Voyage en Espagne du Chevalier Saint-Gervais (1 de 2)
On se mit à table en arrivant; le couvert était dressé devant la maison; la mariée me fit asseoir à ses côtés: je lui trouvai l’air grave; je lui en parlai. C’est, me dit-elle, que le bonheur est recueilli; et vous, monsieur le chevalier, quand épousez-vous cette belle Espagnole? — J’espère que ce sera l’hiver prochain. — Si elle vous aime autant que j’aime Charlot, vous ne serez pas à plaindre. Les cris de joie, les éclats de rire interrompaient souvent notre, conversation. On chanta, on but en chœur à la santé des nouveaux époux; on me fit l’honneur de boire à la mienne, en me qualifiant de commandant; je remplis mon verre, je me levai, et bus à la santé des bienfaiteurs de la patrie, des honnêtes laboureurs. Le vin coulait à grands flots; un jeune homme se glissa sous la table et enleva le soulier de la nouvelle mariée. A la vue de ce trophée, la joie et les éclats redoublèrent, et l’on acheva d’épuiser les flacons. Après le dîné, on dansa au son du galoubet et du tambourin. J’ouvris le bal par le menuet avec la nouvelle épouse; le menuet fini, je l’embrassai, aux applaudissements de la joyeuse assemblée: mon exemple l’enhardit, et chacun voulut embrasser l’aimable Suzette; mais elle se déroba à leurs empressements et courut se cacher. On voulut faire payer les jeunes filles pour la fugitive; elles prévirent le complot et se mirent à courir comme des perdreaux devant le chasseur; mais les jeunes gens plus lestes, les poursuivent, les atteignent, les amènent dans le cercle, et toutes, tour-à-tour, sont embrassées, non sans de bruyantes clameurs et des battements de main. On m’invita d’en faire autant; ce fut très-volontiers; j’embrassai même les vieilles femmes, ce qui redoubla les éclats de rire. Enfin, la nuit approchant, je m’éclipsai tout doucement et regagnai la ville, satisfait de ma journée et de la joie que j’avais vue régner au milieu de ces bonnes gens. Mais chaque heure nouvelle amène de nouveaux événements. Je trouvai, en rentrant, une lettre du vicomte de Beaupré, cachetée en noir. Mon cœur palpita d’effroi: j’hésitai à l’ouvrir; je voulais attendre au lendemain, pour éviter une mauvaise nuit; mais la curiosité, ou plutôt l’amitié l’emporta: j’ouvre la lettre d’une main tremblante, et je lis:
«Mon cher ami, vous avez envié mon bonheur, aujourd’hui vous pleurerez sur moi. Cécile, la sensible Cécile, la vertueuse Cécile, si digne d’une vie immortelle, le Ciel me l’a ravie: depuis trois jours elle n’est plus. La mort a enlevé à la terre un de ses plus beaux ornements. Elle était accouchée heureusement d’une fille. Elle a d’abord demandé des nouvelles de son enfant: on l’a assurée qu’il se portait très-bien. Quelques moments après elle a entendu ses vagissements; ce cri a produit une émotion si vive dans l’ame de cette tendre mère, qu’elle a expiré sur-le-champ. L’amour maternel, l’excès de sensibilité, l’ont suffoquée. Nos vœux, nos soins, tous les secours prodigués n’ont pu la rappeler à la vie. Chère Cécile, épouse adorée, que vais-je devenir sans toi? La main me tremble, des larmes remplissent mes yeux; et vous, mon cher chevalier, vous perdez une excellente amie: parents, amis, voisins, tous les domestiques la pleurent. Le deuil est dans le château et dans les environs. Vous la pleurerez aussi. Dès que ma santé, un peu altérée, sera rétablie, j’irai à Nancy, rejoindre mon régiment. Je brûle de quitter un séjour où, du faîte de la félicité, je suis tombé dans l’abîme du malheur. J’y vois partout l’ombre errante de ma chère Cécile. L’enfant se porte bien. Adieu, mon cher ami, je vous quitte pour la pleurer.»
Quel coup de foudre, au sortir d’une scène bruyante, des transports de la joie, d’une fête d’hymen aussi gaie que touchante! Cécile avait célébré sa noce avec la même joie, au milieu des plaisirs et des félicitations. Hélas! en signant son contrat de mariage, elle avait signé l’arrêt de sa mort. Quel excès d’allégresse quand elle se vit enceinte! et ce bonheur devait la précipiter dans la tombe! Pauvres humains! formez des vœux! Tendre amie, m’écriai-je en m’inondant de larmes, douce image de la divinité, la terre n’était pas digne de te posséder! Ta beauté, ton printemps, tes plaisirs, tes espérances sont ensevelis dans la nuit éternelle. Ta jeune ame s’ouvrait à peine aux rayons de la vie. C’est au Ciel que ta place était marquée, et que les anges t’attendaient! Je passai une partie de la nuit à verser des larmes, et à répondre au vicomte. Pendant un mois je pleurai tous les jours cette aimable et malheureuse amie. Cicéron, à la mort de sa fille, ne trouva quelque allégement à sa douleur que lorsqu’il put reprendre ses livres et sa plume: j’en trouvai dans l’étude de la langue espagnole, et dans les promenades où j’allais, le cœur malade, rêver, parler à ma chère Cécile, et tromper mon affliction par de tendres souvenirs.
Cependant septembre approchait, non au gré de mon impatience. Le temps nous cache ses ailes, ce n’est qu’après sa fuite qu’on les aperçoit. Enfin ce mois parut, et je demandai à mon colonel la permission de partir avant l’arrivée des semestres. Vous voulez donc, me dit-il en riant, aller passer quelque temps dans les prisons du saint-office. Vous êtes enfant de Calvin, quelquefois mauvais plaisant, et les inquisiteurs n’entendent pas raillerie. J’adopterai, lui dis-je, avec le manteau espagnol, la gravité d’un docteur de Salamanque. — Partez, j’y consens; mais recommandez-vous à la Madonne et à saint Jacques de Compostelle.
Comme j’avais lu dans Don Quichotte que son hôte lui avait recommandé de ne jamais voyager sans argent, j’avais amassé un petit viatique; ma mère informée de mon voyage, m’envoya cent écus. C’était, me disait-elle, le denier de la veuve, le fruit de ses économies. Je les refusai, et lui écrivis que ses bontés et ses prières m’étaient plus pré et plus utiles que son argent; d’ailleurs j’avais pour principe de régler ma dépense sur ma fortune. Si j’avais voyagé en Mésopotamie, du temps des patriarches, ou en Grèce, dans le beau siècle de Ménélas et d’Alcinoüs, partout on m’aurait accueilli, hébergé; de jeunes filles m’auraient mis dans les bains; mais le monde, en vieillissant, s’endurcit: le temple de l’hospitalité s’est fermé. Au commencement de l’été j’avais acheté, pour me promener et pour mon voyage, un petit cheval alezan, que je nommais Podagre, par antiphrase, comme par la même figure de rhétorique les furies portent le nom d’Euménides. Je m’attachai beaucoup à ce cheval. Il n’était pas beau d’orgueil et d’amour, n’appelait pas la guerre; on ne voyait pas bondir les flots de son épaisse crinière; mais il était doux, modeste et robuste: Qualem me decebat. Je ne l’aimais pas autant que Caligula chérissait le sien,[37] ou que la marquise de ... aimait son chat, dont elle a porté le deuil pendant trois jours. Peu de femmes ont eu autant de tendresse pour leurs maris, que cette marquise en avait pour cet animal-tigre, selon Buffon. Ayant donc rempli mon porte-manteau de quelques effets, de plusieurs livres, et ma bourse de quelques pièces d’or, vêtu d’un uniforme, décoré de l’épaulette de capitaine, jargonnant assez bien l’espagnol, je montai sur Podagre le 3 septembre 1766. Annibal était parti de Saragosse, pour marcher à Rome, dix-neuf cent quatre-vingt trois ans avant mon entrée en Espagne.
Je sortis de Perpignan par la porte de Saint-Martin, autrement dite la porte d’Espagne, laissant mes habitudes et mes préjugés au faubourg de la ville, me promettant surtout de me dépouiller de ce caractère léger et irréfléchi d’un Français de mon âge. Solon disait que personne ne peut être réputé heureux avant sa mort.
a dit Pétrarque. On peut dire avec autant de justesse, qu’il faut attendre la fin d’un voyage pour savoir s’il a été heureux.
Les amants qui courent après leurs maîtresses ne sont ni des Anacharsis, ni des Strabon; ils veulent arriver; tout retard irrite leur impatience; ils aiment mieux faire du chemin que de s’arrêter pour voir des tableaux, ou des débris d’antiques monuments. Mais ils ont un avantage sur les doctes voyageurs: s’ils ne font pas comme eux des descriptions brillantes des sites pittoresques, des beautés de la nature, ils en jouissent beaucoup mieux. Un amant sera plus ému, plus attendri par les charmes de la campagne, par la vue d’un troupeau, le son d’une musette, le chant des oiseaux, que le savant qui voyage pour voir des décombres, des tableaux et examiner la qualité des terres. Je renvoie mes lecteurs avides de connoître ces objets scientifiques, aux nombreux voyages d’Espagne, qui seront, pour ainsi dire, les appendices du mien. Mais je m’attacherai spécialement à la description des usages et des mœurs générales et particulières; je parlerai de ce qui m’a frappé et de ce qui m’est arrivé.
Une médaille de l’empereur Adrien représente l’Espagne assise, appuyée sur une montagne (les Pyrénées) placée à sa gauche, tenant une branche d’olivier à sa main; à ses pieds est un lapin.[39]
A Gironne je notai sur mon album, que les miquelets ouvrirent mon porte-manteau, le tournèrent, le retournèrent, et quand ils l’eurent visité pièce à pièce, ils me demandèrent si je n’avais point d’effets prohibés. Comme l’Avare de Molière, ils auraient voulu voir l’autre main après avoir vu les deux. Je me flattais de sortir sain et sauf de leurs serres; mais ils s’étaient emparés de mes livres, et me dirent que, pour les retirer, il me fallait aller chez le seigneur Théologal, qui déciderait s’ils pouvaient entrer en Espagne. Je suivis donc mes livres chez le seigneur Théologal, non sans donner au diable les miquelets et lui. Il fesait la sieste quand j’arrivai. Sa servante n’aurait pas troublé son repos pour un roi de France. Je me rappelai, pour me consoler, que le prince de Condé, assassiné à Jarnac par Montesquiou, avait attendu à une porte, assis sur un banc de pierre, qu’un procureur eût dîné. Après quelques moments d’attente, je priai cette fille d’aller voir si son maître dormait encore; je la suivis, et, fatigué de ces délais, je donnai un grand coup de pied à la porte, qui s’ouvrit, et ce bruit éveilla le chanoine, qui s’écria effrayé: Kesus, Kesus (Jésus), que demonio e aquel! Je lui fis mille excuses, et tâchai de le rassurer, en lui disant le motif de ma visite. Alors il se leva, quitta son bonnet de coton, et se fit apporter les livres. Je lui dis en espagnol que c’étaient des ouvrages de littérature qui ne pouvaient être prohibés. Monsieur, répondit-il, vous pouvez vous servir de votre langue, je la parle fort mal, mais je l’entends très-bien; ce qui me surprit. Vous autres, Français, continua-t-il, vous êtes un peu ariens. — Qu’entendez-vous par-là? — Que vous avez du jansénisme dans la tête. — Le jansénisme est passé de mode, et nous ne connaissons pas plus Jansenius, que vous Arius.[40] — C’est fort bien; mais voyons vos livres. Horace! j’en ai ouï parler. La Fontaine n’a-t-il pas fait des contes fort gais? — Oui, et des fables bien supérieures. — Ici nous préférons ses contes: ils sont plaisants, un peu libertins; mais il n’y a rien contre la religion. Virgile! celui-là je le connais; procumbit humi bos... Vous n’avez sans doute rien de Voltaire? — Pardonnez-moi, j’ai la Henriade. — A coup sûr elle n’entrera pas. Vous voulez infecter notre pays du poison que distille cet auteur venimeux. — Mais, monsieur, c’est un poëme où la morale et la religion sont très-respectées. Écoutez ces beaux vers sur la transsubstantiation:
— Les vers seront beaux tant que vous voudrez, mais le sens n’est pas clair. — De plus, sachez, monsieur, que le général des capucins l’a affilié à l’ordre de Saint-François. — Dites, affilié au diable. J’en suis fâché, monsieur l’officier, mais pas un seul feuillet de Voltaire ne passera Gironne. Messieurs les Français, vous critiquez notre sévérité et notre inquisition, mais nous n’avons ni Saint-Barthélemi, ni guerres de religion. A l’égard de vos autres livres, je vais voir s’ils sont sur la liste des livres prohibés. Il prit alors son index, et, après l’avoir parcouru, Horace, Virgile, la Fontaine eurent la permission d’être mes compagnons de voyage, et Voltaire resta dans les plains de M. le Théologal.
De Canet à Mattaro la route est charmante; on traverse des villages entourés d’arbres, de jardins; on jouit de la vue de la mer, d’une infinité de barques de pêcheurs. La figure aimable des femmes répondait à l’aménité du pays. Elles sont la plupart occupées à faire des dentelles. Le travail des hommes est la pêche. Ce sont des hiboux au milieu des colombes. Mattaro est une ville très-agréable. Ses environs produisent d’excellent vin. De cette ville à Barcelone, on côtoie la mer par un chemin bordé de mûriers, qui vivifient le paysage. Je marchais souvent à pied, soit pour soulager mon cher Podagre, soit pour me délasser d’une même position. Je m’assis un matin, après une assez longue marche, auprès d’un vignoble, à l’ombre de plusieurs caroubiers. J’achetai la permission de manger du raisin; on m’apporta un morceau de pain un peu dur, mais très-blanc. Pendant ce repas délicieux, des tourterelles roucoulaient sur ma tête, et sans doute se parlaient d’amour: Un ruisseau roulait à mes pieds sur des petits cailloux, et mêlait son murmure au gémissement des tourterelles. J’étais si enchanté de cette situation, que je m’écriai: Ma chère Séraphine, où es-tu? Pourquoi n’es-tu pas avec moi dans cette riante solitude? Le souvenir de l’infortunée Cécile vint mêler aux songes riants de l’amour et de l’espérance, la mélancolie et les regrets. Chère Cécile, ton amitié eut fait le charme de ma vie! Hélas! et tu n’es plus! Il fallut quitter cet asile, car le soleil ne s’arrêtait pas pour moi, comme pour Amphytrion ou pour Josué. Après quelques heures de marche, j’aperçus les clochers, les tours, et bientôt les remparts de Barcelone. Je jouis alors d’un tableau magnifique. Je voyais cette ville élever sa tête au milieu d’une campagne riante; à sa gauche, une vaste mer, et l’horizon éclatant de lumière; la splendeur de cet astre, la richesse de la campagne, l’aspect de la ville, tout annonçait la puissance et la prodigalité du Créateur de l’univers.
J’allais au pas pour jouir de l’enchantement de cette superbe perspective.
J’arrivai avec la nuit à Barcelone. Je comptais n’y séjourner qu’un jour, quoique ce soit une des plus belles villes de l’Europe. On dit qu’elle a été fondée deux cent cinquante ans avant notre ère, par Amilcar Barca, père d’Annibal le borgne. Je veux bien croire à l’époque de cette fondation; mais je pensais avec plus de plaisir au lord Peterborough, qui, ayant pris cette ville, la sauva du pillage, ne toucha point aux trésors immenses de sa cathédrale, et arracha une belle duchesse des mains des soldats. Barwick la reprit pour Philippe V, et la punit sévèrement de sa rébellion, ou de sa résistance. J’allai loger à la Fontaine-d’Or.
Le lendemain, les chanoines avaient déjà chanté matines, plus d’un poète trouvé trente rimes, les barbiers abattu bien des toisons, lorsque je m’éveillai. Je demandai aussitôt à mon hôte du chocolat et un barbier. Je voulais aller voir M. Aubert, consul de France, pour qui j’avais une lettre de recommandation.
