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Voyage en Espagne du Chevalier Saint-Gervais (1 de 2)

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VOYAGE

EN ESPAGNE.


Personne n’est exempt, dit Montaigne, de dire des fadaises: pourquoi n’en dirai-je pas comme un autre? On aime à parler de soi; et ceux qui censurent le plus amèrement les écrivains à ce sujet, privés du talent d’écrire, occupent sans cesse les sociétés de leurs principes, de leurs actions, de leurs défauts même: car, les avouer, c’est toujours parler de soi. Sénèque mourant disait à ses amis, je vous laisse une image de ma vie et de mes mœurs. J. J. Rousseau ne s’est pas énoncé si explicitement; mais c’était le but de ses mémoires. Montaigne s’entretient volontiers de lui-même avec ses lecteurs, et dit: «Si je me semblais bon et sage tout à fait, je l’entonnerais à pleine tête.» Mais la différence qu’il y a entre lui et Rousseau, c’est que ce dernier parle de lui par orgueil, et l’autre par bonhomie.

Et moi aussi j’ai fait un livre: d’abord pour remplir mes loisirs, ensuite pour m’occuper de moi. Si j’avance que je ne songeais pas à me faire imprimer, Duclos me dira que je me trompe moi-même. Quoi qu’il en soit, je vais conter ce que j’ai vu, ou cru voir, dans la plus belle contrée de l’Hespérie, et les petits accidents de mon voyage; heureux si je puis, en amusant mon lecteur, lui apprendre quelque chose, et si les belles dames me lisent avec le même intérêt, la même avidité qu’elles dévorent un roman moral et brûlant d’amour!

Avant d’entrer en Espagne, je crois devoir une légère notice de moi-même et de ma famille; je dois faire connaître le motif de mon voyage: on s’intéresse bien plus à un visage connu, qu’à celui que l’on voit pour la première fois.

Je suis né dans le Vivarais, le 1er octobre 1739, d’une famille noble, qui conserve de père en fils le portrait de l’un de nos aïeux, capitaine au service d’Antoine de Bourbon, roi de Navarre, auquel il fit cette belle réponse. Ce roi, faible et indécis, séduit par les caresses de la cour et effrayé de ses menaces, congédia son armée, en lui disant: «Il faut que j’obéisse; mais j’obtiendrai votre pardon. — Allez et demandez pardon pour vous-même, lui dit mon trisaïeul; notre pardon est au bout de nos épées.» Cette réponse est écrite au bas de son portrait, qui est dans la salle à manger, vis-à-vis de celui de ma grand’mère, nièce de Duplessis Mornai, le pape des protestants. Dès ma naissance je fus nommé le chevalier de Saint-Gervais; c’était le nom des cadets de ma maison, comme les cadets de l’ancienne maison de France s’appelaient d’Artois ou d’Anjou. A la sollicitation de ma famille, je tais le nom de mes pères; elle prétend que ce nom ne doit briller que sur les registres de la guerre ou dans l’histoire. Malgré la mort de mon frère aîné, j’ai toujours gardé le nom de Saint-Gervais. Ce frère, mort à l’âge de quatorze ans, serait devenu un philosophe dans le goût de Caton ou de Nicole; car il ne riait jamais, dédaignait les jeux de l’enfance, lisait continuellement les sermons de Calvin, les œuvres d’Abbadie, qu’il préférait aux élégies de Tibulle et aux épîtres d’Horace.

De père en fils nous sommes enfants du calvinisme. Ma famille avait encore sur le cœur les dragonnades de Louis XIV, à qui Dieu fasse paix: mais je voudrais voir en enfer, pour quelques cents ans, le farouche Le Tellier, tyran ambitieux, qui conseilla l’édit de la révocation et le signa avec tant de joie. Je ne serais pas fâché aussi que l’ardent Bossuet reçût une correction fraternelle pour avoir appelé Le Tellier un grand homme, un vrai modèle de piété et de vertu. Ah! monseigneur Bénigne, vous mentez dans la chaire de la vérité! vous louez un hypocrite, un ambitieux, et vous persécutez, opprimez le tendre et vertueux Fénélon!... Cette révocation a fait des martyrs dans ma famille; mais Rome ne les a pas couronnés de l’auréole des saints.

Mon père, après avoir fait toutes les campagnes de la guerre de 1740, abdiqua sa lieutenance colonelle, et vint dans sa terre cultiver ses laitues à l’instar de Dioclétien et de Candide; il se retira avec une modique pension, un rhumatisme et un bras de moins. Il refusa constamment la croix de Saint-Louis qu’on lui offrit en l’exemptant du serment de catholicité. La duchesse de ..., femme du ministre de la guerre, chez lequel il dînait, lui dit: «J’espère que vous ne refuserez pas la croix de Saint-Louis de ma main, et que vous voudrez bien me donner l’accolade. — J’accepterais la croix, Madame, avec la plus vive reconnaissance, si je pouvais mettre au bas que j’ai l’honneur de la tenir de votre main; mais, comme on l’ignorerait, je serais accusé par les protestants d’avoir trahi ma religion, en prêtant le serment de catholicité.»

Mon père me donna, à l’âge de sept ans, pour précepteur un abbé de Dijon, qui m’apprenait le latin qu’il savait un peu, et les mathématiques qu’il ignorait entièrement. Mais ce Mentor tonsuré s’étant avisé de donner des leçons d’histoire naturelle à la femme de chambre de ma mère, fut banni des États de mon père, comme autrefois Ovide avait été exilé de Rome, pour avoir trop aimé la fille d’Auguste.[7]

A l’âge de dix ans, mon père m’envoya finir mes éludes à Toulouse, chez les pères jésuites. Je fis de tels progrès, qu’à la fin de mon troisième lustre je remportai les trois prix de poésie, d’amplification et de version. Mon régent fut si étonné de la cumulation de mes triomphes, qu’il promit en moi un successeur à Racine et à Voltaire; ainsi Sylla découvrit dans le jeune César le germe d’un grand homme, mais le jésuite n’a pas si bien deviné. Dans la séance publique où je fus couronné, le capitoul m’embrassa, les dames louèrent à l’envi la précocité de mes talents, surtout les charmes de ma figure. Je ne sais ce qui chatouilla le plus mon amour-propre, ou l’éloge de mon esprit, ou celui de ma figure; cependant ma triple couronne me donna une idée fort avantageuse de mon mérite naissant: une croix, un prix, peu de chose tourne la tête d’un enfant, ainsi que celle de la plupart des hommes; mais mon enivrement n’a pas duré long-temps: ayant lu, trois ou quatre ans après, la Phèdre de Racine et la Henriade de Voltaire, je fis comme les limaçons, je repliai mes cornes et rentrai dans ma coquille.

Ma rhétorique finie, mon père me mit en pension chez un maître de mathématiques. Du Parnasse au temple de l’Amour il n’y a qu’un pas: je vis dans un bal une demoiselle de mon âge, belle comme Vénus, comme Psyché, ou comme Flore; je ne savais précisément à laquelle de ces trois déesses elle ressemblait, car dans mes vers elle était tantôt l’une, tantôt l’autre, suivant le besoin de la rime, ou la manière dont j’étais affecté. Or, cette jeune beauté alluma dans mon cœur les premières étincelles du feu d’amour; mais quel feu! quelle ivresse! quel enchantement! Je passais la moitié du jour dans la rue, pour la voir quelques instants à sa fenêtre; et, quand elle l’ouvrait, c’était l’Aurore ouvrant les portes du ciel. Je la suivais de loin à la promenade; les dimanches, les jours de fête, j’entendais, le plus près d’elle qu’il m’était possible, grand’messe, vêpres et sermons.

Je ne lui parlais pas, mais j’étais auprès d’elle.

Les longues heures de ces cérémonies se changeaient en minutes. Je n’étais plus dans une église sombre et enfumée, mais au troisième ciel, comme saint Paul dans ses extases. Cette belle Adélaïde ne marchait que sous les ailes de sa mère. Au défaut de la parole, mes jeux lui révélaient les secrets de mon ame. Dans mes ravissements, je ne voyais plus rien sur la terre digne de mon affection. La gloire, la fortune, le bonheur, tout était auprès d’Adélaïde. Sans elle, tout était vanité et néant: un amant de seize ans est un grand philosophe. Enfin, la tête égarée, le cœur enflammé, j’écrivis à mon père pour lui demander la main de mademoiselle Adélaïde, lui protestant que ma félicité, mon existence étaient attachées à ce mariage; que d’ailleurs mademoiselle Adélaïde D..., fille d’un conseiller au parlement, joignait à la figure la plus séduisante, le caractère le plus heureux, l’esprit le plus aimable et toutes les vertus de son sexe. Je ne doutais pas que ce portrait si brillant et si vrai n’enchantât et ne décidât mon père. Grands Dieux, avec quelle impatience j’attendis sa réponse! La voici:

«Je viens, mon fils, de vous obtenir une lieutenance dans le régiment de ..., où j’ai servi trente-cinq ans. Allez épouser la Gloire: elle vous sera fidèle si vous la servez fidèlement, ce dont je ne doute pas. Faites vos adieux à mademoiselle Adélaïde, et promettez-lui de venir l’épouser dans dix ans, si elle consent à vous attendre. Partez, lettre reçue; venez me trouver. Je vous embrasse.»

Quelle lettre! quel coup de foudre! que de larmes je versai en accusant le sort et la tyrannie des parents! Je ne pouvais me résoudre à ce départ. M’éloigner d’Adélaïde, c’était me séparer de mon ame; mais mon professeur, qui avait reçu des ordres de mon père, m’arrêta une place dans une voiture, et m’annonça que je partirais le surlendemain pour le château ou la gentilhommière paternelle. Je lui demandai huit jours de délai; mais l’ame d’un géomètre est peut-être aussi insensible aux soupirs de l’amour qu’aux chants de Linus et d’Orphée. Celui-ci n’eut pitié ni de mes pleurs ni de la plus belle passion da monde. Pour comble d’infortune, ma chère Adélaïde était à la campagne, et je ne pouvais lui faire mes adieux; mais l’amour, comme les torrents, renverse tous les obstacles. Déguisé en paysan, je pars de grand matin; je fais cinq lieues d’un pas rapide, je rode autour du château, je trouve la porte du jardin ouverte, j’entre; malheureusement deux cerbères jettent, à mon aspect, des hurlements épouvantables; je voulais les assommer, mais ils ne se laissaient pas approcher. Enfin, lassé de leurs aboiements, craignant d’être surpris, j’adresse un dernier regard au plus beau, au plus fortuné des châteaux, et je m’enfuis sans avoir vu l’astre qui l’éclairait. J’arrivai à la ville accablé de fatigue, de faim et de douleur; triste dénouement d’une passion si tendre.

Je partis de Toulouse le cœur navré, les yeux remplis de larmes. Je cherchai quelque consolation dans le sein des muses; je composai une élégie touchante. Je l’ai oubliée, ainsi que mon amour: tout finit.

Arrivé chez mon père, il me dit, sans me parler de mon projet d’hymen: «Votre régent m’a mandé qu’il était content de vous; que vous étiez un petit cicéronien, c’est son expression; que vous avez fait des progrès considérables dans vos études. J’en suis bien aise, cela sert toujours; mais la plus belle science de l’homme est celle de ses devoirs; celle d’un gentilhomme est l’art de la guerre, et la valeur une de ses vertus. Heureusement pour vous la guerre s’allume; nous allons mettre le roi de Prusse à la raison. Dans trois jours vous aurez votre uniforme, un bon cheval, six chemises neuves, et vingt-cinq louis dans votre bourse. Vous partirez mardi prochain pour Strasbourg où se trouve le régiment; un sergent qui va rejoindre vous accompagnera.»

Ce mardi mémorable, à quatre heures du matin, toute la maison était sur pied; ma mère m’embrassa en versant un torrent de larmes, et me glissant deux louis d’or dans la main. Mon père me mena dans son cabinet où était un vieux portrait de Henri IV, sous lequel il y avait: né à Pau, le 15 décembre 1554, assassiné le 14 mai 1610. Et plus bas cette inscription:

Rex lugendus orbi, nullis flebilior quam nobis.[8]

«Vous voyez, me dit mon père, ce grand homme, le modèle des rois et des guerriers. Dans les combats, rappelez-vous sa vaillance et celle de vos ancêtres, dont l’un fut tué auprès de lui à la bataille de Coutras. Vous êtes environné de leur gloire; faites-vous tuer s’il le faut pour conserver l’honneur de la famille.» Ensuite, en m’embrassant, il ajouta: «Partez sous la garde de Dieu. — Et de mon épée, lui dis-je fièrement en mettant ma main sur la garde.» Ce beau mouvement fit briller sur son visage les rayons de la joie.

Bientôt la campagne s’ouvrit, et je fis toutes celles de la guerre de sept ans, sous Richelieu, Broglio, Soubise et le prince de Clermont. Je fus blessé d’un coup de sabre à la joue à la bataille de Crevelt, perdue en 1758 par le prince de Clermont. Le duc de Gisors était accouru à franc étrier de Paris, pour s’y faire tuer à la tête des carabiniers. Il fut regretté de toute l’armée et de tout Paris. Pour moi je combattis comme un Achille; mais je ne trouvai pas un Homère pour célébrer mes exploits et ma gloire. Pas un journal ne parla de ma blessure; mais mon père m’écrivit qu’il fesait beaucoup plus de cas de ma cicatrice que des stigmates de saint François d’Assise. La cour répara le silence des journaux et m’accorda une gratification de 200 livres. Le prince de Clermont fut moins heureux; car le lendemain de l’affaire, les officiers généraux le destituèrent, et envoyèrent à la cour le procès-verbal de cette destitution. La cour abandonna sa créature, et une épigramme contre ce prince consola la nation de la perte de cette bataille.[9]

Je fus encore grièvement blessé à la cuisse au combat de Joursberg, où le jeune prince de Condé se signala, et repoussa le prince héréditaire de Brunswick. Je restai trois mois à l’hôpital; un seul sans doute aurait suffi pour ma guérison, si les chirurgiens n’avaient pas eu une si grande quantité de jambes, de bras, de cuisses à amputer ou à raccommoder. Mon père, à la nouvelle de cette seconde blessure, m’écrivit: «Mon cher Louis, je le dirai ce qu’une femme de Sparte disait à son fils, tu ne pourras faire un pas sans te rappeler la gloire.»

Enfin la Paix, fille du Ciel, précipita aux enfers la Discorde et le Démon de la gloire, et les enfants de Mars vinrent se reposer à l’ombre de leurs lauriers. Notre régiment, réduit au tiers, et ce tiers couvert de blessures et d’habits sales et déchirés, fut envoyé en garnison à Metz, ensuite à Bordeaux. J’obtins un congé d’un an pour aller aux eaux de Barrège achever la cure de ma claudication.

Je me rendis d’abord chez mon père, qui baisa ma cicatrice du visage, en m’appelant son cher balafré, malgré son aversion pour le fameux Guise honoré de cette épithète. Boiteux et balafré, ces deux grands titres de gloire m’attirèrent les regards et l’admiration de tous les habitans de mon village; ajoutez à cela que j’étais capitaine à l’âge de vingt-trois ans.

Après quelque séjour dans ma famille, je partis pour Barrège. A Toulouse je demandai des nouvelles de ma chère Adélaïde; j’appris qu’elle était la femme d’un magistrat et mère de trois enfants, qu’elle avait nourris d’après le commandement de Jean-Jacques. Je ne fus pas tenté de faire le petit Pâris, et de ravir Hélène à son époux le conseiller, auquel je pardonnai volontiers son bonheur et ma disgrâce.

De Toulouse je me rendis à Pau. Heureuse ville, tu seras immortelle, car le nom immortel de Henri IV est attaché au tien! Pénétré comme mon père et mes aïeux de la plus vive tendresse pour ce grand homme,

Le seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire,

je visitai avec un respect religieux, comme si j’entrais dans un temple, le château, la chambre dans laquelle ce bon roi était né. Les vieux meubles, les portraits de famille, tout était dans le même ordre comme s’il devait revenir. Je croyais voir ce bon prince et respirer le même air qu’il avait respiré. «C’est dans cette chambre, me disais-je, où sa mère, en accouchant de lui, chanta une chanson béarnaise, où Henri d’Albret s’empara de l’enfant, son petit-fils, lui fit sucer du vin, et l’emporta dans sa robe. Ah! dis-je à son portrait, si tu avais marché à notre tête, nous n’aurions pas été battus à Crevelt et à Rosback!» Au sortir du château, j’allai me promener sur les montagnes que gravissait ce héros naissant avec de jeunes paysans de son âge, vêtu comme eux, souvent comme eux nu-pieds et tête nue, et mangeant du pain et du fromage. «Hélas! ces montagnes sont encore debout, et lui n’est plus!...»

Les environs de Pau sont charmants, et couverts de vignobles qui produisent le jurançon.

Tarbes est au milieu d’une plaine riante, fertile et belle par la majesté de ses formes. En quittant cette ville et côtoyant l’Adour, j’arrivai à Bagnière, le rendez-vous des infirmes et des voluptueux. Ses rochers, ses cavernes, ses cascades contrastent fortement avec ses sites agréables et champêtres. Il semble que la nature ait voulu y déployer sa puissance, son énergie et sa fécondité. Chaque maison de la ville a son jardin, sa prairie et son bosquet. Il n’est point d’ame sensible qui n’ait soupiré en se promenant dans la vallée romantique de Campan, qui n’y ait appelé l’amour, et désiré d’y vivre avec le doux objet de sa tendresse. De charmantes habitations éparses, et le cours sinueux de l’Adour embellissent cette vallée.

