Abélard, Tome II
CHAPITRE V.
DES PRINCIPES DE LA THÉOLOGIE D'ABÉLARD.—EXAMEN PHILOSOPHIQUE.
Considérons maintenant dans son ensemble et d'un point de vue plus général encore la doctrine d'Abélard sur la Trinité. La sentence de l'orthodoxie contemporaine se trouve développée dans la lettre de saint Bernard. Essayons de juger ce jugement.
Il a été reproduit, mais avec plus de modération dans les termes, par des écrivains modernes. Ainsi D. Clément regarde, non comme faux, mais comme dangereux ce principe que la foi doit être dirigée par la lumière naturelle, principe qui conduit à cette autre proposition: «On ne croit point parce que Dieu a dit, mais parce qu'on est convaincu qu'il en est ainsi, on admet355.» «Voilà,» dit le critique, «un principe qui doit mener loin.» Il trouve naturelles les conséquences que saint Bernard infère de la définition de la foi donnée par Abélard. «Cependant loin de les avoir constamment admises, on voit que l'auteur les a quelquefois combattues, même avec succès; mais ce qu'il ne pouvait désavouer en aucun cas sans saper par le pied sa nouvelle méthode, c'est que la foi n'est pas absolument au-dessus de la raison.» Enfin les explications et les comparaisons qu'il donne touchant la Trinité laissent percer tantôt le sabellianisme, tantôt l'arianisme. «Nous aimons à nous persuader, et ce n'est pas au reste sans preuves, qu'il est exempt dans le fond de l'une et de l'autre de ces erreurs.» Mais il n'en a pas moins brouillé réellement toutes les notions théologiques sur la Trinité.
On le voit, le reproche d'hérésie n'est plus proféré, il est même formellement écarté356; plus de ces mots d'impiété, de blasphème, de paganisme, et de là cette conséquence qu'on n'était en droit à Sens, comme à Soissons, que de signaler les erreurs du livre et non de condamner personnellement un docteur qui n'a pas un seul moment cessé de protester de sa soumission à l'Église et au saint-siége.
A ces critiques ainsi réduites, M. Cousin, fortifiant de son autorité celle d'Othon de Frisingen, ajoute une observation qui pénètre plus avant. Il pense qu'Abélard, en introduisant le rationalisme dans la théologie, y a introduit aussi le nominalisme, chose grave, surtout quand il s'agit de la question de la Trinité. Quelques réflexions seront ici nécessaires.
On l'a déjà vu, il y a deux manières de traiter la théologie, c'est-à-dire d'enseigner la religion, celle du rationalisme et celle que les Allemands appellent du super-naturalisme. Toujours la première court le risque d'incliner à l'hétérodoxie, à l'hérésie, et de passer insensiblement du rationalisme théologique au rationalisme philosophique. La seconde offre une tendance constante au mysticisme ou penche vers une abnégation de tout raisonnement, vers une misologie, comme on dit encore en Allemagne, vers une aversion de toute science qui peut transformer l'humilité d'esprit en crédulité superstitieuse. Ce n'est pas que la foi manque absolument dans le rationalisme, ni que le super-naturalisme (employons ce mot faute d'un meilleur) ne laisse absolument aucun rôle à la raison. Le rationalisme peut être orthodoxe, honorer du moins et prescrire la foi; même dans le rationalisme purement philosophique il y a encore une place pour quelque chose qui peut s'appeler la foi, c'est-à-dire pour un assentiment non raisonné à des vérités indémontrées et indémontrables, pour une croyance implicite et nécessaire à des choses invisibles, argumentum non apparentium. Aucune philosophie n'est sans mystères ou sans faits inexplicables, insensibles et certains; aucune philosophie n'est sans foi. Cela est encore plus vrai du rationalisme religieux; il a pour objet de conduire à la foi par la raison ceux à qui la foi manque, ou plus souvent, là où il rencontre la foi, de l'éclairer, de la motiver, de la corroborer par la raison. Qu'est-ce donc en général que le rationalisme chrétien? Une conciliation de la foi et de la raison, un éclectisme.
De même, dans la doctrine de ceux qui ramènent tout à la foi, prenant à la lettre et dans un sens absolu les anathèmes contre la philosophie, on ne peut soutenir que la raison n'ait rien à faire. Soit qu'on cherche à exciter la foi uniquement par des récits ou des menaces, comme de certains missionnaires, soit qu'on en appelle au sentiment religieux, à ce besoin d'amour et de prière qui, dit-on, est déjà la grâce, et qui, fidèlement écouté, doit attirer la grâce définitive de la foi, soit surtout qu'on invoque le principe de l'autorité contre l'anarchie des opinions individuelles et les écarts du libre examen, on recourt implicitement à la raison humaine. Il y a un syllogisme jusque dans le choix mystique de l'âme préférant la vision à la conception et l'enthousiasme à la certitude. «C'est, dit avec profondeur saint Clément d'Alexandrie, une sage parole que celle-ci: Il faut de la philosophie même pour décider qu'il ne faut pas de philosophie357.»
Mais malgré ce qu'il y a de commun entre les deux méthodes théologiques, et ce qu'il y a de commun, c'est l'intelligence à laquelle toutes deux s'adressent, et que ni l'une ni l'autre ne peut scinder ni travestir; ce qu'il y a de commun à toute religion comme à toute philosophie, c'est l'humanité; il faut reconnaître que les deux méthodes diffèrent par leurs caractères et par leur tendance.