Pendant que je déjeûnais, un moine, à la mine hypocrite, entra dans ma chambre, en me disant d’un ton mielleux: Ave maria purissima. Je lui répondis: Très humble serviteur. J’ai su depuis qu’il fallait repondre: Sine peccado concebida (conçue sans péché), ce qui résout une question qui a causé bien des disputes et de haines entre les cordeliers et les dominicains. Après son compliment, le moine me présenta une bourse, en me demandant quelque argent pour le luminaire de la Vierge. Mon Père, lui dis-je en riant, la Vierge n’a pas besoin de luminaire: elle n’a qu’à se coucher de bonne heure. Le révérend s’enfuit à ces mots, en fesant le signe de la croix, et marmottant: Kesus! Kesus! J’en riais encore, lorsque je vis entrer une jeune femme grande et bien faite. Je lui demandai ce qu’il y avait pour son service. Je viens, me répondit-elle dans son dialecte catalan,[41] pour vous faire la barbe. — Vous, senora? — Si, senor; n’avez-vous pas demandé un barbier? Mon père est à l’assemblée de la confrérie des pénitents, et je viens à sa place. — J’en suis enchanté, pourvu que vous ne laissiez pas sur mon visage des traces de votre rasoir, et de vos études. Je craignais en effet qu’elle ne voulût faire son apprentissage sur le visage d’un vil Français: mais elle m’assura que je n’avais rien à craindre; qu’elle fesait tous les jours dix à douze barbes de matelots. Je livrai donc ma tête avec confiance à cette jeune artiste. Je sentis avec plaisir sa main douce et légère se promener sur mon visage en le savonnant, et son rasoir semblait plutôt me caresser, qu’enlever une épaisse toison. L’opération finie, je lui demandai combien son père prenait pour une barbe. — Un réal (dix sous). Eh bien, en voilà quatre pour votre talent et le plaisir que vous m’avez fait. Elle me remercia par un doux sourire, en me disant: Viva usted mil anos (vivez mille ans). Cette formule de compliment est si usitée en Espagne, qu’un jeune homme, entendant lire le testament de son père décédé, touché des marques de tendresse qu’il lui donnait, répétait à chaque article: Cher père, viva usted mil anos. Au reste, j’appris bientôt qu’en Espagne nombre de femmes maniaient le rasoir avec la même dextérité que l’aiguille.[42]
Je demandai à mon hôte ce qu’il y avait à voir dans la ville? — Quatre-vingt deux églises, vingt-sept couvents d’hommes et dix-huit de femmes. — Grand Dieu! quelle pépinière d’élus et de saints! Avant de commencer ma tournée, j’allai chez notre consul qui me reçut avec toute l’urbanité et la grâce françaises; il me présenta à sa femme, qui me parut aussi aimable que jolie; elle me pria à dîner pour le lendemain, désolée d’être invitée ce jour-là chez don Velasco, gouverneur de la place. Je refusai d’abord l’invitation, m’excusant sur mon départ fixé au jour suivant; mais lui et sa femme me pressèrent avec tant de bonté et de chaleur, et madame Aubert surtout y mit tant de grâce, que je n’osai refuser. Il était écrit dans le grand livre des destinées que je ne partirais pas de sitôt. En quittant M. Aubert, j’allai parcourir la ville: ce que j’y admirai le plus, c’est la propreté des rues pavées de superbes dalles. L’affluence des habitants, des voitures, des ânes, annoncent l’activité des Catalans et de leur commerce. Je me promenai dans la place Saint-Michel, qui est fort belle, et à laquelle toutes les grandes rues viennent aboutir; j’y achetai des ciseaux et des rasoirs, qui sont fort estimés en Espagne et en France. Mon dîné fini, après avoir lu quelques fables de La Fontaine pour laisser tomber la chaleur, j’allai me promener sur la belle terrasse qui règne le long du port, dans le quartier nommé Barcelonette; les bords de cette promenade, qu’on appelle la Lonja, sont embellis par de beaux édifices. Je jouissais tranquillement de ce lieu agréable et du soir d’un beau jour, rêvant à mes projets, à mon avenir, à la belle Séraphine. La lumière douce et mélancolique du crépuscule commençait à se répandre, quand tout-à-coup six hommes m’entourent et m’ordonnent de les suivre. Je leur réponds que je n’en ferai rien: l’un d’eux alors me saisit au collet; je lui ripostai par un vigoureux coup de poing sur la face; il crie, il beugle; et soudain les autres me serrent de si près, que je ne pus tirer mon épée. Je me débattis entre leurs bras; mais je n’avais pas la force d’Anthée ou d’Hercule. Ces coquins cherchèrent à m’imposer le respect et la crainte en disant qu’ils étaient los familiares du saint-office, et ils m’invitèrent à la soumission pour éviter le scandale et le mauvais traitement. Je cédai à la force, et je fus mené dans les prisons de l’inquisition. Quand je me vis dans les serres de ces oiseaux de proie, moi officier français, simple voyageur, je me demandai quel était mon crime, ce que j’avais à démêler avec ce tribunal odieux.[43] Ces prêtres jacobins, disais-je, ont-ils succédé à ces druides qui se disaient les agents de la Divinité, et qui s’étaient arrogé le droit d’excommunier et de condamner à mort leurs concitoyens? Mais mes plaintes, mes imprécations se perdirent dans les airs.
Le lendemain, un Dominicain voilé d’hypocrisie, au langage fallacieux, vint me conjurer, par les entrailles de J. C., de confesser mes fautes pour obtenir ma liberté. Confessez les vôtres, lui dis-je; demandez pardon à Dieu de votre hypocrisie et de vos injustices. De quel droit arrêtez-vous un gentilhomme français, qui n’est point soumis à votre infernale juridiction, et qui d’ailleurs n’a point manqué aux lois du pays? — Vierge sainte, vous me faites frémir! Je vais prier Dieu pour vous; j’espère qu’il vous ouvrira les yeux, et vous touchera le cœur. Vas prier le diable, dis-je tout bas; c’est ta divinité.
Cependant ce jour-là M. Aubert m’ayant attendu vainement pour dîner, envoya à mon auberge. On lui répondit que j’avais disparu depuis la veille, que j’avais laissé mes hardes, et que l’on ignorait ce que j’étais devenu. Cet obligeant consul, très-inquiet de mon sort, fit des perquisitions dans toute la ville; mais rien ne transpirait, et ne découvrait la trace de mes pas. Étonné de ce silence, il soupçonna qu’une indiscrétion de ma part avait pu m’attirer la vengeance du saint-office, dont il connaissait parfaitement l’esprit et les manœuvres. Il pria le capitaine-général de me réclamer. Les inquisiteurs nièrent ma détention avec le sang-froid de la fausseté et de la scélératesse; mais M. Aubert ne pouvant attribuer ma disparition à une autre cause raisonnable, persista à me croire dans les repaires du saint-office.
Le jour suivant, des familiers vinrent me chercher pour me conduire devant les trois inquisiteurs: on me présenta une casaque jaune pour l’endosser; je repoussai avec dédain cette livrée de satan. Mais on me fit entendre que je n’obtiendrais ma liberté que par ma soumission. Je comparus donc vêtu de jaune, un cierge vert à la main, devant les trois prêtres de Pluton. Dans la salle était déployé le drapeau du saint-office y où étaient peints un gril, des tenailles et un bûcher, avec ces mots: justice, charité, miséricorde. Quelle atroce ironie! Je fus tenté plus d’une fois de brûler avec mon cierge la face hideuse de l’un de ces jacobins; mon bon génie m’arrêta. L’un d’eux m’exhorta, avec l’air de la douceur, à faire l’aveu de ma faute. Ma grande faute, lui dis-je, est d’être venu dans un pays où des prêtres foulent aux pieds l’humanité, et se couvrent du manteau de la religion pour persécuter la vertu et l’innocence. — Est-ce tout ce que vous avez à nous dire? — Oui; ma conscience est sans crainte et sans remords. Tremblez; si le régiment où je sers apprend mon emprisonnement, il passera sur le ventre à dix régiments espagnols pour venir m’arracher à votre barbarie. — Dieu est le maître; notre devoir est de veiller sur son troupeau en fidèles pasteurs: notre cœur en est affligé; mais vous retournerez en prison, jusqu’à ce que vous ayez reconnu votre faute. Je sortis en jetant sur eux un regard de mépris et d’indignation.
Rentré dans ma geole, je cherchai dans ma conscience la cause d’un pareil traitement; j’étais loin de penser que je le devais à ma réponse au moine quêteur sur la Vierge et son luminaire. Cependant M. Aubert, toujours persuadé que l’inquisition seule avait pu m’enlever, veillait sur ses démarches, et l’entourait d’espions. L’un d’eux lui apprend que trois des grands colliers de l’ordre de Saint-Dominique allaient partir pour Rome, députés à l’assemblée conventuelle qui devait s’y tenir. Il écrivit aussitôt à M. de Cholet, commandant de Perpignan, pour l’informer de ma disparition, de ses soupçons sur les auteurs de cette violence, et du passage à Perpignan des trois jacobins, l’invitant à les faire arrêter, et à ne les relâcher que lorsque le saint-office m’aurait mis en liberté.
M. de Cholet saisit avec joie l’occasion de la vengeance; l’ordre est donné à la porte de la ville d’arrêter les trois révérends. Ils arrivent sur le midi, joyeux et avec un grand appétit; ils demandent à la sentinelle quelle est la meilleure auberge. L’officier de garde se présente, et leur annonce qu’on va les conduire chez le commandant de la place qui veut se charger de leur logement et de leur nourriture. Les révérends, ravis d’une si bonne aubaine, s’épuisent en remercîments, disent qu’ils ne veulent pas incommoder M. le commandant. — Allez, mes pères; M. de Cholet veut absolument vous faire les honneurs de la ville. En même temps il les fait escorter par quatre soldats et un sergent. Les pères marchaient tout joyeux, se félicitant entre eux et enchantés de la politesse française. Mes pères, leur dit M. de Cholet, je suis charmé de vous tenir dans cette ville; je vous attendais avec impatience. Je vous ai fait préparer votre logement. — Ah! M. le commandant, c’est trop de bonté; nous ne méritons pas... — Pardonnez-moi. N’avez-vous pas dans vos prisons, à Barcelone, un officier français, le chevalier de Saint-Gervais? — Non, M. le commandant; nous n’en avons jamais ouï parler. — J’en suis fâché pour vous; car je vais vous faire conduire en prison, où vous resterez au pain et à l’eau pour toute nourriture, jusqu’à ce que cet officier soit retrouvé. Les révérends, fort dépités, se récrient sur cette violation du droit des gens; ensuite disent qu’ils se résignaient à la volonté du Ciel, et que M. le commandant répondrait devant Dieu et devant le pape de la persécution qu’il fesait essuyer à des gens d’église. Oui, j’en fais mon affaire, leur dit le commandant; en attendant, vous allez vous rendre à la citadelle. Voilà mes trois papelards, à face rubiconde et fleurie, enfermés dans une étroite prison, condamnés au régime des Paul et des Hilaire, mais en pure perte pour leur salut; car ils se déchaînaient contre le jeûne et contre le commandant. Tous les jours le pourvoyeur, en leur apportant une cruche d’eau et leur ration de pain, leur demandait s’ils n’avaient rien à déclarer sur l’enlèvement de l’officier français. Pendant trois jours ils persistèrent dans leur dénégation; mais enfin le cri, non de leur conscience, mais de leur estomac, l’ennui de leur séjour fléchirent leur opiniâtreté. Ils demandèrent à parler à M. le commandant, qui se rendit aussitôt auprès d’eux. Ils avouèrent qu’un jeune officier français était dans les prisons du saint-office pour des propos impies qu’il avait tenus contre la Vierge. Sans doute, il a eu tort, leur dit M. de Cholet; mais laissez à la Vierge le soin de sa vengeance. Écrivez à Barcelone qu’on le remette en liberté. En attendant, je vous garde en ôtage; mais j’adoucirai votre pénitence, et votre table ne sera plus aussi frugale. Les jacobins se hâtèrent d’écrire qu’on relachât bien vite ce damné de Français.
Pendant ce laps de temps, le dépit, l’impatitence, l’ennui, agitaient mon ame et l’accablaient du poids de la vie. Enfin, les inquisiteurs, sur la lettre de leurs confrères, se virent obligés de relâcher leur proie. L’un d’eux vint me dire que par égard pour ma jeunesse et ma qualité de Français, le saint-office avait délibéré de m’ouvrir les portes de ma prison, et que j’étais libre, mais qu’ils m’engageaient à avoir désormais plus de respect pour la Madonne, la mère de J. C. — Mon révérend père, lui dis-je, les Français ont toujours eu beaucoup de respect pour les dames. En prononçant ces mots, je m’élançai vers la porte, et quand je fus dans la rue, je crus sortir du tombeau pour renaître à la vie. Je courus aussitôt chez M. Aubert, qui m’embrassa avec transport, et m’apprit par quels moyens on m’avait arraché aux serres du saint-office. Il écrivit sur-le-champ à M. de Cholet, pour faire ouvrir leur cage aux trois corbeaux voyageurs qui étaient venus se prendre dans les filets. Je dînai chez cet estimable consul. Sa femme me combla de bontés, m’invitant à rester un où deux jours à Barcelone. Madame, lui dis-je, j’en serais bien tenté, mais je suis un pigeon trop effrayé du voisinage des éperviers pour séjourner plus long-temps dans cette ville; je compte partir demain. Je passai le reste de la journée avec ces aimables époux: l’après-dînée des négociants français, instruits de cette aventure, vinrent me féliciter de ma délivrance, et l’on rit beaucoup du tour joué aux dominicains. L’un de ces négociants, nommé M. Duprat, homme d’esprit, me dit: Je vous conseille pourtant de payer à l’avenir le luminaire de la Vierge, plutôt que de vous brouiller avec l’inquisition, qui est le génie malfesant et tout-puissant de l’Espagne. Il a autant d’oreilles que d’yeux, et il est muni de serres très-fortes. Sachez que la mère de Saint-Dominique étant grosse de lui, rêva qu’elle accouchait d’un chien, qui tenait dans sa gueule un flambeau allumé. Ce présage s’est vérifié. — Comme celui d’Hécube, lui dis-je, qui rêva, enceinte de Pâris, qu’elle accouchait d’un tison ardent. — Je vais vous donner une idée, reprit M. Duprat, de la puissance et des manœuvres de ce terrible tribunal. Naguère à Cordoue, un nègre, esclave du trésorier de l’inquisition, pénétra, pendant la nuit, dans une maison voisine pour aller trouver une esclave dont il était fort épris. La maîtresse de cette femme, avertie par le bruit, s’avance vers la chambre; le nègre la rencontre et la poignarde. Le mari et quelques personnes accourent aux cris de cette infortunée. L’assassin est saisi, livré à la justice, jugé et condamné à mort. Il allait subir son jugement, lorsque le saint-office intervint et réclama le criminel. Le magistral répond qu’il a été jugé selon la loi. L’inquisition le menace de ses foudres, et le juge effrayé lui remet le nègre. Le conseil de Castille, alarmé de cet abus de pouvoir, porta ses plaintes au pied du trône. Le roi fit donner l’ordre, par le grand-inquisiteur, de rendre le coupable. Cet ordre fut réitéré jusqu’à trois fois; enfin les inquisiteurs de Cordoue, forcés d’obéir, aimèrent mieux faire évader l’esclave que de fléchir sous l’autorité civile. Vous voyez, monsieur le chevalier, jusqu’où s’étend le crédit et le despotisme de cette puissance religieuse. — Oui, lui dis-je, et j’ajoutai, crimine ab uno disce omnes.[44] — Ce qui est peut-être aussi étonnant qu’impie, nous dit M. Aubert, c’est que le souverain pontife accorde des indulgences à tous ceux qui assistent à des auto-da-fé. J’ai lu une relation très-curieuse de l’un de ces auto-da-fé célébré en 1680. L’écrivain commence ainsi sa narration: «Votre Majesté ne sera pas dégoûtée de voir décrire ce qu’elle a vu exécuter. Lorsque Jupiter fulmina les Titans, l’antiquité le nomma le roi des Dieux et le plaça dans les astres. Que sera-ce d’un protecteur de l’église? Les éléments et les astres ne seront-ils pas touchés de l’éclat de ce Jupiter chrétien?» Ensuite, après avoir célébré la Croix-Verte qui sert de blason et d’étendard au saint-office, le narrateur ajoute: «Comme les païens ne dédièrent à leurs dieux que des arbres verts, le myrte à Vénus, l’olivier à Pallas et le laurier à Apollon, ainsi nous dédions à votre Majesté les triomphes de la Croix-Verte.» — Un trait qui fait honneur à la mémoire de Cromwel, reprit M. Duprat, c’est d’avoir offert à l’Espagne toutes les forces de l’Angleterre contre la France, à condition que l’on supprimerait le tribunal du saint-office. Il est vrai qu’il demandait aussi la liberté du commerce de l’Amérique pour la nation anglaise. Une partie de reversi avec madame Aubert, termina cette conversation. Je passai ainsi une journée très-agréable. Cet aimable consul, au moment de nous séparer, me dit: «Monsieur le chevalier, respectez l’inquisition comme les Romains respectaient leur mauvais génie. On peut, en Espagne, jouir d’une grande liberté, être fripon, voleur, athée même, pourvu que l’on fléchisse le genou devant l’idole. Je lui promis de la respecter désormais, comme le voyageur dans la Lybie respecte le sommeil du lion. J’ai renoncé, ajoutais-je, à la décoration du san Benito, comme à celle de la Toison-d’Or. Il me conseilla d’aller voir le mont Serrat, qui n’est qu’à huit lieues de Barcelone; il m’offrit une lettre pour un des pères avec lequel il avait quelque liaison; je l’acceptai, en le remerciant vivement de toutes ses bontés et de ses bons avis. J’eus le plaisir d’embrasser madame Aubert, qui me dit en souriant: Si vous étiez resté plus long-temps avec nous, vous auriez été le chevalier de la Vierge et le mien. — Et beaucoup plus fidèle à l’une qu’a l’autre, lui répondis-je en riant.
