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Voyage en Espagne du Chevalier Saint-Gervais (1 de 2)

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«Senor, mio cavallero don Louis, je vous ai vu au refresco de la duquesa dona Eleonora, où votre physionomie, voire air noble et spirituel me frappèrent. Vous avez applaudi lorsque j’ai dansé le fandango; depuis je n’ai songé qu’à vous la nuit et le jour. Vous avez passé sous mon balcon, où je restais des heures entières pour vous voir un moment; j’ai prié saint Nicolas, le patron des jeunes filles, de m’être propice, et de me faire aimer de vous;[144] je vous ai jeté un chapelet, des fleurs, que vous avez acceptés; je vous ai écrit un billet, vous m’avez répondu; je vous ai demandé un anneau, gage sacré du mariage, et vous me l’avez donné; ingrat! pourquoi me trompiez-vous, si vous ne m’aimez pas? Vous êtes gentilhomme, militaire et chrétien; vous devez aimer Dieu et l’honneur. Je suis aussi noble que vous, et aussi bonne chrétienne. Per el dolcissimo nombre de Jesus,[145] consentez à me donner votre main, et j’oublierai tous vos torts, et vous serez, après Dieu et la Vierge, ce que j’aimerai le plus au monde. Pido à dios guarde su vida muchos anos.[146]

Angelica y Thecla y Theresa Paular.»

Je lui répondis sur-le-champ:

«Mademoiselle,

»Je prie la Sainte Vierge de vous guérir de votre amour; elle vous doit cette guérison, puisque vous êtes fidèle à son culte. Il est vrai que j’ai applaudi à la légèreté de votre danse, que j’ai ramassé votre chapelet, et que je vous ai donné un anneau; mais reconnaissez à ces procédés la galanterie et la politesse françaises, et non le zèle elles désirs d’un amant. Je ne le suis, ni ne veux l’être; croyez qu’il faudrait un miracle de la Madonne, ou de votre Saint Nicolas, pour changer mon cœur, et me décider à vous épouser. Renoncez, je vous prie, à ce projet; si vous m’aimez comme vous le dites, faites-moi rendre ma liberté. Alors je prierai la Vierge de jeter un regard de bonté sur vous, et de vous donner un mari digne de vos charmes, et qui sentira, mieux que moi, le prix de vos bontés et de votre tendresse. Pido à Dios guarde su vida muchos anos

Louis de Saint-Gervais,

Capitaine au service de France.

J’écrivis aussi une lettre fort détaillée et fort pathétique à M. le comte d’Ossun notre ambassadeur à Madrid.

Parmi les livres que m’avait envoyés don Inigo, je trouvai un exemplaire de Fray Gerondio, ouvrage plein de sel et de philosophie, d’un jésuite nommé le père Isla. C’est une satire très-enjouée, très-ingénieuse, contre les mauvais prédicateurs. Selon lui l’un de ces prêcheurs, comme les nomme Montaigne, fait dire à Dieu: «Les vices, les crimes des chrétiens ne sont que des bagatelles, des fautes légères; les hérétiques, les juifs, les mahométans, voilà mes vrais ennemis, ceux que j’abhorre, parce qu’ils m’attaquent dans ma réputation, dans mon honneur et dans ma gloire». Un autre sermoneur, voulant prouver à son auditoire comme quoi Dieu voyait tout sans être vu, s’enfonça dans le fond de sa chaire, et de-là cria à ses auditeurs: «Me voyez-vous? — Non, répondirent plusieurs voix. — Eh bien, moi, je vous vois tous (il regardait alors par un petit trou pratiqué dans la chaire); c’est ainsi que Dieu vous aperçoit sans être vu de vous.» Il faut convenir que ce sermon est digne d’être prêché devant les Caffres ou les Hottentots. Voici des extraits de deux sermons, tout aussi bizarres, du fameux Vincent Ferrier, le patron de Valence. Ces discours, sermones sancti, sont mêlés de fragments de latin. La Fontaine a trouvé le calendrier des vieillards dans son panégyrique de Saint Jean-Baptiste.

«Vous savez, mes frères, dit Saint Vincent, l’histoire de cette dévote qui, toutes les fois que son mari lui adressait une requête amoureuse, trouvait toujours quelqu’excuse pour le refuser. Si c’était le dimanche: Quoi! disait-elle, songer à cette drôlerie le jour de la résurrection de notre Seigneur? Si c’était le lundi: Ah! monsieur, penser aux vivants le jour où vous devez prier pour les morts! Le mardi, c’était la fête des anges; le mercredi, c’est aujourd’hui que J. C. a été vendu; le jeudi, c’est le jour que notre Seigneur est monté au Ciel; le vendredi, notre Sauveur est mort pour nous sur la croix; le samedi était un jour consacré à la Vierge. Ce pauvre mari, voyant qu’elle avait toujours quelque excuse en main, appela sa servante, et lui dit: Marie, vous viendrez ce soir passer la nuit avec moi. — Volontiers, monsieur. La femme voulut alors prendre sa place auprès de son époux. — Non pas, s’il vous plaît, madame; nous sommes, nous, de pauvres pécheurs, vous aurez la bonté de prier Dieu pour nous. Il ne voulut plus entendre parler d’elle, et continua de se damner avec sa servante.»

Voici un autre sermon sur la parure des femmes.

«N’est-ce pas faire l’œuvre du démon que de vouloir changer, comme font les femmes, en se peignant le visage, ce que Dieu a créé? Sentez-vous, mesdames, quel affront c’est pour Dieu? corrigeriez-vous le tableau d’un habile peintre? Dieu n’a pas besoin qu’on lui montre à peindre, il en sait bien autant que vous. Il vous a donné un sein rond et volumineux, et vous voulez vous faire une petite gorge; il vous a donné de petits yeux, et vous en voulez de grands; vous êtes nées avec des cheveux noirs, et vous les changez en crins roux, comme la queue d’un bœuf. Aussi qu’arrive-t-il? quand vous priez Dieu, il détourne la tête, et prend vos figures pour des têtes de diables; et si vous lui disiez: Seigneur, je suis votre créature; il vous répondrait: vous mentez, je ne vous connais pas.»

Il recommande ensuite aux dames de porter du linge blanc, ne vir sentiat malum odorem. Il appelle les moines grossos porcos. La lecture de cet ouvrage adoucit l’ennui de ma captivité. Cicéron, en parlant des livres, a dit: adversis solatium et perfugium præbent.[147]

Je reçus une lettre de don Pacheco qui me parlait du désir que lui et Séraphine avaient de me revoir; ils accusaient la longueur de mon voyage.

«Je trouve, me disait-il, ma fille triste et préoccupée; sans doute votre retard en est la cause. Hâtez-vous donc, mon cher capitaine; plus de délais, plus d’excuses: le véritable amant franchit les montagnes, traverse les rivières à la nage, combat, terrasse les géants et les monstres pour jouir de la présence céleste de sa bien-aimée. Arrivez donc bien vite, et nous vous recevrons au bruit des tambours et des castagnettes. Séraphine, à votre arrivée, parera el senor San Joseph d’un habit magnifique, de belles dentelles, et l’entourera de fleurs et de lumières pour le remercier de votre heureux retour.[148] Dios guarde a usted.

Don Pacheco y Nunes Lasso.»

Cette lettre aigrit ma douleur, irrita mon impatience. Quoi! disais-je, la belle Séraphine languit, souffre de mon retard, occasionné par le fol amour d’une laide créature qui me retient en prison, qui veut m’épouser malgré moi, m’enlever à celle que j’adore! Non, belle Séraphine, je vivrai et mourrai fidèle! Ce qui augmentait mes craintes et mon inquiétude, c’était le motif de ma détention. Séraphine croira-t-elle à mon innocence? La jalousie est incrédule. Un jaloux est comme un voyageur qui se trouve la nuit dans une forêt; son imagination change en spectres, en fantômes, tous les objets qui frappent ses yeux. Au milieu de cette agitation, je crus pourtant qu’un récit sincère me justifierait mieux que tous les subterfuges du mensonge. La verdad, dit un proverbe espagnol, come olio siempre anda en so.[149] Je répondis à don Pacheco, en lui racontant naïvement mon malheur et sa cause, et l’assurant que je braverais plutôt les foudres de l’inquisition, les tortures, la mort, que de consentir à épouser la senora Angelica.

Heureusement un bel esprit espagnol vint partager et adoucir ma captivité. Il s’appelait don Manuel Castillo. Il se disait de la famille de don Joseph Castillo, peintre, qui a laissé un nom en Espagne. Le besoin, la solitude nous lièrent bientôt: il me conta la cause de son emprisonnement. Un grand d’Espagne, le duc de Figueroas, l’avait surpris tête-à-tête avec sa maîtresse, et l’avait insulté vivement. Don Manuel s’était vengé en poète, par des épigrammes; et le duc, en grand seigneur, avait abusé de son crédit pour le faire enfermer.

Ce grand seigneur descendait de l’illustre famille des Figueroas, qui délivra l’Espagne d’un tribut imposé par un roi Maure. Le prince espagnol devait fournir annuellement cent jeunes filles pour le sérail du Miramolin. A leur arrivée, elles étaient renfermées dans un château près de Tolède, où les Maures venaient successivement les prendre pour les envoyer en Afrique, comme l’on choisit des volailles dans une basse-cour. En 844 des cavaliers de Galice attaquèrent et défirent les Maures qui venaient recevoir le tribut. Le champ où se passa cette affaire était couvert de figuiers, ce qui fit donner le nom de Figueroas aux libérateurs des jeunes victimes.[150]

Don Manuel était de petite stature, et avait sur son dos une proéminence qui n’embellissait pas sa taille. Mais il supportait gaîment son fardeau. Les stoïciens, disait-il, assurent que le sage, fût-il même contrefait, est le plus beau des hommes; il faut que cela soit vrai, car le sage Cratès, quoique doublement bossu, gagna le cœur de la belle Hyparchia. Des yeux noirs, pleins de feu, une physionomie ouverte, spirituelle, qui est la beauté des hommes, ainsi que l’air doux et modeste est celle des femmes, fesaient oublier la difformité du Cratès moderne, qui avait eu des succès en amour, et trouvé plus d’une Hyparchia. Doué d’une imagination vive et féconde, il était grand improvisateur: cette sorte de poètes est aussi nombreuse en Espagne qu’en Italie, surtout dans l’Andalousie et dans le royaume de Valence. Amants de la liberté et du plaisir, ils vivent dans l’insouciance et l’inaction; leur talent brille principalement dans les petites chansons, nommées décimas. Je donnais quelquefois à don Manuel un dernier vers, et sur-le-champ il en composait neuf autres, adaptés pour le sens et la rime, à celui que je lui avais donné. Il prétendait que les poètes espagnols descendaient des troubadours français. Il me conta qu’en 1388, un roi d’Aragon envoya une ambassade au roi de France, pour lui demander des poètes et des feseurs de chansons. Le roi de France fit partir aussitôt une compagnie de troubadours, qui apporta la gaie science et les plaisirs à la cour d’Aragon. Si votre monarque, lui dis-je, nous fesait aujourd’hui la même demande, nous pourrions lui fournir une légion de rimeurs parmi nous plus épais que mouches en vendange.

Don Manuel n’était pas seulement un enfant d’Apollon; il était aussi un élève d’Euterpe: il chantait très agréablement et s’accompagnait de la guitare ou de la harpe. Il avait la littérature d’un bel esprit; il connaissait ses poètes latins et espagnols; il parlait mal l’idiome français, mais il comprenait parfaitement nos auteurs. Il m’avoua qu’il n’avait étudié notre langue que pour lire Voltaire et Gil-Blas, quoique ce roman soit très-bien traduit en espagnol. J’ai lu, me disait-il, votre Racine; mais son principal mérite est dans le charme de son style, perdu souvent pour un étranger. Corneille me plaît davantage: la hauteur, l’énergie de ses pensées me ravissent. Il n’a manqué à ces deux grands poètes, que la verve et la fécondité d’imagination de Lopez de Vega et de Calderon. — Et à vos fameux auteurs, répliquai-je, que la sagesse et le goût des deux poètes français. Don Manuel ne fesait aucun cas des sciences abstraites; il appelait la métaphysique un ballon de billevesées; la botanique l’étude des gens pauvres d’imagination, et la chronologie la science des pédants. Il ajoutait qu’Adam s’était piqué les doigts, pour avoir touché à l’arbre de la science. Il était grand amateur de la bonne chère; il se disait docteur en l’art de boire; il était surtout passionné pour les femmes: la laideur même, pourvu qu’elle fût jeune, était pour lui une divinité. Non, s’écriait-il souvent, ce sexe ne sort pas de la côte d’un homme; il est émané, comme les fleurs, d’un rayon céleste. Milton, l’aveugle, a mérité sa cécité pour avoir appelé les femmes un beau défaut de nature (fair defect of nature).

Ce poète jovial était né dans la célèbre ville de Toboso, capitale de la Manche. Platon, me disait-il, rendait grâces aux Dieux de ce qu’ils l’avaient fait naître dans Athènes; et moi je les remercie de m’avoir jeté dans la Manche, et deux mille quatre cents ans plus tard. Ma chère patrie est le pays de la joie, de la danse et de l’amour. Je lui demandai des nouvelles de la belle Dulcinée. — Elle est, me répondit-il, avec Don Quichotte et Sancho dans les Champs-Élysées de Virgile, ou dans la région des héros d’Ossian: mais le petit bois où le chevalier de la Triste Figure attendait sa Divinité, existe encore. Plus d’un poète y va composer ses séguidillas,[151] qui sont comme notre vin, les meilleures d’Espagne.[152] C’est dans la Manche que l’imagination brillante de Miguel Cervantes Saavedro, a enfanté le premier roman du monde. Je vous raconterai, au sujet de ce roman, une anecdote qui prouve son mérite. Philippe III aperçut de son balcon, un étudiant qui, en lisant, se frappait souvent le front et riait aux éclats. Cet homme est fou, dit le roi, ou il lit Don Quichotte. Il l’envoya savoir, et en effet, l’étudiant lisait ce chef-d’œuvre.

Il n’est pas, dans mon pays, de villageois, de jolie paysanne, qui ne connaisse le chevalier de la Triste Figure et son écuyer Sancho. Nous avons encore un puits qui porte le nom de ce preux chevalier, où l’auteur prétend qu’il fit la veille des armes.[153] Je le priai de me donner quelque notice de la vie de ce grand écrivain. En France, son nom est plus connu que sa personne. — Je vais vous débiter tout ce que j’en sais. Il est né à Alcala de Henares, et, à la honte de l’Espagne, il est mort à l’hôpital en 1616, âgé de soixante-neuf ans; il avait une telle ardeur pour s’instruire, qu’il ramassait jusqu’aux morceaux de papier qu’il trouvait dans les rues, dans l’espoir d’y découvrir quelque chose; il fut poète et guerrier. Il perdit la main gauche à la bataille de Lépanthe; du moins il en perdit l’usage. Il fut prisonnier cinq ans à Alger: c’est à son retour qu’il fit des pastorales et des comédies. La première partie de son roman parut à Madrid en 1605, et eut un succès prodigieux. Elle fut traduite dans toutes les langues. La suite ne fut publiée qu’en 1615. Cet ingénieux écrivain, attaqué d’une hydropisie mortelle, répondit à un étudiant qui lui conseillait de s’abstenir de boire: D’autres m’ont donné le même conseil; mais je suis comme les plantes: tant qu’elles vivent elles aspirent les sucs de la terre. Ma vie tend à sa fin; et je trouve, par l’examen journalier de mon pouls, que dimanche prochain, au plus tard, il achèvera sa besogne, et moi, mon voyage. Après avoir reçu les sacrements le 18 avril 1616, il attendit la mort avec tranquillité. Dans cet état il disait et dictait des choses fort plaisantes; il dicta la dédicace, pour le comte de Lemos, d’un ouvrage intitulé les Travaux de Percile et de Sigismonde. Il lui disait: J’ai un pied à l’étrier; en partant pour les sombres bords, je salue monseigneur de mon dernier soupir: hier on me donna l’extrême-onction, et aujourd’hui je dicte ceci. Peu de temps avant d’expirer il proféra ces dernières paroles: «Adieu, ma chère cabane, et toi, Madrid, adieu; adieu, fontaines, Prado, et vous, campagne qui produit le nectar, où coule l’ambroisie; adieu, aimables et douces sociétés; adieu, théâtre, dont nous avons banni le sens commun; adieu, pâle famine, je quitte aujourd’hui mon pays pour éviter le triste sort de mourir à ta porte.» Mais rentrons dans la Manche. Vous citez, en France, l’enjouement et la vivacité des Provençales et des Languedociennes: nos belles de la Manche sont encore plus vives et plus enjouées; elles sont grandes, sveltes et jolies. Ce qui les rend plus aimables et plus piquantes, c’est leur penchant au plaisir et à l’amour; dès quelles entendent une guitare ou une seguidille, elles accourent en foule, dansent à la voix du chanteur, et au son de la guitare d’un aveugle qui accompagne la voix; et elles dansent avec tant de justesse et de grâces, prennent des attitudes si voluptueuses, que san Antonio ou san Francisco sentiraient sous leur froc leur vieux sang bouillonner dans les veines. Nos villageois même, vêtus encore comme Sancho, l’estomac couvert d’une vaste ceinture de cuir, dansent très-agréablement. Enfin, si Londres et Cadix sont les pays où le commerce a le plus d’activité et d’étendue, la Manche est le pays de l’Espagne où l’on chante et l’on danse le plus, ce que je préfère, car j’aime mieux rire et jouir que m’enrichir. J’aime beaucoup, lui dis-je, l’enjoûment et l’agilité de vos concitoyennes; mais votre guitare est un instrument bien triste: nous avons, dans le midi de la France, le tambourin et le galoubé, qui sont vraiment les organes de la joie et du plaisir.