La première, quoiqu'elle soit celle de presque tous les hérétiques, et nécessairement celle de tous les philosophes, et des plus incrédules, n'a jamais en elle-même été formellement condamnée par l'Église, qui ne pouvait répudier quelques-uns de ses docteurs les plus illustres. Les deux méthodes, employées concurremment dans tous les âges du christianisme, ont l'une sur l'autre prévalu tour à tour, suivant les temps et les questions. Dans le berceau même de la foi, on les trouve alternativement s'embrassant et luttant ensemble. Il est impossible de ne pas reconnaître dans saint Jean un caractère philosophique qui manque à saint Luc; et malgré ses invectives contre les philosophes, saint Paul porte dans l'exposition du dogme des formes de discussion, un esprit libre et raisonneur qui paraissent étrangers au génie positif et formaliste de saint Pierre. «Il discutait dialectiquement, dit l'Écriture, les choses du royaume de Dieu358.»
Depuis les apôtres jusqu'aux Pères, depuis les Pères jusqu'aux docteurs de nos facultés de théologie, les deux méthodes se sont perpétuées dans l'Église; et pour avoir choisi entre elles, Abélard n'est point sorti du saint bercail. Il a fait d'ailleurs ce choix sans intention d'innover sur aucun point du Symbole. Sa prétention paraît s'être élevée jusque-là seulement, qu'il a voulu exposer, c'est son expression, sous une forme un peu nouvelle, la croyance chrétienne touchant la nature de Dieu, et soit par un choix dans les doctrines reçues, soit par quelques explications neuves, construire une déduction méthodique du dogme de la Trinité et appuyer d'arguments plus modernes l'adhésion qui lui est due. Voici dans sa juste mesure la formule générale de ce rationalisme dogmatique: «Il ne faut pas toujours demander, dit Leibnitz, des notions adéquates, et qui n'enveloppent rien qui ne soit expliqué.... Nous convenons que les mystères reçoivent une explication, mais cette explication est imparfaite. Il suffit que nous ayons quelque intelligence analogique d'un mystère, tel que la Trinité et que l'incarnation, afin qu'en les recevant nous ne prononcions pas des paroles entièrement destituées de sens: mais il n'est point nécessaire que l'explication aille aussi loin qu'il serait à souhaiter, c'est-à-dire qu'elle aille jusqu'à la compréhension et au comment359.»
Mais l'exécution a-t-elle parfaitement répondu à l'intention? J'ai ailleurs décrit comme je me le représente, l'état religieux de l'âme d'Abélard. Le jugement de l'esprit d'un siècle par l'esprit d'un autre n'est pas aujourd'hui chose fort malaisée. Notre époque a trop d'impartialité pour manquer de sagacité. Mais quand il faut appliquer ce jugement général à un individu, pénétrer au fond d'une âme à travers les âges, entrevoir comment s'y associaient ou s'y combattaient l'esprit du temps auquel elle n'échappait pas, et cet esprit de tous les temps auquel participent tous les philosophes; comment s'y mêlaient, sans y disparaître, les habitudes religieuses, les habitudes logiques, l'érudition sacrée, l'érudition profane, le caractère ecclésiastique, le talent dialectique, le respect volontaire pour la tradition, le penchant involontaire pour la controverse, le goût de la subtilité, le désir de l'originalité, l'amour de la gloire enfin; alors la tâche devient bien difficile, et les conjectures les plus plausibles peuvent n'être que des mensonges historiques. Sans contester que les doutes, inséparables peut-être de toute grande vocation philosophique, aient pu de temps à autre traverser l'esprit du chanoine de Paris, moine de Saint-Denis, abbé de Saint Gildas, fondateur du Paraclet, que condamna l'Église, nous dirons que ces doutes ne transpirent point dans sa théologie. C'est l'oeuvre d'un fidèle; mais elle contient plus d'un germe d'infidélité. Le rationalisme n'a point fait impunément irruption dans le dogme, et l'on reconnaît soit dans l'esprit général, soit dans les opinions particulières, plusieurs de ces idées précoces d'où l'esprit des siècles a fait sortir quelques-unes des vérités et des erreurs les plus grandes de la philosophie moderne.
La clef de la doctrine est dans le Sic et Non. Que le simple travail de rassembler tant de citations et d'autorités contradictoires, ait exercé une passagère influence sur l'esprit de l'auteur, et l'ait pu jeter dans quelques incertitudes, je ne le nie pas. Cependant, il n'a point entendu conclure au doute universel. Il ne voyait dans ces archives du pour et du contre qu'autant d'occasions d'expliquer des contradictions apparentes, et ce travail a contribué surtout à développer cette subtilité qu'on admire. Dans ses autres ouvrages, il a pu risquer des opinions qui ont ébranlé certaines croyances, enfanté de certains doutes; jamais il ne s'est donné pour sceptique. Seulement, on l'y voit sur chaque question chercher et discuter les autorités, ordinairement les mêmes qu'il a recueillies dans le Sic et Non; il y reprend celles qui sont favorables à sa thèse, et parfois aussi celles qui sont contraires; il les commente, les développe, et s'efforce d'en donner le vrai sens, non dans un esprit d'incertitude, mais de conciliation. En fait, qu'est-ce que l'examen d'une question? ne part-il pas toujours d'un sic et non? ne porte-t-il pas toujours sur une contradiction entre certaines idées qui sont dans l'esprit ou dans les livres, et qu'il faut ramener à l'unité, soit en montrant qu'elles concordent en dernière analyse, soit en faisant évanouir celles qui ne concordent pas? L'ouvrage d'Abélard nous représente la forme que, dans un temps de citations et d'autorités, la position de toutes questions devait prendre naturellement.