Je partis pour le mont Serrat au jour naissant, monté sur le fidèle Podagre, pressant son allure, car il me semblait que j’avais encore à ma poursuite tous les familiers de l’inquisition. Le chemin fut praticable jusqu’à Molinos del Reys, où je dînai; je traversai ensuite un pont de cinq cents pieds de long sur la rivière de Lobregat; de là je gravis une montagne escarpée. Je trouvai sur ma route une jeune femme chargée d’un petit enfant; elle se traînait avec peine et versait un torrent de larmes. Je lui demandai le sujet de ses pleurs et le but de son voyage. Je viens, dit-elle, de Gironne: je vais au mont Serrat, prier la Madonne de me rendre mon mari, esclave à Alger. Je suis à jeûn depuis douze heures, et je ne puis donner du lait à mon enfant. J’ai perdu une piastre forte (cinq livres) qui me restait, ou plutôt je crois qu’on me l’a volée: je ne puis plus me soutenir. Je descendis de cheval. Je lui fis manger un morceau de chocolat, et boire d’un vin de la Selva que j’avais dans un flacon d’osier. Ce vin balsamique et le chocolat restaurèrent ses forces. Je la fis monter sur mon cheval, malgré sa résistance, et je la suivis à pied, chargé de son enfant. Cette bonne femme ne doutait pas que la Madonne ne brisât les fers de son mari. Je lui laissai cette douce illusion: l’espérance est la divinité des malheureux. Nous arrivâmes au mont Serrat au déclin du jour. Je rendis à cette femme la piastre qu’on lui avait volée: elle en pleura de reconnaissance, et me promit de dire quatre rosaires pour moi. Je demandai don Pedro, l’ami de M. Aubert, et, sur sa recommandation, je fus très-bien accueilli. Il me dit que je pouvais rester trois jours dans le monastère, qui accordait l’hospitalité pendant ce temps à tout étranger, riche ou pauvre.[45] Je lui répondis que je me proposais de repartir le lendemain, après que j’aurais vu la maison. Je fus très-bien traité à soupé, et les révérends me firent boire d’un excellent vin de Malvoisie des coteaux de Sitgis;[46] et je vis que si ces bons pères étaient fort attachés au culte de la Madonne, ils ne négligeaient pas celui de Bacchus. Ces cénobites étaient au nombre de soixante-seize, de l’ordre de Saint-Benoît.[47] A mon lever, don Pedro me proposa de commencer notre tournée par l’église. J’y comptai quatre-vingts lampes d’argent, et quantité de chandeliers du même métal. La chapelle de la Vierge est derrière l’autel, séparée du chœur par une superbe grille. La Vierge est très-brune: elle tient l’enfant Jésus entre ses bras. Quatre cierges, dans de grands chandeliers donnés par un duc de Medina Cœli, brûlent devant elle. Un amas d’ex-voto, de jambes, de cuisses, de bras, et d’autres membres tapissent les murailles. Je me croyais en Grèce, au temple d’Esculape. Don Pedro me raconta que cette Madonne avait été trouvée par des bergers, en 880. La nouvelle s’en étant aussitôt répandue, l’évêque de Barcelone, suivi de son clergé, vint la prendre pour la transporter ailleurs. La procession se mit en marche; mais, après une centaine de pas, la Vierge s’arrêta d’elle-même, sans qu’on pût la faire avancer: et c’est au lieu de sa station que, depuis, on a bâti le couvent. Je trouvai, comme de raison, le miracle fort beau. Don Pedro m’ouvrit l’armoire des reliques. Vous avez là, lui dis-je, une précieuse et abondante collection. — Elle n’est pas si riche que celle de la cathédrale de Burgos, où l’on possède une cassette qui contient un morceau de la verge de Moïse, un os du prophête Zacharie, un soulier de la Vierge, une pierre du Calvaire, un peu de sable du Jourdain, et une boite de plomb remplie du sang des innocents. Ce sont là, lui dis-je, des richesses inappréciables. Il me montra deux couronnes chargées de pierreries, l’une pour la Vierge, l’autre four l’enfant Jésus. J’aperçus, au fond d’une armoire, une longue épée couverte de rouille. C’est, me dit don Pedro, l’épée dont s’arma Ignace de Loyola, pour aller combattre le Maure qui niait la virginité de Marie. Pour se préparer au combat, il fit la veille des armes, et se déclara chevalier de la Vierge. Le Maure avant refusé de se battre, Ignace vint ici déposer son épée aux pieds de la Madonne. On a publié que c’est dans ce couvent qu’il avait conçu le plan de sa société; mais il est impossible, à moins d’un miracle, qu’un homme aussi ignorant ait imaginé un ouvrage si admirable; voici la vérité. Nous avons, dans notre bibliothèque, un livre intitulé, Exercices de la Vie spirituelle, composé par le vénérable Père Cisneros, notre abbé, cousin du cardinal Ximenès; le successeur de don Cisneros le prêta à Loyola; Ignace le copia mot à mot, et lui et ses disciples répandirent le bruit qu’il le tenait de la Vierge.[48] Les Loyolistes ont fait peindre à Rome, sur le plafond de l’église de Saint-Louis de Gonzague, saint Ignace, dans le ciel, aux pieds de Jésus, et entouré d’une foule de disciples conduits par les anges. Ils ont pratiqué, dans cette même église, une ouverture devant l’autel, où leurs pénitents, leurs affidés viennent jeter les lettres adressées à ce saint; et ces pères leur font accroire qu’elles parviennent à leur adresse. C’est par ces moyens frauduleux qu’ils pénètrent les secrets des familles. Ils prétendent encore que la Vierge apparut à saint Ignace, lui recommanda son fils, et lui dit que sa société devait s’appeler la compagnie de Jésus. Je compris à ce récit que ce bon Père n’aimait pas les jésuites. L’inscription de cette pierre, ajouta don Pedro, a été gravée en son honneur.[49] J’en pris une copie. Il me conduisit ensuite aux quinze hermitages disséminés sur la montagne, dans un espace de deux lieues. A quelques pas de l’église, j’aperçus un immense rocher incliné, qui menaçait d’écraser le couvent. Je demandai au Père si la chute de cette lourde masse ne les effrayait pas. — Non; tous les matins nous disons une messe pour prier la Vierge de la tenir enchaînée. Mais dernièrement, pour nous punir de nos fautes, et réchauffer notre tiédeur, elle permit à une partie de cette roche de se détacher; et dans sa chute elle écrasa l’infirmerie et plusieurs malades. — Ce n’étaient cependant pas les malades qui avaient péché? — Non, mais c’est le secret du couvent. Nous montâmes environ six cents marches presque perpendiculaires, et nous nous reposions de temps en temps sur des sièges placés exprès pour la commodité des voyageurs. Au milieu de ces déserts et de leur aspect sauvage, j’apercevais, dans les intervalles, des tapis de verdure dont le contraste souriait à l’imagination. C’est dans ces petites vallées qu’on a bâti quinze hermitages, ou cellules, qu’habitent quinze hermites, la plupart gentilshommes, occupés de leur salut, oublieux des vanités et des folies du monde. Chaque hermitage a une chapelle, un puits creusé dans le roc, et un petit jardin; leur vêtement est brun, et leur menton couvert d’une longue barbe. Dans la première cellule, nous trouvâmes un sexagénaire.
Je lui fis compliment sur sa santé, et le bonheur dont il paraissait jouir. — Oui, grâce à Dieu, je ne troquerais pas ma cellule, que j’habite depuis ma première jeunesse, pour le trône d’Espagne. J’y vis depuis quarante ans sans infirmités et sans regrets. Lorsqu’on est bien avec Dieu, le calme et la confiance régnent dans notre ame. — Permettez-moi de vous demander quel motif vous a décidé, à la fleur de votre âge, à vous ensevelir dans cette solitude? — C’est un sermon sur le jugement dernier. J’aimais le monde et ses délices; l’amour et le plaisir filaient toutes mes journées: je vivais dans le bourbier du péché, et dans l’oubli de Dieu et de mon ame. Un jour, à Valence, un grand prédicateur annonça un sermon sur le jugement dernier, honoré de la présence d’un cardinal. La curiosité, bien plus que la dévotion, m’y entraîna avec la foule. L’éloquent prédicateur commença à répandre la terreur par le tableau effrayant des supplices de l’enfer; et tout-à-coup il s’écria d’une voix tonnante: La trompette qui doit réveiller les morts, et les citer au tribunal de la justice divine, peut sonner dans huit jours, peut-être demain. Que dis-je? tremblez, misérables pécheurs! peut-être aujourd’hui, tout-à-l’heure, dans ce moment même. A ces mots, l’église retentit du son éclatant de plusieurs trompettes; l’effroi s’empare de l’assemblée; on se lève, on se précipite les uns sur les autres pour sortir; les femmes jettent les hauts cris; et moi, froissé, moulu, échappé avec peine à travers la foule, je fuis, la frayeur, le trouble et le remords dans l’ame, croyant toujours entendre la trompette du jugement dernier. Rentré dans ma chambre, je me jette au pied du crucifix, et je promets à Dieu de sortir de l’abîme du péché, et de me retirer dans son temple avec ses saints et ses lévites. Le lendemain, je quittai la maison paternelle sans voir ni prévenir ma mère. Mon père n’existait plus; et je me réfugiai dans le monastère où l’on voulut bien me recevoir.[51] — Sans doute, votre vie est austère et pénible? — Non, rien ne coûte, quand c’est pour Dieu et pour son salut que l’on se mortifie. Nous nous levons à deux heures du matin pour prier dans nos cellules; au point du jour, une cloche nous appelle à la messe de la paroisse, qui est au centre de nos hermitages. — Quelle est votre nourriture? — Le couvent nous fournit du pain, du vin, de l’huile, du sel; et, tous les trois ans, il nous donne un habit, des bas, une paire de souliers, et une somme de 90 francs pour subvenir à nos autres besoins. — Et cela peut vous suffire? — Oui, Saint Pacôme et Saint Antoine n’en avaient pas autant. J’ai pourtant encore une petite ressource: je cultive des fleurs que j’envoie aux habitants des environs, et l’on me donne en échange des légumes, du chocolat, des nippes et de la Malvoisie. Vous voyez que la manne du Ciel tombe parfois dans mon hermitage. Le temps le plus pénible est celui du noviciat. Nous servons un an comme frères lais: nous en remplissons toutes les fonctions; nous passons six autres années dans les différents emplois de la maison; ensuite, on nous donne l’hermitage le plus élevé; et, par succession de temps et à la mort de nos frères, nous descendons à la cellule la plus voisine. Je lui aurais cité volontiers ce beau vers de Corneille, s’il avait pu me comprendre:
Il ajouta: nous fesons les mêmes vœux que les pères bénédictins; nous ne mangeons jamais de viande, toute conversation entre nous nous est défendue; et de plus, nous ne pouvons jamais quitter le monastère. Je trouvai ce dernier vœu bien cruel et bien peu raisonnable.
Nous prîmes congé de cet heureux anachorète, et nous continuâmes notre ascension. Don Pedro me montra la cellule nommée Maureza, où avait vécu, ou plutôt déliré Ignace de Loyola, et où il s’était fait armer chevalier. Nous entrâmes pour déjeuner dans un petit hermitage nommé la Trinidad; il est proprement arrangé: Horace y aurait volontiers chanté sa Lalagen, et Tibulle sa Délie. Dans la belle saison, c’est le rendez-vous des moines; les jours de spaciment, ils y viennent indulgere genio, et savourer la Malvoisie de Sitgis. Après le déjeuner, nous continuâmes notre route, et nous parvînmes, après trois quarts-d’heure de marche, à l’hermitage de Saint-Jérôme, le plus élevé de tous. De cette hauteur, la vue embrasse un horizon de soixante lieues. Je voyais des villes, des rivières, dont l’œil suit le cours, les îles Baléares, les flots azurés de la mer, et, dans le lointain, des vaisseaux dont le balancement animait ce vaste et magnifique tableau. Je demandai à don Pedro, qui paraissait froid et indifférent, s’il n’était pas ému de cette belle perspective. — J’y fais peu d’attention: je ne regarde que le ciel. Nous entrâmes dans cette cellule de saint Jérôme, dont la porte était ouverte. Nous y trouvâmes un jeune hermite à genoux devant l’image de la Vierge. Il nous entendit, et tourna la tête; nous le saluâmes d’un ave Maria purissima, il nous répondit: Sine peccado concebida, et il continua sa prière. Cet hermitage contenait pour tout meuble, une table, une chaise de bois, une paillasse étendue sur des planches, un grand crucifix, l’image de la Vierge, et une urne cinéraire, au bas de laquelle je lus cette inscription en vers espagnols, que j’ai traduits en vers français:
Nous sortîmes au plutôt de cette cellule, pour ne pas distraire l’hermite; mais, curieux de le connaître, et de savoir quels étaient les restes précieux renfermés dans l’urne, je priai don Pedro de m’éclaircir ce mystère. Descendons, me dit-il, dans une vallée où vous serez plus au frais et plus commodément, et je satisferai votre curiosité. Nous nous assîmes sous un bouquet de vieux sapins, et don Pedro me conta l’histoire de ce jeune anachorète.