Pour finir le portrait de don Manuel, au sortir de table, après un bon repas, il était sceptique ou déiste. En pleine santé, il ne songeait qu’au plaisir, se moquait des prêtres, et ne pensait non plus à la religion qu’aux habitants de la lune. Il disait alors que des trois paradis imaginés par les juifs, les chrétiens et les musulmans, c’était celui des musulmans qui le tentait le plus. «Le paradis des chrétiens me paraît sérieux et monotone; celui des juifs, selon le Talmud, est triste et ridicule; ils prétendent qu’ils mangeront d’un poisson que Dieu leur prépare depuis le commencement du monde, et qu’ils boiront du vin d’une bouteille que Dieu leur tient en réserve: je leur souhaite bon appétit; mais les houris de Mahomet sont bien séduisantes, et embellissent bien un paradis.» Ce poète n’a pas toujours pensé de même; à l’âge de quinze ans, ayant lu la Vie de saint Augustin, navré de repentir comme lui, sans être encore aussi coupable, embrasé d’une ferveur nouvelle, il prit l’habit de saint Dominique; mais au bout de dix-huit mois, moins heureux qu’Augustin, la grâce l’abandonna, il jeta le froc pour courir après une jeune fille, et le jacobin embrassa la secte d’Épicure; mais au moindre danger, au premier accès de fièvre, il voyait le diable prêt à le saisir. Il craignait le tonnerre, et tant que l’orage durait, il restait froid et silencieux: mais aussitôt qu’il cessait, il reprenait sa gaîté, et avouait que le seigneur Jupiter lui avait fait grande peur avec sa foudre à neuf rayons. Au reste, disait-il, je ne prétends pas être plus brave que l’empereur Auguste, qui allait se cacher quand le tonnerre grondait. Je partageai mon dîné avec ce bel esprit de la Manche, et comme Bacchus, après l’Amour, était sa seconde divinité, il avait apporté, avec une chemise, quelques livres, et sa guitare, deux bouteilles d’excellent vin. Nunc est bibendum, s’écriait-il en le versant, dissipat evius curas edaces. Je gage, ajoutait-il, que vous n’avez jamais bu d’aussi bon vin! c’est du Lagrima de Malaga, qui est le tocane, ou la mère goutte du raisin d’un des meilleurs cantons de cette province. Si Horace l’avait connu, il aurait chassé de sa table et de ses vers son gros Falerne, et son vieux Cécube, pour boire et célébrer le Lagrima. — Puisque vous connaissez si bien le vin de ce canton, si cher au fils de Sémélé, apprenez-moi quelle est la quantité qu’il produit, et quels sont ceux de meilleure qualité.— On récolte, année commune, dans la banlieue de Malaga, environ soixante-dix mille arrobes de vin.[154] Les plus estimés, après le Lagrima, sont le Tierno, le Moscatel, et surtout le Pedro-Ximenès. On classe encore ces vins suivant le temps de leurs récoltes. La première se fait au mois de juin, et donne un vin qui a la consistance du miel. La seconde est en septembre, elle produit un vin sec et plus agréable: on cueille ensuite les raisins tardifs, qui produisent le véritable Malaga. Parmi les bons vins on place encore celui de Guindas, c’est du Malaga ordinaire, dans lequel on fait infuser des bourgeons de bigarreautiers, dont le fruit s’appelle ici guinda.

L’après-dînée, don Manuel, fidèle à la coutume et au sommeil, fit la sieste; je ne pus l’imiter, et je lus Don Quichotte. A son réveil nous le lûmes ensemble, et il m’en fit remarquer les beautés, l’agrément, et le sel des saillies, émoussé, disait-il, dans nos traductions françaises, ajoutant que les traductions italiennes et portugaises étaient bien supérieures à la nôtre. Nous quittâmes la prose de Cervantes pour la poésie de l’Araucana, poème de don Alonzo Ersilla que don Manuel plaçait à coté de l’Arioste, du Tasse et de Milton.[155] Vous êtes Espagnol, lui dis-je, comme monsieur Josse était orfèvre. — Je sais, me répondit-il, que Voltaire critique ce beau poème; mais l’ingénieux auteur de Don Quichotte, et vingt de nos beaux esprits l’admirent, et ont nommé ce poète le Lucain, ou l’Homère espagnol. Voltaire n’entendait pas notre idiome, le plus riche de l’univers, dont l’harmonie imite le cri des animaux, le murmure de l’onde fugitive, le bruit du tonnerre, le sifflement des vents. Charles-Quint, qui parlait alternativement italien, français, allemand et espagnol, réservait cette dernière langue pour Dieu et pour les jours de représentation. Selon la tradition orale du pays, Dieu, sur le mont Sinaï, parlait à Moïse dans le dialecte castillan. — Apparemment qu’il ne savait pas encore l’hébreu. — A propos de l’Araucana, je vous confierai que j’ai sur le métier un grand poème descriptif sur la Nature, en dix-huit chants; j’embrasse dans mon plan, les cieux, la terre et la mer, les hommes et les animaux. — Ce plan est magnifique; vous allez promener voire lecteur dans une vaste galerie, d’où il sortira les yeux et la tête fatigués. — Ce n’est pas mon affaire; pour le reposer, j’accumulerai les notes, j’en ai déjà une grande provision. Dans la première, je rappelle la mort d’Abel. — De peur qu’on ne l’oublie. — La seconde peindra le déluge universel. — Que sans doute vous prouverez? — Dans ma troisième, je conterai les amours d’Héro et de Léandre; dans la quatrième, je citerai quelques événements du siége de Troie; dans la cinquième, je vous mène à la bataille d’Actium. — Vous allez étaler une vaste érudition, et vous pouvez mettre pour épigraphe, à la tête de ces notes:

Indocti discant, ament meminisse periti.[156]

Je reçus, l’après-dînée, une seconde visite du grand-vicaire, qui voulait absolument me livrer les appas de la sensible Angélique. Il me demanda si je persistais toujours dans mon refus. — Oui, monsieur; et le grand Turc sera plutôt chrétien que je ne serai l’époux de mademoiselle Angélique. Il me peignit alors la tristesse, la douleur de cette Ariane abandonnée, l’opprobre dont je couvrais une famille noble, qui se vengerait peut-être de cet affront, et les reproches que je devais me faire. — Monsieur, lui dis-je, notre premier juge sur la terre, c’est notre conscience; la mienne ne me fait aucun reproche, car je n’ai rien promis. A l’égard de la vengeance dont vous me menacez, un officier français est au-dessus de la crainte; Dieu et mon épée, voilà mes protecteurs. Mais vous, monsieur, ministre d’un Dieu juste, loin d’interposer votre ministère pour perdre un innocent, vous devriez faire rougir dona Angelica de l’injustice de ses prétentions; lui faire observer qu’un hymen formé par la force, par des lois iniques, offense Dieu et la morale. — Mon devoir est de prêter l’appui de la religion à une jeune fille abusée, et je dois le remplir. Vous n’avez plus rien à ajouter? — Non, monsieur; je vous prie seulement de dire à monsieur le corrégidor qu’il me retient injustement en prison, et à la senora Angelica, que je lui souhaite un époux digne d’elle; mais que, fût-elle reine de Valence, et aussi belle que Vénus, je ne l’aimerai ni ne l’épouserai jamais. — Nous verrons, répondit-il, en me saluant. Don Manuel m’apprit que cette ardente Angélique avait un frère qui passait pour un valiente, un guapo (un brave, un vaillant). Eh bien, je l’attends, lui dis-je; un gentilhomme français vaut bien un hidalgo d’Ibérie; nous battons les Espagnols depuis la bataille de Rocroi.

Le lendemain, j’eus la visite de don Inigo et de la tendre Rosalie, qui me dit qu’elle avait bien pleuré à la nouvelle de mon emprisonnement, et que mon malheur lui avait fait oublier les siens. Don Inigo m’apprit que ma détention divisait la ville en deux partis, l’un est pour la senora Angelica, et l’autre pour vous. Cependant, ajoutait-il, celui-ci ne vous croit pas tout à fait exempt d’imprudence et de légèreté; mais ils disent que votre ignorance des lois et des coutumes du pays doit faire pardonner votre faute. Les partisans d’Angélique crient que c’est une fille noble; que l’honneur des familles, la sainteté de la religion et l’ordre de la société sont intéressés dans cette affaire. — Par Saint Jacques et par la triple Hécate, s’écria don Manuel, il faut consulter l’honneur de la nation qui nous commande les égards et l’indulgence pour les étrangers, et non le caprice et la passion d’une jeune fille. On vint chercher don Inigo de la part du corrégidor. C’est sans doute, me dit-il, au sujet de votre affaire. Je reviendrai demain vous rendre compte de cette entrevue. Dona Rosalia me promit d’aller tous les jours à la messe pour obtenir ma délivrance. Vous avez, lui dis-je, la voix et la figure d’un ange, et, à coup sûr, vos prières seront exaucées.

Don Manuel fut enchanté de la physionomie aimable et touchante de Rosalie: J’ai cru voir, disait-il, Magdeleine repentante au pied de la croix: c’est sa beauté, sa douleur. Quel monstre a pu la trahir!

On lui apporta dans ce moment une lettre de sa maîtresse qui lui mandait: «Vous sortirez de prison, si vous voulez faire des excuses au duc de Figueroas.» Non, par la barbe de Saint François, s’écria-t-il, non, je ne dégraderai point la dignité des Muses; je ne passerai pas sous les fourches caudines, et n’abaisserai pas les lauriers du Parnasse aux pieds de l’ignorance! Votre Henri IV tolérait des rivaux; Alexandre céda Campaspe au fameux Apelle: les myrtes de Vénus croissent plutôt pour les enfants d’Apollon que pour les grands de la terre, et la voix mélodieuse du cygne doit remporter sur le vain éclat des plumes du paon. J’allais, ajouta-t-il, chez le duc; je lui rendais de ces hommages de convention, dont on berce l’orgueil des grands; j’amusais sa gaîté par mes seguidilles et ma guitare; je l’enivrais, dans mes fictions poétiques, du nectar des louanges. Un jour il invoqua ma muse, et me demanda des couplets pour la fête de sa maîtresse. Monsieur le duc, lui dis-je, si vous voulez pour elle des éloges usés, et pris dans les recueils du Parnasse, un portrait d’imagination qui ressemblera à tout, excepté à votre dame, je m’en vais prendre mes pinceaux. Mais si vous désirez un portrait ressemblant et que votre maîtresse ait une physionomie, faites-la moi connaître; je ne peins bien que ce qui frappe mes sens. Le duc alors me mena sur-le-champ chez dona Clara, son odalisque chérie. Valga me Dios! A son aspect, je fus, comme Saint Paul, ravi au troisième ciel, quoique j’ignore où est le troisième ciel. Imaginez un visage céleste, une taille, un pied, des formes, des yeux, des éclairs dans les yeux; enfin, imaginez Junon sur le Mont Ida, parée de la ceinture de Vénus. J’étais si émerveillé que j’en perdis la parole, du moins dans mon extase je parlai très-peu. Le duc, en sortant, me demanda comment je la trouvais. Je ne crois pas, lui dis-je, que notre mère Eve fut aussi belle, même après son péché. — Pourquoi après son péché? — C’est que le péché, ou son synonyme le plaisir, sont à la beauté ce que les caresses du zéphir, ou la douce rosée du soir, sont à la rose languissante. Je me hâtai de quitter le duc pour profiter de ce moment de verve et d’effervescence pour monter ma lyre, et révéler à l’univers les beautés et l’existence de dona Clara. J’allai m’égarer sous des allées d’orangers et de citronniers; et là, respirant le doux esprit des fleurs, la tête échauffée par l’influence d’un soleil vivifiant, et par l’amour plus vivifiant encore, et le vrai Dieu des poètes, je transportai dona Clara dans l’Olympe, où les Grâces et les neufs Sœurs à l’envi vinrent lui offrir l’ambroisie et des couronnes de roses et de myrte. Cent vers harmonieux sortirent de mon cerveau, avant que le soleil eût avancé sa course d’une heure. Après les avoir copiés très-proprement, je les portai à son Excellence; il en fut enchanté, et les envoya tout de suite à dona Clara. Il m’apprit que cette beauté les avait trouvés charmants, délicieux, et qu’elle les chantait continuellement. Ce succès fit entrer l’espérance dans mon cœur, et l’amour à sa suite. Cependant, je n’osai pas aller chez dona Clara; mais dès que Vénus promena son char dans les airs obscurcis, je courus sous son balcon, armé de ma guitare. J’y chantai une romance qui disait: que le voyageur, égaré dans la nuit, désirait moins vivement le retour de l’aurore, et le nocher, battu par la tempête, le port, terme de sa course, que je ne désirais le bonheur de la voir. Je chantai ainsi jusqu’à l’approche du jour, enrouant ma voix, tourmentant ma guitare; mais le balcon ne s’ouvrit pas, et ma divinité resta invisible au fond du sanctuaire. Je me retirai triste et confus. Cependant, plus enflammé que découragé, je retournai le lendemain, à la même heure, reprendre mon poste sous le balcon. Le sujet de ma nouvelle romance fut la mort d’Iphis, qui, n’ayant pu fléchir le cœur d’Anaxarète, de désespoir, s’était pendu à sa porte; mais Vénus punit l’ingrate et la métamorphosa en rocher. Je disais que, nouvel Iphis, j’allais périr comme lui, si la belle Anaxarète n’avait pitié de moi, et peut-être me serai-je pendu de même, si j’avais su ce qui se passe en l’autre monde, et si celui-ci ne m’avait paru un gîte assez passable pour un voyageur. Ma romance disait encore que la lyre d’Orphée avait attendri les rochers, les arbres et les animaux. Mais j’avais beau chanter, tout était muet auprès de moi; le silence et le sommeil enchaînaient l’univers; ma voix s’éteignait, ma guitare languissait, lorsqu’enfin le balcon s’ouvrit, et un billet tomba à mes pieds; il contenait ces mots: Ce soir, quand l’angelus sonnera, trouvez-vous à ma porte. Ce billet me transporta de joie. Paul Émile, montant au Capitole sur un char de triomphe, Sainte Thérèse épousant J. C., ne goûtèrent jamais une félicité si pure et si vive.