Mais cette habitude de poser le oui et le non devait donner à sa manière d'enseigner la théologie, un caractère expressément dialectique, et lui ôter cette forme dogmatique, qui semble exclure le doute en taisant l'objection, et inculquer la vérité par ordre. Abélard ne prêche pas, il discute. La polémique avait été l'exercice de toute sa vie; il avait pris pour maxime ces mots qu'il attribue à saint Augustin: Quarite disputando360.
Dans cette pratique de discussion, dans cet art de considérer le pour et le contre et de chercher en quoi l'un et l'autre étaient vrais ou soutenables, puisque l'un et l'autre avaient leurs autorités, il a puisé le goût et le talent d'allier les contraires, sans toujours bien s'assurer des conditions de l'alliance. Ainsi on le voit plaider la cause de la philosophie et lui faire son procès avec une égale vivacité; marquer trop fortement la distinction des personnes dans la Trinité, et par un retour un peu brusque, rétablir sans restriction l'unité de l'essence et la communauté des attributs; braver en un mot les contradictions et les résoudre ou les affirmer tour à tour.
C'est là, je l'avoue, ce qui, plus que l'esprit du nominalisme, me paraît avoir attaché quelques dangereuses conséquences à sa méthode théologique, non que plus d'un passage n'offre des traces de nominalisme, mais d'autres passages s'en écartent. Et en effet, le principe fondamental de cette doctrine est, nous le reconnaissons avec M. Cousin, que rien n'existe qui ne soit individuel. Nous concevons donc que de ce principe on conclue (la distinction étant bien fugitive, si elle est possible, entre la personne et l'individu) que les trois personnes divines en pleine possession de l'existence sont toutes trois des réalités, des unités, et que l'identité de substance qu'on leur impose est une chimère. Telle paraît avoir été l'erreur de Roscelin: il a sacrifié la réalité de l'unité de Dieu à la réalité de l'unité de chaque personne. Ce sont trois choses, disait-il, et si l'usage le permettait, on devrait dire trois dieux361. C'est le trithéisme ou l'hérésie de Philopon et des damianistes. Or, c'est l'erreur contraire dont Abélard est maintenant accusé; il aurait, dit-on, ramené les distinctions réelles à des points de vue divers du même être, à des conceptions diverses de notre esprit, rendant ainsi l'existence des personnes purement nominale pour sauver l'unité réelle de la substance divine. Or, si cette erreur est la sienne, est-elle imputable au nominalisme? A la bonne heure pour l'erreur inverse, pour celle de Roscelin; les individus seuls sont réels, donc les personnes ne sont rien, ou seules elles sont réelles; voilà qui est simple et logique. Mais Abélard n'a pas dit cela, on lui prête d'avoir dit le contraire. Pour dire le contraire, il faudrait, à la vérité, qu'il eût démenti le principe même du nominalisme, en disant: «Il n'y a de réel que ce qui n'est pas individuel; comme les personnes sont individuelles, elles ne sont rien. La Divinité, qui n'est exclusivement aucune personne, la Divinité seule est réelle.» Mais alors il n'eût été rien moins que nominaliste, loin de là, il fût tombé dans le réalisme extrême, dans celui qui, refusant la pleine existence à l'individu, annulerait les personnes de la Trinité, parce qu'elles ne seraient que des individus.
Abélard, dans sa doctrine de la Trinité, ne me paraît avoir été précisément ni réaliste, ni nominaliste; il s'est efforcé de donner aux choses leur nom, de les qualifier comme il fallait, sans tenir compte des conséquences en ontologie dialectique. Mais je suppose qu'il eût dit expressément que Dieu est un genre, siérait-il aux réalistes, qui soutiennent que le genre est réel, d'en conclure qu'il a nié la réalité de la Divinité? De même, s'il n'a vu dans les personnes que des propriétés, ceux qui défendent contre Roscelin l'existence réelle des qualités spécifiques seraient mal venus à l'accuser de ruiner l'existence réelle des personnes.
Un écrivain judicieux a remarqué avec raison que l'orthodoxie trinitairienne n'est pas nécessairement engagée dans la controverse sur les universaux362. Que ceux-ci soient ou ne soient pas réels, qu'importe à l'existence de Dieu ou des personnes divines? Ni Dieu, ni aucune des personnes n'est donnée comme étant au nombre des universaux, et la négation des idées générales ne touche en rien l'être qui ne peut être ramené à une simple abstraction. Le principe seul de la réalité exclusive des individus pouvait bien, par une application tout à fait indépendante de la fameuse controverse, conduire à trop individualiser les personnes de la Trinité, et il paraît que c'est ainsi que Roscelin a compromis le nominalisme dans l'hérésie et s'est fait blasphémateur, au jugement de saint Anselme; car il n'est nullement vrai que son erreur ait été, comme on l'a dit, de réduire la distinction des personnes à des vues diverses de l'esprit. Mais l'erreur du trithéisme pouvait être facilement écartée par la considération de la singularité de la nature divine, et par cette pensée que le mystère consistait précisément dans l'union de quelques-uns des caractères de l'individualité dans chaque personne avec la communauté et l'identité d'essence. Après tout, les réalistes ne soutenaient point que les personnes divines fussent des genres ou des espèces, et par conséquent les nominalistes n'avaient sur ce point rien à leur dire. Aussi, lorsque Abélard marque avec un peu d'exagération la distinction des personnes, est-ce en vertu de l'idée de propriété, et non de la théorie des genres et des espèces. Il est vrai que Neander pense que le reproche de sabellianisme aurait dû plutôt être dirigé contre lui, c'est-à-dire qu'il atténuait la distinction des personnes, et c'est ainsi qu'Othon de Frisingen et les modernes en ont jugé363; mais cette accusation plus spécieuse ne nous semble pas plus exacte. Répétons d'abord que l'intention est irréprochable; puis, quant à la doctrine, elle ne tend pas plus que toute autre à convertir les personnes divines en abstractions. C'est le péril commun de toute métaphysique sur ce dogme difficile, et le nominalisme y ajoute peu de chose; seulement le lecteur est en général nominaliste, et quand on veut lui faire séparer à un certain degré la substance et la personne, il penche à n'accorder à la personne qu'une existence nominale, et dans sa pensée, la doctrine d'Abélard devient en ce sens nominaliste. Mais qu'y faire? Est-ce Abélard qui a séparé la substance de la personne? C'est l'expression orthodoxe du dogme de la Trinité; quiconque prétendra discuter ce dogme sons forme scientifique courra grand risque de paraître nominaliste, en conduisant le lecteur par la pente du raisonnement à conclure contre la réalité de l'un ou de l'autre des éléments constitutifs du dogme, c'est-à-dire contre l'unité divine ou contre la distinction des personnes. Du moment qu'on veut ramener un tel mystère à une conception rationnelle, la raison involontairement impose à la nature divine les conditions ordinaires de l'être, ces conditions qu'elle est habituée à tenir pour nécessaires, et soudain la foi dans la Trinité s'altère et périt. La raison a-t-elle tort d'en agir ainsi? C'est une autre question, je ne la tranche pas, je ne la discute pas; mais je dis que c'est la conséquence inévitable de l'application méthodique du rationalisme à la Trinité. Encore une fois, ce n'est pas le nominalisme qui fait le danger de la théologie d'Abélard, c'est la dialectique.