Barrège est enfoncé dans une gorge de montagnes. La ville est tout entière dans une rue longue et étroite. J’y trouvai nombre de militaires, victimes de la guerre, qui venaient y chercher la restauration de leurs membres.

Les premiers jours de mon arrivée, appuyé sur ma canne, j’allai m’asseoir sur les hauteurs de la vallée. Les torrents frémissaient et roulaient autour de moi; des nuages de vapeurs m’enveloppaient, se dissipaient et allaient se perdre au fond des vallées. Mes yeux rencontraient de toute part des sites pittoresques. Je retrouvai sur ces montagnes les antiques traces de la vie pastorale, si célébrée par les poètes et si peu imitée. Là des bergers, depuis un temps immémorial, conservent les mêmes mœurs, les mêmes habitudes, se livrent aux mêmes travaux. Ils ont leur maison d’hiver au pied de la montagne, leur cabane d’été dans les vallées supérieures. Ils y passent cette saison avec leurs troupeaux, qu’ils envoient paître sur le sommet des montagnes. Un seul homme conduit tous ceux de la communauté. Des pierres entassées forment sa hutte. De cette hauteur il domine la terre; il voit, avec la même indifférence, les torrents s’écouler à ses pieds, les nuages se former, et les passions et les folies des hommes agiter, ensanglanter les quatre parties du globe.

Je demandai un jour à l’un de ces pasteurs s’il était heureux. — Pourquoi pas comme un autre! n’ai-je pas tout ce qu’il me faut? Ne suis-je pas comme vous l’enfant de Dieu?... Beau sujet de réflexion: combien de princes et d’hommes opulents n’ont pas tout ce qui leur faut!

Pendant que les troupeaux sont sur les hauteurs, les montagnards s’occupent de la fenaison. A l’automne, quand les travaux de l’été sont finis, chacun regagne sa maison d’hiver, où, seul avec sa famille, investi par la neige, assailli par les vents et les tempêtes, il consomme ses provisions. Si par malheur l’hiver se prolonge, alors la famine menace et troupeaux et pasteurs. Leur vie est très-active, leur sobriété très-grande: ils sont pauvres; mais, sous la livrée de la pauvreté, ils ont de la fierté et du courage.[10]

Un jour je rencontrai un vieillard, courbé sous deux bottes de foin, qui

Marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.

Il quitta son fardeau pour se reposer. Je l’abordai: Eh quoi! lui dis-je, à votre âge vous travaillez encore? — Sans doute; il faut mourir à la peine; je suis pourtant bien vieux, il n’y a que deux étés que je ne vais plus à la montagne. Mon père m’y mena à l’âge de dix ans; j’y suis monté pendant quatre-vingts étés de suite; j’y ai conduit mon fils au même âge, et depuis cinquante ans il y mène notre troupeau. J’ai nourri mes enfants: aujourd’hui ils me nourrissent. — Vos enfans sont-ils riches? — Ils n’ont besoin de personne. Mais aidez-moi, je vous prie, à charger mon foin, et venez vous reposer dans notre cabane, si vous en avez le loisir. J’y consentis; je trouvai chez lui un sabre, un fusil. Que faites-vous, lui dis-je, de ces armes? — Avec elles nous combattons les hommes qui veulent ravager nos champs, et les loups qui cherchent à dévorer nos moutons. Nous sommes des républicains sous la protection de la France. Dans ma jeunesse, j’ai exterminé nombre de loups, et essuyé dix combats avec les Espagnols, que j’ai toujours battus. J’ai arraché ce sabre que vous voyez, à l’un de leurs soldats. J’étais seul contre deux; ils me crièrent, Rends-toi! Ma réponse fut un coup de crosse de mon fusil, qui en étendit un par terre. L’autre s’échappe: je le poursuis, l’atteins et le saisis par les cheveux; il m’offre de l’argent, et me demande la vie. «Je n’ai besoin, lui dis-je, ni de ton argent ni de la vie; mais donne-moi ton sabre; il me paraît bon, il me servira à te couper la tête si tu reviens nous attaquer.» C’est alors que j’eus le malheur de perdre Agathe, ma femme. — Vous vous êtes donc remarié? — Et comment aurais-je vécu sans femme? J’en ai eu trois, et dix-sept enfans; Dieu ne m’en a laissé que sept, qui travaillent et aident leur père. Mais, monsieur l’officier, est-il bien certain que nous avons la paix? — Oui, elle est signée définitivement. — Dieu soit loué! La guerre est un grand malheur: elle coûte au pauvre peuple et son sang et son pain. Mais permettez-moi d’achever ma besogne, j’ai encore bien des bottes à rentrer avant la nuit.

Voilà un homme, dis-je en le quittant, qui n’a point à se repentir du temps perdu ni du mal qu’il a fait aux hommes.

Deux jours de pluie et d’orages interrompirent mes promenades champêtres, et le désœuvrement, ou plutôt la contagion de l’exemple, me jetèrent dans des parties de jeu. La fortune me fut favorable; un jeune homme nommé Saint-Pons, officier au régiment de Navarre, perdit beaucoup; je gagnai les trois quarts de cet argent. Nous avions joué au quinze; le lendemain, Saint-Pons piqué me demanda sa revanche au trictrac; je n’osai le refuser. Il me proposa un très-gros jeu; je lui dis que je ne m’étais jamais permis ce jeu immodéré, mais que je risquerais volontiers tout l’argent que je lui avais gagné. Nous jouâmes deux jours de suite; le malheur le poursuivit: souvent je voulus me retirer; mais il se plaignait, s’emportait même, et je continuais.

Le soir du deuxième jour, à minuit, quand nous nous quittâmes, il me devait soixante louis; il me dit d’un air froid: Monsieur le chevalier, vous aurez votre argent demain à votre lever. — Rien ne presse, lui dis-je; mais il s’éloigna sans me répondre.

J’étais touché de sa situation; la pâleur, le désespoir régnaient sur son visage. Je me retirai réfléchissant sur cette funeste passion, source de tant de crimes et de malheurs.

Le lendemain au matin, son domestique m’apporta les soixante louis. Je lui demandai des nouvelles de son maître. J’en suis inquiet, dit-il: il ne s’est pas couché; il a écrit des lettres; ce matin il a payé son hôte; je l’ai surpris chargeant ses pistolets: il m’a dit qu’il allait passer quelques jours dans un château à deux lieues d’ici, et qu’il ne m’emmènerait pas. A propos, a-t-il ajouté, je te dois de l’argent; tu as depuis long-temps la fantaisie d’une montre: tiens, voilà la mienne. Elle est, lui dis-je, d’un prix bien au-dessus de ce que vous me devez, je ne puis vous rendre le surplus. — Tu la garderas si je meurs avant toi; et si je te survis, je me paierai sur les gages. — Mon ami, repris-je aussitôt, mène-moi chez ton maître; il faut absolument que je lui parle. — Oui, monsieur, parlez-lui; je ne sais ce qu’il a dans la tête: tantôt il a l’air tranquille et de sang-froid, tantôt il me regarde avec des yeux égarés; il a perdu tout son argent au jeu; il n’a que cette malheureuse passion, car du reste c’est le meilleur enfant du monde; il est généreux, plein de franchise, gai, jovial quand il ne joue pas, brave comme son épée; jugez-en, monsieur: c’est un des plus braves du régiment de Navarre. Nous étions venus ici avec une bourse bien garnie et deux beaux chevaux que lui avait prêtés son père; l’argent et les chevaux, tout a passé par le cornet du trictrac. Son père a déjà payé trois fois ses dettes, je doute qu’il aille jusqu’à la quatrième. Mon maître se flatte toujours que la fortune reviendra; il cite souvent un vers latin d’un poète grec ou romain qui dit: Si cela va mal aujourd’hui, cela ira mieux demain.[11] — Partons, lui dis-je.

Quand nous entrâmes dans la chambre de Saint-Pons, il sommeillait, dans un fauteuil, enveloppé de sa redingote; ses pistolets étaient sur la table, avec deux lettres, une à sa sœur, l’autre à un officier de son régiment. Il s’éveilla en sursaut en s’écriant: Heureux celui qui ne se réveille plus! Il fut très-surpris de me voir; je lui dis aussitôt que je voulais lui parler en particulier: il renvoya son domestique.

Monsieur, repris-je alors, je vous ai gagné quatre-vingt-dix louis ces jours passés; je ne connais pas d’argent plus mal acquis que celui du jeu. Profiter du malheur, de l’ivresse d’un homme pour le dépouiller, c’est à peu près la même chose que l’attendre au coin d’un bois, ou tout au moins c’est ressembler à celui qui volerait un homme dans le vin: permettez que, pour tranquilliser ma conscience, je vous rende votre argent. Je sais que vous allez m’opposer de vieux préjugés de délicatesse et d’honneur; mais veuillez réfléchir qu’au trictrac je joue mieux que vous; que je me possédais; que vous fesiez des écoles sans nombre; et si je gardais votre dépouille, je ressemblerais à l’un des deux personnages que je viens de citer.

Saint-Pons étonné refusait de reprendre son argent. Composons, lui dis-je; faites-moi un billet des trente louis que je vous ai gagnés au quinze; nous jouions alors à jeu égal, et n’étions pas tête à tête; à l’égard des autres soixante, souffrez que je ne me donne pas la réputation d’un escroc.

Cette proposition termina la dispute, et il me fit un billet de trente louis payable dans un an. En me le remettant, il me sauta au cou, en s’écriant: Ami trop généreux! vous me rendez la vie; éperdu, désespéré, en horreur à moi-même, un pistolet allait terminer mon existence et mon désespoir: voilà deux lettres qui devaient partir pour annoncer ma mort. — Que je suis heureux, que je me félicite d’avoir prévenu ce malheur! Mais pourquoi ce projet affreux? — Je n’avais plus de ressources; il y a huit jours que j’ai vendu, pour quinze louis, deux chevaux de mon père qui en valent cinquante, en me réservant le droit de les racheter au bout de ces huit jours; ce terme expirait ce matin: je n’osais plus reparaître devant mon père qui m’avait tant recommandé ses chevaux, et dont la bonté, la tendresse a déjà payé mes dettes jusqu’à trois fois, et après vingt paroles d’honneur que je lui ai données de renoncer au jeu. — Peut-être si vous la donniez à un étranger, à moi par exemple, vous vous croiriez plus obligé à la tenir. — Je vous la donne; que je sois déshonoré, que la foudre m’écrase si je joue jamais un jeu à perdre plus d’un écu. Je partirai demain, ce soir j’irai vous faire mes adieux et vous témoigner toute ma reconnaissance. Je le vis le soir; il me renouvela son serment, me demanda mon amitié; et nous nous quittâmes après de longs embrassements.

Pour achever son histoire, au bout de trois mois il me renvoya mes trente louis avec un présent d’une bague d’environ vingt louis, qu’il me priait d’accepter et de porter pour l’amour de lui. Cette promptitude à se libérer, ce cadeau, me firent soupçonner, malgré sa parole et son appel à la foudre, une rechute dans son péché d’habitude: six mois après, étant à Bordeaux, son domestique vint me voir; je lui demandai d’abord des nouvelles de son maître. — Hélas! monsieur, il n’est plus; je le pleure encore tous les jours: c’était un si bon maître! — Il est mort? — Oui, monsieur; tout à fait mort. — Quoi, si jeune! et comment? — Nous avons fait courir le bruit qu’il avait été frappé d’apoplexie; mais la vérité est qu’il s’est brûlé la cervelle. Ce maudit jeu, cette exécrable passion en est la cause. — Il m’avait donné sa parole d’honneur qu’il ne jouerait plus! — Et à moi aussi, monsieur; mais il l’aurait donnée au pape, au Père Éternel, qu’il ne l’aurait pas tenue. La passion l’emportait; souvent il me disait, quand il avait perdu, je suis un indigne, un misérable: je ne mérite pas de vivre. Huit jours avant sa mort il avait gagné considérablement; c’est alors qu’il vous envoya vos trente louis, et une bague en présent. Il était au comble de la joie de ce retour de fortune qui le mettait à même de s’acquitter envers vous, et de vous témoigner sa reconnaissance. Il paya quelques dettes, et envoya cent écus à son père nourricier, autant au curé du village de la terre de son père, pour les distribuer aux indigens. Enfin, c’est grand dommage qu’il ne fut pas toujours en bonheur, car l’argent ne pouvait rester dans ses mains. Mais la fortune l’abandonna bientôt; il perdit dans deux nuits non seulement tout son bénéfice, mais mille écus sur sa parole. Il rentra dans sa chambre à quatre heures du matin; je sommeillais alors dans un fauteuil, et j’entendis qu’il disait en parlant de moi: «Que ce coquin est heureux! il dort». Non, monsieur, lui dis-je en me frottant les yeux, je ne puis attraper le sommeil. Je vis à son air sombre que le vent avait changé; je lui en parlai. Oui, me répond-il assez tranquillement, ma nuit a été mauvaise. Donne-moi ma redingote, fais du feu, et va te coucher. — Et vous, monsieur? — Je n’ai pas envie de dormir; on m’a prêté la Nouvelle Héloïse, et je vais en lire quelques lettres. Je crus facilement ce qu’il me disait; j’allai me coucher, et je m’endormis. Mon lit était dans un petit cabinet qui donnait dans la chambre. Une heure après je fus éveillé en sursaut par un grand bruit; je me lève effrayé, j’entre chez mon pauvre maître: je le trouve renversé sur son fauteuil, le visage couvert de sang. Il s’était tiré un coup de pistolet dans la bouche. Je jette des cris terribles; pâle, tremblant, je m’approche de lui. Il respirait encore; il jeta sur moi un regard si touchant, si pitoyable, que je ne l’oublierai jamais. Je fondais en larmes; je prends sa main, je la baise. Mais bientôt il expira; je crie, j’appelle l’hôte; nous étions dans un hôtel garni. On accourut, on me donna du secours, car j’étais prêt à m’évanouir. On trouva le livre qu’il lisait, ouvert à la lettre sur le Suicide; et un billet où il disait: «Ne pouvant rien laisser à mon fidèle domestique, Antoine Bérard, auquel je dois une année de ses gages, et une récompense pour son zèle et son attachement, je le recommande à mes parents, à mes amis, à tous les honnêtes gens...» Ah! mon cher maître! malheureux jeune homme! je vous pleurerai toute ma vie!

Ce récit m’attendrit jusqu’aux larmes; je tirai alors de mon doigt le diamant dont m’avait fait présent l’infortuné Saint-Pons, et je le donnai au fidèle Antoine; il voulait le refuser. Mon ami, lui dis-je, en payant la dette de ton maître, j’honore sa cendre, et je remplis ses intentions. Mais rentrons à Barrège, dont m’a éloigné ce triste récit.

Après le départ du jeune Saint-Pons, je vis plus rarement mes camarades; le jeu m’était devenu odieux. Le beau temps ayant reparu, je recommençai mes promenades solitaires. J’allai m’asseoir avec un livre que me prêtait le médecin des eaux, au pied d’un rocher, au bord d’un torrent, où, lisant, rêvant, contemplant la nature, je voyais mes heures s’écouler aussi rapidement que le torrent qui fuyait à mes pieds. Mes camarades m’appelaient, les uns le sauvage, les autres le philosophe: deux épithètes qui ont quelque rapport. L’arrivée de madame de Montheil et de sa fille prouva que je n’étais sauvage qu’avec les indifférents, et que ma philosophie était de bonne composition. Cette dame venait aux eaux pour une sciatique, et Cécile pour sa mère. Elles connaissaient ma famille, et leur accueil me prouva l’estime qu’elles en fesaient. Le premier regard que je jetai sur Cécile éveilla mon cœur, assoupi par sept ans de guerre. Cependant elle n’avait point cet éclat de beauté qui d’abord frappe, éblouit; mais son ame donnait à sa physionomie une expression si heureuse, si touchante; ses grands yeux bleus parlaient si bien le langage du sentiment, qu’ils semblaient dire: J’aime tout ce qui m’environne; mon ame expansive se plaît à se répandre, et le plaisir d’aimer est mon premier besoin. Son ingénuité, sa douceur, sa grâce, donnaient un charme ineffable à ses paroles, à tous ses mouvements. On ne pouvait voir Cécile un quart-d’heure sans émotion, ni la quitter sans regret. Sa voix douce et mélodieuse achevait de gagner les cœurs que ses regards attiraient Sa toilette l’occupait très-peu; le négligé était sa parure, et les fleurs qu’elle aimait beaucoup, ses perles et ses diamants. Elle préférait les doux rayons de la lune à l’éclat du soleil; elle aimait l’ombre des bois, les sites champêtres, romantiques, le silence des déserts, la belle horreur des rochers. Elle me disait souvent: Je ne hais pas la société; je danse volontiers, et cependant je m’ennuie souvent dans les bals, dans les grands cercles. Elle préférait de beaucoup Melpomène à Thalie; et, comme madame de Sévigné, elle aimait les romans où l’on donne de grands coups d’épée. Plus d’une fois je l’ai trouvée pleurant la mort d’un héros, ou de quelque victime du malheur; et je lui disais alors, comme ce bon curé qui prêchait la passion disait à ses paroissiens fondants en larmes: «Allons, mes frères, ne pleurez pas; ce que je vous conte n’est peut être pas vrai.» Quand je blâmais son goût pour les romans, elle me répondait: «J’y vois le danger des passions, et la vertu très-souvent récompensée; et dans l’histoire, le crime est presque toujours heureux.»

Madame de Montheil avait eu de la beauté: neuf lustres, en ternissant sa fraîcheur, laissaient sur son visage le souvenir de ses attraits; elle suppléait par un grand usage du monde à la médiocrité de son esprit, et la grâce et l’aménité de son caractère attachaient à sa personne, plus que l’esprit, les talents et le savoir. Il est chez les femmes une ignorance aimable; ce sont des fleurs qui, pour parer le printemps, n’ont besoin que d’une légère culture.