Au premier son de l’angelus, je volai à mon rendez-vous; une cameriste m’attendait à la porte, et m’introduisit dans une salle remplie de vases de porcelaine garnis de fleurs et de caisses d’orangers, de myrtes et de rosiers; des serins, des tourterelles, une perruche, un singe, peuplaient, animaient ce délicieux asile. Je m’y promenais, j’aspirais le parfum des fleurs, lorsque je vis paraître la nouvelle Armide; le sourire était sur ses lèvres, et le plaisir dans ses regards. Elle m’avoua qu’elle aimait beaucoup mon esprit et ma poésie, et daigna me laisser entrevoir, à travers les nuages de l’avenir, des rayons d’espérance et de bonheur; et moi je lui jurai tout ce que l’on jure au premier rendez-vous à une femme qu’on idolâtre. Nous convînmes que, pour tromper la jalousie du duc, je ne viendrais chez elle qu’en habit de religieux. Ce fut pour moi l’habit de bonne fortune; il sembla m’inspirer plus d’audace. J’avais encore, au fond d’une malle, mon uniforme de jacobin; ce fut sous ce vêtement, qu’après deux ou trois jours de résistance, je reçus une couronne de myrte des mains de l’amour. Pendant quelque temps je nageai dans une mer de délices; mais mon mauvais génie, jaloux de son rival le bon génie, excita la tempête qui me perdit. J’avais obtenu un rendez-vous chez dona Clara à l’heure de la sieste. Sommeil, cousin de la Mort, disais-je, verse tes froids pavots sur les maris, sur les duègnes, sur les argus, sur les sols et sur les ambitieux; étend sur eux les vapeurs soporifiques; mais protège l’amour et les amants. Mes prières n’arrivèrent pas jusqu’à l’antre de Morphée. A peine l’heure légère de mon bonheur avait fait la moitié de sa course, que le duc, éveillé par Lucifer ou le démon de la jalousie, apparut comme l’ange exterminateur. Jamais satire n’a tant effrayé les bergères, ou le dieu de Lampsaque, les oiseaux. Je fus attéré, interdit; dona Clara, plus intrépide, conserva sa présence d’esprit. C’est un don que la nature a donné à ce sexe pour le sauver dans les dangers, comme elle a donné un aiguillon aux abeilles pour leur défense. Ah! c’est vous, mon cher duc, dit-elle; je ne vous attendais pas; voilà le père Ambroise qui est venu me proposer une bonne œuvre: adieu, mon révérend, j’y réfléchirai, et je vous rendrai réponse un autre jour. Je me retirai alors la tète inclinée, comme pour saluer; mais un jaloux n’a besoin que d’un œil pour découvrir son rival; sans doute la maudite étiquette que je porte sur le dos me fit reconnaître; le duc me suivit, m’arrêta par ma robe, et me demanda fièrement ce que je venais faire chez dona Clara ainsi déguisé. — Je viens la convertir, ouvrir à son ame les portes du paradis. Vous voyez que moi-même j’ai endossé l’uniforme de la pénitence et de l’humilité. Le duc, irrité de la gaîté de ma réponse, me dit fièrement: Savez-vous qui je suis? — Oui, monsieur le duc, nous sommes vous et moi de la boue et de la poussière; pulvis et umbra sumus. En prononçant ces mots, je m’esquivai d’un pied léger. Le duc cria à ses gens, qui étaient dans l’antichambre, de m’arrêter; mais en la traversant je leur donnai ma bénédiction, et loin d’oser obéir à leur maître, ils se mirent à genoux pour la recevoir, et ils baisèrent ma main et le bas de ma robe. Le duc, furieux, me poursuivit un bâton à la main; mais dona Clara accourut à mon secours, et empêcha un grand malheur. Je n’avais point d’armes; mais s’il m’eut frappé, je lui aurais arraché les yeux. Cependant, irrité de l’affront, j’aiguisai des épigrammes contre lui, et les publiai dans la ville: il s’en est vengé en grand seigneur, en abusant de son crédit pour me priver de ma liberté.

La présence de ce jovial troubadour, des lectures agréables, les visites frequentes de don Inigo, des repas gais et animes par le Malaga et le Benincarlos, abrégèrent les longues heures de la prison. La plupart des hommes, me disait don Manuel, oublient que l’existence est un don viager; quant à moi, je règle la mienne sur les lois de la nature et de la raison; je dors quand j’ai sommeil; je mange quand l’appétit renaît; amant de la paresse, je ne travaille que d’inspiration; très-irascible, je m’appaise aisément; j’aime la gloire, mais encore plus les femmes et le plaisir. Si j’offense Dieu dans la journée, je lui en demande pardon le soir. Ma barque est sur un fleuve, et je l’abandonne au courant. Enfin je trouve la vie une chose fort douce; peut-être j’y tiendrais un peu moins si j’avais, comme Tibulle, l’espoir d’être conduit après ma mort, par Vénus, aux Champs-Élysées, où mille nymphes, toujours belles, toujours jeunes, me présenteraient la coupe de la volupté;[157] mais pour nous, chrétiens, le Ciel n’a qu’une porte, encore bien étroite, et l’enfer en a cent toujours ouvertes. Le diable quelquefois me fait peur; mais une jolie maîtresse, un bon repas, le chassent bien vite de ma cervelle.

Le soir ce poète du Toboso me fesait passer des moments bien agréables; quand l’obscurité régnait dans notre chambre, éclairée seulement par quelques rayons de la lune, il prenait sa guitare, et chantait, en s’accompagnant, des seguidilles touchantes ou voluptueuses.

Je reçus une seconde lettre de l’amoureuse Angélique:

«Je souffre beaucoup, me disait-elle, des peines que je vous cause: je m’efforcerai de vous en dédommager un jour, si vous devenez mon époux. J’ai redoublé mes prières à saint Nicolas et à saint Vincent; j’espère qu’ils auront pitié de moi; sans doute vous ne voulez pas que je meure, et cependant je mourrai si vous persistez dans vos refus. Ah! ressuscitez-moi d’un mot, comme J. C. ressuscita le vieux Lazare, et vous aurez en moi l’amante la plus tendre, l’épouse la plus fidèle. Pido a dios guarde su vida muchos anos

Je lui répondis:

«Senora, si j’étais feseur de miracles, j’en ferais un pour vous rendre la santé, et vous guérir de votre passion; mais cette faculté n’est donnée qu’aux saints: continuez à implorer la Madonne, saint Nicolas et saint Vincent, non pour obtenir un cœur que je ne puis vous donner, et qui est engagé ailleurs, mais pour effacer du votre une vaine espérance, et un attachement inutile. Pido a dios, etc.»

Don Manuel avait apporté un petit livre prohibé, espèce de satire contre l’inquisition. Entre diverses anecdotes que l’auteur rapporte, j’ai retenu celle-ci.

Philippe II, revenant des Pays-Bas, s’arrêta à Valladolid, et demanda, pour égayer ses loisirs et se délasser de ses travaux, une tragédie au grand-inquisiteur, c’est-à-dire, le spectacle d’un auto-da-fé. De nos jours, le grand Frédéric de Prusse eût fait jouer un opéra italien. Le saint-office, qui avait toujours des victimes en réserve, comme les Romains avaient des murènes dans leurs viviers pour servir sur leurs tables, promit la représentation de quarante malheureux destinés au bûcher. On construisit dans la place un grand amphithéâtre pour le roi, la cour, et les grands de la ville. Les condamnés défilèrent devant sa majesté catholique. Un de ces malheureux, vieillard respectable, s’arrêta devant le monarque, et lui dit d’une voix ferme: Comment votre majesté peut-elle autoriser, par sa présence, un supplice aussi horrible? Comment peut-elle le voir sans frémir? — Si mon fils, répondit froidement le Tibère espagnol, était, comme toi, entaché d’hérésie, je l’abandonnerais au saint-office; et s’il n’y avait point de bourreau, je me ferais gloire d’en servir moi-même. Rien n’étonne, ajoute l’auteur, de la part d’un tyran farouche qui fit périr son fils, qui dénonça à l’inquisition le testament de son père, et qui, n’osant le flétrir directement, fit brûler Canilla, son prédicateur, condamna à une prison perpétuelle Constantin Ponce, son confesseur, et donna en 1609, à la sollicitation du saint-office, un édit qui bannit pour jamais les Maures de l’Espagne.

Cependant, dans une occasion, Philippe démentit la férocité de son caractère. Il y a quelquefois d’heureux mouvements dans l’ame des tyrans. Le supérieur de l’ordre de Saint-François fut convaincu d’avoir caché un criminel d’État pour le dérober à la justice. Ce monarque, ayant mandé ce religieux, lui dit d’une voix foudroyante: Qui a pu vous déterminer à soustraire ce criminel à ma justice? La charité, répond le père d’un ton simple et ingénu. Puisque la charité est son guide, elle sera aussi le mien, répondit Philippe.

J’étais depuis vingt jours enfermé dans ma geole pour les beaux yeux de la senora Angelica, lorsqu’enfin l’ordre de ma délivrance arriva de Madrid. Il était adressé au corrégidor, qui en fit prévenir don Inigo, en lui envoyant une lettre du comte d’Ossun à mon adresse. Don Inigo me l’apporta aussitôt, et me donna le premier cette heureuse nouvelle. La lettre de notre ambassadeur était très-aimable; mais il m’invitait à respecter, dans mon voyage, le saint-office, les moines et les beautés à marier. J’embrassai don Manuel, qui vit notre séparation avec regret; mais je lui promis, ainsi que don Inigo, de solliciter sa liberté.

Don Inigo me ramena chez lui suivi d’une foule nombreuse. C’était un vrai triomphe, une véritable ovation, à cela près que je ne montai pas au Capitole, en robe blanche bordée de pourpre.[158] Rosalie me reçut avec les caresses de l’amitié et les transports de la joie, et me dit en souriant: Ne vous arrêtez plus sous les balcons, et ne donnez plus de bagues aux jeunes demoiselles.

Ce jour fut dans la maison un jour de jubilation et de fête. Don Inigo avait rassemblé quelques amis pour célébrer ma délivrance. Je reçus de nombreuses visites d’un essaim de curieux qui me regardaient à peine avant cet événement. Il est triste d’acheter la célébrité par le malheur. On m’apprit que l’ardente Angélique avait, dans sa colère, dépouillé, brisé, pilé son saint Nicolas, pour le punir de son ingratitude ou de son impuissance. D’autre part, Rosalie, qui l’avait aussi imploré pour moi, le couvrit de fleurs, le vêtit d’un bel habit, et l’environna de bougies, pour le remercier de sa protection. Il paraît que saint Nicolas a favorisé le parti le plus juste; mais il a perdu probablement une pratique.

Dans ma prospérité je n’oubliai pas le poète du Toboso. On me conseilla, pour obtenir sa liberté, de m’adresser à la duchesse de Figueroas. Mais, dis-je, irai-je lui dénoncer les infidélités de son mari? — Oui, hardiment; elle est dans la confidence: cette Junon n’est point jalouse du grand Jupiter. De son côté, le duc voit du œil calme et philosophique les assiduités du comte de Mendoza auprès de sa femme. La plus douce harmonie règne dans ce ménage. Les deux époux vont à confesse tous les mois, ont auprès de leur lit un grand vase d’eau bénite pour chasser le diable; mais il paraît que la vertu de cette eau lustrale est sans effet sur le diable de l’amour.

J’allai donc chez la duchesse; je fus annoncé par un petit page en habit ecclésiastique. Cette sorte de pages se nomme estudiante; ils font leur séminaire dans ces grandes maisons, en attendant la prêtrise. Je trouvai la duchesse tressant une petite perruque blonde pour coiffer une statue d’argent qui représentait la Madonne. Un Persan ou un Chinois croirait qu’en Espagne la Vierge est la mère des amours. La duchesse fut étonnée de ma visite; mais quand elle sut que j’étais l’officier français persécuté par l’amour et la justice, son front se dérida, et elle m’accueillit avec la plus aimable urbanité. Je lui dis que je venais implorer ses bontés pour don Manuel Castillo, que le duc avait fait mettre en prison. Son crime, ajoutai-je, est d’aimer, et votre sexe doit de l’indulgence aux fautes de l’amour. — Don Manuel est un poète aimable, son talent mérite des égards, pourvu qu’il observe la convenance et le respect que l’on doit aux premières personnes de l’État; mais vous, monsieur le Français, vous avez été bien peu galant, ou plutôt vous avez traité dona Angelica Paular avec une extrême rigueur. — Madame, j’aime trop votre sexe pour ne pas le respecter; mais je ne me laisse pas prendre dans ses piéges. Je lui fis alors le récit de cette aventure, et je fus pleinement justifié. A l’égard de don Manuel, me dit-elle, il n’a qu’à faire des excuses au duc, qui lui pardonnera ses torts. — Jamais, madame, il n’obtiendra cette soumission d’un poète, et d’un poète espagnol. — Allons, je tâcherai de l’en faire dispenser; je parlerai au duc: prenez la peine de revenir demain à la même heure, et je vous manifesterai ses intentions. Elle me fit alors plusieurs questions sur la France; si les femmes avaient des amants. — Ce n’est pas, lui dis-je, d’une nécessité absolue; mais nombre d’elles ont des adorateurs, qu’on appelle les amis de la maison. — Mais ces amis jouissent-ils des mêmes droits que les époux? — Madame, pas toujours. — Possibile! s’écria-t-elle: et ces amis sont-ils fidèles, constants? — Constants, quelques-uns; de fidèles, très-peu. — Et les femmes ne se vengent pas? — Non, madame. — Et que font-elles donc? — Elles prennent patience. — Valga me dios! elles sont bien dupes! si un amant me trahissait, il ne mourrait que de ma main. Et vos dames vont-elles à confesse? — Quelques-unes à Pâques, une fois l’an. — Et pourquoi si rarement? — C’est que nos confesseurs ne sont pas indulgents, et que, pour avoir l’absolution, il faudrait renoncer à son ami. — Vos prêtres ne savent pas leur métier; les nôtres sont plus accommodants. Et vos maris sont-ils jaloux? — Très-peu dans la bonne compagnie. Le comte de Mendoza entra dans ce moment, et je sortis.

Le lendemain, je fus exact au rendez-vous. Les instances de la duchesse avaient adouci la colère du duc, qui promettait l’élargissement de don Manuel, s’il donnait sa parole de ne plus faire d’épigrammes contre lui, et s’il consentait à prêter le serment sur les reliques de Saint Vincent Ferrier, de s’absenter de Valence pendant deux ans. Je dis à la duchesse que j’allais proposer ces conditions à mon ami, et que j’espérais qu’elles seraient acceptées. Je comptais sur le succès de ma négociation; mais ce petit être fier et mutin ne voulait pas fléchir le genou devant l’idole et s’éloigner de Valence. La fierté espagnole était fortifiée par l’orgueil du poète; mais peu à peu la voix de la raison et de l’amitié calma son impétuosité, et j’achevai de le décider, en lui proposant de venir avec moi à Cordoue pour assister à ma noce. Je portai son consentement et sa promesse à la duchesse, et don Manuel sortit de prison. Nous allâmes aussitôt chez le duc, qui nous attendait pour la ratification du traité. On nous introduisit d’abord dans le cabinet de la duchesse, qui dit à don Manuel: Puisque vous êtes si galant, que vous avez le cœur si tendre, adressez-vous aux femmes mariées, plutôt qu’aux maîtresses de leurs maris. Le duc parut bientôt; il regarda le poète du haut de sa gloire, et après l’avoir salué d’une légère inclinaison de tête, il tira une petite boîte de sa poche, et lui dit: Cette boîte renferme un petit os de Saint Vincent Ferrier; jurez sur cette relique que de deux ans vous ne rentrerez dans cette ville, et priez le Saint d’exercer sur vous sa vengeance, si vous faussez votre serment. Alors don Manuel étendit la main sur la relique, et dit gravement: Je jure par Saint Vincent, par sa relique, de ne pas revenir de deux ans à Valence; et si je fausse mon serment, que ce grand saint se venge et me punisse comme impie et parjure. Le duc se retira après cette cérémonie, et m’engagea, ainsi que la duchesse, à venir les revoir; ce que je promis. Nous prîmes nos arrangements avec don Manuel pour partir dans six jours. Don Inigo et la tendre Rosalie me prièrent de leur accorder ce petit délai, pour voir les cérémonies que l’on fesait à la Toussaint pour la fête des Morts. Je cédai, malgré l’ardent désir que j’avais d’arriver à Cordoue.

La veille des Morts, la place fut garnie de bancs, chargée de volailles, de brebis, d’agneaux, de pigeons, de toutes sortes de comestibles; c’était le produit d’une quête faite à la ville et à la campagne en faveur des ames du purgatoire. Chacun donne suivant ses facultés ou sa dévotion. Des chasseurs pieux étaient allés à la chasse, et leur gibier fut pour les morts. Je demandai à une bonne femme si elle avait donné pour les ames. Jésus! Jésus! s’écria-t-elle, j’ai donné ma meilleure poule! Il faut bien avoir pitié de ces pauvres ames! Après la vente des comestibles, chacun porta des cierges sur la tombe de ses parents, parce que l’on est persuadé que, la veille des Morts, les ames font la procession autour des tombeaux: et celles qui n’ont pas de cierges, restent les bras croisés. Don Inigo me dit que dans beaucoup de maisons, le maître quittait son lit, le décorait, pour le céder aux ames errantes, et que cet usage régnait dans toute l’Espagne.