Dans le dogme théologique, en effet (je ne dis pas le dogme chrétien), il se présente une difficulté capitale. L'essence étant une, et les personnes étant plusieurs, en quoi celles-ci diffèrent-elles? La meilleure manière peut-être de résoudre cette question, c'est de ne la point poser, et de se dire que les trois personnes diffèrent par leurs noms, et que l'Écriture énonce, de chacune sous son nom, certaines choses contenues en tels et tels versets; puis, de croire ces choses et de n'en pas savoir davantage. Mais la curiosité de l'esprit humain, celle même de l'Église veulent aller plus loin, et la question se pose. Les personnes sont plusieurs, donc elles diffèrent; mais elles ne diffèrent point par l'essence; elles diffèrent donc parles qualités. Or, ce qui serait les qualités, modes, ou accidents de Dieu, s'appelle attributs, et ces attributs appartiennent à l'essence divine ou la constituent. Ce que l'on cherche, ce ne sont donc pas les attributs de l'essence; ils sont, ainsi qu'elle, communs aux personnes; ce sont des attributs propres aux personnes, ou les propriétés. Quelles sont les propriétés des personnes? Ici, l'on marche sur un terrain glissant. Le plus sûr serait encore de prendre le nom de chaque personne pour l'expression de sa propriété, et de dire simplement que la propriété du Père est la paternité, celle du Fils la filiation (filictas), celle du Saint-Esprit, la spiration364. Mais les Pères ont prétendu en dire davantage.
Note 364: (retour) Damasc., De Fid., I, VIII, et III, V.—«Pater paternitate est Pater.» (S. Thomas, Summ. Theol., I, q. XL., a. 1.)—«Proprium Patris est quod semper Pater est.» (Hil., De Trin., XII.) «Nihil habet Filius nisi natum, nativitate autem est Filius.» (Id., ib., IV.—Cf. P. Lomb. Sent., I, dist. XXVII).
En jugeant Abélard, il faut toujours craindre de le trop isoler. Si l'on ne considère que ses opinions, sans en connaître les antécédents donnés par l'histoire de la théologie, on risque de lui prêter une originalité ou une témérité qu'il n'a pas. Ce n'est pas lui qui a commencé à mettre le dogme de la Trinité aux prises en quelque sorte avec les distinctions logiques, enseignées au livre des Catégories. Ces distinctions étaient trop familières à la plupart des Pères, elles avaient trop universellement passé dans la langue du raisonnement, pour qu'ils fussent dispensés de rechercher dans quelle mesure elles étaient compatibles avec les termes de la foi. Dieu est une substance: a-t-il les attributs scientifiques de la substance? Il est une essence: quelle sorte d'essence est-il? Comme essence et comme substance, il est un sujet: peut-on dire de ce sujet tout ce qu'Aristote dit du sujet en général? En d'autres termes, la distinction de la matière et de la forme, de l'essence et de la qualité, de la substance et de l'accident, du sujet et du mode, du genre et de l'espèce, du concret et de l'abstrait, de l'absolu et du relatif, est-elle exactement applicable à la Divinité? Ce ne sont pas moins que les plus grandes questions de la théodicée. On pressent que ces problèmes qui semblent ne concerner que des formules techniques, touchent à la nature même de Dieu, et par conséquent à son action sur le monde. Toute religion est là. Sans pénétrer au sein des questions, bornons-nous à dire que toutes ces distinctions, dans leur application étroite à la Trinité, peuvent changer le fond du dogme, si l'on ne se rattache énergiquement aux termes de l'orthodoxie.