La seconde fois que je vis Cécile, je sentis que j’allais l’adorer. Bientôt je ne la quittai plus; sa mère m’accueillait avec bonté et amitié, et sa fille avec cette douceur, cette sensibilité qui entraînent l’ame la plus indifférente. On peint l’Éloquence avec des chaînes d’or sortant de sa bouche: c’est la Sensibilité qu’il faudrait présenter sous cet emblème.

Depuis mes amours de Toulouse, mon cœur, occupé de carnage et de gloire, n’avait plus senti ces mouvements si doux, qui raniment la vie, et en l’agitant nous la rendent plus chère. Mais enfin l’espérance et l’amour, avec tout leur prestige, entrèrent dans mon ame et l’enivrèrent de leurs délices. Un jour, me promenant avec la mère et la fille, madame de Montheil, qui marchait avec peine appuyée sur mon bras, me dit: «Je vais m’asseoir; promenez-vous là devant avec Cécile qui a besoin de faire de l’exercice.» Je fus ravi de cette occasion. Lorsque nous fûmes seuls, Cécile me dit: «Je passerais sans peine mon hiver dans ces montagnes, au milieu des glaces et des neiges, et des torrents dont le bruit m’attache en me fesant frissonner. — Vous comptez sans doute sur le charme de votre présence qui adoucirait l’âpreté de ce climat? — Non, je compterai sur mon penchant pour ces beautés sauvages et terribles. L’aspect d’une nature riante réjouit l’ame, mais ne la remue pas, ne lui fait pas une impression aussi profonde que la vue d’une belle horreur. — Il faudrait donc être bien malheureux pour intéresser la vôtre? — Je crois que la pitié s’en ouvrirait plus aisément l’accès que la gaîté et le contentement. — En ce cas, mademoiselle, il me sera bien difficile de vous plaire; car, lorsque je vous vois, je ne puis m’empêcher d’être heureux. Loin de vous je suis triste, mais vous ne me voyez pas, vous n’entendez pas mes soupirs. — Heureusement pour moi, dit-elle en souriant; il faudrait vous plaindre et m’intéresser à un malheur imaginaire?» Un montagnard qui passait auprès de nous rompit cet entretien, en me demandant une prise de tabac; je lui répondis que je n’en prenais pas. — «Tant pis, c’est une bonne chose.» Puis il ajouta en me regardant marcher: «Pour un boiteux (car je boitais encore un peu), vous avez là une femme que je troquerais volontiers contre la mienne.» Ce propos nous fit rire, mais nous étions auprès de madame de Montheil, et je ne pus renouer notre entretien. Deux jours s’écoulèrent sans que je pusse trouver l’occasion de parler en particulier à Cécile. Cependant mon ame flottait dans une incertitude accablante; son regard, sa douceur, ses prévenances, ses paroles flatteuses, tout paraissait me promettre son cœur, et cependant elle éludait toute déclaration, évitait même de se trouver tête à tête avec moi. Après beaucoup d’indécision, je résolus de hasarder une lettre, où je peignis ma passion avec les termes les plus expressifs. Je mis cette lettre sous ses yeux dans un sac à ouvrage; elle rougit, mais elle ne put la refuser. Je lui dis à l’oreille: de grâce, daignez la lire. Elle sortit quelques minutes après pour en faire la lecture. Elle rentra bientôt, le visage un peu coloré, et jeta sur moi un regard triste et touchant. Quand elle put me parler sans être entendue de sa mère, elle me dit: «Demain, je vais déjeûner seule, à dix heures, chez madame de Pernay; trouvez-vous dans la rue, je prendrai votre bras, et je répondrai à votre lettre de vive voix.» Ces mots, prononcés d’un ton moins affectueux qu’à l’ordinaire, me donnèrent quelque inquiétude et me firent attendre avec impatience l’heure du rendez-vous. Que la vie d’un amant serait courte, s’il pouvait hâter la marche du soleil comme celle d’une montre! Le lendemain, à neuf heures du matin, j’étais en faction dans la rue. Cécile parut à dix heures précises; elle prit mon bras, en me disant, vous êtes exact; et puis elle garda le silence, marchant les jeux baissés. J’aperçus sur sa physionomie je ne sais quel embarras, une hésitation qui m’alarma. Mademoiselle, lui dis-je, vous m’avez promis une réponse verbale. — J’en conviens. — Vous semblez hésiter? — Je voudrais la différer; mais vous l’exigez, je vais vous ouvrir mon ame avec toute la franchise de mon caractère et la sincérité que vous méritez: je vous trouve très-aimable, et votre cœur me plaît, m’attache autant que votre esprit; vous m’avez inspiré l’amitié la plus tendre, mais je ne puis vous aimer comme vous le désirez. — O ciel! je suis bien malheureux! — Écoutez-moi jusqu’à la fin, sans chercher à m’affliger; vous arrivez trop tard: mon cousin, le vicomte de Beaupré, m’aime depuis un an de l’aveu de mes parents. Notre mariage est arrêté, et doit se faire au retour des eaux. — Votre sincérité me donne la mort; je ne vous verrai plus, je pars demain. — Pourquoi ce départ, pourquoi vous désespérer et m’affliger? Mon amitié est-elle sans prix à vos yeux? Ne comptez-vous pour rien le plaisir que ma mère et moi avons à vous voir? Restez avec nous, je vous en conjure; ne me rendez pas le séjour de Barrège odieux. L’idée de vous savoir malheureux troublerait, contristerait ma vie. — Eh bien! je resterai pour vous voir, vous adorer et souffrir en silence. Nous étions alors devant la maison de madame de Pernay, et nous nous séparâmes. Navré de douleur, je rentrai chez moi; je voulus lire: mes yeux étaient sur le livre et ma pensée ailleurs. Je rejoignis mes camarades, et je n’entendis rien à leur conversation. J’allai me promener, et je m’en trouvai mieux, car je n’étais qu’avec Cécile. Je retournai l’après-dînée chez sa mère; elle me trouva triste, m’en demanda la cause. — J’ai reçu, ce matin, une nouvelle fâcheuse. A ces mots Cécile jeta sur moi un regard touchant. Un moment après; sa mère entra dans un cabinet. Cécile alors me tendit la main, en me disant: Je vous en prie, ne vous affligez pas; vous me faites beaucoup de mal. En réponse, je pris sa main, la baisai et la baignai d’une larme. — Soyez mon ami, ajouta-t-elle; reprenez votre gaîté. — Ah! vous ne m’aimez pas! — Je vous aime beaucoup... d’amitié; peut-être vous aurais-je aimé autrement si vous étiez venu le premier.

Cependant peu à peu je m’accoutumai à cette situation. Je passais avec la mère et la fille une partie de la journée. La douceur de Cécile, ses amitiés, ses regards, ses discours trompaient mon imagination et me fesaient oublier mon rival. Je lui disais un jour: Vous comptez bien sur vos appas, car vous négligez votre parure. — C’est que si je vous plais, je me trouve assez parée. D’ailleurs le cadre d’un tableau ou la reliure d’un livre n’en font pas la beauté. Lorsqu’elle apercevait sur mon front quelque nuage de tristesse: Quoi! me disait-elle, vous n’avez donc plus de plaisir à me voir, à m’aimer? — Je sens à vous aimer un charme inexprimable; vous ne faites pas un geste, ne dites pas un mot, ne jetez pas un regard que je n’y attache un vif intérêt de plaisir ou de peine. Hier un jeune officier vous baisa la main, j’en souffris; bientôt après vous m’honorâtes d’un regard, et je fus consolé.»

Cependant le dénouement approchait. J’étais prié à dîner chez madame de Montheil; nous avions arrangé pour l’après-dînée une promenade charmante pour aller goûter sur l’herbe: la mère prenait une monture, et Cécile et moi devions suivre à pied. Ma cuisse se fortifiait, je ne boitais presque plus. La perspective d’une promenade si agréable me rendit la matinée délicieuse.

A l’heure du dîner, transporté de plaisir, j’arrive chez madame de Montheil. J’y trouvé un jeune homme en bottes, portant l’uniforme du régiment du roi. Je restai comme frappé de la foudre: je pâlis; mon sang glacé s’arrêta dans mes veines; un cruel pressentiment m’annonçait l’arrivée de mon rival. Je regarde Cécile, et je la vois dans le fond de là chambre, immobile, les yeux baissés. Sa mère, loin de tout soupçon, s’avance d’un air riant, et me dit: Chevalier, je vous présente le vicomte de Beaupré, notre ami, et bientôt mon gendre.

Troublé et interdit, je balbutiai je ne sais quelle réponse. Madame de Montheil, étonnée de mon trouble, m’en demanda la cause. Je répondis que j’avais eu la fièvre toute la nuit, et un mal de tête violent qui durait encore; que je m’étais traîné avec peine chez elle pour venir m’excuser, et la prier de ne point m’attendre à dîner.

Cette aimable dame, touchée de mon état, me pressa beaucoup de rester, me promettant ses soins et ses secours. Cécile alors se lève, vient à moi, et me dit de l’air le plus affectueux: Restez, vous nous ferez grand plaisir; nous tâcherons de vous distraire. — Je vous serais à charge; j’ai besoin de repos, permettez que je rentre chez moi: je reviendrai dès que je me sentirai mieux. — Mais, retourner seul! me dit sa mère; à peine vous pouvez vous soutenir.

Alors le vicomte offrit de me donner le bras; j’eus beau refuser: sur ses instances et celles de madame de Montheil, il fallut accepter. Cécile me dit: Revenez le plus tôt que vous pourrez; votre maladie nous fait bien de la peine...

Voilà donc mon heureux rival qui me donne le bras, m’accable de soins, de prévenances, me parle de mon indisposition, m’offre ses services; mon embarras, ma confusion croissaient avec ses marques de bonté et d’amitié; j’hésitais, mes réponses étaient succinctes et insignifiantes. A cette aménité de mœurs, le vicomte joignait une figure charmante, et mon ame flottait entre la jalousie et la reconnaissance: tantôt je lui pardonnais son bonheur, tantôt j’en étais désespéré.

Lorsqu’il m’eut quitté, loin de rentrer chez moi, j’allai m’égarer dans les montagnes. L’aspérité des lieux, l’aspect triste et sauvage de ces rochers arides et menaçants, le silence profond de ce désert, la chute, le bruit des torrents, tout ce deuil de la nature si analogue à la situation de mon ame, nourrissait sa tristesse, semblait l’y attacher plus fortement. Vingt fois je m’écriai: Ah! Cécile, Cécile! et l’écho me répondait: Cécile.

Fatigué de marcher, je m’assis au pied d’un sapin. Je m’y livrais à la plus sombre rêverie quand tout-à-coup le son d’une musette frappa mon oreille. Ces modulations douces et plaintives, que la mélancolie écoute avec tant d’intérêt, suspendirent ma douleur; j’écoutai avec attendrissement et je versai des larmes; elles me soulagèrent; et quand ces sons eurent cessé, je me levai et retournai chez moi plus mélancolique, mais moins malheureux.

Le lendemain, à peine avais-je quitté mon lit, que j’entendis frapper à ma porte. J’ouvre; quel étonnement! je vois le vicomte. Je viens, me dit-il, de la part de ces dames, m’informer de votre santé. — Je regrette la peine que vous vous êtes donnée; je me trouve un peu mieux. — Vous verra-t-on aujourd’hui? — Je ferai mon possible. — Votre absence nous afflige tous; moi-même j’ai le plus grand désir de faire voire connaissance; mais je vous tient debout, asseyons-nous.

Maintenant permettez, chevalier, que je vous parle avec franchise et cordialité, comme il convient entre camarades. Au premier coup d’œil vous m’avez inspiré de l’intérêt; votre trouble subit à mon aspect, votre maladie, que je crois supposée, m’ont fait soupçonner vos sentiments pour mon aimable cousine. Je lui ai fait part de mes doutes, et son ame noble et pure, que n’a jamais terni le souffle du mensonge, m’a tout avoué, votre amour, vos assiduités et son amitié pour vous. Je suis désolé de faire votre malheur; mais jugez-moi. Je suis attaché depuis près de deux ans à mademoiselle de Montheil; nos parens respectifs ont approuvé notre amour et notre mariage; et je viens la chercher pour la mener à l’autel: voyez ce que je dois faire, ce que vous feriez à ma place. — Peut-être je ne serais pas aussi généreux que vous; mais du moins je sais apprécier un procédé si beau: je renonce à l’amour, mais dédommagez-moi, par votre amitié, de la perte que je fais. — Je vous la promets en échange de la vôtre; de plus, vous aurez celle de ma cousine, qui m’a déclaré que, si vous souffriez, vos peines troubleraient son bonheur. Vous verra-t-on à dîner? Cécile et sa mère vous attendent. Nous partons dans trois jours: accordez ce temps à notre amitié. — Oui, je m’y rendrai; je veux m’accoutumer à votre bonheur. — Adieu, chevalier; je vais vous annoncer, et porter la joie dans le cœur de Cécile.

Cet entretien, l’aimable franchise du vicomte, firent tomber le voile qui couvrait mes yeux, obscurcissait ma raison; et mon ame, amollie par les délices de l’amour, reprit tout son ressort. Cependant, en entrant chez madame de Montheil, j’éprouvai un saisissement qui altéra mes traits; Cécile, qui s’en aperçut, vint à moi, et me dit: Craignez-vous vos amis? ils ont tant de plaisir à vous voir! — Hélas! non; mais je suis un convalescent encore bien faible. — Laissez agir le temps et la raison.

Madame de Montheil, qui n’avait aucun soupçon, me fit de tendres reproches sur mon absence et mon entêtement à fuir mes amis.

Cependant le vicomte eut la délicatesse de s’occuper plus de moi que de sa cousine, et paraissait la négliger. Cécile, de son côté, mettait tant de grâce, de sensibilité dans ses regards, dans ses expressions, que je commençai à leur pardonner leur amour; et je crois même que j’aurais pardonné à Cécile une infidélité réelle.

Les trois jours s’écoulèrent, et l’instant de la séparation arriva. Cécile, avant de monter en voiture, me dit: Mon cher chevalier, ne nous oubliez pas; songez que l’amitié doit être encore plus fidèle que l’amour. Je ne lui répondis rien; j’avais le cœur oppressé, et, ne pouvant retenir mes larmes, je m’évadai sans faire des adieux. Le vicomte me poursuivit, m’embrassa, et me fit promettre d’aller le voir au château de son père, où devait se célébrer le mariage.

Le séjour de Barrège me devint insupportable, et je partis le lendemain. J’étais entièrement rétabli, et je n’ai plus boité que parfois dans les variations du temps. J’allai dans la terre de mon père chercher au sein de ma famille des consolations contre les disgrâces de l’amour.

La vie de la campagne paraît triste, insipide, monotone aux ames arides et agitées par les passions, et infectées des vices de la société. L’ennui file leurs heures éternelles. Sans doute à la campagne il y a des moments de langueur; mais quoi! l’ennui craint-il le séjour des villes? ne se trouve-t-il pas au milieu des grandes sociétés, des fêtes bruyantes, dans les salons des grands, à leurs spectacles? C’est là qu’est son séjour habituel. L’ennui est une maladie de l’esprit humain. Si l’on peut s’en défaire, c’est au sein d’un air pur, élastique, et des beautés riantes et vraies de la nature. Mon père me disait: Je vois avec plaisir que tu as un bon esprit et un bon cœur; que tu aimes la campagne; mais ce n’est pas encore pour toi le temps de la retraite; il faut payer ta dette à la société: un gentilhomme ne doit se retirer dans sa terre qu’avec la croix de Saint-Louis, s’il est catholique, ou avec des titres de gloire, s’il est protestant. Dans le calme heureux des champs, dans le sein de ma famille, je n’oubliai pas l’aimable Cécile; mais il se mêlait à ce souvenir un charme, une douceur qui tempéraient l’amertume de mes regrets.

