Abélard, Tome II
CHAPITRE IX.
RÉFLEXIONS GÉNÉRALES.
J'ai raconté l'histoire d'un seul homme, et j'ai passé en revue ses écrits. Si le vrai ne m'est point échappé, il doit être facile à présent de juger son caractère, son talent, son esprit, et avec tout cela son influence sur son temps et sur les temps qui ont suivi le sien. Peut-être me serait-il permis de ne point exprimer des conclusions dont j'ai donné les éléments, et qui se rencontrent çà et là indiquées dans cet ouvrage. Je ne saurais, sans d'odieuses redites, développer ici la pensée générale que doit laisser ce livre à ceux qui auront eu le courage de parcourir jusqu'au bout les arides sentiers de la philosophie et de la théologie scolastiques.
On peut remarquer que personne n'a parlé dédaigneusement ou même froidement d'Abélard. Tout le monde sait quelle était la sévérité de Condillac pour tout ce qui n'était pas le XVIIIe siècle, et voici pourtant ce qu'il écrit: «Une âme avide de gloire se hâte de prendre son essor. Quelquefois elle se sent comme gênée par la réflexion, et ne suivant plus que son instinct, elle s'élance, et ne voit que le terme où elle est ambitieuse d'arriver. Elle peut causer et de grands maux et de grands biens, et elle diffère en cela des âmes communes qui ne sont pas seulement capables d'une grande folie.
Telle était l'âme d'Abélard. Tout ce qui pouvait nourrir une sensibilité vive avait des droits tyranniques sur elle. Elle ne put donc se refuser à la gloire, qui se montra sous le fantôme de la dialectique; elle ne put pas non plus se refuser à l'amour, qui, s'offrant sous les traits d'Héloïse, se fit un jeu de la dialectique même; et vous prévoyez que l'une et l'autre lui furent funestes. Mais laissons ses amours541.»
Peut-être trouvera-t-on le nom d'Abélard plus grand que lui-même; mais son influence, je le crois, n'a pas été inférieure à sa renommée. Libre à tout esprit sérieux de condamner ce mélange de témérité et de timidité, d'orgueil et de faiblesse, de sécheresse et d'ardeur, de passion et d'égoïsme, qui s'aperçoit au fond de cette âme. Nous tolérons tout jugement sévère, pourvu qu'en le prononçant on se souvienne que la nature a tiré plus d'une copie de ce modèle, et que si les hommes d'une grande intelligence sont sujets parfois à toutes ces misères, ils ne sont pas les seuls. Je ne consens à me montrer juste avec rigueur envers la supériorité, que si l'on n'en abuse point contre elle, et je ne voudrais rien ôter à la gloire au profit de ce qui ne l'obtiendra jamais.
Comme écrivain, Abélard ne saurait non plus nous retenir longtemps. Il n'y avait pas d'écrivains au moyen âge, par l'excellente raison qu'il n'y avait pas de langue. Le français n'était pas né, et le latin était déjà une langue morte qu'on employait par nécessité, mais sans inspiration. Ce latin plus rude que simple, dénué d'ornements, de grâce et de clarté, ne semblait se prêter en aucune façon à l'imagination dans le style. Il n'y a peut-être pas dix expressions remarquables dans l'oeuvre volumineuse d'Abélard; la beauté de la forme y manque constamment à celle de la pensée; et sans la forme, la pensée a bien de la peine à être belle. Ne demandez pas au XIIe siècle l'art savant ou plutôt l'affectation industrieuse avec laquelle les langues anciennes furent exploitées vers la renaissance. Chose singulière! on vantait, on lisait alors les grands écrits de l'antiquité, et le goût ne se formait pas; on les admirait sans parvenir à les sentir. On y cherchait plutôt des autorités que des modèles.