Le lendemain des Morts, allant déjeûner chez don Manuel, je fus abordé par un jeune homme aussi long, aussi décharné que feu don Quichotte; il était coiffé d’un grand chapeau à plumet, et traînait une longue épée. Monsieur l’officier français, me dit-il, d’un air grave et arrogant, savez-vous qui je suis? — Non, monsieur, je n’ai pas l’honneur de vous connaître. — Je me nomme don César et Alexandre Paular. — J’en suis bien aise. — Ma sœur Angélique et moi sommes aussi nobles que le roi. — C’est bien flatteur pour Sa Majesté: je vous en félicite. — Je viens vous demander si vous êtes décidé à ne pas l’épouser? — Oui, monsieur, très-décidé; je vous jure que je ne l’épouserai jamais. — Vous êtes un gavache, indigne d’être gentilhomme, et je vous ferai voir... — Nous sommes à deux pas de l’Alameda, lieu solitaire dans ce moment; allons-y, et vous me ferez voir tout ce que vous voudrez. — Monsieur, j’y serai dans une heure. C’est aujourd’hui dimanche, et je n’ai pas entendu la messe. — Et moi, je n’ai pas déjeûné; allez entendre la messe, j’irai boire du chocolat, et dans une heure je serai au rendez-vous.

J’allai passer cette heure chez mon ami du Toboso, à qui je célai cette affaire. Je me fortifiai l’estomac d’une ample tasse de chocolat; après quoi je me rendis à l’Alameda. J’y arrivai le premier; bientôt après parut mon homme, le chapeau enfoncé dans la tête, et le nez au vent.

L’Alameda était désert, tout le monde était à la grand’messe; il n’y avait qu’une vieille femme éloignée de nous de soixante pas. Dès que le seigneur César y Alexandro fut près de moi, il fit le signe de la croix, tira son épée, et la baisa, et nous voilà aux prises pour la belle Hélène, comme Achille et Hector. Mon ennemi se battait avec fureur, et moi avec tranquillité. La vieille femme, témoin du combat, jetait les hauts cris, appelant au secours, mais sans oser s’approcher, les hommes, la Vierge et les Saints. Ma courte épée ne pouvait atteindre mon adversaire, qui rompait souvent la mesure en me présentant sa longue rapière; enfin, impatienté, je lui donnai un si grand coup de fouet, que je la brisai. Don Alexandro, dans sa fureur, ne s’en aperçut pas; mais je l’en avertis, en baissant la pointe de la mienne. Eh bien, me dit-il, ce sera pour une autre fois. — Je suis à vos ordres; mais souvenez-vous bien que si je vous tue, je n’épouserai pas la senora votre sœur; et si vous me tuez, je ne reviendrai pas exprès de l’autre monde pour passer la nuit avec elle. Il me quitta en grommelant ces mots: veremos, veremos (nous verrons).

Je retournai chez don Inigo, à qui je confiai cette aventure. Il faut vous méfier, me dit-il, de cet homme; l’orgueil d’un hidalgo est implacable. — Je pars dans deux jours, et ce brave sans doute ne me poursuivra pas jusqu’à Cordoue. Le reste de cette journée, je n’eus aucune nouvelle de ce héros si chatouilleux sur l’honneur de sa famille. Mais ma destinée ressemblait à celle d’Ulysse: je ne sais quelle déesse me poursuivait, je ne devais pas encore revoir Itaque et Pénélope.

Don Inigo me dit: Demain, vous serez témoin des fiançailles d’un jeune homme, fils de mes amis. Les amants se conviennent, les parents sont d’accord, et ce soir nous accompagnerons le futur avec quelques amis devant la porte de sa belle.

A deux heures de nuit, nous allâmes joindre le prétendu, et nous partîmes de chez lui, escortés d’un troubadour, de nombre de musiciens, et de valets portant des flambeaux. Ce cortége arrivé, nous formâmes un cercle devant la maison, qui était parée de guirlandes de fleurs. L’amant s’approcha des fenêtres avec le troubadour qui chanta l’hymne de l’hymen. Dans ses vers, il peignait la constance du futur, l’excès de son amour, les charmes de son amante: sa taille était comparée au palmier; ses lèvres à l’incarnat du corail ou de la grenade; le feu de ses yeux au feu de l’éclair; sa légèreté à celle du faon; son caractère, sa douceur, à celle de la colombe; enfin cette beauté réunissait tous les dons, tous les attraits de la nature. La cantate finie, l’époux frappa trois ou quatre fois à la porte, en appelant la future par son nom; elle parut enfin, car l’usage est de se faire attendre, et dit: Que veut votre seigneurie? — C’est toi, c’est toi, ma bien-aimée, s’écria l’amant, dans l’ivresse de la joie; alors il commença à lui parler de la violence de sa passion, il l’invita à y répondre, en lui disant que tout est amour dans la nature, que tous les êtres respirent sa flamme. Le zéphir est amoureux des fleurs, le ruisseau murmure et soupire d’amour; tous les êtres doivent leur existence et leurs plaisirs à ce dieu. Le ciel, la terre et l’onde sont embrasés de son feu créateur; et il finit par la supplier de lui confier sa pensée, de lui ouvrir son cœur. Que puis-je vous répondre, dit cette amante, d’une voix faible et timide? Je suis encore bien jeune; va-t-on arracher la jeune colombe de son nid maternel, ou cueillir le bouton qui ne s’ouvre pas encore? D’ailleurs, puis-je te connaître? d’où viens-tu? qui es-tu? — Je m’appelle don Alonzo Murillo, fils de don Gabriel Murillo et de Theresa Liria.

Cependant, la décence ou la coutume exige que la future résiste encore quelque temps; enfin, touchée des prières de son amant, elle lui jeta la couronne de fleurs qui ornait sa tête. Il la reçut en lui jurant une fidélité éternelle. Aussitôt les musiciens firent entendre des chants d’allégresse, et les croisées étincelèrent de mille lumières. Ensuite les parents firent entrer le fiancé avec tout son cortége, et la cérémonie finit par un bal; on servit toute sorte de rafraîchissements, et tout le voisinage retentit de cris d’allégresse, du bruit des boîtes, des pétards et des feux d’artifice. La fête ne finit qu’au lever du soleil.

Tout était arrêté pour notre départ du lendemain; don Manuel avait dîné chez don Inigo, et le soir j’allai le reconduire jusqu’à son auberge, où je restai quelque temps. En revenant au logis, j’aperçus dans la rue, au faible rayon du crépuscule mourant, la ville à cette époque n’étant pas encore éclairée, trois hommes adossés contre le mur d’une maison, cachés sous l’ombre d’un balcon, et enveloppés de leurs capes. Je m’en méfiai; je tirai mon épée, et la mis sous le bras. Je m’avançai, marchant de l’autre coté de la rue, l’oreille et l’œil bien ouverts. J’entends alors l’un deux qui dit: A qui esta el traidor (voici le traître)! Et aussitôt tous les trois fondent sur moi l’épée à la main; je me range contre un mur et soutiens un combat fort inégal. Je ne songeais qu’à parer les coups sans chercher à en porter, de peur de me découvrir; cependant un de ces sicaires, enhardi, s’avance, me serre de plus près; animé à mon tour, je m’élance sur lui, et lui plonge mon épée dans le ventre; au même instant je reçois une blessure considérable dans le flanc gauche; je ne sentis point le coup, et combattis avec la même ardeur: heureusement pour moi celui que j’avais blessé tomba en implorant le secours de ses complices, qui le relevèrent et s’enfuirent avec lui. Resté seul, je vois jaillir mon sang; je couvre la plaie de mon mouchoir, et me traîne dans la rue solitaire, en m’appuyant sur le mur des maisons; mais je ne pus me soutenir plus long-temps, je me sentis prêt à défaillir: je m’assis sur le seuil d’une porte, m’abandonnant à la Providence, et je m’évanouis. Par bonheur un homme passa avec une lanterne, me vit, vint à moi, et me rappela à la vie avec une eau spiritueuse. C’était un chirurgien; il frappa à la porte d’une maison voisine, fit apporter de la lumière, banda ma blessure, et, aidé du domestique de cette maison, me traîna chez don Inigo. Quel fut son saisissement et son effroi lorsqu’il me vit tout pâle, sans force et presque sans vie! La tendre Rosalie, que ce bruit avait attirée, se trouva mal. Autre embarras. Son père vola à son secours, en me recommandant au chirurgien, qui m’étendit à terre sur un matelas, sonda et pensa ma plaie, et assura qu’elle n’était pas dangereuse, ce qui répandit la joie dans la maison. On me porta dans mon lit, où je dormis quelques heures. A mon réveil, je vis auprès de moi don Inigo et don Manuel qui, après bien des caresses, m’ordonnèrent le silence. Le chirurgien revint dans la matinée, leva le premier appareil, et, tout joyeux, promit une guérison prochaine. A cette nouvelle don Manuel s’écria: L’arme di poltroni no tagliono no ferano.[159] Ces deux amis ne quittèrent plus ma chambre. Dona Rosalia préparait mes tisanes, me donnait mes bouillons. Quand je la remerciais, elle me disait: Je voudrais être homme pour rester toujours auprès de vous. Don Inigo m’apprit que presque toute la ville s’intéressait à ma santé, et envoyait savoir de mes nouvelles, et qu’on ne m’appelait que le guapo (le brave). On est indigné, me dit-il, contre vos assassins: les Espagnols n’aiment pas les lâches. Il ajouta que tous les soupçons tombaient sur don Alexandro Paular, qui ne paraissait plus; et l’on avait découvert qu’un chirurgien entrait tous les soirs mystérieusement dans sa maison, que c’était lui probablement que j’avais blessé. Don Inigo me proposa de le poursuivre devant les tribunaux, m’offrant son appui et le crédit de ses amis; mais je dédaignai cette vengeance.

Je reçus de don Pacheco une lettre en réponse à celle que je lui avais écrite de la prison. Il me disait:

«Séraphine vous grondera d’avoir donné une bague à l’amoureuse Angélique; elle est en colère comme une poule à qui l’on a ravi ses petits. On verra plutôt un courtisan véridique, un ministre sans orgueil, un marchand plein de bonne foi, un poète modeste, qu’une femme sans jalousie. Quant à moi, je vous excuse: je suis indulgent pour les fautes dont je me sens capable, et j’aurais voulu être surpris, comme Mars, dans les filets de Vulcain. Adieu, grand capitaine; les héros ont le cœur fait pour la gloire et l’amour. Venez en diligence, au sortir de votre noir domicile, implorer votre grâce aux pieds de ma fille. Que Dios te bendiga

Dès que je pus lui écrire, je l’informai du triste événement qui retardait encore mon voyage; mais je brûle, lui disais-je, d’être aux genoux de la belle Séraphine, et je partirai dès que je pourrai supporter la voiture. Quinze jours suffirent pour mon rétablissement, et mon départ fut fixé irrévocablement au 25 novembre, jour de sainte Catherine, patronne des philosophes et des jeunes filles.

J’allai chez la duchesse de Figueroas pour la remercier de l’intérêt qu’elle avait daigné prendre à ma santé (elle avait envoyé souvent demander de mes nouvelles); je fus refusé: elle était dans les pleurs et le désespoir; son cher comte Mendoza était dangereusement malade, et pour intéresser Dieu et la Madonne à la santé de son amant, elle fit le terrible vœu de vivre désormais avec lui aussi chastement, avec la même continence qu’observait le bienheureux Robert d’Arbissel au milieu de deux filles du Seigneur, qui partageaient sa couche. Ce vœu a sauvé le comte, du moins on le présume; mais on ignore si la duchesse a tenu sa parole.

La veille de mon départ je trouvai l’aimable Rosalie dans une tristesse profonde; je lui en demandai la cause. Je ne sais, me dit-elle; je ne suis pas heureuse; la mélancolie est dans mon cœur: votre présence, votre amitié la dissipaient, y versaient quelque consolation; mais vous nous quittez, je n’aimerai plus rien. — Vous avez un père. — Je l’aime tendrement; mais il me reste encore un vide dans l’ame que nul être n’occupe. Je vous quitte, lui dis-je, avec un vif regret; mais l’amitié nous reste, et ce sentiment, plus solide que l’amour, ne s’attiédit pas dans l’éloignement.

Enfin parut le jour craint et désiré; don Manuel et moi sortîmes de Valence, à huit heures du matin, accompagnés de don Inigo et de sa fille, qui firent avec nous près d’une lieue. Notre entretien, les promesses de nous écrire, de nous revoir, furent souvent interrompus par des soupirs et des moments de silence; chacun de nous rêvait; Rosalie s’efforçait de retenir ses larmes. Quand il fallut nous séparer, nous nous embrassâmes le cœur serré et l’œil baigné de pleurs. Rosalie me dit en sanglotant: Je souhaite que Séraphine fasse votre bonheur et vous aime autant que vous méritez de l’être. Je lui donnai la médaille bénite dont m’avaient fait présent les bénédictins du mont Serrat. Elle me dit: Elle sera toujours sur mon cœur. Don Inigo ajouta en me pressant dans ses bras: Songez, dans tous les moments de votre vie, que vous avez à Valence un bon ami et un père tendre.

Nous montâmes dans notre calezino, et prîmes le chemin d’Alicante. Je restai long-temps rêveur et silencieux. Don Manuel était aussi très-préoccupé, quand tout-à-coup il s’écria: M’y voilà, c’est fait, Apollon m’inspire; écoutez-moi:

Adieu, plaisirs, bonheur; adieu, ma bien aimée.
Chère Clara, je pars en maudissant le jour;
Je pars, et mon ame enflammée
Ne sent, ne voit, ne respire qu’amour.
Le deuil règne dans la nature;
Le front du dieu du jour et s’attriste et pâlit;
Les champs sont dépouillés de leur riche verdure;
Philomèle est sans voix, la rose se flétrit.
Ah! fussé-je aux bornes du monde,
Sous la zône des noirs frimas,
Et qu’une mer vaste et profonde
M’eût séparé de tes appas,
Oui, j’en jure par Cythérée,
Par tes beaux yeux, par les amours,
Mon ame, où tu vis adorée,
Autour de toi sera toujours:
Et si parfois sous le feuillage,
En promenant ton doux loisir,
Ton cœur entend quelque soupir,
Dis aussitôt, c’est lui, je gage;
Son ame est là sous cet ombrage,
C’est elle que j’entends gémir.

Eh bien, comment trouvez-vous mes vers? — Excellents pour un impromptu. Apollon est le grand consolateur des poètes. — Oui, cessons de nous affliger; n’imitons pas saint Jérôme, qui regrettait toujours les délices de Rome, et voyait dans les airs son immense figure. Pour vous égayer, je vais vous conter ce qui m’est arrivé hier matin. J’ai eu le plaisir de faire baiser ma main à mon rival, au duc de Figueroas. — Et comment avez-vous opéré ce prodige? — J’ai fait parvenir un billet à dona Clara, où je la suppliais de m’accorder un rendez-vous pour lui faire mes adieux, et jouir encore une fois du bonheur de la voir. Pour faciliter cette entrevue, je lui ai proposé de se rendre, sous prétexte de confession, à dix heures du matin à l’église des dominicains, où je serais caché dans un confessionnal, revêtu de l’habit de l’ordre. Dona Clara, trouvant le rendez-vous très-plaisant, y est venue en basquine, enveloppée de sa mante, un rosaire enrichi de petites croix et de reliquaires, attaché à son bras.[160] Arrivée à l’église, elle a entrevu le révérend père don Manuel de Castillo dans sa niche. Là je lui ai donné, au nom de l’amour et de Magdeleine, l’absolution de ses jolis péchés, et je lui ai pardonné, parce qu’elle avait beaucoup aimé, comme a dit notre Sauveur, en parlant d’elle. Je l’ai exhortée à la constance, et lui ai promis l’immortalité dans mes vers. Nous nous fesions les plus tendres adieux, nous nous jurions un amour éternel, lorsque le duc, agité par la jalousie, comme la nymphe Io l’était par le taon que Junon avait détaché contre elle, présenta sa triste figure devant le confessionnal. Il venait voir si dona Clara ne l’avait point trompé. Rassuré par sa présence, et édifié de sa piété, il s’est mis à genoux auprès d’elle, et a récité son rosaire, en attendant la fin de la confession. Mais j’avais résolu d’exercer sa patience: la tête enfoncée dans mon capuce, je retenais ma belle pénitente par des contes et des propos galants. Cependant le duc tirait sa montre à chaque minute, crachait, toussait, pour avertir dona Clara de son impatience; mais plus il s’agitait, plus je prolongeais l’entretien. Il fallut pourtant finir; dona Clara sortit du confessionnal l’œil baissé, et le visage empreint de dévotion. J’alongeai ma main pour la lui donner à baiser, ce qu’elle fit, et le duc, que je saluai de cette même main, s’empressa de jouir de la même faveur. — Mon cher, le tour est plaisant; mais je vois avec regret que votre amour pour les femmes vous fermera les portes du paradis. — Pourquoi? Saint Augustin les aima autant que moi; il convient que dans son enfance il fuyait l’école comme la peste; que dans sa jeunesse il n’aimait que le jeu et les spectacles: il fut manichéen, bel esprit, et toujours suivi d’une concubine: cependant il s’est converti, il est mort saint, et j’espère mourir comme lui, tout converti, tout sanctifié.