Mais tout-à-coup Melpomène vint s’emparer de mon imagination et fixer mes pensées. Après souper, me promenant dans le jardin, par un beau clair de lune, dans une inspiration soudaine, je conçus le projet d’une tragédie. Tourmenté de cette idée malgré moi, car, qui connaît la cause de nos idées et de notre volonté? j’aiguisai le poignard de la muse tragique pour assassiner Tarquin-le-Superbe, le héros de mon drame. Dans la chaleur de la composition, j’aurais passé la nuit dans un délire poétique, et dans le jardin, si mon père ne m’avait fait appeler. Mais, éveillé des l’aurore, je courus dans le bois où, le charme des vers entraînant mon imagination, je commençai à dialoguer une scène du quatrième acte, avant d’avoir fait mon plan. Le dîner sonné, je vins me mettre à table, le visage enflammé, les cheveux hérissés; j’avais l’air d’un conspirateur. En effet, je conspirais contre Tarquin. Mon père me demanda, en riant, si je voulais renouveler les guerres de la religion, et me faire chef de parti, comme les Coligny, les Rohan. Non, lui dis-je, je n’en veux qu’aux tyrans de Rome. Il me remit alors une lettre qui venait d’arriver; elle était du vicomte de Beaupré, qui me fesait part de son mariage, et me rappelait ma promesse de venir passer quelque temps avec eux. Cécile avait mis, par apostille: «J’ai prononcé hier le oui éternel; venez, mon digne ami, partager et augmenter mon bonheur». Je me rendis à ces tendres invitations: mon congé expirait dans deux mois, et je résolus de les donner à l’amitié. Mon père approuva cette visite; et deux jours après je partis pour Alby. Le château du vicomte était auprès de cette ville. Je fus reçu par ces jeunes époux comme un frère; et par le père du vicomte, comme l’enfant de la maison. L’hymen et le bonheur semblaient avoir embelli la vicomtesse; mais son ame était le plus doux de ses charmes. Née avec le besoin d’aimer, sa sensibilité se répandait autour d’elle, comme dans un beau jour d’été la chaleur se propage dans la nature. Cette sensibilité s’étendait sur tous les animaux, qu’il fallait bien se garder de maltraiter en sa présence. Quand son mari, grand amateur, revenait de la chasse, elle lui demandait: Combien avez-vous massacré de pauvres bêtes? Elle portait elle-même des secours sous les toits de l’indigence. Ces secours, disait-elle, administrés par nous, sont plus efficaces, consolent mieux l’homme souffrant. Bien des femmes exercent la charité pour Dieu, par l’espoir de ses récompensés. Cécile, entraînée par son cœur, ne songeait qu’au plaisir de faire du bien. Nous allions nous promener tête à tête dans les bois; elle était alors vêtue d’un habit d’amazone; un chapeau de paille couvrait ses beaux cheveux blonds. Nous fesions des courses très-longues, et parfois nous nous reposions au bord des ruisseaux, dans des sites agréables. Que sa gaîté, son ingénuité étaient aimables dans ces moments! Mais loin que tant d’attraits réunis rallumassent un amour mal éteint, l’hymen et l’amitié la couvraient à mes yeux d’un voile sacré. Quel trésor que l’amitié d’une femme douée d’esprit, d’appas, et d’une ame pure et tendre! Un jour, assis tous deux à l’ombre d’un bois où gazouillaient un essaim d’oiseaux, elle s’écria, dans une plénitude de bonheur: Que Dieu est bienfesant! que je dois l’aimer! que ma vie est douce à la campagne, au sein de la nature, avec un époux et un ami! Puisse cette félicité durer long-temps!

Une autre fois, nous trouvâmes une jeune fille qui pleurait, se désolait. Qu’as-tu, ma chère amie, lui demanda Cécile en l’abordant. — Ah, madame, je n’ose retourner chez mon père; il me battrait. — Et pourquoi? — Je me suis endormie dans le bois, et j’ai perdu notre chèvre; elle s’est échappée; oui, mon père va me battre. Mon Dieu, ma pauvre chèvre! je l’aimais tant! Ce qu’elle disait en versant un torrent de larmes. — Eh bien, répliqua la généreuse Cécile, va lui dire que c’est moi qui l’ai prise, qui la veux acheter, et que je le prie de venir chercher son argent au château.

Cécile pratiquait sa religion sans enthousiasme, j’ose dire sans réflexion. Elle croyait, parce que c’était son devoir de croire; mais elle ne pouvait se persuader que Dieu punit la faiblesse humaine d’une éternité de tourments. Elle disait que les prédicateurs le calomniaient en le représentant comme un Dieu irascible et vindicatif. Ah! s’écriait-elle, j’aime trop cet Être suprême, cet éternel bienfaiteur, pour croire qu’il veuille se venger si cruellement d’une faible créature! Sans adopter la mysticité de madame Guion, comme elle, Cécile aimait Dieu d’un amour pur et désintéressé.

Un jour je lui demandai si elle croyait que les protestans seraient damnés. — Non, je ne le pense pas, car je serais bien malheureuse en paradis si je savais en enfer mes frères et mon ami.

Larochefoucault prétend qu’il n’est point de mariages délicieux; il ne connaissait sans doute que les mariages de Paris; mais s’il avait vu dans leur château, au fond d’une province, ces deux jeunes époux toujours occupés l’un de l’autre, ne se séparant qu’avec regret, et se cherchant sans cesse, n’ayant qu’une volonté, qu’un désir, et deux ames fondues, pour ainsi dire, l’une dans l’autre, alors il aurait cru aux délices de l’hymen. Pour moi j’étais touché, ravi de ce tableau du bonheur. Quand j’étais seul avec Cécile, je me croyais avec un ange; son visage en avait la sérénité, et son ame la pureté. Que le temps fut rapide dans ce séjour fortuné! Il fallut le quitter; mon congé expirait, et je voulais arriver à Bordeaux, où était alors mon régiment, le jour de son expiration: lorsque j’annonçai mon départ à la vicomtesse, son visage pâlit, son ame se glaça; mais bientôt, remise, elle me dit: Partez, puisque votre devoir l’exige; mais il est bien douloureux de se quitter. Souvenez-vous que vous avez une tendre amie dans ce château, et une chambre qui sera toujours vacante quand vous n’y serez pas: nul étranger ne la profanera. Le vicomte me fit donner ma parole qu’au premier semestre je viendrais passer trois mois avec eux. Cécile me donna devant son époux une bague tissue de ses cheveux, en me disant: Gardez fidèlement ce gage de l’amitié; peut-être ce talisman vous portera bonheur: du moins je le désire vivement. Adieu, mon cher chevalier; je me flatte que, malgré les distances, nous serons souvent ensemble. Voilà les derniers mots que j’ai entendus de cette tendre amie. Je la trompai sur mon départ; je partis un jour plus tôt, au moment où l’aube commençait à poindre. En m’éloignant du château, dix fois je tournai la tète pour le revoir, en disant: Adieu, charmant séjour; adieu, Cécile, femme adorable; adieu, ma tendre et généreuse amie. J’avais le cœur navré, oppressé de tristesse; il semblait qu’un noir pressentiment m’annonçait que je ne la verrais plus. J’étais à cheval; je marchai lentement tant que je pus apercevoir le château, le clocher du village: dès qu’ils disparurent, je m’éloignai à grands pas.

J’arrivai heureusement à Bordeaux. Le maréchal de Richelieu y commandait, et y avait porté ses mœurs, et la corruption de la cour. Il en infecta les dames de la sienne; mais, avec les vices de Versailles, il ne put leur donner les grâces et le coloris séduisant qui en voilent la laideur.

Je fus bientôt dégoûté de cette société, d’où le gros jeu, l’adresse, la subtilité des dames pour fixer la fortune, et la galanterie effrontée, repoussaient tout homme honnête et délicat. Je parvins à être admis dans les sociétés du parlement, où je trouvai, chez les femmes, décence, amabilité, ton de la bonne compagnie; et parmi les magistrats, esprit, sagesse, bonté, et beaucoup d’instruction. J’eus le bonheur de faire la connaissance du président de Secondat, fils du célèbre Montesquieu. Il n’avait ni le brillant, ni la vivacité, ni le génie de son père. Il était grave, sérieux, mais doux, obligeant, et d’un savoir profond. Il prit ma jeunesse en amitié, me prêta des livres, m’éclaira de ses conseils. Un jour je lui montrai une ode de ma façon. Mon cher, me dit-il, c’est du galimathias que je n’entends pas; d’ailleurs je n’aime pas les vers, et surtout les odes, auxquelles je suis toujours tenté de demander, comme Fontenelle le demandait à la sonate: Belle ode, que dis-tu? J’ai lu les odes de Rousseau et de Lamotte; celles du premier me paraissent manquer d’idées, et celles du second, de coloris et d’harmonie; j’aime beaucoup mieux la philosophie et la raison revêtues d’une belle prose, que d’une poésie faible et sans couleur. Mon père n’approuvait, ne goûtait les vers que dans les drames. L’abbé de Saint-Pierre annonçait la chute de la poésie dans les siècles de la sévérité et de la raison. Renoncez, croyez-moi, au métier de versificateur, dans lequel, comme le dit Boileau:

Il n’est pas de degré du médiocre au pire.

Cette leçon me désenchanta; je donnai son congé à Pégase; je le rappelai pourtant à la sourdine, pour finir ma tragédie de Tarquin-le-Superbe, dont je parlerai bientôt.

Au lieu de faire la description de Bordeaux, qui est partout, je citerai deux anecdotes arrivées pendant mon séjour. La première peint les mœurs du maréchal de Richelieu, l’autre celles des femmes de sa cour. Le maréchal, frappé de la beauté de madame de ..., femme d’un président au parlement, chercha tous les moyens de s’assurer cette belle proie. Cette dame, ainsi que les autres femmes de son état, paraissait rarement chez lui, et n’y allait que par bienséance et par devoir. Le galant maréchal l’invita à un grand souper, où devait se tirer une loterie, inventée par sa munificence, pour faire tomber un lot considérable à l’objet de ses vœux; mais elle n’y parut point. Le maréchal, quoiqu’un peu déconcerté, continua sa loterie, et voulut que, malgré son absence, la présidente eût un billet. Le sort, comme on s’y attendait, lui fut favorable, et elle gagna une très-belle boîte d’or.

Le lendemain, le capitaine des gardes du maréchal, son proxénète, quoique qualifié de comte, porta ce beau présent à son adresse; mais la présidente le refusa, en disant qu’elle ne recevait de présents de personne. Mais, madame, lui dit ce messager, Louis XIV fesait souvent de ces loteries pour les dames de sa cour. Il n’appartient, répond fièrement la présidente, qu’à Louis XV de l’imiter. Cette réponse fit cesser toutes les poursuites.

L’autre anecdote regarde un capitaine du régiment de Clermont, cavalerie, et une dame d’Alp..., femme très-galante: elle avait reçu les hommages, et bientôt fait le bonheur de ce militaire. Le régiment eut un démêlé avec le directeur de la comédie; et les officiers assemblés donnèrent tous leur parole d’honneur de ne pas y mettre les pieds, et de plus condamnèrent à une amende de dix louis celui qui manquerait à sa parole. L’amant de madame d’Alp... se rendit chez elle l’après-dînée, et la trouva qui se préparait à aller au spectacle. Chevalier, lui dit-elle, vous me donnerez la main. Celui-ci allégua les motifs qui lui défendaient de l’accompagner. Plaisant motif, dit-elle, pour un amant! Eh bien! au pis aller, vous donnerez dix louis; songez que je le veux. Le chevalier obéit. Après la comédie, il se rendit au souper de ses camarades, et jeta en entrant dix louis sur la table, en avouant qu’il sortait de la comédie. Votre argent ne vous absout pas, s’écria un de ses camarades; il n’y a qu’un lâche qui manque à sa parole. Une affaire fut inévitable: ils allèrent se battre le lendemain à la pointe du jour; le malheureux amant reçut un coup d’épée dans la poitrine et expira sur le champ de bataille. Il fut vivement regretté de tout son régiment. Deux jours après, madame d’Alp... était fort tranquillement dans sa loge à la comédie. A sa vue, mon sang bouillonna dans mes veines; et sans un de mes camarades, je crois que j’allais l’insulter.

Je reçus à cette époque une lettre du vicomte de Beaupré, qui m’annonçait, avec des transports d’allégresse, qu’il aurait bientôt le bonheur d’être père. Il ajoutait que sa femme était dans l’ivresse de la joie, qu’elle s’écriait vingt fois par jour: Bientôt je serai mère! j’aurai un enfant. Ah! comme je vais l’aimer, le caresser, le soigner! Elle m’écrivait dans une apostille: Mon cher chevalier, ma grossesse me jette dans un terrible embarras: mon mari veut un garçon, et moi je désire une fille. A quoi me décider? Il y a beaucoup de raisons pour et contre. Que me conseillez-vous? Je lui conseillai de faire deux jumeaux d’un sexe différent.

Je me plaisais beaucoup à Bordeaux, où je voyais très-bonne compagnie, où je cultivais à la fois les plaisirs et les lettres. Mais les militaires, comme les moines, sont errants sur la terre: un ordre envoya le régiment à Perpignan. Il fallut quitter ses liaisons, ses maîtresses; il y eut des pleurs répandus, des promesses de revenir bientôt; promesses qui furent gravées sur le sable. Pour moi, je pense que le souvenir encore récent de la tendre Cécile, me sauva d’un attachement. La personne que je regrettai le plus à Bordeaux, fut M. de Secondat. J’allai prendre congé de lui; il me dit en m’embrassant: Mon jeune ami, vous allez passer votre vie dans les garnisons; elles sont tristes, leurs sociétés insipides: mais celui qui pense, qui sait s’occuper, est bien partout, dans un grand bal, dans la solitude: l’ennui, comme le vice, est enfant de l’oisiveté. Je lui promis de ne point oublier ses leçons, ni son exemple. Arrivé à Perpignan, je me rappelai le sage de Bordeaux; et, pour remplir le vide de mes journées, je repris ma tragédie. Tarquin-le-Superbe était encore vivant dans mon porte-feuille; je prononçai l’arrêt de sa mort sous la dictée de Melpomène. J’entassai vers sur vers; et de rime en rime, je parvins au dénouement, et Tarquin périt assassiné.

Ma pièce était dans toute sa perfection, lorsque le maréchal de ..., gouverneur du Roussillon, arriva à Perpignan. On lui parla de mon œuvre tragique, et il me témoigna le désir de l’entendre. Un simple capitaine n’oserait refuser un maréchal de France; peut-être mon amour-propre obéissait avec plaisir. Le maréchal composa l’aréopage qui devait me juger, des personnages de la ville les plus distingués et les plus éclairés, de l’état-major du régiment, du major et du commandant de la place; de deux récolets, lumière de l’ordre; de deux avocats; de six belles dames, engouées du bel esprit; de trois abbés, dont l’un fesait des couplets, le second les chantait, et le troisième les mettait en musique, de plus composait des romans et prêchait des panégyriques de saints dans les couvents de religieuses.

Après que l’on eut pris des glaces, mangé des biscuits et des confitures, on apporta une petite table et deux bougies. Je m’assis, armé de mon manuscrit. L’aspect de cette brillante et savante assemblée troubla un peu ma confiance; mais, après avoir balbutié une vingtaine de vers, mon amour-propre se rassura. L’enthousiasme me saisit, et je récitai chaque acte presque tout d’une haleine. Je fus d’autant plus rassuré et enhardi, qu’à la fin du premier acte les applaudissements retentirent, et éveillèrent le major de la place et le lieutenant-colonel du régiment, qui aussitôt s’empressèrent de mêler leurs louanges et leurs battements de mains, à ceux de l’assemblée.

Parmi les aréopagistes femelles qui me jugeaient, brillait la marquise de Saint-Hilaire. La maturité de son âge ayant donné la chasse aux amours, son ame flottait entre la dévotion et l’amour du bel esprit. Dans son indécision, tantôt elle lisait Bourdaloue, Massillon, et tantôt la nouvelle Héloïse, Voltaire et la Pucelle. Les rayons de la grâce n’avaient pas encore agi assez vivement sur son cœur, et elle était trop âgée pour suffoquer de l’amour divin. Un jour elle avait à sa table des philosophes, des déistes, des poètes; le lendemain son confesseur, son curé et des moines: et cette marquise qui passait ses hivers à Toulouse, au milieu des érudits et des poètes de cette belle contrée, qui se trouvait à toutes les séances académiques des jeux floraux, qui, dans un assez long séjour à Paris avait soupé avec Dorat, dîné avec l’abbé de Voisenon, déjeûné à l’anglaise chez l’abbé Raynal, et qui avait reçu plusieurs lettres et des vers de Voltaire, qui l’appelait Sapho, vers qu’elle montrait à tout le monde; qui de plus était abonnée au Mercure, était l’oracle de cette assemblée. La lecture finie, on attendit son jugement; personne n’osait parler avant elle: enfin elle s’expliqua. La protase était lumineuse, l’intrigue se développait avec art, l’intérêt était bien gradué, les caractères étaient soutenus, la péripétie lui avait arraché des larmes, elle qui n’avait pas pleuré depuis vingt ans. Elle me reprocha cependant des négligences de style, des longueurs au second acte, et surtout au quatrième, où l’action doit courir. Ce jugement fut adopté par le maréchal et l’état-major de la place, et par les belles dames. Les abbés trouvèrent que j’avais des vers raciniens; les récolets en avaient remarqué dignes de Corneille; mais ils ajoutèrent que c’était un dangereux exemple que de faire assassiner un roi par un républicain; que d’ailleurs j’avais quelques maximes insidieuses que la Sorbonne ne passerait pas. On se passera de la Sorbonne, s’écria le major de la place; enfin le résultat de toutes les opinions fut qu’après les corrections indiquées par madame la marquise, ma tragédie aurait à Paris le succès le plus brillant. Alors le maréchal m’invita à remettre l’ouvrage sur le métier. Oui, s’écria l’abbé romancier et prédicateur: Nocturnâ versate manu, versate diurnâ. Le maréchal ajouta: Je retourne bientôt à Paris; je me charge de présenter votre pièce aux Français, qui me remercieront d’un si beau présent. J’hésitai quelque temps; mon amour-propre disait oui et non; ce qui m’encourageait, c’est que toutes les femmes et les abbés avaient pleuré. L’état-major seul et les récolets m’avaient refusé des larmes. Mais les moines ne pleurent pas aisément; et les militaires, après une guerre de sept ans, ont l’ame endurcie, et les canaux des pleurs ossifiés. Enfin les instances, les éloges de la marquise fixèrent mon incertitude, et je me décidai de faire présent à la capitale d’un drame qui avait eu un si grand succès à Perpignan. Le maréchal devant partir dans trois semaines, je me hâtai d’élaguer mes deux actes, ce qui était aisé, et de remettre mes vers sous la lime, ce qui était plus pénible. Quand l’ouvrage eut passé sous le polissoir, je le portai à la marquise qui fut enchantée de mes corrections, et surtout de ma docilité et de ma déférence à ses avis. Elle fit partager son engouement au maréchal, qui emporta mon œuvre tragique pour la faire couronner dans le temple de la gloire.

