoup de justesse, en frappant le plancher de leurs talons: les deux danseurs s’agacent, se fuyent, se poursuivent tour-à-tour; souvent la femme, par son air de langueur, par des regards pleins du feu du désir, semble annoncer sa défaite. Les amants paraissent prêts à tomber dans les bras l’un de l’autre; mais tout-à-coup la musique cesse, et l’art du danseur est de rester immobile: quand elle recommence, le fandango renaît aussi. Enfin la guitare, les violons, les coups de talons, le cliquetis des castagnettes et des doigts, les mouvements souples et voluptueux des danseurs, les cris, les applaudissements des spectateurs, remplirent l’assemblée du délire de la joie et de l’ivresse du plaisir.[102] Le vainqueur de Goliath sautant, dansant devant l’arche sainte; les douze prêtres Saliens de Rome dansant et s’agitant dans leurs promenades religieuses, auraient paru froids, inanimés devant le voluptueux fandango. Mon cher hôte me demanda ce que j’en pensais. C’est une danse, lui dis-je, très-agréable, et digne d’être exécutée à Paphos où à Gnide, dans le temple de Vénus. — Elle nous vient des Maures. Quelques-uns prétendent qu’elle nous a été apportée de la Havane, et nos Esculapes nous l’ordonnent pour le maintien de la santé. C’est un des aphorismes de l’hygiène. Les docteurs arabes assurent que cet exercice prévient les maladies inflammatoires; les Grecs le recommandaient aussi comme utile à la santé; mais leurs danses étaient plus brillantes que les nôtres, et moins lascives. — Il me paraît que l’on vous ordonne ici le fandango, comme certains docteurs prétendent que l’on ordonne la danse aux gens piqués de la tarantule. — On raconte sur le fandango une anecdote singulière. On prétend que la cour de Rome, scandalisée de son indécence, résolut de le proscrire sous peine d’excommunication. Un consistoire fut convoqué pour lui faire son procès; on allait prononcer la sentence de mort, lorsqu’un cardinal dit qu’il ne fallait pas condamner un coupable sans l’entendre, et qu’il votait pour que le fandango parût devant ses juges: la raison, l’équité avaient inspiré cet avis. L’on manda deux danseurs espagnols des deux sexes; ils dansèrent devant cette auguste assemblée: la grâce, la vivacité, la volupté de ce duo commença par dérider le front des pères; une vive émotion, un plaisir inconnu pénètrent leurs ames; ils battent la mesure des pieds, des mains: la salle du consistoire devient une salle de bal; chaque éminence se lève, danse en imitant les gestes, les mouvements des danseurs: et d’après cette épreuve, le fandango obtint sa grâce, et fut rétabli dans tous ses honneurs. — Ce conte est plaisant, il faut le mettre à coté de celui du concile de Trente, où dansèrent, dit-on, les pères de l’église, dans un bal que leur donnait Philippe II.
Après le fandango, vinrent les séguidillas, espèce de contredanse où les acteurs sont au nombre de huit, et dans laquelle on figure quelques mouvements du fandango. Mais tout-à-coup la contredanse fut interrompue par un quart de conversion générale; toute l’assemblée se tourna en même temps vers la porte de la maison, et s’agenouilla dans un profond silence; plusieurs même se prosternèrent, leurs fronts touchaient la terre. Je ne savais si c’était l’étoile de Vénus, ou la lune naissante que l’on adorait: je fléchis cependant mes genoux comme les autres; au bout de cinq minutes, chacun se releva, et la joie et la danse recommencèrent. Surpris de cette cérémonie, j’en demandai l’explication à mon voisin. Quoi! me répondit-il, n’avez-vous pas entendu la sonnette qui passait dans la rue? — Pardonnez-moi; on sonnait donc pour vous faire mettre à genoux. — Oui, le vénérabile (le viatique) passait dans ce moment devant la maison. Avec le temps, je me suis habitué à cet acte religieux. J’ai vu au spectacle, au bruit de la sonnette, tous les spectateurs, tous les acteurs, soit maures ou païens, ou jouant les démons, se précipiter à genoux, et y rester jusqu’à ce que le viatique se fût éloigné; et dans une tragédie sanglante où trois hommes étaient étendus morts sur le théâtre, je les vis se relever subitement, s’agenouiller au son de la bienheureuse clochette, et refaire les morts quand le vénérabile eut passé.
La fête finit à une heure du matin. J’avoue que le reste de la nuit, j’eus le fandango dans la tête, et surtout une jeune personne qui avait effacé ses compagnes par la grâce et la légèreté de sa danse.
Le lendemain, je pris le chocolat avec don Inigo et sa fille, dans un cabinet retiré, qu’il nommait sa librairie; je fus étonné d’y trouver les ouvrages de Voltaire et de Rousseau. — Vous êtes là, lui dis-je, en compagnie peu orthodoxe, et qui pourrait vous envoyer dans les geoles du saint-office. — J’ai prévenu le danger. Il est des accommodements avec les saints inquisiteurs: une somme d’argent donnée adroitement et à propos, endort la vigilance de ces argus; ainsi ne craignez rien pour moi. — J’avoue que depuis ma réclusion à Barcelone, je tremble au nom de l’inquisition, ou à la vue d’un dominicain, comme Jacques premier, roi d’Angleterre, tremblait à l’aspect d’une épée nue. Je crois voir l’ombre de Torquemada ou de Saint Dominique me poursuivant la torche à la main. — Vous haïrez bien plus cet ordre, quand vous saurez qu’ils avaient jadis à Valladolid, dans leurs cloîtres, la statue de votre célèbre Bourgoing, prieur des Jacobins,[103] panégyriste du régicide Clément, et selon ses confrères martyr de J. C.; mais enfin cette statue a disparu.[104] — Je désirerais savoir quels sont les cas ou les crimes qui ressortissent du tribunal de l’inquisition; car il est bon de connaître les écueils, les rescifs de la mer sur laquelle on navigue. — Ce sont les soupçons d’hérésie, ce qui va très-loin; la magie, les maléfices et les enchantements, les injures au saint-office, ou à quelqu’un de ses membres, et les propos scandaleux; leur juridiction s’étend sur ceux qui lisent des livres défendus, ou qui les prêtent; sur ceux qui passent une année sans se confesser et communier; et sur ceux qui n’entendent pas la messe les jours d’obligation. — Vous m’effrayez; car dans cette caverne, comme dans celle du lion, on voit bien comment on y entre, on ne voit pas par où l’on peut en sortir.
L’amitié, les caresses de don Inigo raffermissaient la santé de sa fille; mais la mélancolie était encore sur son visage et dans le fond de son cœur. Après le déjeûné son père la renvoya pour me confier ses projets et sa situation. Il y a trente ans, me dit-il, que je suis dans le commerce, qui était aussi l’état de mon père. Il ne m’avait laissé que les débris d’une fortune considérable, détruite par la guerre avec les Anglais. Il est cruel, pour des particuliers, d’être sacrifiés à l’ambition et au délire des rois. Après la mort de mon père j’ai continué son commerce; j’ai établi une manufacture de soie et d’eau-de-vie: vous savez que la soie et l’eau-de-vie sont deux des principales productions du royaume de Valence.[105] Par mon travail, et surtout par mon économie, j’ai élevé ma fortune jusqu’à la somme de cent mille piastres; je pourrais l’accroître et devenir millionnaire: mais un million n’ajouterait rien à mon bonheur. Une grande fortune n’est qu’un grand esclavage, a dit je ne sais quel auteur;[106] qui ne sait pas être heureux avec une honnête et douce aisance, ne le sera jamais avec tous les trésors du Mexique et du Pérou. J’ambitionne aujourd’hui une jolie maison de campagne. Mon goût diffère beaucoup de celui de mes compatriotes, presque insensibles aux charmes d’une belle nature, et aux douceurs d’une vie paisible et solitaire: aussi généralement, en Espagne, los sitios (les maisons de campagne) sont abandonnées. La situation de ma fille me confirme dans mon plan de retraite. Déplacée dans la société, le cœur flétri par l’infortune, elle n’a plus d’autre asile qu’un couvent ou la campagne. Je n’aime pas les entraves; un couvent me priverait d’elle; et cet isolement absolu, cette retraite forcée, en aigrissant sa douleur, feraient de sa vie un supplice continuel. Je ne suis pas fâché de l’abandon de son indigne époux; je ne le hais pas, mais je le méprise: on peut pactiser avec la haine, mais jamais avec le mépris. J’ai toujours lu son ame dans sa physionomie. Je ne puis concevoir par quelle fatalité ma fille, bien élevée, pensant noblement, ayant du goût, de la délicatesse, a pu aimer un être si dissemblable. Mais elle n’avait pas seize ans, et son active sensibilité a saisi le premier objet qui a pu l’occuper; elle est tombée dans les filets de la séduction le bandeau sur les yeux. Il règne dans ces climats une dissolution de mœurs étonnante; c’est pourtant le pays où la religion semble avoir fixé son trône inébranlable: mais on croit effacer par des observances minutieuses, par le bavardage des prières, des chapelets, les infractions à la morale, à la religion, et les crimes même. J’ai pardonné à ma fille; je ne lui reprocherai jamais sa faute; je voudrais que le divorce fût autorisé; mais l’église romaine, trop rigoureuse, le défend, et ne se prête pas assez à la faiblesse et à la fragilité des hommes. Le divorce est de toute antiquité; la loi des Hébreux l’a toujours permis; et les protestants, plus sages que nous, l’ont adopté. J’aurais été trop heureux si j’avais eu un gendre de votre mérite. Mais où voit-on un climat sans nuages? dans quelle île, dans quel coin de la terre trouve-t-on ce souverain bien, cherché si long-temps par les anciens philosophes, et qu’ils découvriront lorsqu’ils auront découvert la pierre philosophale? Je passerai dans mon asile champêtre le règne de la chaleur, que tempèrent les vents de la mer. Dans ce climat, chaque saison a son caractère: l’hiver a deux mois d’existence; mais sans neige et sans frimas. On prétend qu’on n’a vu ici de la gelée et des brouillards que deux fois en cinq siècles. Notre printemps s’annonce dès le mois de février. C’est le vrai printemps chanté par les poètes. Alors les amandiers se parent de fleurs, les champs se couvrent de légumes, les orangers parfument l’air. Mars fait éclore toutes les richesses promises; les oiseaux préparent leurs nids; tandis qu’en France, à cette même époque, vous n’avez encore que l’espérance des beaux jours, et que le printemps arrive escorté des vents du nord, de la pluie et souvent de la gelée. Dans les équinoxes, le vent d’ouest nous apporte quelques ondées; à peine avons-nous dans l’année dix-huit à vingt jours de pluie. Je vais acquérir un petite maison de campagne, avec un jardin de dix arpents; c’est assez pour me contenir. Le monde ne pouvait suffire à Alexandre, et la plus petite urne contiendrait aujourd’hui sa cendre. J’espère ne pas me repentir dans ma retraite, comme jadis Charles-Quint dans celle du monastère de Saint-Just:[107] c’est par inquiétude qu’il avait désiré le repos, si fatigant pour l’activité de son ame. J’y cultiverai mon jardin, ma fille, et je m’occuperai de mon salut. Je suis bien éloigné d’adopter cet amas de superstitions qui dégrade notre nation aux yeux de l’étranger, ni ces austérités monacales, inspirées par le fanatisme, et non par un Dieu de bonté et de clémence; mais je suis soumis de cœur et d’ame à la religion romaine. Si parfois le doute vient inquiéter ma raison, je l’ecarte bien vite, et prie Dieu de soutenir ma foi. Le scepticisme est un état pénible: il fatigue l’ame, la laisse sans consolation et sans appui. Pour dissiper les nuages qui troublent mon esprit, je songe aux Augustin, aux Chrysostôme, aux Saint Bernard, qui, après de mûres réflexions et de longues études, étaient convaincus des vérités du christianisme. Le premier bienfait de la religion est de consoler des peines présentes par l’espérance d’un bonheur à venir; le second est de nous faire envisager avec indifférence et pitié les succès des méchants et les caprices de la fortune; le troisième bienfait est de nous attacher à la morale, à la vertu par un lien plus serré et plus solide: j’ai renoncé pour jamais à un second mariage; je vivrai comme notre bon roi, sans femme et sans maîtresse.[108] Je ne pourrais être amoureux d’une femme âgée, et une jeune femme ne m’aimerait pas; d’ailleurs, par un second hymen je blesserais les intérêts de ma fille. J’écoutai ce discours avec étonnement et admiration; don Inigo m’y développait la sagesse et la beauté de son ame.