Le point fondamental, c'est de maintenir l'unité de Dieu, c'est-à-dire l'unité de l'essence divine, et cependant il faut en Dieu trois personnes. Or, comme de ces trois personnes une est appelée verbe ou sagesse, une autre amour ou charité, il n'est que trop tentant pour l'esprit de faire de Dieu le Père une essence ou un concret, et des deux autres personnes des qualités ou des abstraits. De cette façon, l'unité substantielle semble maintenue sans exclure une certaine triplicité; il en est de même, si l'on emploie les termes de substance et d'accident ou de sujet et de mode. Mais, par contre, attachez-vous à la définition consacrée de la personne en général ou de l'individu substantiel, et la difficulté se retourne; ce sont les personnes qui deviennent des substances, des sujets, des concrets, et l'essence divine ou Dieu n'est plus qu'une généralité, une qualité commune, un abstrait. L'hérésie n'est pas moins grave, et l'antique dogme de l'unité de Dieu, la gloire de l'Ancien Testament, est comme abrogé par le nouveau. Cette hérésie touche au blasphème.
La conséquence évidente, c'est qu'il faut se défier en théologie des définitions scientifiques de la substance et de la personne, et les approprier avec réserve à l'objet unique et incomparable dont la théologie entreprend la mystérieuse étude. Aussi est-il en général de tradition parmi les écrivains sacrés que si la dialectique est utile à l'explication du dogme et nécessaire pour le défendre, elle n'est intégralement et rigoureusement vraie que des choses créées, et que Dieu est en dehors des catégories.
Abélard se montre fidèle, ce me semble, à cette tradition. Une esquisse générale de la doctrine des Pères sur la Trinité, est nécessaire pour bien juger de la sienne.
Dieu est l'unité parfaite. Toutes les définitions de l'unité, celle de Platon, celle d'Aristote, celle de Plotin lui sont applicables dans ce qu'elles ont de vrai. Être, dit saint Augustin, c'est être un365. L'être par excellence est donc l'unité suprême; c'est-à-dire qu'il est sans nombre, sans succession, sans quantité. Comme il est l'unité réelle366, la division du tout et des parties ne lui est point applicable. D'où résulte l'aveu unanime qu'en Dieu la substance ou l'essence est une.
Note 365: (retour) «Nihil est esse quam unum esse.» De Mor. Manich., c. VI.—Cf. Athan., Cont Sabellian., t. II, p. 37. De Decret. Nic., p. 418, Paris. 1698.—Nanzianz., Orat. XLIII,—Nyss., Cont. Eunom., I,—Basil., Cont. Eunom., I et II.—Cyrill. Alex. Thesaur., XIII, Dialog. VII.—Damasc., De Fid., I, XII et XIV.
Cependant on distingue des personnes dans son essence, ou dans sa nature des hypostases, ou dans sa substance des propriétés. Cette distinction divise-t-elle l'unité? non, l'unité subsiste, la Divinité demeure indivise dans les divisés367. Elle est commune aux trois personnes, identique dans le divers, monade dans la triade. C'est le paradoxe de la Divinité, dit saint Grégoire de Nazianze, que d'avoir à la fois la division et l'unité. «Dieu est nombre et il n'est pas nombre, dit saint Augustin, c'est là l'ineffable368.» Comment est-ce possible? telle est la question que se posent distinctement les Pères369.
La première solution de cette question semble être, l'unité étant admise comme substantielle, de regarder la division comme purement intelligible; et les passages ne manquent pas où il est formellement dit qu'il n'y a en Dieu de distinction que par la pensée, que toutes les différences y sont rationnelles, idéales, relatives enfin à l'esprit humain370. Mais la conséquence serait, que la Trinité, au lieu d'être quelque chose de réel, ne serait qu'une conception analytique de la Divinité, qu'une distinction purement humaine entre ses actes ou ses attributs. Les personnes ne seraient plus que des abstractions. Ce conceptualisme théologique anéantirait le dogme même qu'il aurait pour but d'expliquer, et les termes sacrés de Père, de Fils, de Saint-Esprit deviendraient des symboles. On aurait donc concédé les noms abstraits des trois personnes aux besoins de notre intelligence, leurs nome mystiques aux exigences de notre imagination. C'est là le fond de l'hérésie de Sabellius.
La foi s'en défend, et la théologie y résiste, d'abord par la définition des personnes. Les noms de personne et d'hypostase signifient quelque chose de réel. En principe, il n'y a de personnes que les substances. L'hypostase, en général, c'est la substance réalisée, la substance individuelle; la personne, c'est le nom de toute hypostase rationnelle (raisonnable), c'est-à-dire de toute substance individuelle intelligente. Cette définition est à peu près universellement admise371.
Mais si la préoccupation exclusive de l'unité d'essence incline à l'hérésie de Sabellius, l'insistance sur la réalité des personnes penche vers celle d'Aruis372. Il faut admettre les personnes comme réelles, et cependant ne pas introduire dans la Divinité une division essentielle. Point de parties en Dieu; cependant point de personnes sans substance. Comment donc faire? Qu'est-ce que les personnes? des différences ou tout au moins des distinctions en Dieu. Que sont ces distinctions? elles sont réelles. Dans la personne il y a donc une substance; mais laquelle? la substance divine. Ainsi les personnes sont substantielles; seulement elles sont numériquement diverses, et leur substance ne l'est pas. Comment cela se peut-il? C'est précisément là le merveilleux, le divin; c'est que Dieu n'est pas dans les conditions de l'être telles que nous les manifestent les choses créées.