Ma vie coulait assez tranquillement dans cette garnison; c’est tout ce que l’on peut désirer sur la terre, surtout avec l’espérance du mieux. Mon titre de bel esprit m’avait attiré les regards et la bienveillance des femmes; elles aiment la gloire. La marquise de Saint-Hilaire s’était emparée de moi, et j’aurais pu, je crois, contrarier la grâce et la réconcilier avec les amours; mais je ne voulus pas lui fermer les portes du Ciel. Mes camarades me chérissaient; quelques-uns étaient travaillés d’un levain de jalousie, mais si ma gloire les affligeait, mes attentions, mon caractère les désarmaient. Ce qui acheva d’adoucir l’envie, c’est l’affront que reçut ma muse au tribunal de la comédie française; on lui refusa l’entrée du temple à l’unanimité. Le maréchal, étonné de cette disgrâce; m’en donna la nouvelle, et ajouta, sans doute pour consoler mon amour-propre, qu’un militaire n’avait pas besoin d’un vain laurier du Parnasse; que ceux de Mars étaient les véritables lauriers de la gloire. La marquise de Saint-Hilaire, outrée d’un refus qui contrariait son jugement, traita les comédiens français d’ignorants, d’allobroges et de béotiens; mais, me dit-elle, je pars dans une semaine pour Toulouse, nous y avons de bons acteurs; je vous ferai jouer; j’ai des amis, une grande influence, et je vous promets un triomphe éclatant. Je la remerciai et ne jugeai pas à propos de faire poignarder mon Tarquin par les Brutus de Toulouse. Je me consolai de mon infortune en me rappelant qu’Auguste avait aussi composé une mauvaise tragédie d’Ajax, qu’il avait étouffée courageusement.[12] Avec la même intrépidité, je condamnai la mienne aux flammes dévorantes; j’allumai un fagot dans ma cheminée, je saisis mon manuscrit d’une main assurée, et, nouveau Jephté, j’offris mon enfant chéri en holocauste au génie malfesant de la poésie. Une femme, à qui l’on racontait le sacrifice d’Isaac, commandé par Dieu même à son père, répondit: Dieu ne l’aurait pas ordonné à une mère; et moi j’ajoute que Dieu n’aurait pas commandé à un véritable auteur le sacrifice de son ouvrage.

Mais je devais payer un tribut de douleur plus vrai et plus cruel. Une lettre de ma mère m’apporta la nouvelle de la mort de mon père, frappé d’apoplexie au sortir de table, au milieu de ses amis et de la joie d’un festin qu’il leur donnait pour célébrer l’anniversaire de sa naissance.

La plus courte mort est la meilleure, a dit Montaigne; oui, pour celui qui meurt subitement: mais les parents, les amis sont plus attristés, plus effrayés d’une mort si imprévue. Mourir dans un festin, entouré de ses amis, le jour de sa naissance! Cette réunion de circonstances rendait l’événement plus terrible: j’en fus accablé. Ma mère, en m’annonçant cette perte cruelle, me mandait que mon héritage, les dettes et la légitime de ma sœur payées, n’excéderait pas deux mille livres de revenu, que pourrait rapporter la terre que mon père me laissait avec la gloire de sa vie. Je la priai, en réponse, de garder pour elle la moitié de ce revenu, l’assurant que mille livres et ma compagnie me donnaient une aisance très-honnête. J’obtins une permission de deux mois pour aller mettre ordre à mes affaires, et verser quelques consolations dans le cœur de ma mère. En arrivant, je courus au tombeau de mon père, situé au milieu d’un petit bois; je lui dis en versant des larmes: Adieu, adieu, le meilleur des pères; que l’Être-Suprême couronne tes vertus, et nous réunisse un jour dans la demeure céleste! Quel homme sensible, auprès de l’urne de l’objet aimé, pourrait douter de l’immortalité de l’ame? Je fis planter des rosiers et des lauriers autour de la tombe, et j’y gravai cette épitaphe:

Ici gît un guerrier, bon père et bon époux;
Brave et fier aux combats; chez lui, doux et paisible;
O vous! ami passant, à la vertu sensible,
Venez baiser sa tombe et pleurer avec nous.

Mes affaires terminées, je retournai à Perpignan. Bien des lecteurs me diront ici que mon titre leur promet un voyage en Espagne, et que je suis toujours en France, parlant beaucoup de moi et de mes aventures qui leur sont indifférentes: leur plainte est juste. J’ai cru d’abord que deux ou trois pages suffiraient pour me faire connaître; insensiblement je me suis laissé entraîner au plaisir de parler de moi, des événements de ma jeunesse: pardonnez, messieurs, cette petite faiblesse; bientôt nous entrerons en Espagne.

L’hiver finissait; le printemps, gioventù del anno, si hâtif, si beau à Perpignan, s’avançait couronné de verdure et de fleurs; je renaissais avec lui; mon ame s’épanouissait, s’ouvrait aux rayons des beaux jours, à l’espoir des jouissances. Un dimanche, 10 avril, jour mémorable dans mes annales, j’allai à la messe du régiment. O destinée! si je n’avais pas entendu cette messe, je n’aurais pas voyagé en Espagne, et par conséquent je n’aurais jamais fait un livre; l’imprimeur n’eût pas fait gémir la presse, le marchand de papier reçu mon argent; les journalistes n’auraient pas exercé leur talent pour la critique; je n’aurais pas charmé les loisirs des habitants des châteaux et des dames de provinces; mon nom n’aurait pas franchi les frontières de ma terre. Ce que c’est qu’une messe entendue à propos! Si l’on n’eût pas enlevé à Virgile son petit héritage, il ne serait pas allé à Rome, et sans doute ses Églogues et l’Énéide n’existeraient pas. Si Villars n’eût pas rencontré un curé, il n’eût pas gagné la bataille de Denain, et sauvé la France. Ainsi tout se tient, tout est enchaîné.

Pendant cette messe, mes jeunes camarades, gens peu dévots, étaient moins occupés du prêtre officiant que des jeunes beautés qui paraient l’église. L’un d’eux me dit tout bas: Regarde cette jeune Espagnole couverte de sa mantille, c’est un ange ou une divinité. A ces mots je tournai mes regards sur elle, et je vis une figure céleste, les plus beaux yeux... Elle me regarda: leurs éclairs m’éblouirent. Non, Jean-Jacques, à l’aspect de sa chère pervenche, n’éprouva pas autant de joie et de surprise. Je n’ai jamais oublié ce premier coup d’œil. On dit que les Turcs craignent l’influence des regards; les Romains pensaient de même, témoin ce vers de Virgile:

Nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos.[13]

Étonné, ému, je me rapprochai de cette beauté. Je la vis fort à mon aise; son voile, ouvert avec art, ne me dérobait aucun trait de son visage, et son rosaire, qu’elle récitait, ne l’empêchait pas de promener de temps en temps ses regards sur les personnes qui l’entouraient; mais, à l’élévation, elle se prosterna, son front touchait la terre, et elle se donnait de grands coups de poing sur la poitrine. Ce profond recueillement me ravit. Est-ce un ange, me disais-je, envoyé sur la terre pour faire aimer la religion et la vertu? Mes yeux ne la quittaient plus, et j’eus le bonheur de rencontrer quelquefois les siens. La messe finie, elle se leva et déploya une taille de déesse. Ce n’était plus un ange, c’était Vénus ou Junon. Elle sortit accompagnée d’un homme d’un certain âge. Je la suivis. Quand elle fut près du bénitier, elle prit de l’eau bénite, fit le signe de la croix, en me jetant un dernier regard, comme pour me faire ses adieux, car sans doute elle avait lu dans mes yeux l’impression que me fesait sa beauté. Je marchai sur ses pas d’un peu loin, et je la vis entrer dans l’auberge de Notre-Dame. J’allai aussitôt demander à l’aubergiste quels étaient ces étrangers. Des Espagnols, me dit-il, qui reviennent de Montpellier, et retournent dans leur patrie. La fille s’appelle dona Séraphina, et le père, don Pacheco y Nunes y Garcie de Lasso. C’est un homme de qualité: ils partent demain. Si vous êtes curieux de les voir, vous n’avez qu’à venir dîner avec eux: ils mangent à table d’hôte. — Oui, je reviendrai; mettez un couvert pour moi. Je fus exact. Je ne sais quel pressentiment m’entraînait. Nous n’étions que quatre à table, le père, la fille, un Anglais et moi. La belle Séraphine sourit à mon aspect. Elle reconnaissait celui qui l’avait beaucoup regardée à l’église. Je me plaçai vis-à-vis d’elle; mais elle n’entendait pas le français, du moins fort peu; son père possédait assez cet idiome pour soutenir une conversation; et l’Anglais, qui venait de Cadix, s’était formé un jargon mêlé de français, d’espagnol et d’anglais. Il s’occupa très-peu de Séraphine, encore moins de son père, parla de son pays, se plaignit du vin de l’auberge, des chemins, et des exécrables posada (auberge) de l’Espagne, où il n’avait trouvé de bon, de raisonnable, que les chevaux, les mules et le vin. Vous aviez sans doute, en voyageant, le spleen, lui dit don Pacheco? — God dem, ce pays est bien fait pour le donner. Ne me parlez pas de l’Espagne: je l’ai traversée de Cadix ici; je n’ai vu que des moines, des reliques et des haillons. — Valga me dios, s’écria don Pacheco enflammé de colère, que voit-on à Londres? des marchands, des Juifs, des corsaires, des filles publiques, des hérétiques et des ivrognes: sachez, monsieur God dem, que je suis Espagnol. — Tant mieux pour vous; je vous croyais Italien. Êtes-vous négociant, bachelier de Salamanque, homme de loi? — Non, dit-il fièrement, je suis don Pacheco y Nunes y Garcie de Lasso, conde de Montijo, cavallero della orden de San-Jago (chevalier de l’ordre de Saint-Jacques), et gentilhomme de la chambre du roi mon maître, où j’entre quand je veux.[14] — Et moi, senor don Pacheco, conde de Montijo, je suis Charles Smith, capitaine de frégate, et très-humble serviteur du roi George, qui n’est pas mon maître, et je n’entre jamais dans sa chambre, parce que je n’y ai rien à faire. Eh, messieurs, leur dis-je, il y a de braves gens partout. Pour la bravoure, répliqua l’Espagnol, ma nation ne le cède à aucune autre, et je vous le prouverai, monsieur Charles Smith, l’épée à la main, à présent si vous voulez. Dînons d’abord, répartit l’Anglais, nous nous battrons après tant qu’il vous plaira. Messieurs, dis-je à mon tour, laissons pour un moment ces débats qui effraient mademoiselle; dînons gaîment: le vin de l’auberge est mauvais, permettez-moi de vous offrir quelques bouteilles de vin de Grenache que j’ai chez moi. Volontiers, répond l’Anglais; il est bon de se battre pour l’honneur, et bien meilleur de boire pour le plaisir. J’envoyai chercher aussitôt quatre bouteilles de ce vin et des liqueurs. Pour changer la conversation, je demandai à don Pacheco s’il était allé à Montpellier pour cause de santé. — Oui, monsieur l’officier. Vous y possédez le plus grand médecin de l’Europe, M. Fize. Oh, l’habile homme! J’étais malade à Cordoue, je dépérissais comme un poisson hors de l’eau, l’appétit m’avait quitté, je ne mangeais plus, on m’accablait de remèdes, qui achevaient de me tuer. Enfin on me conseilla le voyage à Montpellier; je profitai de l’avis; je m’adressai, en arrivant, au docteur Fize, qui me dit que ma maladie s’appelait inappétence. Soit, lui dis-je; peu m’importe le nom, pourvu que vous me guérissiez, car je m’ennuie de vivre de l’air. — Tranquillisez-vous; nous essayerons de ranimer vos sucs gastriques. Il m’ordonne aussitôt des tisanes, des bols, le diable; mais l’appétit ne revenait pas. Le docteur voyant l’inefficacité de ses remèdes, me demanda à dîner pour huit personnes. J’y consentis; je commandai un bon repas pour le jour suivant. Le docteur arriva tout seul. Où sont les convives, lui dis-je? — Ils m’ont manqué de parole; nous nous en passerons. Faites servir; j’ai de l’appétit pour huit. Il disait vrai; car cet Esculape, avec le génie d’Hippocrate, a l’estomac d’une autruche. Nous nous mettons à table, lui, ma fille et moi; il attaque tous les plats du premier service: tout disparaissait sur son assiette. Triste et dolent, je le regardais avec des yeux d’envie; et lui m’observait du coin de l’œil. — Eh quoi! me disait-il, rien ne vous tente? — Non; mon estomac est sans vie. — Tant pis. Au rôti, l’on sert un levraut d’une odeur irritante: le docteur s’en empare; il commençait à le disséquer, lorsque, par un mouvement rapide, je me jette sur le levraut, l’enlève, en m’écriant: «Non, vous ne le mangerez pas tout seul!» En même temps, je le porte à ma bouche; je le déchire avec les dents, et j’en dévore les deux rables. Le docteur, enchanté, riait de tout son cœur: Courage! me criait-il; nous y voilà. Vous êtes sauvé, et l’inappétence est finie. Il m’avoua alors qu’il ne m’avait demandé ce repas que pour tâcher de réveiller mon appétit par la vue du sien, l’odeur active des mets, et pour deviner les caprices de mon estomac. Voilà ce qu’on appelle un trait de génie! Ah! le grand homme! Depuis, mes sucs gastriques, comme dit le docteur, ont repris leur activité. Pendant ce récit, mes yeux cherchaient souvent la belle Séraphine, qui alternativement baissait et relevait les siens. Enfin, le grenache arriva, et sa vue dérida le front de Charles Smith, qui mangeait sans rien dire. Je lui en versai un plein verre; il l’avala d’un trait, en s’écriant: Veri Good! que les Dieux sont heureux, s’ils ont toujours d’un pareil vin dans leur cave! Don Pacheco but d’abord très-modérément; mais, pour l’exciter, je lui proposai la santé du roi don Carlos, ensuite celle de l’auguste princesse sa femme, puis celle du prince des Asturies; après quoi, celle de toute la nation espagnole; ensuite, la santé de celle qu’il aimait. Charles Smith, qui trouvait le vin bon, et dont la tête s’échauffait, choquait le verre avec nous, tostait aux mêmes santés. Je proposai ensuite de boire au roi George, à la brave nation anglaise; ce qui fut accepté avec joie. Charles Smith, à son tour, voulut boire au vaillant peuple français. Et moi, leur dis-je, je bois à mes aimables convives; ce que je prononçai en regardant la belle Séraphine, qui me remercia d’un doux sourire. Ces tostes et le vin ramenèrent la gaîté; et, à sa suite, la confiance et l’amitié. C’était un chef-d’œuvre de politique d’avoir ainsi établi la concorde entre les deux nations. La querelle de commencement du repas fut totalement oubliée: le vin avait la vertu des eaux du Léthé. Après le café, on vint avertir l’Anglais que les chevaux étaient mis. Il se leva, embrassa tendrement don Pacheco et moi, en nous appelant ses chers amis et ses chers camarades. Sans-doute, en arrivant à Londres, il aura voté, s’il est membre du parlement, la guerre contre la France et l’Espagne. Étrange effet de l’orgueil et du préjugé qui sème la haine parmi des hommes tous également faibles et malheureux!

Dès que Charles Smith fut parti, don Pacheco me dit qu’il allait faire la sieste, et qu’après il irait à la promenade avec sa fille. J’offris de les accompagner et de leur faire voir la ville; ce qu’il accepta avec plaisir. Je sortis déjà très-occupé de la belle Séraphine. Ah! quel dommage, disais-je, que cet astre, ne brille qu’un instant à mes yeux! Mais je ne suis pas heureux dans mes amours.

Quand je revins à l’auberge, don Pacheco était éveillé, et les fumées du vin étaient dissipées; il me demanda des nouvelles de l’Anglais, me dit qu’il voulait le voir l’épée à la main, pour lui apprendre à respecter sa nation. Je lui répondis qu’il était déjà bien loin, que d’ailleurs ils avaient choqué le verre ensemble, bu l’un et l’autre à la santé de leur nation, et qu’ils s’étaient embrassés en se séparant, qu’ainsi la paix était faite. — Par saint Jacques! je ne me souviens pas de l’avoir embrassé. Au reste, je ne crois pas qu’il soit gentilhomme, et je me serais compromis en me battant avec lui. Il me proposa une partie d’échecs; j’acceptai. Il était passionné pour ce jeu. Je m’aperçus bientôt de ma supériorité; mais je me gardai bien de l’en accabler, d’autant qu’il avait une haute opinion de son savoir. Je lui abandonnai toujours l’attaque; et, me tenant sur la défensive, je le laissai pénétrer dans mon camp et détruire mon armée. Ah! le fourbe! s’écrierait Jean-Jacques, s’il m’entendait. D’accord, monsieur Rousseau; mais vous auriez été tout aussi politique, tout aussi fourbe que moi, si vous aviez joué avec le père de Séraphine, et que vous l’eussiez aimée. Rien n’est si séduisant qu’une belle Espagnole; une Française est plus aimable, plus enjouée, mais elle n’a pas ces grands yeux noirs, expressifs, voluptueux; cette physionomie animée, piquante, où respirent en même temps l’amour, la volupté et la mélancolie. En France, l’autel de la coquetterie et de la vanité est à coté de celui de l’amour. Une amante française ne renonce jamais à sa parure, à ses plaisirs, à ses conquêtes. Une Espagnole n’a d’autre culte que l’amour, d’autre parure que sa tendresse, d’autre plaisir que celui d’aimer, et, pour ainsi dire, d’autre Dieu que son amant.