Cet hermite, qui n’a pas trente ans, est fils d’un grand d’Espagne de la première classe.[52] Nous l’appelons ici don Juan. A l’âge de vingt ans il devint amoureux de la comédienne la plus célèbre qu’ait eue l’Espagne, nommée Françoise l’Advenant, femme dont les talents, la beauté, l’esprit, formaient un des êtres les plus séduisants qui aient embelli le monde. Don Juan allait l’épouser, quand son père, averti de son délire, obtint un ordre pour le faire enfermer. Il était depuis six mois en prison, respirant l’amour et la vengeance, lorsqu’il trouva le moyen de s’évader. Il courut à Valence, où était sa divinité, et la trouva dans les bras de la mort. Il appela tous les médecins, fit dire des messes dans toutes les églises; lui-même allait deux fois par jour aux pieds de la Vierge, prier, pleurer pour la conservation de celle qu’il adorait; il fit même le vœu solennel d’aller à pied à Notre-Dame de Lorette, d’y faire dire vingt messes, et de réciter le rosaire trois fois par jour. Mais Dieu avait fixé le terme de la vie de cette infortunée. Elle donna, en mourant, des preuves touchantes de son repentir: elle tenait un crucifix dans ses mains, le baisait à chaque instant, le baignait de ses larmes. Deux heures avant sa mort, elle prit un cierge allumé pour faire amende honorable de ses péchés; elle demanda pardon à Dieu et aux assistants du scandale de sa vie. Son confesseur, les médecins, tous les témoins fondaient en larmes. Don Juan n’en versait plus: il était muet, stupide de douleur; il regardait tout le monde avec des yeux égarés. Dès que son amante rendit le dernier soupir, il se précipita sur le cadavre en poussant des cris de rage; mais on l’emporta dans sa chambre, froid, inanimé, et mourant. Cette comédienne avait ordonné, par son testament, qu’on l’enterrât en habit de carmelite.[53] Elle a légué une somme considérable pour des messes, quoiqu’elle ne laissât que des dettes.[54] Dieu la retira de ce monde à la fleur de son âge: elle n’avait que vingt-deux ans. Comme les médecins n’avaient pas connu sa maladie, un bruit vague se répandit que le poison avait causé sa mort; mais le poison qui l’a tuée est un amour immodéré pour le plaisir, et pour son art, qu’elle cultivait par des études forcées pendant le jour; et ses nuits étaient toutes consacrées aux bals et aux festins. Don Juan, éperdu, et la tête aliénée, s’imagina que son père était l’auteur de cette mort, et, dans son désespoir, altéré de vengeance, il osa méditer le parricide. Avant son départ, il alla au tombeau de son amante, inhumée près de Valence, viola cet asile sacré, se jeta sur le cadavre, l’arrosa de ses pleurs, lui coupa les cheveux, lui arracha le cœur, et s’enfuit, emportant ces reliques si chères, qu’il a, depuis, déposées dans l’urne qui est dans sa cellule, et desquelles, malgré son retour à Dieu, il n’a jamais voulu se séparer. Il partit ensuite pour Madrid, en habit de franciscain, défiguré par une barbe épaisse, par l’impression d’une longue douleur, et armé d’un poignard caché sous sa robe. Arrivé à Madrid, il se présente à son père, qui, pénétré d’une grande vénération pour l’habit religieux, se lève à son aspect, l’accueille d’un air riant, et veut baiser la main parricide qui va le frapper; don Juan la retire brusquement, fixe sur son père des yeux égarés, et reste immobile. L’affreux parricide, le remords, la pitié, bouleversent et brisent son ame. Le duc, étonné de son immobilité, le regarde plus attentivement, et croit le reconnaître; il s’écrie: Ah! mon fils, est-ce vous? A cette voix si connue, jadis si chère, don Juan s’enfuit épouvanté, poursuivi par les remords et les furies. Il sort de Madrid, se défait de son habit monacal, vient à Tolède sans s’arrêter, passe une nuit terrible dans une auberge, en proie à la terreur du suicide qu’il méditait. L’eau et le pain, seuls aliments, soutenaient depuis plusieurs jours ses forces défaillantes; sa tête en était affectée. Il se lève aux premiers rayons du jour, va sur les bords du Tage, s’y arrête, le regarde, s’en éloigne, y revient, et, après quelques instants d’effroi et d’incertitude, il lève les yeux au ciel, et s’écrie: Grand Dieu, aie pitié de mon ame; si je m’ôte la vie, elle est criminelle, affreuse: retiens-moi dans le purgatoire; mais ne me prive pas à jamais de ta présence et de ton saint paradis. Après cette prière, il se précipite dans le fleuve. Des blanchisseuses, qui l’observaient, jettent aussitôt les hauts cris; soudain deux hommes vigoureux plongent dans la rivière, trouvent bientôt l’infortuné don Juan, et le ramènent sur le rivage, sans mouvement, sans respiration, le corps froid, le visage livide. Un père hyeronimite survint, et le fit transporter chez un chirurgien, qui, par un sage traitement, par des frictions, et le secours de l’alkali fluor, lui rendit le mouvement et la vie. Quand le religieux charitable le vit en état de l’entendre, il chercha, par des paroles affectueuses et consolantes, à rassurer son ame, à pénétrer la cause de son désespoir; il lui parla avec tant d’onction et de douceur au nom du ciel et de la religion, que don Juan, vivement ému, lui fit le pénible aveu du désordre de sa vie, et de son projet épouvantable contre son père, disant que Dieu ne lui pardonnerait jamais ses crimes. Don Jeronimo, c’était le nom du religieux, persuadé de la miséricorde de Dieu, et animé de l’éloquence des saints, versa dans cette ame ulcérée l’espérance et les trésors de la grâce; lui fit voir la clémence et le pardon au pied du trône de l’Éternel; et, pour appaiser ses remords et ses terreurs, il écrivit au père de cet infortuné pour l’informer de son état, de son désespoir, et implorer en sa faveur quelque signe de tendresse et de bonté; mais sans lui révéler la cause de l’égarement de son fils. Le duc de ***, que la fuite soudaine de don Juan avait jeté dans le plus grand étonnement, accourut à Tolède, descendit au couvent des hyeronimites, vit le Père don Jeronimo et lui demanda le motif du désespoir de son fils. C’est l’implacable remords, lui répond le père, qui trouble sa raison et déchire son ame; mais, avant de vous en confier la cause, promettez-moi, monsieur le duc, un entier et généreux pardon de ses fautes. Le duc lui donna sa parole; alors don Jeronimo lui avoua que don Juan, le croyant l’auteur de la mort prématurée de Françoise l’Advenant, avait voulu, dans son égarement, la venger par un parricide; mais votre aspect, l’horreur de son crime, et Dieu, sans doute, ont retenu sa main: épouvanté, glacé d’effroi, accablé de son repentir, il s’est enfui, et il est venu se précipiter dans les eaux du Tage, d’où la bonté céleste a permis qu’on le retirât. Le duc, saisi, étonné d’un tel forfait, garde quelques instants le silence, et puis il s’écrie: Quoi, don Juan voulait assassiner son père! — Il n’était plus à lui, l’esprit infernal s’était emparé de son ame; mais il s’est puni d’un crime involontaire: lui pardonnerez-vous? J. C. mourant a pardonné à ses bourreaux. Si vous êtes inflexible, à votre tour vous assassinez votre fils; car le remords consumera sa vie. Le duc promit le pardon, et consentit même à voir le malheureux don Juan. Je vais le prévenir, lui dit le hyeronimite; une surprise trop vive, dans son état de débilité, pourrait lui causer une révolution trop dangereuse. Don Juan, préparé à la visite de son père, l’attendit avec terreur et attendrissement; dès qu’il l’aperçut, il tomba à ses pieds, sans prononcer, d’une voix étouffée, d’autres mots que, Pardon, pardon, je suis un misérable! Il était pâle, hideux, méconnaissable par sa longue barbe et le délabrement de ses habits. Le duc, touché, ému jusqu’aux larmes, lui tendit la main, le fit relever, le serra dans ses bras. Don Jeronimo dit alors au duc que son fils lui demandait la permission d’aller expier dans un couvent les égarements de sa vie. Le duc y consentit, et lui conseilla même de se retirer dans notre monastère. Il y est depuis sept ans; il a passé la première année dans une agitation violente. Un jour il vint me trouver: Mon Père, me dit-il en pleurant, secourez-moi, priez pour moi, engagez tous vos Pères à joindre leurs prières aux vôtres; presque toutes les nuits je vois en songe Françoise l’Advenant parée de fleurs, le visage riant, plus belle que jamais; c’est son regard, ses beaux yeux, sa taille céleste; j’entends sa voix enchanteresse; mon cœur palpite, mes sens se troublent, je brûle d’amour. Cette nuit elle m’a dit: Pourquoi m’as-tu abandonnée, moi qui t’aime si tendrement? Viens, mon ami, viens dans mes bras caressants. Alors j’ai cru la voir s’approcher, s’incliner sur mon lit. Je m’éveille en sursaut, couvert d’une sueur froide, et, troublé, éperdu, j’ai couru me jeter au pied du crucifix, où j’ai répandu un torrent de larmes. Je le tranquillisai, et lui promis mes secours spirituels et ceux de la communauté. Il ajouta ensuite: Pensez-vous que cette fille si généreuse, si sensible, le chef-d’œuvre de la nature, soit en paradis avec les anges, auxquels elle ressemblait, ou condamnée aux flammes éternelles de l’enfer? — Nous devons espérer que son repentir sincère, sa piété touchante à l’heure de sa mort, auront fléchi la miséricorde du Père des humains; et qu’aujourd’hui Françoise de l’Advenant jouit, comme Magdeleine, de la gloire et du bonheur des saints; et qu’en ce moment elle prie Dieu pour vous. Cet espoir a rétabli le calme dans cette ame sensible et souffrante. Depuis, il mène une vie sainte, édifiante et moins agitée. La cloche alors nous avertit que c’était l’heure du réfectoire. Je me mis à table avec la communauté, et, après le dîné, je pris congé de don Pedro et de ces bons pères, qui me firent présent d’une médaille bénite, et me demandèrent une inscription latine pour la porte de leur couvent. Je leur proposai ce passage que Pline applique aux Therapeutes:[55] Gens æterna, in quâ nemo nascitur.[56] Il me parut qu’elle ne leur plaisait pas. Je pris dans ce couvent une idée des moines espagnols; je vis qu’ils avaient adopté les principes de l’abbé de Rancé, supérieur de la Trappe, qui interdit à ses moines la science, et toute lecture, hors celle de la Bible, affirmant que la science ne convient pas aux religieux.[57]
Je partis pour Tarragone. Ce qui me frappa dans cette route, ce fut de voir des femmes travailler la terre, le hoyau ou la bêche à la main. La nature, sans doute, s’indignait de leurs travaux; leur visage noir et flétri repoussait le regard du voyageur.
Tarragone est située sur une éminence hérissée de rochers. Cette ville, peu populeuse aujourd’hui, fut jadis une colonie de Scipion, et le siège du gouvernement romain. Ses pauvres et tristes habitants foulent la cendre des maîtres du monde. Les vainqueurs, les vaincus, sont confondus dans la même poussière.
Les anciens Tarragonois furent les premiers qui élevèrent un temple à Auguste, et brûlèrent de l’encens devant sa statue. Est-ce la reconnaissance ou la vile adulation qui fit un dieu de l’auteur des proscriptions? Mais ce dieu prétendu paya leur flatterie d’une ironie piquante. Les députés de cette ville lui disaient qu’un palmier avait germé sur son autel; cela prouve, répond Auguste, que vous y sacrifiez souvent. C’est à Tarragone, au milieu du dix-septième siècle, qu’un concile indigné de l’usage immodéré du tabac, défendit, sous peine d’excommunication, aux ecclésiastiques d’en prendre en poudre lorsqu’ils officiaient au chœur; et en pipe, avant la communion, et même une heure après.
Je quittai Tarragone, après un fort mauvais repas, car je n’avais trouvé à la venta que la cama è el fuego (la chambre et le feu). Ce sont souvent les seules ressources des auberges d’Espagne.
On arrive à Tortose par un chemin pénible, à travers des dunes et des terres incultes. Mon cheval suait, fatiguait. Macte animo (courage), lui disais-je, mon cher Podagre; ce soir nous serons à Tortose, tu te reposeras dans une belle écurie, et je te donnerai l’avoine de ma main; et si tu meurs avant moi, je te ferai bâtir, comme l’empereur Adrien fit pour son cheval, un beau sépulcre orné de ta statue. On ne doit pas être surpris de cette petite harangue que j’adresse à mon cher Podagre; Mézence, dans l’Énéide, tient à son cheval Rhæbé un discours fort touchant. Dans Homère, Achille et Hector parlent aussi à leurs chevaux; ceux d’Achille pleurèrent sa mort. Virgile dit la même chose du cheval de Pallas.[58] J’avais une grande tante qui s’entretenait avec son épagneul, comme elle aurait fait avec un savant. Et pourquoi non? Malgré Descartes et Buffon, les bêtes diffèrent des automates; elles ne sont point bornées à une seule impulsion mécanique, qu’on appelle instinct; elles ont de la mémoire, et même de l’imagination, car il en faut pour construire un nid, inventer des ruses pour surprendre sa proie, ou éviter des piéges; et quand la philosophie aura connu et défini l’ame des hommes, elle pourra définir celle des bêtes.
Les heures, en voyage, coulent aussi lentement que celles qu’on passe dans l’antichambre des grands, ou dans leurs cercles pompeux. Toutes les fois que je demandais à quelle distance j’étais de tel endroit, on me répondait: Vous en avez encore pour une heure, pour deux. C’est ainsi que les Espagnols évaluent les distances. Mais les heures étaient de cent vingt minutes; les chemins, les auberges, tout était détestable. Sed levius fit patientiâ, quidquid corrigere est nefas.[59] D’ailleurs l’espérance m’aiguillonnait, et chaque lieue faite, chaque heure de ma vie consumée, me rapprochait de ma chère Séraphine. On dit: Le mieux, l’ennemi du bien; et moi je dis: Le mal, l’ami du bien. Parvenu dans la plaine de Tortose, j’en goûtais mieux l’aspect charmant. Que l’automne est beau dans ce pays! Il lève sa tête, comme le dit Horace, couronnée de pampres et de fruits.[60] Quelle sérénité dans l’air! Quelle douce température! Je croyais me promener dans un jardin entrecoupé de plants d’oliviers, de figuiers, de caroubiers et de vignes. Les vendanges étaient ouvertes; les chants d’allégresse retentissaient; hommes, femmes et enfants coupaient, en chantant, les longues grappes d’un raisin noir, en chargeaient les mulets. Les vendangeurs m’en offraient de bonne grâce, et j’acceptais de même. Je ne connais pas de fête de ville aussi agréable, aussi intéressante que cette fête champêtre, dont la nature fait tous les frais.
J’arrivai le samedi soir à Tortose; mon cheval était fatigué, et mon hôte me pressa beaucoup de le laisser reposer le dimanche. Il y a, me dit-il, dans cette ville cent choses à voir, entr’autres une belle relique que la sainte Vierge a donnée à la cathédrale. Sa digne moitié joignit ses instances aux siennes.
C’était une femme d’un puissant embonpoint, qui aimait bien trois choses, l’argent, la Madonne et les hommes. Elle m’apprit que les femmes de Tortose, dans les cérémonies du mariage, prenaient le pas sur les hommes, parce qu’elles avaient fait des prodiges de valeur en défendant la ville contre les Maures. L’on avait fondé pour elles un ordre militaire, dont la décoration était un scapulaire sur lequel était peinte une hache de couleur écarlate.
Pour me reposer de mes fatigues, je comptais donner au sommeil une partie de la matinée; mais à peine le soleil pointait sur l’horizon, que mon hôte frappa à ma porte, en criant: Senor capitano, la misa. Je le donnai au diable avec sa messe; mais, si j’avais refusé de l’entendre, j’aurais été réputé Judeo ou Moro, et l’on m’aurait peut-être lapidé comme saint Paul et saint Étienne le furent jadis; et, depuis la leçon reçue à Barcelone, je ne marchais plus que sous les ailes de la Prudence. J’allai donc à la misa, et, quand elle fut dite, mon hôte me conduisit à la sacristie, pour me faire voir la fameuse relique dont la Madonne avait gratifié cette église. La sacristie était pleine d’hommes et de femmes à genoux. Un prêtre, revêtu de son étole, debout au milieu d’eux, leur appliquait sur les tempes, sur le front et sur la bouche un ruban enchâssé clans une boîte enrichie de diamants. Mon posadero (hôte) s’agenouilla en entrant, et me tira par la manche pour m’engager à l’imiter; je fléchis le genou, et le prêtre, à mon tour, promena le saint ruban sur mon visage, cérémonie que j’essuyai avec de grands sentiments de componction. Mon dévot aubergiste, dont le nom n’a pu rester dans ma mémoire, m’assura que toutes les fois qu’il avait été frotté du saint ruban, il lui était arrivé quelque chose d’heureux dans la journée. Il était vêtu de l’habit du dimanche, et traînait une longue rapière, qui, sans doute, avait appartenu à quelque Visigoth. Je lui demandai si, en Espagne, il était permis aux hôteliers de porter l’épée. Si senor, a mi, répondit-il fièrement; sono nobile come el re (je suis noble comme le roi).[61] — On le voit à votre air. — Je suis Biscayen; et tout le monde sait que les Biscayens descendent de l’ancienne noblesse cantabre, qui s’est conservée pure et sans mélange avec le sang maure ou juif; de plus, Philippe II, notre grand roi, a anobli toute la Biscaye. — C’est un beau privilége, qu’avait ce monarque, d’anoblir dans un jour, et d’un seul mot, les cordonniers, les barbiers, les paysans de toute une province.[62] On raconte qu’un Biscayen vint à Madrid; il était grand, sec, costumé à l’antique, et traînant à son côté une longue épée; il rencontre sur l’escalier Charles III, bon prince, qui marchait sans pompe;
Le Biscayen s’arrête devant lui sans mot dire; le roi le regarde, comprenant qu’il voulait lui parler. Le Biscayen alors lui dit: «Sois Carlo tercero, mi amo è mi senor? (Êtes-vous Charles III, mon maître et mon seigneur?) — Soi. (Je le suis.) Alors, le Biscayen lui présentant un placet, ajoute: Leed e hazed justicia. (Lisez et faites justice.) Le roi prit le placet, et répondit: lo hare. (Je le ferai.) Et en effet une justice prompte lui fut rendue.