Je lui confiai, à mon tour, mes engagements avec don Pacheco, mon amour pour sa fille, et l’embarras où me jetait ma religion, dont je leur avais fait mystère. Il convint que cet obstacle était difficile à surmonter. Jacques Ier, roi d’Angleterre, ajouta-t-il, ayant demandé une infante d’Espagne pour son fils Charles, l’infante déclara qu’elle se ferait religieuse, plutôt que d’épouser un hérétique. Je vous exhorte pourtant à ne pas vous décourager; l’amour et la raison ont dénoué de plus grandes difficultés: mais je vous ai retenu assez long-temps pour vous parler de moi; allons voir la tour de la cathédrale, le Micalet, qui tire son nom de Saint Michael. Cette tour est octogone; elle a cent cinquante pieds de hauteur, et vous serez ravi de la beauté de la perspective dont on jouit à cette élévation. Nous y allâmes. La vue est superbe; mon regard embrassait toute la Huerta de Valence, arrosée par le Quadalaviar, et une infinité de canaux; je voyais des montagnes verdoyantes, les flots azurés de la mer, les vaisseaux luttant contre les ondes, l’albufera; et, sous mes pieds, une ville vaste et populeuse, et pleine de mouvements. Je ne pouvais me lasser d’admirer ce brillant tableau; mais je m’aperçus que don Inigo, qui avait tant vu le soleil, attendait la fin de mon ravissement, et je ne voulus point abuser de sa complaisance. En revenant je lus l’affiche de la comédie, qui méritait quelque attention. A l’impératrice du Ciel, mère du Verbe éternel, nord de toute l’Espagne, consolation, fidèle sentinelle, et rempart de tous les Espagnols, la très-sainte Marie; c’est à son profit, et pour l’augmentation de son culte, que les comédiens de cette ville joueront la comédie héroïque des Rois maures en guerre avec les Espagnols. Je serais curieux, dis-je à don Inigo, d’assister à cette représentation au bénéfice de là Vierge; en France, les comédiens ne sont ni aussi généreux, ni aussi galants. — La Vierge aura bien petite part de la recette, mais elle s’en contentera. A côté de cette affiche j’en lus plusieurs autres. Aujourd’hui il y a prône et musique chez les franciscains. — Après demain on vendra à l’enchère un mulet, une image de la Vierge, et une naissance (une crêche). — Ce soir, à huit heures, la procession des rosaires. — On a volé une petite boîte d’or, qui contient les cheveux d’une dame; si celui qui l’a prise veut la faire rendre par son confesseur, on lui donnera la valeur de la boîte. Je dis à don Inigo: C’est sans doute un amant qui a fait cette perte. — Oui, c’est le cortejo de la femme de notre corrégidor. Mais allons dîner; ce soir je vous mènerai au théâtre.
La table de don Inigo n’était pas somptueuse; mais les mets étaient bons et salubres: le poisson, les légumes, les oranges, les melons, les figues et la oilla podrida composaient son dîné. — La plupart de ces mets, me disait-il, seraient un grand luxe à Paris; mais à Valence ils sont à très-bas prix. Pour deux liards l’on a une grande assiette de figues; ce plat de légumes me revient à quatre sous; le poisson n’est guère plus coûteux; et, ce qui est inappréciable, c’est que l’on peut se livrer sans crainte à son appétit: la pureté et l’élasticité de l’air, le vin stomachique d’Alicante, la légèreté des aliments et surtout des légumes, facilitent la digestion; aussi nous jouissons en général d’une santé et d’une longévité peu communes. Vous trouverez dans ce royaume quantité de vieillards de quatre-vingts ans qui ont encore toute la vigueur de la virilité. On en a vu pousser leur carrière jusqu’à cent vingt ans, et même jusqu’à cent quarante.
J’ai connu à Candie une femme qui a vécu vingt-quatre lustres avec l’usage de tous ses sens, excepté l’ouïe; mais un phénomène plus étonnant, c’est qu’à l’âge de quatre-vingt dix-sept ans, ayant été obligée de faire couper ses beaux cheveux, à cause d’une blessure à la tête, ils repoussèrent en très-peu de temps, aussi beaux, aussi touffus qu’auparavant. On cite une femme d’une longévité plus extraordinaire, morte à l’âge de cent quarante-deux ans, et qui n’a perdu l’ouïe et la vue que deux jours avant sa mort. Jusqu’à l’âge de cent onze ans, elle fesait, toutes les semaines, un chemin d’environ cinq lieues; son aliment favori était le lait de chèvre. Toutes ces longévités vous prouvent l’excellence de notre climat. — Je vois qu’ici sont les Champs-Élysées et le séjour des bienheureux. La présence de Rosalie, son air timide et touchant où se peignaient la douleur, le repentir de sa faute, la négligence même de sa parure, répandaient le charme le plus doux sur ces repas de famille. Dona Rosalia n’avait ni la taille majestueuse, ni l’éclat de beauté de Séraphine; mais elle portait une de ces physionomies où se réfléchissaient la sensibilité, la grâce, la candeur et toute la beauté de son ame. Séraphine était Vénus ou Junon, et Rosalie Psyché, ou plutôt elle ressemblait à cette aimable Cécile que j’avais tant aimée, et que mon amitié regrettait encore aussi vivement qu’aurait pu faire l’amour heureux.
Vers le soir, après la méridienne, don Inigo me mena au spectacle; la salle n’avait qu’un amphithéâtre et un patio (parterre)[109] encombrés d’une tourbe oisive, dont la plus grande partie était en bonnets de nuit et en manteaux, et qui, aspirant leurs cigaros, remplissaient la salle de fumée et d’odeur de tabac; c’est pourtant à cette lie nationale que les acteurs cherchent à plaire. Souvent ils lui adressent la parole en lui donnant des épithètes flatteuses. Le sujet de la pièce qui attirait tout Valence, était une comédie héroïque, dont les acteurs sont les Maures et les Espagnols qui se font la guerre, où, dans un dialogue vif, ils s’accablent de sarcasmes et d’injures. Les spectateurs riaient d’un rire inextinguible et la salle retentissait de leurs applaudissements. Il faut, dit-on, hurler avec les loups, j’ajoute qu’il faut rire avec les fous; mais le rire m’était impossible, j’aurais plutôt hurlé. Ce qui fatiguait mes oreilles encore plus que la déclamation des acteurs et les éclats de rire du patio, c’était la voix du souffleur qui répétait la pièce presque aussi haut que les comédiens. Ceux-ci, plus occupés du public que de leurs rôles, promenaient leurs regards sur les loges: je m’aperçus que la graciosa me souriait tendrement; je crus un moment que c’était une distinction particulière, et je lui répondais d’un aimable sourire et par des battements de mains: mais mon amour-propre fut bientôt détrompé. Je vis que les regards et le sourire de cette nymphe s’adressaient encore plus souvent aux membres du patio: lorsqu’il applaudissait, l’acteur le remerciait par un profond salut. Mais voici ce qui enivra de joie tous les spectateurs: un roi Maure entra à cheval dans le parterre, qui s’ouvrit, fit place; et ce prince, du haut de son coursier, débita une belle harangue à ses ennemis (les acteurs Espagnols); cette scène fit beaucoup plus d’effet sur ces bons Ibériens, que le cinquième acte de Rodogune, ou le quatrième de Mahomet n’en font à Paris. Les pièces Espagnoles sont divisées en trois journées; après la première, on joue une saignete ou un intermès; c’est un véritable intermède. C’est Thalie en goguettes; on joue dans ces pièces tous les états de la société: médecins, juges, et surtout les maris dont la jalousie, les infortunes amusent singulièrement le parterre et échauffent la verve des auteurs comiques: Bocace, Molière, La Fontaine jettent le sel à pleines mains sur les accidents du mariage. L’auteur des fables nous dit:
D’où vient donc ce plaisir malin que causent leurs disgrâces? C’est que la jalousie a toujours un côté ridicule; que nous sommes enclins à l’indulgence pour les fautes de l’amour et pour un sexe dont la faiblesse fait notre bonheur; et que la plupart des hommes voudraient être à la place de l’amant favorisé. La représentation fut terminée pa une tonadilla et un volero. Dans la tonadilla, une actrice seule chante une aventure galante et souvent scandaleuse, accompagnée de réflexions triviales. Le volero est une danse encore plus lascive que le fandango; la femme agace et fuit son danseur, revient, feint une tendre langueur, paraît se rendre et s’échappe encore.
L’amant, par ses regards, par ses gestes, exprime la vivacité de ses désirs; la musique, tantôt lente, tantôt animée, ralentit ou réchauffe leur ardeur: le moment du bonheur paraît approcher; les amants se joignent, s’entrelacent et la toile tombe.[110] Le fandango, disent les Espagnols, enflamme; le volero enivre; le premier peint la jouissance, et le volero la tendresse récompensée. Cependant des ecclésiastiques, de jeunes filles assistent à ce spectacle auprès de leur mère. J’ai vu depuis à Cordoue, jouer plusieurs pièces. L’une est Saint Amaro: au premier acte le saint monte en paradis, y reste deux cents ans; il va à la Chine, en enfer; enfin, un député céleste vient l’enlever au ciel.
Dans une autre comédie, un saint enchaîne le diable avec un rosaire, et le diable pousse des hurlements horribles, ce qui édifie beaucoup les spectateurs. Une autre famosa jornada, représente Saint Antoine récitant son confiteor; au mea culpa, les spectateurs se mettent à genoux et se donnent de grands coups sur la poitrine. A la mort du grand Gustave-Adolphe, roi de Suède, tué à la bataille de Lutzen, les Espagnols témoignèrent une joie excessive et indécente; un auteur fit à ce sujet une tragédie qui dura pendant douze représentations: le roi y assistait tous les jours.
On m’a conté qu’à Madrid, un des grands plaisirs du roi et de sa cour, au spectacle, est de jeter à la tête des dames des œufs vidés et remplis d’eau de senteur. La salle est embaumée par cette aspersion.