Sans le style, que devient le talent? celui d'Abélard triomphe trop rarement des formes obscures, tourmentées ou pédantesques de la diction. Seulement de temps à autre, s'échappent quelques traits d'esprit et brille quelque antithèse ingénieuse. Plus rarement, la parole s'échauffe, et l'émotion passe de l'âme dans les mots. De courts passages, en très-petit nombre, de l'Historia Calamitatum, une exhortation pathétique à la résignation et à la piété adressée à celle qui méprisait l'une et désespérait de l'autre, une peinture animée des dangers que court la Justice en certains tribunaux de ce monde, et des misères incroyables de la condition des juifs au XIIe siècle, quelques invectives passionnées contre les désordres du clergé, enfin une ou deux prières empreintes de tendresse et de douleur, et ça et là quelques vers où respire une certaine grâce dans la tristesse, voilà peut-être tout ce qu'il serait possible d'offrir en preuves de ce qu'on appellerait aujourd'hui le talent d'Abélard. Presque constamment, il écrit avec une prolixité toute didactique, avec une abondance de mots et des complications de tours qui laissent subsister la clarté, mais non la facilité du style. L'auteur conçoit, divise, développe ses idées dans un ordre exact, avec une sûreté de raisonnement qui ne se dément point. Il se comprend parfaitement, et sa pensée peut paraître faible ou fausse, jamais incertaine et flottante. Il sait rigoureusement ce qu'il dit. Son style ressemble à une algèbre sans élégance, comme parlent les géomètres; mais c'est une algèbre, et malgré la multiplicité un peu confuse des signes, il n'y a point de vague dans les notions. Sa manière d'écrire tient étroitement à sa manière de penser, mais beaucoup moins à sa manière de sentir. Il faut donc peu parler de son talent. Sous ce rapport, il est bien inférieur à saint Bernard. C'est l'homme d'autorité qui était l'homme d'imagination.
L'esprit est le grand coté d'Abélard. Subtil et pénétrant, il excelle par l'exactitude, et il ne manque pas d'étendue ni d'abondance. Il est original au moins par le choix de ses idées; il est fécond en détails, en remarques, en arguments, mais peu riche en grandes vues. Il prouve sa force par sa persistance dans une méthode d'exposition déductive, où brillent tour à tour les distinctions et les analogies. Encyclopédique pour le temps, critique de premier ordre, c'est un inventeur médiocre; et, puisque l'on applique métaphoriquement à l'esprit les dimensions de l'étendue, disons que le sien a la largeur sans la profondeur. Abélard était singulièrement propre à captiver et à remplir les intelligences qui venaient comme faire cortège à la sienne; ce qui parait longueur quand il écrit, semblait richesse dans son improvisation. On conçoit que son enseignement dut, comme un grand fleuve, tout couvrir, tout inonder, tout emporter autour de lui.
Ainsi s'explique son influence. Ainsi il a pu imprimer un mouvement à l'esprit humain. Ce grand novateur a peu inventé, mais beaucoup renouvelé. Les idées qu'il s'approprie se complètent dans ses mains, et se convertissent en doctrines liées, définies et saisissables. Une vérité sans conséquences en acquiert avec lui; ce qui était vague devient précis, un aperçu hasardé se change en proposition fondamentale, une distinction ingénieuse en classification méthodique. Une forme scientifique en même temps qu'élémentaire vient envelopper, fortifier, et pour ainsi dire armer sa pensée. Tout ce qu'il pense se démontre, et jusqu'à ses rêveries prennent les apparences d'un système.
C'est ce tour d'esprit peut-être qui aujourd'hui est, au bon comme au mauvais sens du mot, considéré comme éminemment scolastique. Mais soit qu'il déplaise ou captive, soit qu'on le croie encore applicable ou définitivement stérile, on ne peut disconvenir que l'esprit scolastique n'ait été une des transformations mémorables de cette identité flexible, de cet indestructible Protée qu'on appelle l'esprit humain. Et comme cette forme domine dans Abélard, comme nul monument ne la montre portée au même degré dans aucun autre avant lui, comme nulle renommée ne fut du XIe au XVe siècle supérieure à la sienne, on est en droit de dire que l'esprit d'Abélard fut la source principale de l'esprit scolastique, en d'autres termes, qu'il eut ce rare honneur de donner une forme de cinq siècles à l'esprit humain. C'est là une certaine création; par là Abélard est sur la ligne des inventeurs, au moins pour la puissance de fait et pour la durée de la puissance. Enfin on le peut compter dans le nombre bien petit de ces hommes dont on imagine que s'ils n'avaient point paru au monde, les destinées de l'esprit humain n'auraient pas été les mêmes.