Telle est au fond la solution de la foi, et, à mon avis, l'unique solution raisonnable. Les théologiens sont tous obligés d'y revenir, mais par un détour, et la plupart ne se contentent pas de récuser a priori la dialectique. Le problème étant de concilier l'unité de l'essence avec la réalité de certaines distinctions dans l'essence, on est naturellement conduit à rechercher si dans les êtres, ou dans nos conceptions touchant les êtres, il ne se rencontrerait pas des conditions analogues. Par exemple, tout être réel est composé de matière et de forme. Point de substance individuelle où la dialectique n'opère cette distinction, sans cependant que l'unité de l'individu périsse. Si Dieu était soumis à cette division secundum artem, on dirait qu'il est composé pour matière de la substance intelligente et pour forme de l'infinité, ou bien de la substance animée, rationnelle, et de l'immortalité, ou enfin de la substance indéterminée, plus la divinité. Or, évidemment cette composition ne serait pas réelle, ou si elle était prise comme réelle, elle supposerait qu'une matière indéterminée quelconque peut être la base de l'être divin, et que la forme de la divinité n'est point par elle-même réelle et substantielle; toutes conséquences qui répugnent violemment aux plus simples notions de la nature de Dieu. De quelque façon que l'on y conçoive la conjonction de la matière et de la forme, ou détruit l'essence de la Divinité, ou l'on convertit un de ses attributs nécessaires en un accident ou qualité. Or certains attributs peuvent bien être conçus comme des formes373; mais en réalité, ils ne sont pas séparables de l'essence, et ce n'est que par abstraction qu'on en fait des noms substantifs. Il n'y a point de toute-puissance en dehors du tout-puissant, ni en général de perfection si ce n'est dans le parfait.
Ces attributs pris dans l'abstraction et qu'on érigerait en formes, ne peuvent être des formes proprement dites; car la forme fait d'un être ce qu'il est; il y aurait donc en Dieu quelque chose qui ne serait pas divin, par exemple sa matière, la forme étant ce qui la divinise, et partant une division essentielle ou composition dans Dieu. Ces formes ou soi-disant telles ne sauraient donc être que des modes. Or si le mode est la même chose que l'accident, Dieu n'a pas réellement de mode; car l'accident n'est pas nécessaire; il est accessoire, additionnel, adventice; il est donc contradictoire avec la nature de Dieu. Si cette nature comportait des accidents, elle admettrait la composition. Pour parler d'une manière plus générale, tout ce qui dépend de la catégorie de la qualité est incompatible avec l'essence divine. Une substance identique et simple au sens rigoureux n'a point de qualités; car elle serait la substance, plus la qualité; elle ne serait donc plus simple. Aussi dit-on qu'en Dieu être grand n'est pas distinct de la grandeur. Il est la grandeur même, comme il est la bonté, parce que tout en lui est essentiel374.
Qu'est-ce donc que les attributs divins dont parlent toutes les théodicées? Qu'est-ce, dans la théologie chrétienne, que les propriétés qui caractérisent ou constituent les personnes? D'abord ce ne sont pas des accidents; car ce qui distingue l'accident, c'est la contingence, c'est d'être sujet au changement, c'est de pouvoir être autre. Or, en Dieu les attributs sont immutables comme lui-même; ils participent de son éternité; ils sont comme l'essence. Il en est de même des propriétés soit absolues, soit personnelles; la génération est éternelle dans le Fils, comme en Dieu la justice ou toute autre perfection.
Quelle différence y a-t-il donc entre les propriétés absolues et les propriétés des personnes? C'est toujours et sous une nouvelle forme la question: comment l'essence est-elle commune aux personnes et en est-elle distincte? Si l'essence est commune aux trois personnes ou hypostases, les hypostases ou personnes sont quelque chose de plus particulier que l'essence ou substance. Ainsi le rapport de l'essence à la personne est celui du commun au non-commun ou du général au particulier, c'est-à-dire le rapport du genre ou de l'espèce au singulier ou à l'individu; et la considération de ce rapport amène, pour ainsi dire, de force dans la théologie la question du réalisme et du nominalisme.
Saint Jean de Damas n'hésite point: Dieu est dans le genre suprême de la substance incorporelle dont il est une des premières espèces, et la Divinité est ainsi l'espèce dans laquelle sont les trois personnes375. Et cette opinion, loin d'être isolée, se retrouve, avec plus ou moins de développement, dans quelques-uns des meilleurs philosophes du christianisme. D'abord c'est une idée presque universelle, que l'essence est quelque chose de plus général que l'hypostase, et il le faut bien, l'hypostase étant constituée par le propre, qui, de sa nature et par son nom même, est moins commun que la substance. Tout au moins est-il vrai que telle est notre conception, et que nous ne pouvons nommer l'essence ou Dieu, et la personne du Fils ou du Père, sans distinguer intellectuellement l'une de l'autre, par cette différence-là376.
Quelques Pères ont poussé cette opinion au point de soutenir que la substance en général étant toujours ce qui est commun aux individus, l'individu n'était qu'une collection de propriétés, et que par exemple la substance homme était commune à Pierre et à Paul, de sorte que Pierre et Paul étaient consubstantiels. Ainsi l'on n'aurait pas dû dire qu'ils sont deux hommes, mais qu'ils sont homme, sunt homo, comme on a dit que les trois personnes divines sont Dieu et non pas trois Dieux377. Ce réalisme, car jusqu'ici cette opinion n'est que du réalisme, aurait pour effet de constituer les personnes par des accidents, et de faire entrer indûment dans la Divinité la distinction proscrite de la substance et de l'accident; autrement, l'unité de Dieu ne serait plus qu'une unité collective, une simple communauté; les trois personnes seraient Dieu, comme trois statues d'or sont de l'or.
Ce qui paraît avoir inspiré cette doctrine, c'est l'entraînement de la controverse contre les ariens; on a voulu sauver la consubstantialité à tout prix, et l'on a soutenu presque exclusivement l'unité réelle et substantielle d'une essence commune. Mais d'abord une communauté n'est pas une unité véritable et rigoureuse, une parfaite simplicité; et si l'unité divine n'était que celle du genre ou de l'espèce, elle rendrait à chacune des personnes une individuelle unité, trop comparable à celle des personnes humaines pour admettre la parfaite identité, l'identité réelle et numérique de nature ou d'essence. Ceux-là même qui veulent faire de Dieu un genre on une espèce, voient dans l'unité d'une nature on essence commune une pure abstraction, oeuvre de la pensée378. Est-ce donc à cela qu'ils veulent réduire l'essence de Dieu?