Tandis que Séraphine occupait toutes les facultés de mon ame, celle de son père était toute au jeu. L’espoir de la victoire l’excitait, l’enflammait; enfin il triompha, et s’écria avec transport: Échec et mat! Et en même temps je le vis tomber à genoux, faire le signe de la croix, et murmurer des paroles. Je le regardais avec étonnement: Eh! quoi, me disais-je, il remercie le ciel de son triomphe! Y a-t-il un Dieu des échecs, comme un Dieu des armées, auquel on rend des grâces solennelles après une victoire? J’appris bientôt la cause de cet acte de piété. Vous autres Français, me dit don Pacheco, vous êtes les troupes légères de la religion; tous ne priez jamais à l’Angelus. — Il est vrai; cette prière, ordonnée par notre roi Louis XI, est tombée en désuétude; mais les Français n’en sont pas moins attachés à leur culte. — Possibile! possibile! dit-il en secouant la tête. J’éternuai dans ce moment, et lui et sa fille s’écrièrent: Kesus (Jésus)! Ils m’apprirent qu’on prononçait, en Espagne, ce mot sacré à chaque éternuement d’un homme. Depuis je l’ai employé bien souvent, et l’ai entendu répéter en chœur par vingt personnes.

Le soleil descendait à l’horizon; une belle soirée nous invitait à la promenade. Don Pacheco prit son épée, la baisa, et fit le signe de la croix, cérémonie qui me parut bizarre, et à laquelle je me suis accoutumé dans mon voyage. Nous commençâmes nos courses par la citadelle. Je donnais le bras à Séraphine; je ne pouvais lui parler que des yeux, langage quelle paraissait entendre. Je fis voir à don Pacheco les souterrains, la citerne, et un puits très-profond. Lorsque nous fûmes sur le donjon, je lui racontai qu’un jour Charles-Quint, en y fesant sa ronde, avait trouvé la sentinelle endormie. Qu’auriez-vous fait, senor, à sa place? — Je crois que je l’aurais tuée. — Eh bien, cet empereur la jeta dans le fossé et se mit en faction, y resta jusqu’à l’heure où l’on relevait les sentinelles. — Je n’en suis pas surpris; c’était un grand homme, et le plus grand roi de l’Europe; lorsque le soleil se levait dans une partie de ses États, il se couchait dans l’autre. Il avait plus de quarante titres, et il ne les oubliait pas. Les anciens rois de Perse, lui dis-je, outre le titre de roi des rois, prenaient celui de frère du soleil et de la lune, et d’habitants des astres. On prétend que Charles-Quint ayant écrit à notre roi, François Ier, une lettre où tous ses titres étaient étalés, François, dans sa réponse, ne prit que celui de roi de France, seigneur de Vanne et de Gonesse.[15] Don Pacheco sourit à ce propos, mais d’un rire sardonique. Il me demanda si la ville de Perpignan avait été bâtie par les Espagnols. — Non; c’est un comte de Roussillon qui la fonda en 1068, et qui la nomma Perpignan, du nom de Bernard Perpignan, qui vendit les deux maisons sur l’emplacement desquelles la ville fut bâtie. Au sortir de la citadelle, nous allâmes nous promener dans la campagne. J’avais toujours la belle Séraphine sous mon bras, et sa main qui touchait mon cœur, le fesait palpiter; cependant il fallait soutenir la conversation avec son père. Il me demanda mon grade dans le service. — Capitaine. — Si jeune! bravo; avez-vous fait quelque campagne? — Oui; toute la guerre de sept ans. — Guapo, valiente (courageux, vaillant); et avez-vous été blessé? — Deux fois: une au visage et l’autre à la cuisse. — C’est superbe, je vous en félicite; vous êtes un valeureux chevalier; j’aime les braves gens: et moi aussi j’ai fait deux campagnes en Italie, sous l’Infant don Philippe; je fus pareillement blessé dans une affaire des plus brillantes. Quatre mille cinq cents Espagnols, sous les ordres du duc de la Vieuville, nous escaladâmes et prîmes Plaisance en plein jour: je ne l’oublierai jamais, c’était le 9 septembre 1746. Je fus blessé dans cette affaire; on m’envoya à Milan, où les beaux yeux d’une comtesse firent à mon cœur une blessure plus difficile à guérir. Nous parlâmes ensuite d’une maîtresse que Louis XV avait renvoyée; il me demanda ce qu’elle allait devenir. — Ce qu’elle voudra; elle ira faire l’amour à Paris ou dans ses terres. — Valgame dios,[16] s’écria-t-il, un roi d’Espagne ne le souffrirait pas; la maîtresse qu’il congédie doit se retirer dans un couvent;[17] de même lorsqu’il a monté un cheval, personne ne le peut monter après lui. L’étiquette de notre cour est plus grave, plus respectueuse que celle de la cour de France. Nous servons notre roi à genoux; si la reine fesait une chute, ou si son carrosse versait, le roi seul ou les femmes pourraient la secourir. Notre dernière reine, Marie-Louise d’Orléans, tombée de cheval et ayant son pied engagé dans l’étrier, était traînée; personne n’allait à son secours. Enfin deux gentilshommes de sa suite s’enhardirent, arrêtèrent le cheval, dégagèrent le pied de sa majesté, et coururent aussitôt chez eux pour faire leur paquet et quitter l’Espagne; mais la reine obtint leur grâce. — Cette étiquette me paraît plus fière, plus dure que raisonnable. — Je vais vous raconter une anecdote encore plus étonnante. Asseyons-nous sur ce banc de pierre qui fait face à la rivière (le Tel), la lune se lève et y réfléchit ses rayons; j’ai toujours beaucoup aimé cet astre, surtout quand j’étais amoureux; c’est la planète des amants.

Philippe III fesait ses dépêches dans son cabinet; comme le temps était froid, on avait mis un grand brasier à côté de lui. La réverbération, la chaleur de ce feu échauffaient tellement le visage du roi, que la sueur en découlait à grosses gouttes. Il était si bon, si débonnaire, qu’il ne se plaignait pas. Le marquis de Pobar s’aperçut de sa situation, mais il n’osait toucher au brasier de peur d’excéder le pouvoir de sa charge. Il avertit le duc d’Albe, qui répondit qu’il n’en avait pas le droit, et qu’il fallait le faire dire au duc d’Useda. Ce seigneur malheureusement était allé à un sitio (maison de campagne) qu’il fesait bâtir auprès de Madrid. Alors le marquis de Pobar proposa de nouveau au duc d’Albe l’enlèvement du brasier. Le duc, toujours inflexible, préféra d’envoyer chercher le duc d’Useda. Il accourut, mais le roi était presque consumé; il eut une fièvre violente et un érysipèle dont l’inflammation dégénéra en pourpre, et la mort s’ensuivit. — Si j’avais été le successeur de Philippe III, lui dis-je, j’aurais chassé de mon palais ces trois fanatiques de l’étiquette. — Je conviens qu’ils l’observèrent avec trop de sévérité; mais à cette époque elle régnait à la cour avec un sceptre de fer; son pouvoir s’étendait jusque sur leurs majestés. La reine était obligée de se coucher à neuf heures en hiver, à dix en été. Lorsque le roi allait la trouver pendant la nuit, il devait avoir ses souliers en pantoufles, un manteau noir sur les épaules, une bouteille de cuir passée dans le bras gauche, pour servir de vase de nuit, une lanterne sourde d’une main et son épée de l’autre. — Ce n’est pas dans cet équipage que François Ier et Henri IV allaient en bonne fortune. — Mais la nuit s’avance, dit don Pacheco en se levant, nous devons partir au point du jour, il est temps de nous retirer. Hélas! nous regagnâmes la ville; je marchais tristement sans mot dire, accablé de l’idée d’être séparé à jamais de la plus belle personne des deux royaumes, pour qui je me sentais déjà la plus vive inclination et qui paraissait trouver du plaisir à me voir. Arrivés à la porte de l’auberge, don Pacheco m’embrassa en me disant: M. le capitaine, je vous estime autant que le plus brave gentilhomme espagnol; si je puis vous être de quelqu’utilité, si vous venez jamais en Espagne, souvenez-vous de don Pacheco y Nunes, y Garcie de Lasso, conde de Montijo, domicilié à Cordoue. Je le remerciai et lui offris aussi mes bons offices en France. En quittant Séraphine, je pris sa main, je la serrai un peu, puis un peu plus, et je sentis que la sienne me répondait par une pression légère, ce qu’elle fesait en me disant, senor capitano, viva usted mill’ anos.[18] Je me retirai la tristesse dans l’ame, en répétant, c’en est fait, je ne la verrai plus!

Je ne voulus point souper avec mes camarades: entraîné par la mélancolie et invité par les rayons de la lune, j’allai rêver à cette brillante Séraphine. Non, me disais-je, la Grèce n’a jamais rien produit de si beau; les vieillards qui furent ravis de la beauté d’Hélène, tomberaient à ses pieds. Appelle n’aurait besoin que de ce modèle pour peindre sa Vénus: déjà je l’aimais; déjà ses beaux yeux m’assuraient d’un tendre retour, et je la perds; oui, le bonheur n’est pas fait pour moi, c’est une ombre que je poursuis. Ainsi je promenais mes tristes pensées, les confiant à la lune, dont le jour faible et douteux nourrissait ma mélancolie. Rentré chez moi, je crus que le sommeil calmerait les agitations de mon ame, mais il me refusa ses pavots. J’avais beau vouloir oublier cette belle Séraphine, hélas!

Une si douce fantaisie
Toujours revient;
En songeant qu’il faut qu’on l’oublie,
On s’en souvient.

A mon lever, un peu plus tranquille, j’allai visiter ma compagnie, faire ma cour à mes supérieurs, et de là, à onze heures, à la parade. J’étais au milieu de mes camarades, qui me plaisantaient sur ma belle nymphe des bords du Tage ou de l’Èbre, que j’avais si galamment promenée la veille, lorsqu’à deux pas de distance, j’aperçus un homme en cape, coiffé d’une montère, qui me fesait de grandes salutations. Sa figure grotesque provoquait le rire de tous ces jeunes officiers; mais lui, imperturbable, s’approcha de moi avec gravité, et me dit tout bas: Senor capitano, venid à la venta.[19] Je n’entendais point son langage; mais, après avoir bien considéré cet original, je compris par ses gestes qu’il m’invitait à le suivre. Je lui fis signe, à mon tour, d’attendre la fin de la parade.

Dès que la garde fut montée, je marchai sur ses pas, ne sachant qu’imaginer d’un pareil message. Il me conduisit à l’auberge de Notre-Dame. Quelle fut ma surprise et l’excès de ma joie, lorsque l’aubergiste m’apprit que don Pacheco n’était point parti, et que c’était lui qui m’avait envoyé chercher. Je montai précipitamment à sa chambre. Je le trouvai étendu sur une chaise longue; dès qu’il m’aperçut, il s’écria d’une voix lamentable: Senor capitano, je souffre comme un demonio, j’ai la goutte; c’est le vin, la liqueur, c’est le diable qui l’a réveillée. Je le plaignis, je l’exhortai à la patience. Per Christo, s’écria-t-il, j’en ai beaucoup; diavolo que dolor! Jesus piedad! Dans ce moment entra Séraphine, que je cherchais des yeux.

Un simple réseau vert, nommé residilla, enveloppait ses beaux cheveux noirs. La négligence de sa parure semblait ajouter à ses charmes; sans la couleur de ses cheveux, j’aurais cru voir Vénus sortant du bain... A son aspect, j’oubliai bien vite les souffrances du père; je sentais que je n’étais pas fâché que la goutte eût retardé son départ. Je blâmai ce mouvement de joie; mais tel est le cœur humain; l’égoïsme le domine: il se préfère à tout. Cependant ce tort involontaire me rendit plus empressé, plus généreux. Comme l’excès de la douleur donnait la fièvre à don Pacheco, je courus chercher le chirurgien-major du régiment. Je l’amenai tout de suite. Il ordonna une tisane. Don Pacheco lui demanda d’où provenait la goutte. Ma foi, répondit-il, nous n’en savons rien; on dit que c’est la fille du plaisir. — Dites, monsieur le major, la fille des enfers: encore si j’étais à Cordoue, chez moi! non, dans une maudite auberge! Je lui offris mon logement, plus commode, plus agréable, d’où l’on découvrait la campagne; j’ajoutai qu’il y avait un grand cabinet pour sa fille, qui donnait dans la chambre; et, sur le même palier, un logement pour Antonio, son valet. Don Pacheco refusait avec de grands remercîments; mais je fis signe au docteur de m’appuyer, ce qu’il fit avec tant d’éloquence, que ses conseils et mes prières fléchirent la résistance du comte de Montijo. Mais, capitaine, me dit-il, où logerez-vous? — Chez un de mes camarades... Lorsque j’eus son consentement, j’allai chercher quatre grenadiers, qui l’emportèrent sur un brancard, et je suivis avec Séraphine, Antonio, et le bagage.

Si j’avais pu prévoir cet événement, j’aurais passé une meilleure nuit. Don Pacheco trouva mon logement fort joli, et la jeune Séraphine fut enchantée de son cabinet, qui était orné de vases de fleurs, et d’une volière remplie de serins, et d’où elle jouissait de la perspective riante des champs et de la verdure.

L’attaque de goutte de don Pacheco fut vive et de longue durée. Je passais auprès de lui tout le temps que me laissait mon service. La chambre d’un malade qui souffre et se plaint n’est pas l’asile du plaisir; mais je voyais Séraphine, et le bonheur auprès d’elle. Une chaumière et cette divinité, me disais-je, suffiraient à mes vœux. Il est vrai qu’avec le temps cette divinité devient une simple mortelle, et la chaumière une triste demeure; mais on ne fait pas ces réflexions dans le paroxisme de la passion. Cependant la douleur de la goutte se calma par degrés, et laissa des intervalles de repos. Alors nous reprîmes les échecs, et les fréquents triomphes de don Pacheco lui fesaient oublier quelquefois les nouvelles atteintes de son ennemie. Cependant de temps en temps il s’écriait: Diavolo! Jésus, Santiago, piedad! Il n’avait pas la philosophie de ce Grec[20] qui disait, déchiré par la goutte: O douleur! tu as beau faire, je n’avouerai jamais que tu es un mal!

L’après-dînée, lorsque don Pacheco s’assoupissait, j’apprenais à sa fille quelques mots français; je lui fesais dire: J’aime, j’aimerai toujours. A son tour, elle m’enseignait les mêmes termes en espagnol, que je lui répétais. La quero (je vous aime), la quere siempre (je vous aimerai toujours), todo es amor cerca de usted (tout est amour auprès de vous). Ce peu de mots suffisaient pour rendre nos entretiens délicieux. Les amants n’ont pas besoin d’une savante rhétorique pour converser entre eux; au milieu d’un grand cercle, ou devant des témoins importuns, leurs regards se parlent, et leurs ames s’entendent: cependant je trouvai quelquefois bien triste de ne pouvoir communiquer à cette belle et tendre Séraphine la foule de mes pensées, et cette abondance de sentiments qui m’oppressaient.

Don Pacheco me demanda un bénitier et de l’eau bénite; je fus tenté de lui donner de l’eau de puits; mais je réfléchis que, même dans une bagatelle, une tromperie est un tort. Il récitait tous les jours son rosaire, et priait Dieu soir et matin.

Enfin les accès de goutte cessèrent entièrement; mais il ne pouvait appuyer à terre ses pieds enflés et ramollis. Alors, après quelques parties d’échecs, je lui lisais la Vie des Saints, ou les Contes de La Fontaine, qui l’amusaient beaucoup. Lorsque la lecture cessait, il me contait les exploits de ses ancêtres.

En 1340, me dit-il un jour, deux frères, don Gonzale et don Garcie Lasso, mes aïeux, servaient dans l’armée d’Alphonse, roi d’Espagne, qui combattait les Maures du Portugal. Ces deux frères passèrent, seuls, à la nage, le fleuve Salado qui séparait les deux armées, en présence de deux mille chevaux ennemis. Le reste de l’armée, enhardi par l’exemple de ces deux chevaliers, les suivit, traversa le fleuve. La bataille se donna; les Maures perdirent 250 mille hommes, et les Espagnols vingt-cinq seulement. J’admirai ce haut fait d’arme, auquel la critique trouvera quelque exagération.[21] Je lui citai à mon tour le chevalier Bayard, qui avait défendu le passage d’un pont contre deux cents ennemis, je n’osai pas dire, espagnols. Je lui parlai aussi de notre Henri IV, qui se battit, lui cinquième dans la ville d’Euse, contre deux cents soldats et une bourgeoisie armée, qu’il força à lui demander grâce.[22] A ce récit, piqué d’honneur, don Pacheco, pour soutenir la gloire de sa nation et de ses ancêtres, me dit: Un des aïeux de ma grand-mère, nommé don Garcie Perès de Vega, rencontra, lui second, sept Maures; son compagnon l’abandonna lâchement: don Garcie resté seul, brave ses ennemis. Il avait une telle réputation de vaillance, que les Maures n’osèrent l’attaquer. Ce vaillant chevalier, après les avoir attendus quelque temps, reprit le chemin du camp à petits pas; mais, s’apercevant qu’il avait laissé tomber l’agrafe de son casque, il revient, la ramasse, et s’en retourne avec la même tranquillité. De retour au camp, il ne voulut jamais nommer le chevalier qui l’avait traîtreusement délaissé. — Cette générosité est plus rare que la bravoure.

Don Pacheco aimait beaucoup à me parler de sa galanterie et de ses amours. Il avait donné 100 pesos duros (500 liv.) pour avoir du sang d’une femme qu’il aimait, au chirurgien qui devait la saigner. Un jour, me disait-il encore, un rival m’enleva ma maîtresse et la mena à Séville. A cette nouvelle, je fais une neuvaine aux ames du purgatoire pour le succès de ma vengeance;[23] je monte à cheval, cours à Séville; je cherche mon rival, je me bats avec lui, je lui donne deux coups d’épée, et je repars pour Cordoue, sans voir la perfide qui m’avait trahi.