Je lui donne cet éloge, et je le limite aussitôt, en le motivant sur son influence plus que sur son génie, et dans l'influence, il y a souvent de la bonne fortune; celui qui l'obtient n'est pas toujours seul à la mériter. Abélard fonda plutôt qu'il ne créa la philosophie de l'école française. Trouvant les idées toutes faites, il les réduisit en système, et leur donna une telle puissance de propagation, qu'il résulta de son passage dans l'enseignement, quelque chose de durable quant aux pensées, quelque chose d'impérissable quant à la méthode.
Si l'on voit dominer dans sa philosophie l'uniformité du procédé, une tendance à tout résoudre logiquement, un besoin constant de se bien comprendre et d'être bien compris, une résistance raisonnée aux généralités synthétiques, aux hypothèses posées en axiomes, aux solutions par intuition, si partout se montrent la crainte du vague, l'amour de l'ordre, de l'évidence, et grâce à cette prétention de démonstration universelle, une doctrine souvent aride, un peu étroite, convaincante et insuffisante, qui saisit tout et n'épuise rien, simplifie souvent au risque d'atténuer, et s'empare de la raison sans s'égaler à la vérité, ne peut-on pas dire que ces caractères du génie et du système philosophiques d'Abélard rappellent ceux du génie national, et surtout dans la philosophie? Serons-nous exposé à trouver beaucoup d'incrédules en avançant que l'esprit français s'est toujours souvenu d'avoir été, dans sa laborieuse enfance, élevé sous l'austère discipline de la scolastique?
Le rôle que par la scolastique Abélard a joué dans la théologie, attesterait à lui seul que tout dans cette philosophie n'était pas formalité vaine, entrave méthodique pour la raison. C'est dans la théologie peut-être qu'il a le plus innové, non que ses opinions en elles-mêmes aient laissé beaucoup de traces; mais l'esprit qui les a dictées, le procédé par lequel il les a établies, les conséquences auxquelles elles devaient mener, tout appartient à ce qu'on pourrait appeler le mouvement libéral de l'esprit humain. C'est là une gloire réelle encore que périlleuse; la raison doit beaucoup à ces habiles gens que Leibnitz plaignait dans sa prudence et admirait dans son équité542. Abélard fit deux choses: il voulut rendre la théologie systématique, à l'exemple de la philosophie, en lui appliquant les formes de la dialectique, et par là il fut comme le Jean Damascène de son siècle. En même temps et par cette révolution dans la forme, il servit l'esprit général du rationalisme.
Il ébranla profondément la tyrannie de l'autorité tout en l'invoquant sans cesse, et comme il mit aux prises par des citations habilement recueillies et les Pères et les docteurs entre eux, il conduisit forcément les esprits à reconnaître l'arbitrage de la raison.
C'est par ces motifs et dans cette mesure que le génie d'Abélard peut mériter, soit comme éloge, soit comme blâme, le titre de génie révolutionnaire543. Ses doctrines le sont moins que sa méthode; le mouvement de son esprit est plus hardi que ses conclusions. Mais cependant celles-ci sont en général dans le sens de la liberté de penser, et si nous les résumons encore une fois dans leur ensemble, on reconnaîtra peut-être, mieux que dans nos analyses spéciales, combien sous les rapports de la religion et de la philosophie, elles concordent avec les idées modernes.
Toute connaissance humaine est originaire des sens. La sensation donne naissance à l'idée ou conception. Dans la sensation, la sensibilité connaît par l'intermédiaire d'un organe. Dans la conception, l'intelligence connaît la nature de la chose perçue dans la sensation, ou représentée par l'imagination.