Comme je dois, en ma qualité de voyageur, présenter les Espagnols dans toutes leurs situations, je parlerai d’un autre spectacle auquel j’assistai le lendemain de la comédie. C’était un vendredi: don Inigo étant occupé, j’allai seul au collège du Corpus Christi, pour voir un crucifix que l’on ne découvre que ce jour de la semaine; j’y trouvai un grand concours d’hommes et de femmes. On chanta le miserere; pendant ce chant mélancolique, on tira d’abord un des rideaux qui cachaient le crucifix: il en a trois; quelque temps après on replia le second; et à la fin du miserere, quand l’attendrissement était au comble, le dernier voile tomba, et le christ fut visible. Aussitôt les pleurs, les gémissements, les sanglots retentirent dans toute l’église. Je suis persuadé que la plupart de ces dévots si tendres, si affligés, étaient la veille à la comédie, et riaient aux éclats aux scènes libidineuses de la tonadilla, de la saynète et du volero, ce qui prouve que cette nation, bien plus que les autres peuples, a besoin d’émotion, n’importe la cause.
Je revenais chez don Inigo fort occupé de cette scène religieuse, lorsqu’au commencement de la rue où je demeurais, j’entendis tousser sur un balcon; je levai la tête, et vis, à travers une jalousie, une femme qui avançait la main, et jouait de l’éventail. Ce jeu est un langage intelligible pour les gens du pays, mais encore très-obscur pour moi; cependant je crus devoir un signe de politesse à cette belle inconnue; je saluai de la main, suivant l’usage du pays, et je n’y pensai plus.
L’après-dînée, mon hôte et moi, nous allâmes, dans un volante,[111] au bourg de Burjazot, situé sur une jolie colline, embellie par de charmantes maisons, dont chacune a son jardin. Le bourg est entouré d’un petit bois, au milieu duquel jadis était un chêne dont les rameaux couvraient l’espace de terre qu’une paire de bœufs peut labourer dans un jour. Ses branches avaient quarante-huit pouces de diamètre, chacune formait un gros arbre; on les avait étayées par des piliers, qui donnaient à son enceinte l’air d’un cloître agreste; cependant le tronc principal n’avait que quinze pieds de tour: il a péri en 1670. Burjazot est très-fréquenté à cause de la salubrité et de la fraîcheur de l’air. Nous entrâmes d’abord dans l’église où est le tombeau de Françoise l’Advenant, cette fameuse comédienne, la maîtresse de l’hermite du mont Serrat. Pendant que don Inigo disait un de profundis pour cette belle et infortunée courtisane, je lisais son épitaphe en latin, composée par un prêtre; j’ai rimé la fin de cette inscription:
Le souvenir de la tendre Cécile me poursuivit au pied de la tombe de cette moderne Aspasie:
Mais la tendresse maternelle a tué Cécile, et l’autre n’était ni épouse, ni mère, ni peut-être amante. L’impression de la beauté et des talents de cette comédienne, me dit don Inigo, était si prodigieuse, que tous ceux qui la voyaient et l’entendaient s’enivraient de plaisir et d’amour. Elle est morte en sainte, après avoir vécu en Épicurienne.
Pour honorer ses mânes, je fis deux fois le tour du tombeau, comme jadis Alexandre avait tourné deux fois autour de celui d’Achille.[112] Enfin, après avoir jeté un dernier regard sur ce dernier asile où dormaient tant de grâces, de beauté et de talents, je dis à ses précieux restes:
Au sortir de l’église, nous montâmes sur une belle terrasse de trois cent vingt-quatre pieds carrés; elle contient trente-sept puits bâtis, en forme d’entonnoir, par les Maures, pour y tenir leurs grains en réserve. Ils conduisent à un grand magasin voûté de cent quatre-vingts à cent quatre-vingt-dix pieds carrés; il est revêtu de faïence: c’est encore le magasin le plus considérable de Valence.
De cette terrasse nous allâmes dans une petite maison, asile modeste d’un villageois. Une femme, encore jeune, accueillit don Inigo comme un père, lui baisa la main, et lui dit que son époux était à la ville. — J’aurais voulu le voir; je vais cependant vous donner votre pension, qui écheoit dans six jours. Il m’apportera le reçu à son premier voyage à Valence. Il lui compta cinquante piastres, et cette jeune femme les reçut les yeux remplis de larmes, en le nommant son bienfaiteur, son père. Adieu, ma chère Antonia, lui dit don Inigo; vous ne m’avez pas d’obligation: j’acquitte une dette sacrée. En sortant il me dit: Voulez-vous que nous marchions un peu? la voiture nous suivra. Il ajouta: Vous m’avez paru étonné de ce qui vient de se passer; vous le serez bien davantage si je révèle le secret de cette dette. J’expie une grande faute de ma jeunesse. Il en coûte à l’amour-propre de faire de pareils aveux; mais ils sont moins pénibles lorsque le repentir a suivi la faute. J’avais vingt ans; deux passions entraînaient mon ame, l’amour du plaisir et du jeu; mon père, homme très-charitable, me confiait souvent les aumônes qu’il distribuait aux indigents; plusieurs fois j’avais été chargé de porter de l’argent au père d’Antonia, bon et honnête villageois attaché depuis long-temps à ma famille, et qui même lui avait rendu des services. Mon père, apprenant qu’il était dangereusement malade, me remit cinquante piastres pour les lui porter. Ce même jour j’allai à une partie de jeu: le vent de la fortune me fut contraire, et mes fonds furent épuisés. Séduit par l’espérance, je hasardai le dépôt confié, l’argent du pauvre: il se fondit dans ce creuset infernal. Trop coupable, trop honteux pour m’en ouvrir à mon père, j’attendis le retour de la fortune, ou l’échéance de ma pension, pour m’acquitter envers le malheureux que la mort menaçait, mais que je croyais plus éloignée. J’en frémis encore après trente ans écoulés. Ce retard lui coûta la vie: privé d’argent, au lieu de faire venir un médecin de Valence, comme il le désirait, il eut recours au chirurgien de son village, le plus inepte et le plus opiniâtre des hommes, qui le saigna, resaigna jusqu’à ce qu’il le vit bien mort. Lorsque la nouvelle de cet événement parvint à mon père, et qu’il apprit que l’argent n’avait pas été remis, il me fit appeler, et me demanda si j’avais porté les cinquante piastres à Burjazot. Je rougis, et restai interdit. Répondez, je vous prie; d’où vient cet embarras? — De ma faute et de mes remords. J’ai joué cet argent, et, croyant que rien ne pressait, j’attendais d’en avoir pour remplir vos charitables intentions. — Descendez dans votre conscience; cet homme est mort faute de secours. — Ah, grands dieux! que je suis coupable! Je veux réparer mon crime — Comment? — D’abord en renonçant au jeu, et en portant demain cet argent à la fille de l’infortuné que j’ai laissé périr. Mon père me répondit froidement: Veremos (nous verrons). J’allai sur-le-champ vendre ma montre, que j’avais fait venir de Londres, et que j’aimais beaucoup, et j’en portai le produit à la jeune Antonia. Mon père le sut et ne m’en dit rien; ma mère voulut la remplacer par une autre: mon père s’y opposa, et ce ne fut que six mois après qu’il m’en présenta une du même prix, en me disant: J’ai différé pour vous laisser le mérite d’une bonne action: se priver pour donner, voilà le vrai bienfait. Les aumônes qui ne coûtent aucun sacrifice, comme celles des grands seigneurs, ne sont que des miettes de leur table qu’ils laissent tomber. L’aumône est ordonnée par toutes les religions. Le Coran dit que l’Être-Suprême attachera, à celui qui la refuse, un effroyable serpent, qui piquera sans cesse la main avare qui repoussa les pauvres. Il ajouta: Les passions vous entraînent, vous maîtrisent; j’en serais vivement affecté, si je n’avais découvert dans le fond de votre ame de la sensibilité et des sentiments de probité et d’honneur: ces deux barrières, j’ose l’espérer, opposeront toujours une forte résistance à l’entrée du vice et de l’improbité. Cette leçon ne s’est jamais effacée de mon souvenir. A la mort de ce père tendre et vertueux, j’assurai à Antonia, par un contrat, la rente annuelle de cinquante piastres. Un négociant de Cadix associa, dit-on, la Vierge à son commerce:[114] moi, j’y ai associé les pauvres pour un sixième; et lorsque je manque à quelque observance de ma religion, je me punis par une amende à leur bénéfice. — Mon cher hôte, lui dis-je, si j’étais pape, je vous ferais canoniser après votre mort, quand même vous auriez déjeûné la veille de Noël, ou mangé une aile de poulet dans le carême.
Je me promenais souvent tout seul dans la ville avec un plaisir infini. Je voyais une foule d’hommes, de femmes, riants et animés, marchant d’un pas léger et rapide; j’entendais le chant des ouvriers, les voix des marchands d’orgeat, d’eau et de fruits; le son des orgues portatives, des tambourins et des triangles qui se mêlaient à ces voix. Le lieu de la scène ajoutait encore un charme nouveau à cet agréable mouvement des acteurs: les toits des maisons où voltigent des pavillons de soie de diverses couleurs, les orangers, les citronniers, les lauriers-rose, les plus belles fleurs qui étalent leur pompe sur les terrasses, éclairées d’un soleil pur et brillant, tout cet ensemble formait pour moi un spectacle nouveau et délicieux. Trop heureuse Valence! ô climat fortuné! où le plaisir, la gaîté et l’amour semblent animer tous les individus; où la nature, déployant ses richesses et sa fécondité, offre à nos yeux un vaste et magnifique jardin! Un jour, au retour de cette promenade charmante, en passant devant la maison de la belle inconnue qui m’avait salué de l’éventail, je jetai les yeux sur son balcon; elle y était derrière sa jalousie, et le jeu de l’éventail recommença; ensuite elle étendit ses deux bras, et ses doigts me parlèrent un langage très-obscur pour moi, mais très-usité et très-intelligible pour un Espagnol. J’ai vu depuis des enfants de sept à huit ans, des deux sexes, se parler d’amour avec cet idiome symbolique. Me trouvant dans un accès de gaîté et de contentement, je répondis à ma belle inconnue, qui cachait sa tête et ne montrait que ses bras, par des signes et de grandes salutations; alors elle me jeta un rosaire. Ah! dis-je, cette beauté s’intéresse à mon salut. Je le pris, et, curieux de la connaître, j’entrai chez un quincaillier logé vis-à-vis de chez elle, et, après avoir acheté quelque bagatelle, je lui demandai quelles étaient les personnes qui occupaient la grande maison en face de chez lui. — C’est un vieux gentilhomme qui a deux filles, l’une très-jolie, et l’autre passablement laide, mais fort éveillée, et voulant à toute force se donner un mari. Je pensai alors que c’était la jolie qui me fesait ces agaceries, ne pouvant supposer qu’une fille laide osât méditer la conquête d’un officier français, encore moins espérer d’en faire un époux. Je rentrai chez don Inigo, qui me dit: Je vous attends, venez m’aider à consoler ma fille; elle a reçu une lettre de ce misérable, qui lui dit qu’il va s’embarquer pour l’Amérique, et qu’il l’exhorte à l’oublier entièrement. Cette lettre a rouvert sa blessure; elle veut mourir, se retirer dans un couvent: elle vous voit avec plaisir, elle a de la confiance en vous; allez calmer sa douleur; écartez le projet du couvent, qui ferait son malheur et le mien. Je montai aussitôt chez Rosalie; je la trouvai, cette fatale lettre et son mouchoir à la main pour essuyer ses pleurs. Dès qu’elle m’aperçut elle s’écria: C’en est fait, l’ingrat m’abandonne pour toujours; et j’ai pu l’aimer, lui sacrifier tout! suis-je assez malheureuse! Sans lui répondre, d’un air triste et pénétré, je m’assis auprès d’elle. Après un court silence, elle ajouta en sanglotant: Il part, il s’embarque pour les Indes! — Eh bien, qu’il parte; il vous reste un bon père, le meilleur des pères; il vous reste votre jeunesse, une figure charmante, une fortune aisée: avec tant d’avantages vous pouvez encore cueillir des fleurs dans le champ de la vie. — Mais je suis trahie, je n’ai plus d’époux, je ne puis plus aimer! Je compris à ces mots qu’une jeune Espagnole ne voit de jouissances, de bonheur que dans l’amour: elle ne respire que pour aimer. Une Française n’oublie, en aimant, ni les douceurs de la fortune, ni le soin de sa parure, ni les triomphes de la vanité. N’avez-vous pas, lui dis-je, un père digne de tout votre amour? Vous soignerez sa vieillesse, l’embellirez de vos grâces, de vos caresses, de votre tendresse. — Hélas! je l’espère: sa félicité sera ma consolation. Je lui parlai alors de son projet de couvent, qui affligeait son père. Un couvent, lui dis-je, à moins d’un délire de dévotion, est le séjour de l’ennui et des regrets et quelquefois du désespoir. Je la désabusai, et calmai même ses angoisses, en lui présentant le tableau d’un avenir plus doux, plus fortuné.