La noblesse et la dévotion de mon hôte le Biscayen n’altéraient point son penchant à la friponnerie. Il avait devant moi donné la celada (l’orge) à mon cheval;[63] et comme mon attachement pour ce camarade de voyage m’inspirait pour lui une attention fraternelle, je revins bientôt après à l’écurie pour voir s’il mangeait avec appétit; je trouvai mon gentilhomme qui remportait la ration du pauvre Podagre. «Senor Hidalgo, lui dis-je, ce n’est pas aujourd’hui jour de jeûne pour mon cheval.» Il me répondit froidement que, par erreur, il lui avait donné double mesure; et pour mieux me prouver sa méprise, il me la porta en compte. Il me fit assez bonne chère en poisson, que l’Èbre, qui baigne les remparts de la ville, fournit en abondance. Mais son pescado (poisson) était assaisonné avec une huile détestable, qu’il soutenait être délicieuse: en Espagne, la force et le piquant de l’huile en constituent la bonté. Mon cher posadero s’était établi à table avec moi; il daigna boire à la santé du roi de France, le premier roi de l’Europe après Sa Majesté catholique, qui est, disait-il, notre seigneur. — Dites votre roi. — Non, il n’est que notre seigneur; les Biscayens sont libres et nobles: voilà pourquoi nous sommes riches et gais; au lieu que les Castillans sont froids, silencieux, pauvres et paresseux. Allons, monsieur le Français, de la joie, et buvons libéralement. Il remplissait mon verre et le sien du vin qu’il me fesait payer. Il me fit ensuite l’éloge de chaque plat apprêté par sa femme. A propos d’elle, s’écria-t-il, l’avez-vous remarquée? c’est un beau morceau de femme; et de plus, sa vertu égale sa beauté. Elle ne voit personne que le père don Ambrosio, qui nous fait l’amitié de venir tous les jours, et qui l’entretient dans les bons principes: cependant malgré les vertus de cette moderne Lucrèce, et les bons principes que lui inspirait le révérend père Ambrosio, il n’a tenu qu’a moi de terminer, cette journée par une fête d’amour. A l’heure où toute l’Espagne fait la méridienne, dame Catalina pénétra dans ma chambre, tacito pede, rouge comme du corail, et parée de tous les attraits d’une Vénus de quarante ans. En me voyant un livre à la main, elle s’écria: que santo! Elle s’imaginait qu’on n’ouvrait un livre que pour dire ses prières. Elle s’assit à mes côtés, en me déclarant qu’elle aimait beaucoup les Français, qu’ils avaient un air, une tournure bien agréable et bien piquante, et que son mari dormait en attendant l’heure d’aller à l’église. C’est un très-galant homme, lui dis-je, que votre mari. — Senor, si e un hombre di Dios (c’est un homme de Dieu). — Il est bien heureux d’avoir une femme aussi honnête, aussi vertueuse que vous; vous devez bien l’aimer.— Senor si, muchissino (infiniment). — Continuez, las almas christianas le ayudaran en todas sus empressas.[64] Ces mots et mon air grave glacèrent son imagination, et éteignirent son goût pour les Français; elle se retira plus rouge que la pleine lune à l’horizon, en me disant qu’elle allait à l’église, et qu’elle était venue pour voir si je n’avais besoin de rien. — Non, senora, que de vos prières. Je ne fus pas obligé de faire de grands efforts pour faire le petit Joseph devant cette grosse Putiphar.
Au coucher du soleil, mon Biscayen, l’épée au côté, la tête haute, fier comme un Romain montant au Capitole, me conduisit à la promenade. Les environs de Tortose sont charmants. Nous nous promenâmes en bateau sur l’Èbre, au milieu d’une foule de petits bâtiments qui animent cette scène, et annoncent l’activité du commerce. Mon cher posadero me demanda si Paris était beaucoup plus grand que Tortose? — Oui, un peu plus. — Si le roi de France se confessait souvent? — Plus souvent que Frédéric II, roi de Prusse. — Si les Françaises étaient fidèles à leurs maris? — Oui, tout autant que la vôtre. — Si elles aimaient et respectaient les moines? — Oui, comme à Rome on respecte les imans et les derviches. — Je ne le croyais pas; je n’avais pas si bonne opinion des Français. Il me parla ensuite de la cérémonie religieuse du matin, du ruban de la Madonne, qui portait bonheur à ceux qui le touchaient. Il était en ce moment si content de sa situation et de lui-même, qu’il s’écria tout joyeux: Espagna es el mejor pays del mundo.[65] Mais au retour de notre promenade, son hilarité se changea en tribulation. Sa femme accourut au-devant de lui tout éplorée, et lui annonça que leur valet d’écurie avait enfoncé l’armoire, et emporté leur argent et leur vaisselle. A cette nouvelle foudroyante, le dévot Biscayen s’écrie, écumant de rage: A los diablos san francesco, san Joseph. Il s’arrache son scapulaire, le déchire, le foule aux pieds en criant: All inferno nuestra senora d’astocha, di Tortosa, del carmen e su cinta (son ruban). A ces imprécations, je m’échappe en riant, et en songeant à quoi tenait la dévotion d’un Espagnol. Le lendemain je me levai avec l’aurore pour aller coucher a Morviedro. Mon Biscayen, qui n’avait pas dormi, et n’avait pas encore pardonné à la Madonne le vol de son cher trésor, me présenta, dans sa mauvaise humeur, un compte fort exagéré. J’osai me permettre quelqu’objection; mais il me répondit qu’un hidalgo n’avait qu’une parole; d’après cela, il me fallut payer. Cependant il me recommanda d’entendre la messe avant mon départ, et de prendre une escorte parce que la route de Morviedro était infestée de brigands. Mon cher hôte, lui dis-je, je n’en prendrai point, j’ai, pour moi, Dieu et mon épée. Vaya usted con Dios, fut sa réponse.
Le chemin de cette ville était au milieu des montagnes élevées, couvertes de pins, de caroubiers, de divers arbustes et de nombreux troupeaux. A l’opposite, mes regards se promenaient sur une mer vaste et tranquille. Cet ensemble m’offrait souvent des tableaux intéressants, et je m’arrêtais pour les contempler et en jouir. Que le tableau le plus parfait est faible, mesquin, auprès de ces magnifiques paysages de la nature!
Le midi brûlait la terre; Podagre et moi étions haletants. J’entendis le murmure d’un ruisseau qui descendait de la montagne; j’y courus, je mis pied à terre. J’enviai le bonheur de mon cheval, qui se désaltérait en buvant cette eau limpide, tandis que je n’avais pas même, comme Diogène, une tasse de bois; je m’en passai comme lui, et je bus dans le creux de ma main: ce qui, n’en déplaise à ce fameux cinique, me fesait regretter le superflu, chose si nécessaire. Je m’assis au bord de ce ruisseau qui courait d’un pas si rapide, et je lui adressai ces vers de madame Deshoulières:
J’étais assis à l’ombre de quelques caroubiers; la mer était devant moi, le ruisseau coulait à ma gauche; non loin, et à ma droite, un troupeau de moutons dormait à l’ombre des rochers; le chien, le berger dormaient également, comme aussi sa musette. Enchanté de la beauté de ce paysage, ému, attendri du calme, du silence de la nature, et du souvenir de ma chère Séraphine, je me mis à traduire deux vers touchants d’une églogue de Virgile:
Mais un souvenir douloureux versa la tristesse dans mon ame; je me rappelai la tendre et malheureuse Cécile. Chère amie, m’écriai-je, où es-tu? Dans le ciel. Vois-tu mes regrets, entends-tu ma voix? Pourquoi, si jeune, as-tu quitté la terre, dont tu étais l’ornement? Et des larmes abondantes coulaient de mes jeux. Le cœur soulagé par cette effusion, je continuai ma route. Le soleil était au bord de l’horizon, je gravissais les montagnes à pied, lorsque j’aperçus trois hommes sur la hauteur, qui paraissaient m’attendre. A mon approche, l’un d’eux passa de l’autre côté du chemin, sans doute pour m’envelopper; je ne pouvais ni reculer, ni courir; la montée était rude, escarpée. Je passai dans le bras la bride de mon cheval, et je tirai un pistolet de ma poche, tins mon épée nue à la main, et m’avançai d’un pas ferme, les jeux toujours attachés sur ces hommes, les détournant cependant parfois à droite et à gauche, pour voir si le ciel ne m’enverrait aucun secours; mais le silence, la solitude, l’ombre et la terreur régnaient autour de moi. Alors, comme Henri IV, je recommande mon ame à Dieu, et laisse mon cœur à Séraphine, après quoi je hâte mon pas, et marche vers l’homme qui était seul. Quand je fus près de lui, il tendit son chapeau, en me disant: dad (donne). Passe de l’autre côté, lui criai-je, ou je te tue; dad fut sa réponse. Soudain je fonds sur lui l’épée à la main. Effrayé, il s’enfuit vers ses complices, et, tous les trois réunis, ils viennent sur moi, je décharge mon pistolet sur le plus avancé; et sans doute je lui cassai la cuisse, car il tomba en criant: Jesus, santa Maria, piedad, son muerto. A cet aspect, ses deux compagnons restèrent immobiles, et je les attendis: mais voyant qu’ils ne bougeaient pas, et qu’ils étaient occupés auprès du blessé, je continuai mon chemin, non sans tourner la tête à chaque pas pour observer leurs mouvements; mais ils n’osèrent me suivre. Ils relevèrent leur camarade en m’adressant un torrent d’injures; les demonio, les diavolo sifflaient à mes oreilles. Lorsque je fus à cent pas d’eux, je remontai à cheval, car j’avoue que je me sentais affaibli. J’aurais payé bien cher un verre d’eau-de-vie. J’arrivai nuit close à Morviedro, accablé de fatigue; je demandai, en entrant à l’auberge, un verre de vin, ce qui rétablit mes forces. Je ne voulus point parler de mon aventure, pour ne point comparaître devant la justice, qui, en Espagne, a les mains agiles, et la démarche lente et tortueuse.
Mon hôte me promit à souper huevos estrellados (des œufs brouillés), et un plat délicieux d’escargots; je ne connaissais point ce ragoût, très-commun dans cette contrée. On les mit dans un poêlon hermétiquement fermé. Ces malheureux animaux, cuits vivants, produisirent, par leurs sifflements, le même bruit que l’eau bouillante. Je souffrais de leur supplice, et ne pus me résoudre à en manger; et je soupai légèrement avec des huevos estrellados.
Je résolus de sacrifier quelques heures de la matinée pour parcourir Morviedro, jadis la fameuse Sagonte, que Tite-Live nous peint si riche, si puissante, si fidèle aux Romains. Lorsque je vis ses habitants tranquilles occupés de leurs affaires et de leurs plaisirs, je songeai au terrible Annibal, qui la prit, après huit mois de siège, l’an de Rome 526. Les malheureux Sagontins, après s’être nourris de la chair de leurs enfants, formèrent l’affreuse résolution de mourir tous ensemble, et de laisser leur cendre confondue avec celle de la ville. Ils dressent un vaste bûcher au milieu de son enceinte, y portent leurs meubles, leurs trésors, y mettent le feu, et s’y précipitent, hommes, femmes, enfants et les esclaves même. Annibal, au lieu de richesses, n’y trouva que cendres et débris. C’est par cette scène sanglante que commença la seconde guerre punique.[67] O malheurs de la guerre! «Si l’on vous contait, dit la Bruyère, que tous les chats d’un grand pays se sont assemblés dans une plaine, et qu’après avoir miaulé tout leur saoul, ils se sont jetés les uns sur les autres, et ont joué ensemble de la dent et de la griffe, et qu’il est demeuré, de part et d’autre, dix mille chats sur la place, qui ont infecté l’air à dix lieues à la ronde, ne diriez-vous pas: Voilà le plus abominable sabat dont on ait jamais ouï parler?» Ce sabat dure en Espagne depuis trente siècles. Phéniciens, Carthaginois, Romains, Vandales, Goths, Maures, Espagnols, Français, Allemands, se sont disputé cette riche proie, ont inondé de leur sang cette terre riante et fertile, pour en jouir pendant quelques jours, et la transmettre ensuite de main en main à la postérité leur héritière. Aujourd’hui je marche sur leurs cadavres, je foule leur poussière sous mes pieds; les tombeaux, les monuments même de leur orgueil n’existent plus.
En réfléchissant ainsi, j’arrivai près d’un couvent de trinitaires, bâti sur les ruines du temple de Diane, et avec ses matériaux.
Ici ont passé, me disais-je, les Émile, les Fabius, les Acilius, ce Caton, qui gouvernait l’Espagne, et ce grand Scipion, qui, n’ayant pu lui enlever son gouvernement, renonça aux affaires publiques. J’aperçus des inscriptions latines gravées sur des pierres tombales; pendant que je cherchais à les déchiffrer, je vis auprès de moi l’un de ces trinitaires: je l’abordai pour lui demander quelques éclaircissements sur ces inscriptions. Le révérend me répondit qu’il n’entendait pas l’arabe, et qu’il ne s’occupait pas de ces bagatelles écrites par les Maures, qui étaient des chiens, et dont Mahomet était le dieu. Emerveillé de cette réponse, je lui demandai ce qu’il pensait des anciens Romains. Ils adoraient, me dit-il, des statues de pierre et de bois, des serpents et des crocodiles. J’admirai la vaste érudition du révérend, et, pour m’égayer, je lui demandai si Luther était mahométan? — Non, c’était un apostat né du commerce de sa mère avec un incube; il avait renoncé à sa part de paradis pour vivre cent ans dans le bourbier du libertinage: à sa mort, le diable, qui se tenait auprès de son lit, a emporté son ame.
Cependant ce bon moine avait certain savoir: il m’apprit que les vignes de Morviedro produisaient un vino generoso; que l’on n’en buvait pas d’autre dans le couvent; que le pays était couvert de caroubiers, arbres très-agréables, toujours verts, dont les fleurs sont rouges; que la carrouge est un fruit long et plat, dont la pulpe est fade et douceâtre; et qu’on en nourrissait les chevaux et les bestiaux.[69]
Je voulus aller visiter les ruines d’un amphithéâtre, monument des Romains. Le trinitaire offrit de m’y accompagner. Il me fit remarquer, à la porte de la ville, la tête d’Annibal gravée sur une pierre. A l’aspect de cet auguste visage, je me rappelai Trébie, Trasimène, Cannes, et Rome, cette fière Rome, vaincue, humiliée, tremblant au seul nom d’Annibal, selon moi, le plus grand, le plus habile, le plus intrépide des capitaines, parce qu’il fit de grandes choses avec de faibles moyens. Lorsqu’il descendit en Italie il n’avait plus que vingt mille hommes d’infanterie, et six mille chevaux; et c’était Rome qu’il allait attaquer. Pendant treize ans il a lutté contre cette puissance formidable, loin de sa patrie, abandonné par elle, avec une armée composée d’un ramas de toutes les nations, qu’il sut enflammer par l’enthousiasme de la gloire, et enchaîner par la sévérité de la discipline. Ce héros était hardi dans ses plans, intrépide et calme au milieu des plus grands dangers, et doué d’une présence d’esprit admirable; presque impassible, comme Charles XII, il bravait l’inclémence de l’air; il dormait sur la terre, lorsqu’il en avait le temps; l’aliment le plus grossier était sa nourriture; il marchait le premier au combat, et se retirait le dernier. Les Romains l’ont accusé de perfidie, de cruauté, d’irréligion; mais c’est la haine et la vengeance qui ont colorié ce portrait: j’aurais volontiers gravé, sur l’effigie de ce grand capitaine, ce vers qu’Horace fit pour Auguste:
Mais après celui-là j’aurais voulu y inscrire ce vers philosophique de Juvénal:
Je vis dans notre promenade la vénération que l’on avait pour mon trinitaire; tous ceux que nous rencontrions lui cédaient le haut du pavé. Deux jeunes villageoises charmantes, vinrent appliquer leurs lèvres de rose sur sa main crasseuse et tannée.[72] Je ne trouvai à cet amphithéâtre que des décombres qui attestent son antique magnificence, des arcades presque entières, d’autres dégradées, et une citerne bien conservée; il pouvait contenir neuf mille spectateurs. Mon imagination me représentait sur ces sièges déserts, silencieux, ces fiers Romains assistant aux jeux scéniques. Le trinitaire me reprocha mon admiration pour ces vieux monuments, disant que c’était l’ouvrage des païens, que la religion devait anéantir.[73]
Nous retournâmes à son église, sur laquelle je lus cette inscription: oy se sacca las animas.[74] J’en demandai l’interprétation au révérend père: cela signifie, me dit-il, que ceux qui viendront aujourd’hui dans notre église, et réciteront quatre fois le rosaire, retireront une ame du purgatoire: il y avait déjà cent personnes. Voilà donc, dis-je au père, cent ames qui sortiront aujourd’hui du purgatoire. — Senor si, répondit-il gravement: dans ce moment je vis entrer une jeune fille très-jolie, mais pâle, les yeux baissés et baignés de larmes; elle s’approcha du bénitier, remplit une petite tasse d’eau bénite, alla se mettre à genoux auprès d’un tombeau, et après avoir récité quelques prières, l’arrosa de cette eau religieuse, et se retira ensuite à pas lents, et traînant sa douleur. Le moine m’apprit que la mère de cette fille reposait depuis un mois dans ce tombeau, et que chaque goutte d’eau bénite qu’elle y avait versée, avait éteint quelque flamme du purgatoire. — Il est fâcheux, répliquai-je, que cette eau miraculeuse n’éteigne pas les incendies de la terre. Ce cénobite, en me quittant, m’offrit sa main à baiser. — Les Français, lui dis-je, ne baisent que la main des jolies femmes. — Oh! s’écria-t-il, je sais que les Français sont un peu manichéens. — Qu’est-ce, mon père, qu’un manichéen? — C’étoient des hommes qui ne croyaient pas en Dieu, et qui croyaient au diable.[75] Mais sachez que les papes ont attaché des indulgences à ces marques de respect pour les religieux. — Mon père, les nègres d’Afrique ont des prêtres qu’ils appellent marbuts ou marabous, auxquels ils baisent le pied par respect. Lorsqu’un nègre s’est acquitté de ce devoir, le marabou lui prend la main, l’ouvre, crache dedans, et avec sa salive, lui frotte le nez, la bouche, le front et les yeux. Ce récit fit froncer les sourcils épais du révérend; mais pour l’adoucir, je lui donnai quelqu’argent pour les ames du purgatoire. Alors il me dit, que les animas beneditas (les ames bienheureuses) prieraient Dieu pour moi.