Mais l'intelligence n'a besoin ni de l'organe, ni même de la réalité sensible pour concevoir, car elle conçoit ce qui n'est pas sensible, le général, l'abstrait, l'invisible, l'impossible. Son mode d'action est le jugement; comme régulatrice de son action et d'elle-même, elle est la raison. Comme essence ou chose, elle est l'esprit.
L'esprit est dans l'âme ou plutôt il est l'âme en tant qu'intellective, rationnelle, pensante. L'âme est aussi végétative, sensitive, animatrice; c'est-à-dire qu'elle est nécessaire à la vie animale et à la vie organique. C'est elle qui souffre et qui jouit, qui veut et qui pèche, comme c'est elle qui perçoit et qui pense. Ce sont là en elle des fonctions plus encore que des parties. Il n'y a qu'une âme, substance simple, unité sans parties; elle est spirituelle.
C'est surtout comme spirituelle qu'elle est intelligence pure, c'est-à-dire libre des sens et de l'imagination, et par là analogue ou semblable à l'esprit divin; car Dieu n'a ni sens ni imagination. Son intelligence atteint tout directement, et contient tout simultanément. Par la méditation, par la contemplation, l'esprit de l'homme s'élève et s'assimile en quelque sorte à l'esprit de Dieu.
Comme intelligence agissant sous la forme du jugement, l'âme discerne et décide. Elle décide de l'action, elle discerne le bien et le mal. Elle est la volonté inséparable de la raison. La volonté est le choix de la raison. Le libre arbitre est le jugement libre.
L'homme ainsi fait a la perceptibilité de la discipline; il est capable de la science, toute science dépend d'une science supérieure, théorétique, qui la juge et qui remonte aux causes, qui est du ressort de la raison et non de l'expérience; c'est la philosophie. La philosophie, comme directrice de la science, comme guidant sa marche et déterminant ses formes, est un art, ou la dialectique; car la dialectique est l'art de la raison. La science des choses telles qu'elles sont, est la physique. La science de la nature des choses telle que nous la concevons, est la philosophie, qui se résout dans la dialectique; car en traitant des conditions et des règles de la raison, la dialectique traite de la substance, de la cause, de la matière et de la forme, du sujet et du mode, du tout et des parties, du genre et des espèces, c'est-à-dire qu'elle enseigne tout ce qui est abstrait et général dans les choses, et qui dans l'ordre réel est constitué en individus.
Ce qui existe réellement, physiquement, ce qui constitue l'individu ou l'être, c'est en général la matière et la forme. Il n'y a point de substance qui ne soit essence, et toute essence ou être est composée de matière et de forme; sa matière est ce dont elle est, sa forme est ce qui la fait ce qu'elle est. Ainsi la forme constitutive est essentielle. Elle est générique, lorsqu'elle transforme la catégorie en genre; spécifique, lorsqu'elle fait du genre une espèce; individuelle, lorsqu'elle distingue un individu de l'espèce. La forme est l'élément créateur, le moyen actuel de la création de l'être, ce qui le fait passer de la puissance à l'acte. Elle vient de Dieu.
Mais les essences ne sont pas en elles-mêmes et par elles-mêmes générales et spéciales. Elles ne sont pas des choses qui soient dans les choses, qui existent indépendamment des individus. A ce titre, comme générales ou spéciales, elles ne sont que des universaux, c'est-à-dire des conceptions universelles, ou des noms significatifs de la conception de ce qu'il y a de plus ou moins universel dans les choses. Les abstractions ne sont pas des réalités.
La proposition, la division, la définition se calquent sur ces distinctions; elles les reproduisent dans le langage; et c'est ainsi que la logique ou dialectique donne, dans l'interprétation et l'analyse, ou dans la science des mots et de l'oraison, une science de la nature des choses.
Un seul être, Dieu, déroge par sa nature aux règles de cette science. Il est substance et il n'a pas de mode; car le mode est une division du sujet, et Dieu étant simple, il est indivisible. Il est forme, et il n'a pas de forme, car la forme aussi est un des composants de l'être, et Dieu n'est pas composé; mais il est forme comme étant une essence déterminée. Il est sujet et il n'a pas d'accident, car l'accident est relatif et changeant, et Dieu est absolu et immuable. Il est individu en ce sens qu'il est unique et singulier, et universel en ce sens qu'il est infini.
Ces notions philosophiques sur Dieu constituent une croyance philosophique en Dieu. S'il existe une autre foi en Dieu, elle ne saurait être contraire à celle-là; en d'autres termes, la religion ne saurait être contraire à la philosophie; car la vérité n'est pas contraire à la vérité. Il y a une foi de la raison. Toute croyance aux choses invisibles sur des preuves invisibles est de la foi. Or, l'adhésion de la raison ou par la raison est dans ce cas, un argument n'étant pas une chose sensible. Elle est donc aussi une foi, la foi philosophique. Il faut comprendre ce qu'on croit, et assurément aussi ce qu'on enseigne et ce qu'on apprend. On croit parce qu'on est convaincu, et la conviction s'opère par l'intelligence.
La philosophie a pu, en conséquence, s'élever aux mêmes idées, aux mêmes vérités que la religion. Elle a connu Dieu544. La raison, l'intelligence sont communes à la religion et à la philosophie. Si la raison et l'intelligence sont nécessaires à la foi pour la produire, la légitimer et l'affermir; là où elles existaient sans la foi, elles ont dû produire par elles-mêmes au moins tout ce qu'elles ajoutent à la foi. En d'autres termes, Dieu s'est révélé à toute intelligence. Ainsi les philosophes avant l'incarnation ont connu les vérités fondamentales de la morale et de la religion. Ils ont compris les principes des mystères, pressenti les mystères eux-mêmes, pratiqué les vertus chrétiennes. La foi n'est donc qu'une réformation de la loi naturelle, et il faut croire au salut de ceux qui avaient observé cette loi avec discernement et avec amour. La vie de Socrate est celle d'un martyr545.
Il suit qu'il faut employer la raison contre les infidèles et les hérétiques, et donner, quoique avec précaution, à la religion, les formes de la science; car d'abord le raisonnement vaut mieux que la force contre l'erreur. Puis, la vérité n'est acceptable, dans les temps de discussion, qu'avec les formes rationnelles, et l'on ne peut convaincre, sur les points où l'on est en dissidence, qu'à l'aide des points sur lesquels on s'accorde.
Toutefois, comme l'esprit des créatures est inégal à la conception et à l'expression de l'incréé, de même, que les philosophes ont enveloppé leur pensée et cherché des équivalents et des images pour rendre, les vérités religieuses, les vérités chrétiennes ne peuvent être exposées qu'indirectement, et sous le voile des analogies. On ne doit tendre, quand on les exprime, qu'au plus vraisemblable; il faut renoncer à une propriété rigoureuse. La théologie rationnelle ne fait qu'approcher de la vérité. Elle en donne une ombre.
On a vu que toutes les fois qu'il s'agit de Dieu, les règles et les expressions de la science sont défectueuses par quelque endroit. Il y a dans l'Être unique un mystère nécessaire. Dieu est un; son unité ne peut se comparer avec nulle autre. Ce qu'il y a de plus simple au monde est encore corporel, c'est-à-dire composé, en comparaison de lui. Il ne peut donc y avoir en lui de diversité que par l'opération et non par l'essence; c'est ce qu'on peut appeler une diversité de propriétés.
Les propriétés fondamentales de la Divinité sont la puissance, la sagesse, la bonté. Mais tous ces attributs sont coéternels à Dieu, égaux les uns aux autres, indivisibles dans leur action. Toute oeuvre divine est l'oeuvre de la puissance, de la sagesse et de la bonté.
Dieu est le souverain bien, le bien suprême, la plénitude ou la perfection du bien. Il ne fait donc que le bien; il ne peut faire que le bien, parce que telle est sa nature. Mais il ne fait que le bien, parce qu'il ne veut que le bien, et il ne peut faire que le bien, parce qu'il ne peut vouloir que le bien. Sa puissance répond donc à sa volonté. Sa puissance en elle-même est illimitée; mais sa volonté est l'instrument d'une intelligence parfaite et d'une bonté infinie. Il ne peut pas tout, mais il peut, par lui seul, tout ce qu'il veut. L'acte de sa toute-puissance est donc réglé nécessairement par sa volonté, par sa sagesse, par sa bonté. Il n'y a de supérieur à sa puissance que lui-même.
Néanmoins il est libre. Car il ne veut le bien que parce que sa suprême intelligence connaît que le bien est le bien. La liberté consiste à faire ce qui plaît; mais parce que ce qui plaît dépend de notre nature, nous ne cessons pas d'être libres en cela. Parce que la nature de Dieu est d'aimer le bien, Dieu ne cesse pas de le vouloir librement. Puisqu'il ne veut et ne fait que le bien, il fait tout bien, et tout ce qu'il fait est bien: tout est bien. Si tout est bien, le mal même a un bon but; tout a une raison.
Toutes ces vérités accessibles à la raison n'ont jamais été manifestées d'une manière aussi complète, aussi saisissante, aussi pratique que par les faits miraculeux et dans les livres sacrés du christianisme. Il est donc la vraie religion dans sa plénitude. Il est la révélation de Dieu et de tous ses attributs, par la médiation de Dieu même.
Par l'incarnation, par l'Évangile, l'exemple a été donné et le témoignage a été rendu; les vérités sont devenues aussi claires que la lumière, les vertus plus parfaites, plus nécessaires, plus faciles. Car l'amour a été excité par la grâce. C'est en effet la plus grande grâce de Dieu que la rédemption, Elle a délivré l'homme de l'empire du mal, en éclairant son esprit, en touchant son coeur. D'une loi de crainte, la religion est ainsi devenue une loi d'amour.
L'amour est donc le principe de la piété comme de la vertu. Dieu doit être aimé parce qu'il est le bien même. L'amour est dû à sa bonté. La volonté de lui plaire fait tout le mérite de nos actions à ses yeux. Le péché n'est que le mépris de Dieu, il suit que le bien et le mal ne résident que dans l'intention. Pour bien faire, il faut avoir l'intention du bien; pour mériter le salut, il faut vouloir le bien, par amour pour Dieu même. Le mal commis sans volonté ou sans connaissance qu'il est mal, cesse d'être le mal. Le bien accompli sans amour est le bien, mais il est sans mérite aux regards de Dieu. Dieu juge les coeurs et non les actions.
Arrêtons-nous ici. Ces pensées ainsi généralisées n'ont pas assurément l'air des formules d'une sagesse gothique. Si elles ne sont toutes vraies, elles offrent toutes le caractère libre et philosophique d'une foi qui ne veut relever que de la raison. A les contempler dans leur lumineux ensemble, ne vous semble-t-il pas voir dès lors blanchir à l'horizon les premiers feux de l'astre qui doit se lever sur les temps modernes?
Lorsque nous regardons autour de nous, lorsque nous comparons nos moeurs, nos coutumes, nos lois, nos gouvernements, à ce que nous savons du passé, il nous semble que tout est nouveau, et que l'on n'a jamais pensé ce que nous pensons. L'homme, à nous en croire, a changé d'esprit, et la vérité est une découverte de ces derniers jours. Portons-nous au contraire une attention plus pénétrante dans l'examen d'une époque ancienne mais curieuse, dans l'étude d'un grand esprit d'un autre siècle? tout vieillit autour de nous, nous croyons nous reconnaître dans nos pères, et toute différence semble s'anéantir entre le passé et le présent. L'esprit humain n'a plus fait un seul pas, et la raison n'a rien trouvé. Depuis l'origine des choses, le soleil s'est levé et couché sans cesse, mais c'est le même soleil, et le monde est tour à tour assombri des mêmes nuages, éclairé des mêmes rayons.
Ces jugements contradictoires et alternatifs sont trop naturels pour être tout à fait trompeurs, et il faut qu'il y ait, avec le temps, dans le monde moral, plus et moins de changement qu'on ne le suppose. Non, les hommes du passé ne sont pas ce que nous sommes, mais ils sont ce que nous aurions été. Le monde est uniforme et divers, et le temps développe tout, s'il ne crée rien. L'histoire de l'humanité ne se pourrait comprendre, si l'humanité n'était la même, et n'aurait rien à nous apprendre, si l'humanité ne changeait pas.
Mais il y a des temps où l'on est plus frappé des différences que des ressemblances. Ainsi, dans le demi-siècle qui vient de s'écouler, c'est aux premières que l'attention semble surtout s'être attachée. On n'a cessé de remarquer tout ce que le passé offrait de singulier, peut-être dans l'espoir de faire autrement et mieux que lui. C'est le propre des époques de grandes tentatives, soit en politique, soit en philosophie.
Je ne serais pas étonné qu'après avoir relevé jusqu'à l'exagération les différences des époques, nous ne fussions maintenant enclins à en apercevoir exclusivement les ressemblances. L'expérience engendre l'impartialité, et les esprits qu'elle calme, et que, dit-on, elle désabuse, sont portés à conclure qu'en définitive tout se ressemble, et qu'il y a sur la terre moins à faire qu'on n'avait dit. On termine avec des souvenirs ce qu'on a commencé avec des idées, et parce qu'on a rencontré dans l'homme quelque chose de réfractaire qui ne se plie pas à tous les caprices des théories, on veut que tout soit vanité, idées, espérances, théories, et, par conséquent, efforts et dévouements. Tout est vanité, il y a longtemps que telle est la conclusion de la sagesse, qui ne trouve rien de nouveau sous le soleil.
On dit que la politique s'applaudira de ce retour à la tradition; mais nous ne parlons que de philosophie. Dans l'histoire de l'esprit humain, toutes les fois qu'on creuse un peu profondément, on trouve, pour ainsi parler, un sol identique; c'est un terrain de première formation qui a porté toutes les révolutions superficielles. Il en doit être ainsi. La philosophie recherche des vérités qui ne sont d'aucune époque, et elle les cherche dans l'esprit humain, le même aujourd'hui qu'au moment suprême où l'esprit infini le souffla sur la face de l'être qu'il se donna pour spectateur et pour témoin. Cette double identité, la vérité éternelle transpirant dans une intelligence dont l'essence ne varie pas, est le fond même de la philosophie: c'est ce qui fait la valeur incomparable de cette science. Mais si la vérité ne change point, il n'en est pas de même de la connaissance de la vérité. On en sait plus ou moins, et l'esprit humain, multiple en facultés comme en idées, se développe, se dirige, s'enrichit diversement en des temps divers. Il est bon, il est nécessaire de s'appuyer sur ce qui ne change pas, de savoir au moins qu'il y a de l'immutable; mais l'intérêt de l'étude, le charme de la science, c'est le mouvement; une science surhumaine seule resterait immobile. Le mot de science lui-même suppose une distinction entre ce qui connaît et ce qui est connu, et la conscience de notre nature intellectuelle fait foi d'un effort constant d'égaler la connaissance à l'inconnu. Ainsi de ce que l'éternel est dans l'objet de la science, il ne suit pas que la science soit uniforme, immobile, qu'elle ait la stabilité fondamentale de son objet. Elle cesserait aussitôt de s'en distinguer, elle s'y joindrait dans une unité d'essence, et le système de l'identité universelle serait réalisé. C'est le monde réel, le monde de l'homme, que celui qui allie l'éternel et le mobile, que celui où tout s'attire au lieu de se confondre, où règne la relation et non l'identité, où l'unité n'est qu'harmonie. Résignons-nous donc à croire les choses comme nous les voyons, ayons l'orgueil de nous fier aux apparences. Sachons la vérité éternelle, croyons la science mobile. Concevons la stabilité des essences, de l'essence de l'esprit humain, par exemple, mais admettons qu'il a une histoire comme il le semble, c'est-à-dire que le temps existe pour lui. Les illusions nécessaires ne dont pas des illusions, mais des lois de la nature des choses, et la pensée coïncide avec ce qui est. S'il n'en était pas ainsi, elle n'aurait ni mystères, ni lacunes; si elle se trompait elle-même, elle serait contente d'elle-même. Il n'y aurait point de doute, s'il n'y avait qu'ignorance, et c'est parce qu'on sait de la vérité, qu'on s'aperçoit qu'on ne sait pas la vérité tout entière.
C'est à la lueur de cette foi philosophique qu'il faut considérer l'histoire de la philosophie, et dans cette histoire, ses héros, ses triomphateurs, ses vaincus, ses martyrs. Tous ils sont de même famille. La diversité des doctrines et des langages couvre un fonds d'idées communes. La variété des esprits se produit dans celle des points de vue et des méthodes; mais ces esprits consacrés à une même science, tendent au même but, et marchent à pas inégaux, sous des dehors différents, dans une seule et large voie. Arrivez jusqu'au coeur de leurs systèmes, vous vous sentirez comme en pays de connaissance. Au fond de la science de toute époque, vous retrouverez la science contemporaine, mais des esprits divers pénètrent plus ou moins profondément dans des questions identiques; et de même que dans les mathématiques il y a des questions qu'on peut également aborder et représenter ou résoudre par des nombres, par des lignes, par des notations algébriques ou infinitésimales, les mêmes problèmes philosophiques ne sont pas toujours posés, exprimés, traités dans un même langage, et ces changements ne sont indifférents ni à la clarté, ni même à la vérité des solutions. Dans quel ordre ces changements se succèdent-ils? suivant quelles lois se règlent la marche de la science et la transformation des méthodes? c'est en cherchant cela qu'on porte de la philosophie dans l'histoire de la philosophie.
L'ouvrage qu'on vient de lire doit servir quelque peu à qui voudra considérer l'origine d'une grande époque de cette histoire dans un de ses principaux personnages. C'est au lecteur de faire, dans ce moment, dans ce point du XIIe siècle, la part du variable et de l'invariable, et de renouer le fil de la causalité entre ce qui précède et ce qui suit l'école d'Abélard.
L'hellénisme et le christianisme sont les sources de la philosophie du moyen âge, et l'on peut le dire de toute philosophie dans le monde moderne. Dans Abélard, l'un de ces éléments se borne à quelques traditions isolées et vagues de platonisme et de néoplatonisme et à l'aristotélisme logique, transmis surtout par des commentaires. Le christianisme est surtout pour lui celui de saint Augustin. A ces éléments, il applique un esprit décidément rationaliste, et de plus subtilement dialectique, et compose une doctrine où domine toujours la foi en Dieu et en la raison. Qu'était cette doctrine? on l'a vu peut-être dans ce livre. Qu'en a tiré l'esprit humain? Il me semble qu'on le voit tous les jours autour de nous. Nous sommes les enfants de l'école de Paris.
FIN DU TOME SECOND ET DERNIER.
TABLE.
SUITE DU LIVRE III.—De la Philosophie d'Abélard.
CHAPITRE VIII.—De la Métaphysique d'Abélard.—De generibus et speciebus. Question des universaux.
CHAP. IX.—Suite du précédent.
CHAP. X.—Suite du précédent.—De intellectibus.—Glossulae super Porphyrium.—Résumé.
LIVRE III.—De la Théologie d'Abélard.
CHAPITRE Ier.—De la Théologie scolastique en général.—Caractères de celle d'Abélard.—Le Sic et Non.
CHAP. II.—De la Théodicée d'Abélard.—Introduction ad Theologiam.
CHAP. III.—Suite de la Théodicée.—Theologia christiana.
CHAP. IV.—Des principes de la Théologie d'Abélard.—Objections des contemporains.
CHAP. V.—Des principes de la Théologie d'Abélard.—Examen philosophique.
CHAP. VI.—Suite de la Théodicée.—Commentarii super S. Pauli epistolam ad Romanos.
CHAP. VII.—De la Morale d'Abélard.—Ethica seu Scito te ipsum.
CHAP. VIII.—Opuscules divers.—Expositio in hexameron.—Dialogus inter Philosophum, Judaeum et Christianum.
CHAP. IX.—Réflexions générales.
FIN DE LA TABLE