Quoique novembre fût à son déclin, la terre avait encore conservé sa parure. Un soleil brillant et doux y versait sa lumière. O fortunatos nimium... Trop heureux Espagnols, m’écriai-je, vous habitez le jardin des délices; mais, trop accoutumés à la beauté de votre ciel, vous en jouissez avec la même indifférence que les Lucullus jouissent du faste de leurs palais! Mais moi, qui me rappelais mes campagnes d’Allemagne, lorsque je bivouaquais ou marchais au milieu des neiges et des frimas, je sentais mon ame se dilater, s’épanouir; j’acquérais de nouvelles sensations, je jouissais d’une plénitude de vie; je trouvais doux d’enlever son hiver à l’année, et des jours de deuil et de peine à mon existence.

Après avoir traversé une campagne riante de verdure et de fleurs, nous nous trouvâmes au milieu de rochers arides et sourcilleux, dont l’horrible aspect fatigue encore plus le voyageur que l’aspérité du chemin; mais la plaine de Saint-Philippe nous réconcilia avec la nature. La terre s’embellissait à l’approche de cette ville. Nous mîmes pied à terre pour jouir d’une promenade charmante, passer le pont de la Veuve, élevé sur un torrent. Don Manuel me conta l’origine de cette dénomination. Un jeune homme, pressé d’arriver à Saint-Philippe, où l’attendaient l’hymen et l’amour, trouvant le torrent enflé par les pluies, s’y jeta avec intrépidité; et cet infortuné périt, comme Léandre, par un excès d’amour, englouti par les flots. Sa mère, au désespoir, mais dont la douleur n’épuisait pas la sensibilité, fit construire ce pont pour prévenir à jamais un si cruel malheur. Cette femme, lui dis-je, méritait la couronne civique. J’aimerais mieux avoir fait élever ce pont, que la colonne Trajane.

Saint-Philippe est bâti sur une hauteur, et contient environ quatre mille ames. Cette ville se nommait Xativa lorsque Philippe V l’assiéga au commencement du dix-huitième siècle. Ce prince, irrité de sa longue résistance, la détruisit, et la releva ensuite sous le nom de Saint-Philippe.[161] Nous allâmes coucher à Almanza. En traversant la plaine qui y conduit, je considérais avec une espèce de saisissement ce champ fameux par la victoire que le maréchal de Barwick y avait remportée sur milord Gallowai, victoire qui affermit le trône de Philippe V. La tradition orale du pays porte que les premières années qui suivirent cette bataille furent d’une fertilité étonnante. La nature profite de tout; et pour elle l’homme, le reptile, l’insecte et tous les animaux ne sont qu’une même poussière. La posada de cette ville paraissait plutôt le repaire des ours, qu’une habitation de l’homme. Nous n’avions, pour tout asile, qu’une cuisine enfumée, où nous étions entourés de chats et de chiens. Crébillon le Tragique aurait trouvé cette société très-agréable. Don Manuel prétendait que c’étaient les ames des soldats tués à la bataille d’Almanza qui animaient ces bêtes domestiques, sans quoi, disait-il, elles seraient bien moins nombreuses. L’hôte de ce détestable gîte nous fit payer, avec le logement (el ruido de la casa), le bruit que nous avions fait dans la maison, et nous payâmes ce bruit assez chèrement.

Nous arrivâmes sans encombre à la huerta d’Alicante, qui commence à une demi-lieue de la ville. Je fus frappé de la beauté de cette vallée, environnée de tous côtés de montagnes pittoresques qui l’abritaient contre les vents du nord. J’admirais l’heureux mélange des vignes, des orangers et des figuiers, du blé, de toutes sortes de légumes, et des prés artificiels. Cette huerta est parsemée d’une infinité de maisons de campagne, et sa population s’élève à douze mille ames. Elle produit, année commune, deux cent vingt-deux mille huit cent quatre-vingt-huit cantaros de vin, et beaucoup de soie, de blé, d’amandes, d’huile, de figues, de carrouges, de légumes et de fruits. Don Manuel prétendait que Dieu aurait dû placer le premier homme et sa femme dans ce jardin de volupté, plutôt que dans celui d’Éden, trop vaste, trop étendu pour être cultivé par un seul homme. La ville ne répond pas à la magnificence de cette vallée. Les rues en sont irrégulières; sa population est environ de dix-neuf à vingt mille ames.

Le lendemain de notre arrivée nous allâmes au point du jour voir une immense citerne nommée el Pontano, située à quatre lieues de la ville, entre deux montagnes. C’est le rendez-vous des eaux de toutes les collines voisines, une espèce de lac mœris, dont les eaux peuvent servir à l’arrosement de la campagne pendant une année entière. Ces eaux fertilisent la huerta. Nous jouîmes, à notre retour, d’un sermon qu’un moine, monté sur un tréteau, prêchait dans la place, entouré d’une foule nombreuse; il s’agitait, se frappait la poitrine, se donnait des soufflets; et, à son exemple, la plupart des auditeurs se souffletaient aussi, ce qui produisait un spectacle bruyant et très-bizarre. Ce sermoneur disait: «Oui, mes frères, l’homme est le feu; la femme, l’étoupe; et le diable, le vent. Vous savez, s’écria-t-il d’une voix de Stentor, et si vous ne le savez pas, je vous l’apprends, que Satan transporta un jour notre Seigneur J. C. sur une haute montagne, d’où l’on découvrait la France, l’Angleterre et l’Italie, lui en promettant la possession s’il voulait l’adorer. Par bonheur pour le fils de Dieu, les Pyrénées lui cachèrent l’Espagne, sans quoi, la vue d’un si beau pays aurait pu le tenter.» Ensuite, en parlant de je ne sais quel saint, il dit: «Savez-vous pourquoi il est mort au printemps de ses jours? C’est que J. C. voyait d’un œil jaloux que ce saint, quoique jeune encore, avait déjà fait plus de miracles que lui.» Après quoi, ex abrupto, il s’écria: «Adam a péché; ses enfants et ses petits-enfants n’ont pas été meilleurs chrétiens: Dieu d’abord a pris patience; il a même poussé la bonté jusqu’à emprunter la misérable figure de l’homme: mais les juifs et les païens n’ont pas voulu reconnaître sa divinité. Eh quoi, grand Dieu! tu dors comme Brutus! Exurge Domine, et judica causam tuam.[162] Mais, Seigneur, n’avez-vous pas des ennemis aussi coupables que les juifs, les hérétiques et les musulmans? Oui, me répond le Sauveur; mais les juifs, les hérétiques et les musulmans sont les seuls ennemis que j’abhorre, parce qu’ils m’attaquent dans ma réputation, dans mon honneur et ma gloire.» Ce prêcheur éloquent finit son sermon par fulminer des malédictions et des anathêmes contre ceux qui ne donneraient rien à la quête qu’il allait faire pour le couvent.

En revenant à notre posada, don Manuel me dit que, si je voulais séjourner le lendemain, il irait prêcher sur la place. — Vous voulez donc vous faire lapider? — On ne lapide pas un homme revêtu d’un habit religieux. — Où le prendrez-vous? — N’ai-je pas mon habit de jacobin? je ne voyage jamais sans ce talisman, qui attire l’argent et le respect des fidèles. Je combattis vainement ce projet périlleux; il insista, et je cédai, curieux de le voir métamorphosé en prédicateur. Il tint parole. Le lendemain matin, affublé d’un froc, il se rendit à la place. Je le suis. Il monte sur les tréteaux; on accourt, on l’environne, et le voilà qui se démène, se bat la poitrine, en s’écriant: «Mes frères, Dieu est juste et miséricordieux; mais il a bien peu d’amis parmi vous. Vous écoutez les inspirations du diable. Je vois d’ici des femmes qui aiment les hommes; et quand une femme est amoureuse, on peut bien dire qu’elle a le diable dans le corps. J’aperçois des hommes livrés aux vices, à la vengeance, des usuriers cachés sous une mine hypocrite, des maris qui maltraitent leurs femmes, des femmes qui trompent leurs maris; je vois des marchands menteurs et fripons, des aubergistes qui écorchent les pauvres voyageurs; je vois partout la face du péché. Unus erat toto naturæ vultus in orbe, dit le Psalmiste.[163] Écoutez, écoutez, mes frères, ce qui arriva à un de ces loups affamés, je parle des hôteliers. Un saint évêque, en voyage, devait aller coucher à Pampelune. L’aubergiste, qui l’attendait, se réjouissait d’avance, non du bonheur d’avoir un saint évêque dans son logis, non des bénédictions qu’il y laisserait, mais de l’argent qu’il y dépenserait. En conséquence il tua, prépara force poulets, canards et dindons; fil balayer, nettoyer ses chambres, son écurie; et à l’heure où le prélat devait arriver, il courut au-devant de lui. Mais quel fut son étonnement! Le saint n’avait pour cortége que trois ânes et deux ecclésiastiques, et ne demanda, pour son souper, que deux plats de légumes! Quelle chute! quel chagrin pour l’avide hôtelier! Mais il voulut se dédommager de la parcimonie de l’évêque, en l’obligeant à faire un long séjour dans son auberge: il coupa dans la nuit la tête des trois ânes. Quels furent l’horreur et la surprise des deux ecclésiastiques, lorsqu’à la pointe du jour ils virent dans l’écurie leurs chers compagnons de voyage étendus par terre, et leurs têtes sanglantes séparées de leurs corps! Ils courent porter cette affreuse nouvelle au saint prélat, qui, loin de se courroucer, calma leur désespoir. Il mande l’aubergiste, descend avec lui dans l’écurie, et lui ordonne de coudre les têtes des ânes à chaque cadavre, et voulut, pour rendre le miracle plus éclatant, que chaque tête fût attachée à un autre corps que le sien.

»Le travail achevé, le saint fit le signe de la croix sur les défunts, qui aussitôt se mirent à braire, et à demander à manger. Ce miracle, mes chers auditeurs, vous étonne; peut-être même vous ne le croyez pas. Mais moi, je n’en doute point, et je le crois parce que je le crois, et que je dis, comme Saint Augustin, je le crois parce qu’il est absurde, parce qu’il est impossible.» Tous les auditeurs attentifs, bouche béante, admiraient l’éloquence du prêcheur, et la grandeur du miracle. Pour moi, j’admirais la facilité et l’audace du poète du Toboso. De temps en temps nos regards se rencontraient, mais malgré notre envie de rire, nous conservions notre gravité. Il parla ensuite de Magdeleine et de son repentir. «Femmes qui m’écoutez, s’écria-t-il, vous avez péché comme Magdeleine, qui avait sept démons dans le corps: J. C. les chassa tous; mais il n’a pas chassé ceux qui habitent dans le vôtre; je vous vois prêtes à recommencer vos folies. Savez-vous pourquoi Dieu pardonna à Magdeleine? Parce qu’elle eut le repentir, parce qu’elle avait des yeux bleus et charmants, et qu’elle était belle et bien faite; mais vous, femmes d’ici, quels rapports avez-vous avec cette aimable juive? Vous repentez-vous comme elle? êtes-vous belles? êtes-vous jeunes? Non. Eh bien, ne péchez plus, ou l’ange de Satan, comme dit Saint Chrysostôme, viendra vous appliquer des soufflets, ainsi qu’à Saint Paul. Mes frères, croyez-moi, changez de vie, repoussez Satan; femmes, renoncez aux hommes; hommes, fuyez les femmes; gardez vos affections, votre chaleur, pour Dieu: ne le voyez-vous pas dans les airs sur son trône d’or, entouré de ses anges et des onze mille vierges? Si une d’elles crachait une seule fois dans la mer, le miel de sa salive en dessalerait les eaux. Vous ne voyez rien de tout cela, dites-vous, quoique vous ayez le nez en l’air; mais, moi, je le vois. Grâce, grâce, Dieu tout-puissant; retenez votre foudre, ces pécheurs se repentent. Allons, mettons-nous à genoux, et chantons le pange lingua.» Aussitôt il entonne cette hymne d’une voix sonore, l’auditoire la chante avec lui. Lorsqu’elle fut finie, don Manuel leur dit: «Or ça, mes chers auditeurs, vous donnez votre parole à J. C. de vivre désormais plus saintement. Je la reçois pour lui, et vous donne en son nom et celui du père et du Saint-Esprit, sa sainte bénédiction.» Alors il alongea le bras, et bénit l’assemblée, qui reçut la bénédiction, à genoux. «Encore un mot, s’écria-t-il: je ne suivrai point l’usage de mes confrères, qui, en vous renvoyant, descendent de la chaire pour faire une quête; non, j’y renonce, abrenuntio satanam. Si vous ayez de l’argent, gardez le pour acheter du pain et des habits à vous et à vos enfants. Notre couvent est assez riche: nous avons bon vin, bonne table, excellent appétit, rien ne nous manque; ainsi, je vous le répète, conservez votre argent pour vous et votre famille.» Après ce discours, il descendit de son tréteau, se glissa dans la foule, et courut à la posada, se dépouiller de son vêtement sacré. Je restai au milieu de la tourbe plus étonnée encore de son désintéressement que de son éloquence. On s’écriait: Le grand homme! c’est un saint: il ne ressemble pas aux autres moines, qui aiment notre argent encore plus que notre salut. Je jouissais de cette admiration et du succès du prédicateur. Mais il fallut bientôt songer à la retraite. Le bruit de ce sermon était parvenu jusqu’au couvent des dominicains. Ils envoyèrent aussitôt deux de leurs pères sur la place, pour prendre des informations sur le sermoneur qui avait osé les insulter, et conseiller au peuple de garder son argent. Je m’approchai d’eux, et j’entendis qu’ils disaient que ce moine était un imposteur, et qu’ils allaient le faire arrêter par los familiares du saint-office. A cette nouvelle, tremblant pour le poète-prédicateur, je cours à la posada; je le trouvai vis-à-vis d’une bouteille de vin et d’une tranche de jambon, dont il restaurait son estomac fatigué de sa prédication. Je lui criai aussitôt: Partez soudain, le saint-office avec ses familiers est à vos trousses. Je vous suivrai avec la voiture. Don Manuel, effrayé, et croyant voir après lui les trois furies de l’enfer, laissa son déjeûner, et s’enfuit d’un pas rapide, le nez enveloppé dans sa cape. Je le suivis bientôt, et quand je l’atteignis, il avait déjà fait bien du chemin. Timor ministrat alas. Il était fort content de son sermon, et surtout d’avoir échappé à la vengeance monacale.

A deux lieues d’Alicante, nous entrâmes dans une forêt de palmiers; et comme la peur avait précipité notre départ, et empêché notre dîné, nous nous arrêtâmes pour manger un vieux coq bouilli, que l’aubergiste avait déshonoré, en le donnant pour un chapon. Nous l’étendîmes sur le gazon, dans son enveloppe de papier, et nous l’attaquâmes avec courage; mais il résistait à nos couteaux et à nos dents. — Je crois, disait don Manuel, que c’est le coq d’immortelle mémoire, que Socrate mourant voulait sacrifier à Esculape, ou plutôt je présume que l’ame d’un vieux dominicain a animé le Corps de ce chantre de l’aurore. Heureusement une bouteille de vin Tinto, et du pain frais d’Alicante fort blanc et très-bon, nous dédommagèrent et consolèrent notre appétit.

La côte d’Orihuela, où nous étions, est le séjour du printemps, l’asile de la fertilité. Assis sur le gazon, nous jouissions de l’aspect de cette belle nature, de la sérénité du jour; tout-à-coup le génie de don Manuel s’enflamme; il improvise, il s’écrie avec Virgile: Salve magna parens frugum. Il fait descendre de l’Olympe Vénus et les amours; il leur bâtit un temple, il y place une chapelle pour dona Clara, dont il sera le grand-prêtre. Tous les jours, la tête couronnée de fleurs, il portera à son autel deux colombes plus blanches que la neige, et il brûlera et l’encens et la mirrhe. Il finit par prier les dieux de laisser errer son ame, après sa mort, dans la belle Andalousie. Quand cette vapeur poétique fut dissipée, nous continuâmes notre route, fort gais, surtout riant beaucoup du miracle des trois ânes ressuscités, et de la colère des révérends pères jacobins. Nous marchions dans des allées verdoyantes, coupées par de petits ruisseaux roulant et murmurant sur des cailloux. Les environs d’Elche sont la Terre promise, l’Éden des Arabes; on y respire l’air le plus doux; la terre est couverte de mûriers, de toutes sortes d’arbres, surtout de dattiers: c’est le grand palmier; cet arbre a cent vingt pieds de haut; les grappes du fruit, du poids de vingt à vingt-cinq livres, sont suspendues à la cime de l’arbre, et lui forment une couronne. Ces palmiers, aux environs d’Elche et d’Alicante, sont au nombre de trente-cinq mille, d’autres disent cinquante mille; ils produisent chacun quatre arrobes de dattes (cent livres), mais inférieures en qualité à celles du Levant.