Le lendemain, au point du jour, mon hôte me conduisit à un hermitage peu éloigné de la ville, et situé sur une haute montagne. C’était une petite hutte de terre couverte d’esparto, environnée de caroubiers, de figuiers, d’amandiers, et de quelques orangers. Au milieu de ce petit verger, une source d’eau vive arrosait quelques plantes potagères. Pendant que je parcourais cette retraite agréable, qui paraissait être l’asile du repos et de la piété, que je respirais un air pur et salubre, je vis descendre l’hermite du haut de la montagne; il marchait d’un pas ferme, quoiqu’il comptât un siècle de vie. Il vint à nous; je le félicitai sur sa bonne constitution, et sa longévité. Oui, me dit-il, je suis centenaire; il y a quarante ans que je vis dans cet hermitage que j’ai créé et embelli. — Et vous pouvez être heureux loin de la société des hommes et de leurs secours? — Oui, beaucoup plus que lorsque j’étais au milieu d’eux, investi de besoins, et agité de passions. Je vis ici avec Dieu et la nature; mes occupations sont la prière et mon jardin; et mes plaisirs, la promenade et le repos. Mes fruits, mes légumes me nourrissent; je reçois quelquefois un peu d’huile et du pain de la générosité des habitants de Morviedro, et ces secours suffisent à mon existence. Je lui offris de l’argent, et il me refusa. Réservez, me dit-il, cette aumône pour les pauvres: le surperflu m’embarrasserait. Il aurait pu dire, comme le Rat de La Fontaine:
C’est la réflexion que je fis en le quittant. Ah! dis-je, toutes les ames sensibles et vertueuses, froissées, contristées par les crimes, la méchanceté et l’orgueil des hommes, iraient, comme ce bon hermite, se réfugier dans les montagnes, dans les déserts, si les vertus et la sensibilité de quelques individus ne les consolaient, ne les retenaient au milieu d’eux par les liens de l’amitié.
De Morviedro à Valence la route est tantôt sur des montagnes, et tantôt dans des vallées très-agréables. Elle était couverte de moines, de femmes sur des mulets, conduites par des arrieros (des muletiers), et escortées de troupeaux de borricos (ânes). Je m’arrêtai pour dîner dans la fameuse chapelle de Notre-Dame de la Cueva-Santa (de la Sainte-Grotte), située au milieu des montagnes. Quelques prêtres desservent cette chapelle, et, en même temps, tiennent auberge. Si vous étiez venu, me dit l’un d’eux, le 28 septembre, jour de la fête de la Vierge, vous auriez vu une foule immense, et vous auriez joui d’un spectacle touchant; des malades accouraient chercher la santé, des mères venaient prier la Vierge pour celle de leurs enfants, des épouses, pour en avoir. Je lui demandai si la Madonne fesait beaucoup de miracles. — Sans doute; mais ils sont plus rares depuis quelques années: les hommes sont trop dépravés; la foi s’affaiblit. Il me proposa, en attendant le dîné, de me mener à la Cueva-Santa. Je le suivis; il y entra le premier ventre à terre, et y pénétra en rampant. Je fus obligé de ramper aussi; mais ce n’était pas devant des hommes. L’obscurité, favorable à la dévotion et à l’amour, m’empêcha de voir cette Madonne. Au sortir de la grotte j’allai dîner. Ces bons pères me régalèrent d’un guisado, qu’ils me vantèrent beaucoup; celait une fricassée de poulets, cuite à la poêle, dans l’huile, avec des tomates, et force poivre. L’appétit seul me força de manger de ce ragoût détestable pour un Français. Quand je payai ce repas, on me demanda pour la Vierge, et je donnai pour la Vierge.
Je ne pus aller coucher qu’à Segorbe, éloigné seulement de dos leguas de la Cueva-Santa. Cette ville est assise sur le penchant d’une colline, entre deux montagnes, au bord de la rivière de Toro; elle est environnée de jardins bien cultivés, et contient cinq à six mille habitants. Le séjour m’en parut agréable; un philosophe et un amant doivent s’y plaire: en qualité d’amant, je disais à la belle Séraphine: Hic tecum vivere amem.[76]
Le lendemain j’arrivai de nuit à Bexis; le posadero me demanda en entrant à l’auberge, si j’étais christiano. Sur ma réponse affirmative, son visage s’épanouit, et il me dit, en me touchant la main: Los almas christianas se allegran de ver à un hermano.[77] Je lui demandai pour mon souper des truites que nourrit la rivière de Toro, que l’on m’assurait être excellentes. Il me promit d’en chercher, en m’assurant que j’aurais un souper de roi. Je m’assis, en attendant le festin, devant le foyer de la cuisine, au milieu d’une troupe de chats et de chiens. Crébillon le Tragique se serait délecté dans cette société; mais je n’ai pas le même attachement pour mes frères les animaux, malgré le pacte que Dieu a daigné faire avec eux. La conversation de mon hôtesse vint égayer mon loisir; je sus bientôt quelle était de Saragosse; qu’elle en était à son troisième mari; qu’elle avait aimé le premier, détesté le second, et avait de l’amitié pour le troisième. Elle me raconta un miracle de son pays, arrivé du temps de son aïeule. Un gentilhomme très-jaloux surprit sa femme avec son amant qui sauta par la fenêtre, et échappa au fer vengeur de l’époux; dans sa fureur, il fond, l’épée à la main, sur sa femme, qui, épouvantée, tombe à genoux, en implorant le secours de la Vierge. A peine eut-elle commencé sa prière, que le mari reste sans pensée, sans mouvement; l’épée lui tombe des mains; ensuite, revenant à lui comme d’un songe, il demande à sa femme à quel saint elle s’était recommandée. A Notre-Dame d’Atocha, dit-elle; et j’ai fait vœu d’aller, à Madrid, visiter son église,[78] si elle daignait me sauver de votre courroux. — Allez accomplir votre vœu, madame; je ne m’y oppose pas. Aussitôt la senora partit pour Madrid, remercia la Madonne, et fit ensuite exécuter un tableau qui représentait son aventure, qu’elle appendit dans la chapelle de la Vierge. C’est un très-beau miracle, lui dis-je; on voit que la Vierge d’Atocha protège les ames tendres. L’hôte vint m’annoncer le souper. Quel souper! Don Quichotte n’en a jamais fait de si mauvais! On me servit des pimientos très-piquants, des tomates assaisonnées à l’huile de la lampe, et une soupe ou pâtée d’ail.[79] Cependant il fallait manger, sous peine de mourir d’inanition: je me décidai à vivre encore. Solon prétend que la nourriture est, comme les autres drogues, une médecine contre la maladie de la faim. Mon hôte vint au milieu du repas m’assurer que je devais être content, qu’il m’avait donné un souper de cardinal. Voire, même d’un pape, lui répondis-je. J’expédiai bien vite ce festin de cardinal, pour aller oublier mes fatigues dans les bras de Morphée. Sancho Pança s’écrie: Béni soit le sommeil! il enveloppe un homme comme un manteau. Mais ma chambre était semblable à celle que décrit Gresset:
J’eus beau invoquer le sommeil, il me refusa ses pavots. D’ailleurs, l’âcreté de l’huile, la force de l’ail et des pimientos, avaient prodigieusement irrité mon gosier. Par bonheur, je m’étais pourvu d’une cruche d’eau au large ventre: je l’épuisai pendant la nuit. Qu’elle fut lente! Je craignais qu’un nouveau Josué n’eût arrêté la marche du soleil. Enfin, un rayon de lumière m’annonça le jour; je me levai, et j’allai compter avec mon hôte, qui me fit payer chèrement son souper de cardinal. Je demandai à déjeûner avant de partir, mais ce pieux Posadero voulut qu’auparavant j’allasse entendre la messe, parce que c’était la fête de je ne sais quel saint: j’aimai mieux me passer de l’un et de l’autre.
Les agréments de la route me dédommagèrent de ce mauvais gîte. Après avoir traversé des montagnes couvertes de plantes aromatiques, de pins et de verdure, je descendis dans une vallée: le soleil était ardent, et la marche pénible: j’arrivai enfin à la rivière de Canales qui promène ses eaux limpides sous des berceaux charmants, entre des bords parés de fleurs. A cet aspect, je m’écriai: o qui me gelidis in vallibus Hœmi sistat![80] mais je préférai la vallée où j’étais, à celle de l’Hémus.[81] Je mis pied à terre, et m’assis à l’ombre de deux beaux arbres. J’y respirai la fraîcheur de l’eau et de l’ombrage. Quand je suis seul, disait Cardan, je suis plus que jamais avec les personnes que j’aime,[82] et moi j’étais aussi avec la belle Séraphine. Je la voyais, je lui parlais, je lui jurais l’amour le plus tendre. J’entendais sa voix douce et touchante; elle pénétra dans mon cœur. Mon rêve fut interrompu par la présence d’un homme dont le vêlement bizarre m’inspira quelque méfiance; je me levai, et je l’attendis. Une barbe noire et épaisse ombrageait son menton; il avait la tête rasée; sa robe était de bure; un rosaire à gros grains pendait à sa ceinture, et il tenait dans sa main une figure de bois qu’il appelait la Madonne: il m’invita à la baiser. Je lui dis que je ne baisais pas du bois. Alors il me demanda de l’argent. Quel est votre métier? lui dis-je. — Je n’ai point de métier; je suis hermite, et je vis de ce que l’on me donne. — Et pourquoi vivez-vous d’aumônes, puisque vous êtes sain et robuste? — Pour gagner le Ciel. Nous jeûnons, nous nous mortifions, nous prions pour les autres. — Vos prières ne sont pas entendues; je ne vous crois pas plus de crédit dans l’autre monde que dans celui-ci: n’avez-vous jamais exercé d’autre profession? — J’ai été soldat, puis déserteur; je me suis marié, j’ai quitté ma femme; j’ai eu des enfants, je les ai envoyés à l’hôpital. — Et pourquoi cette barbarie? — Pour m’en débarrasser, et en faire des gentilshommes. — Comment cela? — Tous les enfants trouvés sont nobles.[83] Aujourd’hui, libre de tout lien, de toute affection, je ne suis plus occupé que de mon salut. — Et du soin de vivre aux dépens des autres. Et votre métier est-il bon? — Jadis il était meilleur; mais la religion s’affaiblit tous les jours, les charités diminuent; et sans quelques bonnes femmes, nous ferions de longs jeûnes. Dans ce moment, mon cheval s’étant détaché, je courus après lui; à mon retour, je vis cet orang-outang s’éloigner à grands pas, je lui criai: Bon voyage, seigneur hermite! Mais je m’aperçus qu’il m’emportait un mouchoir que j’avais laissé sur l’herbe. Je montai à cheval, et je l’atteignis bientôt: il nia effrontément son vol; mais, lui ayant appliqué deux coups de fouet sur les épaules, il jeta le mouchoir, et se sauva à toutes jambes. En réfléchissant sur cette aventure, je me disais: Si un musulman ou un chinois, désirant embrasser la religion chrétienne, venait en Espagne pour la connaître, quelle idée pourrait-il en avoir? La barbarie de l’inquisition, l’ignorance et la vie scandaleuse ou mondaine de la plupart des moines, la superstition, la dévotion des habitants, associée à la galanterie, à la dissolution des mœurs, une foule de Madonnes de bois ou de métal, arrivées miraculeusement par les airs, fesant tous les jours des miracles, couvertes de pierreries, habillées, endimanchées dans leurs niches; ensuite les indulgences de l’église, les bulles des papes pour lever des impositions sur le peuple, le brigandage des hermites; sans doute tout éloignerait cet aspirant d’une religion dont il ne pourrait démêler la sainteté à travers les abus et les momeries qui la défigurent.
Je reviens aux hermites. Ils fourmillent en Espagne, et mettent à contribution la piété des habitants et des voyageurs, et volent quand l’occasion se présente.
Pendant que je me livrais à ces réflexions, des nuages s’amassaient sur ma tête; j’encourageai Podagre de la main et de la voix à doubler le pas; mais il n’aimait pas à presser son allure. J’ai connu beaucoup d’hommes, qui, sous ce rapport, ressemblaient à mon cheval. Cependant l’éclair brille, le tonnerre roule et gronde, un vaste et noir nuage s’entr’ouvre, et un torrent d’eau fond sur moi et mon cheval, ruit arduus aether. Je n’apercevais pas une chaumière où me réfugier. La foudre, avec un fracas horrible, traverse le chemin à dix pas de moi, et va briser un chêne, vieux enfant de la terre. Podagre, effrayé, se cabre et me désarçonne. J’étais, sub dio, sous le poids de la pluie, enveloppé de ténèbres et d’une odeur sulfureuse; les nuages, poussés par les vents, se heurtaient, se déchiraient: le spectacle était grand, sublime; si j’avais été poète ou peintre, j’aurais pu l’admirer, en jouir; mais j’étais plus tenté de maudire l’orage que de l’admirer, je ne songeais qu’à rassurer mon bucéphale et à presser son pas. La pluie ne cessa que lorsqu’elle eut pénétré mon manteau et mon habit. Alors parut l’arc-en-ciel, ce gage éternel de la promesse du Tout-Puissant; un rayon pâle perça les nuages. A son heureuse clarté, au silence des éléments, je crus voir la nature sortir du chaos; insensiblement une douce sérénité remplaça les ténèbres, et bientôt le soleil déploya toute sa magnificence. Alors Podagre et moi, bien trempés, bien mouillés, poursuivîmes notre route d’un pas tranquille et d’un cœur plus joyeux.
Arrivé à la venta d’un village près de Lyria, j’entrai dans le vestibule, où des muletiers déchargeaient leur marchandise. Cette pièce servait de magasin, de salon et de chambre à coucher; de-là, j’allai dans la cuisine où ces messieurs apprêtaient leur souper; j’aidai l’hôte à préparer le mien, qui consistait en un plat de morue et des œufs aux tomates, que je mangeai au bout de la table, avec cette brillante compagnie. Je jouis de leur aimable conversation, dans laquelle les jurements, l’orage du jour et les miracles des saints ne furent pas oubliés.