Don Inigo me fit appeler pour me mener chez une de ses parentes, qui le fesait prier de venir assister à son accouchement. Je suis bien aise, me dit-il, que vous voyiez cette cérémonie. En entrant dans la chambre de dona Pepa, travaillée des douleurs de l’enfantement, je dis avec don Inigo: Ave Maria purissima; tous les assistants répondirent: sine peccado concebida. Un moine franciscain entra immédiatement après nous, portant sous sa tunique un petit saint de bois qu’il posa sur une table, et entoura de quatre cierges allumés. Il prit ensuite une ample tasse de chocolat, dans laquelle il trempa force biscuits et de l’azucar esponjado; son estomac fortifié par cette collation, il se prosterna aux pieds de la statue, un rosaire à la main, pour lui demander la prompte délivrance de la dame; il s’interrompait souvent, en défilant ses grains, pour lui annoncer le terme prochain de ses douleurs; mais l’accouchement était lent et laborieux. Le moine suait, s’agitait et jetait sur son saint des regards d’indignation; enfin l’enfant vit la lumière, et assura le triomphe du moine et de son saint. Le révérend me dit en confidence que, sans ses prières et l’intervention du saint, la senora Pepa aurait souffert beaucoup plus long-temps. Je lui répondis que je n’avais connu jusqu’à ce jour que sainte Lucine qui présidât aux accouchements. Ferte opes Lucina. Nous ne connaissons pas, me répondit-il, cette sainte en Espagne: elle est donc française? — Non, elle est née en Grèce, où elle a eu des autels. C’est une sainte si puissante, qu’on lui a vu empêcher un accouchement pendant vingt-quatre heures.[115] Quand la senora fut délivrée, on éteignit les cierges, et l’on fit entrer les enfants de la maison, l’un âgé de cinq ans, l’autre de six, tous deux habillés en franciscains. Je demandai à don Inigo si c’étaient des enfants de la balle. — Non, à leur naissance les parents ont fait vœu de leur faire porter l’habit religieux pendant un certain nombre d’années. Depuis, j’ai vu souvent de ces petits moinillons polissonnant dans les rues. Ceux-ci s’emparèrent de la statue, en jouèrent, la promenèrent, tandis que le patron du saint savourait, avalait des confitures, et s’abreuvait d’un excellent vin. Passato il pericolo, gabbato il santo.
Lorsque nous eûmes quittés l’accouchée, don Inigo me demanda ce que je pensais du moine et de son saint. Je les compare, lui dis-je, à une cérémonie toute aussi singulière qui se passe à Rome. Quand un personnage distingué ou opulent est attaqué d’une maladie dangereuse, il envoie sa voiture aux pères récolets, et les fait prier d’apporter chez lui il bambino (c’est un petit Jésus de bois). Deux récolets aussitôt montent dans le carrosse, mettent entre leurs jambes le bambino paré comme un nouveau marié. Arrivés dans la chambre du malade, ils le placent à côté de son lit, et restent dans sa maison, à ses frais, jusqu’au dénouement de lu maladie. Ce bambino est l’unique patrimoine de ces pères; mais c’est pour eux une source intarissable de richesses, car il est toujours en course: on se l’arrache, on se bat à la porte du couvent pour le posséder.
Don Inigo me proposa le jour suivant une promenade à Beninamet, charmant village à demi-lieue de Valence. Nous verrons, me dit-il, la maison de campagne que j’y veux acheter; elle est auprès de la délicieuse retraite du chanoine don Pedro Mayoral, que nous visiterons en passant. Ma fille viendra avec nous: puisque la maison que je désire avoir doit être son asile, il faut qu’elle lui convienne. J’acceptai cette partie avec plaisir. A peine avions-nous fait quelques pas dans notre voiture, que nous fûmes arrêtés par la rencontre du viatique. Il était précédé de quantité d’hommes qui portaient des cierges, de six hautbois maures nommés douzainas, et d’un petit tambour qui s’accorde avec ces instruments. Nous mîmes pied à terre, et don Inigo céda la voiture au porte-dieu et à ses deux acolytes, et nous allâmes à l’église attendre son retour. Mon hôte, qui soupçonnait mon étonnement, me dit que c’était l’usage en Espagne; que les plus grands seigneurs s’y soumettaient; les cochers même, ajouta-t-il, refuseraient de marcher: ils croient qu’il y a des indulgences attachées à cette cérémonie. L’Espagne, lui dis-je en souriant, est le pays des indulgences; on ne peut pas s’y damner: mais ce n’est pas le prêt de votre carrosse qui me surprend; je sais que tout homme raisonnable doit respecter les usages d’un pays, surtout ceux qui tiennent à la religion; mais ma plus grande surprise est d’avoir vu entrer le cortège du viatique dans la maison du malade: tout ce monde va-t-il aussi dans la chambre? — Oui, sans doute. — Je me flatte qu’ils n’y jouent pas du hautbois et du tambour? — Non, ils cessent en entrant; le prêtre asperge le moribond d’eau bénite, et implore pour lui la miséricorde divine. — Il devrait aussi l’implorer pour qu’elle lui accordât la force pour résister à ce fracas.
Au retour de la voiture nous partîmes pour Beninamet. Quelle charmante situation! Nous traversions des jardins, des vergers peuplés de jolies maisons; nous rencontrions de jeunes et charmantes paysannes élégamment chaussées. Leurs souliers, que l’on nomme alpargates, sont une légère semelle de chanvre ou d’esparto goudronné; le quartier de la chaussure n’a qu’un pouce de hauteur; mais des rubans bleus, ou couleur de rose, se croisent, et les attachent au mollet. Les jours de fête on les orne de franges et de nœuds: une jolie jambe et une jolie chaussure sont des piéges pour la volupté. La maison du chanoine don Pedro Mayoral est bâtie sur une éminence, au milieu des bosquets d’orangers et de citronniers qui embaumaient l’air de leur parfum. Nous trouvâmes le chanoine en bonnet blanc, une serpette à la main; il nous accueillit avec aisance et bonté; sa physionomie calme et heureuse me prévint en sa faveur. Voilà, dis-je, un homme qui est bien avec sa conscience. Je croyais voir le vieillard du Galèse, peint par Virgile,[116] ou celui de la Henriade.
Le fortuné chanoine nous fit asseoir sous un berceau d’orangers, dont les fruits colorés, mêlés aux fleurs, formaient sur notre tête un dais odoriférant. Je lui dis: Voilà les pommes du jardin des Hespérides. Oui, répondit-il; mais je ne suis point le dragon qui en défend les approches: je vous prie, au contraire, d’en accepter. Il cueillit alors les plus belles oranges, qu’il nous offrit, en commençant par la jeune Rosalie. Vous avez, lui dis-je, de grandes obligations à Hercule, qui, le premier, a transplanté ce beau fruit dans l’Ibérie, et qui sépara les montagnes qui liaient l’Espagne et l’Afrique. — J’ignore s’il a séparé les montagnes, mais je sais positivement que ce sont les Portugais qui, les premiers, nous ont apporté de la Chine ces pommes d’or si renommées; comme le citronnier nous vient de la Médie, et le grenadier de l’Afrique; d’autres disent de Chipre. Je lui parlai alors du bonheur dont il devait jouir dans son petit élysée. — Oui, grâce à la Providence, mes jours coulent en paix; j’avance dans la vie sans regret du passé, sans crainte de l’avenir. Il y a quarante ans que j’ai fait l’acquisition de ce petit jardin; je l’ai arrangé, embelli; je puis dire, comme Salomon: Feci hortos et pomaria, et consevi illos omnis generis arborum.[117] Cette douce occupation fait le charme de ma vie; on jouit chaque jour de son ouvrage; on chérit l’arbre que l’on a planté, comme l’enfant de ses peines, et l’objet de ses espérances. Je me réfugie dans cet hospice dès que j’ai rempli mes fonctions à l’église; mais il faudra bientôt le quitter. J’ai fait graver, sur cette petite colonne qui est à votre gauche, des vers d’Horace, qu’un Anglais m’a cités:
Vous voyez que j’ai supprimé le placens uxor (la femme chérie). J’ai épousé l’église, qui me donne de quoi vivre dans l’aisance. La pensée de la briéveté de la vie ne trouble pas mon bonheur; je n’imite pas notre roi Philippe V, qui, dans son superbe jardin de saint Ildephonse était agité des terreurs de la mort. J’ai mis ma confiance dans l’Être-Suprême; j’ai toujours tâché de concilier une vie sage et chrétienne avec les jouissances de la nature; je crois qu’il faut accorder la morale, la religion avec la fragilité de la nature humaine. A l’aspect des biens répandus sur la terre avec tant de profusion, je reconnais un Dieu bienfesant et prodigue, et non un Dieu des vengeances. Les saints anachorètes des déserts me paraissent inimitables; je n’aime point à voir des hommes atrabilaires se tourmenter, se déchirer, s’abreuver de larmes pour plaire à un Dieu bon et clément: c’est le calomnier, c’est en faire un tyran, que de supposer qu’il jouit de nos tourments, de nos douleurs. Hélas! offrons-lui nos peines quand elles arrivent, et supportons-les avec résignation et patience; il nous promet un avenir heureux. Ah! sans cette espérance, la vie ne serait qu’une longue mort. Je parlai ensuite à don Pedro de la beauté de ses orangers, et de leur extrême différence avec ceux qui viennent en France dans nos serres chaudes, qui sont toujours petits et malingres. — C’est ici leur patrie; lorsqu’ils sont bien soignés ils s’élèvent jusqu’à dix pieds de hauteur, et s’arrondissent en une circonférence de vingt pieds. Mais leur existence est rapide; tout passe vite sur la terre: vers la douzième ou quatorzième année l’arbre commence à languir, et il meurt à l’âge de vingt à vingt-cinq ans, dernier terme de sa vieillesse.[119] Chaque arbre me donne un bénéfice annuel de vingt sous.
Après quelques autres propos, l’heureux don Pedro me conseilla d’aller voir la chartreuse de Porta-Cœli, à quatre lieues de Valence. Elle est, me dit-il, sur le penchant d’une montagne; on y jouit d’une vue superbe: des rosiers tapissent les fenêtres des cellules; tout respire, dans cette retraite, le calme et le recueillement; ajoutez à cela que le terroir produit un excellent vin; enfin cette chartreuse est nommée, avec raison, Porta-Cœli (le vestibule du ciel). Quel ciel! lui dis-je; quelle existence que celle d’un homme qui paralyse sa vie, et la passe à contempler la mort! Laissons ces idées fanatiques aux dervis, aux faquirs des Indes, ou aux caloyers du mont Athos.[120]
Don Inigo nous conta que dans sa jeunesse il allait souvent à cette chartreuse pour voir un de ses parents, et nous avoua qu’il n’en revenait jamais sans songer à la mort. L’air sombre des religieux, la maigreur, la pâleur de leurs visages, le silence, frère de la mort, qui règne dans les dortoirs, tout m’en offrait l’image; cependant la beauté du site, la majesté des arbres, éclaircissaient un peu les nuages qui pesaient sur mon ame: le cimetière orné de hauts platanes, de palmiers, de rosiers, me paraissait le séjour des ames bienheureuses. Mon parent s’y promenait souvent. J’y vais, me disait-il, interroger mes prédécesseurs: je leur demande s’ils regrettent la vie, s’ils sont fâchés de l’avoir passée dans la solitude, dans la pénitence, et au pied de la croix. J’entends alors une voix qui me répond: Non; pour le trajet pénible d’un moment, nous avons une éternité de bonheur et de gloire. Ce parent, ajouta don Inigo, a mérité la couronne des saints, et si notre famille voulait sacrifier cent mille écus, nous le ferions inscrire dans la légende; mais nous aurions un patron dans le ciel et des créanciers sur la terre.
Je marquai alors mon étonnement de voir à Valence ou dans ses environs, et dans toute l’Espagne, une telle quantité de couvents et de chartreuses avec une population si peu nombreuse. La paresse plus que la dévotion, me dit don Pedro, engendre cette immense famille de moines. Sous Philippe II, on comptait, en Espagne, cinquante-huit archevêchés, six cents quatre-vingts évêchés, onze mille quatre cents abbayes d’hommes et de femmes, trente-un mille deux cents prêtres, deux cent mille clercs, et quatre cent mille religieux ou religieuses. — Vous avez là de quoi peupler toute l’Amérique méridionale, et dépeupler l’Espagne. — Je compare, malgré ma soutane et mon aumusse, ce vaste corps religieux à un immense monstre marin, dont j’ai vu les côtes à Saint-Laurent del Réal: elles ont seize pieds de longueur. Voici l’histoire de ce nouveau Leviathan, aussi terrible, aussi vorace que celui dont Job nous a fait la description. Un vaisseau l’aperçut auprès de Gibraltar; il déployait au-dessus des eaux de grandes ailes semblables à des voiles; on lui lâcha une bordée; il traversa le détroit en poussant des hurlements affreux, et il vint expirer sur le rivage de Valence. Il avait cent cinquante palmes de long sur cent de contour.[121] Un homme à cheval pouvait entrer dans sa gueule, et sept hommes pouvaient se placer dans l’intérieur de sa tête. Au reste, je ne prétends blâmer que l’excès dans les fondations monastiques. Les religieux et les prélats pratiquent des vertus et des actes de charité que ne produiraient pas l’humanité et la plus haute philosophie. Nous avons des établissements superbes pour les insensés, les orphelins et les infirmes. Pour moi, je dois bénir la Providence, je vis de sa bonté. Mon canonicat me vaut trois mille écus annuels; notre archevêque possède trente à quarante mille ducats de revenu; cependant je ne troquerais pas ma médiocrité contre son opulence. Mais je vais vous conduire à ma modeste librairie. Il nous mena dans une petite rotonde placée au milieu d’un bosquet de citronniers et d’orangers. Rien de si gai que ce petit bâtiment, rien de si simple que son ameublement. Il consistait dans un petit sopha de bois de noyer, avec son matelas et deux coussins couverts d’une étoffe de soie grise, et de plus une chaise et une table du même bois; entre les tablettes des livres était une assez bonne copie d’un tableau de Raphaël, qui est à l’Escurial; il représente la Vierge, l’enfant Jésus, Saint Jérôme en habit de cardinal, qui leur lit la Bible, et l’ange Gabriel qui conduit aux pieds de Marie et de son fils, le jeune Tobie qui vient leur faire hommage de son poisson. Voilà, lui dis-je, un poème bizarre, et une réunion miraculeuse. — Elle blesse la chronologie, mais elle n’en est que plus agréable. La moitié des rayons de la bibliothèque étaient vacants. J’ai très-peu de livres, me dit don Mayoral, mais je les lis: je n’aime pas les sociétés nombreuses, l’esprit y est trop distrait et ne forme aucune idée suivie. D’ailleurs j’aime mieux réfléchir en me promenant, et jouir de mes propres idées, que de surcharger ma mémoire de celles des autres. Je ne cours pas après la science, mais après la sagesse et le bonheur. Je cherche surtout dans la lecture une douce occupation. Voilà à la tête de mes livres Don Quichotte qui me préserve de l’hypocondrie; ici una grammatica castellana, où j’apprends à parler ma langue avec pureté: cet ouvrage est, il theatro critico du père Feijoo, un de nos auteurs le plus philosophe, quoique moine.
Voilà un tratado de la elocution del perfecto lenguage. Il contient une courte histoire de la langue espagnole.
Ce livre-ci, intitulé: Collection de Sermones espagnoles, n’offre pas toujours des morceaux d’éloquence, et peut quelquefois donner à rire aux hérétiques.
Cet autre, defensa de la religion christiana, écrit pour convertir les juifs, n’a pas opéré beaucoup de conversions.
En voici un qui sans doute a été bien plus utile: Tratado del arbol de la quina, o casanilla (quinquina).
Après vient vida de los reyes de Espanna (vie des rois d’Espagne). C’est un cours de morale pour les rois: des vices, des faiblesses, de l’ambition, et quelques vertus, tels sont les éléments de leur vie.
Suit vida del emperador Leopold III y de Gustavo III, rey de Suecia.
Voici des livres nationaux: El honor Espagnol, e diccionario historico de varones illustres en santidad, dignitades, armas, ciencias y artes, hijos de Madrid.[122] L’honneur espagnol égale pour le moins celui des autres nations, et l’Espagne a produit une foule de grands hommes qui rendront ma patrie à jamais mémorable.
Ce livre-ci est traduit de Loke, educacion de los ninnos.
Cet autre apprend l’art d’être heureux, si cet art peut s’apprendre: arte de ser feliz, en quatre épîtres morales écrites en prose, et deux autres épîtres sur la richesse, la gloire et l’ami des hommes.
Ces derniers volumes ont pour titre Biblioteca entretenida de damas (des dames). C’est la collection des meilleurs contes et des meilleures anecdotes: c’est un ouvrage que je lis toutes les fois que j’ai de la bile, ou que ma digestion se fait laborieusement. Cette revue faite, le chanoine me dit: le colombier est au-dessus de la bibliothèque. J’ai là des pigeons de Raza qui, par un instinct particulier, sont fort attachés à leur domicile; j’en ai vu souvent revenir non seulement de dix à douze lieues, mais après deux ou trois ans d’absence. Nous avons établi dans ce pays, comme dans l’orient, des postes de ces pigeons de Raza. On enveloppe la patte droite du pigeon dressé à cet usage, avec une lettre en forme de bande, et on lui donne la volée; il revient à son gîte avec une rapidité étonnante: il fait sept à huit lieues en moins de cinquante minutes.[123] Vous ne devez pas être surpris de l’instinct, ni de la vélocité de ces animaux. Un faucon, envoyé de Ténériffe au duc de Lerme à Madrid, y revint en seize heures; il avait fait deux cent cinquante lieues dans ce court espace de temps. Il fut pris en arrivant à demi-mort: on présume qu’il s’était reposé sur quelque vaisseau.
Nous prîmes congé de ce chanoine philosophe qui me dit, en me quittant: Vous êtes jeune, vous allez courir le monde, je vous souhaite un bon voyage; quant à moi, comme disait Job, in nidulo meo moriar.[124] Je lui répliquai que j’espérais un jour vivre et mourir dans mon nid, comme lui; mais que j’aurais de plus une femme. — Je souhaite qu’elle ait la beauté de Sara, la douceur de Rachel, et la fécondité de la mère des Machabées; et si vous pouvez vous en passer, ce sera encore mieux. Je le remerciai de ses souhaits, et nous nous séparâmes très-contents les uns des autres.
Nous allâmes voir la maison que don Inigo voulait acheter. Elle réunissait dans une enceinte de dix arpents tout ce que l’homme de goût peut désirer; un canal d’irrigation le traversait, il n’y manquait qu’un joli bâtiment. Je n’en suis pas fâché, me dit don Inigo: bâtir est une occupation et un amusement; beaucoup de gens voudraient recommencer quand l’édifice est achevé; de plus, je ferai bâtir selon mon goût et mes idées, et celles de Rosalie. Après votre mariage avec dona Séraphina, j’espère que vous l’amenerez ici, et que vous passerez quelque temps avec nous; n’est-ce pas ton avis, Rosalie? A ces mots, elle soupira; et après un court silence, elle me questionna sur la taille, les yeux et la beauté de Séraphine. Sans répondre à ces détails, je lui dis que celle des deux qu’on voyait la première de Rosalie ou de Séraphine était celle qui la première se fesait aimer. — Elle sera heureuse, et moi je serai condamnée à la solitude et à l’indifférence. Ah! qu’on est malheureux, lorsqu’on l’est par sa faute!
Don Inigo, en arrivant chez lui, apprit qu’on allait administrer un de ses amis mourant; il y courut et je le suivis. A peine fûmes-nous arrivés, que le viatique entra. La chambre, en un clin-d’œil, fut encombrée d’assistants: leurs soupirs, leurs sanglots, leurs prières, le son des flûtes, les cris, les exhortations du prêtre, ne manquèrent pas de hâter l’agonie d’un moribond déjà tourmenté des affres de la mort. Quand la cérémonie fut achevée, on le revêtit d’un habit religieux, après quoi on le laissa mourir tranquillement.
Le lendemain, à l’heure de son dîné, don Inigo envoya deux plats de sa table à la famille du défunt. Tous les autres parents ou amis font de même, et cela pendant trois jours consécutifs: l’on suppose que l’affliction des parents leur fait oublier le soin de leur nourriture: cet usage fait honneur à l’humanité de la nation espagnole.
Pendant que don Inigo fit sa visite à la famille du mort, j’allai voir l’hôpital général, situé dans un des plus beaux quartiers de la ville. Je fus ravi de la beauté de cet édifice, qui a trois corps-de-logis, un pour les malades, l’autre pour les enfants trouvés, et le troisième pour les fous. Les malades sont très-bien traités: chacun d’eux a son alcove; chaque maladie une salle particulière. Un médecin visite les malades au moins trois fois par jour. On me dit que l’archevêque y envoyait tous les jours une quantité de glace pour rafraîchir la limonade.
En revenant au logis je passai devant la maison de la belle inconnue qui m’avait gratifié d’un chapelet. Elle était encore à son balcon, comme un astronome au haut de son observatoire. A peine avais-je jeté les yeux sur elle, qu’un bouquet tomba à mes pieds. Je le ramassai, et remerciai, par des gestes, la beauté qui me l’envoyait; mais elle disparut aussitôt. La tige du bouquet était entourée d’un ruban vert; je soupçonnai quelque mystère, je le déroulai, et j’y trouvai un petit billet, où je lus ces mots: Veuillez me donner, monsieur le Français, le petit anneau que vous portez au doigt: je serai charmée d’avoir quelque chose qui vous ait appartenu. Si vous consentez à ce léger sacrifice, allez demain, à dix heures du matin, à l’église des pères franciscains; vous trouverez, auprès du bénitier, une femme qui toussera quand vous approcherez d’elle, et vous dira: Ave Maria purissima; vous pouvez lui remettre la bague. Viva usted muchos anos. L’aventure me parut plaisante, et je fus curieux d’en voir le dénouement. Je me rendis chez les franciscains à l’heure indiquée; je m’approchai du bénitier; j’aperçus une petite femme voûtée, sous l’enveloppe d’une grande mante à longues manches qui, par derrière, traînait jusqu’à terre.[125] Elle était à genoux, son rosaire à la main, dont les grains étaient gros comme des noisettes. Quand je fus près du bénitier elle toussa, et puis me dit d’une voix basse: Ave Maria purissima. Alors je lui remis la bague et un petit billet où je disais à cette beauté sensible, que j’allais quitter Valence, et que j’emporterais son chapelet comme un reliquaire, ou un talisman, qui me porterait bonheur. La duègne me remercia d’un signe de tête et d’un vaya usted con dios. En me quittant elle trempa ses doigts dans le bénitier, et fit quatre ou cinq signes de croix. Je me gardai de lui offrir de l’eau bénite: je savais qu’un nonce avait défendu aux hommes, sous peine d’excommunication, d’en présenter aux femmes dans l’église, parce qu’ils saisissaient ce moment pour leur glisser un billet dans la main. L’amour profite de tout.
Cependant je songeais à quitter Valence; le temps que j’avais accordé à don Inigo s’était écoulé: c’est alors que je regrettai de nouveau mon cher Podagre, si traîtreusement enlevé par ce mari qui m’avait laissé sa femme en échange. Je louai un calezino (voiture légère) à neuf francs par jour. Nous devions faire douze leguas dans la journée, et partir le surlendemain. J’annonçai mon départ à don Inigo et à son aimable fille. Ils me témoignèrent les plus vifs regrets, et le plus tendre intérêt. Don Inigo m’offrit ses services, sa bourse, et je vis des larmes rouler dans les beaux yeux de Rosalie. Elle me jura une reconnaissance éternelle, me promit de prier tous les jours la Madonne pour moi, et me pressa d’accepter une croix d’or qu’elle portait depuis sa naissance. Ainsi je partais chargé de croix, de reliques, de chapelets, tous dons de la beauté. Que la dévotion dans une femme espagnole est aimable et touchante! elle aime sa patronne, la Vierge, Dieu et son amant avec la même componction et la même tendresse. Chez ce sexe, en Espagne, la dévotion et la volupté sont dès l’adolescence ses occupations les plus importantes. Sa conscience lutte quelquefois contre son tempérament; mais enfin la nature l’emporte. Chaque peuple, chaque individu se fait, comme La Mothe le Vayer, une petite religion à son usage. Don Inigo me fit présent de douze livres de chocolat fabriqué avec du cacao de Soconusco;[126] mais un cadeau bien plus précieux, qu’il me fit présenter par sa fille, fut un exemplaire de don Quichotte, sorti des presses d’Ibarra, édition admirable par la beauté du papier, la netteté des caractères, la qualité de l’encre, composée par Ibarra même, et dont lui seul a le secret.[127] Je fus extrêmement touché d’un don si magnifique, et surtout de la grâce qu’y mirent don Inigo et sa fille.
Nous ne nous quittâmes pas de toute la journée. Nous allâmes nous promener au port de Grao, qui est à demi-lieue de la ville. C’est une promenade ornée de jolies maisons de campagne; la mer y forme un lac de trois lieues d’étendue et d’une lieue de largeur: on le nomme l’Albufera; les Romains l’appelaient Amœnum-Stagnum.[128]
La veille de mon départ don Inigo me dit à déjeûné: Il faut passer ce dernier jour le plus agréablement possible: nous irons voir les cinq ponts bâtis sur le Quadalaviar. — Comment cinq ponts! on les a donc construits en attendant la rivière? — Ne vous en moquez pas: cette rivière, qui vous paraît si faible, si paisible, a quelquefois des colères redoutables. Hercule n’en triompherait pas aussi aisément que du fleuve Acheloüs. Je ne vous demande qu’une couple d’heures dans la matinée pour expédier quelques affaires: profitez de ce temps pour aller visiter la bibliothèque de la ville, que vous ne connaissez pas encore. Rosalie ajouta d’un son de voix touchant: Revenez promptement: songez qu’une heure de cette journée est plus précieuse pour nous qu’un mois entier dans votre absence.
La bibliothèque publique est au palais archiépiscopal; elle est ouverte tous les jours pendant six heures; le local est superbe, et l’emporte sur celui de la bibliothèque de Madrid. J’y trouvai peu de lecteurs. Rari nantes in gurgite vasto. Le bibliothécaire portait l’habit ecclésiastique; un gros in-folio ouvert reposait devant lui sur sa table; et deux petits chats, couchés sur ses genoux, paraissaient l’occuper un peu plus que l’énorme volume. Il m’accueillit avec toute la dignité et la gravité espagnoles. Je lui dis: Vous imitez le fameux cardinal de Richelieu, qui se délassait de ses grands et pénibles travaux en jouant avec de petits chats qu’il aimait beaucoup. Ce rapprochement parut le flatter. Il me demanda mon nom. Je lui répondis que j’étais un officier français curieux d’avoir quelques notions du dépôt confié à ses lumières. Il me fit compliment, en me traitant d’oussia,[129] de la facilité avec laquelle je parlais son idiome. Je lui demandai quel était ce vieillard hâve et maigre, lunettes sur le nez, les yeux fortement attachés sur son livre. — C’est un grand métaphysicien, un puits d’érudition. — Et trouve-t-il la vérité au fond de son puits? — Non, il est toujours à sa poursuite. Non è il peggior frutto que quello che mai si madura.[130] Il lit dans ce moment Leibnitz, son auteur favori; il ne rêve que Monades, harmonie préétablie; et moins il comprend ses rêves, et plus il s’y attache. — Rien n’est plus admirable que ce qu’on n’entend pas. — C’est un homme infatigable, qui ne connaît de plaisir, de bonheur que dans l’étude de sa chère métaphysique. Il se lève au point du jour, lit, écrit, extrait, compulse toute la journée; lorsqu’il est fatigué il ouvre sa fenêtre, respire l’air, s’amuse un quart-d’heure à regarder les passants, après quoi il se rattache à sa charrue. A huit heures du soir il prend son chocolat, joue ensuite d’une méchante guitare jusqu’à ce que le sommeil la lui fasse tomber des mains. Alors il se couche, et je suis persuadé qu’il rêve à ses problèmes métaphysiques. Il a déjà fait imprimer, à ses dépens, un épais in-folio, qui traite du siége de l’ame, des sensations, de l’origine des perceptions, des idées innées, intellectuelles; il croit que nous pensons sans y songer; il est grand idéaliste; il prétend que les corps n’existent pas; que la matière que nous croyons voir n’est qu’un rêve de notre imagination. Je crains bien qu’il ne devienne fou comme votre Mallebranche, qui nous apprend que nous existons dans Dieu, et que nous voyons tout en lui. Ma foi, lui dis-je, de toutes ces folies j’aime mieux celle de l’insensé qui rêve qu’il est le Père éternel. — L’impression de son livre a beaucoup altéré sa fortune; mais il se console en le regardant; et il jouit d’avance de son immortalité. — Gardons-nous de troubler son bonheur; il a le même genre de folie que les moines du mont Athos, qui croient voir la lumière du Thabor en fixant leurs yeux sur leurs nombrils. — Voulez-vous bien me dire quel est son voisin, en habit noir, et caché sous un vaste feutre rabattu sur les yeux? — C’est un ancien docteur de Salamanque, qui s’est adonné à l’histoire naturelle; il étudie, depuis quarante ans, les mœurs, les métamorphoses, la vie des chenilles et des papillons. Il a déjà enrichi le public d’un in-quarto de ses observations, de ses découvertes dans cette importante matière, et il en promet un second volume pour l’année prochaine. Il a un cabinet rempli de papillons, de chenilles, d’insectes, et de reptiles.[131] — Du moins si cet homme est inutile a la société, il n’est pas, comme on peut le dire de tant d’autres:
— Pardonnez-moi, il n’est pas exempt de reproches; il dissipe son patrimoine, appauvrit ses enfants, néglige leur éducation. Sa femme a voulu le faire interdire. Mais comme il n’a que la moitié de son cerveau attaqué, l’autre moitié conserve le reste de sa raison. Après ces propos, ce bibliothécaire s’empressa de me montrer les richesses nationales. Nous avons ici, me dit-il, cinquante mille volumes. Voilà dans ces rayons une foule de Grammaticas castellanas, qui apprennent l’anglais, l’italien, le français ou le latin; suivent les traductions en notre langue de Sénèque, Platon, Tite-Live, Salluste, faites avant la fin du quinzième siècle, époque où la France était encore barbare. — Convenez, monsieur, qu’elle a bien réparé le temps perdu? — Ici sont nos fameux historiens. A la tête est Mariana, prodige d’érudition: il a écrit l’histoire d’Espagne en latin, après quoi il la traduisit en espagnol. Son style est une corbeille de fleurs. Après lui marche Garcilasso de la Vega, Péruvien, historien fidèle de la conquête du Pérou. Voici Antonio de Solis, traduit dans toutes les langues; et le marquis San Phelippo, qui a écrit la guerre de la succession. La France n’a rien à opposer à ces grands monuments.[133] — M. l’abbé, venez faire un voyage à Paris, nous vous mènerons à la bibliothèque du Roi. — Voici, continua-t-il, nos auteurs mystiques, ascétiques. Dans ce rayon, sont les ouvrages de Tostado, évêque d’Avila; il a écrit trente volumes in-folio sur la théologie,[134] et il est mort à quarante ans. — Quel dommage que sa vie ait été si courte! — Nous voici aux six volumes de Calderon de la Barca, dédiés à la Vierge. Je pris le premier volume, et j’en lus le titre: A la mère du meilleur fils, à la fille du meilleur père, et à la reine des anges. A la fin de l’ouvrage, l’auteur se met à ses pieds. Vous voyez dans ce rayon, continua l’abbé, les ouvrages sublimes de Sainte Thérèse, qui disait qu’il ne devait y avoir dans le monde que deux sortes de prisons: celles de l’inquisition pour les mécréants, et les petites-maisons pour ceux qui croyent et qui péchent. Marie d’Agréda, qui suit, a écrit la vie de la Sainte-Vierge par son ordre même. — Ce doit être un ouvrage miraculeux; permettez-moi d’en lire quelques lignes. Alors il m’en présenta un volume. Je lus le titre de deux chapitres, le premier disait: Ce qui arriva à la Sainte-Vierge pendant neuf mois qu’elle fut dans le sein de sa mère. Chapitre second: Occupations de la Sainte-Vierge pendant les dix huit premiers mois de son enfance y et les entretiens qu’elle eut alors avec Dieu. Pendant cette lecture, je conservai ma gravité, je n’avais pas oublié Barcelone et los familiares. Ces événements, dis-je au bibliothécaire, ne peuvent avoir été dictés que par la Vierge ou par Dieu même. — Vous avez raison; aussi Marie d’Agréda affirme à la fin de son ouvrage que ce qu’il contient lui a été révélé expressément par J. C. en personne. Nous estimons beaucoup cette production et son style. — Je suis fâché qu’elle ne soit pas connue en France. — Ce rayon contient une collection de tous les sermons sur toutes les matières. Ces quatre volumes renferment toute la collection des bulles de Benoît XIV, et une foule d’observations canonico-historico-diplomatiques. Vous allez voir maintenant les fables, les contes, les nouvelles galantes, fruit d’une brillante imagination, trésors indigènes plus abondants que ceux du Pérou. Voilà les poésies de don Gonzalo Berceo, moine du treizième siècle; il n’est pas sans talent. J’en pris alors un volume, et je lus les deux strophes suivantes:
PREMIÈRE STROPHE.
«Au nom du Père qui fit tout, de J. C. et de la Vierge et du Saint-Esprit qui est égal à eux, je veux faire la prose d’un saint confesseur.»
DEUXIÈME STROPHE.
«Je veux faire une prose en style paladin, le même dont on se sert pour parler à la ville, car je ne suis pas assez lettré pour parler d’autre latin, et un bon verre de vin me suffira pour ce style.»
Le bibliothécaire me demanda comment je trouvais ce poète. — Je trouve qu’il sent son antiquité. Nous parvînmes enfin aux rayons des comédies. C’est alors que mon homme triompha. Nous voilà parvenus, dit-il, d’un air radieux, aux sources où ont puisé les Anglais et les Français, souvent sans avouer leurs larcins. — Oui, quelques filets de ces sources ont coulé chez nous; mais les terres qu’elles ont fertilisées ont porté des fruits plus beaux que les vôtres. Il leva les épaules et me répondit par ce proverbe: Con la agena cosa, el hombre mal se honra.[135]
Je feignis de ne pas l’entendre. Nous possédons, me dit-il, vingt-quatre mille comédies. — Vous avez en effet de quoi en fournir à toute l’Europe. — Ce sont des mines inépuisables. Lopès de Vega lui seul en a fait dix-huit cents; cet écrivain, le plus fécond, le plus infatigable qui ait existé, d’après le calcul de ses ouvrages, du jour de sa naissance, jusqu’à sa mort, à l’âge de soixante-treize ans, a écrit environ cinq feuilles d’impression par jour. Il était prêtre et d’une famille noble. Calderon, chanoine de Tolède, n’a produit que six à sept cents pièces de théâtre. — C’est une bagatelle. Ce qui m’étonne le plus c’est de voir deux prêtres, les premiers comiques de votre nation. De dios hablar, del mondo obrar,[136] ce fut sa réponse; car ce bibliographe aimait beaucoup les proverbes. — Après ces deux grands hommes, continua-t-il, nous avons Augustin Moreto: sa verve n’a pu nous donner que trente-six comédies; mais toutes excellentes. — Notre Molière n’en a pas autant. — Je le crois; il est en grande vénération chez vous; mais ici nous le trouvons froid et timide. Besogna lusciar far el mestiere a qui sa.[137] — En Espagne, vous aimez l’ail, le safran, les pimientos; en France, notre cuisine est plus douce. — Au reste, il n’est pas étonnant que vos écrits se ressentent, ainsi que vos fruits et vos légumes, de l’intempérie et de l’humidité de vos climats; mais nous qui avons le bonheur de vivre sous un ciel riant, dans une atmosphère pure, imprégnée de sel et de soufre, nous en ressentons l’influence. Les muses, nées dans les beaux climats de la Grèce, sont froides et languissantes sous un ciel triste et nébuleux. Nous vous abandonnons les sciences exactes qui ne demandent qu’un esprit lent et réfléchi; laissez-nous, avec nos vins de Malaga et d’Alicante, les fruits brillants de l’imagination. Pour réponse à ces bouffées d’orgueil national, je le régalai à mon tour de ce proverbe: El que tiene teiados de vidro, non tire piedras al de su vezino.[138] Après quoi je le remerciai de sa complaisance avec toute l’urbanité française; et lui, pour n’être pas en arrière en fait de proverbes, me remercia avec celui-ci: Cortesia di boca multo vale, y poco costa;[139] et nous nous séparâmes, lui, très-content de lui-même, et de la supériorité de sa nation sur toutes les autres; et moi, riant de l’orgueil et de l’amour-propre national, faiblesse de tous les peuples, et pensant à ces grandes bibliothèques, que l’on pourrait appeler le dépôt des folies humaines.
Il était près de midi, et je précipitais ma marche pour me rendre auprès de mes aimables hôtes, lorsqu’au détour d’une rue, six alguasils m’arrêtèrent par ordre du corrégidor.[140] Je demandai de quel droit et pour quel crime. Nous l’ignorons, me dirent-ils; mais ne craignez rien, c’est seulement une petite formalité pour vous empêcher de partir sitôt de Valence. — Est-ce le saint-office qui veut renouveler connaissance avec moi? — Non, nous vous menons dans les prisons de la ville. Cette réponse me tranquillisa; je crus échapper à un grand danger; et supposant que c’était quelque méprise, je me laissai conduire sans murmure et sans résistance. Arrivé et claquemuré dans la prison, je demandai de l’encre et du papier pour écrire à don Inigo; mais le geolier me répondit qu’il ne pouvait m’en donner sans ordre: il fallut me résigner; mais que de tristes réflexions assiégèrent mon esprit! Pourquoi m’enfermer une seconde fois? Est-ce ainsi que les Espagnols accueillent les étrangers? Quels seront l’étonnement et l’inquiétude de mes hôtes, lorsqu’après une longue attente, ils ne sauront ce que je suis devenu? et que pensera ma chère Séraphine de ce nouveau retard, elle qui m’attend avec la plus vive impatience? Mais quel est mon crime? Ai-je offensé quelque moine? manqué de respect à la Madonne? mangé de la chair un vendredi? N’ai-je pas salué monsieur le corrégidor? monseigneur l’archevêque? Ne me suis-je pas mis à genoux quand le vénérabile a passé dans les rues? Je fesais ces réflexions en me promenant dans un espace carré de six pas. Mon geolier suspendit mes réflexions en me proposant à dîner. Très-volontiers, lui dis-je;
a dit Voltaire. Il me servit un plat de tomates et un ragoût de morue, relevé de trente gousses d’ail, et pour huilier il mit sa lampe sur ma table, en me disant de prendre l’huile que je voudrais; je refusai son huile en l’assurant quelle était détestable; il me répondit que l’on n’en servait pas de meilleure sur la table de l’archevêque. — Ni, ajoutai-je, dans les lampes de sa cuisine et de son église. Après ce méchant repas, sans livres et sans écritoire, je retombai dans mes réflexions. Si je suis enfermé, me disais-je, pour mes péchés, rien de plus injuste; car il y a des millions de coquins sur la terre qui jouissent de leur liberté et même des douceurs de la vie. Alors je me rappelai Socrate, sa tranquillité, son courage. Mais Socrate avait soixante-dix ans, il n’était pas amoureux; et moi je n’ai pas encore six lustres et j’adore Séraphine; toule la république avait les yeux sur lui, et personne ne les jette sur moi.
La nuit heureusement amena le sommeil, que l’aurore interrompit. Dans une prison ou dans l’infortune, que le réveil est cruel! La belle Séraphine, don Pacheco, ma famille, mon pays, don Inigo, tour à tour occupèrent ma pensée, et tourmentèrent mon ame. Dans cette confusion d’idées, le jour s’avançait, mais bien lentement. Enfin, j’entends ouvrir ma porte. Le bruit, tout mouvement est agréable à l’ame d’un prisonnier qui n’est soutenu que par l’espérance. Je regarde, et je vois entrer un ecclésiastique en cheveux blancs, qui débuta par me dire: Guarda usted cavallero; je lui répondis: Viva usted muchos anos. Après quoi je lui demandai le motif de sa visite. Je suis grand-vicaire, je viens de la part de la senora dona Angelica, y Thecla, y Theresa Paular, votre légitime épouse. — Mon épouse! Ma foi, si j’étais marié, j’en saurais quelque chose; je ne connais point la senora Angelica, y Thecla, y Theresa Paular. — Pardonnez-moi, vous l’avez courtisée, vous lui avez écrit un billet. Regardez, n’est-ce pas là votre écriture? — Oui, je l’avoue. — Un gentilhomme français ne saurait mentir. — Mais ce billet insignifiant n’est dû qu’à ma politesse. Une demoiselle très-inconnue m’a écrit, j’ai regardé son billet comme une plaisanterie, et par honnêteté je lui ai répondu. — Et ne lui avez-vous pas donné un anneau, ce gage du sacrement de mariage? — J’en conviens. — Et dans quel dessein? — Parce qu’elle me l’a demandé. C’est donc la senora Angelica Paular qui vous envoie ici, qui veut m’épouser, et qui probablement m’a fait incarcérer? — Oui; vous lui avez annoncé votre départ prochain; elle vous aime; et après les relations intimes que vous avez eues ensemble, elle a cru, pour son honneur et le vôtre, devoir recourir à l’église et à la justice pour arrêter votre fuite, et pouvoir user de rigueur avec un homme qui l’abandonne après avoir affecté, pour la séduire, des sentiments de tendresse quelle a daigné recevoir. Mais elle est bonne, indulgente, elle consent à vous pardonner, et à vous donner sa main, si votre repentir expie votre faute. — Monsieur, votre discours m’étonne; mais ne me touche pas. La senora Paular, fût-elle aussi belle qu’Angélique, aussi chaste que Sainte Thècle, aussi tendre que Sainte Thérèse, ne sera jamais ma femme: vous pouvez l’en assurer. Alors ce grand-vicaire commença une espèce de sermon, dans lequel il disait, en termes ampoulés, qu’en Espagne la sévérité des mœurs, l’esprit de la religion défendait, condamnait les intrigues d’amour, avec une jeune fille d’un sang noble, sans avoir des vues honnêtes et légitimes. — Je n’avais ni bonne, ni mauvaise intention pour mademoiselle Angélique; j’ignorais si elle était fille, mariée ou veuve, laide ou jolie, noble ou non; je n’ai jamais vu son visage, et je ne connais que ses bras et ses mains qui me paraissent fort agiles; et jamais je ne lui ai rien promis.— Vous avez donné une bague, écrit un billet; et suivant nos lois et l’esprit de l’église, ces actes équivalent à une promesse de mariage; une fille bien née n’accepte ces gages de tendresse qu’avec des intentions pures et une noble confiance en celui qui les donne. — Je ne soupçonnais pas la sévérité des filles espagnoles; en tout cas, elles se dédommagent amplement lorsqu’elles sont sous les drapeaux de l’hymen. — Mon état me défend d’entrer dans ces discussions; mon devoir est de retirer les ames du péché, non de les calomnier. Refusez-vous obstinément la main de mademoiselle Angélique Paular? — Oui, monsieur; par le Père éternel, par tous les saints, je ne l’épouserai jamais. — Songez que son père est très-bon gentilhomme. — Tant mieux pour lui, et je l’en félicite. — Nous verrons demain si vous serez aussi inflexible; vous paraîtrez devant le corrégidor et devant la senora Angelica. J’ose espérer que l’aspect de ce magistrat, ses remontrances, et la soumission et la tendresse de la senora, vous feront écouter la voix de la religion, de l’amour et de l’honneur. — Monsieur l’abbé, pour de l’amour, n’y comptez pas; ce sentiment est très-involontaire; quant à la religion, sa base doit être la justice; et pour mon honneur, je ne le dégraderai pas en me laissant intimider, et je braverai des lois qui troublent l’harmonie de la société et déshonorent la religion même. Ici finit notre entretien. Je le priai de faire avertir don Inigo Flores de ma réclusion; il me le promit. Mais don Inigo ne put obtenir la permission de me voir qu’après mon entrevue avec la senora Angelica devant le corrégidor. Don Inigo m’en instruisit par un billet ouvert, qu’il m’envoya avec mon dîné. L’envoi du dîné déplut beaucoup au geolier, qui ne pouvait plus se défaire de sa morue, de son ail et de son huile, et qui était aussi passionné pour mon argent que mademoiselle Angélique pour ma personne. J’aurais désiré des livres; mais don Inigo avait plus songé à la nourriture du corps qu’à celle de l’ame. Il fallut me vouer à sainte patience, patronne des malheureux. Je me rappelai que Voltaire avait fait à la Bastille le second chant de la Henriade. Allons, me dis-je, montons Pégase; il n’aura pas sous moi l’allure qu’il a sous ce grand poète; mais Horace a dit que les mauvais poètes sont les plus heureux. Ridentur mala qui componunt carmina, verum gaudent scribentes, et se venerantur.[141] Mon imagination me transporta sur le Parnasse, comme jadis sainte Thérèse avait été transportée dans le ciel. J’allai boire à la source d’Hypocrène, et en décrivant ma prison, j’oubliai que j’y étais renfermé.
A MA PRISON.
Enfin brilla le jour où je devais comparaître devant le corrégidor et la belle Angélique. Quatre alguasils m’escortèrent chez cet auguste magistrat. Il me reçut avec la même gravité que Brutus avait reçu jadis les ambassadeurs de Tarquin. — Monsieur l’officier français, me dit-il, nous avons en Espagne des principes plus sévères et d’autres mœurs qu’en France, où l’on se fait un jeu de la galanterie et de l’honneur des femmes. — Monsieur le corrégidor, en France on a moins d’hypocrisie, autant de respect pour les femmes, et plus d’égards pour les étrangers. Dans ce moment entra le grand-vicaire avec l’Angélique qui m’avait choisi pour son Médor. Elle était accompagnée de la matronne que j’avais vue à l’église. Monsieur, me dit le corrégidor, voici la victime de votre inconstance. Je la regarde; juste Ciel! je crois voir une caricature de comédie. Par saint Pierre et saint Paul, dis-je tout bas, que cette Angélique ferait bien d’emprunter l’anneau de la reine du Catai pour se rendre invisible! Pour premier agrément, elle boitait, et sa stature était de quatre pieds et demi, son teint bourgeonné, et ses deux petits yeux, pleins d’un feu voluptueux, révélaient le secret de son tempérament. Une riche parure relevait ses charmes; sur sa tête brillait une rédizilla couleur de rose, ornée de rubans bleus enlacés les uns dans les autres; une mantille, d’une mousseline très-claire, enveloppait sa tête et ses épaules, et une basquine noire me dérobait ses formes de la ceinture en bas.[142] Autour d’un bras sec et noir était un chapelet de corail en forme de bracelet, d’où pendaient une croix et deux médailles; ma bague, don fatal aussi brûlant que la robe du centaure Nessus, figurait à son doigt avec plusieurs autres bagues. Elle m’honora, en me saluant, d’un regard des plus doux: je lui répondis par une révérence très-froide. Le grand-vicaire s’approcha de moi, et me dit: Voilà celle que vous aimez, et que vous devez reconnaître pour votre épouse, après les témoignages que vous avez donnés de votre amour, et quelle a daigné agréer.
Je fus plus brave que Robert: je restai immobile et muet. Enfin la parole me revint. Je répondis que je n’avais pas l’honneur de connaître mademoiselle, et que jamais je n’avais songé à l’aimer ni à l’épouser. Pardonnez-moi, vous la connaissez, répliqua le vicaire; vous l’avez vue au refresco de la duchesse de Silva; depuis vous avez passé souvent sous son balcon, vous lui avez fait des signes, vous avez reçu d’elle un chapelet et des fleurs, vous lui avez écrit un billet, et donné un anneau. Je me rappelai, à ce discours, qu’en effet j’avais vu cette figure dansant le fandango avec des attitudes et des mouvements très-voluptueux, qui ravissaient les spectateurs, auxquels moi-même j’avais applaudi. Je compris que c’était à cette époque que dona Angelica avait résolu de me prendre dans ses filets. Je répondis au vicaire que je me rappelais avoir vu danser mademoiselle avec beaucoup de légèreté et d’expression sans que mon cœur en fût affecté. — Et pourquoi passiez-vous si souvent dans sa rue? s’écria le corrégidor. — Parce que c’était mon chemin, et que l’on n’épouse pas toutes les demoiselles des rues où l’on passe. — Vous persistez donc dans ce refus injurieux? — Oui, je me ferai plutôt capucin, hermite, ou chantre d’Italie, que de consentir à ce mariage. — Eh bien, monsieur, vous resterez en prison jusqu’à ce que vous ayez fait des réflexions plus sages, ou que la senora dona Angelica, indignée de votre inconstance, se soit désistée de ses poursuites. Après ces mots, il fit signe au grand-vicaire de sortir, et d’emmener la belle Angélique, qui, en s’éloignant, me jeta un regard des plus tendres et des plus langoureux. Resté seul avec le corrégidor: De quel droit, lui dis-je, traitez-vous ainsi un gentilhomme français, capitaine au service de son roi; et par quelle injustice voulez-vous le forcer à un mariage aussi inconvenant que ridicule? — Monsieur le capitaine, ignorez-vous que tout voyageur ou étranger est soumis aux lois du pays qu’il habite? Cromwel fit pendre à Londres le frère d’un ambassadeur de Portugal qui avait osé les violer. — Je sais, monsieur, tout comme vous, le respect que l’on doit aux lois et aux usages d’un pays; mais quand les lois sont absurdes, injustes, qu’elles enveloppent les honnêtes gens dans des piéges, je ne les reconnais pas. — Une plus longue discussion serait inutile; je dois faire mon devoir, et non vous rendre compte de mes actions. Vous allez retourner à votre prison: c’est à vous, si ce séjour vous déplaît, à vous en faire ouvrir les portes. — Je cède à la force; mais mon gouvernement sera instruit du singulier accueil que l’on fait ici à un officier français. Le corrégidor me tourna le dos, et je fus ramené à mon gîte.
Je n’étais ni assez philosophe ni assez pieux pour supporter un pareil traitement sans dépit et avec patience; mais j’avais assez de fermeté d’ame pour braver les prêtres, les corrégidors, et tous les alguasils de l’Espagne, plutôt que d’épouser une infante aussi laide que folle, et qui, emportée par son tempérament, voulait un mari quelconque. Je gémissais, je m’agitais sous le poids de ces réflexions, lorsque don Inigo parut. Je crus voir l’ange de la paix; je cours, je me jette dans ses bras, je l’embrasse. Après ces douces étreintes, il me dit: Comment, vous vous laissez prendre au manège d’une jeune coquette? — Et qui pouvait deviner ses ruses infernales, et qu’une jeune fille bien née tendit ses filets du haut d’un balcon pour prendre un mari? Quelles mœurs! quel abus de la religion! quel pays est le vôtre! Pour avoir dit à Barcelone que la Vierge n’avait pas besoin de luminaire, et pouvait se coucher de bonne heure, on me jette dans les prisons du saint-office; à Valence, on m’enferme encore pour me forcer d’épouser une Angélique laide comme un singe, parce que j’ai passé sous son balcon, et que je lui ai donné, par galanterie, une bague qu’elle me demandait. Je ne suis plus étonné qu’avec de pareils usages, et de telles lois, l’Espagne joue un si petit rôle en Europe. Il ne me reste plus, pour compléter mes infortunes, qu’à être frappé d’excommunication. — Cela viendra peut-être. — Mais expliquez-moi, de grâce, cette manière bizarre de prendre un mari à la ligne, du haut de sa fenêtre, comme un prend un brochet ou une carpe dans une rivière. — Cette sorte de mariage s’appelle sacar per el vicario (retirer par le vicaire). Une fille qui a douze ans accomplis peut réclamer pour son époux un adolescent qui a passé sa quatorzième année, si ce jeune homme lui a donné un bijou, une bague, ou écrit, un billet dans lequel le mot d’amour ne serait pas même prononcé. La jeune fille, munie de cet anneau, ou de cet écrit, présente sa requête au grand-vicaire, et demande un tel pour son époux. Si l’ecclésiastique prononce qu’il y a lieu au mariage, on arrête le jeune homme, on le conduit en prison, d’où il ne sort qu’après s’être engagé dans les liens du sacrement. C’est ainsi que s’est conduite dona Angelica Paular, qui est devenue amoureuse de vous au bal de la duchesse Silva. — Dites amoureuse des plaisirs de l’hymen: cette infante ne veut être ni vierge ni martyre.[143] Comme on abuse de tout dans votre pays! Les lois protègent les moines, leur cupidité, leur ambition; les moines, à l’ombre des lois, trompent, emmusèlent le peuple, et pour mieux l’enchaîner, chargent la religion de faux miracles, d’observances ridicules et de rites superstitieux: des messes, des rosaires, des jeûnes, des dons à l’église, tiennent lieu de mœurs, de vertus, et effacent tous les crimes. — Il y a quelque vérité dans votre diatribe, mais convenez d’un peu de légèreté française dans votre conduite: pourquoi faire le galant avec des inconnues, des filles à marier? Adressez-vous aux femmes: elles ne respirent qu’amour et volupté; vous ne courez aucun risque avec elles, sinon d’être poignardé si vous êtes infidèle; mais les filles sont sacrées: on ne peut y toucher que sous peine de mariage. Ce n’est pas qu’elles soient plus sages, car j’ai vu des filles de onze à douze ans sur le point d’être mères. — N’avez-vous pas assez de crédit pour me tirer d’ici? — Hélas! non; j’ai déjà fait quelques démarches: elles ont été infructueuses; et l’on m’a conseillé de ne pas me mêler d’une affaire qui regardait l’église. On dit la colère des rois terrible: les foudres de l’inquisition sont encore plus redoutables. Mais voici un moyen que je crois sur pour ravoir votre liberté. Écrivez à Madrid à monsieur le comte d’Ossun, votre ambassadeur; peignez-lui exactement votre situation, l’injustice criante que vous éprouvez: je me charge de la présentation de votre lettre, et de la faire appuyer. J’embrassai avidement cette espérance, et don Inigo retourna chez lui pour m’envoyer du papier, de l’encre et des livres, et me promit de revenir me voir chaque fois qu’il en aurait la permission; il ajouta que Rosalie, très-affligée, avait fait une neuvaine à la sainte Vierge pour obtenir ma délivrance.
Patience, patience, s’écriait Panurge en méditant sa vengeance: mais moi je ne voulais me venger de personne; je n’aspirais qu’a briser mes fers.
L’après-dînée le geolier m’apporta une lettre; je l’ouvris avec empressement: mais quelle fut ma surprise, quand je vis au bas le nom d’Angélique Paular! Dans un premier accès de colère je faillis à la déchirer; ensuite, par réflexion, et peut-être par curiosité, je me déterminai à la lire: voici son style.