Nous couchâmes à Elche. Nous y trouvâmes un négociant de cette ville, domicilié à Cadix. Cet homme, instruit et fort aimable, fit, au souper, presque tous les frais de la conversation. Elche, nous dit-il, était, du temps des Maures, la patrie des arts, des lettres et du plaisir. Hercule passa par cette ville, en revenant de Cadix, où il avait vaincu le géant Géryon, monstre à trois corps. Il vaudrait mieux, lui dis-je, que ce héros revint en Espagne pour terrasser le monstre de l’inquisition. Ce négociant nous parla ensuite des anciennes richesses de l’Ibérie; les Phéniciens, dit-il, qui, les premiers, la découvrirent, y trouvèrent une telle abondance d’argent, que les meubles les plus communs étaient de ce métal: ils en remplirent leurs vaisseaux, et firent des ancres de celui qu’ils ne purent emporter. Ils donnaient en échange des quincailleries, et d’autres bagatelles.[164] On croit que c’est dans la riche Hespérie que les rois de Juda venaient puiser leurs richesses. Quand Scipion l’Africain s’empara de Carthagène, à la seconde guerre punique, il y trouva deux cent soixante-seize tasses d’or, d’une livre de poids, dix-huit mille trois cents pesant d’argent monnayé, et un nombre infini de vases de même métal, et des provisions immenses. Convenez, monsieur, lui dis-je, que votre pays a subi le sort du Xanthe, ou du fleuve Scamandre, qui coulaient jadis des eaux abondantes, et qui aujourd’hui traînent à peine un filet d’eau. — J’en conviens, les eaux fécondes du Mexique et du Pérou traversent notre pays, mais ne s’y arrêtent pas. Après cette conversation, et beaucoup de témoignages de bienveillance, nous nous séparâmes d’avec ce négociant pour nous oublier à jamais.

Après Orihuela nous trouvâmes un vaste champ qui n’offrait que des figuiers d’Inde, arbre triste et monotone; mais l’insipidité de ce tableau nous fit bien mieux sentir la beauté des environs de Murcie. Pendant une lieue on se promène dans des allées d’orangers et de citronniers, sur lesquelles serpentent des ruisseaux sur des tapis de verdure et de fleurs. Nous fîmes le chemin à pied. Le soleil couchant mêlait l’ombre à l’or de ses rayons, et ajoutait un nouvel éclat à la beauté de la campagne. Eh bien, me disait le poète du Toboso, ne préféreriez-vous pas une chaumière ici, au plus beau palais dans votre triste climat de Paris? L’ame, comme les fleurs et les végétaux, s’épanouit, se vivifie aux rayons des beaux jours. Pour moi, je ne voudrais pas exister au-delà du quarantième degré de latitude, et je pense que les climats les plus favorables à la santé et au bonheur sont entre le trente et quarantième degré. — Mon cher poète, pour toute réponse, je vous conterai que des hommes de Tobolsk, députés à Pétersbourg, étaient étonnés que l’Empereur préférât le climat de cette ville au beau climat de la Sibérie.

A Murcie, nous ne trouvâmes d’autre gîte que la posada d’un Bohémien, qui ressemblait à la hutte d’un Hottentot. — Tranquillisez-vous, me dit don Manuel; par la barbe du Père Éternel, nous ne coucherons pas dans cette tanière. Il endossa aussitôt son vêtement monacal, qu’il pouvait appeler son habit de bonne fortune, et sortit en me recommandant de l’attendre avec la même patience que les Hébreux attendent le prophête Élie.

Il revint au bout d’une heure, en me disant: Allons, quittez votre uniforme, et prenez ma cape; nous allons souper et coucher chez dona Pepa Cascadilla, une veuve de quarante ans, et qui jouit d’une fortune aisée. N’oubliez pas que vous êtes mon frère. — Pourquoi cela? — Marchons; les éclaircissements viendront après. Je le suis très-étonné. Nous arrivons dans une maison fort jolie; une jeune servante nous conduit dans une chambre à deux lits; les murs étaient ornés de glaces étroites et longues; les crucifix, les images de la Madonne, remplissaient les intervalles. Les matelas étaient étendus sur des nattes, que l’on repliait dans la journée, ainsi que les matelas. Entre les deux lits on avait pratiqué une petite niche qu’occupait el senor San Joseph. Ce saint était paré d’un habit de soie bleu; avait des manchettes et un collier de perles, où était attachée une croix en pierreries. Cinq lampes allumées entouraient la niche; une seule ordinairement éclaire le saint, excepté les jours de fêtes. Dès que nous fûmes installés, la servante Beatrix, portrait vivant de la sybille de Cumes, nous apporta du chocolat, des biscuits et de l’azucar esponjado. Tandis que nous savourions cette collation, en nous regardant l’un et l’autre, nous vîmes entrer la senora Pepa Cascadilla, qui nous salua d’un ave Maria purissima; nous répondîmes: sine peccado concebida. Dona Cascadilla pouvait avoir quatre pieds et demi de hauteur, et, chose rare pour une Espagnole, elle était douée d’un embonpoint qui la transformait en une petite tour ambulante. Elle avait de petits yeux, un visage rond, frais et coloré comme une pomme. En entrant elle baisa la main du révérend père don Manuel, qui me présenta comme son frère. L’aimable veuve me sourit et me félicita d’avoir un frère si pieux, si vénérable, et qui daignait attirer sur sa maison les bénédictions du Ciel. Elle nous quitta pour aller donner des ordres et pour laisser au père don Manuel le temps de réciter son bréviaire, qu’il n’avait pu dire dans la journée. Elle lui demanda la permission d’admettre à son souper dona Elvira, sa bonne amie. — Est-ce une femme attachée à la religion et aux moines qui en sont les colonnes, demanda le jacobin don Manuel? — Oui, elle se confesse toutes les semaines, jeûne tous les vendredis, récite trois rosaires par jour, et ne reçoit chez elle que des moines. — Je vois que c’est une femme selon le cœur de Dieu, et qui ne sera pas déplacée avec nous. — Je vais, dit dona Pepa, vous envoyer Beatrix, c’était la vieille, pourvous servir et arranger votre chambre. — Non, je vous prie, envoyez-moi Anne: c’était la jeune; la vue de Beatrix me perce l’ame; elle ressemble singulièrement à ma tante Hécube, morte, hélas! depuis peu de temps, après avoir perdu ses enfants, et avoir vu sa maison brûlée; et ce qui m’afflige le plus, c’est qu’elle est morte sans confession. Elle a été bien malheureuse; je l’aimais tendrement, et la plaie est encore trop récente pour m’accoutumer au visage de Beatrix.

Dès que nous fûmes tête-à-tête avec don Manuel, nous partîmes d’un grand éclat de rire. Par Jupiter ou Saint François, s’écria-t-il, avouez que je vous ai procuré un bon gîte. Vertu du froc! cet habit est la corne d’abondance; quand on le porte, ont est assuré de vivre agréablement dans ce monde, et d’être bien reçu dans l’autre. — J’admire encore plus les ressources de votre esprit que la vertu de votre vêtement. Par quel trait de génie votre paternité[165] a-t-elle pu capter l’ame dévote de dona Cascadilla? Aviez-vous, comme le jeune Tobie, un ange qui vous conduisait? avez-vous frotté les yeux de cette femme avec du fiel de poisson? — Je m’en serais bien gardé, il ne faut pas que les femmes aient les yeux trop ouverts; mais voici ce que mon bon ange ou mon bon génie m’a inspiré.

Après vous avoir quitté, semblable au renard qui guette sa proie, j’ai aperçu cette maison, dont l’extérieur annonce l’aisance du maître. Voilà, ai-je dit, in petto, un gîte qui nous conviendrait. Je suis entré chez un boulanger voisin, et je lui ai demandé quel était le maître de cette maison. — C’est dona Pepa Cascadilla, veuve, riche et très-dévote. Veuve, riche et dévote, ai-je répété tout bas, voilà mon affaire. J’ai frappé aussitôt à la porte. La vieille Beatrix m’a ouvert et m’a reçu avec la vénération que l’on doit à notre robe. — Elle vous a rappelé votre tante Hécube, la veuve de Priam? Je ne vous savais pas de si bonne maison! — N’allez pas me renouveler le souvenir de sa perte. J’ai demandé à la sybille Beatrix si je pouvais voir sa maîtresse, et aussitôt elle m’a annoncé et introduit dans sa chambre. Je suis entré les yeux baissés, avec cet air de recueillement et de componction d’un novice qui revient de confesse. La nouveauté de mon visage a paru l’étonner, cependant elle m’a fait asseoir, les yeux fixés sur moi, mais, par respect, n’osant m’interroger. Alors je lui ai dit: Vous êtes la senora Pepa Cascadilla? — Senor, si. — Vous avez une réputation de sagesse, de discrétion et de piété dont la bonne odeur est venue jusqu’à moi. A ce doux propos j’ai vu briller le sourire de l’amour-propre sur le visage de cette tendre veuve. Je vois que, pour remplir ma mission, ai-je continué, je ne puis mieux m’adresser qu’à vous; et si vous me promettez le silence d’un confesseur, je vous confierai le secret de mon voyage. Quel morceau friand pour une femme, et surtout pour une dévote, que la confidence d’un secret! Le visage de dona Pepa s’est épanoui comme la fleur que frappe le soleil du matin; ses oreilles se sont ouvertes; je suis devenu pour elle un personnage intéressant; elle m’a juré, par la Madonne et saint Joseph, un silence éternel. Alors je me suis rapproché d’elle, et, adoucissant ma voix, je lui ai dit: Je viens de Rome, envoyé par son éminence le général de notre ordre, pour m’informer, sous main, des mœurs, de la conduite, de la piété des dominicains des royaumes de Valence et de Murcie. Un bruit sourd est parvenu jusqu’aux oreilles de son éminence que ces enfants de saint Dominique sortaient souvent de leurs cellules, fréquentaient les femmes, les suivaient à la promenade, s’insinuaient dans leurs ames, enfin qu’il y avait du relâchement dans les mœurs et dans la discipline. Pariez-moi, senora Pepa, avec la même franchise que sainte Thérèse, la patronne de l’Espagne, parlait à Dieu dans sa vision. — Je vois que la calomnie a porté son venin jusqu’à la cour de Rome. Je ne puis nier que nos pères dominicains vont souvent chez les dames; mais c’est pour les diriger, les confesser, échauffer et entretenir leur piété. On a osé calomnier les mœurs du père Jeronimo et de dona Margarita, parce qu’ils se voient souvent, et qu’ils sont jeunes l’un et l’autre; mais je répondrai de leur vertu comme de la mienne. Je vois souvent plusieurs de ces pères; mais aucun jamais n’a osé me parler d’amour. — Vous êtes assurée de la piété, de la vertu de don Jeronimo? — Oui car il dit la messe tous les jours, et prêche tous les dimanches. — Voilà des preuves; cependant je l’observerai de près, ainsi que ses confrères, et je rendrai compte à son éminence de cette conversation, en lui fesant de vous l’éloge que méritent votre zèle et votre piété. Je retourne dans mon auberge, qui serait bien digne de loger Judas Iscarioth, ou le mauvais larron; mais je ne veux pas aller à notre monastère: je dois garder l’incognito pour mieux observer ce qui se passe à Murcie. A ces mots, dona Pepa m’a offert une chambre chez elle; j’ai d’abord sagement refusé; mais, plus je résistais, plus ses instances étaient pressantes; peu à peu je mollissais; enfin, pour dernière objection, j’ai allégué que j’avais un frère dont je ne voulais pas me séparer. Amenez votre frère, s’est-elle écriée, je serai ravie de faire sa connaissance. Porte-t-il, comme vous, la livrée de la religion? — Non, mais c’est le chrétien le plus fervent des douze royaumes de l’Espagne; c’est la candeur, l’innocence même: le pape saint Léon X n’avait pas les mœurs plus pures que lui. Ici je la quittai. Mais à propos, mon cher frère, sachez que je suis le père don Manuel Ésope: je crois que ce nom me va assez bien. — Vous en avez l’esprit; mais je ne crois pas que les habitants de Murcie vous élèvent une statue, comme les Delphiens en élevèrent une à l’auteur des fables. — Enfin, mon cher, je vous ai logé comme un prieur de bernardins, ou comme Sancho dans l’île de Barataria. La jeune servante vint alors nous avertir que l’on avait servi le soupé. A son aspect, le père don Ésope faillit à oublier la gravité de son personnage; mais je l’avertis que nous n’étions plus au siècle d’Abraham, où les servantes entraient dans le casuel du ménage. Les deux dames nous attendaient. Dona Elvire était une femme qui touchait à son neuvième lustre; le feu de ses yeux, l’expression, le mouvement de sa physionomie, annonçaient qu’elle avait associé, dans sa jeunesse, le culte de l’amour à celui de la religion, et qu’elle n’offrait plus à Dieu que les restes de ses charmes. Ces dames placèrent le révérend père don Ésope au milieu d’elles; les honneurs de la table, les meilleurs morceaux furent pour lui: son assiette était toujours encombrée de vivres, qui traversaient rapidement son œsophage. Pour moi, j’étais traité comme un frère compagnon, subalterne personnage. Une aventure arrivée naguère à Séville, fit tourner la conversation sur les anges de l’enfer. On y avait brûlé une jeune fille accusée d’avoir reçu le diable dans son lit, ce qu’elle avait avoué. Dona Pepa demanda s’il était possible qu’une femme devînt amoureuse de cet esprit malin. Les savants, les pères de l’église, répondit don Manuel, ont cru aux sucubes et aux incubes.[166] On a brûlé à Rome un vieillard de quatre-vingts ans, qui avait couché la moitié de sa vie avec une diablesse.[167] Il faut convenir que l’ange des ténèbres est bien dangereux pour votre sexe; mais si j’avais été à Séville, j’aurais guéri cette malheureuse fille de cette passion infernale. — Eh! comment auriez-vous fait? la chose paraît difficile. — Non, madame; je prends, pour cette cure, des graines d’ellébore noir; je les fais infuser vingt-quatre heures dans une pinte d’eau bénite; et je fais boire, toutes les demi-heures, un verre de cette potion à l’amante du diable. Le médecin Melampus a guéri de cette manière les filles de Proetus, qui avaient une rage d’amour diabolique.[168] Je lui demandai s’il y avait long-temps de cette belle cure? — Non, mon Frère, c’était dans la même année que le labarum apparut à Constantin. Vous ne sauriez croire, mesdames, la vertu de cette plante pour les maladies du cerveau, et je conseillerai à mon frère, qui va à Cordoue pour se marier, d’en faire usage avant de s’embarquer sur cette mer orageuse. Vous, mesdames, vous ne feriez pas mal d’en boire aussi une petite tasse tous les matins, pour prévenir les inflammations du cerveau. Si saint Antoine avait eu recours à cette boisson, il n’aurait pas craint les tentations du diable. — Je n’avais jamais ouï parler, dit dona Pepa, de cette plante et de sa vertu. Cette conversation fut interrompue par l’arrivée de deux belles gelinottes que l’on servit. Elles fixèrent les regards de don Ésope, qui s’écria: Ce n’est pas, senora Pepa, le corbeau qui portait un pain à saint Antoine, qui vous a apporté ces gelinottes? J’ai voulu, dit-elle, vous faire manger des oiseaux qui ont une grande réputation à Murcie. — Allons, je suivrai le précepte de saint Paul, qui dit: Ne recherchez pas la bonne chère, mais profitez-en modérément lorsqu’elle se présente. A propos de gelinottes, connaissez-vous l’attachement qu’avait saint François d’Assise, patriarche de l’ordre Séraphique, pour les animaux, qu’il appelait ses frères? Un jour on lui servit un levraut, et il lui dit: Mon frère le levraut, pourquoi t’es-tu laissé prendre? Il disait aux hirondelles: Mes sœurs, vous avez assez jasé. Il appela un jour une cigale, qui vola aussitôt sur sa main, et il lui dit: Chantez, ma sœur la cigale, louez Dieu par votre chant: la cigale obéit, et chanta les louanges du Seigneur. Quel dommage que ce grand saint n’ait pas bu de ma tisane d’ellébore! Les deux dévotes écoutaient le révérend don Ésope avec le même intérêt, la même curiosité, que Didon avait jadis écouté le récit de la prise de Troie, ou la tendre Erminie, le discours du vieux pasteur.