Peu soucieux de passer la nuit avec mes convives, je demandai une chambre à mon hôte. Je n’en ai qu’une seule à vous offrir, me dit-il; elle est au haut de la maison; mais personne n’oserait y coucher, toules les nuits elle est occupée par un revenant. — Et quel est ce revenant? — Nous croyons que c’est ma grand’mère qui y est morte depuis deux ans, et je serai obligé de vendre ma maison à mon voisin, qui en a grande envie. — Eh bien, mon cher hôte, donnez-moi cette chambre; j’y coucherai, je ne crains pas les esprits féminins. — Oh! d’aussi braves que vous ont eu peur. — J’en suis persuadé; mais j’ai un secret pour chasser les esprits. Mon hôte consentit à me céder la chambre, en plaignant mon entêtement. Je savais cependant que Pline le jeune, Plutarque, Tacite, l’église et mon aïeule croyaient aux revenants; on m’avait appris au collège que l’ombre de Samuël, évoquée par la sorcière d’Enden, avait apparu à Saül, qui le reconnut à son manteau. J’avais lu depuis, dans des historiens très-véridiques, que Brutus avait vu, dans sa tente, un spectre, grand et hideux, qui venait lui annoncer sa mort; qu’un fantôme, sur les bords du Rubicon, s’était présenté à Jules César, et avait traversé le fleuve en sonnant de la trompette. Je me rappelai aussi que le génie de Rome, pâle et triste, avait apparu devant Julien, dit l’Apostat, la nuit dans sa tente, pendant qu’il écrivait. Mais tant d’exemples fameux et attestés ne pouvaient vaincre mon incrédulité, en fait de revenants et de fantômes. Cependant le posadero, par pitié pour moi, me donna un petit vase d’eau bénite, en me disant: lorsque le revenant ou l’esprit paraîtra, couvrez-lui la face de cette eau sacrée, et il s’enfuira aussitôt.
Cette chambre ensorcelée était jadis un colombier; je voulus en fermer la porte; mais elle n’avait ni verroux, ni serrure, ce qui m’embarrassa un peu, car je soupçonnais que le lutin était un être matériel et vivant; mais apercevant une table boiteuse et une chaise de bois, j’imaginai d’en faire une barrière: j’adossai la table contre la porte, mis sur cette table la chaise en équilibre, de sorte qu’au premier mouvement, elle devait culbuter et m’avertir de l’approche du revenant. Je me couchai ensuite tout habillé sur un matelas étendu par terre, mon épée auprès de moi. Bientôt un paisible sommeil s’empara de mes sens et de mon ame qui extravagua tout à son aise.
Vers l’heure où le coq commence à chanter, je fus éveillé en sursaut par le fracas de la chaise tombante; je crie: qui va là? Personne ne me répond; je me lève l’épée à la main, je cours à la porte; elle était entrouverte. Je compris alors que le revenant s’était enfui, et avait eu peur des vivants. Je replaçai ma table, et dormis tranquillement le reste de la nuit. Le lutin n’osa plus revenir. Dès que le jour parut, je n’eus qu’à secouer mes oreilles pour me trouver prêt à partir. L’hôtelier me demanda des nouvelles de l’esprit; je lui répondis que c’était un bon diable, qui avait eu plus de frayeur que moi, ce qui l’étonna beaucoup. Il admira mon prétendu courage, et attribua la fuite de l’esprit à la vertu de l’eau bénite.
J’allai coucher, sans encombre, à Lyria, petite ville située entre deux montagnes. Je demandai en arrivant des nouvelles du château de Lyria, habité par le seigneur Gil-Blas de Santillane; mais il n’était pas sur la carte topographique du pays, non plus que la belle maison de plaisance de M. de Volmar est sur la carte de Clarens. Je trouvai dans la posada[84] deux jeunes époux qui venaient de Valence. La femme était très-jolie, quoique pâle et un peu maigre.
Le mari était de petite stature, sec et couleur de bronze; il avait une physionomie sournoise qui repoussait, et son esprit me parut aussi peu aimable que sa figure. Il damnait impitoyablement l’antiquité, tous les philosophes anciens et modernes, tous les protestants; mais il ouvrait la porte du paradis aux papes Alexandre VI, Boniface VIII, et au roi Philippe II, morts dans le giron de l’église. Ces jeunes gens étaient mariés depuis quatre mois, sans l’aveu du père de dona Rosalia (ainsi s’appelait la jeune femme); mariages si fréquents en Espagne, et presque toujours si malheureux. Son époux, don Sanche, la menait à Saragosse pour la présenter à ses parents. Comme la jeune femme me parut très-agréable, je lui proposai de réunir nos mets, et de souper ensemble. Ils avaient apporté une volaille de Valence, et moi j’allai chercher des côtelettes de mouton. Je me chargeai de l’apprêt de ces viandes. Jadis Achille prépara, de ses mains victorieuses, le souper qu’il donna aux députés d’Agamemnon. Je mis les côtelettes sur des tuiles, et les tuiles sur la braise; je suspendis la volaille à une ficelle, je la fis tourner devant le feu, en présentant tantôt une face, et tantôt l’autre: c’est ainsi que l’on rôtit encore les viandes dans la plupart des venta de l’Espagne. Pendant ce temps-là, les époux se caressaient, le mari me paraissait fort empressé, fort tendre; j’enviai leur bonheur, et pensai que bientôt la même félicité m’attendait à Cordoue. Le souper préparé, nous nous mîmes à table où nous appelait l’appétit.
Le posadero nous apporta deux bouteilles de vin rancio, que produit un vignoble peu distant d’une chartreuse qui est à six milles de Lyria.[85] Pendant le repas, dona Rosalia sembla dérider son front, qu’obscurcissait une teinte de mélancolie; elle eut des saillies heureuses, un enjouement aimable, et surtout des expressions de sensibilité qui annonçaient celle de son ame. Je ne sais quel auteur prétend[86] que, pour rendre un repas agréable, il faut au moins être trois, comme les Grâces, ou neuf, comme les Muses. Nous étions le nombre des Grâces; mais ce que cet écrivain n’ajoute pas, c’est qu’il faut avoir voyagé, fatigué tout le jour, souper à côté d’une jolie femme, et boire du vin rancio, pour trouver le festin délicieux. Dans notre conversation, nous ne traitâmes ni des sujets de philosophie, ni d’histoire; mais don Sanche me parla de la vierge de son pays, de ses miracles; me conta qu’il avait vu à Madrid Notre-Dame d’Atocha, et la magnifique procession de la Fête-Dieu. Voici sa description.
«Toutes les paroisses, tous les religieux y assistent; les rues par où elle doit passer sont ornées des plus belles tapisseries du Roi et des riches particuliers; les balcons, dont on a enlevé les jalousies, sont couverts de tapis, de superbes carreaux et de dais magnifiques; sur les rues sablées et jonchées de fleurs, on étend des voiles: l’eau dont on les arrose y maintient la fraîcheur. Les reposoirs sont décorés avec la plus grande magnificence. Le roi, un cierge à la main, marche après le Saint-Sacrement, vêtu d’un habit de taffetas noir, brodé sur toutes les tailles d’une soie bleue et blanche; il porte son manteau autour de son bras, à son cou un collier d’or garni de pierreries, d’où pend un petit mouton en diamants; il a des boucles de diamants à ses souliers et à ses jarretières; un large cordon qui entoure son chapeau jette un très-grand éclat. Le chapeau est retroussé, et orné d’une perle de la grosseur d’une petite poire. On assure que c’est la plus belle de l’Europe. Le monarque est suivi de toute sa cour, de tous ses conseils, de ses trois compagnies des gardes en uniformes. Les dames remplissent les balcons, parées de leurs plus beaux habits et de toutes leurs pierreries; elles tiennent dans les mains des corbeilles de fleurs ou des flacons d’eau de senteur qu’elles répandent sur la procession.»
Ce récit et nos réflexions à ce sujet nous fesaient oublier l’heure du sommeil; mais l’hôte vigilant vint nous avertir que tout dormait déjà dans la posada, et qu’il fallait nous retirer dans nos chambres. Je fis mes adieux à dona Rosalia, qui me témoigna tout le plaisir que lui avait fait ma rencontre, et le regret qu’elle avait de notre séparation éternelle.
Je n’avais, le lendemain, que six lieues à faire pour me rendre à Valence: j’attendis dans mon lit que l’aurore eût séché ses pleurs, et je résolus de profiler d’une belle matinée pour aller me promener à une grange nommée la Torre, où croît le fameux rancio.
Je trouvai devant cette grange deux sœurs, jeunes filles, l’une âgée de quatorze ans, et l’autre d’un an de plus. Celle-ci tricotait des bas, l’autre épluchait des herbes: je croyais voir deux jeunes Grecques, telles que l’histoire ou la poésie nous les dépeint: un modeste habit de bure noire enveloppait leur taille légère et flexible; une rédizilla verte renfermait leurs beaux cheveux noirs. Sous cette humble coiffure, brillait un visage ovale, une peau blanche et de grands yeux noirs et pleins de feu; leur physionomie respirait la gaîté de leur âge, et la sérénité de leur ame: elles se levèrent à mon approche, et je leur dis en les abordant: «je ne croyais pas trouver deux anges dans cette solitude.» Elles rougirent, et ce charmant coloris de la pudeur les embellit encore; elles appelèrent leur mère, qui accourut et me demanda ce que je désirais. — Je suis un étranger, lui dis-je, curieux de voir ce pays, et je déjeûnerais volontiers avec des figues et du raisin, si je ne vous incommodais pas. Elle envoya aussitôt ses deux filles chercher ces fruits, du pain et une bouteille de vin. Ces mets furent servis sur une table de pierre. La mère s’assit auprès de moi, ses deux filles se tenaient à l’écart; mais la maman leur dit: allons, approchez-vous; monsieur l’étranger a l’air d’un brave homme, je le vois à sa mine, elle ne me trompe jamais: quand j’épousai le pauvre défunt votre père, je le regardai avant tout entre les deux yeux, et je dis à part moi: c’est un homme de bien, c’est celui qu’il me faut, et j’ai bien deviné. Elle me demanda mon pays, et lorsque j’eus répondu que j’étais Français, les deux sœurs ouvrirent leurs grands yeux, et me considérèrent comme un être d’une nature étrange. Après m’avoir assez regardé, elles me demandèrent si les Français étaient christianos, s’ils étaient baptisés, s’ils allaient en paradis. Je leur répondis que nous étions buenos christianos, et que le paradis étoit peuplé de Français, ce qui parut leur faire plaisir, et leur inspirer plus d’intérêt pour moi; mais, me dit la mère, vous avez beaucoup de huguenots en France. Pourquoi ne les chassez-vous pas? — Où voudriez-vous les envoyer? Les recevriez-vous en Espagne? — Valgame dios, s’écria-t-elle! cette peste en Espagne! All inferno! All inferno! Je me vis damné sans rémission, mais j’en appelai au futur concile. Le déjeûné fini, j’offris de l’argent à la mère; elle le refusa en me disant: somos Espagnoles (nous sommes Espagnoles); elle entendait par ces mots que les Espagnols accordaient l’hospitalité sans aucune vue d’intérêt. En effet, cette nation est hospitalière et généreuse, surtout dans les contrées méridionales: vertu qu’elle a sans doute héritée des Maures. J’avais un petit étui d’ivoire, garni de deux viroles d’or; je le présentai à la sœur aînée, qui le refusa avec embarras, et en regardant sa mère; je vis bien que l’offrande lui plaisait, et pour la décider, je lui dis que l’étui avait touché le corps de la Vierge du Mont-Serrat; à ces mots, la mère lui conseilla d’accepter, ajoutant que cette relique lui porterait bonheur. Je quittai ce charmant trio, fort satisfait de mes promenades, et enchanté d’avoir vu ces deux sœurs, qui, sans exagération poétique, étoient deux roses brillantes que le hasard avait fait naître dans un désert. Au surplus, ces figures célestes ne sont pas rares en Espagne.
Je fus témoin en rentrant à Lyria, d’une cérémonie bizarre. Un arriero (muletier) avait un mulet malade, qui depuis vingt-quatre heures ne mangeait pas; cet arriero, après avoir essayé tous les remèdes possibles pour réveiller son appétit, le crut ensorcelé; et pour détruire le charme, il le conduisit à la porte de l’église, où on le chargea de rosaires, d’images de saints: une vieille édentée prononça une kyrielle de pater et d’avé, et l’aspergea d’eau bénite, de la tête aux pieds. Le soir, l’animal mangea, et l’on ne douta plus de son ensorcellement.
La journée avançoit, et je me hâtai d’aller à mon auberge pour monter à cheval et me rendre à Valence. Le posadero m’attendait à la porte, pour me dire que la senora avec laquelle j’avais soupé la veille, me priait de monter dans sa chambre. Je fus étonné du message; je la croyais déjà bien loin: je la trouvai les cheveux épars, les yeux rouges et chargés de pleurs. Le plus grand désordre régnait dans son habillement; cet abandon, sa douleur, ses larmes l’auraient défigurée, si la jeunesse et la beauté ne lui eussent imprimé un charme difficile à obscurcir. En me voyant elle s’écria: Jésus, Jésus, que desdicha (quel malheur)! Surpris, ému, je lui demandai le motif de ses larmes. — Ah! le malheureux m’a quittée, s’est enfui, s’écria-t-elle en sanglotant; il a emporté mon argent, mes bijoux; je suis perdue; senor, tuez-moi, tuez-moi. — De qui parlez-vous? — D’un traître, de mon époux, d’un lâche qui m’abandonne... J’essayai de la consoler, et lui dis que don Sanche était sans doute dans le voisinage, qu’il reviendrait, et que j’allais prendre des informations de l’aubergiste et des voisins. L’hôte me dit qu’il était retourné à Valence, qu’il reviendrait dans la journée, et me ramènerait le cheval que je lui avais prêté. «Ah! m’écriai-je, mon cheval, mon fidèle compagnon! c’en est fait, je ne le reverrai plus! Mon cher Podagre, tu perds un bon maître, qui t’affectionnait, qui le chérissait! Je désespérais avec raison de le revoir: le cheval, les bijoux, l’argent emportés prouvaient que ce malheureux avait pris congé de nous pour long-temps. Je retournai vers dona Rosalia; et pour adoucir sa douleur, je lui donnai l’espérance que je n’avais pas; je lui dis que son mari était allé à Valence, et que sans doute il reviendrait dans la journée; je lui promis de plus de ne pas l’abandonner. Croyez-vous qu’il revienne, s’écriait-elle souvent? Hélas! non, je l’ai perdu pour jamais! — Et moi mon cheval, ajoutais-je tout bas! — Jésus, Jésus, que desdicha! c’était le refrain de cette infortunée. — S’il ne revient pas, lui répliquai-je, vous serez trop heureuse d’être débarrassée d’un pareil monstre. — Ah! le Ciel me punit d’avoir désobéi à mon père, le meilleur des pères; de m’être mariée malgré lui. Mon père, Sainte Vierge, pardonnez-moi, ayez pitié de moi! En exhalant ses plaintes, un ruisseau de larmes coulait de ses beaux yeux, et je la laissai pleurer. Lorsque je crus que cette effusion l’avait un peu soulagée, je lui proposai de dîner. — Non, non, je veux mourir. — Pour qui? Pour un ingrat, un misérable, vous renoncez à votre père que vous aimez, et qui sans doute vous regrette? Voulez-vous ajouter au chagrin que lui a causé votre mariage, la douleur éternelle de votre mort? Croyez qu’un père aime toujours son enfant, et qu’il vous recevra avec plus de tendresse et de bonté, que si vous étiez heureuse: ces paroles parurent rattacher son ame à la vie. Dînez, me dit-elle, je prendrai un bouillon. On me servit dans sa chambre; le repas de la veille avait été si gai, si agréable; mais l’heure de la joie amène celle de la douleur, comme le jour amène la nuit.