Je m’enivrais insensiblement du filtre de l’amour. Ma première passion pour Adélaïde n’avait été que la chaleur de tête d’un jeune écolier; j’avais aimé éperdument Cécile, mais je n’étais payé que par l’amitié, et l’amour veut de l’amour. Aussi je croyais, en aimant Séraphine, brûler d’un feu nouveau, et goûter un bonheur jusqu’alors inconnu. Mais, me disais-je, à quoi me conduira cette passion? Comment aspirer à sa main, moi qui sais que les Espagnols regardent les enfants de Calvin comme les enfants du Diable, et Calvin comme l’Ante-Christ? Dirais-je, comme Henri IV disait de son royaume, Séraphine vaut bien une messe? Ces réflexions m’attristaient, me jetaient dans l’incertitude; mais la beauté de Séraphine, ses regards, dissipaient ces brouillards qui troublaient la sérénité du jour. Le philosophe Horace nous conseille de jouir du présent, d’abandonner notre destinée aux Dieux: Permitte divis cœtera. Je suivis ce conseil, et me laissai aller au courant du fleuve.

Je m’aperçus bientôt de la force des préjugés de mon hôte, qui, m’ayant demandé quels livres contenait ma bibliothèque, je nommai, Virgile, Horace, La Fontaine, Montaigne et Voltaire. Valgame dios! s’écria-t-il, Voltaire! un pagano (un païen), un mahometano, un demonio! Je lui répondis que je lisais ses belles tragédies, ses épîtres, où souvent les plus sages maximes, la morale la plus pure sont exprimées en vers harmonieux. Est-ce qu’en Espagne on ne permet pas cette lecture? — Non, par saint Jacques! le saint office la défend sous peine d’excommunication; non seulement de tout ce qu’il a écrit jusqu’à présent, mais de tout ce qu’il écrira encore. — D’après cela, je ne lui conseille pas de voyager dans votre pays. — Non; car il serait brûlé tout vif, dans un auto-da-fé, comme un juif, ou comme un renégat.

Séraphine n’était sortie, depuis quinze jours, que pour aller à la messe; son père me pria de profiter de cette belle soirée pour la mener à la promenade, et lui faire respirer l’air pur de la campagne. Escortés du fidèle Antonio, je la conduisis sur les bords de la rivière. Qu’il est doux d’être tête à tête avec ce que l’on aime, vers le soir d’un beau jour, au milieu d’une campagne que le printemps commence d’embellir, où l’on respire l’esprit des fleurs et des végétaux, où l’air, une douce chaleur semblent renouveler la vie! Séraphine était coiffée d’un réseau auquel étaient attachés des rubans et des paillettes; un voile noir tombait négligemment sur ses épaules, et cachait à demi cette charmante figure. Quanto si monstra men, tanto è più bella.[24] Mais rien ne voilait l’élégance, la souplesse de sa taille. Souvent j’entendais dire aux passants: Ah! la belle Espagnole! Je le lui répétais, et elle souriait. Mais être seuls, s’aimer, et ne pouvoir laisser échapper de son ame la plénitude des sentiments qui la suffoquent, c’est un tourment égal à celui de Tantale. Des regards étaient presque notre seul entretien. J’avais pourtant appris quelques mots que je lui répétais; querida (ma chère), corazon (mon cœur), hermosa (belle); à son tour elle m’appelait mi cortejo (mon amant). Je pris sa main, je la mis sur mon cœur; elle la retira bien vite, et la plaça sur mon front, pour me faire entendre que le cœur des Français était dans la tête. Dans ce moment nous entendîmes les cris perçants d’une femme, les aboiements d’un chien; nous avançâmes vers le lieu d’où partaient ces clameurs, et j’aperçus un grenadier du régiment, le sabre à la main, contre deux paysans armés de bâtons; une jeune fille auprès d’eux, qui criait et se désolait, et un gros chien aboyant, hurlant contre le grenadier. Je courus vers le champ de bataille, laissant Séraphine avec Antonio. A mon aspect, le grenadier voulut s’évader; mais je l’atteignis, le désarmai, et lui ordonnai de se rendre en prison. La jeune fille, encore tremblante, me remercia de tout son cœur. Heureusement personne n’était blessé; je demandai la cause de cette rixe, et de la brutalité du soldat. Il est venu, y répond la jeune fille, déjà sans doute échauffé de vin, et m’a dit en m’abordant: Je boirais volontiers à la santé d’une jolie fille comme vous. Nous ne refusons jamais, lui ai-je répondu, un verre de vin à un brave homme. Je lui ai apporté aussitôt une bouteille de vin, et lui ai dit: Monsieur le grenadier, buvez à la santé de mon père, qui vous régale de bon cœur. — Et où est-il, ce père? — Il travaille dans les vignes. — J’en suis bien aise, car je m’embarrasse fort peu des pères. Il y en avait un autrefois dans ma famille, qui m’a donné plus de coups de pied que de pièces de six liards; mais il est mort, et je n’ai trouvé dans sa cave que des bouteilles vides et un sabre: j’ai pris le sabre, et ai donné les bouteilles à ses créanciers. Allons, à votre santé, mon cher cœur: ce vin est fort bon; il est digne de vos beaux yeux. A chaque verre qu’il versait, il se levait, et, me nommant d’un nom bizarre, il me disait: Je bois à Cipris. — Monsieur le grenadier, je vous remercie; mais mon nom est Suzette, et non pas Cipris. — Suzette ou Cipris, n’importe, c’est la même chose; vous êtes la reine de mon cœur, plus fraîche qu’une rose, plus dangereuse qu’une bombe. Alors il est venu vers moi pour m’embrasser; je l’ai repoussé: il a voulu prendre ce baiser de force. Charlot, qui était dans la maison, et qui le guettait de l’œil, est accouru, s’est opposé à ses brutalités; alors le grenadier a tiré son sabre, Charlot a saisi un gros bâton; j’ai jeté les hauts cris; mon père, qui n’était pas éloigné, m’a entendue; il a couru de toutes ses forces, armé d’un échalas; et si le Ciel ne vous eût envoyé à notre secours, il serait arrivé un grand malheur.

Pendant ce récit, Séraphine, rouge, tout essoufflée, inquiète, arriva avec Antonio. Notre tranquillité la rassura. La jeune Suzette alla chercher de vieilles chaises de paille, nous fit asseoir devant la maison, située sur une hauteur. La soirée était superbe: à l’occident, le ciel étincelait des feux du soleil couchant; à l’opposite, la lune se levait majestueusement et sans nuage. Nous étions environnés de poulets, de poules, de canards, de deux chèvres et d’un gros chien qui avait sonné l’alarme pendant le combat. Le père de Suzette nous offrit une petite collation: nous refusâmes d’abord; mais Suzette nous pria avec tant de grâce et d’intérêt, que nous acceptâmes. Elle courut soudain, nous apporta du lait chaud, des fraises, et une bouteille de vin de Grenache.

La table où l’on servit ce champêtre repas,
Fut d’ais non façonnés à l’aide du compas.

Mais c’était l’agile Hébé, non la vieille Baucis, qui nous servait. Le père nous demanda la permission de retourner à sa vigne, en nous disant que sa fille ferait mieux que lui les honneurs de sa maison. C’était un vigneron aisé. Nous voulûmes engager le jeune Charlot à partager notre goûté; mais il n’osa jamais. Charlot est timide devant le monde, nous dit Suzette; mais c’est un lion quand il s’agit de me défendre. Je lui demandai si c’était son frère. — Non, c’est mon amoureux; nous devons nous marier après la moisson. Il a un an de plus que moi, qui aurai dix-sept ans dans huit jours. Depuis deux ans nous fesons l’amour. — Et sans doute vous aimez Charlot bien tendrement? — Oui, parce que je suis certaine qu’il m’aime de tout son cœur, et il y a du plaisir à être aimée. — Et pourquoi avez-vous tant différé voire mariage? — Oh! dame, il faut se connaître avant d’en venir là; c’est pour toujours que l’on se marie. Dans les villes on n’y regarde pas de si près; on se connaît toujours assez après le mariage. Oh! vraiment, vous autres vous vous mariez pour être riches, et nous pour nous aider et nous aimer. — Et pour être heureux, ajoutai-je. La naïveté de ce récit m’intéressait beaucoup; j’étais fâché que Séraphine ne le comprît pas; mais sa physionomie riante exprimait le plaisir que lui fesait cette scène champêtre. La sensible Suzette me demanda la grâce du grenadier. Il faut qu’il soit puni, lui dis-je; mais, à votre considération, au lieu de rester six mois dans un cachot, il n’y restera que six semaines.

J’oubliais auprès de Séraphine et de ces bonnes gens l’heure qui s’écoulait; mais le vigilant Antonio me tira plusieurs fois par la manche, en me disant: Senor, la noche viene (Monsieur, la nuit vient). Il fallut se rendre à cet avis. Nous fîmes nos adieux et nos remercîments à l’aimable Suzette; je lui souhaitai tout le bonheur qu’elle méritait. Et moi, dit-elle, je vous souhaite pour femme cette belle Espagnole: Séraphine l’embrassa. Je sollicitai la même faveur. Volontiers, dit-elle; les messieurs sont sans conséquence.

Nous retournâmes à grands pas à la ville. Je tenais la main de Séraphine dans la mienne, parfois je la pressais légèrement; Séraphine ne me répondait pas, mais elle ne retirait pas sa main. J’étais désolé de ne pouvoir épancher mon ame dans la sienne, et je pardonnais aux Romains leur ambition et leurs conquêtes, puisqu’ils avaient propagé leur idiome dans une grande partie du globe, et facilité le moyen de s’entendre et faire l’amour dans tous les climats. Je trouvai don Pacheco qui, après avoir récité son rosaire, chantait une romance en s’accompagnant de la guitare; je l’en félicitai: preuve, lui dis-je, que la goutte déloge? — Oui, j’espère que dans huit jours je serai en état de partir. — Quoi! sitôt? Je vais prier le chirurgien-major de rappeler la goutte. Diavolo, non; j’ai fait une assez rude pénitence de mes vieux péchés. Quand je sortis, Séraphine m’accompagna jusqu’à la porte, et me dit tout bas: Adios, corazon mio. Ces douces paroles, prononcées d’une voix tendre et mélodieuse, firent le complément du bonheur de cette journée.

Pendant la nuit je pensai à l’aimable Suzette, à cette union de deux époux, qui, satisfaits d’un toit rustique, de quelques arpents de terre, bornent leurs désirs, leur ambition à s’aimer, à partager leurs travaux, à cultiver leur modeste héritage. Mais il y a des hivers, des orages, de mauvaises récoltes, des querelles domestiques, des maladies;

Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Les femmes, les enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, la corvée,

sont des fléaux qui désolent les habitants des campagnes; où donc est le bonheur? Rousseau a dit que l’homme le plus ennuyé d’un royaume était son roi. L’orgueil a dicté ce paradoxe; il y a des jouissances pour les rois comme pour les simples laboureurs: il est vrai que celles du laboureur tiennent plus à la nature.

Le chirurgien-major entra dans ma chambre à mon réveil, et me dit que don Pacheco l’avait prié de lui faire avoir du bon chocolat. J’en fais mon affaire, lui dis-je; mais il songe à son départ, ne pouvez-vous pas le retarder? — Je ne puis lui rendre la goutte; mais, si vous le désirez, je lui donnerai la fièvre? — Non, je ne suis pas assez barbare ni assez égoïste: je vais lui chercher du chocolat. Je courus aussitôt chez un négociant qui en fesait venir de Barcelone; il m’en céda douze livres, que je fis porter chez don Pacheco. Il voulut me le payer; mais je l’assurai que je l’avais reçu en présent, et qu’il n’était pas honnête de vendre ce que l’on nous avait donné. Il fut si sensible à ce procédé, à mes attentions pour lui, qu’il s’écria: J’accepte votre chocolat, à condition que vous viendrez boire du mien à Cordoue: voilà ma fille qui en sera bien aise. Séraphine rougit, jeta un regard charmant sur moi, et sembla me confirmer cet aveu. Don Pacheco ajouta: Les Espagnols ne sont point ingrats; vous êtes gentilhomme, capitaine d’infanterie; vous avez fait six campagnes, reçu deux blessures glorieuses; vous êtes jeune, sage, généreux, plein de probité; vous jouez aux échecs; votre fortune est médiocre, la mienne est assez considérable; venez me voir à Cordoue: je n’en dis pas davantage; mais si ce que je pense est écrit là haut, ma reconnaissance sera acquittée. Je le remerciai vivement, et lui promis qu’en septembre, à l’arrivée des semestres, je me ferais un vrai bonheur d’aller lui rendre mes devoirs. Ah! comme l’espérance soutient et réchauffe l’amour! A ce discours, je fus embrasé d’un nouveau feu. J’aimai cette belle Séraphine: je l’idolâtrai de ce moment. Je vis enfin que j’allais avoir une amante, une épouse, unique besoin de mon cœur.

La surveille de leur départ, Séraphine me fit demander par son père si mon confesseur entendait l’espagnol. Je lui dis que j’avais eu le malheur de le perdre depuis quelque temps, mais que je trouverais facilement dans la ville un religieux qui saurait cette langue. Je m’adressai, pour déterrer cet homme, à une vieille dévote, qui m’indiqua un capucin. J’allai soudain lui proposer cette confession; il accepta sans peine le doux plaisir d’entendre les péchés d’une jeune et charmante senorita. Séraphine me proposa de l’accompagner au tribunal de la pénitence; j’en fus étonné: mais depuis j’ai su qu’en Espagne les cortejos suivaient leurs maîtresses à la comédie et à l’église.

Nous partîmes à huit heures du matin, escortés du fidèle Antonio. Le couvent des capucins est au-delà du faubourg de la ville. La belle Séraphine avait un air de componction et de recueillement qui respirait la dévotion et l’amour; ce sont deux sœurs qui se tiennent par la main: cependant, en chemin, elle me jetait les regards les plus tendres, m’appelait mi corazon, mi querido, mi amado. En me quittant, pour entrer dans le confessionnal où l’attendait le moine à longue barbe, elle me serra tendrement la main. La séance fut longue; le capucin, sans doute, y prenait plaisir. Cependant je réfléchissais, et me disais: Comment cette jeune colombe peut-elle avoir offensé la divinité? Que peut-elle confier à ce vieux derviche? ses pensées, ses désirs naissants, ses tendres inquiétudes, quelques légères omissions? Quel confident pour une fille si jeune, si intéressante![25] Pour m’occuper, je lus dans ses Heures, qu’elle m’avait données à garder, le miserere de David. Qu’avec raison il pleurait ses péchés! Bayle l’a traité un peu durement, ce qui lui a valu bien des injures; mais Bayle parlait en sage. David était criminel; et les rois sont justiciables de leur conduite au tribunal de la postérité. Pendant cette confession, Antonio, à genoux, récitait son rosaire, fesait cent signes de croix; entendait deux ou trois messes, se prosternait, se frappait la poitrine, poussait des soupirs, et donnait la comédie à tous les assistants.

Enfin Séraphine sortit du confessionnal, le teint coloré, les yeux baissés, l’air humble et contrit; mais elle me sourit, et se mit à genoux auprès de moi, pour faire sa pénitence. A merveille! dis-je: son confesseur ne l’a pas brouillée avec l’amour! On croirait qu’une Espagnole lutte continuellement entre la crainte de Dieu et son ardeur pour le plaisir. La lutte n’est pas pénible; la nature triomphe toujours; et une messe, un rosaire, ou une prière à la Madonne, appaisent bientôt les reproches de la conscience.

La pénitence de Séraphine consistait à dire trois rosaires dans vingt-quatre heures, à jeûner quatre vendredis de suite, et à baiser, pendant huit jours, trois fois la terre, en fesant ses prières du soir, et à mettre un écu d’aumône dans le tronc de l’église. Cette pénitence me rappela celle qui fut imposée à Henri IV, pour avoir son absolution. Il fut condamné, par le pape Clément VIII, de turbulente mémoire, à réciter le chapelet tous les jours, les litanies le mercredi; le rosaire le samedi; à entendre tous les jours la messe; à se confesser et communier en public quatre fois l’an, et à faire bâtir un couvent dans chaque province. Je doute que ce grand homme, ce vieux guerrier, se soit soumis à une pénitence aussi puérile. Séraphine entendit la messe très-dévotement, récita son rosaire; après quoi, il ne fut plus question de cet acte de piété, et notre amour alla son train, et n’en fut que plus animé.

Je pressentis que don Pacheco pouvait avoir besoin d’argent; je lui en offris. Je l’accepte, dit-il, quoique je pense en avoir suffisamment; mais, en voyage, on se trompe souvent dans ses calculs, car on ne compte pas souvent sans son hôte, mais très-souvent avec son hôte. Cependant je n’emprunte qu’à condition que vous viendrez chercher votre argent dans la superbe ville de Cordoue. Je promis de nouveau d’aller lui faire cette visite.