Mentre el così ragiona, Erminia pende
Dalla soave bocca, intenta è cheta.

Dona Elvire voulut nous régaler à son tour d’un miracle de la vierge del Pilar, arrivé à Saragosse, sa patrie. Sa trisaïeule, qui en avait été le témoin, l’avait conté cent fois à sa fille, cette fille à la sienne, et celle-ci à la mère de dona Elvira. Cette Madonne arriva une nuit à Saragosse, apportée par les anges.[169] Le lendemain, toute la ville accourut pour la voir; les principaux magistrats dressèrent et signèrent le procès-verbal de son arrivée: jamais miracle ne fut mieux constaté. Les Saragossais possédaient depuis quelque temps ce beau présent du ciel, lorsque les habitants de Pampelune, jaloux de leur bonheur, envoyèrent secrètement six Navarrois bien déterminés qui enlevèrent la Madonne, la transportèrent en triomphe, et la placèrent dans une chapelle de leur cathédrale; mais la Vierge, à qui ce séjour déplaisait, s’envola dans la nuit, par un trou qu’elle fit au plancher, et revint, dans un instant, à sa première demeure. — Vous ne m’étonnez pas, répliqua le père don Ésope, j’en ai vu bien d’autres. Voici un miracle qui s’est passé à Cadix du temps d’Héliogabale, empereur d’Allemagne, miracle dont tous les habitants de Cadix ont été témoins. La statue de Saint Antoine logeait dans un hermitage, auprès de cette ville, lorsque la peste s’y répandit. A l’aspect des grands ravages qu’elle fesait, la statue sortit de sa retraite, pour faire l’office de médecin; elle allait chez les malades, les guérissait, et le soir rentrait dans sa niche. Dès que la contagion eut cessé, les habitants, pleins de reconnaissance, allèrent, en procession, prendre la statue pour la placer dans une belle église. Vous conterai-je un autre miracle arrivé à Rome, sous le pontificat de Jules II, de sainte mémoire? Une religieuse, nommée Claudia, fut accusée par ses ennemis d’avoir forfait aux saintes lois de la pudeur. Alors un vaisseau, venant de Phrigie, s’était tellement engravé dans le Tibre, que les efforts de plusieurs milliers d’hommes ne purent venir à bout de le faire avancer. Claudia, après avoir imploré la Sainte Vierge, vient sur le rivage, attache son rosaire au vaisseau, et le traîne aussi facilement qu’elle aurait traîné un petit carrosse d’enfant. Toute la ville de Rome fut témoin de ce miracle.[170] Après ce récit, qui charma ces dames, elles se levèrent de table, baisèrent les mains de don Ésope, et nous firent conduire dans notre chambre. Quand nous fûmes seuls, il me demanda comment je trouvais les gelinottes de Murcie. Ma foi, lui dis-je, en les mangeant je croyais être dans le meilleur des mondes possibles. — Il serait encore meilleur, sans les moines et ma bosse qui sont des superfluités. Il me proposa de rester le lendemain pour voir la ville; l’auberge est bonne, disait-il, profitons-en, nous ne rencontrerons pas souvent des dona Cascadilla. — J’en conviens; mais la belle Séraphine m’attend à Cordoue: cette ville est pour moi la Terre promise. Je ne veux pas errer quarante ans dans les déserts avant d’y parvenir. Je veux bien vous accorder encore une journée, je ne serai pas fâché de connaître cette ville que l’on dit le jardin de l’Espagne.

Murcie, avant l’arrivée des Romains, n’était qu’un petit village; ils en trouvèrent la position si heureuse, que plusieurs d’entr’eux, après la conquête de Carthagène, vinrent s’y établir. Elle est au bord de la Ségura, dans une plaine délicieuse, au 37° dix-huit minutes de latitude. Une autre rivière traverse aussi ce petit royaume. Toutes les deux sont bordées de myrtes qui y croissent et se multiplient si facilement, que les Romains consacrèrent la ville à Vénus Murcia, et élevèrent à Rome, sur le Mont-Aventin, une statue à cette déesse.[171] Scipion, après avoir reconquis l’Espagne, fit célébrer dans la plaine de cette ville, les obsèques de son père et de son oncle, qui avaient succombé sous le génie d’Annibal. Rome a gardé Murcie pendant six cent seize ans; les Maures leur succédèrent, et en jouirent trois cent dix ans. On prétend qu’ils y transportèrent le mûrier et l’art de préparer la soie. En 1241, elle fut prise par les Espagnols. Les fontaines, les cascades, les mûriers, les myrtes, les orangers qui portent les plus belles oranges de l’Espagne, la sérénité, la douceur constante de sa température, rendent ce séjour digne de Vénus et de la paresse; non pas de celle qui sans désir et sans pensée se traîne dans le chemin de la vie; mais cette aimable paresse qui, sans effort, par le mélange heureux du repos, du plaisir et du travail, sème de fleurs les heures légères de la journée, et qui est aussi ennemie des folles passions qui tourmentent l’ame, que de l’inertie et de l’insensibilité qui la flétrissent. La cathédrale de Murcie est vaste, et l’autel est d’argent massif; la grille qui l’entoure et forme la porte du chœur, est d’un travail pré. Quand nous y entrâmes, six chanoines vermeils et brillants de santé, psalmodiaient les louanges du Seigneur. On voit dans cette église le tombeau d’Alphonse, surnommé le Sage, parce qu’il se mêlait d’astronomie; comme si les savants étaient toujours des sages. C’est lui qui disait que si Dieu l’avait consulté sur la création du monde, il lui aurait donné de bons avis.[172] Apparemment que ce roi ne pensait pas, comme Leibnitz ou Pangloss, que ce monde était le meilleur des mondes possibles. Il légua son cœur et ses entrailles à Murcie, en reconnaissance de ce qu’elle lui avait ouvert ses portes, lorsqu’il combattait contre un fils rebelle. La tour de cette église est de forme carrée. Une montée douce conduit au sommet, un cheval peut y monter. Vers le milieu, nous trouvâmes une grande salle où était une vingtaine d’hommes, le visage tanné, la barbe noire et épaisse, enveloppés dans de vieilles capes toutes rapiécées. Ils environnèrent le père don Ésope, lui baisèrent à l’envi la robe et les mains, qu’il étendait à droite et à gauche. Nous fûmes bien étonnés quand nous apprîmes que ces hommes si respectueux pour les moines étaient des sicaires, des voleurs qui trouvaient dans cette salle un asile contre les lois et le glaive de la justice, et qui vivaient là avec leurs remords ou sans remords.[173]

Murcie a un beau quai et un pont superbe sur la Ségura, et des promenades charmantes; mais la plus agréable est celle qui est nommée la Maleçon: c’est une chaussée de deux mille quatre cents pieds de long, bordée par la Ségura. On y monte par un bel escalier, et l’on y respire l’air le plus pur. Les fidèles y trouvent presqu’à chaque pas à satisfaire leur dévotion: on y a planté des piliers qui désignent les différentes stations de J. C. lorsqu’il traînait sa Croix. Nous vîmes nombre de dévotes qui s’agenouillaient devant chaque pilier. Au bout de cette promenade on trouve une terrasse garnie de bancs de pierre: on y jouit d’une perspective fort étendue; mais les yeux se reposent sur un paysage très-agréable et très-varié. Nous jouissions en vrais amateurs, ou plutôt en voyageurs curieux, de la beauté de cette vue, lorsque nous aperçûmes auprès de nous un dominicain avec deux jolies femmes. Ah picanorazzo (grand coquin), s’écria le révérend don Ésope! Il aurait voulu l’éviter; mais ce moine, apercevant l’uniforme de Saint Dominique, vint à nous pour voir et saluer ce confrère inconnu. Il lui adressa la parole; mais le rusé don Manuel lui répondit en latin. Cet idiome nouveau pour le jacobin, engraissé d’ignorance, l’embarrassa beaucoup. Je pris alors la parole, et lui dis que son confrère était tudesque et n’entendait pas sa langue; mais qu’il pouvait lui parler celle de Cicéron, qu’il savait parfaitement. — J’en suis charmé, dit le moine, mais je n’ai pas le temps, sans doute il va à Madrid; je lui souhaite un bon voyage. Ainsi l’idiome latin nous délivra de cet argus enfroqué. Nous jugeâmes à propos de terminer notre promenade pour n’être plus exposés à pareille rencontre; et comme le soleil atteignait son zénith, nous revînmes chez dona Cascadilla, où les deux béates et le dîné nous attendaient. Le père don Ésope dit son bénédicité en se mettant à table. Sans doute la vue d’un repas succulent excitait sa reconnaissance envers l’Être-Suprême. Lorsqu’il eut un peu appaisé la vivacité de son appétit, il fit part à ces dames du succès de ses informations sur la conduite de ses confrères. J’ai découvert, leur disait-il, qu’il y a du relâchement dans les mœurs, de la mollesse et de la tiédeur dans le service divin. Les vieux pères aiment mieux assister à une bonne table qu’aux offices, et les jeunes fréquentent les dames, dirigent leur conscience, Dieu sait comment; leur permettent des amants, comme l’église permet la viande les jours maigres, aux malades, aux santés délicates. Croiriez-vous que nous avons rencontré ce matin, à la promenade, au milieu de deux jolies femmes, un jacobin gras comme un chapon et robuste comme un taureau? Quel scandale! quelle licence! Est-ce ainsi que se conduisaient les Bazile, les Antoine, les Bruno, les Dominique? Au lieu d’être à l’église ou dans leurs cellules à étudier la somme de Saint Thomas, les homélies de Saint Chrysostôme, et de lire les sermons, la cité de Dieu de Saint Augustin, les quatorze épîtres de Saint Paul qui resta une nuit et un jour au fond de la mer! Et cependant ils se croyent les élus du seigneur: Eux? les élus? comme moi, qui ne suis qu’un pécheur. Je les dénoncerai à notre général qui les condamnera an pain et à l’eau pendant deux ans: Il n’y aura pas de mal à réduire leur embonpoint et à réprimer l’aiguillon de la chair. Dona Pepa demanda grâce pour eux. Celui, dit-elle, que vous avez vu ce matin, à la Maleçon, est le père Gabriel; il est très-respecté dans la ville, il confesse, il prêche tant qu’on veut. Il a converti deux juifs, il met la paix dans les ménages, il a réconcilié naguère un mari avec sa femme, enfin c’est un véritable apôtre. — Mesdames, je n’ai pas ouï dire que les apôtres se promenassent avec de jolies femmes. Il est vrai que Sainte Thècle suivait, en habit d’homme, Saint Paul dans tous ses voyages; mais elle était sainte et laide. Mais puisque vous prenez don Gabriel sous votre protection, je ne le citerai pas à son Eminence; cependant ces pères s’exposent au danger, et ils sont bien loin d’avoir la ferveur et le courage de Saint Thomas d’Aquin: c’était un bon gentilhomme. Ses frères, désolés de le voir s’ensevelir vivant dans un monastère, envoyèrent un jour, dans sa cellule, une fille rayonnante de jeunesse et d’attraits. Le piége était séduisant. Le saint convint qu’à son aspect, il sentit quelque émotion, qu’un certain feu circula dans ses veines; mais tout-à-coup, rebelle à la chair et au démon, et soutenu par la grâce, il saisit un tison ardent, s’élance sur cette fille, qui, épouvantée, s’enfuit à toutes jambes. Vous citerai-je encore Xénocrate, le patron des maléficiés? Un jour, une très-belle femme, qu’on appelait Laïs, sous je ne sais quel prétexte, l’attira à sa toilette. Sans doute c’était le démon qui l’inspirait pour perdre un saint. Cette femme déploya tous ses talents, tout le charme de la séduction pour triompher de sa vertu; mais Saint Xénocrate, bien supérieur aux Jérôme, aux Augustin, nés fort ardents, resta glacé comme un bloc de marbre, et immobile comme le Mont Caucase. — Nous ne connaissons pas en Espagne ce saint là. — Je le crois, c’est un descendant de Japhet, qui eut sept fils qui peuplèrent les îles de la Méditerranée. Saint Xénocrate descendait en droite ligne de Gomez, qui était l’aîné de la famille. Ce grand saint est mort assassiné par les Turcs sur les bords du Pont-Euxin, et c’est depuis cet assassinat que cette mer est appelée la mer Noire. Vous savez aussi qu’il y a une mer qu’on appelle la mer Rouge, que Moïse passa à pied sec dans le temps du reflux. — Nous en avons ouï parler. — Mais vous ignorez d’où vient cette épithète de rouge qu’on lui a donnée: c’est que pendant la persécution de Dioclétien, elle a été rougie du sang de dix mille martyrs. Cependant le père don Ésope fesait parfois des pauses pour savourer les morceaux choisis et délicats dont on chargeait son assiette. Je le regardais de temps en temps avec admiration et souriais discrétement à son savoir.

Pendant cet entretien intéressant, les deux dames oubliaient l’heure de la sieste; mais je les avertis que le père don Ésope avait son bréviaire à réciter. Alors dona Pepa quitta la table, et nous, nous rentrâmes dans notre chambre: je félicitai don Manuel de sa douce faconde, et de la canonisation du bienheureux Xénocrate, petit-fils de Gomez, dont il enrichissait la légende, et de sa sublime invention pour colorer la mer Rouge et la mer Noire. — Fables pour fables, me dit-il; les miennes valent bien celles de tant d’autres historiens: l’amusement et les fictions sont plus nécessaires aux hommes que la vérité et la science. Mais nous devons songer à notre départ, il ne faut pas que l’aurore nous retrouve demain dans Murcie. Je ne sortirai pas cette après-dînée de peur de rencontrer quelque jacobin, qui, par hasard, sût la langue de Virgile et de Tite-Live. Allez louer un volante pour notre voyage, et apportez-moi un petit os de mouton ou de brebis. — Et qu’en voulez-vous faire? — L’enchâsser dans une petite boîte, et le donner à dona Cascadilla, comme un reliquaire précieux: la reconnaissance est une de mes vertus. — Et vous croyez que cet os de mouton, devenu relique, lui portera bonheur? — Il opérera des miracles. Quand la confiance et la crédulité s’emparent de l’imagination d’une dévote, elle voit tout ce qui est dans sa tête, et les fantômes de la lanterne magique sont pour elle des corps réels. Les mahométans regardent la robe et une dent de Mahomet comme des reliques sacrées.[174] Allez visiter la ville. En attendant votre retour, je dirai mon bréviaire dans Don Quichotte.

Murcie contient cinquante mille habitants; les rues sont belles, droites, et les maisons bien bâties. Je vis le superbe couvent des cordeliers, où l’on entre par trois grandes cours, qui ont deux portiques élevés l’un sur l’autre. On aurait dû graver ce vers sur le frontispice:

Hic mea paupertas vitæ traducat inerti.[175]

La bibliothèque est très-belle; mais quand j’y entrai, avec un conducteur, nul être vivant n’en troublait la solitude. Je lus sur la porte cette inscription: Los muertos abren los ojos, a los que viven.[176] J’aurais voulu y substituer cette autre: Personne ici ne trouble le repos des morts. Au défaut d’êtres vivants, j’y vis le portrait de plusieurs grands hommes.

Au sortir de ce magnifique asile de la pauvreté, je vis une cérémonie qui excita ma curiosité: on promenait un homme sur un âne; le bourreau le suivait en lui appliquant par intervalle de grands coups de fouet. Des officiers de justice marchaient immédiatement après le bourreau, précédés d’un trompette, qui, s’arrêtant dans les carrefours, criait d’une voix glapissante: C’est la punition que sa majesté et la justice, en son nom, infligent à ce coupable, condamné à recevoir cinquante coups de fouet pour avoir vendu des fruits au-dessus du prix fixé par la police. On m’apprit que c’était le châtiment ordinaire de tout vendeur qui surfesait sa marchandise. Mais si le bourreau frappe plus de coups que la sentence ne porte, il est fustigé lui-même.

Je louai une voiture pour Carthagène, et après m’être muni d’un petit os de mouton, je retournai chez dona Cascadilla. Je trouvai le père don Ésope dans sa chambre, prenant une tasse de chocolat pour soutenir son estomac jusqu’à l’heure du souper. Je lui remis l’os de mouton. Il l’enchâssa proprement dans une petite boîte, à la place des cheveux de sa première maîtresse, alors très-oubliée. Une heure après, la jeune Anna vint nous avertir que les dames nous attendaient pour souper. Don Ésope prit la main, le bras, de cette jeune Agar, la caressa sous le menton, en lui disant, en vrai Sycophante, sois sage, ma fille, et Dieu te bénira.

L’entretien du soupé roula, comme à l’ordinaire, sur des miracles, sur des sujets pieux. Don Ésope gémit sur le relâchement, sur la tiédeur du saint-office. On ne voit plus comme autrefois, disait-il, de ces auto-da-fé si édifiants, si attachants; les vrais fidèles se plaignent avec raison. Qu’est devenu ce temps de pieuse mémoire, où le roi don Carlos, ayant témoigné le désir de voir un auto-da-fé aussi brillant que celui dont son père avait eu le bonheur de jouir, vit arriver le grand-inquisiteur qui lui promit la représentation d’un spectacle si agréable, si consolant pour la piété?

Le jour venu, ce grand prince se rendit sur son balcon à huit heures du matin; on promena, on brûla sous ses yeux nombre de victimes humaines. J’ai tort de dire humaines; car les hérétiques, les juifs, les musulmans ne sont pas l’image de Dieu. Ce sont de vrais animaux; oui, mesdames, j’aimerais mieux être mulet, cheval ou chien, que juif ou hérétique. Sa majesté catholique daigna assister tout le jour à cette cérémonie imposante, sans ennui, sans quitter sa place un seul moment, supportant le poids de la chaleur avec un saint courage; impassible à tous les besoins. Quand les corps furent brûlés, les feux éteints, il demanda, ainsi qu’un aimable et jeune enfant qui ne se lasse pas de voir des marionnettes, s’il n’y avait plus personne à brûler. Alors il se retira fort content de sa journée, et fâché que les scènes du plaisir fussent si rapides. Nous avons encore vu, en 1725, le saint-office faire brûler à Grenade une famille maure composée de sept personnes; les misérables vivaient tranquillement, occupés de leur commerce, de leur ménage, et fesant des enfants à leurs femmes! mais ils se mutilaient à la manière des juifs, ils adoraient Mahomet ou le diable, car c’est la même chose; ils fesaient des ablutions en commençant par le coude ou par le bout des doigts;[177] ils ne buvaient point de vin, ils pouvaient épouser quatre femmes. Voilà pourquoi il faut les brûler en Espagne, parce que nous avons beaucoup de vignes, et pas plus de femmes qu’il ne nous en faut; mais comme dit le saint homme Job dans son style poétique:

Nox ruit, et fuscis Tellurem amplectitur alis.[178]

Nous devons partir à la pointe du jour; permettez, dona Pepa, qu’en vous quittant, je vous laisse un gage de ma reconnaissance. Veuillez accepter cette boîte qui contient un os de saint Étienne, martyr; vous savez que Dieu fit un miracle pour découvrir le corps de ce saint.

C’est un présent que m’a fait à Rome le cardinal César Borgia, un des hommes le plus pieux de son siècle. Avec cette relique vous n’avez nul danger à craindre, le tonnerre vous respectera, et l’esprit infernal n’osera s’approcher de vous pour vous souffler des pensées profanes et des désirs impurs. Dona Cascadilla remercia avec timidité, craignant de priver don Ésope d’une si sainte relique. Rassurez-vous, lui dit-il, je trouverai près de Madrid, dans le monastère de l’Escurial, assez de reliques pour en fournir à toute l’Europe, et à tous les Chinois s’ils devenaient chrétiens. Il y a onze corps de saints tout entiers, cent trois têtes aussi entières, plus de six cents bras, jambes ou cuisses, trois cent quarante-six veines, et mille quatre cents reliques plus petites, comme doigts, osselets et cheveux.[179] Riche de tant de reliques, l’Espagne ne peut jamais périr; ce sont les colonnes de l’État. Après cette énumération, dona Pepa accepta ce don précieux avec jubilation et la plus vive reconnaissance. Elle nous conseilla de nous arrêter à Caravala pour voir la fameuse croix apportée par les anges, qui guérit toutes sortes de maladie. Je la connais, dit le révérend père don Ésope; je sais que les médecins voudraient la détruire parce qu’ils n’ont plus de malades à tuer, mais elle subsistera et guérira en dépit d’eux et de leurs remèdes. Ces dames alors, après lui avoir baisé les mains et la robe, se recommandèrent à ses prières. Dona Pepa le remercia d’avoir attiré par sa présence la bénédiction du ciel sur sa maison. Mesdames, leur dit-il, ne perdez jamais la confiance en Dieu, souvenez-vous qu’Ismaël et la servante Agar, sa mère, mouraient de soif dans leur voyage, et que Dieu leur découvrit une fontaine au milieu du désert; ainsi Dieu vous découvrira, si vous le servez fidèlement, dans vos tribulations, dans vos angoisses, une fontaine de grâces et de bénédictions. Adieu, mes chères dames, je ne vous oublierai jamais dans mes prières, et avec mon frère nous parlerons souvent de vous et de votre charitable simplicité. Ces bonnes dames, les larmes aux yeux, m’invitèrent à bien soigner mon frère, un saint, une des colonnes de l’église. Ce fut ainsi que nous nous quittâmes pour jamais, sans autre espérance de nous revoir que dans la vallée de Josaphat, qui, comme chacun sait, n’est pas loin de Jérusalem.

Nous trouvâmes dans notre chambre une provision de biscuits et de chocolat. Voyez, me dit don Manuel, comme la manne du désert tombe pour nous, et comme la Providence nous favorise. — Oui, elle est toujours pour le plus adroit, comme le dieu des armées est pour les gros bataillons.

Le lendemain nous montâmes en voiture au moment où l’Aurore donnait son dernier baiser au beau Titon. Quand don Manuel fut hors de la ville, il quitta sa robe, et devint troubadour, de moine qu’il était; il reprit sa gaîté, ses chansons, en reprenant sa cape. Avouez, me dit-il, que j’ai bien joué mon rôle. — D’accord, vous êtes un excellent comédien; mais moi j’ai sur le cœur quelque petite syndérèse, pour m’être prêté à tromper deux bonnes dévotes. — Bah! faiblesse et pusillanimité. Dans la société, tous les hommes sont trompeurs et trompés; chacun cherche son bien aux dépens des autres: les conquérants, par les armes; les moines, par l’hypocrisie; les marchands, par un grand air de vérité; l’orateur et l’écrivain nous trompent par des mensonges adroits et le coloris du style; le médecin, par de grands mots et la gravité de son air; les courtisans trompent les rois par l’appât de la flatterie, et les rois trompent les peuples; aussi ma conscience jouit d’une grande sécurité. Bientôt le rude et fréquent cahotage de notre calezino mit fin à nos discours et à nos plaisanteries sur la mystification de dona Cascadilla. Nous gravissions de hautes montagnes par un chemin tracé au bord des précipices; l’amas des rochers énormes, la chaîne des montagnes arides, entassées les unes sur les autres, nous présentaient l’image du chaos. Notre calessero nous annonça que nous avions onze leguas à faire pour arriver à Carthagène. Le chemin devint si mauvais, si âpre, que don Manuel ne voulant pas, disait-il, briser sa tête poétique contre un rocher, me proposa de mettre pied à terre. Après une marche longue et pénible, il cria au calessero: Eh, camarade, il y a cinq heures que nous marchons, dînerons-nous aujourd’hui? — Animo, senores, commencez votre rosaire; vous n’aurez pas fini, que nous serons à la venta, où ma pauvre bête et vous trouverez de quoi dîner. Enfin, bien secoués, bien fatigués, nous arrivâmes à la venta si désirée. C’était la caverne de Cacus ou de Polyphême, une vaste grange au pied d’un rocher sourcilleux, où logeaient pêle-mêle le père, la mère, les enfants, les chèvres, les moutons, un âne et deux chiens. Quelle venta! dis-je à don Manuel. — De quoi vous plaignez-vous? Noé, dans son arche, n’était pas en meilleure compagnie. Ave Maria, dit don Manuel en entrant; père, nous avons faim, qu’avez-vous à nous donner? — Nada (rien). J’aperçus un gigot de mouton appendu à son crochet; je lui demandais à qui il le destinait. — Oh, je le garde pour deux grands cordeliers qui doivent passer dimanche; d’ailleurs c’est aujourd’hui vendredi, je ne veux pas griller en enfer pour vous autres. Tiens, mon ami, dit le poète du Toboso, voilà un peso duro (cinq frans) pour ton gigot; demain tu iras te confesser, tu auras l’absolution, ton péché sera effacé, et l’argent te restera. Entre deux intérêts pressants, ordinairement celui du moment l’emporte sur celui de l’avenir, et notre hôtelier nous livra le mouton; mais, en le décrochant, il fil le signe de la croix, et pria la Madonne de fermer les yeux et de lui pardonner.

L’après-dînée nous continuâmes notre route à travers des montagnes encore plus hautes, plus escarpées que celles du matin. Le poète de la Manche me laissa seul dans la voiture. Il ne voulait pas, disait-il, donner sa chair délicate à dévorer aux vautours. Chemin fesant, dans un enthousiasme poétique et amoureux, il composa et chanta ces vers:

Echo, de celle que j’adore,
De Clara redis-moi le nom,
Redis-le au lever de l’aurore;
Et quand le soir sur l’horizon
Phœbé reparaît encore;
Fille des bois,
Dis-nous cent fois
Le nom de celle que j’adore.
Que dans le fond de ces déserts
Le nom de Clara retentisse,
Et qu’en chorus tout l’univers
Et le répète et l’applaudisse.

Je doute, lui dis-je, que tout l’univers entende la voix de l’écho, et répète en chorus le nom de Clara. — Si ce n’est pas l’écho qui opérera ce prodige, ce sera ma muse qui portera ce nom d’un pôle à l’autre; je veux l’immortaliser, comme Ovide a immortalisé Corine, et Pétrarque la belle Laure.

Nous marchions à pas lents, la nuit approchait, l’ombre descendait sur les montagnes, lorsque nous arrivâmes auprès d’un hermitage. Le calessero nous dit que sa pauvre bête ne pouvait aller plus loin; qu’il y avait encore trois heures de chemin jusqu’à Carthagène; qu’il fallait prier le saint hermite de nous recevoir. Cet asile nous convenait très-peu; mais il fallut fléchir sous la loi de la nécessité. Nous frappâmes à la porte de l’hermitage, où nous apercevions de la lumière. Un gros chien nous répondit par ses aboiements. L’hermite parut à une lucarne, et nous cria: Que désirez-vous? Je lui répondis que nous étions des voyageurs fatigués et surpris par la nuit, qui lui demandaient l’hospitalité. Après quelques autres questions, il vint nous ouvrir la porte. Le Cerbère de cette caverne gronda à notre aspect, nous présentant une file de dents qui effrayaient l’amant des muses, qui n’avait pas de gâteau à lui offrir; mais l’hermite fit taire ce dogue:

Semblable à l’Océan qui s’appaise et qui gronde,

il s’étendit aux pieds de son maître en murmurant;

Totoque ingens extenditur antro.[180]

Vous venez sous le toit de la pauvreté, nous dit l’hermite, et vous ferez mauvaise chère, si vous n’apportez votre soupé; je vis de peu, et je ne reçois pas le pain de l’aumône. Quoique cet homme fût revêtu d’une robe usée, qu’une barbe épaisse nous dérobât la moitié de son visage, son langage, sa physionomie n’annonçaient pas un de ces hermites si communs en Espagne, qui ont pour vocation la paresse et un grand penchant à la friponnerie. Apparemment, lui dis-je, vous cultivez un petit jardin dont les légumes et les racines suffisent à votre frugalité? — Non, ce terrain est trop aride, trop pierreux; c’est mon pinceau qui me fournit ma subsistance. Je peins de petits tableaux de saints et de saintes, et surtout de jolies Madonnes, dont le débit est plus facile, et je vais les vendre à Carthagène. Je ne suis pas un Antonio Velasques, un Francisco Goya, un Joseph Castillo;[181] mais mon talent m’occupe et me nourrit Je lui dis alors que mon compagnon de voyage, poète érotique, était un descendant de Joseph Castillo, et portait le même nom. A ces mots il montra un visage plus riant et plus affectueux. Et vous, monsieur, me dit-il, vous êtes étranger? — Oui, je suis un officier français. — Je suis fâché de ne pouvoir mieux traiter des hôtes tels que vous; mais je vous donnerai avec plaisir le peu que j’ai. Aussitôt il servit, sur une table délabrée, du pain, des raisins secs et du fromage. Ces mets, nous dit-il, sont peu restaurants, mais j’ai une bouteille de vieux Malaga, digne d’un favori des muses. Ce nectar vint très-à-propos pour rétablir nos forces. Le poète du Toboso, après en avoir avalé un grand verre, nous chanta un dithyrambe impromptu en l’honneur de Bacchus, le dieu des poètes, ainsi qu’Apollon, et du patriarche Noé, le premier ivrogne qui ait paru sur la terre. Le dogue, peu sensible au charme de sa voix, l’accompagnait de son grognement. Don Manuel, ennuyé de l’entendre, s’écria: Voilà un animal que la lyre d’Orphée, ou le chant des syrènes, n’aurait pu adoucir. Il est, dit l’hermite, fort mauvaise compagnie avec les inconnus, mais c’est un ami ardent et fidèle. Une nuit, pendant que j’étais enseveli dans le sommeil, ses aboiements m’éveillèrent en sursaut; j’écoute, j’entends que l’on enfonce ma porte. Je n’avais pour armes qu’un gros bâton; je n’osais ouvrir; mon chien hurlait, s’agitait, brûlait de combattre. Admirez son intelligence! Vous voyez cette lucarne étroite et haute; il la regardait sans cesse, et semblait me dire: ouvrez-là, je sortirai, j’irai vous défendre. Je le compris: j’ouvre la fenêtre, je le prends dans mes bras, il saute en bas, s’élance sur l’un des assaillants, le saisit à la gorge, le renverse par terre, et le laisse pour mort. Il s’attache à la cuisse d’un autre, la déchire, et lui fait jeter des cris affreux. Le troisième assaillant, pour délivrer son complice, frappa d’un coup de poignard mon fidèle Acate, c’est le nom que je lui ai donné, qui, furieux, lâche sa proie, et saute au visage de son agresseur, qui hurle à son tour de toutes ses forces. Alors je sors armé de mon bâton; les assassins prennent la fuite, laissant leur camarade expirant. Je m’approche de lui; il me dit qu’il se meurt, qu’il veut se confesser. Confessez-vous à Dieu, lui dis-je, je ne suis pas prêtre. — Mon Dieu, mon Dieu, sainte Marie, saint Joseph, s’écria-t-il, ayez pitié de moi; je suis un grand pécheur, j’ai volé, couché avec des femmes, violé de jeunes filles; j’ai assassiné un homme; mais, seigneur Dieu, je vous ai toujours aimé, respecté, ainsi que votre sainte mère, dont je n’ai jamais quitté le scapulaire; j’ai toujours cru votre sainte religion; j’ai fait maigre en carême, j’ai entendu la messe les fêtes et les dimanches quand je l’ai pu; ainsi j’espère que vous me pardonnerez mes péchés, que vous me recevrez dans votre saint paradis. — Après cette singulière confession, il me demanda de l’eau-de-vie; je lui en donnai, et il se trouva un peu mieux. Dès qu’il fut jour, je le fis porter à l’hôpital de Carthagène, où il se rétablit. Mais la justice s’en empara et le condamna aux présides.[182] Mon chien, mon sauveur, a guéri de sa blessure. Je vois à présent, lui dis-je, que le tyran Louis XI avait raison de demander à Laurent de Médicis, un gros chien pour le garder dans sa chambre; il comptait plus sur la fidelité de cet animal que sur celle de ses gardes. Je voudrais que Descartes et les autres philosophes qui prétendent que les animaux sont de pures machines, m’expliquassent comment des automates ont de la sensibilité, de la mémoire, de l’amour, de la haine, enfin des passions.[183] Le poète de la Manche répondit que puisque Dieu avait daigné faire un pacte avec eux, et qu’il défend, dans la Genèse, aux animaux de tuer les hommes, ou qu’il en tirera vengeance, on ne pouvait douter de l’existence de leurs ames; il ajouta qu’il y avait parmi les animaux, comme chez les hommes, des sots et des gens d’esprit, et même des gens à talents, comme le rossignol, l’orphée des bois. Mais nous avons besoin de sommeil; cette caverne en paraît la demeure, et comme dit Ovide:

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