L’après-dînée elle voulut aller à l’église pour prier la Madonne de lui rendre son époux. Je l’y accompagnai. Elle s’agenouilla, récita son rosaire. Chaque ave Maria était interrompu par des sanglots. J’étais touché de sa dévotion. Quel consolant refuge que le sein de la divinité! Ses prières, sa confiance en la Madonne ayant ranimé son espoir, elle me proposa d’aller sur le chemin de Valence, au-devant de son époux. Hélas! ajouta-t-elle en soupirant, peut-être la bonne Vierge me le rendra. Elle prit mon bras; elle était si faible, que je la traînais; ses yeux cherchaient au loin si elle n’apercevait pas l’objet de ses pleurs; le pas d’un cheval, d’un mulet la fesait tressaillir; mais bientôt, désabusée, elle retombait dans ses angoisses. La voyant si débile, je lui proposai de s’asseoir sur une petite éminence couverte de gazon; nous étions au milieu d’une prairie où paissait un troupeau de moutons; l’air retentissait de leur bêlement et du murmure des tourterelles perchées sur nos têtes. Ce moment m’aurait paru délicieux sans la tristesse et les pleurs de cette jeune femme; mais, pour elle, la nature était morte. Les objets qui nous environnent prennent la teinte de notre ame: le plus beau jour est sombre et nébuleux pour l’homme infortuné. Cette jeune épouse tomba dans une profonde rêverie, qui se termina par une effusion de larmes. Sa tristesse passa dans mon ame; je sentais cette tendre mélancolie qui nous attache au sentiment de la douleur; je partageais celle de cette infortunée, ensuite je songeais à cette aimable Cécile, objet éternel de mes regrets. Tout-à-coup le hennissement d’un cheval fait tressaillir dona Rosalia. Ah! s’écrie-t-elle, c’est lui! c’est lui! Elle se lève précipitamment, fait quelques pas, regarde, et, ne voyant qu’un inconnu, ses genoux fléchirent; je la soutins, et elle me dit: Non, ce n’est pas lui; il ne reviendra pas; je me rappelle à présent qu’hier, en se couchant, il me dit: Demain tu peux te reposer; nous partirons tard; la journée est fort courte: pendant que tu dormiras, je préparerai tout pour notre voyage. Oui, l’ingrat me trompait! c’en est fait! Oh, sainte Vierge! piedad! piedad (pitié)!
La nuit approchant, je lui proposai de retourner à Lyria, ce qui redoubla ses peines. Il n’est donc plus d’espoir, disait-elle; je ne le reverrai plus! Sainte Vierge, pourquoi ne me le rendez-vous pas? La Vierge, lui dis-je, vous le refuse par bonté, par pitié pour vous: cet homme, si lâche, si cruel, vous aurait rendue la plus malheureuse des femmes. Elle m’apprit que, depuis son mariage, son père n’avait jamais voulu la voir; que don Sanche lui avant proposé de venir à Saragosse, dans sa nouvelle famille, elle y avait consenti. Elle ajouta: Avant mon départ j’écrivis à mon père pour le supplier de me permettre d’aller recevoir sa bénédiction; il est resté inflexible: seulement il m’envoya mille piastres, qui, sans doute, ont tenté l’avarice de don Sanche. Hélas! je suis seule sur la terre; je n’ai plus ni père ni époux! Je lui offris de la ramener chez son père; je lui représentai qu’elle n’avait pas d’autre asile, d’autre appui. — Et s’il me rejette, malheureuse! que vais-je devenir? — Un père punit une fille coupable; mais il ne l’abandonne jamais. Si la justice et la sévérité prononcent le châtiment, la tendresse paternelle parle, et l’adoucit. Vous n’avez donc plus de mère? — Hélas! non; je l’ai perdue depuis trois ans. Enfin, fixant son incertitude, calmant son anxiété, je la décidai à aller se jeter aux pieds de son père; je promis de l’accompagner, et de négocier son pardon; ensuite je l’invitai à se coucher: et moi, privé de mon cher Podagre, j’allai louer deux mules pour notre voyage.
La jeune Rosalie, livrée à elle-même dans le silence et les ténèbres de la nuit, ne put jouir des douceurs du sommeil; sa vive imagination, lui représentant ses malheurs, mit le désespoir dans cette ame faible et sensible. Au point du jour l’hôte vint m’éveiller et me dire que la senora me demandait. Dès quelle m’aperçut elle s’écria: Je n’en puis plus, je suis morte! Son visage était enflammé, et sa main brûlante. Vous avez la fièvre, lui dis-je; mais ne vous alarmez pas, ce n’est qu’une fièvre éphémère. — Comme Dieu voudra: appelez-moi, je vous prie, un confesseur et un médecin. — Je vais chercher le médecin; et quant au confesseur, attendez que la fièvre soit calmée. L’aubergiste se chargea d’amener le docteur don Alphonse, son parent; il fait, me disait-il, des cures admirables; il guérit la fièvre en trois jours, le mal aux dents en cinq minutes, la sciatique en trois semaines, la goutte dans un mois; valga me Dios! il ressusciterait un mort. — Allons, courez bien vite chercher ce grand médecin. J’aurais désiré de m’en passer; je n’avais pas grande opinion d’un Esculape de Lyria; mais le spécifique le plus puissant pour toutes les maladies, c’est de complaire au malade, et de lui inspirer de la confiance. Le docteur Alphonse arriva bientôt; il entra dans la chambre de Rosalie avec la gravité d’un muphti, ou d’un docteur de Salamanque, en disant: Dios vos bendiga (Dieu vous bénisse). C’était un petit homme d’environ soixante ans; le visage long, maigre et couleur de cuivre; son nez, très-saillant, était chargé du signe doctoral, de larges lunettes; une vaste cape enveloppait son corps chétif; et un grand feutre, à bords rabattus, couvrait la moitié de son visage. Cette figure grotesque appelait le rire. Il tâta silencieusement, pendant près d’un quart-d’heure, le pouls de la malade; après quoi il dit qu’avec l’aide de la Madonne et de ses remèdes, elle guérirait promptement. Il ordonna un vomitif, et une saignée sur la main; car c’est ainsi qu’on saigne en Espagne. Mais je lui dis: Mon cher docteur, épargnez le sang humain; attendez encore. Eh quoi, me répondit-il avec humeur, qu’elle soit morte? — Au contraire, pour l’empêcher de mourir. — De quoi vous mêlez-vous? — D’empêcher les bévues; voilà une piastre pour votre peine. L’aspect de l’argent produisit sur lui le même effet que le gâteau d’Énée sur le dogue des enfers. Notre docteur sourit, tendit la main, reçut la piastre, et se retira en disant: Dios guarde a usted (que Dieu vous garde); à quoi je répondis: Va usted con dios, mais ne reviens pas. Un Spartiate, à qui l’on demandait d’où venait la cause de sa bonne santé, répondit, de mon ignorance en médecine. J’étais précisément dans ce cas-là; le bon sens me disait qu’il ne fallait à dona Rosalia que du repos, de la limonade et des bains de pieds, et surtout il fallait calmer sa tête et lui rendre l’espérance; je lui parlai de son père, du plaisir qu’il aurait à la revoir, à lui pardonner; et, pour appuyer mon discours de l’influence de l’imagination, je lui prêtai mon reliquaire, doux présent de Séraphine. Appliquez-le, lui dis-je, sur votre poitrine; il a guéri plus de fièvres que tous les médecins du royaume de Valence. An virtus, an dolus? Je crois cette petite supercherie très-permise: la relique, la limonade, les bains de pieds appaisèrent par degrés l’ardeur de la fièvre; si je l’avais abandonnée au charlatanisme de ce prétendu docteur, elle aurait eu la même destinée qu’un Français eut à Valence; son médecin lui fit rendre l’ame à force de vomitifs. Il est vrai qu’il fut aidé, dans cette expédition, par cinq à six moines, qui tourmentèrent le malade à tel point, qu’il succomba autant par leur importunité, leurs exhortations, que par la secousse des vomitifs; mais à sa mort ils s’écrièrent: A quel ès in Cielo (Oh! pour celui-là, il est dans le Ciel).
Lorsque je vis dona Rosalia dans une situation plus tranquille, j’offris d’aller le lendemain chez son père pour lui peindre son état, sa douleur et son repentir, et je la flattai de l’espérance de le toucher et de l’amener à Lyria. — Dieu le fasse! Donnez-moi mon rosaire, je vais prier la Madonne d’avoir pitié de moi, et de me rendre la tendresse de mon père. Je ne la quittai point du reste de la journée; je lui servis de garde, de médecin. Elle m’inspirait l’intérêt le plus tendre. Je la voyais abandonnée de l’univers, couchée sur un méchant grabat, dans une chambre sans meubles; elle-même sans coiffe, les cheveux épars, mais parée de ses attraits, de sa jeunesse, de sa douleur. Je l’entendis soupirer, réciter son chapelet, prononcer le nom de son époux, invoquer la Madonne. Pour moi, je lisais auprès de son lit, et de temps en temps je lui donnais de la limonade. J’avais chargé le posadero de me trouver une garde pour la nuit et pour le lendemain. Il m’amena une vieille femme qui d’abord, pour m’inspirer de la confiance, me montra une attestation signé de son confesseur, qui la certifiait esclava de la santissima Trinidad (esclave de la Sainte Trinité). Par cette affiliation elle est obligée de réciter tous les jours un certain nombre de prières, de parer de fleurs l’image de la Madonne; d’allumer des cierges devant elle, et de donner telle somme à son confesseur, chargé de la recette pour la Trinidad. D’après la lecture de ce certificat, je la félicitai de cette aggrégation, et lui dis que j’espérais qu’une femme de la Santa Trinidad serait aussi charitable que pieuse. A deux heures de nuit, je quittai la malade, et recommandai à la garde de la faire boire souvent. Je dormis peu, dona Rosalia encore moins; mais la garde l’amusa par des contes de sorciers et de revenants. Au point du jour j’entrai dans sa chambre, et lui annonçai que j’allais partir pour Valence. Ah! s’écria-t-elle, que la Vierge et votre bon ange vous accompagnent! Dites à mon père que s’il m’abandonne, je mourrai; il me tuera. L’hôtelier vint m’avertir que la mula è el moço (le muletier) m’attendaient à la porte. Je fis mes adieux à Rosalie, en la conjurant de se tranquilliser, de se livrer à l’espérance. Je montai la mule, et je partis. C’est alors que je regrettai encore plus mon cheval; j’étais accoutumé à la douceur de son allure, à sa société. Pauvre Podagre, disais-je, qu’es-tu devenu? es-tu bien nourri, bien soigné? Ah! sans doute tu me regrettes!
Cependant la huerta de Valencia (le jardin de Valence) (c’est ainsi que les habitans nomment leur pays), fixa toute mon attention. Je ne voyageais pas, je me promenais dans une plaine verdoyante, entrecoupée de ruisseaux limpides, qui y répandaient la fraîcheur; je respirais l’air pur et frais d’une belle matinée, j’admirais la richesse de la végétation, la variété de la culture; je traversais, au chant harmonieux des oiseaux, des champs de vignes, d’oliviers, des villages et des hameaux. O charme ineffable d’un beau ciel, du luxe de la campagne, quelle ame à votre aspect n’est ravie, enchantée, ne remonte, par reconnaissance, au Créateur de ces merveilles! El moço de mulas, bavard infatigable, interrompait souvent mes jouissances, ma douce rêverie, par ses questions et ses récits. Il croyait m’obliger, car cette espèce d’hommes croit le silence un état de souffrance, et met le bonheur dans le parlage. Il me vanta beaucoup la huerta de Valence, m’assurant que c’était le plus beau royaume de l’Espagne et de toute la terre; que la sainte Vierge l’aimait beaucoup, que l’on y jouissait de tout ce que l’on peut désirer, que les femmes étaient les plus belles du monde, et que, grâces à Dieu, elles aimaient le plaisir, et n’étaient pas sauvages. Il me conta ensuite que l’année précédente, il régnait dans le pays une sécheresse calamiteuse; que les plantes, les arbres périssaient; que l’on n’aurait pas trouvé dix gobelets d’eau dans le Guadalaviar; mais qu’enfin les prêtres s’étaient décidés à faire sortir sainte Thècle, et à la promener dans la ville; qu’à son apparition, les nuages s’étaient assemblés et avaient versé une pluie abondante. — Ce miracle est fort beau, lui dis-je; il paraît que cette sainte a beaucoup de crédit dans le ciel. — Il n’en faut pas douter, c’est une des plus grandes saintes du paradis. Elle a été vierge et martyre; son père la fit jeter dans une chaudière bouillante, elle en sortit sans la moindre brûlure; on l’enferma avec un lion, et le lion ne lui fit pas la moindre égratignure; enfin le bourreau lui coupa la tête... — Ce bourreau, lui dis-je, était donc plus puissant que le lion? — Non; mais Dieu a voulu donner à sa bien-aimée la palme du martyre. Nous avons encore à Valence un très-grand saint qui a fait des miracles étonnans; c’est Saint-Vincent Ferrier, le pasteur de la ville. Depuis qu’il a habité Valence, le tonnerre n’y tombe plus. — Pourquoi cela? — C’est que le bon saint le lui a défendu. — Il est plus heureux que les rois, il est obéi après sa mort. — Voici un autre miracle qu’il opéra dans la ville. Une femme avait envoyé son fils, âgé de douze ans, chercher un plat de riz au safran qui cuisait au four. Des camarades de l’enfant voulurent le lui enlever; l’enfant le défendit avec courage, mais en se déballant le plat lui échappa des mains, et le riz fut perdu; de-là les cris, les pleurs, le désespoir. Enfin, ce petit bon homme, qui avait souvent ouï parler à sa mère de Saint-Vincent, de ses miracles, plia ses deux petits genoux, invoqua le saint, qui lui envoya sur-le-champ un plat de riz, assaisonné comme le premier; il y avait la même quantité, la même dose de safran. Toute la ville fut témoin de ce miracle. — Ce saint, lui dis-je, serait fort utile dans une ville assiégée, ou dans une longue navigation.[87] Cet homme passa du récit des miracles à celui de sa vie. Il m’apprit qu’il avait été palfrenier du marquis de Las Minas, vice-roi de Catalogne; qu’il aimait beaucoup le vin de ce pays; qu’il avait épousé la fille d’un cabaretier: avant le mariage, me dit-il, elle me paraissait douce, bonne et jolie; un an après, elle devint jalouse, acariâtre et laide; mais je la quittai bientôt et je revins à mes mulets. Cependant lorsqu’elle partit pour l’autre monde, je fis dire trois messes pour le repos de son ame, si elle peut se reposer. La loquacité de cet homme m’étonnait encore moins que la vigueur de ses jambes; j’avais beau presser le pas de sa mule, il la suivait d’un pas aussi rapide, sans cesser de parler. Il fesait ainsi, toujours trottant et parlant, jusqu’à vingt lieues par jour. Il avait déjà commencé une histoire de voleurs; heureusement nous étions à la porte de la ville, nommée Del Réal; nous entrions dans le magnifique Alhameda.[88] Je fus frappé d’étonnement. C’est une des plus belles promenades de l’Europe. Quelles superbes allées! quel luxe de végétation! J’étais environné de platanes, d’orangers, de grenadiers, de cinnamomes, et de quantité d’autres arbustes exotiques aussi beaux, aussi magnifiques que dans leur patrie. L’Alhameda est divisé en cinq grandes allées: celle du centre est pour les voitures; les quatre autres latérales, entrecoupées de canaux bordés de fleurs, sont destinées aux gens de pied. Des bancs, des pelouses, des gazons, y offrent tous les agréments et toutes les commodités possibles; des chanteurs, des joueurs d’instruments animaient ce tableau ravissant, et le parfum des fleurs achevait d’enivrer mes sens d’une volupté nouvelle. Dans mon erreur, je m’oubliais, j’habitais un monde nouveau. Mais l’approche d’un convoi funèbre suspendit cet enchantement. Je mis pied à terre pour le voir défiler. Cinq cents flambeaux allumés s’avançaient, suivis de quatre cent moines qui psalmodiaient des cantiques; bientôt parut un cercueil découvert, où était une jeune femme en habit de carmelite, et couverte de croix et de reliques; un nombre infini de pages, de valets, de carrosses, suivaient ce superbe convoi. Cependant trente cloches à l’envi retentissaient dans les airs. Curieux de savoir quelle était cette jeune carmelite, conduite si pompeusement à son dernier asile, je m’approchai d’un homme âgé, et je lui demandai le nom de cette religieuse. — Ce n’est point une religieuse, me dit-il, c’est la marquise de Florida: son amant a été tué en duel; elle n’a pu survivre à sa perte, et elle a ordonné par son testament qu’on l’enterrât dans cet habit religieux. — Cette marquise était donc veuve? — Point du tout. Son mari vient de passer en grand deuil dans le premier carrosse; il la regrette infiniment; car c’était une aimable dame qui avait beaucoup de religion, et pas la moindre fierté; elle était si charitable, que plusieurs fois elle a vendu ses diamants pour venir au secours des pauvres. La vie n’a été pour elle que le songe d’un moment; et, pour comble de malheur, c’est son frère qui a tué le comte del Rio son amant. Cependant cette tendre sœur l’a vu à l’article de la mort, lui a pardonné, et lui a laissé un legs considérable. J’espère que Dieu l’aura reçue dans son saint paradis. — Oui, je l’espère aussi; et j’ajoutai, en le quittant: