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Abélard, Tome II

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The Project Gutenberg eBook of Abélard, Tome II

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Title: Abélard, Tome II

Author: Charles de Rémusat

Release date: October 20, 2004 [eBook #13807]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Robert Connal, Renald Levesque and the Online Distributed
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(Bibliotheque nationale de France).

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ABÉLARD, TOME II ***

ABÉLARD

PAR

CHARLES DE RÉMUSAT.

1845



Spero equidem quod gloriam eorum

qui nunc sunt posteritas celebrabit.

JEAN DE SALISBURY, disciple d'Abélard

Metalogicus in prologo.



TOME DEUXIÈME

DE LA PHILOSOPHIE D'ABÉLARD.



CHAPITRE VIII.

DE LA MÉTAPHYSIQUE D'ABÉLARD.—De Generibus et Speciebus.—QUESTION DES UNIVERSAUX.

La nature des genres et des espèces a donné lieu à la controverse la plus longue peut-être et la plus animée, certainement la plus abstraite, qui ait passionné l'esprit humain. Rien en effet ne ressemble moins à une question pratique, à une de ces questions mêlées aux intérêts du monde et aux affaires de la vie, que celle de savoir ce qu'il faut penser de la nature des idées générales. S'il existe une chose qui paraisse une simple curiosité scientifique, c'est assurément une recherche dont il est difficile de faire saisir l'objet même à bien des esprits cultivés. Cependant la durée de la controverse est un fait historique. Elle a commencé avant le moyen âge, et elle s'est maintenue à l'état de guerre civile intellectuelle, depuis le XIe siècle jusqu'à la fin du XVe, c'est-à-dire pendant plus de quatre cents ans. La chaleur et la violence même avec lesquelles cette guerre a été soutenue passe toute idée; et si le règne de la scolastique est à bon droit regardé comme l'ère des disputes, il en doit la réputation à la question des universaux.

Aussi a-t-on pu dériver toute la scolastique de cette unique question. C'est Abélard lui-même qui a dit: «Il semblait que la science résidât tout entière dans la doctrine des universaux1.» Et l'un des hommes qui ont décrit avec le plus de vivacité et jugé le plus librement les querelles de ce temps, Jean de Salisbury, voulant dépeindre la présomption de certains docteurs, s'exprime ainsi:

Tout apprenti, dès qu'il sait joindre deux parties d'oraison, se tient et parle comme s'il savait tous les arts2; il vous apporte un système nouveau touchant les genres et les espèces, un système inconnu de Boèce, ignoré de Platon, et que par un heureux sort il vient tout fraîchement de découvrir dans les mystères d'Aristote; il est prêt à vous résoudre une question sur laquelle le monde en travail a vieilli, pour laquelle il a été consumé plus de temps que la maison de César n'en a usé à gagner et à régir l'empire du monde, pour laquelle il a été versé plus d'argent que n'en a possédé Crésus dans toute son opulence. Elle a retenu en effet si longtemps grand nombre de gens, que, ne cherchant que cela dans toute leur vie, ils n'ont en fin de compte trouvé ni cela ni autre chose; et c'est peut-être que leur curiosité ne s'est pas contentée de ce qui pouvait être trouvé; car de même que dans l'ombre d'un corps quelconque la substance corporelle se cherche vainement, ainsi dans les intelligibles qui peuvent être compris universellement, mais non exister universellement, la substance d'une solide existence ne saurait être rencontrée. User sa vie en de telles recherches, c'est le fait d'un homme oisif et qui travaille à vide. Purs nuages de choses fugitives, plus on les poursuit avidement, plus rapidement ils s'évanouissent; les auteurs expédient la question de diverses manières, avec divers langages, et quand ils se sont différemment servis des mots, ils semblent avoir trouvé des opinions différentes; c'est ainsi qu'ils ont laissé ample matière à disputer aux gens querelleurs....»

Note 1: (retour) Ab. Op., ep. i, p. 6.
Note 2: (retour)

Ces deux lignes sont dans le texte deux vers dont Jean dit qu'il ne se rappelle pas l'auteur:

Gartio (sic) quisque duas postquam scit jungere partes,

Sic stat, sic loquitur velut omnes noverit artes.

Policrat., lib. VII, c. XII.—Voyez aussi Buddeus, Observ. select., XIX, t. VI, p. 161 et 163.

Ainsi parlait un écrivain qui faisait profession d'être de l'Académie, c'est-à-dire de douter un peu, et de s'en tenir aux choses probables, tout en se donnant pour fermement attaché au grand Aristote, qu'il regardait comme l'auteur de la science du probabilisme, sans doute pour avoir défini le raisonnement dialectique le raisonnement probable3. Jean de Salisbury n'estimait guère la question ni les systèmes qu'elle avait enfantés; mais il était frappé de l'importance de fait d'une question qui avait donné plus de peine à conduire que l'empire romain. Il s'étonnait de la violence des disputes qu'elle allumait de son temps; et cependant il n'avait pas vu la querelle dégénérer en combat véritable, ni le pugilat et les armes employés à l'aide d'une thèse de dialectique. Il n'avait pas vu le sang rougir le pavé de l'Université, si ce n'est quelquefois sous le fouet des maîtres, ni le pouvoir spirituel ou temporel déployer ses rigueurs, pour intimider ou punir le crime d'errer sur la nature des idées abstraites4. Mais il reconnaissait dans la question des universaux le thème éternel des bruyants débat du monde savant. «Là sont,» disait-il, «les grandes pépinières de la dispute, et chacun ne songe à recueillir dans les auteurs que ce qui peut confirmer son hérésie. Jamais on ne s'éloigne de cette question; on y ramène, on y rattache tout, de quelque point que soit partie la discussion. On croit se trouver avec ce peintre dont parle un poète, et qui pour toutes les occurrences ne savait d'aventure retracer qu'un cyprès5. C'est la folie de Rufus épris de Névia, de qui rien ne peut le distraire. Il ne pense qu'à elle, ne parle que d'elle; si Névia n'était pas, Rufus serait muet6. C'est qu'en effet la chose la plus commode pour philosopher est celle qui prête le plus à la liberté de feindre ce qu'on veut, et qui par sa difficulté propre et par l'inhabileté des contendants, donne le moins la certitude.»

Note 3: (retour) Toplo., I, 1.
Note 4: (retour) Metal., t. I, c. xxiv.—Voyez les citations de Louis Vives et d'Érasme dans Dugald Stewart (Phil. de l'esp. hum., c. iv, sect. iii). Les réalistes et les nominaux se sont mutuellement accusés d'avoir fait brûler leurs adversaires sous prétexte d'hérésie.
Note 5: (retour) Poller., I. VII. c. xii.
Note 6: (retour)

Il cite ici une épigramme de Coquus, Ce Coquus n'est pas autre que Martial, de qui une épigramme assez jolie contient ce vers:

... Si non sit Navia, mutus erit.

(L. I, ep. LXIX.)

Voilà donc le fait bien établi; c'était un sujet infini, une source intarissable de disputes et de systèmes. C'était le seul problème, le premier intérêt, la grande passion; les docteurs en parlaient sans relâche, comme les amants ridicules de leur maîtresse.

Et nous-mêmes, ne revenons-nous pas continuellement à cette question des universaux? Elle est toujours tellement près des autres questions dialectiques qu'on n'a pu, sans la rencontrer sur ses pas, parcourir le champ de la logique d'Abélard. Déjà nous savons comment elle s'est introduite dans le monde; comment elle était à la fois posée et compliquée par les antécédents du péripatétisme scolastique; comment enfin Abélard, intervenant entre deux opinions absolues, a pu rendre à l'opinion tierce qu'il a soutenue une importance toute nouvelle. Il ne l'avait pas inventée; mais il l'a rajeunie et remise en honneur: elle a passé pour son ouvrage.

On a vu que la controverse des universaux avait sa racine dans l'antiquité7. Aussitôt qu'elle naît, elle doit produire le nominalisme; car la première fois qu'on entre en doute sur la nature des idées générales, ou qu'on se demande à quoi l'on pense lorsqu'on prononce un terme général, il est naturel de se dire d'abord que l'être général n'existe pas et ne peut exister, puisque la sensation n'en a jamais perçu aucun, et que la raison ne peut concevoir comme réelle que l'existence individuelle; ensuite, de conclure que la généralité n'est qu'une manière humaine de concevoir les choses ou de les exprimer (conceptualisme et nominalisme). Le premier germe de cette doctrine nous est donné par l'histoire dans l'école de Mégare. Cette secte avait soutenu 1° que la comparaison est impossible, excepté du semblable à lui-même (Euclide); 2° qu'une chose ne peut être affirmée d'une autre, puisqu'elle ne saurait lui être identique (Stilpon); 3° que celui qui dit homme ne dit personne, puisqu'il ne dit ni celui-ci, ni celui-là (Stilpon)8. On voit reparaître tous ces principes dans la scolastique du moyen âge; le second surtout se retrouve dans Abélard, qui ne savait peut-être pas que l'école mégarique eût existé; et ce n'est pas sans raison que les historiens de la philosophie placent le nom de Stilpon à l'origine du nominalisme. Cette origine, au reste, n'est pas faite pour lui ôter cette couleur de philosophie négative et ces apparences de tendance à l'éristique et au nihilisme que les critiques lui reprochent.

Note 7: (retour) Voyez le c. ii du présent livre, t. I, p. 344.
Note 8: (retour) Euclide. Τόν διά τής παραβολής λογον ανήριι, λέγων ήτοι έξ ομοισιν αύτόν, ή έξ άνομοίων, συνιστασθαι, etc., Laert., I. II, c. x.—Stilpon. Ετερον ετερου μή κατηγορισθαι.... ότι ών οι λογοι έτεροι ταυτα έτερα έστι, και έτι τά έτερα κέχωριαθαι άλλήλων. Plutarch., adv. Coloi., xxii, xxiii.—Άνήριι και τά ειόη, και έλεγε τόν λέγοντα άνθρωπον είναι, μηδίνα ούτε γάρ τόνόέ λεγειν, ούτε τόνόέ. Laert., I, II, c. xii, 7.

Zénon fut le disciple de Stilpon. Plus réservés que les mégariens, les stoïciens développèrent les mêmes idées, au moins dans le sens du conceptualisme, et n'échappèrent point au danger d'une logique plus ingénieuse que sensée. Aussi a-t-on imputé à leur influence tout ce que la scolastique présente de sophistique subtilité9. Historiquement, de tels rapports seraient peut-être difficiles à prouver, quoique les analogies soient réelles; mais on se rencontre sans s'imiter.

Note 9: (retour) Brucker, Hist. crit. Phil., t. III, p. 660, 679, 719 et 804.

Enfin, Aristote et Platon avaient établi chacun une doctrine originale; celui-ci, en atténuant et supprimant la difficulté de la question par l'attribution d'une existence réelle aux types généraux des choses, aux idées invisibles, l'exemplaire et l'objet des idées générales; celui-là, en adoptant le principe négatif, qu'il n'y a rien en acte qui soit universel, mais en tempérant les conséquences de cet individualisme, soit par la théorie de l'existence en acte et en puissance, soit par la distinction de la forme et de la matière, soit par l'admission des substances secondes et des formes substantielles. De là cependant deux doctrines: l'une, le réalisme idéaliste; l'autre qu'on pourrait appeler le formalisme, et qui, en conservant des traces de réalisme, pouvait mener aux conséquences avouées des conceptualistes et des nominaux. Ces deux grandes doctrines, protégées par des noms immortels, n'avaient jamais été complètement oubliées.

Depuis Aristote et Platon, il y avait donc au moins deux opinions sur la question, qui n'avait pas toujours conservé la même forme ni la même portée. Comme, parmi les idées, les unes sont des idées de choses sensibles, les autres des idées de choses insensibles, cette différence avait engendré celle des doctrines et produit les diverses solutions d'un problème unique.

Dans l'antiquité, deux grandes écoles avaient pris parti contre les idées des choses sensibles, en révoquant en doute ces choses mêmes. La secte éléatique niait les choses sensibles, prétendant démontrer leur impossibilité rationnelle, et elle ouvrait ainsi la porte à toutes les sortes de scepticisme. Platon, sans aller aussi loin, osa n'attribuer qu'une réalité imparfaite aux choses sensibles, accusant ainsi la sensation et les idées qu'elle suggère d'une certaine infidélité. Ce qui échappe aux sens lui avait paru plus réel que ce que les sens atteignent et manifestent.

Mais les idées des choses non sensibles ne sont pas toutes de même espèce, parce que les choses non sensibles ne sont pas toutes de même nature. Toute doctrine qui les confond et les enveloppe dans une proscription commune, manque de justesse et de pénétration. Peut-être Épicure, peut-être Démocrite ont-ils mérité ce reproche. L'injustice ou l'ignorance pourraient seules l'adresser à cet Aristote qui a tant méprisé Démocrite. Certes il a reconnu comme réelles bien des choses non sensibles, et l'invisible eut souvent la foi de l'auteur de la Métaphysique, de celui qui disait qu'il n'y a de science que de l'universel10. Mais quel invisible, s'il y en a plusieurs? Quelles sont les distinctions à faire parmi les idées des choses non sensibles?

Note 10: (retour) Analyt. post., I, XXX.—Met., III, iv et vi.

D'abord, les idées sensibles ou souvenirs des individus donnent naissance immédiatement à deux sortes d'idées. La première se compose des idées des qualités perçues dans les individus. Ces idées, souvenirs de sensations, une fois qu'elles sont détachées de ces souvenirs, ne représentent plus rien de réellement individuel, ni qui soit accessible aux sens en dehors des individus; elles sont donc, à la rigueur et prises isolément, des idées de choses non sensibles, quoiqu'elles soient les souvenirs ou conceptions des modes sensibles que l'expérience nous témoigne dans les individus. Conçues en elles-mêmes et séparément, elles représentent les qualités abstraites de tout sujet, et c'est pour cela qu'on les appelle communément idées abstraites.

La seconde classe d'idées de choses non sensibles à laquelle donne lieu le souvenir des choses sensibles, est celle des idées des qualités en tant que communes aux individus semblables, lesquelles qualités, considérées dans les êtres qui les réunissent, servent à distribuer ceux-ci en diverses collections. Ces collections sont les genres et les espèces. Les idées de ces collections sont des idées de choses non sensibles, quoique d'une part ces collections comprennent tous les individus accessibles aux sens, et que de l'autre ces idées soient les souvenirs des qualités observées chez les individus que les sens ont fait connaître. Mais, d'un côté, le genre ou l'espèce comprennent tous les individus, et nul ne peut avoir observé tous les individus. De l'autre, les idées de genre ou d'espèce font abstraction des individus, pour résumer ce qu'ils ont de commun; et ce qu'ils ont de commun ne peut être perçu par les sens hors d'eux-mêmes. Les idées de genre et d'espèce ne sont donc ni des souvenirs directs de sensations, ni seulement des souvenirs de sensations, quoiqu'elles contiennent des souvenirs de sensations. Elles comprennent plus que les sens n'en ont vu.

Ainsi, même pour ceux qui n'admettent pas d'autres éléments dans les idées abstraites ou de qualité et dans les idées universelles ou de genre et d'espèce que la sensation rappelée, décomposée, généralisée, ces idées renferment quelque chose de non senti et quelque chose de non sensible. Elles ne sont pas de pures idées des choses sensibles. Il y a dans les idées de genre et d'espèce, non-seulement l'idée abstraite de qualité; mais encore une induction qui conclut de l'expérience à l'existence des qualités semblables dans les individus réels ou seulement possibles autres que ceux qu'on a pu observer; et cette induction s'appliquant ou pouvant s'appliquer à ce qu'on n'a jamais vu, à ce qu'on ne verra jamais, à ce qu'on ne saurait voir, il s'ensuit que, dans ces idées, il y a déjà la conception de l'invisible.

Une psychologie un peu sévère y verrait bien autre chose, et dans la formation des idées de genre et d'espèce, dans celle des idées abstraites, dans la notion même des individus observés, elle démêlerait et constaterait bien d'autres idées, fruits de l'intelligence, et qui ne correspondent à rien d'individuel ni de sensible. Telles sont les idées d'être, de substance, d'essence, de nature, etc. Telles sont encore celles de cause, d'action, etc. Là encore se trouveraient des idées de choses non sensibles, dont la théorie de l'abstraction, telle que nous venons de la rappeler, ne suffirait pas à expliquer l'origine. Pour la production de ces idées, des philosophes ont admis une sorte d'induction particulière; et, dans tous les cas, comme elles ne sont pas des idées de pures qualités ni de genre et d'espèce, ce sont des idées abstraites d'une nouvelle classe, idées encore plus abstraites, c'est-à-dire encore plus éloignées des réelles substances individuelles, que les autres idées placées jusqu'ici hors du cercle des idées sensibles.

Enfin, il est des choses substantielles et réelles qui, bien qu'inaccessibles aux sens, sont l'objet de la pensée. Dieu n'est pas une qualité, un genre, une espèce; c'est le nom et l'idée d'un être déterminé, réel, et pourtant inaccessible aux sens. L'âme est aussi le nom d'un de ces êtres dont l'existence individuelle peut être conçue et affirmée, quoique aucune sensation ne la manifeste. Le monde n'est pas non plus une idée abstraite, ni un genre, ni une espèce, c'est un tout réel et même individuel qui n'est que conçu, et dont le nom exprime une idée beaucoup plus large que le souvenir d'aucune sensation.

Il suit que les idées des choses non sensibles peuvent se diviser ainsi: 1° Idées d'êtres déterminés et substantiels, inaccessibles aux sens, Dieu, une âme, etc. 2° Idées de choses inaccessibles aux sens, mais qui ne sont pas aussi nécessairement conçues comme des substances, force, cause, nature, essence, etc. 3° Idées de touts dont quelques parties ou quelques propriétés seulement sont accessibles aux sens, le ciel, l'espace, le monde, etc. 4° Idées de collections ou de touts partiels dont les éléments individuels ne sont pas tous perçus, le plus grand nombre en étant seulement conçu, règne inorganique, système des plantes, etc. 5° Idées des collections fondées sur une essence commune ou plutôt idées d'essences génériques ou spéciales; c'est proprement l'idée de genre et d'espèce. 6° Idées de qualités ou modes plus ou moins voisins ou éloignés des attributs essentiels; ce sont les idées abstraites proprement dites.

Toutes ces idées, que la grammaire appelle indistinctement abstraites, sont dans le langage et dans l'esprit humain. Y sont-elles toutes au même titre? Doivent-elles être rangées sous le même nom et sous la même loi?

Quelques philosophes l'ont pensé; mais leur autorité n'est pas grande. Le sensualisme a toujours incliné vers cette erreur; l'idéologie pure y tend. Cependant tous les sectateurs éclairés de l'idéologie ou du sensualisme s'en sont jusqu'à un certain point préservés. Celui qu'on leur donne habituellement pour chef, bien qu'il ne puisse être confondu avec eux, Aristote, n'a nié ou méconnu aucune classe d'idées de choses non sensibles. Il les admet et les emploie toutes; mais il ne les range pas toutes sur la même ligne. Seulement, ne reconnaissant d'existence que l'existence déterminée, il semble avoir refusé la réalité aux objets propres et directs des idées qui ne sont pas individuelles. Mais ces idées en elles-mêmes, il les a tenues pour réelles, pour vraies, pour valables, et les conceptions pures de l'esprit humain n'ont nulle part joué un plus grand rôle que dans le péripatétisme.

Quatorze siècles après lui, on a de nouveau examiné le fond de ces idées; et d'abord on a mis hors de question les idées de substances invisibles, comme Dieu, ange, âme, et les idées de qualités proprement dites, de celles qui n'existent réellement que dans les sujets individuels, comme les adjectifs blanc, rouge, dur, etc., et les substantifs abstraits qui y répondent. Les premières de ces idées sont des êtres11, les secondes des accidents. Il est resté: 1° Les idées de certaines choses non sensibles qui sont comme les conceptions nécessaires de l'esprit (substance, essence, cause, etc.), attributs les plus généraux des choses, analogues aux catégories ou prédicaments des aristotéliciens. 2° Les idées de certaines qualités essentielles qui sont la base et la condition des essences; ces idées, difficiles à exprimer, sont les formes essentielles du péripatétisme et de la scolastique. 3° Les idées des essences qui sont le fondement des genres et des espèces; ce sont les universaux proprement dits. 4° Les idées des touts qui sont ou les collections d'individus autres que les genres et les espèces, ou des composés déterminés de parties formant ensemble une unité de conception.

Note 11: (retour) Les premières n'ont pas été constamment et sans exception mises hors du débat, et nous voyons dans Abélard qu'une secte, observant que Dieu ne pouvait être ni accident, ni espèce, ni genre, ni forme, etc., soutenait qu'il n'était rien. Voyez ci-après I. III, c. ii.

Toutes ces idées ont un caractère commun: elles sont désignées par des noms généraux, ce qui fait qu'elles peuvent toutes être appelées des universaux. Sur elles toutes, la querelle des universaux pouvait à la rigueur s'élever, car toutes étaient atteintes dans leur réalité objective immédiate par le principe qu'il n'y a de réel que l'individu. Cependant c'est sur la troisième classe d'idées que la querelle a surtout éclaté. Voici pourquoi. Si l'on décompose le genre ou l'espèce, on trouve des réalités incontestables, lorsqu'on arrive aux individus. Cependant la conception du genre ou de l'espèce n'est pas celle des individus; qu'est-elle donc? On ne peut lui refuser toute réalité, puisqu'elle comprend les individus qui sont réels, et cependant, comme elle n'est pas la conception même des individus qui sont seuls réels, elle est la conception de quelque chose qui n'est pas réel. Ainsi les idées de genre et d'espèce n'ont point de réalité immédiate, quoique médiatement elles soient fondées sur des réalités. De là des équivoques et des difficultés sans nombre. Les autres idées non sensibles dont les objets se résolvaient moins facilement en réalités, offraient un caractère plus évident d'abstraction; c'étaient ces idées scientifiques d'être, d'essence, de cause, au lieu que les idées des genres et des espèces avaient une face changeante qui piquait la curiosité et embarrassait la subtilité.

Or donc, tandis que les universaux avaient été assez généralement pris pour des conceptions formées en conséquence plus ou moins éloignée de l'existence d'individus réels, deux opinions presque absolues se produisirent au moyen âge. D'un côté, la doctrine de Platon, imparfaitement connue, qui attribuait aux idées universelles des types primitifs et des essences immuables, devint l'affirmation directe de l'existence d'essences universelles subsistant dans les genres mêmes et les espèces; ce fut là le réalisme. D'un autre côté, la doctrine aristotélique, portant que la substance proprement dite est nécessairement particulière, et qu'il n'y a point d'existence universelle, quoique les universaux soient les conceptions générales de réalités individuelles, s'exagéra à ce point de ne plus même les admettre à titre de conception, et outrant le principe du sensualisme, elle les réduisit à de purs noms, meroe voces, flatus vocis. Ce fut là le nominalisme.

Roscelin, et probablement Jean le Sourd, son maître, traita de noms et de mots, non-seulement les genres et les espèces, mais tout ce que l'idéologie appelle idées abstraites. Comme il n'admit que les individus, il nia les touts et les parties; les touts, en tant que formés d'individus, les parties, en tant que n'étant pas des individus entiers; de sorte que pour lui des individus réels composaient des touts imaginaires, et des parties imaginaires composaient des individus réels. Ces excès amenèrent l'excès de réalisme où tomba Guillaume de Champeaux, du moins au témoignage d'Abélard. Il soutint qu'une seule et même essence existait dans tous les individus, dont la diversité dépendait tout entière de la variété des accidents. Dans cette doctrine, la diversité des sujets des accidents semble s'anéantir, et comme toutes les espèces, aussi bien que les individus, comme tous les genres, aussi bien que les espèces, tombent sous la loi commune de la conception d'essence, cette doctrine, si elle a été fidèlement représentée, aurait réduit l'univers à ces termes: unité de substance, diversité de phénomènes.

Entre ces deux systèmes absolus, Abélard crut trouver la vérité en prenant un milieu. Il produisit une doctrine qui, sans être neuve pour le fond, l'était par quelques détails et quelques expressions, et qui a été tour à tour appelée le conceptualisme ou confondue avec le nominalisme. En effet, une analyse exacte la réduirait peut-être au premier de ces systèmes, lequel lui-même penche vers le second. Cependant il est plus difficile qu'on ne croit de bien déterminer la doctrine d'Abélard; nous essaierons de le faire, après l'avoir exposée; mais de son temps même, il ne nous paraît pas qu'on l'ait bien jugée, et comme il combattait vivement le réalisme, ou plutôt dans le réalisme les essences générales, il fut compté tout simplement avec les nominalistes.

Voici le jugement de deux contemporains très-éclairés, tous deux versés dans les sciences de leur siècle, et dont aucun ne partageait, même à un faible degré, les préjugés et les passions qui persécutèrent Abélard; tous deux appartenaient à ce qu'on pourrait appeler, sans trop forcer les mots, le parti libéral dans l'Église. L'un, Othon, évêque de Frisingen, fils d'un saint, mais oncle de l'empereur Frédéric Barberousse, avait étudié la dialectique à l'école de Paris, et il a excusé les opinions théologiques qu'on reprochait à Gilbert de la Porrée d'avoir empruntées d'Abélard. L'autre, Jean de Salisbury, évêque de Chartres, ami des lettres, amateur très-instruit de la dialectique, et qui a écrit sur la philosophie avec beaucoup d'esprit, avait suivi les leçons d'Abélard; il l'admirait, il l'aimait, et il a presque dit de lui que pour égaler les anciens il ne lui manquait que l'autorité12. Tous deux n'ont vu dans Abélard qu'un nominaliste.

Note 12: (retour) Metal., I. III, c. iv.

«Abélard,» dit Othon, «eut d'abord pour précepteur un certain Rozelin qui, le premier de notre temps, établit dans la logique la doctrine des mots (sententiam vocum)... Tenant dans les sciences naturelles pour la doctrine des mots ou des noms, Abélard l'introduisit dans la théologie13

Note 13: (retour) De Gest. Frider. I, I. I, c. xlvii.—Cf. Brucker, t. III, p. 685.

Jean de Salisbury se plaît à raconter l'histoire des écoles de son temps et à rattacher toutes leurs prétentions et toutes leurs dissidences à la question des universaux; par deux fois il a exposé avec détail les solutions diverses qu'elles en avaient données. Nous avons cité une bonne partie de ce qu'il dit dans un de ses ouvrages, prenons dans un autre une citation plus longue et qui paraîtra curieuse14.

Note 14: (retour) Metal., I. II, c. xvii.

«Tous cependant ici veulent pénétrer la nature des universaux, et cette question des plus hautes, d'une recherche si difficile, ils s'efforcent, contre l'intention de l'auteur (Porphyre), de la résoudre.

«L'un donc fait tout consister dans les mots, quoique cette opinion ait aujourd'hui disparu presque entièrement aveo Roscelin, son auteur15.

Note 15: (retour) Dans le Policraticus, Jean de Salisbury s'exprime ainsi: «Il y a eu des gens qui disaient que les genres et les espèces étaient les voix elles-mêmes; mais cette opinion a été rejetée et a promptement disparu avec son auteur.» (L. VII, c. xii.)

«Un autre ne voit que les discours (sermones intuetur), et y ramène de force tout ce qu'il se souvient d'avoir lu quelque part touchant les universaux16. C'est dans cette opinion que se laissa surprendre le péripatéticien palatin, notre cher Abélard, qui a laissé beaucoup de sectateurs et de témoins de cette doctrine, et qui en conserve encore quelques-uns. Ce sont mes amis; quoique, à vrai dire, la plupart du temps ils contraignent et torturent la lettre des auteurs au point que le coeur le plus dur en aurait pitié. Ils tiennent pour monstrueux qu'une chose s'affirme d'une chose, quoique Aristote soit l'auteur de cette monstruosité et qu'il dise très-souvent qu'une chose s'affirme d'une chose, ce qui est bien connu de tous ceux à qui ses ouvrages sont familiers, s'ils veulent être de bonne foi.

Note 16: (retour) Il en est cependant encore qui sont surpris sur leurs traces (des nominalistes), quoiqu'ils rougissent d'épouser ouvertement l'auteur ou le système, et qui, s'attachant aux noms seuls, assignent au discours tout ce qu'ils soustraient aux choses et aux conceptions.» (Id., ibid.)

«Un autre s'attache aux concepts (in intellectibus), et dit que les genres et les espèces ne sont que cela17. Le prétexte est pris de Cicéron et de Boèce, qui citent Aristote comme l'auteur de cette doctrine que les genres et les espèces doivent être regardés comme des notions. «La notion,» disent-ils, «est une connaissance de chaque chose, qui résulte de la perception antérieure de sa forme et qui a besoin d'être éclaircie.» Et ailleurs: «La notion est une certaine intelligence et une conception simple de l'âme.» Ainsi tous les textes sont détournés pour que le concept ou la notion embrasse l'universalité des universaux.

Note 17: (retour) «D'autres considèrent les conceptions, et affirment que c'est elles qu'il faut voir sous les noms des universaux.» (Id., ibid.)

«De ceux qui tiennent pour les choses, les opinions aussi sont nombreuses et diverses.

«Ainsi celui-ci, de ce que tout ce qui est un est en nombre (in numero est, a l'existence numérique), conclut que la chose universelle est une en nombre (existe en unité numérique) ou n'est absolument pas; mais comme il est impossible que les substantiels ne soient pas, dès que ce dont ils sont les substantiels existe, nos gens recueillent finalement les universaux pour les unir en essence aux individus18. Dans ce système de la répartition des états19, on a pour chef Gautier de Mortagne, et l'on dit que Platon est individu en tant que Platon, espèce en tant qu'homme, genre en tant qu'animal, mais genre subalterne, et en tant que substance, genre suprême ou des plus généraux (generalissimum). Cette opinion a compté quelques défenseurs, mais il y a longtemps que personne ne la professe plus.

Note 18: (retour) «Se saisissant des sensibles et autres individus, et reconnaissant qu'ils ont seuls l'être véritable, il les fait passer par différents états, au moyen desquels il constitue dans les individus mêmes et ce qui est le plus général et ce qui est le plus spécial (l'universel et la singulier).» (Id., ibid.)
Note 19: (retour) Partiuntur status, (Id., ibid.)

«Celui-là soutient les idées; rival de Platon, imitateur de Bernard de Chartres, il dit que hors d'elles rien n'est espèce ou genre; or, l'idée est, suivant la définition de Sénèque, l'exemplaire éternel des choses de la nature, et comme ces exemplaires ne sont ni sujets à la corruption, ni altérés par les mouvements qui meuvent les individus, et qui, se succédant presque à chaque moment, les font écouler sans cesse différents d'eux-mêmes, ils doivent être proprement et véritablement appelés les universaux. En effet, les choses individuelles sont jugées indignes de l'attribution d'un nom substantif; jamais stables, toujours fugaces, elles n'attendent même pas l'appellation, car elles changent tellement de qualités, de temps, de lieux et de propriétés de mille sortes, que toute leur existence paraît, non un état durable, mais une transition mobile. Nous appelons être, dit Boèce, ce qui ni n'augmente par la tension ni ne diminue par la rétraction, mais se conserve toujours soutenu par l'appui de sa propre nature: ce sont les quantités, les qualités, les relations, les lieux, les temps, les habitudes, et tout ce qui se trouve en quelque sorte faire un avec les corps. Les choses jointes aux corps paraissent changer, mais demeurent immutables dans leur nature; ainsi les espèces des choses demeurent les mêmes dans les individus passagers, comme dans les eaux qui coulent, le courant en mouvement demeure un fleuve; car on dit que c'est le même fleuve, d'où ce mot de Sénèque, étranger pourtant à ce sujet: Nous descendons et ne descendons pas deux fois dans le même fleuve. Or ces idées, c'est-à-dire les formes exemplaires, sont les raisons (définitions) primitives des choses, elles ne reçoivent ni accroissement ni diminution; stables et perpétuelles, tout le monde corporel périrait qu'elles ne pourraient mourir. Le nombre entier des choses corporelles subsiste dans ces idées, et ainsi que me semble l'établir Augustin dans son livre sur le libre arbitre, comme elles sont toujours, il a beau arriver que les choses corporelles périssent, le nombre des choses n'en augmente ni ne diminue. Ce que ces docteurs promettent est grand sans doute et connu des philosophes amis des hautes contemplations, mais, comme Boèce et beaucoup d'autres auteurs l'attestent, rien n'est plus éloigné du sentiment d'Aristote, car lui-même, on le voit clairement par ses livres, est très-souvent contraire à ce système. Bernard de Chartres et ses sectateurs ont pris beaucoup de peine pour mettre l'accord entre Aristote et Platon; mais je pense qu'ils sont venus trop tard et qu'ils ont travaillé vainement pour réconcilier des morts qui toute leur vie se sont contredits.

«Aussi un autre, pour exprimer Aristote, attribue-t-il, avec Gilbert, évêque de Poitiers, l'universalité aux formes natives, et il s'évertue pour expliquer leur uniformité20. Or la forme native est l'exemple de l'original21, et elle ne s'arrête pas dans l'esprit de Dieu, mais elle est inhérente aux choses créées; elle s'appelle en grec είδος, étant à l'idée ce que l'exemple est à l'exemplaire; sensible dans une chose sensible, elle est conçue insensible par l'esprit, singulière aussi dans les singuliers, mais universelle dans tous.

Note 20: (retour) «Il en est qui, à la manière des mathématiciens, abstraient les formes et rapportent aux formes tout ce qui se dit universaux.» (Id., ibid..)
Note 21: (retour) Exemplum originalis; il vaut mieux lire probablement exemplum originale.

«Il y en a un qui, avec Joslen, évêque de Soissons, attribue l'universalité aux choses rassemblées en une et la refuse aux individus. Mais quand de là il en a fallu venir à l'explication des autorités, il souffre grande douleur, ne pouvant, dans beaucoup de passages, supporter la grimace du texte indigné.

«Il est quelqu'un enfin qui appelle à son aide une nouvelle langue, faute d'être assez habile dans la langue latine; car lorsqu'on lui parle de genres et d'espèces, tantôt il dit qu'il faut entendre par là des choses universelles, tantôt il explique que ce sont les manières des choses. Où a-t-il trouvé ce nom? Dans quel auteur cette distinction? Je ne le sais, si ce n'est dans les glossaires ou dans le langage des modernes docteurs; mais je ne vois pas ce qu'ici ce mot veut dire, s'il ne signifie ou la collection des choses de Joslen, ou la chose universelle, ce qui d'ailleurs répugne à recevoir ce nom de manière. Et ce nom, l'interprétation ne le peut ramener qu'à ces deux sens: la manière est ou le nombre des choses ou l'état permanent de la chose.

«Et il ne manque pas de gens qui ne considèrent que les états des choses et disent que les états sont les genres et les espèces.»

Cette exposition des systèmes est intéressante, quoique l'on pût en contester l'exactitude22. Ainsi il serait difficile de démontrer les titres des partisans de Joslen, ou même de ceux de Gautier de Mortagne, si leurs opinions sont bien rendues, à se voir classer parmi les réalistes, les uns n'admettant d'universalité que la totalité collective, les autres réunissant dans chaque individu tous les caractères et tous les degrés de généralité et de particularité. De même, nous n'acceptons pas sans examen le jugement sur la doctrine d'Abélard. Mais nous le prenons comme un fait, et nous voyons que le premier en date des historiens de la philosophie du XIIe siècle, plaçant entre le conceptualisme que lui-même professait et le nominalisme de Roscelin, Abélard le Palatin, assigne au dernier une doctrine intermédiaire qui, procédant de l'un et conduisant à l'autre, a pu être successivement confondue avec tous les deux. On s'explique comment des historiens postérieurs, entre autres Brucker, ont pu distinguer de la doctrine d'Abélard le conceptualisme, qui, disait-il, s'écartait un peu de son hypothèse23; tandis que d'autres ont fait du conceptualisme l'hypothèse même d'Abélard et sont parvenus à l'en faire passer pour le créateur.

Note 22: (retour) Voyez la critique qu'en a faite Meiners. (De Nomin. ac Real. init.—Soc. Gotting. Comment., t. XII, pars II, p. 31.)
Note 23: (retour) Nominales, deserta paulo Aboelardi hypothese conceptuales dicti sunt., Brucker, Hist. crit. phil., t. III, p. 908.

Quoi qu'il en soit, prenons pour convenu ce point historique, Abélard a été jugé du parti des nominalistes; et, selon Jean de Salisbury, il ne s'est distingué d'eux qu'en ce qu'il imputait à l'oraison ce qu'ils attribuaient aux simples mots. Cette opinion n'aurait, suivant le même auteur, séduit Abélard que parce qu'elle était la plus facile à comprendre. Il aimait mieux, en effet, soutenir une idée puérile, une doctrine d'enfant, que se rendre obscur avec une gravité de philosophe, et, suivant le précepte de saint Augustin, il sacrifiait au désir de se faire entendre, serviebat intellectui rerum24. Nous avouons que cette fois il n'y aurait pas réussi avec nous, et la nuance de nominalisme qu'on lui attribue nous parait insaisissable25. On verra dans l'exposé donné par lui-même si ses sentiments ont été bien fidèlement représentés; lui aussi il a énuméré et discuté tous les systèmes contemporains, et, mettant le sien en regard, il s'est peint lui-même autrement que ses peintres; mais il n'est pas très-facile à reconnaître.

Note 24: (retour) Johan. Saresb. Metal., I. III c. i.
Note 25: (retour) Aucun auteur n'avait encore réussi à s'expliquer les expressions de Jean de Salisbury, et à bien saisir la distinction qu'il met entre Abélard et Roscelin. (Voyez entre autres Morhoff, Polyhist, t. II, I. I, c. xiii, sec. 2.—D. Stewart, Phil. de l'esp. hum., c. iv, sect. iii, et note 11.) Nous serions dans la même incertitude, sans le manuscrit que nous analysons au chapitre x.

Ses traits ont déjà été esquissés. En parlant de la division, il nous a dit ce qu'il pensait du tout et de ses parties, et là, ce qu'il pensait n'était pas le nominalisme. En traitant des conceptions, il a profondément distingué l'intelligence de la sensation, et attribuant à la première la conception des choses dont, sans elle, nous n'aurions qu'une image, il a montré l'intelligence suscitée et secondée par les sens, mais produisant spontanément ses idées qui, pour être valables, n'ont pas besoin, comme la sensation, de se rapporter à des réalités individuelles. Les universaux, pour être les notions de quelque chose de plus et d'autre que les réalités individuelles, ne sont donc des idées ni fausses, ni creuses, ni vaines, et ils peuvent être valables et solides, sans supposer des essences générales dont la conception est toujours équivoque et gratuite. Là, il s'est montré conceptualiste, mais sans trace de scepticisme: il n'a donc pas été vrai nominaliste.

Voici maintenant un traité spécial sur la question. Il est dans nos mains, du moins en grande partie, sous ce titre: De Generibus et Speciebus26. Je suis porté à croire que ce titre n'est pas le véritable, ou qu'il n'indique pas complètement le sujet de l'ouvrage, qui probablement embrassait toute la question. Ainsi les six ou sept premières pages roulent sur le tout; elles sont sans doute un débris d'une portion d'ouvrage dirigée contre la doctrine de Roscelin sur le tout et les parties. On peut supposer qu'une autre portion du livre traitait des formes. Un fragment d'un manuscrit récemment publié nous apprend, ce que témoignait déjà plus d'un passage de la Dialectique, que les formes aussi (les attributs constitutifs et essentiels) étaient défendues par Abélard contre les atteintes du nominalisme, et ce fragment, rédigé par un de ses partisans, pourrait bien contenir des passages recueillis littéralement à ses leçons, ou extraits de ses écrits27. Il n'est pas impossible que de nouvelles recherches dans les bibliothèques un peu riches en manuscrits de l'époque, nous valussent le traité entier ou quelque édition d'un autre traité sur la question qui avait le plus exercé son esprit et signalé son enseignement. On verra que nous avons pu nous-même consulter sur ce sujet un manuscrit d'Abélard que ne mentionne aucun catalogue.

Note 26: (retour) Abaelardi fragmentum sangermanense de Generibus et Speciebus. Ouvr. inéd., p. 507-550. M. Cousin, qui a publié ce morceau précieux et inconnu, l'a découvert à la bibliothèque du Roi dans un manuscrit du fonds de Saint-Germain-des-Prés. (Introd., p. xiv et xviii.)
Note 27: (retour) Cousin, Fragm. philos., t. III, Append. ix, p. 494.

Mais enfin, comme les genres et les espèces sont l'origine et le fond véritable de la question, et comme nous possédons sur ce point un fragment étendu, étudions-le d'abord dans tous ses détails. Il commence ainsi28:

Note 28: (retour) Ouvr. inéd., De Gener. et Spec., p. 518-519.

«Sur les genres et les espèces, les opinions sont différentes. Les uns, en effet, affirment que les genres et les espèces ne sont que les mots, lesquels sont généraux ou particuliers, et ils ne leur assignent aucune place parmi les choses; les autres, au contraire, disent qu'il y a des choses générales et des choses spéciales, d'universelles et de particulières, mais ceux-ci mêmes se divisent entre eux: quelques-uns disent que les singuliers individuels (les individus) sont espèces et genres, genres subalternes et genres généralissimes (prédicaments), considérés de telle ou telle façon; d'autres, au contraire, imaginent certaines essences universelles qu'ils croient être tout entières essentiellement dans chaque individu.»

Ce bref exposé sépare d'abord le nominalisme et le réalisme, puis dans le réalisme distingue deux opinions: l'une, qui n'admet que des individus, voit dans les individus des universaux considérés et restreints d'une certaine manière et plus ou moins particularisés; c'est l'opinion que Jean de Salisbury prête aux partisans de Gautier de Mortagne. L'autre admet, indépendamment des individus, des essences universelles qui résident entièrement en chacun d'eux, et c'est l'opinion, l'opinion première et foncière de Guillaume de Champeaux.

Abélard entreprend l'examen de ces opinions, en commençant par la dernière, dont il donne le développement.

«De toutes ces opinions, recherchons ce qui peut raisonnablement subsister, et d'abord enquérons-nous de cette pensée qui se pose ainsi: l'homme est une certaine espèce, chose essentiellement une, à laquelle adviennent certaines formes, et elles font Socrate. Cette même espèce ou chose est de la même manière informée par les formes qui font Platon et les autres individus de l'espèce homme. Il n'y a pas en Socrate, hormis ces formes informant cette matière pour faire Socrate, quelque chose qui ne soit en même temps informé en Platon par les formes de Platon; et cette pensée, on l'applique des espèces aux individus et des genres aux espèces.

«Mais, s'il en est ainsi, qui peut faire que Socrate ne soit pas en même temps à Rome et à Athènes? En effet, où est Socrate, là est aussi l'homme universel qui a dans toute sa quantité reçu la forme de la socratité, car tout ce que reçoit la chose universelle elle le garde dans toute sa quantité29. Si donc la chose universelle affectée tout entière de la socratité est dans le même temps à Rome tout entière en Platon, il est impossible que dans le même temps n'y soit pas la socratité, qui contenait l'essence tout entière; or, partout où la socratité, est dans un homme, là est Socrate, car Socrate est l'homme socratique. Un esprit raisonnable n'a rien à opposer à cela30.

Note 29: (retour) C'est cette proposition qui fait le nerf de l'argument; aussi M. Cousin l'a-t-il attaquée, et il a fait remarquer que plus d'une substance, le moi par exemple, peut prendre plusieurs formes, mais successivement, et en étant tout entière dans chacune de ses manifestations, ne pas les garder à toujours ni s'identifier avec elles. Cela est vrai; mais le moi n'est pas universel, il est au contraire une individualité rigoureuse, et ses manifestations ou modes ne sont pas des formes essentielles. La proposition d'Abélard: «L'universel (l'essence universelle) contracte et retient dans sa totalité tout ce qu'elle reçoit,» est vraie hypothétiquement, c'est-à-dire dans l'hypothèse de Guillaume de Champeaux, et si l'essence universelle est intégralement dans chaque individu. Elle devient fausse, si l'on admet que l'essence de l'espèce n'est pas identique, mais semblable dans chaque individu; mais ce n'est plus là, suivant Abélard, la supposition du réalisme absolu. (Cousin, Introd., p. cxxxvi.)
Note 30: (retour) Aristote en juge comme Abélard: «Il est impossible, selon nous, qu'aucun universel, quel qu'il soit, soit une substance. Et d'abord, la substance première d'un individu, c'est celle qui lui est propre, qui n'est point la substance d'un autre. L'universel, au contraire, est commun à plusieurs êtres; car ce qu'on nomme universel, c'est ce qui se trouve, de la nature, en un grand nombre d'êtres. De quoi l'universel sera-t-il donc substance? il l'est de tous les individus ou il ne l'est d'aucun; et qu'il le soit de tous, cela n'est pas possible. Mais si l'universel était la substance d'un individu, tous les autres seraient cet individu, car l'unité de substance et l'unité d'essence constituent l'unité d'être. D'ailleurs la substance, c'est ce qui n'est pas l'attribut d'un sujet; or, l'universel est toujours l'attribut de quelque sujet.» (Métaph., VII, xiii, p. 49 du t. II de la trad.)

«Autre conséquence. La santé et la maladie ont leur fondement dans le corps de l'animal, la blancheur et la noirceur dans le corps seulement. Que si l'animal qui existe tout entier dans Socrate est affecté de maladie, ce tout, puisqu'il reçoit dans toute sa quantité tout ce qu'il reçoit, n'est nulle part au même moment sans la maladie; or ce même tout est dans Platon, il devrait donc y être malade, mais il ne l'y est pas. De même pour la blancheur et la noirceur relativement au corps. A cela, qu'on ne croie pas échapper en disant: Socrate est malade, l'animal ne l'est pas. Car si l'on accorde que Socrate est malade, on accorde que l'animal l'est aussi dans l'intérieur31. Ceux-là ne font pas attention à l'universalité qui prétendent qu'en disant que l'animal n'est pas malade dans l'universalité, quoique malade dans l'inférieur, ils n'entendent point qu'il n'est pas malade dans cet accident. Ils pourraient l'entendre, au contraire, et dire qu'il n'est point malade dans la singularité; ou s'ils entendent que l'animal dans l'universalité, c'est-à-dire l'animal universel, n'est pas malade, ils se trompent, dès qu'il est malade dans l'inférieur, l'animal universel et l'animal dans l'inférieur étant une même chose32.

Note 31: (retour) L'intérieur dit le degré métaphysique immédiatement au-dessous du précédent; l'inférieur du genre, c'est l'espèce. Ici, c'est l'homme et l'homme individuel.
Note 32: (retour) Un même, idem. C'est l'expression technique. L'essence universelle est un universel réel (Illud universale) ou un même (neutralement) qui, identique, dans tous les individus, n'est diversifié que par les formes auxquelles il est combiné. Il faut se familiariser avec cette expression.

«Ils ajoutent: l'animal universel est malade, mais non en tant qu'universel. Qu'ils s'entendent s'ils peuvent. Car si en disant: l'animal n'est pas malade en tant qu'il est universel, ils entendent que ce qui est universel ne lui confère pas la maladie; c'est comme s'ils disaient: en tant que singulier, il n'est pas malade, car ce qui est singulier ne lui donne pas la maladie davantage. Si en disant: en tant qu'universel, il n'est pas malade, ils veulent dire: retranchez ce qui est universel, il n'est pas malade; alors il n'est Jamais malade, puisqu'il est toujours universel. Et de même, si vous retranchez ce qui est singulier, parce qu'aucun singulier n'est malade en tant et parce qu'il est singulier. Ainsi nous avons deux fois en tant que de la manière suivante: en tant qu'il est universel, l'animal n'est pas malade en tant qu'il est universel.

«S'ils ont recours à la ressource de l'état33 et qu'ils disent: l'animal, en tant qu'il est universel, n'est pas malade dans l'état universel, qu'ils expliquent ce qu'ils veulent dire par ces mots: dans l'état universel. S'agit-il de la substance ou de l'accident? Si de l'accident, nous accordons que rien n'est malade dans cet accident; si de la substance, c'est de la substance animal ou d'une autre; si d'une autre, nous accordons encore que l'animal n'est pas malade dans une substance autre que lui-même; si de la substance animal, il est faux alors que l'animal ne soit pas malade dans l'état universel, puisque c'est l'animal en soi qui a la maladie. Je ne leur vois donc pas non plus ce refuge.

Note 33: (retour) C'est là proprement le mot introduit, suivant Jean de Salisbury, par Gautier de Mortagne. Selon ce dernier, universel ou individuel était une même substance à différents états ou à différents degrés; au fond, cette doctrine abandonnait le réalisme; mais elle semblait, au contraire, en adopter le principe, en mettant l'universel au premier rang et en le conservant jusque dans l'individu.

«De même, toute différence qui advient au genre le plus prochain constitue l'espèce, ainsi fait la rationnalité dans l'animal. Aussitôt, en effet, que la rationnalité touche cette nature, celle d'animal, aussitôt l'espèce est produite, et la rationnalité trouve en elle son fondement. Elle affecte donc l'animal tout entier, puisque tout ce que le genre reçoit, il le reçoit dans toute sa quantité; mais de la même manière, l'irrationnalité affecte en même temps l'animal tout entier; ainsi deux opposés sont dans un même de la même manière (in eodem secundum idem). Et qu'ils ne disent pas: il n'est point inconvenant34 que deux opposés soient dans un même universel, parce qu'à cela Porphyre se récrie, niant que dans un même universel soient des opposés: Il n'a pas ces opposés, dit-il en parlant du genre, car il aurait simultanément des opposés dans un même. Et à cet endroit il ajoute: Ni de choses qui ne sont pas il ne se fera quelque chose, ni les opposés ne sont en un même35. Et qu'ils ne croient pas se sauver en disant que là Porphyre ne tient pas pour absurde que deux opposés soient dans un même, pourvu qu'ils ne soient pas actuellement constitutifs de la chose dans laquelle ils sont36. Sur ce pied-là, il ne serait pas contradictoire que le blanc et le noir fussent dans un même, puisqu'ils ne le constituent pas.

Note 34: (retour) Inconveniens en scolastique signifie ce qui répugne ou ce qui est contradictoire, l'absurde logique.
Note 35: (retour) En traitant de la différence, Porphyre dit qu'elle est ce dont l'espèce surpasse le genre. En effet, il faut bien que l'homme (espèce) ait de plus que l'animal la rationnalité; car si l'animal avait la rationalité, que resterait-il pour en distinguer l'espèce? il faudrait que l'animal eût également l'irrationnalité, puisqu'il y a des espèces sans raison, c'est-à-dire que l'animal aurait toutes les différences à la fois; ce qui ne se peut, car il en aurait simultanément d'opposées. Et Porphyre ajoute: «Nec enim omnes oppositas habet; namque idem simul habebit oppositas,» et plus bas: «Nec ex his quae non sunt aliquid fiet, nec in eodem simul opposita erunt.» C'est du moins ainsi que se lit le passage dans la seule version de Porphyre que nous croyons qu'Abélard ait eue sous les yeux. (Boeth., in Porph. a se transl., t. IV, p. 6.) Cependant il cite les deux passages en des termes un peu différents, et qui traduisent plus exactement le texte: Ούτε δέ πασας τάς άντικειμένασ έχει˚ έπει το αύτὸ άμα έξει τά άντικειμένα....... ούτε έχ ούκ όντων τι γενεται, ούτε τά άντικειμένα άμα περι τό αύτο έσται. (Isag., III.)
Note 36: (retour) Porphyre dit en effet au même endroit: «Potestate quidem habet omnes differentias sub se, actu vero nullam. Le même a bien toutes les différences en puissance, mais aucune en acte;» c'est-à-dire que l'animal peut être l'animal sans raison comme l'animal raisonnable, mais qu'il ne saurait être actuellement l'un et l'autre, non plus que l'un ou l'autre, sans cesser d'être le genre. C'est bien en effet de la différence constitutive que parle ici Porphyre; mais le raisonnement d'Abélard n'en est pas moins plausible.

«Il y a plus de simplicité dans ce que disent quelques-uns, que les différences adviennent bien au genre, mais n'ont pas leur fondement dans le genre; car on dit que ce qui est par soi est ce qui se sert à soi-même de sujet37. Mais je réponds que l'espèce a été faite du genre et de la différence substantielle, et comme dans la statue l'airain est la matière et la figure est la forme, de même le genre est la matière de l'espèce, dont la différence est la forme. C'est là la matière qui reçoit la forme. Ainsi, dans l'espèce constituée, le genre soutient la forme, car une fois constituée, l'espèce est composée de matière et de forme, c'est-à-dire de genre et de différence; et ainsi nous revenons au même point, et la différence a son fondement dans le genre.

Note 37: (retour) Il faut ajouter pour éclaircir la thèse: «Et le genre n'est point le sujet fondamental de la différence, car il serait l'espèce; donc, n'étant pas sujet fondamental, il n'est pas par soi, per se

«Mais ils disent: la rationnalité a bien son fondement dans la chair, qui est un genre en dehors de l'espèce et non un genre de l'espèce homme. Ils admettent donc deux impossibilités: la première, c'est que le genre soit hors de l'espèce et de ses individus, malgré ce que dit Boèce: La similitude des espèces diverses, laquelle ne peut être que dans les espèces et leurs individus, constitue le genre38; la seconde, c'est qu'une chose soit existante dans l'espèce, et que la même chose au même moment soit le genre hors de l'espèce, et que cette chose (corps ou chair) ne soit pas seulement le genre.»

Note 38: (retour) Boeth. In Porph. a se transl., t. II, p. 50.—L'artifice de l'objection est de substituer le corps à l'animal et la chair au corps, pour en faire le fondement de la raison. Car le corps n'est pas le genre de l'espèce homme, et la chair est une espèce du corps. De cette manière, l'homme étant la raison incarnée et non plus l'animal rationnel, n'est plus une espèce composée de la différence pour forme et du genre pour matière. Abélard n'a pas de peine à montrer que cette composition est arbitraire et contraire aux règles de l'art.

«De plus, si la forme a son fondement dans l'espèce (et elle l'aurait, si elle ne l'avait dans le genre et si la rationnalité était l'humanité même, en dehors de l'espèce composée alors d'humanité et d'animalité), elle a son fondement dans une chose constituée d'elle-même et du genre, et c'est ainsi le constitué même qui sert de fondement au constituant; d'où il suivrait que l'intelligence peut disjoindre la forme et le fondement. C'est, en effet, un pouvoir de l'esprit que de conjoindre les disjoints et disjoindre les conjoints; mais quel esprit aurait le pouvoir de séparer la rationnalité et l'homme, la rationnalité étant renfermée dans l'homme?

«La rationnalité est quelque chose, elle doit donc être contenue dans un des membres de la grande division d'Aristote: «Les choses ou sont dites d'un sujet et ne sont dans aucun sujet, ou sont dans un sujet et ne sont dites d'aucun sujet, ou sont dites d'un sujet et sont dans un sujet, ou ne sont ni dans un sujet ni dites d'aucun sujet39.» Ils choisiront, je pense: Elle est ce qui se dit d'un sujet et est dans un sujet. Car la rationnalité est dite d'un sujet, quand on dit cette rationnalité; elle est dans un sujet, qui est l'homme. Que si elle est dans l'homme ou dans un sujet, elle n'y est pas comme une certaine partie, mais en sorte qu'il lui soit impossible de subsister sans ce sujet même: car c'est ainsi qu'Aristote définit être dans un sujet; mais elle est partie formelle de l'homme, elle est donc partie, et il faut lui chercher un sujet dont elle ne soit point partie.

Note 39: (retour) C'est la grande division des choses établie au commencement des Catégories d'Aristote, II, et dans Boèce, In Predic. Arist., t. I, p. 119. La division d'Aristote n'est indiquée dans Abélard que par les premiers mots de son texte, ce qui semble prouver que nous n'avons pas un ouvrage achevé, mais le canevas d'un ouvrage, ou un mémorial d'arguments sur la question.

«Mais, diront-ils, la rationnalité est dans l'homme comme dans un sujet, et elle n'est pas en lui comme partie intégrale; c'est là seulement ce que n'a pas voulu Aristote. A cela je proteste, et je dis: L'animal est dans l'homme comme en un sujet, et il n'y est pas comme partie intégrale. S'ils disent que la dernière partie de la définition ne lui convient pas, savoir: en sorte qu'il lui soit impossible de subsister sans ce sujet même, vu qu'il est possible que l'animal soit sans l'homme et sans les autres inférieurs, non pas actuellement, bien entendu, mais en général; dites-leur la même chose de la rationnalité, car, suivant eux, quand même la rationnalité ne serait dans aucun, elle subsisterait dans la nature.

Expliquons ce raisonnement. Si la rationnalité est dans le sujet homme comme une partie qui en peut être séparée, qu'est-ce que le sujet homme séparé de cette partie? ce n'est plus l'homme. Si l'on objecte qu'elle en est partie formelle et non intégrale, on peut répondre qu'alors l'animal aussi est dans le sujet homme et n'en est point partie intégrale; pourtant de l'homme retranchez l'animal, que restera-t-il? Si l'on dit que l'animal ne peut être dans le sujet homme comme la rationnalité, parce qu'il est possible de l'en séparer sans qu'il cesse de subsister, attendu que l'animal peut subsister sans l'homme, ceux qui font de la rationnalité une essence subsistante n'en doivent-ils pas dire la même chose? Il faut donc admettre que la rationnalité et l'animalité sont dans le sujet homme de la même manière et sont également nécessaires pour le constituer, et que la rationnalité n'est pas plus que l'animalité une essence subsistante en dehors de l'animal humain.

L'extrait qu'on vient de lire contient une polémique assez vive contre la théorie générale de l'existence propre des essences génériques ou spéciales, distinctes des individus et cependant résidant identiquement et intégralement dans les individus. La pensée principale d'Abélard, c'est que cette théorie établit, entre les éléments constituants des êtres, des rapports qui ne rentrent plus dans les cadres de l'ontologie logique; ils ne sont plus, en effet, matière et forme, genre et différence. Ou bien il faut admettre des essences hiérarchiques, entre lesquelles, du moment qu'on les tient pour réelles et subsistantes, on ne sait plus quelles relations assigner, car où est le rapport ontologique possible entre une substance universelle et une substance individuelle? Ou bien il faut n'attribuer l'être proprement dit qu'aux substances universelles et réduire les différences tant spécifiques qu'individuelles à de simples accidents, et c'est encore une extrémité incompatible avec la nature des êtres. Mais la théorie peut prendre encore d'autres formes, employer d'autres arguments, et Abélard en parcourt rapidement tous les points de vue, sans marquer toujours les divisions naturelles de l'argumentation; il passe sans transition d'une idée à une autre idée, d'une objection à une réponse, et quelquefois il ne fait qu'indiquer le raisonnement, tandis qu'ailleurs il le développe avec complaisance. Son ouvrage ressemble à un recueil de notes destinées à l'enseignement ou à la controverse.

Trois objections détachées qui ne rentrent pas dans l'argumentation précédente, s'offrent encore à lui, et il les pose brièvement en ces termes:

1° Tout matériel est constitué complètement par sa forme et sa matière; or la matière de Socrate est l'espèce homme, la forme est la socratité, et cela suffit pour le constituer.—Mais Socrate est aussi composé d'éléments, tout corps étant composé des quatre éléments; s'ils les dissolvent, ils ne peuvent dire comment les éléments viennent se réunir dans Socrate, car ou ce sera la matière, ou une partie de la matière, ou la forme, ou une partie de la forme. Or si ce n'est rien de tout cela, un esprit raisonnable ne voit pas comment ce peut être là. Quoique la maison soit constituée par le mur, le toit, le fondement et la forme, cependant nous disons qu'en composition elle est de bois et de pierres, ce qui peut être en effet, parce que le bois et la pierre sont les parties des parties de la maison.

2° Les genres et les espèces, étant des choses, sont ou créateur ou créature: s'ils sont créés, le créateur a été avant la créature; ainsi Dieu a été avant la justice et la force, qui sont sans aucun doute en Dieu et autre chose que Dieu; donc Dieu aurait été avant d'être juste et fort.—Mais quelques-uns disent que la division de créateur et créature n'est pas complète, ils préfèrent celle d'engendré et d'inengendré40. Soit, et alors les universaux sont dits inengendrés et partant coéternels, auquel cas, chose criminelle à dire, l'âme ne serait point soumise à Dieu, étant coéternelle à Dieu et n'ayant ni origine ni créateur. Socrate est composé de deux coéternels à Dieu; toute création n'est qu'une conjonction nouvelle, car la matière et la forme sont deux universaux, et en cette qualité elles sont coéternelles à Dieu. La fausseté est manifeste.

Note 40: (retour) La division de toutes choses en créateur et créature était fort connue, et avait été mise en valeur par Scot Erigène. En l'employant contre le réalisme, comme en lui donnant la forme de la division en engendré et inengendré, Abélard argumente contre le système des idées éternelles, et par conséquent contre Bernard de Chartres et au fond contre le platonisme.

3° Enfin il me vient encore cette objection: c'est une même essence (l'essence animalité) qui fait, avec la rationnalité, l'homme, avec l'irrationnalité, l'âne; comment se fait-il que d'une seule essence deux contraires en fassent deux? Si la nature permettait que le blanc et le noir fussent à la fois dans le même doigt, cela ne ferait pas deux doigts. Mais il y a mille choses qui ne peuvent se concilier avec cette folie, et nous les développerions en objection, si l'on n'en avait dit assez.

Jusqu'ici, Abélard n'a combattu que la théorie des essences universelles résidant essentiellement dans les individus; c'est la doctrine qui, suivant son récit, dominait dans l'école épiscopale de la Cité, lorsqu'il y parut à son tour et contraignit Guillaume de Champeaux à se rétracter. Voici les termes dont il se sert:

«Mon précepteur Guillaume, archidiacre de Paris, ayant changé son ancien habit, se convertit à l'ordre des clercs réguliers... Mais sa conversion ne le fit renoncer ni à la ville de Paris, ni à l'étude habituelle de la philosophie. Dans le monastère même où il s'était transporté pour cause de religion, il tint immédiatement école à sa manière accoutumée. Alors moi, revenu à lui pour l'entendre professer la rhétorique, entre autres essais de discussion, je le forçai, par les arguments de controverse les plus évidents, à changer ou plutôt a détruire son ancienne doctrine des universaux. Son système touchant la communauté des universaux était d'établir que la chose totale et identique résidait essentiellement et simultanément dans chacun des individus, en sorte qu'il ne s'y trouvait aucune diversité dans l'essence, mais seulement une variété causée par la multitude des accidents. Or, voici comment il amenda cette doctrine: il dit désormais que la chose identique l'était, non pas essentiellement, mais indifféremment, et comme c'est sur ce point des universaux que s'élève toujours la question capitale entre les dialecticiens... lorsqu'il eut ainsi corrigé ou plutôt forcément abandonné sa doctrine, son enseignement tomba dans un tel délaissement qu'à peine l'admit-on depuis lors à professer la dialectique, comme si la totalité de l'art consistait dans cette question des universaux41

Note 41: (retour) Ab. Op., ep. 1., p. 8.

La dialectique d'Abélard est le commentaire de ce récit. Nous venons d'y lire le résumé de l'argumentation par laquelle il força Guillaume de Champeaux à modifier sa thèse. Il va le poursuivre maintenant dans sa nouvelle position. C'est la doctrine qu'il appelle doctrine de l'indifférence, sententia de indifferentia, et qu'au début il a représentée comme n'admettant dans les individus que des universaux différemment considérés. On va voir comment il l'a développée; ici nous analysons au lieu de traduire42.

Note 42: (retour) Id., Gen. et Spec., p. 518-522.

Rien absolument n'existe que l'individu. Mais l'individu différemment considéré est et l'espèce, et le genre, et ce qu'il y a de plus général (genre suprême). Socrate, quant à sa nature accessible aux sens, est un individu, parce que ce qui lui est propre ne se retrouve tout entier dans aucun autre homme. La socratité ne donne pas un autre homme que Socrate. Mais l'idée de Socrate ne contient pas toujours tout ce que désigne ce nom; oubliant Socrate, l'intelligence quelquefois ne considère en lui que ce qui caractérise l'homme, savoir l'animal rationnel mortel, et voilà l'espèce. Car c'est un nom qui peut être attribué à des êtres, divers quant à l'existence, les mêmes quant à la nature; ce qui s'exprime dans le langage de la scolastique par ces mots: c'est un prédicable de plusieurs en quiddité de même état; prédicable (proedicabilis), ce qui peut s'affirmer d'un sujet; de plusieurs (de pluribus), de choses numériquement différentes; en quiddité (in quid), comme prédicat ou attribut essentiel; d'un même état (de eodem statu), occupant avec une nature semblable le même degré de l'échelle ontologique43.

Note 43: (retour) Nous retrouvons ici encore les idées de Gautier de Mortagne; mais il paraît qu'elles n'étaient qu'une traduction du système modifié ou du second système de Guillaume de Champeaux dont la subtilité était très-inventive.

Puis, si l'intelligence écarte la rationnalité, et ne considère que ce que désigne le mot animal, Socrate en cet état devient genre. Enfin, si délaissant toutes formes, nous ne considérons en Socrate que la substance, alors l'individu ou Socrate devient ce qu'il y a de plus général, ou généralissime, pur prédicament. Et comme vous pourriez objecter que le propre de Socrate en tant qu'homme ne se retrouve pas plus en plusieurs que le propre de Socrate en tant que Socrate, puisque l'homme socratique n'est en aucun autre homme que Socrate, tout comme Socrate lui-même; on vous l'accorde avec cette restriction: Socrate, en tant que Socrate, n'a rien de commun qui se retrouve identique dans un autre; mais en tant qu'homme, il a beaucoup de choses communes qui se retrouvent dans Platon et les autres individus. Car si Socrate est homme, Platon est homme comme lui, mais non essentiellement comme lui, c'est-à-dire, en même essence que lui. On peut raisonner de même de l'animal et de la substance. Or, ce quelque chose de commun qui se retrouve ou ne se retrouve pas ailleurs que dans l'individu, suivant que l'on considère l'individu d'une manière on d'une autre, c'est précisément ce qu'on appelle le non-différent ou plutôt l'indifférent (indifferens).

Cette doctrine de l'indifférence se réfute par l'autorité et par la raison.

L'autorité, c'est Porphyre. Il dit: «Les choses les plus générales sont au nombre de dix; les plus spéciales sont en un certain nombre, mais non pas infini; les individus sont en nombre infini44.» Or, dans le système en question, les individus, en tant que substances, sont les choses les plus générales et cessent d'être en nombre infini.

Note 44: (retour) Isagog. II, et Boeth., In Porph., I. III, p. 75.

On répond précisément par la non-différence. Oui, dit-on, les genres les plus généraux sont infinis en nombre essentiellement, c'est-à-dire que les genres les plus généraux comprennent des essences en nombre infini. Mais si on les compare, elles se confondent par tout ce qu'elles ont de commun, de non-différent, d'indifférent, et alors elles ne sont plus que dix, les dix genres les plus généraux: ce qu'on exprime en disant que ces mêmes genres sont en nombre infini par l'essence et seulement dix par l'indifférence. Par exemple, autant d'individus de substance, autant de substances et par conséquent autant de genres les plus généraux; et cependant tous ces individus se réduisent à un seul genre le plus général, la substance, parce que sous ce rapport ils ne diffèrent point, indifferentia sunt.

Mais Porphyre dit encore que la collection de plusieurs en une nature est l'espèce, et plus nombreuse, elle est le genre45. Cela peut-il se dire de l'individu? Socrate communique-t-il sa nature à Platon? L'homme de Socrate, l'animal qui est en lui, est-il en un autre qui ne soit pas Socrate, en quelqu'un hors de Socrate? Comment donc, si les individus sont le genre, peuvent-ils mettre leur nature en commun?

Note 45: (retour) Porph. ibid., et Boeth., p. 70.

On vous répondra, en recourant à l'indifférence (ad indifferentiam currentes), que Socrate, en tant qu'homme, rassemble (colligit) Platon et tous les autres hommes, puisque, sous ce rapport, il est l'essence indifférente de l'homme, et par conséquent de tous les hommes. Ainsi, comme essence indifférente, Socrate est Platon.

Mais voici toujours Porphyre: «Le genre est ce qui s'affirme de plusieurs différents en espèce, l'espèce ce qui s'affirme de plusieurs différents en nombre46.» Et alors, comme Socrate, en l'état d'animal, est un genre, il est inhérent à plusieurs espèces différentes; en l'état d'homme, il est une espèce, et il appartient à plusieurs qui diffèrent numériquement. Or, comment soutenir que l'animal ou l'homme qui est Socrate, soit inhérent à un autre que lui-même?

Note 46: (retour) Porph. ibid., et Boeth., t. II, p. 60 et 72.

Alors on vous dira que sans doute Socrate en aucun état, c'est-à-dire à quelque degré ontologique qu'on le place, n'appartient essentiellement à personne qu'à lui; mais que dans l'état d'homme, c'est-à-dire considéré comme espèce homme, on peut dire qu'il est inhérent à plusieurs, parce que plusieurs lui sont inhérents, comme non différents de lui, comme indifférents. De même, si on le prend comme animal. Ici on se heurte contre l'autorité de Boèce: «L'espèce n'est pas autre chose qu'une pensée collective qui se recueille de la ressemblance substantielle d'individus qui diffèrent numériquement. Le genre est une pensée tirée de la ressemblance des espèces47.» Or, ceci ne s'accorde pas avec la doctrine en question; Socrate, comme homme, est une espèce qui n'est pas recueillie de plusieurs, n'étant pas dans plusieurs; et de même pour Socrate pris comme animal. Faut-il donc admettre que Socrate comme homme se recueille et de soi-même et de Platon et des autres; que tout individu soit, en tant qu'homme, recueilli de lui-même? mais cela est ridicule. Ce n'est pas l'individu qui rassemble les autres individus ou les autres espèces; c'est l'inverse. «Les genres et les espèces ne sont pas les concepts d'un seul individu, dit Boèce48, mais sont la collection ou la conception commune qu'opère l'intelligence de tous les individus.» Dire que Socrate comme homme est une espèce, c'est donc dire que l'espèce est la collection d'un individu.

Note 47: (retour) Boeth., In Porph., I, l, p. 58.
Note 48: (retour) Id., In Proedic., lib. l, p. 120.

Après l'autorité, que dit la raison? Si tout individu humain, en tant qu'homme, est une espèce, on peut dire de Socrate: «Cet homme est une espèce; or Socrate est un homme; donc Socrate est une espèce.» Le syllogisme est régulier49.

Note 49: (retour) C'est le syllogisme du premier mode de la première ligure (Prem. Analyt. I, iv, p. 12, t. II de la trad. de M. B. St.-Hilaire.)

«J'argumente. 1° Si Socrate est une espèce, Socrate est un universel; 2° s'il est un universel, il n'est pas un singulier; 3° s'il n'est pas un singulier, il n'est pas Socrate. On résistera à la seconde conséquence, car dans ce système tout universel est un singulier, tout singulier est un universel diversement considéré. Je réponds: La substance est ou universelle ou singulière. C'est là, je pense que personne ne le nie, une division suivant l'accident50. Or, comme dit Boèce dans le livre des Divisions, «celles-ci ont cette règle commune que tout ce qui est ainsi divisé doit l'être en opposés51.» En sorte que si nous divisons le sujet par les accidents, nous ne disions pas: Parmi les corps, les uns sont blancs, les autres doux, parce qu'il n'y a pas opposition, mais parmi les corps, les uns sont blancs, d'autres noirs, d'autres ni noirs ni blancs. Voici, d'après cela, comment il faudrait s'y prendre pour nier que cette division «Toute substance est ou universelle ou singulière,» soit suivant l'accident: il faudrait dire qu'il n'y a pas plus d'opposition entre universel et singulier qu'entre blanc et doux.

Note 50: (retour) Voy. ci-dessus, c. vi, t. I, p. 436.
Note 51: (retour) Boeth., De Divis., p. 648.

«Ils disent, eux, que Boèce n'a point parlé de toutes les divisions suivant l'accident, mais des régulières; si vous leur demandez quelles sont les régulières, ils répondent: celles auxquelles la règle s'applique. Voyez quelle est leur impudence! lorsque l'autorité dit si clairement, en parlant des divisions selon l'accident: Celles-ci ont toutes cette règle commune, etc., ils prétendent faussement que cela n'est pas dit universellement. Mais ils ne tiendront pas là, car là-dessus précisément, sur l'universel et le singulier, l'autorité les contredit: aucun universel n'est singulier et aucun singulier n'est universel. Boèce, en parlant de cette division: «La substance est ou universelle gu singulière,» dit dans son commentaire sur les Catégories: «Il ne se peut que l'accident prenne la nature de la substance, ni la substance celle de l'accident... ni la particularité, ni l'universalité ne passent l'une dans l'autre, car l'universalité peut être affirmée de la particularité, comme animal de Socrate ou de Platon, et la particularité accepte l'attribution d'universalité, mais non en sorte que l'universalité devienne particularité, ni que ce qui est particulier devienne universalité52Universalité et particularité, ces noms sont pris pour l'universel et le particulier, les exemples nous l'apprennent, témoin celui d'animal et de Socrate. A ceci, rien ne peut être opposé de raisonnable.

Note 52: (retour) Boeth., In Proedic., t. I, p. 120.

«Cependant ils ne se tiennent point tranquilles et ils disent: Aucun singulier, en tant que singulier, n'est universel, et réciproquement; mais quand il est universel, le singulier est universel, et réciproquement.» Contre cela, voici les paroles que je dis. Aucun singulier en tant que singulier paraît avoir ce sens: aucun singulier demeurant singulier n'est universel demeurant universel; ce qui est conséquemment faux, car Socrate demeurant Socrate est homme demeurant homme. La proposition pourrait encore avoir ce sens: ce qui est le singulier ou la singularité ne confère à aucun singulier d'être universel, ou bien elle enlève à l'homme singulier l'universalité; ce qui est complètement faux entre Socrate et l'homme, car en Socrate ce qui est Socrate implique l'homme et n'interdit à aucun singulier d'être quelque chose d'universel, puisque, suivant eux, tout singulier est universel.

«De même, s'ils disent: Socrate, en tant qu'il est Socrate, c'est-à-dire dans toute la propriété qui lui vaut d'être désigné par le nom de Socrate, n'est pas l'homme en tant qu'homme, c'est-à-dire en toute cette propriété que désignent ces mots c'est un homme; voilà qui est encore faux, car Socrate désigne l'homme socratique, et en lui l'homme ou ce que signifie le nom d'homme.

«Enfin s'ils disent: Socrate, dans toute cette propriété qui motive la désignation par le nom de Socrate, n'est pas uniquement ce que signifie homme, que pourront-ils conclure de là?... Qu'un autre se charge d'en juger.»

D'après le principe de Porphyre que l'espèce est composée du genre et de la différence substantielle, comme la statue de l'airain et de la figure, la matière, ainsi que la différence, est une partie de l'espèce. L'espèce elle-même en est le tout définitif. Ces deux parties sont donc corrélatives, et opposées l'une à l'autre; et comme un père n'est pas le père de soi-même, mais d'un autre, un tout est le tout d'autre chose que lui-même, le tout de ses parties; et la partie est partie, non pas d'elle-même, mais du tout qui n'est pas elle.

Mais si l'homme et sa matière ne font qu'un (ce qui arrive dans la doctrine ici combattue; là où l'espèce même n'est que le genre diversement considéré, l'espèce homme n'est essentiellement que le genre animal), si, l'espèce étant un tout composé de sa matière et de sa différence, l'espèce homme ne fait qu'un avec sa matière animal, l'espèce sera un tout composé de lui-même et d'un autre, ce qui est impossible. En d'autres termes, si l'espèce homme et l'animal, son genre, ne font qu'un même, comme tout genre est inhérent à son espèce, le même est inhérent au même, ce qui ne peut être. Que ce qui est soi puisse être inhérent à soi, c'est ce qui ne saurait se comprendre, dit Boèce53.

Note 53: (retour) «Testante Boethio super Topica Tullii in commentario, libro primo.» (P. 769.) Voila une preuve qu'Abélard connaissait le commentaire de Boèce sur les Topiques de Cicéron.

De cette discussion du réalisme, il résulte que les choses générales ne sont pas, à proprement parler, des choses; et si elles ne sont pas des choses, il semble, d'après une antithèse fort usitée, qu'elles sont des mots. On conçoit donc que pour avoir contesté aux choses générales leur réalité, Abélard ait été accusé d'avoir soutenu le nominalisme. L'imputation n'est pas exacte, si l'on entend par nominalisme la doctrine ainsi appelée dans l'histoire. Il faut distinguer en effet entre ceux qui, par forme de réfutation et pour convaincre leurs adversaires d'erreur, disent aux ennemis du réalisme que, si les universaux ne sont pas des essences, alors ils ne sont que des mots; et ceux qui établissent volontairement et dogmatiquement que les universaux sont et doivent être des noms. L'allégation des premiers est une critique, une conséquence extrême tournée à crime, une accusation. Celle des seconds est une doctrine avouée. Les premiers entendent que les choses qui ne sont que des idées ne sont que des mots, des sons de la voix. Les seconds prétendent que les universaux ne sont pas même des idées, mais des mots sans idées, des noms sans objet même intellectuel. Cette distinction assez subtile et qui, je crois, avait été négligée, doit être présente à qui veut bien apprécier les opinions et les hommes que cette controverse a mis en scène. Ainsi, il est bien permis de soutenir encore qu'Abélard a été nominaliste, si l'on entend par là que du conceptualisme qu'on lui attribue au nominalisme, il y a si peu de distance qu'on ne veut pas s'y arrêter; mais il serait historiquement faux de dire que la doctrine d'Abélard ait été le nominalisme, et qu'il n'ait fait que répéter Roscelin. C'est à peu près ainsi qu'on prétend quelquefois, du point de vue d'un catholicisme rigide, absolu, que dès qu'un homme est gallican il est janséniste, et dès qu'il est janséniste, protestant. Et cependant il y aurait mensonge à prétendre que le gallicanisme, le jansénisme, et le protestantisme ne soient pas des doctrines et des sectes profondément distinctes.

Attendons-nous donc à voir Abélard, abandonnant le réalisme comme vaincu, porter la guerre sur le terrain du nominalisme54.

Note 54: (retour) De Gener. et Spec., p. 522-524.

«Abordons, dit-il, l'opinion qui veut que les genres et les espèces ne soient que des mots universels et particuliers, prédicats ou sujets, et non pas des choses.

«Il faut d'abord citer l'autorité qui affirme quo ce sont des choses. L'espèce,» avons-nous vu dans Boèce55, «n'est qu'une pensée recueillie de la similitude substantielle d'individus numériquement dissemblables; le genre est une pensée recueillie de la similitude des espèces.» Or, qu'il regarde ces similitudes comme des choses, c'est ce qu'il montre un peu plus haut ouvertement on disant: «Il y a de telles choses dans les êtres corporels et dans les sensibles; l'intelligence en conçoit au delà des objets sensibles56.» Le même Boèce dit encore: «Puisque les premiers genres des choses sont au nombre de dix, il fallait nécessairement que ce fût aussi le nombre des mots simples qui se diraient des choses simples57.» Mais eux, par les genres, ils expliquent qu'il faut entendre les manières58. Aristote dit dans le Peri Hermeneias: Parmi les choses, les unes sont universelles, les autres particulières59. Mais pour expliquer ce passage, ils disent: «Les choses, c'est-à-dire les mots.» Quand je parle d'animal, dit Boèce, je désigne une substance qui s'affirme de plusieurs. Que cette autorité énonce par là qu'il y a des choses universelles60, quand il ajoute: «S'affirmer de plusieurs, ce qui est la définition de l'universel,» que ce soient des choses prises comme prédicats et comme sujets, Boèce le reconnaît en disant: «La proposition prédicative énonce que la chose qu'elle pose comme sujet doit prendre le nom de la chose qu'elle pose comme prédicat61.» Ne pouvant résister raisonnablement à des autorités aussi claires, ils disent que les autorités mentent, ou bien, cherchant à les interpréter, ils font comme ceux qui ne savent pas écorcher, ils coupent la peau.»

Note 55: (retour) Boeth., In Porph., p. 56.
Note 56: (retour) Le passage se trouve peu de lignes avant le précédent. On pourrait contester qu'il ait positivement dans l'auteur primitif le sens qui lui est ici donné, et qu'il signifie que les généralités sont des choses. Boèce vient de dire que les objets des conceptions générales diffèrent de ces conceptions, puisque celles-ci représentent ces objets comme s'ils existaient en eux-mêmes, tandis qu'il n'en est rien, et il se fait cette objection: si ces conceptions sont inexactes, elles sont fausses, et alors il est inutile de s'en occuper. Mais il répond qu'il arrive sans cesse à l'entendement de considérer les choses autrement qu'elles ne sont, sans tomber dans le vain ni dans le faux. Ainsi l'entendement détache d'une chose une propriété qu'il considère en elle-même, c'est-à-dire autrement qu'elle n'est dans la réalité, et il réussit ainsi à la mieux connaître. «Il y a donc de telles choses dans les objets corporels et sensibles. Elles se conçoivent en dehors des sensibles, pour que leur nature puisse être pénétrée et leur propriété comprise.» Le latin dit: «Sunt igitur hujusmodi res in corporalibus atque in sensibilibus rebus. Intelliguntur autem praeter sensibilia, ut eorum natura perspici et proprietas valeat comprehendi.» N'est-il pas évident que le mot res est employé là pour exprimer ce dont on parle, et parce que le langage est involontairement réaliste?
Note 57: (retour) Boeth., In Praedie., p. 114.
Note 58: (retour) Ces diverses citations étaient probablement devenues triviales dans la controverse, et ici Abélard fait très-succinctement allusion aux interprétations diverses que les divers systèmes en donnaient pour n'en point être embarrassés. Nous savons par Jean de Salisbury qu'il y avait des gens qui par les mots de genres et d'espèces entendaient tantôt les choses universelles, tantôt la manière des choses, rerum maneriem. C'est probablement ce qu'Abélard appelle ici manerias. En tout cas, le mot paraissait nouveau et obscur à l'auteur du Metalogicus, qui trouvait qu'il ne devait signifier que la collection des choses ou la chose universelle, et que cependant il ne pouvait par l'étymologie exprimer que le nombre des choses, ou l'état dans lequel la chose demeure telle, talis permanet. Ce dernier sens était probablement le véritable, et nous sommes volontiers de l'avis de Brucker, qui croit qu'il exprime la demeure des choses dans le sein des choses universelles, σιαμονή των όντων; et cette expression aurait ainsi été conduite peu à peu à un sens approchant du sens moderne, la Manière d'être. «Je ne sais où l'on a trouvé ce mot, dit Jean de Salisbury.» Ce qu'il faut remarquer au reste, c'est que cette doctrine des manières, l'auteur du Metalogicus la classe dans le réalisme, et Abélard avec plus de raison dans le nominalisme. (De Gen. et Spec., p. 523.—Johan. Saresb., Metal., t. II, c. xvii.—Brucker, Hist. crit. phil., t. III, p. 909).
Note 59: (retour) Hermen., VII.—Boeth., De Interp., ed. prim., p. 338.—Il semble qu'Abélard avait encore une autre version du De Interpretatione que la version de Boèce, car il cite ainsi la phrase d'Aristote: «Rerum aliae sunt universales, aliae sunt singulares,» et il y a dans la version de Boèce: «Sunt haec rerum universalia, illa vero singularia.» Les termes cités Par Abélard sont conformes à la version de Pacius, (édit. de Duval., t. I, p. 56), qui lui-même avait probablement suivi quelque traduction antérieure. Dans tous les cas, si la citation a quelque valeur, elle la doit au mot rerum, et il est, dans le grec, των πραγμάτων.
Note 60: (retour) Je ne trouve pas cette citation dans Boèce. L'édition d'Abélard renvoie à l'ouvrage de ce dernier sur les Catégories, p. 131. A cette page on cherche en vain les termes cités, mais j'y lis ainsi qu'aux pages voisines, que les substances secondes se disent des substances premières, mais qu'elles sont moins substances que celles-ci, et qu'elles sont plus ou moins Universelles, tandis que les substances premières sont individuelles.
Note 61: (retour) De Syll. hyp., p, 607.

Mais alors ni les genres ni les espèces, tant universelles que singulières, tant prédicats que sujets, ne sont des mots; tout cela n'est rien du tout, car ils tiennent, comme leur adversaire, que ce qui est successif ne peut aucunement composer un tout constant; or les mots sont successifs, les choses et les espèces ne peuvent donc pas composer des touts, elles ne sont rien; aussi dit-on que l'autorité a menti et non qu'elle s'est trompée.

En outre, comme la statue est matériellement d'airain, et que la figure est sa forme, l'espèce a le genre pour matière et pour forme la différence. Or tout cela ne saurait s'appliquer aux mots; les mots n'ont ni forme ni matière. L'animal est le genre de l'homme, mais un mot n'est nullement la matière d'un autre mot, car de quel mot ou dans quel mot serait-il? Du mot animal ne se fait pas le mot homme; dans le premier n'est pas le second.

Mais on prétend que tout cela est façon de parler figurative. Dire que le genre est la matière de l'espèce, reviendrait à dire que la signification du genre est la matière de la signification de l'espèce. Mais puisque le système est que rien n'existe que les individus, et que les mots tant universels que particuliers ne désignent au fond que des individus, homme et animal signifient la même chose, et par conséquent on peut dire, en renversant les termes: la signification de l'espèce est la matière de la signification du genre. Si l'on accorde cela, et on y est bien forcé, qu'on se défende contre Boèce, qui montre que la différence du genre au tout gît en ceci que le genre est la matière des espèces et les parties la matière du tout62. Que si les espèces sont la matière des genres comme les parties du tout, le genre et le tout ne diffèrent plus, ils se confondent.

Note 62: (retour) Boeth., De Div., p. 640.

Enfin, la signification du genre ne saurait être la matière de la signification de l'espèce, car le genre et l'espèce sont une même chose dans le système de l'indifférence, et un même ne reçoit pas de forme pour se constituer lui-même. «Mais,» dit Boèce, «le genre ayant reçu la différence se transforme en espèce63.» Un même n'est point partie de lui-même, car si le même était à la fois tout et partie, le même serait opposé à lui-même.

Voilà tout ce qu'Abélard dit du nominalisme; mais c'est le cas de rappeler ce que nous aurions bien fait peut-être de reporter ici, l'examen approfondi auquel il s'est livré de l'objection prise du tout et des parties64. Il faut y remonter, si l'on veut bien connaître toute sa polémique contre Roscelin; nous n'en revoyons ici qu'une faible trace.

Note 64: (retour) Voy. Dialect., pars V, p. 460 et seqq. Et De Gen. et Spec., p. 517, et dans la présent ouvrage, c. vi, t. I, p. 454. Voy. Dialect., pars V, p. 460 et seqq. Et De Gen. et Spec., p. 517, et dans la présent ouvrage, c. vi, t. I, p. 454.

Cette réfutation du nominalisme est en effet brève et superficielle, et quoi qu'en dise l'auteur, elle est plutôt fondée sur des autorités que sur la raison.

Un des arguments les plus forts est assurément celui-ci, un mot (animal) ne peut être la matière d'un autre mot (homme). Mais qui ne voit que c'est décider la question par la question? Si l'espèce n'est qu'un nom, c'est-à-dire rien qu'un nom, il n'y a pas lieu d'appliquer à ce rien les conditions de l'être et de lui supposer une matière et une forme. Ce n'est qu'à ceux qui regardent le genre ou l'espèce comme quelque chose, que cette question doit être posée, et elle ne peut embarrasser le nominaliste qu'autant qu'il conserve de la déférence pour l'autorité qui a dit que le genre est la matière de l'espèce et l'espèce celle de l'individu. C'est donc une objection d'autorité et non de raison. Or, comment supposer que celui qui a pleinement et sciemment adopté la théorie du nominalisme ne soit pas déjà résolu à se peu soucier des autorités?

L'autre argument, pris encore de l'autorité, plus fort par les mots que parle fond, c'est que, d'après les maîtres, tout est substance ou accident, et que les genres et les espèces, n'étant pas des accidents, sont des substances. Et en effet, Aristote les met au nombre des substances. Mais ce sont des substances secondes, celles qui s'affirment des premières, celles qui leur sont attribuées ou prédites. Elles sont substances, parce qu'elles font connaître les substances premières. Elles les manifestent, elles montrent ce que c'est, elles les donnent. Qui ne voit que l'emploi du mot de substance dans cette occasion ne décide rien quant à la réalité substantielle des universaux; et qu'au contraire il ne semble leur être attribué qu'une réalité dérivée de celle des substances premières, c'est-à-dire individuelles? Les substances premières ou individuelles sont vraiment substances, en ce qu'elles sont prises pour sujets (ύπόκειται) de toutes les autres choses; les substances secondes ou universelles sont encore substances, parce qu'elles sont prises comme attributs (κατηγορείται65) des substances premières ou individuelles. Évidemment, c'est ici la théorie de ce principe des nominalistes, la substance est essentiellement individuelle. Je n'en conclus pas qu'Aristote ait soutenu la thèse des nominalistes, si ceux-ci, en disant que les universaux ne sont que des mots, entendaient qu'ils sont chimériques et vains. Aristote au contraire les fonde sur des réalités, puisqu'il les attribue aux substances mêmes, et en fait ainsi des substances par attribution.

L'intervention constante de l'autorité dans les débats scolastiques en constitue la plus grande difficulté. Cette autorité est a la fois absolue et contradictoire. Il faut l'avoir pour soi ou la tourner pour soi, multiplier les citations conformes, interpréter les citations contraires; travail aussi épineux que stérile. C'est l'incohérence des textes qui a produit dans la présente question la multitude et la diversité des systèmes, et nous acceptons cette remarque judicieuse de Jean de Salisbury: «Dans cette question, dit-il,

Magno se judice quisque tuetur;

et chacun, d'après les paroles des auteurs qui ont indifféremment mis les noms pour les choses et les choses pour les noms, construit sa doctrine ou plutôt son erreur66.» C'est ainsi que la controverse devient souvent une véritable question de mots; et chose curieuse, Jean de Salisbury qui a spirituellement discuté et en partie réfuté les systèmes, tombe à son tour dans l'erreur qu'il signale, lorsqu'il produit le sien. Car se proposant de soutenir que les genres et les espèces ne sont rien, il en induit qu'ils ne sont pas des noms, puisque les noms sont quelque chose67. Évidemment, l'équivoque sur le sens du mot être est ici, comme dans toute cette question, la racine de la difficulté. Aristote n'est pas irréprochable en cela; il s'est servi de l'être avec une liberté, une indifférence, qu'il fallait remarquer, si l'on ne voulait pas tomber dans de fréquentes méprises en le lisant et le citer contradictoirement. C'est ce qui est arrivé aux scolastiques; ils se combattent tous, et cependant tous professent Aristote: Siquidem omnes Aristotelem profitentur68.

Note 66: (retour) Polier., t. VII, c, xii.
Note 67: (retour) Metalog., t. II, c. xx.
Note 68: (retour) Ibid., c. xix.

Que de peines Abélard se serait épargnées, si, aussi hardi qu'il était présomptueux, il se fût fié a son orgueil, et si, rejetant les textes, il n'eût, pour résoudre un gênant problème, écouté que sa propre raison!




CHAPITRE IX.

SUITE DU PRÉCÉDENT.

Abélard a combattu le réalisme, est-il par conséquent nominaliste? Il a combattu le nominalisme, est-il néanmoins nominaliste? C'est ce qu'il nous reste à décider.

«Montrons à présent,» dit-il, «avec la permission de Dieu (Deo annuente), ce qu'il nous paraît préférable d'admettre69.» J'essaierai d'expliquer ce système assez subtil, en suivant l'ordre des idées du philosophe, mais sans m'attacher aux formes de la diction, quoiqu'il soit nécessaire, pour l'exactitude scientifique et pour la fidélité de la couleur, de reproduire souvent les termes de l'école.

Note 69: (retour) De Gen. et Spec., p. 626-634.

Dans aucun système, on ne refuse une certaine réalité à l'individu; s'il ne possède l'être par privilège, au moins le possède-t-il en participation (Platon, Scot Érigène), et personne n'a articulé formellement que la chose individuelle fût une fiction. Abélard, voulant se rendre compte de la constitution des êtres, considère l'individu, c'est-à-dire qu'il pose le problème des genres et des espèces dans ce que les scolastiques ont appelé après lui le problème de l'individuation; c'est là le propre et la nouveauté de sa doctrine. Au moins le procédé est méthodique: l'individu est certain et donné; partir de l'individu, c'est aller du connu à l'inconnu, du simple au composé. Avant de pénétrer dans la constitution de l'espace humaine, étudions donc avec Abélard les éléments réels de l'espèce, ou les individus.

Socrate, comme tout être individuel, comme toute essence, est un composé de matière et de forme; il est individu, de l'espèce, l'homme Socrate, homme par la matière; Socrate par la forme; la matière est l'homme, la forme est la socratité. Dans Platon également, la matière est l'homme et la forme la platonité. Ainsi l'essence homme qui résulte de l'union de la forme humanité à la matière animal, devient dans l'individu la matière informée, par la forme individuelle qui fait Platon ou par celle qui fait Socrate; de là une essence qui est tout l'individu. La forme qui, en s'unissant à la matière animal, constitue l'individu, est-elle ailleurs qu'en lui? non, assurément: point de Socrate hors de Socrate. Mais cette essence humanité, qui devient la matière de Socrate et comme le sujet de la socratité, est-elle ailleurs? pas davantage; sa pareille se retrouve dans la matière, de Platon, mais n'est pas individuellement la même, elle est numériquement différente, c'est-à-dire que l'une et l'autre font deux: il y a analogie, c'est le mot d'Aristote70, il n'y a pas identité, Or cette essence humanité, ou l'espèce humaine, n'est pas ce qui en est dans Socrate ou ce qui en est dans Platon, mais la réunion de toutes les essences pareilles ou analogues, constituées, formellement dans chaque individualité. Elle est donc une collection. Une telle collection, bien qu'essentiellement multiple, est une de nature, en ce sens qu'elle se compose, non pas des mêmes, mais des semblables; elle est un universel, une espèce, comme un peuple est un peuple.

Note 70: (retour) Met., XII, iv et v.

Si l'on recherche maintenant comment la collection humanité, ou l'espèce humaine, est constituée, on trouve que dans chacune des essences qui la composent elle a pour matière l'animal, et pour forme une forme multiple et non pas une, la rationnalité, la mortalité, la bipédalité, et les autres formes substantielles de l'humanité, c'est-à-dire qu'elle est la collection de toutes les matières animal affectées ou informées de toutes ces formes substantielles. Et de même que la matière homme, ou, comme dit Abélard, ce d'homme (illud hominis), qui soutient l'individualité Socrate, n'est pas essentiellement la matière homme qui soutient l'individualité Platon, de même la matière animal (illud animal) qui soutient la forme humanité dans tel ou tel individu n'est que dans cet individu, mais son analogue, un non-différent d'elle (indifferens illi), se trouve comme matière dans chaque individu de l'espèce animal. Ce non-différent, ou cet indifférent à toute forme, semblable de nature et non identique, ne devient essentiellement différent et de plus en plus différent qu'en étant constitué formellement, d'abord par l'humanité, puis par l'individualité.

Si l'on réunit maintenant cette multitude d'essences soutenant les formes des diverses espèces animal, on aura une collection générique ou un genre, multitude autre que celle qui compose l'espèce. Celle-ci est la collection des sujets des individus humains, celle-là est la collection des sujets des différences substantielles des diverses espèces. Chaque essence de la multitude ou du genre animal est composée matériellement de corps, formellement d'animation et de sensibilité. De toutes les essences du genre, aucune ne se trouve, quant à sa matière, ailleurs que dans chacune des essences qui le composent, mais elles ont des analogues ou des non-différents qui soutiennent les formes de toutes les espèces de corps. A ce degré, c'est la corporéité qui est la forme, elle qui était tout à l'heure comprise dans la matière, animalité. De même qu'il s'est composé un nouveau genre de la collection des corps, collection dans laquelle entre la réunion des essences de la nature animal, un nouveau genre, le genre corps, sera la collection de tous les êtres composés matériellement de substance, formellement de corporéité. Telle sera la constitution de toutes les essences du genre corps, ou bien de toutes les matières des espèces du corps, ou bien des substances informées de la corporéité. Faites abstraction de cette dernière forme, il vous reste des substances, c'est-à-dire des non-différents, et c'est là le genre le plus général ou suprême. Une espèce de ce genre soutient l'incorporéité, l'incorporéité est sa forme, comme la corporéité était tout à l'heure celle des substances, matières des essences du genre corps. Ces matières prises comme essences, indépendamment de la corporéité, sont les essences dont la multitude compose le genre généralissime de substance. Elles ne sont pas encore rigoureusement simples, on y peut encore décomposer l'être en deux principes; sa matière serait, pour ainsi parler, la pure essence, sa forme la susceptibilité des contraires.

Nous avons atteint ici la matière première de l'être, mais puisque cette matière première est une notion, c'est-à-dire un défini, il faut bien que l'on puisse distinguer idéalement sa matière de sa forme, et la considérer au moins fictivement comme un genre dont la différence ou l'équivalent de la différence consiste uniquement dans la propriété d'engendrer des espèces. La susceptibilité des contraires, propriété de la pure matière, n'est pas, en effet, une forme réalisée, c'est la simple possibilité de la forme, c'est l'acte en puissance. L'indéterminé ne se réalise qu'en se déterminant. La définition qu'on vient de lire ne donne à l'indéterminé d'autre détermination que d'être déterminante. Ici la forme, qui, de sa nature, est actuelle, n'est que la possibilité de l'acte; l'acte indéterminé, mais possible, est en effet la seule différence qu'il y ait entre l'indéterminé pur et le néant. Qu'on y songe bien, la matière ou l'essence qui ne serait pas déterminable ne contiendrait plus rien de l'être, et ne serait que le néant sous un faux nom.

C'est ainsi qu'Abélard passe en revue les divers degrés de la catégorie de l'essence (substance), et dresse ce qu'on pourrait appeler l'échelle de l'être. Il serait possible de faire un travail analogue sur les autres catégories, quoique là les conditions de l'être ne soient pas aussi réelles, et qu'il ne s'y agisse que des êtres improprement dits, la qualité, la relation, etc., ne pouvant exister séparées d'un sujet. Mais, comme le veut Abélard, «que ce qui a été dit de la substance soit entendu des autres prédicaments71

Note 71: (retour) De Gen. et Spec., p. 502.—Il est impossible de ne pas faire remarquer combien cette déduction de l'être dans ses diverses phases dialectiques ressemble à l'évolution ontologique de l'être partant du néant, dans la logique d'Hegel, pour s'élever par le devenir à toutes les formes de la réalité et de la pensée. (Hegel, Oeuv. compl. en all., t. III; Science de la Logique, p. 71. Berlin, 1833.)

On remarquera que dans cette analyse des graduations de la substance, le mot matière ne doit pas être compris dans le sens de l'opposé de l'esprit, mais comme le nom du fonds de l'être, puisque dans le langage d'Abélard, conforme en cela à celui d'Aristote, on pourrait dire que la substance est indifféremment la matière de l'esprit et la matière du corps, ou qu'elle est la matière, le non-différent qui peut recevoir la forme de la corporéité ou la forme de l'incorporéité; mais ceci n'a d'importance que s'il faut prendre toute cette décomposition d'idées comme un dénombrement méthodique de réalités, et non comme une analyse de la pensée. Si nous avons fait plus que définir des mots, si nous avons décrit des choses, alors, sans doute, le genre substance serait un seul et même être réel, identique en soi sous des formes contraires, comme l'incorporéité et la corporéité, et il n'y aurait plus dans le fonds de l'être de différence substantielle entre la matière et l'esprit. C'est, pour le dire en passant, une objection, tout au moins une difficulté contre le réalisme, et qu'on pourrait traduire d'une manière qui la rendrait plus saillante. Par exemple, la substance, étant réellement la pure essence avec la susceptibilité des contraires, pourrait être indifféremment créée ou créatrice, finie ou infinie; or ce sont là certainement des attributs qui impliquent contradiction non-seulement entre eux, mais entre leurs sujets, et cela seul démontrerait au moins que le genre substance, libre de toute détermination, n'est pas une réalité.

Mais tout tombe, ou du moins les difficultés se déplacent, si l'on prend le parti de nier l'existence objective des genres et des espèces, et nous sommes ramenés à l'analyse des opinions d'Abélard sur la question; il va les justifier en passant en revue, suivant son usage, toutes les objections qu'elles peuvent encourir.

Et d'abord, il examiné les diverses définitions qu'on peut donner de l'espèce, et recherche s'il en est aucune qui puisse lui être opposée.

1° La première désigne sous le nom d'espèce la multitude des essences semblables entre elles. Ainsi l'espèce homme comprend la matière de tous les individus qui la composent; en d'autres termes, la multitude humaine se compose de la matière de Socrate, de celle de Platon, et des autres. Or, la matière est ce qui reçoit la forme. L'espèce homme reçoit-elle donc la socratité, Socrate est-il l'humanité socratique? non, c'est ce qu'il y a d'humanité, illud humanitatis, dans Socrate, qui reçoit la socratité, et non l'espèce humanité. L'espèce comprend ce qu'il y a d'humanité dans Socrate et dans tous les autres; elle comprend tous les analogues ou non-différents. Lorsqu'on dit que l'espèce est la matière affectée de toutes les formes individuelles, on n'entend pas que toutes les essences de l'espèce reçoivent en masse la forme d'un individu donné, mais qu'une seule d'entre elles, semblable de nature aux autres, analogue de composition élémentaire, et en ce sens non différente, indifférente, prend la forme qui l'individualise. On dit que toute l'espèce est propre à recevoir la forme individuelle, comme on dit d'un morceau de fer, qu'il sera couteau ou stylet, quoiqu'une partie seulement doive être stylet, une autre partie couteau. Ainsi l'espèce est réelle comme collection de réalités, mais non indépendamment des réalités qui la composent; elle n'existe pas intégralement dans chacune de ces réalités individuelles.

2° On définit aussi l'espèce, ce qui est affirmé de plusieurs, en vertu de la catégorie d'essence, ou bien ce qui est attribué à divers à titre d'essence (proedicatum in quid). Ce qui est attribué à ce titre est dit inhérent au sujet: or, l'espèce humaine, ou la collection des essences ou matières individuelles, n'est pas apparemment inhérente à Socrate ou à Platon. Une partie seulement de cette collection reçoit la socratité ou la platonité. En ce sens seulement l'humanité est inhérente à l'un ou à l'autre. C'est ainsi qu'on dit que je touche un mur, quoique toutes les parties de mon corps n'y soient point appliquées ou adhérentes (hoereant). C'est encore ainsi qu'on dit qu'une armée touche un rempart, un lieu quelconque, quoique tous les individus de cette armée ne le touchent pas. Ainsi l'espèce touche les individus, s'applique aux individus. Ce n'est qu'une des essences semblables de l'espèce qui est réellement dans l'individu, et c'est par extension que le langage semble attribuer toute l'espèce à l'individu. Lorsqu'on dit: Socrate est homme, on ne dit pas évidemment: Socrate est l'espèce homme, mais Socrate est de l'espèce homme.

3° En effet, voici encore une définition de l'espèce: elle est ce qui est attribué en essence à l'individu, ou, si l'on veut, ce qui s'affirme comme prédicat essentiel de l'individu. En langage moderne, elle est l'essence de l'individu. Attribuer en essence, proedicare in quid, c'est dire ceci est cela. Or, si ceci est cela, ceci est identique à cela; alors Socrate est homme signifierait que Socrate et homme seraient une seule et même chose, et le singulier serait l'universel.

On retomberait ainsi dans l'erreur reprochée aux doctrines opposées. Elle vient ici de ce que l'on confond ces deux expressions s'attribuer en essence et être identique; mais cette confusion est fautive. De ce qu'une chose est le prédicat essentiel d'une autre, il ne s'ensuit pas que celle-ci soit celle-là, toute celle-là, rien que celle-là. S'attribuer eu essence, c'est s'affirmer d'un sujet (Boèce); or les genres, les espèces, les différences substantielles sont également dans le cas d'être attribuées ou affirmées ainsi. Par exemple, la rationnalité peut, comme l'homme, s'attribuer en essence à Socrate ou s'affirmer de Socrate ainsi que d'un sujet. Socrate est-il donc la rationnalité? non; on ne dit pas Socrate est la raison (rationalitas), mais Socrate est un raisonnable (rationale), c'est-à-dire Socrate est une chose dans laquelle est la raison. De même par cette proposition Socrate est homme, personne n'entend que Socrate soit l'espèce homme, soit cette multitude d'essences humaines qui composent l'espèce, mais qu'il est un des individus dans lesquels se retrouve cette espèce. L'humanité est en lui, et il n'est pas l'humanité.

Ici Abélard entre dans une discussion d'une subtilité vraiment étonnante, et dont nous regrettons de n'oser mettre la traduction sous les yeux du lecteur; on l'y verrait se mouvoir avec une agilité et un aplomb rares à travers les mille détours de la langue et de la théorie dialectiques, et l'on comprendrait la surprise que devait causer aux esprits roides et durs encore de cette époque cette flexibilité d'une raison qui se déplie et se replie avec une égale facilité. Mais nous n'avons que trop éprouvé la patience du lecteur. Remarquons seulement que la conclusion générale, après tant de difficultés adroitement dénouées, c'est que l'espèce est une essence analogue ou identique de nature, mais numériquement diverse comme matière, et substantiellement diverse comme forme, dans chaque individu; en sorte qu'elle partage toute la réalité des individus, et n'en a aucune en dehors d'eux. De là une dernière objection.

Cette essence d'homme, qui est en moi, est quelque chose ou rien. Si quelque chose, elle est substance ou accident. Si substance, substance première ou seconde. Si première, elle est individu; si seconde, elle est genre ou espèce.

La réponse est qu'aucun nom direct ou métaphorique n'a été donné à cette sorte d'essence. Les auteurs n'ont nommé que les natures; or, on a vu que cette essence n'est pas une nature; elle n'est pas une chose existante, une substance; le fût-elle, ce ne serait pas une substance à laquelle fût applicable la distinction des substances premières ou secondes; car cette distinction ne convient qu'aux natures. «Si nous l'admettions ici, nous serions conduits dans un défilé où il faudrait que cette essence fût l'individu, ou les genres et les espèces. Nous ne sommes pas les seuls à récuser dans certains cas la distinction de la substance première ou seconde. D'autres disent bien qu'homme blanc est une substance, et n'est pourtant ni substance première, ni substance seconde.72»

Note 72: (retour) De Gen. et Spec., p. 634.

Cette dernière objection n'est pas la moins importante, et c'est en la discutant qu'Abélard s'approche le plus de la négation des espèces. En effet, voici son raisonnement. Ce qu'il y a d'humain en moi, cette humanité qui est en moi, n'a point de nom, parce que ce n'est point une nature. Et ce n'est point une nature, car ce ne peut être une substance première ni une substance seconde. En effet, cette essence d'humanité ne saurait être substance première, car il y aurait contradiction dans les termes à dire qu'elle est individu, puisque dans Socrate elle est l'humanité, moins l'individualité. Elle n'est pas substance seconde, car elle est l'humanité, moins tout ce qui de l'humanité n'est pas dans Socrate, c'est-à-dire moins la presque totalité de l'espèce. La nature Socrate porte son nom, la nature humaine porte son nom; l'essence spéciale qui est en Socrate, n'étant ni l'individu ni l'espèce, n'est pas une chose qui suppose un acte de création différent, puisqu'elle est distinguée de l'individualité qui fait la différence réelle, et séparée de toutes ses semblables qui, réunies, formeraient seules un ensemble de produits d'une certaine création. Elle n'est donc point une nature; elle n'est ni une chose ni une substance, et l'on ne peut dire que l'essence d'un individu soit l'espèce. Mais Abélard a oublié de répondre au dilemme fondamental de l'objection; cette essence d'humanité, qui est dans l'individu, est quelque chose ou rien. Ou plutôt en remarquant avec tant de soin qu'elle n'a pu être nommée, parce que le nom n'a été donné qu'aux natures véritables, c'est-à-dire aux choses réelles, il risque bien de faire entendre que ce qu'il y a en moi d'humain et de non individuel, n'est rien par soi-même, ne pouvant être à soi seul une substance. Or, l'espèce qui est la collection des ressemblances moins les différences, serait alors une collection de non-substances, et par conséquent de néants, si l'on ne la considère comme une collection purement intelligible, c'est-à-dire si l'on ne revient au conceptualisme.

Mais Abélard semble moins préoccupé des objections que des autorités contraires. Il avoue qu'on en trouve, quoiqu'il pense avoir supprimé toute opposition possible de la part d'un esprit raisonnable. Ainsi Boèce a dit: «Quelque nombreuses que soient les espèces, le genre est un, non que chaque espèce prenne une part du genre, mais c'est que chacune a en même temps tout le genre.» Comment concilier ces mots avec l'idée qu'une partie des essences d'animal, qui font le genre animal, est informée par la rationnalité pour faire l'homme, une partie par la forme de l'irrationnalité pour faire l'âne, et que jamais toute la quantité du genre n'est dans quelqu'une des espèces? Mais Boèce parle ainsi dans le traité où il soutient que les genres et les espèces ne sont pas73, ce qui ne pouvait se soutenir sans un sophisme. «Dans un sophisme le faux est à sa place.» On pourrait d'ailleurs observer que, quand il nie que les espèces prennent une partie du genre, il ne s'agit pas des essences qui composent la multitude, mais des parties de définition. Exemple: le genre animal est composé du corps pour matière, et de la sensibilité pour forme. Lors donc que, par parties de sa quantité, il se distribue en espèces, une des espèces ne prend pas la matière sans la forme, une autre la forme sans la matière; mais dans chaque espèce passent la forme et la matière du genre. «La différence est en effet ce que l'espèce a de plus que le genre... Il n'y a donc pas dans le genre comme dans un corps des parties blanches, des parties noires qu'on puisse choisir et prendre. Considéré en soi, le genre n'a point de parties, il n'en a que si l'on appelle ainsi les espèces. Tout ce qu'il a en soi, il le conservera donc, non dans ses parties, mais dans la totalité de sa grandeur ou dans sa quantité74

Note 73: (retour) Booth., In Porph., t. I, p. 54.
Note 74: (retour) Id., ibid., t. IV, p.87.

Abélard avoue que dans son système une partie du genre animal prend la rationnalité, l'autre l'irrationnalité; mais sans que la partie qui est touchée par l'une, soit aucunement affectée par l'autre, et réciproquement. Autrement, deux opposés seraient unis dans un même, contradiction que ne peuvent éluder ceux qui soutiennent l'idée du grand âne75.

Note 75: (retour) Ce devait être quelque sophisme connu dans l'école. Il s'y disait couramment que l'animal avec la rationnalité fait l'homme, et l'âne avec l'irrationnalité. Or si l'animal tout entier était dans chaque espèce, il serait homme et âne à la fois, il contiendrait deux opposés dans l'identique. C'était probablement l'erreur de la théorie dite du grand âne, grandis asini sententia. (p. 536.)

Mais comment accorder tout cela avec les termes de Boèce? En disant nettement que «ces termes se lisent dans un passage où il soutient que les différences ne sont rien, ou que deux opposés sont dans un même, ce qui est faux et ne peut se prouver sans sophisme. Il a donc introduit du faux dans son raisonnement, et cela sans se tromper; car il savait que c'était faux, mais il voulait conduire à bonne fin son sophisme.»

Boèce n'a-t-il pas dit encore: «Comme une même ligne est convexe et concave, ainsi le même peut être sujet de l'universalité et de la particularité76.» Le singulier serait-il donc universel? nullement, particulier n'est point ici pour singulier, mais pour spécial. Car il ajoute: «Les genres et les espèces, c'est-à-dire l'universalité et la particularité, ont le même sujet.» Sa pensée est donc que comme la même ligne est sujet de la concavité et de la convexité, ses accidents, Socrate est le sujet du genre et de l'espèce, ses prédicats; en d'autres termes, il est animal et homme. Dans le phénix, la matière et l'individu sont une seule et même chose. Cependant la matière est sujet de l'universalité, l'individu de la singularité, sans que le singulier soit l'universel, quoique l'un soit le même que l'autre. «Aux autorités contraires on pourrait opposer en grand nombre des autorités favorables. On compterait avec peine les confirmations que pourrait recueillir un examinateur diligent des écrits des logiciens77.» Et plus d'une citation déjà invoquée reparaît, une entre autres où l'on voit que Porphyre regarde l'espèce comme un collectif en une seule nature78, d'où il suit que l'espèce est une nature collective, sans qu'il soit expressément dit que les éléments de la collection soient des natures. On y voit que Boèce est d'avis que les genres et les espèces sont pensés; qu'une ressemblance pensée, une pensée recueillie (collecta) de divers individus semblables, en est la définition; que les universaux sont conçus, non pas d'un seul, mais de tous les individus réunis; que l'humanité recueillie des individus est comme ramenée à un seul concept et à une seule nature79. Enfin, on relit cette phrase de Boèce: «Celui qui le premier dit homme, n'eut pas dans l'esprit l'homme composé de tous les individus, mais cet individu singulier auquel il voulut imposer le nom d'homme.» Et cette dernière phrase semble la profession du nominalisme.

Note 76: (retour) In Porph., p. 56.
Note 77: (retour) De Gen. et Spec., p. 537.
Note 78: (retour) Voici comme Porphyre est cité: «Collectivum in unam naturam species est, et magis id quod genus.» Le texte de Boèce ajoute multorum après le premier mot, et donne à la fin: et magis etiam genus. (In Porph., III, p. 70.) C'est bien la traduction de l'original. (Isag., II.)
Note 79: (retour) In Porph., t. I, p. 50.—In Proed., l. I, p. 120.—In Lib. de Interp., ed. sec., p. 339-340.

En général, la doctrine qui réduit les idées générales à des idées collectives est celle des nominalistes modernes. On sait à quel point Locke, surtout Hume et Condillac en ont abusé. Il est remarquable qu'ici Abélard l'invoque au moment où il entend se distinguer des nominalistes, et se défendre contre eux. C'est une preuve de plus que ceux de son siècle allaient jusqu'à contester, non pas seulement la réalité essentielle, mais le fondement réel des genres et des espèces, et qu'en outre, dans cette question ardue et difficile, la face des idées est tellement changeante que les mêmes arguments peuvent quelquefois être appelés presque dans les mêmes termes au secours des thèses les plus opposées. Après avoir discuté toutes les objections prises de la définition de l'espèce, Abélard s'en fait une nouvelle, à laquelle il attache beaucoup de gravité; c'est l'objection prise des éléments, qu'il avait lui-même dirigée contre les systèmes des autres. Voici comme on peut l'exposer d'après lui.

Pour constituer une chose quelconque, la matière et la forme suffisent. L'individu se compose de l'espèce au dernier degré de spécification et de la forme qui lui est propre; l'espèce se compose du genre pour matière et de la différence pour forme. D'où procèdent les éléments physiques des substances corporelles? On ne voit pour eux nulle place dans l'échelle de l'être. Car la corporéité, elle, n'est qu'une forme, et la matière sans forme se subtilise et se sublime à ce point qu'elle n'est plus en quelque sorte que la matière mathématique, que l'axe des substances, ou un je ne sais quoi idéal qui ne peut qu'en se formalisant devenir la matière consistante ou l'agrégat des éléments. Or, ces éléments eux-mêmes semblent aussi la matière de tous les corps; ils leur sont antérieurs, et Aristote a dit que l'eau et le feu dont l'animal se compose précèdent l'animal. Il faut donc admettre que les éléments des corps ne sont pas antérieurs aux corps, puisqu'ils ne peuvent devenir la forme de la matière qu'en même temps que la corporéité le devient aussi. En d'autres termes, les éléments ne sont pas les éléments du corps, puisqu'ils naissent en même temps que le corps.

Cette difficulté embarrasse visiblement l'esprit hardi et subtil d'Abélard. Au fond, c'est, sous une forme particulière, la difficulté connue de conserver la réalité solide de la matière dans l'alambic puissant de l'analyse idéologique. Mais notre philosophe semble plutôt inquiet de tout concilier avec la doctrine des éléments d'Aristote qu'avec les convictions de l'expérience et du sens commun. Dura est haec provincia, dit-il. Il ne lui semble pas que ses maîtres aient donné une explication raisonnable. Pour lui, il dira ce qu'il croit le plus vrai, tamen quod mihi verius videtur, hoc est80.

Note 80: (retour) De Gen. et Spec., p. 638.

Lorsque les créateurs de la physique voulurent s'enquérir de la nature des choses, ils considérèrent d'abord celles qui tombaient sous les sens. Celles-ci étant toutes composées, la nature n'en pouvait être pleinement connue que si l'on connaissait les propriétés de leurs composants, jusqu'à ce que l'intelligence atteignît ces parties excessivement petites qui ne pouvaient être divisées en parties intégrantes. L'analyse s'arrêtant là, il fut naturel de rechercher si ces dernières parties, ces essences minimes, essentialae, étaient absolument simples, ou se composaient aussi de matière et de forme. Or, la raison trouva qu'elles étaient des corps ou chauds, ou froids, ou autres, en un mot ayant quelque forme; car ce sont là, ce semble, les éléments purs de Platon81. On laissa donc de côté les formes, et l'on examina la matière, qui restait seule, pour savoir si elle était simple. Mais cette matière, c'était le corps, et le corps est composé matériellement de substance, formellement de corporéité. On laissa encore de côté la forme de la corporéité, et considérant la matière, c'est-à-dire la substance, on lui trouva pour matière la pure essence (l'existence abstraite des modernes, l'être pur d'Hegel), et pour forme la susceptibilité des contraires. La pure essence fut reconnue absolument simple, c'est-à-dire comme n'étant plus composée, et pour cette raison, elle fut appelée l'universel ou l'informe, c'est-à-dire, non pas ce qui ne reçoit point de forme, mais ce qui n'est constitué par aucune forme.

Note 81: (retour) On sait que Platon dans le Timée ne donne pas le nom d'éléments aux corps que l'on appelle ainsi, mais qu'il les considère eux-mêmes comme composés de principes ou éléments qu'il réduit à des lignes et à des figures, tant il les épure et les raréfie. Ce qu'on a appelé la géométrie corpusculaire de Platon ne pouvait être compris d'Abélard. (Timée, t. XII, trad. de M. Cousin, p. 150-161 et suiv.—Cf. dans l'édition de M.H. Martin, les notes 65, 66 et suiv., t. II)

Abélard se fait une objection: l'âme, dira-t-on, ou le principe qui anime l'animal, se composerait donc d'un universel sans forme; car où elle n'existe pas, et alors l'animal n'existe pas, ou, comme l'animal consiste matériellement dans le corps, le corps dans la substance, la substance dans la pure essence qui est appelée universelle, il faut que l'âme consiste matériellement dans l'universel. L'âme disparaît donc; ou n'est au fond qu'un universel ou un indéterminé.

Ainsi, de la théorie aristotélique ou scolastique de l'être résulterait, d'une part, la disparition des éléments physiques des corps, de l'autre, l'impossibilité d'attribuer une existence substantielle à l'âme. Voici comment Abélard se tire de ces deux difficultés.

Le nom d'universel n'a pas été donné, selon lui, à cette collection totale de toutes les essences, laquelle, informée par la susceptibilité des contraires, se divise partie en corps, partie en esprit, mais seulement à ce qui, dans cette multitude, grâce à la susceptibilité des contraires, reçoit et soutient essentiellement la corporéité, et qui n'a rien de commun avec l'essence de l'esprit82. Si l'on demande comment le même nom, ce nom d'universel, ne serait donné qu'à une partie de la multitude comprise sous le titre de pure essence, et non à l'autre partie qui, à ce degré de l'échelle de l'être, n'en est pas différente, en ce sens que l'une et l'autre partie de la collection sont constituées de ce qu'il y a de commun dans toutes les substances; si l'on ajoute qu'on ne peut imposer à une partie un nom qui signifie une chose d'une nature contradictoire à celle de la partie qui, génériquement, n'est pas différente de la première, règle suivie jusque-là dans toute l'échelle, Abélard répond que nul ne peut faire qu'en imposant le nom on ait eu également dans la pensée les essences qui recevraient la forme de l'esprit et celles qui recevraient la forme du corps; car ce n'est pas des choses insensibles, mais des choses sensibles qu'on monte aux intellectuelles, et c'est ici du genre corps que l'on s'est élevé à la matière incorporelle. Ce que le physicien a nommé universel, c'est cette matière de la substance (ce de matière, illud materiæ) que la pensée rencontre, à titre d'essence, en montant du sensible à l'intellectuel, et nullement un principe génériquement non-différent, un non-différent quelconque auquel il n'a peut-être pas songé, dont il n'avait pas à s'occuper (vel non cogitavit, vel non curavit). «Son office, à lui, n'est pas de feindre ou de dissimuler, comme les dialectitiens; aussi Platon dit-il qu'avant son temps personne n'avait traité de cette substance élémentaire83

Note 82: (retour) Ceci n'est pas tout à fait conforme à une proposition insérée quelques pages plus haut, et dont le sens se retrouve dans notre extrait. «Singulae corporis essentiae ex materia, scilicet aliqua essentia substantiae, et forma, corporeitate constant; quibus indifferentes essentiae Incorporeitatem, quae forma est, species, sustinent.» De Gen. et Spec., p. 525.
Note 83: (retour) De Gen. et Spec., p.639.—-Timée, trad. de M. Cousin, p.160.

Ces mots de notre auteur sont singuliers et expressifs, ils témoignent d'un certain mépris pour ses confrères en dialectique, et ce mépris cadre mal avec son estime pour la dialectique même. Ici, comme en quelques autres passages, on croit entrevoir que s'il avait connu une autre philosophie, il l'aurait adoptée. Donnez-lui les écrits de Platon, il était platonicien.

Quant à son raisonnement, le voici en d'autres termes. Rappelons-nous que la généalogie des espèces et des genres avait pour but de donner la génération et la classification des êtres sensibles; si donc, en remontant l'échelle des sensibles, on est arrivé à ce point où l'être cesse d'être corporel, ce qui est inévitable, on n'a pas cependant cessé de se préoccuper uniquement de la constitution de l'être sensible; c'est d'elle seule qu'on a prétendu parler, c'est son principe incorporel, ou la matière première, qu'on a prétendu nommer, et ce qu'on a dit ne s'appliquait nullement à l'esprit, dont on ne traitait pas. Cette réponse n'est pas forte, et nous paraît une excuse plutôt qu'une solution. Il reste qu'à ce degré de l'abstraction, ce qui demeure de la substance corporelle est la notion d'un principe indifférent (non differens), qui convient aussi bien au corps qu'à l'esprit; tout ce qu'on affirme de ce principe devrait donc être compatible avec la forme corps et avec la forme esprit. La difficulté est peu sérieuse dans l'hypothèse du nominalisme. Si tous les genres ne sont que des vues de l'intelligence, ils sont sans conséquence, et en abstrayant graduellement des notions d'individu, d'animal, de corps, tout ce qui répond à l'étendue sensible, pour arriver à l'idée abstraite d'essence pure, conciliable avec le corps comme avec l'esprit, la pensée ne risque pas plus de spiritualiser le corps que de matérialiser l'esprit; les réalités n'ont rien à gagner ni à perdre dans cette analyse des fictions de la pensée, dans cette recherche purement verbale, que la grammaire revendique, et qui touche peu l'ontologie. Mais Abélard n'a jamais professé le nominalisme, il vient de le réfuter au contraire. C'est un sophisme, a-t-il dit, que de prétendre que les genres et les espèces ne sont rien, et c'est pourquoi il se borne à une explication qui peut servir d'apologie aux physiciens, et il se réserve sur le fond des choses.

Il revient donc à l'autre objection, celle qu'il appelle la question des éléments. C'est elle, en effet, qu'il s'est posée d'abord; celle qui est relative à l'âme est venue incidemment. Il s'agit de savoir comment, la constitution des corps ayant été ramenée à quelque chose d'incorporel, peuvent naître les éléments, les éléments physiques. Ils existent, ils doivent se composer de général et de spécial, de matière et de forme; or on ne trouve nulle part dans l'échelle la place qu'ils doivent occuper, ces éléments antérieurs aux corps, puisqu'ils en sont les composants. Au-dessus du corps cesse le corps; les éléments seraient donc incorporels et tomberaient dans la matière première; comment seraient-ils alors l'air, l'eau ou le feu? La difficulté vient évidemment de la notion même des éléments. Si les scolastiques avaient vu décidément que les éléments, ceux des modernes comme ceux des anciens, ne sont eux-mêmes que des corps, corps composants des corps composés, Abélard aurait pu négliger l'objection, mais il est loin de ces idées, et il répond:

Un corps individuel a une quantité donnée égale à sa matière84. Les formes qu'il est habile à recevoir, en s'ajoutant, n'augmentent pas les quantités. Soit le corps individuel Socrate. La part de pure essence appelée un universel, qui est en Socrate, se compose intégralement d'une essence qui peut se diviser en parties; ce n'est point la substance, mais la susceptibilité des contraires; ces contraires l'informent, et ainsi se produit telle ou telle essence substantielle. Or, cette susceptibilité des contraires affecte aussi bien chacune des parties que le tout. La part de pure essence dans Socrate est devenue un composé de susceptibilité des contraires et de corporéité, et de là une certaine essence corporelle. Mais aussitôt que la corporéité affecte le tout, elle affecte les parties, chacune a sa corporéité, et il se produit ainsi autant d'essences corporelles. Puis enfin, l'animation advient au tout et produit une essence de corps animé. Mais ici la scène change, l'animation affecte le tout, non les parties; celles-ci, au contraire, sont inanimées. De même, la sensibilité, en affectant le tout, constitue une essence d'animal; mais les parties reçoivent d'autres formes qui produisent plusieurs essences d'autres espèces, dont les noms ne nous sont pas présents. Enfin le tout reçoit la faculté de la science (perceptibilitas disciplinæ), et l'homme existe. Mais chaque particule reçoit d'autres formes qui font d'autres essences parmi les animés. Enfin la socratité informe toute cette essence d'humanité et constitue Socrate. Mais aussitôt d'autres formes affectent les parties de cette essence d'humanité; les unes, les couleurs et les formes du feu, en affectent certains atomes et font le feu; d'autres s'appliquent à d'autres atomes et font l'eau, et ainsi du reste. Les parties du tout se trouvent ainsi être feu, eau, air ou terre. De cette manière, il n'est pas plus impossible que Socrate soit composé des éléments, que de pieds et de mains. Ce sont également ses parties composantes. Telle est l'origine des éléments et l'origine des individus, pour qui trouverait absurde que des essences générales et spéciales se composassent d'éléments.

Note 84: (retour) Je traduis ainsi en hésitant cette phrase singulière: «Unumquodque individuum corporis quantum est, tantum in se habet fructum.» (P. 539.)

Ce n'est pas qu'on ne pût dire aussi que, dès que l'animation affecte le corps, les formes des éléments affectent les essences de ce corps, ou du moins, qu'aussitôt que la sensibilité affecte le corps animé, ses parties deviennent éléments. Ainsi s'expliquerait et le mot d'Aristote, que les quatre éléments précèdent absolument l'animal, et le mot de Platon, que les éléments viennent de l'hyle (la matière), et que des éléments vient tout le reste85. Abélard avoue qu'ici il paraît avoir suivi une marche contraire et renversé la règle générale, qui veut que les simples soient antérieurs aux composés.

Note 85: (retour) De Gen. et Spec., p. 540.—J'ignore où Abélard a pris ces deux citations. Quant à la première, je vois bien que dans les Topiques Aristote dit qu'Empédocle pensait que les quatre éléments étaient ceux de tous les corps, et précédaient l'animal, ou le corps animé (t. 1, o. xiv, sec. b). Mais Abélard n'avait point les Topiques. Quant à la pensée qu'il attribue à Platon, elle est bien dans la Timée (trad. de M. Cousin, p. 152 et 158), mais elle n'y est pas dans les termes qu'il emploie; Platon ne se sert pas en ce sens Du mot hyle, ύλη. (Not. 134 de la trad. du Timée de M. H. Martin, t. II p. 295.)

Il s'arrête là, et, comme on voit, ne se montre pas net et décidé. Son explication se réduit en effet à distinguer dans chaque essence le tout et les parties. Depuis la pure essence jusqu'au corps, l'essence reçoit les mêmes formes, soit dans le tout, soit dans les parties. A compter du corps animé, il n'en est plus ainsi, et les formes qui affectent le tout ne sont plus celles qui affectent les parties. Ainsi le tout d'une espèce d'animal est composé de parties qui pourraient être d'autres espèces d'animaux. Le tout d'un homme est composé d'atomes qui ne sont pas des hommes, mais des éléments. Ou bien, si l'on tient à ne pas s'écarter de l'autorité des anciens qui veulent que les éléments aient précédé ou les animaux ou les corps, il est loisible de faire remonter la distinction plus haut et d'admettre qu'au moment où le tout d'une essence reçoit la forme animal ou la forme corps, ses parties reçoivent simultanément la forme éléments. C'est dans cette alternative qu'Abélard vous abandonne.

Après tout, ce n'est là qu'une objection discutée, et la discussion des objections et des textes, c'est-à-dire la controverse proprement dite, couvre et obscurcit l'exposition de la doctrine même. Celle d'Abélard est contenue dans la distinction de la matière et de la forme appliquée à la constitution du genre et de l'espèce. Là est sa pensée fondamentale, son système, sa doctrine. Et ce n'est pas, chose étrange, ce qu'on loue, ce qu'on blâme, ce qu'on discute en lui. En vérité, lorsque je vois comment et ses contemporains et leurs successeurs ont qualifié et jugé son système, je me prends à croire qu'ils ne l'ont pas connu, ou qu'ils ont seulement connu soit la partie polémique de ce système, soit des idées soutenues par lui au temps de sa vie militante; tandis que nous le jugeons ici sur quelque ouvrage tardivement composé ou revu, témoignage suprême de ses opinions modifiées par l'expérience et ramenées à leur forme dernière. Ce qui est assuré, c'est qu'avec le fragment que nous étudions, on ne comprend point comment, par trois fois, Jean de Salisbury a pu lui imputer d'avoir substitué l'oraison au nom dans la définition des universaux. Nous le comprendrons mieux au chapitre suivant. Le seul point essentiel, c'est qu'il insistait beaucoup sur la prédication de l'espèce. Dire que l'espèce se prédit ou plutôt s'affirme, et rechercher comment et dans quelle condition elle est ainsi attribuée, c'est bien en effet l'étudier comme élément de la proposition. Vouloir qu'elle ne s'affirme pas comme inhérente, comme attribut essentiel, mais comme désignation, signification, tout au plus qualification, c'est en effet nier qu'une chose puisse être prédicat d'une chose. S'enquérir de la signification principale, c'est examiner une question de logique abstraite; en un mot, c'est au moins, quant à la forme, convertir la question en une question d'oraison86. Il est donc vrai qu'Abélard semble souvent rechercher uniquement ce que signifie une attribution de genre ou d'espèce; et, sous ce rapport, il tend à tout réduire à une question de langage.

Note 86: (retour) Voyez c. VIII, p. 17, la citation de Jean de Salisbury et le chap. suiv.

Mais, indépendamment de ce que cette remarque est à peu près commune à toutes les discussions de la scolastique, ne sait-on pas qu'elle pourrait à la rigueur et sur les premières apparences s'appliquer à presque toute recherche scientifique? On ne peut philosopher qu'avec des mots, et la recherche de toute chose peut se réduire extérieurement à l'étude de l'oraison. L'important, c'est que l'oraison ne soit pas vide; c'est que les mots cadrent avec les choses; il suffit même qu'elle signifie des choses dans la pensée de l'auteur. Or assurément ici Abélard a entendu donner les conditions mêmes de l'être, en le décomposant à tous les degrés métaphysiques, en matière et en forme; et il est loin d'avoir cru n'agiter qu'une question de grammaire, ainsi que le voulait et l'avouait l'école de Roscelin. Il n'en est pas moins vrai qu'il pourrait bien n'avoir remué que des mots; mais c'est ce qui arrive à toute théorie fausse, et ce reproche on pourrait en ce sens l'adresser même à Guillaume de Champeaux, si les essences universelles n'existent pas, même à Bernard de Chartres, si les idées éternelles sont une chimère. Mais cette critique est d'un tout autre ordre, et jusqu'à jugement définitif, tenons que le principe d'Abélard, c'est la distinction de la matière et de la forme appliquée à la constitution des universaux.

Si l'espèce se distingue du genre, c'est par la différence. La différence est l'attribut essentiel et caractéristique, et non le simple accident; et comme le genre plus la différence ou la matière plus la forme est une nouvelle essence, l'essence spécifique, distincte de l'essence générique, il est difficile de ne pas regarder la différence ou la forme comme quelque chose de réel, comme ou moins un élément constituant de l'être. Et en effet, Abélard, lorsqu'il n'argumente pas contre le réalisme, nous donne cette idée de la différence ou de la forme. Cette idée est si bien celle d'Aristote, qu'on a cru la traduire par l'expression de forme substantielle. Mais qu'est-ce que la forme substantielle en soi? Aristote a beaucoup reproché à Platon de ne pouvoir dire quel est le mode d'existence des idées. Comment répondrait un disciple d'Aristote à cette question: Quel est le mode d'existence des formes substantielles?

Il y a quelque vue confuse de cette difficulté dans la préoccupation où une autre question jette Abélard. A quel prédicament appartient la différence? C'est ici un point très-important de la théorie scolastique. Voici comment il le pose: les différences doivent-elles être rapportées à un prédicament? Il répond qu'elles doivent être placées en dehors des prédicaments.

Quelques-uns ont voulu les classer exclusivement dans le prédicament de substance, n'admettant pas que la division de celui de qualité en deux espèces prochaines divise le genre par différence. Comme l'essence d'homme qui est en Pierre est autre que celle qui est en Paul, sans différer par une forme spéciale, la blancheur, disent-ils, n'est pas la noirceur, et divise ainsi la couleur, genre de la qualité, sans qu'il y ait différence de forme. Mais cela ne vaut pas la peine qu'on y réponde, contra hoc agere vile est; la couleur ne saurait être le genre de la blancheur, l'une étant aussi simple que l'autre.

On ne doit attention qu'à l'opinion soutenue par des hommes authentiques (authentici viri). Suivant eux, les espèces, résultant toutes de différences, sont toutes dans quelque prédicament, car tout ce qui est est dans un prédicament. Celui des différences est la qualité, car elles sont toutes posées comme prédicats in quale (et non in quid) seulement ce sont des prédicats de qualité substantielle, non accidentelle. Dans ce système, la différence serait la qualité substantielle par excellence, l'essence seconde de quelques philosophes modernes.

Mais c'est une règle de Boèce que tout genre est naturellement et complètement divisé en deux essences prochaines87. Ainsi le genre le plus général ou prédicament de qualité, se divise ainsi; les deux espèces prochaines qui en épuisent la distribution sont, par la vertu des différences, constituées chacune en genre proprement dit; or quelles sont ces différences constitutives? des qualités, par la supposition. Quelles sont ces qualités? elles sont ou la qualité même (genre le plus général, prédicament de qualité), ou les espèces divisantes, ou contenues dans les espèces prochaines. Le premier cas est impossible: le généralissime, le prédicament, ne peut se servir à lui-même de forme pour se constituer en espèce; ce serait la matière devenant sa forme essentielle, et qui pourrait alors être sans elle-même, la forme étant distincte de la matière. Le second cas n'est pas plus admissible. Soit a et b les espèces divisantes; a et b ne peuvent être les différences a et b c'est-à-dire constituer elles-mêmes avec elles-mêmes. D'abord ce serait admettre qu'un même peut être antérieur et postérieur à lui-même, le constituant étant dans ce cas identique au constitué; puis il faudrait supposer que a, par exemple, forme du prédicament qualité, et constituant l'espèce a, est une partie de l'essence de soi-même, ce qui répugne à la raison; ou bien qu'en s'unissant comme forme à la qualité, il constitue b, comme b lui-même constitue a. Des deux côtés impossibilité égale, car si a est la forme substantielle de b, b contient a comme partie de son essence, unie à la qualité, sa matière. Mais b ne peut plus être la forme substantielle de a, car a contiendrait ainsi, comme partie formelle unie à la qualité, sa matière, b, qui est un tout définitif contenant déjà a comme partie de son essence, et réciproquement. En d'autres termes, b serait égal à a, plus la qualité, c'est-à-dire serait plus grand que a, et a serait égal à b plus la qualité, c'est-à-dire plus grand que b. La contradiction est évidente. Prétendra-t-on placer auprès de la division de la qualité en a et b une autre division en c et d et faire réciproquement des deux membres de l'une des divisions les différences de l'autre? Ainsi, parce qu'animal est divisé soit en rationnel et irrationnel, soit en mortel et immortel, rationnel et irrationnel seraient les différences constitutives d'animal mortel et d'animal immortel, et réciproquement! L'absurdité de cette combinaison n'a pas besoin de la démonstration algébrique.

Note 87: (retour) De Div., p. 643.

Il suit que si vous placez les différences dans la catégorie de qualité, il n'y aura plus d'autres espèces que des espèces de qualité; car toute espèce repose sur une différence, et Aristote a dit: «Des genres divers et non subordonnés entre eux, les espèces et les différences sont diverses88

Note 88: (retour) Arist., Cat. III, et dans Boèce, In Praed., I, p. 124.

Abélard conclut de ces objections, qu'il déclare insolubles, que les différences substantielles ne sont dans aucun prédicament. «Elles ne sont que de simples formes, n'étant en aucune façon composées de matière et de forme, puisqu'elles viennent dans la matière du sujet constituer une nature sans être constituées par rien.... Je ne suis point conduit là,» ajoute-t-il, «par la raison seule.» Et il essaie de s'accorder avec Boèce.

Maintenant il faut songer aux conséquences. Un point important doit être évité: restat grandis labor, dit Abélard. Il faut prendre garde d'être forcé à concéder que la matière de la substance soit un des genres les plus généraux, savoir la catégorie de la substance, et que la susceptibilité des contraires, et en général toutes formes simples, soient des espèces. Ce serait une conséquence grave, parce qu'alors la matière de la substance étant un genre, c'est-à-dire une essence, elle en constituerait une autre avec la susceptibilité des contraires; à ce point de l'échelle, au lieu d'un seul degré, il y en aurait deux, et la substance, au lieu d'être la dernière expression de l'être, puisqu'elle n'a au-dessus d'elle qu'un principe intelligible, un abstrait qui est supposé sa matière ou la pure essence, ne serait plus qu'une espèce de l'être. C'est ce qui arriverait si l'on appliquait sans précaution la théorie de la différence, et que l'on fit de la susceptibilité des contraires, comme forme simple, une différence spécifique.

Remarquez combien Abélard met de prix à retenir et à sauver les caractères de la substance; il s'en fait une grande tâche, grandis labor. Mais, dit-il, pourquoi la matière de la substance paraît-elle être un genre? parce qu'elle est attribuable à plusieurs d'espèce différente, d'essence différente. Elle appartient à plusieurs espèces dont elle est la matière, elle peut être conçue de plusieurs espèces existant comme sujets; c'est-à-dire que les différents sens de la définition du genre lui sont applicables. Mais il faut remarquer que, dans dette définition, être attribuable à plusieurs, c'est l'être à plusieurs espèces prochaines ou immédiatement subordonnées; or, la matière de la substance n'a point d'espèces qui lui soient immédiatement subordonnées. Le corps et les espèces qui viennent les premières dans le prédicament de la substance, sont immédiatement subordonnées à celle-ci, à la substance la plus générale, laquelle n'est pas seulement la matière de la substance, mais cette matière de la substance ou la pure essence, plus la susceptibilité des contraires. Nous pouvons même dire que cette pure essence n'est pas réellement une essence, elle ne suffit pas pour qu'on puisse faire une réponse convenable à la question per quid, c'est-à-dire si l'on demande d'une chose ce qu'elle est; car c'est mal répondre que de répondre à une question ce que paraît savoir celui qui questionne. Or, celui qui demande ce qu'est une chose sait évidemment qu'elle est, puisqu'il pose cette question préalable. Si donc l'on demande: qu'est-ce que la substance? répondons: elle est89; car on ne peut répondre par son nom et dire qu'elle est la substance.

Note 89: (retour) De Gen. et Spec., p.546-547. «Si ergo quæritur: quid est substantia? respondeamus: est.» Ce passage remarquable conduirait à une difficile question, celle de la possibilité d'une distinction entre la substance et l'essence, entre l'essence et le mode essentiel, constitutif, ou la Différence, entre ce dernier mode et l'accident. Le fond de tout ce qu'enseigne là-dessus la scolastique se trouve ou commencement de l'Organon. Cat. I, II, V, et dans l'ouvrage de M.B. Saint-Hilaire (de la Log. d'Arist., t. I, sect. II, c. II. Cf. la Dialectique d'Abélard, p. 174.) Les notions équivalentes ont été exposées sous une forme plus moderne dans les Principes de la Philosophie de Descartes, part. I, sec. 51, t. III des Oeuvres complètes.

On insistera et l'on dira que si la susceptibilité des contraires a pour support la pure essence, elle lui est attribuée à titre de prédicat, de sorte qu'on peut énoncer cette proposition: la pure essence est susceptible des contraires. Dans ce cas, elle est une substance, et elle passe dans le prédicament de la substance; car si elle est la substance elle-même, elle est le genre le plus général; si elle vient après la substance, si elle est son inférieure, elle est la substance corporelle ou incorporelle, et dans les deux cas elle est dans un prédicament.

Mais nous ne devons pas accorder qu'une forme quelconque soit prise comme prédicat de la matière dans laquelle elle est, et que le mot qui sert de sujet désigne nécessairement une matière. De ce que la rationnalité est dans l'animal, il ne suit pas que l'animal, matière de la forme rationnalité, soit le rationnel lui-même. En effet, il serait l'homme ou Dieu; et s'il était homme, il serait Socrate ou Platon, et alors l'universel serait le singulier, ce qui répugne. Nous n'accordons qu'une chose, c'est que rationnel peut être le prédicat d'animal, quand animal descend d'un degré et passe à l'inférieur, quand on dit: animal est un genre, un certain animal est rationnel. Ne dites même pas que l'animal soit rationnel, parce qu'il est le fondement de la rationnalité. Rationnel n'est pas le nom du sujet de la rationnalité, mais de l'être qui est constitué par la rationnalité, et ce n'est pas l'animal, mais l'homme. De même, la pure essence, quoique la susceptibilité des contraires se réalise en elle, n'est pas la susceptibilité des contraires: susceptible des contraires est le nom des êtres constitués par la susceptibilité des contraires. Mais si le susceptible est de l'essence de la substance, n'est-il pas ou la substance même, ou une différence comme la corporéité? Nullement, la différence est celle qui divise le genre et constitue l'espèce, ce que ne fait pas le pur susceptible; mais il est vrai qu'il donne l'être à la substance, comme la corporéité au corps, voilà toute la ressemblance.

Les différences peuvent sans doute être énoncées comme des qualités. Si l'on entend qualité dans un sens vague et général, il est certain que la forme peut être attribuée en prédicat à titre de qualité; mais, dans ces termes, il en est de même de la quantité, elle aussi peut être attribuée adjectivement. Or, entendue strictement, la qualité est une catégorie qui ne doit être confondue avec nulle autre: un prédicat de qualité est un attribut au titre de la qualité, et non une modification quelconque du sujet. La rationnalité ne paraît une espèce que parce qu'elle peut être attribuée en essence à des êtres numériquement différents; ainsi elle est comme la matière de telle ou telle rationnalité particulière, toutes rationnalités particulières qui ne diffèrent qu'à raison du nombre, et non par une différence substantielle. Mais la rationnalité d'Aristote, ou toute forme simple, n'ayant de soi nulle matière, n'est la matière de rien, et par conséquent est matériellement nulle. Cependant, direz-vous, cette part de rationnalité qui est dans l'un n'est pas celle qui est dans l'autre, elles semblent par conséquent autant d'individus de rationnalité. Mais en est-il autrement de la part d'humanité qui est dans l'un par rapport à celle qui est dans un autre, et cependant elle n'est ni genre, ni espèce, ni individu d'humanité, elle est seulement une des essences dont se compose collectivement l'humanité, qui est l'espèce. De même, cette part de rationnalité qui est dans une personne n'est pas autre chose qu'une des essences dont se compose la rationnalité, qui est la différence. Homme est quelque chose qui est constitué matériellement de la rationnalité, et qui en est un individu, comme Socrate de l'humanité.

On objecte que les différences sont posées comme prédicats du sujet (Boèce). Quels prédicats? prédicats non in quale, mais in quid, non de qualité, mais d'essence. C'est qu'il n'y a de vrai que cette proposition: certaines différences, attribuées au sujet, le sont en prédicats d'essence. Encore cela n'est-il vrai que si l'on prend cette expression de prédicat en essence dans le sens le plus large. Ainsi on peut, si l'on veut, donner à l'animal homme la rationnalité comme prédicat en essence; mais alors au fond rationnalité est pris comme essence formelle, animal comme essence matérielle. Une forme simple n'est jamais attribuée comme prédicat en essence qu'aux êtres qu'elle constitue formellement. Si l'on peut avec vérité dire: Socrate est ce rationnel (hoc rationale), proposition où l'individu de rationnalité sert de prédicat, ce n'est pas en entendant que Socrate est support de l'individu de rationnalité, ce ne peut être qu'en posant comme prédicat une matérialité dans une proposition actuelle pour un cas déterminé. Ce n'est pas à titre de forme simple que ce rationnel est attribué à Socrate, car c'est la forme de ta matière animal et non de Socrate, mais on prend cette forme pour prédicat dans un cas actuel et particulier. Telle est la proposition: je lis, elle donne un support actuel à la lecture, et la lecture est en prédicat.

Il reste enfin à donner une connaissance précise de ce que c'est que les formes simples, afin de discerner avec certitude celles que nous devons placer hors des prédicaments. Les formes simples, qui ne sont en aucun prédicament, sont celles qui constituent des natures. Or la susceptibilité du corporel, pour Socrate, le blanc, le dur ou toute forme prédicamentale quelconque ne créent pas une nature en s'adjoignant au sujet. Quand la blancheur vient à naître dans Socrate, il ne se produit pas une troisième nature qui soit autre que Socrate, autre que la blancheur, un nouvel être qui soit le composé Socrate et blancheur. C'est Socrate qui acquiert la blancheur, mais qui demeure Socrate. La substance et l'accident ne créent rien.

Mais ces formes simples, dira-t-on peut-être, précisément parce qu'elles sont incomposées, ne sont pas diverses; des essences d'humanité sont la même chose, parce qu'elles ne sont pas de nature on de création différente. Et pourtant ces choses qui ne diffèrent de nature ni par la matière ni par la forme, différeraient par leurs effets; elles ne sont donc pas de simples formes. La rationnalité, qui n'ayant ni matière ni forme de nature, ne diffère à aucun de ces titres de l'irrationnalité, produit un différent effet; car elle est la forme, en vertu de laquelle nous raisonnons, effet que ne produit certainement pas l'irrationnalité.

Dites de même alors: ces essences, qui reçoivent la rationnalité, produisent un autre effet que celles qui sont affectées de l'irrationnalité, puisqu'elles produisent les unes l'homme, les antres l'âne, et par conséquent elles ne sont pas une même chose. Or certainement la même essence sert de matière dans les deux cas, c'est l'essence d'animal. C'est que la diversité de l'effet ne provient pas des matières, mais bien des formes. Car s'il arrivait que la rationnalité vînt à affecter des essences qui, en réalité, ne la soutiennent jamais, elle ferait également un homme avec celles-ci, comme avec les autres l'irrationnalité ferait un âne. Ainsi vous avez vu la même essence corporelle tantôt composer l'animé avec l'animation, tantôt avec l'inanimation l'inanimé. On peut donc dire de matières, qui avec des formes différentes sont aptes à produire leurs effets, qu'elles sont la même chose. Mais on n'en saurait dire autant des formes simples diverses, parce que pour être la même chose, il ne faut pas avoir cette diversité d'effets, qui suit leur combinaison avec les pures essences des choses les plus générales90.

Note 90: (retour) Cette phrase est fort obscure et probablement altérée dans le texte; la voici: «Diversæ vero formæ simplices minime dicuntur idem, quia hoc non habet eamdem diversitatem effectuum inveniens in meris essentiis generalissimarum.» P. 550.

Supposé qu'il fût possible que la pure essence, matière de la qualité la plus générale, au lieu de qualifier cette autre pure essence, matière de la substance la plus générale, prît la forme de celle-ci, jamais de cette combinaison, c'est-à-dire de la matière de la substance avec une pareille forme, ne résulterait même la qualité substantielle. Car la matière de la qualité et la susceptibilité des contraires ne feraient jamais de Socrate ou la substance ou la qualité, comme de cette même essence de la substance qui avec l'incorporéité constitue l'esprit, la corporéité ferait le corps; comme de celle qui tout à l'heure constituait le corps, l'incorporelle ferait l'esprit.

Et c'est là que finit le Fragment sur les Genres et les Espèces. Cette dernière partie ne tient même pas essentiellement à la question, quoiqu'elle nous éclaire singulièrement sur les idées accessoires qui devaient la compliquer pour des esprits imbus profondément des principes de la scolastique.

Il résulte des dernières paroles qu'il faut soigneusement distinguer les formes et les matières. On n'a appelé notre examen que sur la première catégorie, celle de la substance ou de l'être proprement dit, celle de l'essence dans la langue des scolastiques; c'est en effet celle qui intéresse éminemment l'ontologie. Mais la scolastique qui traite tout comme des êtres, sans cependant tenir tout pour des êtres, applique à toutes les catégories la même distinction de matière et de forme. Ainsi dans la catégorie de qualité se produisent par analogie des genres et des espèces; la qualité est le genre, dont la couleur est l'espèce; la qualité est la matière qui avec la forme de la colorité constitue l'essence de la couleur, et ainsi du reste. Suit-il de cette analogie qu'on puisse indifféremment assortir les formes de l'échelle de la qualité avec les matières de l'échelle de la substance, ou faire les combinaisons inverses? non, l'échelle de l'être proprement dit est à part, et c'est autour de la substance à ses divers degrés, mais non dans la substance et au même point d'identification, que peuvent venir se placer les divers degrés de qualité, de quantité, de relation, enfin tous les modes subordonnés aux divers prédicaments. «L'être, dit Aristote91, signifie ou bien la substance et la forme essentielle, ou bien encore chacun des attributs généraux, la quantité, la qualité et tous les autres modes... Il y a de l'être dans toutes ces choses, mais non pas au même titre, l'une étant un être premier et les autres ne venant qu'à la suite.»

Note 91: (retour) Métaph., VII, iv, t. II, p. 12 de la traduction.

Admettez donc une première diversité, une démarcation profonde entre les degrés de l'être et les accidents de l'être; et ce n'est qu'en suivant les degrés d'une même catégorie qu'ainsi qu'entre les produits d'une même race peuvent se former des combinaisons créatrices.

Voulez-vous associer la matière du premier degré de l'être avec la forme du premier degré de la qualité, Abélard vous dit que vous n'obtiendrez ni la qualité substantielle, ni la substance qualitative; car vous n'aurez d'un côté qu'un des éléments de la substance, de l'autre qu'un des éléments de la qualité.

Au fond, comme le mot de pure essence est indéterminé de sa nature et nul sans sa forme, cette union hybride vous donnerait pour unique résultat le premier degré de la catégorie dont vous auriez emprunté la forme.

Si maintenant vous descendez d'un ou plusieurs degrés dans diverses catégories, vous chargerez de modes divers les degrés de la première; mais, suivant Abélard, vous ne créerez pas de véritables espèces, de véritables genres, parce que vous ne créerez pas des natures. Des animaux blancs ou noirs, grands ou petits, sont toujours des animaux, et ces distinctions n'engendrent que des genres et des espèces improprement dites, ou des genres et des espèces dans l'ordre de la qualité, non dans l'ordre de l'essence. Elles n'insèrent pas un anneau de plus dans la chaîne de l'être. Les classifications zoologiques ne sont pas ontologiques. Cependant, par analogie, on peut opérer toutes les combinaisons que permet le nombre des graduations et des variétés dans les différentes catégories.

De même qu'on peut opérer sur les degrés de la qualité, comme si c'étaient des degrés de l'être, on peut, jusqu'à un certain point, traiter les degrés de l'être comme s'ils étaient des nuances de la qualité: le langage s'y prête. Dans la proposition, ce qui est affirmé est, au moins dans la forme, un attribut d'un sujet. En grammaire et même en logique, on peut donc confondre tout ce qui se pense d'un objet quelconque avec l'opération qui qualifie une substance. Ces propositions Socrate est homme, et Socrate est vieux paraissent logiquement composées de même, et le penchant à ne considérer que comme des qualités tout ce que nous disons des objets de notre pensée, est un penchant naturel et même assez motivé, puisque la substance de l'être est impénétrable, innommable, pour nous, et s'affirme plus qu'elle ne se connaît. Quand nous voulons définir un objet, nous tombons dans l'énumération de ses modes, et nous ne pouvons guère nous assurer d'avoir jamais atteint son mode essentiel, encore moins sa véritable essence; du moins ne connaissons-nous l'essence que dans une mesure subjective. Cependant l'examen attentif des diverses propositions attributives suffit pour démontrer la distinction sur laquelle Abélard s'appuie. Si la raison (rationalitas) est la forme qui de l'animal fait l'homme, on peut cependant dire également: l'animal est raisonnable et l'homme est raisonnable. Raisonnable est, dans les deux propositions, attribut ou prédicat; mais l'est-il au même titre? non, sans doute, puisque l'animal n'est pas raisonnable nécessairement comme l'est l'homme, car il y a des animaux sans raison. Il s'agit donc, dans chaque proposition, d'une attribution on prédication de nature différente. C'est dans les deux cas un prédicat d'essence; mais, dans le premier cas, il ne fait que modifier l'animal; dans le second, il constitue l'homme92. La seconde proposition énonce donc une attribution qui a une vertu propre, et le prédicat qu'elle contient est quelque chose de plus qu'un mode; c'est ce qu'Abélard appelle forma simplex. Par l'importance qu'il attache à sa distinction, on voit qu'il croit toucher à un principe substantiel de l'ontologie, et qu'il est loin de réduire la connaissance humaine à une vaine conception logique de l'accessoire et de l'apparent. Par là, il est dans un vrai réalisme. Il met la forme simple, comme élément virtuel de la différence spécifique, en dehors des catégories; c'est pour ainsi dire la mettre en dehors de l'idéologie. C'est lui donner une valeur unique, et en faire comme l'instrument de la création. On peut trouver gratuite, hypothétique, indéfinissable l'existence de ce facteur singulier, réalisé par l'abstraction; mais on ne peut méconnaître là une théorie comme une autre de ce fait si obscur et si grand, l'essence. Les philosophes modernes, plus réservés en général, n'ont pas cependant été beaucoup plus lumineux; et il ne reste guère sur cette question que des distinctions purement idéologiques. Ainsi verbalement les différences spécifiques peuvent se présenter comme des modes ordinaires. Elles constituent les essences, et si l'essence est un mode, elle est du moins le premier des modes, comme, si l'on veut, le mode est un faible degré de l'essence. Entre ces deux extrêmes se place une série de conceptions touchant les êtres, lesquelles conceptions ont une valeur décroissante, depuis celles qui semblent des idées nécessaires, jusqu'à celles qui ne sont plus que des généralisations de la sensation.

Note 92: (retour) Pour exprimer en scolastique cette différence, on aurait pu dire homo est rationale, et non rationalis; c'est à peu près dans la même sens Qu'on pourrait dire l'homme est une raison, comme on dit qu'il est une intelligence.

Mais ici, dans cette catégorie de l'être, Abélard fait encore une distinction, le corps marque une limite, au-dessus ou au-dessous de laquelle les principes ne sont plus les mêmes. Au-dessus du corps, la science ne considère plus que des idées qui peuvent être vraies, sans correspondre à aucune réalité distincte; au-dessous du corps, les genres et les espèces peuvent être des abstractions, mais elles correspondent à des collections de réalités. Dans la partie supérieure de cette série, les mots de matière et de forme sont encore employés, mais par induction, par symétrie, et comme pour ordre. C'est une des marques les plus frappantes de ce besoin et de ce pouvoir d'unité, qui caractérise la raison. Mais cette concordance symétrique n'autoriserait pas à accoupler arbitrairement les divers produits de la pensée génératrice, et c'est une règle qu'on ne peut franchir un degré pour associer des matières et des formes qui ne sont point immédiatement juxtaposées. Quant à l'union des matières à des matières, ou des formes à des formes, il est évident qu'elle serait un non-sens. Seulement, il faut observer que telle est la valeur de la différence entre les deux parties de l'échelle, qu'Abélard n'a pas hésité à penser que la matière du premier degré ou la pure essence pouvait, en acquérant la susceptibilité des contraires, devenir indifféremment la matière de deux formes contradictoires, et que le support de l'incorporel pouvait être le même que celui du corporel. Cela n'est possible qu'à ce degré de l'abstraction; et certes une telle pensée aurait bien mérité d'être approfondie au point de vue de la nature réelle des choses. Mais le propre de la scolastique est de donner la forme ontologique à tout, et de ne considérer l'ontologie véritable que de profil; elle la côtoie sans cesse; elle y pénétra rarement. Car jamais elle n'a explicitement et méthodiquement établi, comme les modernes dialecticiens du panthéisme, que ses distinctions logiques fussent des choses existantes ou les apparences successives de l'être identique universel.

Voilà ce que nous aurions à dire sur cette théorie considérée ontologiquement; mais remise à sa place, c'est-à-dire reportée dans la controverse des universaux, elle a pour but principal d'établir que la différence n'est ni espèce, ni accident, ni essence prédicamentale, c'est-à-dire relevant d'aucun prédicament: elle est la forme simple en dehors de toute catégorie. Elle est l'élément formateur de l'espèce, et ne peut être ramenée à la simple propriété, au mode, à l'accident, à moins que l'on n'entende par là tout ce qui a besoin d'autre chose que soi pour être. Encore serait-ce un mode à part, incomparable, et qui d'ailleurs ne serait le degré d'aucune échelle catégorique. D'où il suit tout à la fois, qu'il n'y a point d'essence spécifique, ou que ce qui fait l'espèce n'est pas un être en soi, et que cependant l'espèce n'est ni un mot ni un néant; d'où il suit encore que Buhle a eu raison de dire qu'Abélard est réaliste à l'égard de Roscelin, et nominaliste a l'égard de Guillaume de Champeaux93.

Note 93: (retour) Histoire de la Philosophie moderne.—Introd., t. 1 de la traduction, p. 689.
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