Comment donc éviter que soit l'unité, soit la distinction devienne nominale? Il n'y a qu'un moyen, c'est d'écarter définitivement la catégorie de qualité. Ainsi la substance est une et réelle; chaque personne en est distincte par la propriété qui la constitue. Cette propriété n'est pas accidentelle, puisqu'elle est constitutive; elle n'est pas une forme ou qualité, car alors elle serait une addition à l'essence, et Dieu serait composé; elle ne se dit pas secundum substantiam, mais elle n'est pas pour cela secundum accidens. Il y a entre la substance et l'accident un intermédiaire, c'est la relation. Ou les propriétés de Dieu sont dites ad se, et alors elles sont les propriétés essentielles et absolues, qui ne sont séparables de l'essence, que dans le langage humain; ou bien elles sont dites ad alterum, comme la paternité, la génération, la procession, et elles sont relatives. Tandis que l'accident est variable, la relation ici ne l'est pas; comment le serait-elle entre deux termes éternels? Les relations des personnes, étant des relations, ne sont pas absolues, mais elles sont le mode de subsister de l'essence379. Elles ne sont donc pas hors de l'essence, elles ne la doublent pas. Elles peuvent sans doute être conçues comme des accidents; c'est une suite de la faiblesse de notre esprit, qui ne saurait atteindre la réalité de l'être divin; mais elles sont constitutives de l'essence, elles sont donc substantiale quippiam380. L'unité absorberait les personnes, si la relation ne s'y opposait; la relation engendrerait la pluralité, si l'unité n'y résistait381.
Note 381: (retour) Aug., De Trin., V, v, xi, et xiii.—VI, ii, iii, v.—VII, ii.—Saint Anselme dit: «Trinitatis et relationis consequentiæ se contemperant ut nec pluralitas quæ sequitur relationem, transeat ad ea in quibus prædictæ sonat simplicitas unitatis; nec unitas cohibeat pluralitatem ubi eadem relatio significatur. Quatenus nec unitas amitiat aliquando suam consequentiam, ubi non obviat aliquæ relationis oppositio; nec relatio perdat quod suum est, nisi ubi obsistit unitas inseparabilis.» (De Proc. Spir. S., c. ii, p. 50. Cf. Nyss., Cont. Eunom., II.)
C'est par la relation différente, ensemble avec l'essence identique, que l'hypostase est constituée.
Ainsi l'hypostase, ou personne, ne désigne l'essence qu'indirectement (in obliquo), mais directement (recte) elle exprime la relation. Dans les choses créées, aucune propriété personnelle ne consiste dans la relation; la relation entre les créatures est accidentelle; en Dieu, au contraire, dans les personnes incréées, la relation est constitutive, et il s'ensuit que la personne divine est relative et non absolue. Les noms de Père, de Fils, de Saint-Esprit ne désignent pas des natures en elles-mêmes, mais des personnes l'une par rapport à l'autre382. Ainsi le Dieu des chrétiens n'est plus le Dieu solitaire des juifs, mais ils n'est pas non plus la multiplicité de dieux des Gentils. De ces deux erreurs il reste, dit saint Jean Damascène, tout ce qu'il y a d'utile dans le judaïsme, l'unité de la nature divine, et dans l'hellénisme, la distinction des personnes383. C'est là quelque chose d'énigmatique, comme le dit saint Basile384; mais précisément cette condition mystérieuse est comme la prérogative imparticipable d'une nature unique, d'une essence incréée, de l'être parfait.
On voit que le choix est entre deux manières d'interpréter dialectiquement le dogme et d'expliquer, ou plutôt de représenter l'impénétrable alliance d'une essence unique avec des personnes distinctes.
La première est celle qui a en général fait une grande fortune dans l'Église grecque. Elle assimile en principe l'essence divine à un universel, et les personnes à des individus. Pour éviter ou pour atténuer les conséquences de cette assimilation, elle l'affaiblit ensuite, soit en la donnant comme une manière nécessaire de concevoir les choses, et en laissant à l'esprit humain la faculté de distribuer à son choix la réalité entre l'universel et l'individu; soit en faisant remarquer que l'assimilation n'est pas rigoureuse, que l'espèce ou le genre incréé n'est pas composé de personnes, mais réside dans les personnes, que celles-ci ne sont pas séparées les unes des autres comme les individus, mais sont les unes dans les autres, du moins en essence, et qu'ainsi aucune diversité, quant au temps de la naissance, n'est assignable entre elles, aucune différence en acte n'est entre elles possible, si ce n'est celle de la relation385. D'où il résulte que le rapport de l'individu incréé au genre incréé est une communauté tout autre que le rapport similaire entre les créatures, et que cette communauté sans pareille n'altère pas l'unité de substance.
Note 385: (retour) De fid., I, VIII et seq. C'est même, suivant saint Jean de Damas, ce qui fait que l'espèce ou genre est dans la Divinité une essence simple, une véritable substance, tandis que l'unité d'essence des individus créés n'est qu'une communauté, une ressemblance. Celle-ci en Dieu se prend comme réelle, τό κοινον έν θεωρειται πραγματι, et dans les autres choses elle n'est que pensée, θεωρειται λόγω και επίνοια; et réciproquement, tandis que les individus créés sont perçus réellement différents, les différences des personnes divines ne sont que distinguées par l'intelligence, επίνοια το διγρημενον.