Hélas! le jour du départ arriva. Debout avec l’aurore, je courus chez mes aimables hôtes. La voiture était déjà à la porte. Pendant que don Pacheco s’occupait de ses paquets, dona Séraphina, les yeux en larmes, me dit d’une voix touchante: A Dio, querido esposo; et moitié français et espagnol: Je vous aimerai siempre (toujours), si caro chevalier! siempre. En me parlant ainsi, elle me glissa dans la main un petite boîte en écaille qui contenait une relique: elle me fit entendre qu’elle me porterait bonheur, et me garantirait de tout danger. Oui, lui dis-je, un gage de l’amour est un talisman sacré qui doit écarter les soucis et les dangers. Son père, en me serrant dans ses bras, me dit: Je vous aime comme mon enfant; mais, si vous me manquez de parole, je reviens à Perpignan pour vous rendre votre argent, et me battre avec vous. — Si vous veniez, je mettrais mon épée à vos pieds; mais Cordoue est aujourd’hui la ville où tendent tous mes vœux. Je lui demandai la permission d’agir à la française, et d’embrasser sa fille: ce qui me fut accordé. Ce doux baiser est resté long-temps imprimé dans ma mémoire, ou plutôt dans mon cœur. Ce qui me le rendit encore plus précieux, c’est que ma bouche recueillit une des larmes que versaient ses beaux yeux. Ce fut le dernier moment de ma félicité; mes regards suivirent long-temps la voiture qui enlevait Séraphine; et, triste, accablé, je lui disais, du cœur: Adieu, belle Séraphine, idole de mon ame, doux charme de ma vie; adieu, pour six mois.

Son absence sembla couvrir la terre d’un crêpe lugubre; la campagne n’avait plus d’attraits; le printemps, plus de beaux jours: mon ame semblait retomber dans le néant, et ne tenir à l’existence par aucun lien. Ah! quels honneurs, quelles richesses, quels plaisirs peuvent remplacer le doux sentiment de l’amour, ses tendres anxiétés, et les heures délicieuses dont il nous fait jouir?

Je fus, pendant huit jours, triste, solitaire, rêveur; mais enfin l’espérance éclairant l’avenir de la magie de ses couleurs, le rêve du bonheur calma les peines présentes.

Avant de poursuivre ma narration, je dois achever ici de développer le caractère de don Pacheco, et de son aimable fille.

Don Pacheco y Nunes y Garcie Lasso, comte de Montijo, était dans son automne, doué d’un tempérament sec; il jouissait d’une santé robuste; sa taille était médiocre, et son teint olivâtre: c’est la couleur des Andalous. Au premier coup d’œil sa figure repoussait; au second, on s’accoutumait à sa laideur; et, au troisième, on était séduit par l’esprit et la vivacité de sa physionomie. Le sang de l’illustre famille des Lasso, qui circulait dans ses veines, enflait son orgueil; mais il était adouci par la générosité et la bonté de son cœur. Il prouvait sa descendance par un arbre généalogique, de papier vélin, qui le suivait partout. Il descendait, par sa mère, de François de Borgia, duc de Candie, vice-roi de Catalogne, et puis jésuite, ensuite leur général, et, après sa mort, couronné de l’auréole des saints. Dans une famille espagnole, un saint est un beau titre de gloire; mais je doute que le fier don Pacheco eût avoué saint Borgia pour l’un de ses aïeux, s’il n’avait été un saint de bonne compagnie; certainement, malgré sa haute vénération pour les élus de Rome, il n’aurait pas voulu être le cousin de saint François d’Assise, né dans une étable, et fils d’un petit marchand.[26] Il répétait souvent que sa famille était de los christianos viejos.[27] Mais une chose manquait à sa gloire; il n’était pas de ces premières familles qui se tutoient entr’elles, ne se donnent aucun titre, mais en reçoivent de leurs inférieurs, et les leur rendent quand ils en ont.[28] Don Pacheco avait aspiré long-temps à l’honneur du tutoiement, et n’avait pu l’obtenir: ce refus troublait le bonheur de sa vie. Citons ces vers de Métastase:

« Voi cola giu ridete
» D’un fanciullin che piange.
» Che la cagion vedete
» Del folle suo dolor.
» Quassu di voi si ride
» Che dell’ eta sull’ fine
» Tutti canuti il crine
» Siette fanciullin encor.[29]

Don Pacheco, en qualité de gentilhomme, avait passé sa vie dans les églises, dans les intrigues d’amour, et dans l’oisiveté. Il lisait peu; mais écoutait et réfléchissait beaucoup. Sa mémoire était fidèle; il avait dans la tête tout Don Quichotte, les généalogies des grandes maisons d’Espagne, une connaissance assez étendue de la Bible, et des miracles et de la vie des saints. Il n’attachait de gloire qu’aux exploits militaires; aussi il citait souvent ses campagnes d’Italie. Il avait la fierté d’un Castillan du seizième siècle, lorsque sa nation était la première de l’Europe. Un jour, il répondit à son confesseur, qui le menaçait de l’enfer, que Dieu y penserait à deux fois avant de damner un homme comme lui. Quand il voulait louer le courage d’un Français, il disait: Valiente comme un Espagnol. Cet orgueil national était la source de plus d’une vertu. Il était généreux, brave, discret, fidèle à sa parole; et, quoique prévenu pour son rang et sa naissance, il méprisait les flatteurs. La bassesse, disait-il, donne l’encens, la sottise le respire. Il avait un goût très-vif pour le jeu; un jour, après une perte considérable, il donna sa parole à la sainte Vierge d’y renoncer pendant une année; et il la tint très-exactement. Sa physionomie était grave; mais cette gravité n’était pas chez lui un mystère du corps pour cacher les défauts de l’esprit, comme dit Larochefoucault; c’était en lui l’amour de la décence, le sentiment de sa dignité.[30] Cette gravité nationale donnait souvent à ses phrases de l’expression et de l’énergie. Je lui demandai un jour s’il avait été souvent amoureux: Siempre (toujours); s’il avait été jaloux: De ma femme, jamais; de mes maîtresses, souvent. Malgré ce caractère de gravité et de fierté, il avait de l’enjouement dans la conversation; il aimait les bons mots et les plaisanteries, surtout à table. Il était également assidu aux farces, aux comédies, aux sermons et aux cérémonies de l’église. Enthousiaste de la religion, il aurait, comme Polieucte, renversé les idoles, et, comme Ignace de Loyola, mis l’épée à la main pour soutenir la virginité de la Madonne. S’il rencontrait le viatique, il se précipitait aussitôt à genoux, même dans la boue, et le suivait ensuite jusqu’à ce qu’il fut rentré dans l’église. Il regardait comme un grand péché l’inobservance des jeûnes et des jours maigres; cependant, le samedi, il mangeait les ailerons, le foie, les pieds et les abattis d’une volaille. Un jour, je lui en marquai mon étonnement. Une bulle du pape, me dit-il, nous permet ces aliments, en donnant huit sous à l’église.[31] Il se confessait tous les mois, fesait le signe de la croix sur la bouche avec son pouce, à chaque fois qu’il bâillait. Il était plastronné d’un large scapulaire, et il prétendait que la Vierge avait fait deux beaux présents à l’humanité, le rosaire et le scapulaire. Il portait des reliques; et, par une inconséquence qui n’étonne plus quand on connaît la nation espagnole, à côté des reliques, il avait des cheveux de ses maîtresses. Né glorieux et vindicatif, à la plus légère insulte il mettait l’épée à la main. Dans une maladie grave, son confesseur l’exhortait à pardonner, sous peine de damnation, à un homme qui l’avait offensé. Par saint Jacques, s’écria-t-il, puisque Dieu se venge, pourquoi la vengeance serait-elle défendue à un gentilhomme? Son confesseur aurait dû lui répondre:

Et le vrai Dieu, mon fils, est le Dieu qui pardonne.

Il était très-attaché à son roi et à sa patrie. De toutes les nations, après la sienne, il n’estimait que les Français, à cause que son prince était français, et de la maison de Bourbon. Il improuvait beaucoup le roman de don Quichotte, quoique le caractère et les bons mots de Sancho lui fissent grand plaisir. Il prétendait que Cervantes, en jetant un ridicule indélébile sur la générosité et la vaillance des chevaliers, avait affaibli le courage de la nation. Il n’aimait pas le séjour de la campagne; il n’y voyait que des mouches et des moutons. Il citait souvent ce proverbe: Donde esta Madrid, calle el mondo.[32] Il avait, dans sa maison, une chapelle, où était une petite statue de la Vierge, qu’il appelait sa dame, sa souveraine. Tous les samedis, il la parait, la couvrait de fleurs, allumait quatre bougies; et, le jour de la fête de Marie, il doublait les bougies et les fleurs. Cette Madonne était sa déesse pénate. Les Romains avaient leur génie et leur petite Junon.

Ipse Deus absit genius visurus honores
Cui decorent sanctas florea serta comas.[33]

Mais, par une dévotion bizarre, sa Vierge était le portrait de l’une de ses maîtresses.[34] On assure que Raphaël nous a transmis le portrait de la sienne dans sa Madonna della sedia.[35] Il donnait beaucoup aux pauvres, fesait dire quantité de messes pour l’ame de ses aïeux, nourrissait dans sa maison tous les vieux domestiques de son père et de sa femme, morte depuis trois ans. Un Anglais ou un Parisien aurait regardé sa sobriété comme un régime monacal et rigoureux; mais la sobriété est une vertu indigène de l’Espagne, et le soutien de leur constitution. Une jolie femme était pour don Pacheco un être céleste. Il voyait, comme jadis les Gaulois, dans ce sexe, une émanation de la divinité. En effet, l’objet dont nous sommes épris a pour nous quelque chose de divin. Il croyait, d’une foi robuste, à l’infaillibilité du pape, aux sorciers, à la vertu des reliques, aux miracles de saint Vincent Ferrier, de la Vierge, et de saint Jacques; et il ne pouvait se persuader que l’on pût mesurer le diamètre des planètes, et leur distance du soleil. Il avait pour les Juifs une haine implacable. Je lui disais souvent que J. C. était de race juive, ce qui l’embarrassait un peu. Il jouait fort bien de la guitare, instrument apporté en Espagne par les Maures; il savait quantité de romances, qui roulaient sur les miracles de la Vierge, ou sur des aventures galantes et chevaleresques. Il avait un usage dégoûtant: il portait son tabac, sans boîte, dans le gousset de sa culotte. Le grand Frédéric de Prusse n’avait d’autre tabatière que la poche de sa veste. Don Pacheco regardait le vendredi comme un jour sinistre: un vendredi, il avait été blessé à l’armée; un vendredi, sa femme était morte; on lui avait enlevé sa maîtresse un vendredi; et c’était à pareil jour qu’il avait eu son attaque de goutte à Perpignan; un vendredi, il avait refusé un premier rendez-vous d’une femme qu’il aimait passionnément. Je lui disais cependant que Sixte-Quint regardait ce jour-là comme très-heureux, parce qu’un vendredi avait été celui de sa naissance, de sa promotion au cardinalat et à la papauté, et de son couronnement. Tel était don Pacheco, dont je me suis plu à crayonner le portrait, parce que je l’ai trouvé, dans son moral et dans son physique, le vrai modèle des nouveaux Ibères: assemblage d’esprit, de crédulité, de défauts, de vertus, de grandeur d’ame, de superstition et de galanterie; enfin, un composé d’éléments si discordants, que l’on ne pourrait trouver sa copie dans aucune autre nation.

Je ne dois pas oublier le portrait de celle qui m’enivrait d’amour. Si je voulais peindre la volupté, je lui donnerais de grands yeux noirs pleins de feu, et de longs cils qui en adouciraient l’éclat; une physionomie expressive, animée; de beaux cheveux noirs, flottant sans ordre autour de ses épaules, ou renfermés dans un réseau; sa taille serait élevée, svelte, flexible; elle aurait la légèreté d’une biche, un pied charmant, une voix tendre et mélodieuse. Tel serait le portrait que j’aurais imaginé, ou telle plutôt était Séraphine. Pour une femme douée du don céleste de la beauté, chaque jour est un jour de triomphe: partout où Séraphine paraissait, les regards, l’admiration, les applaudissements la suivaient. Elle avait peu d’embonpoint, la poitrine peu élevée, défaut ordinaire aux Espagnoles, qui peut naître de l’indifférence que les Espagnols ont pour les charmes d’un beau sein. Séraphine aimait beaucoup la danse, passion des ames voluptueuses, et la parure, passion de la vanité et de la coquetterie, sa fille. Elle chargeait ses doigts de bagues.[36] Quant aux qualités de son esprit, elle en avait, comme disent les Anglais, des parties: de la finesse, de la pénétration, des pensées plus brillantes que justes, fruits d’une imagination active, mais peu cultivée. L’éducation des femmes est, en Espagne, encore plus négligée que celle des hommes; la nature leur prodigue ses bienfaits, mais rarement l’art seconde la nature. Les jeunes personnes du sexe bornent leur lecture à la Vie des Saints, à celle de Don Quichotte et de quelques comédies. Les mères occupées de plaisirs et d’intrigues, confient leurs filles à des camaristes (femmes-de-chambre), ou à des duègnes; mais la vivacité, les agréments de leur esprit, couvrent les ombres de leur ignorance; du moins on ne trouve pas dans cette nation, comme en France, des femmes qui lisent par air, parlent de ce qu’elles ignorent ou savent très-imparfaitement, ont la manie de juger des ouvrages comme Dandin avait celle de juger les procès, et dont les doctes entretiens fatiguent les gens instruits et ennuient les ignorants. Séraphine, sans prétention, ainsi que toutes ses compatriotes, plaisait par un esprit vif et naturel; elle avait une sensibilité si douce, si touchante, quand elle aimait, qu’elle aurait pénétré d’amour l’ame la plus froide; rien n’est si séduisant qu’une femme espagnole qui vous aime. Séraphine était plus superstitieuse que douée d’une véritable piété. On inspire à une Espagnole, dès son enfance, un enthousiasme mystique, une tendre vénération pour la Madonne et pour les moines. La dévotion et l’amour deviennent l’occupation de toute sa vie. Les miracles n’étonnaient pas Séraphine, mais elle s’étonnait que Dieu eût défendu l’amour. C’était, disait-elle, demander l’impossible. D’après ce portrait, exempt de flatterie, mon lecteur ne sera pas surpris de mon voyage à Cordoue, où m’attendaient l’hymen, l’amour et la fortune.

Avant l’arrivée de don Pacheco, je voyais souvent une jeune dame plutôt par désœuvrement, ou esprit de galanterie, que par aucun mouvement du cœur; car, autant par principe que par délicatesse de goût, je n’ai jamais voulu suivre en volontaire le char de l’hymen. Tout absorbé dans une nouvelle passion, j’avais négligé cette beauté; sa coquetterie, bien plu que sa tendresse, en fut blessée: je crus devoir lui faire une visite; je craignais la froideur de son accueil, mais je fus rassuré par la sérénité de son visage. «L’Espagnole est donc partie, me dit-elle d’un air aisé? — Oui, madame, et j’ai été obligé de donner des soins à son père, attaqué de la goutte; — Et à sa fille qui se portait bien? On ne saurait être plus charitable. Allez, monsieur le protestant, retournez à confesse, et si le confesseur vous refuse l’absolution, moi je vous absous sans exiger un acte de contrition. — Ma confession se bornera à vous dire qu’un Français doit accueillir tout honnête étranger qui a besoin de secours et de protection; quant à sa fille, c’est un enfant. — Eh bien, qu’on lui donne le fouet et qu’on ne m’en parle plus. — Est-ce un arrêt de proscription? Me défendez-vous de venir vous faire ma cour? — Oui; à moins que vous ne me donniez votre parole que vous oublierez cette petite fille. — Les souvenirs, madame, ne dépendent pas de nous; et si par hasard je l’oubliais pendant le jour, la nuit, un songe pourrait me la rappeler. — Il suffit; j’ai ma toilette à faire, je vous prie de me laisser. Ainsi finirent notre entretien et nos liaisons. Ah! bien loin d’oublier Séraphine, elle était toujours présente à ma pensée; je ne vivais que par elle et avec elle; je lui parlais, je l’entendais encore. Je pris un maître de langue espagnole, et comme je savais un peu d’italien et assez bien le latin, je fis des progrès qui étonnèrent mon maître; mais j’étais aiguillonné par l’amour, aiguillon plus actif que l’ardeur du savoir, ou l’attrait de la gloire. Il me fit lire l’histoire d’Espagne de Ferreras, de Mariana, écrivain qui me plaisait par l’éloquence et la noblesse de son style, quoiqu’il maltraitât les Français, surtout les protestants; mais il était Espagnol, et il écrivait dans le seizième siècle. L’été s’écoulait dans cette étude, non assez vite au gré de mon impatience; car tel est l’homme, la vie lui paraît très-rapide et les journées bien longues.

Je reçus, dans le mois de juin, une lettre de don Pacheco, qui disait: «Par la grâce de Dieu et de la Madonne nous sommes arrivés en bonne santé à Cordoue; je vous attends, mon cher capitaine, dans le plus beau pays de l’Europe, sur les bords du Betis (le Quadalquivir), avec de bon chocolat et d’excellent vin de Xérès et de Malaga, qui vous sera versé par la main d’Hébé: elle ne vous oublie ni dans ses prières, ni à table avec moi, où nous parlons toujours de vous, et buvons bien souvent à votre santé. Quand vous partirez, elle fera dire trois messes à la Sainte-Vierge, pour le succès de votre voyage. Allons, partez, vaillant chevalier, sous les auspices de l’amour et de la vierge Marie. Viva usted mil anos.» Dans ma réponse, j’annonçai mon départ aux premiers jours de septembre.

Le père de l’intéressante Suzette vint me prier à la noce de sa fille. Je m’y rendis; j’aime beaucoup les fêtes champêtres. Je vis revenir de l’église les deux époux. Charlot portait un gros bouquet à sa boutonnière, et Suzette était couronnée de fleurs et vêtue en blanc; elle était suivie de jeunes gens de l’un et l’autre sexe; les filles avaient de grands bouquets, et les garçons, des rubans à la boutonnière; ils marchaient en sautant et en dansant au son du tambourin. Le père de Suzette, le père, le grand-père et la mère de Charlot, fermaient la marche, se tenaient par la main, se rappelant leurs noces et leurs plaisirs,

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