L'autre interprétation repousse la précédente pour plusieurs raisons. D'abord, c'est que la distinction des universaux et des individus n'étant qu'une manière de comprendre les choses, est de droit inapplicable à Dieu, c'est-à-dire à l'incompréhensible; puis la diversité des personnes dans une essence dont l'unité serait collective accroîtrait et composerait cette essence, dont elle rendrait la quantité proportionnelle au nombre des personnes. Trois statues d'or font plus d'or qu'une seule des statues, tandis que le nom de Dieu, donné à chacune des trois personnes de la Trinité, ne crée pas plus trois dieux que trois fois le nom de soleil ne crée trois soleils386. L'unité de Dieu est, à proprement parler, la singularité387. De toutes les distinctions dialectiques il n'en faut donc garder qu'une, la relation: il est universellement admis que les propriétés sont des relations; les personnes n'existent donc que par les relations, et combinées avec l'identité de l'essence, ces relations la caractérisent sans cependant la décomposer, et y introduisent une inexprimable différence, seule compatible avec la parfaite unité388.
Note 387: (retour) Ουκ ειπος ομοιοτητα, αλλα ταυτοτητα, dit Damascène, qui n'est pas toujours d'accord avec lui-même. De Fid., 1, viii. «Pater, et Filius, et Spiritus Sanctus per hoc, quia cum est Deus in Deo, non est nisi unus Deus, servant in deitate, ad similitudinem unis hominis, singularitatem.» (S. Anselm., De Proc. Sp. S., in fin.)
Au reste, ces deux interprétations ont deux caractères communs; l'un dangereux, c'est qu'elles tendent l'une et l'autre à faire regarder les propriétés divines, et particulièrement la distinction des personnes, comme quelque chose d'intellectuel, et plutôt comme une condition de notre esprit que comme une expression vraie et adéquate de la réalité389. Le second, plus rassurant, c'est que toutes deux finissent par conclure à une spécialité incomparable, à un mystère surnaturel dans la nature de l'être divin, qui se trouve placé en dehors des données communes de la science et du langage.
Note 389: (retour) Grégoire le Thaumaturge a osé dire que le Père et le Fils étaient deux par la pensée, un par l'hypostase, επινοια μεν είναι δύο, υποστασει οέ ίν. Le P. Petau, qui cite ces mots après saint Basile, ne les excuse qu'en disant qu'il faut ici par hypostase entendre substance, et qu'être deux par la pensée signifie n'être pas deux essentiellement (t. II, t. I, c, iv, p. 22).
Or, maintenant dans quel sens s'est déclaré Abélard? Il nous semble qu'il s'est plutôt éloigné de l'interprétation des dialecticiens grecs; il penche évidemment pour celle qui s'appuie davantage sur la nature mystérieuse de Dieu, et qui interdit le plus sévèrement à la science de la confondre avec les natures finies. Sa doctrine trinitairienne, quoi qu'on en puisse penser d'ailleurs, donne bien peu d'accès à l'application de la théorie du genre et de l'espèce; elle ne se rencontre presque sur aucun point avec la doctrine de saint Jean de Damas, et paraît bien plus près de celle de saint Anselme, laquelle devait un jour devenir celle de saint Thomas d'Aquin.
Dans la diversité de noms Abélard aperçoit d'abord une différence de génération ou plutôt d'origine: le Père n'est point engendré et le Fils est engendré; de cette différence résulte pour chaque personne une relation distinctive comme la paternité, la filiation. Qu'est-ce donc que les propriétés des personnes? Leurs relations sont-elles les seules propriétés? Oui, selon le principe posé par Boèce:
«La relation multiplie la Trinité390.» Ces propriétés ont l'avantage de ne pas désigner seulement un simple attribut, mais la personne même; c'est ce qui, en langage d'école, s'exprime ainsi: «La relation constitue l'hypostase.» La relation est donc la même chose que la propriété; la propriété distingue la personne, et pour nous elle la définit; elle est la personne. Du Père retranchez la paternité, reste Dieu, ou l'essence qui n'est aucune personne en particulier391.
Abélard n'a pas raisonné avec cette rigueur. Il a bien reconnu que les personnes ne peuvent être distinguées que par des propriétés. Puis, ouvrant les livres, il a vu qu'on assignait à chaque personne de certains caractères. Or, ces caractères ne peuvent être que communs ou propres. S'ils sont distinctifs, ils sont propres ou personnels. Quels sont-ils? aux termes de l'Écriture, engendrer, être engendré, procéder; suivant des auteurs très-révérés, puissance, sagesse, bonté. Les premiers sont des actes qui donnent lieu à des relations; mais de telles relations peuvent bien être les signes ou les effets des propriétés qui caractérisent un être; elles ne sont pas ces propriétés intrinsèques qui le définissent. Si donc il existait entre les relations indiquées par l'Écriture et les propriétés assignées par les Pères, un secret rapport, une intime correspondance, celles-ci pourraient être les véritables propriétés personnelles; et voilà comme avec un peu d'adresse inductive la distinction de la puissance, de la sagesse et de la bonté devient la base ou l'équivalent de la distinction du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
L'erreur logique, c'est de n'avoir pas aperçu que les propriétés ne peuvent être autres que des relations, et d'avoir confondu la catégorie de la relation avec la catégorie de la qualité, ou identifié trois propriétés absolues avec trois propriétés relatives, en faisant équation entre non-génération (ou paternité), génération (ou filiation), procession (ou spiration), et puissance, sagesse, bonté. Mais l'emploi de la catégorie de qualité ou l'attribution spéciale aux diverses personnes de ces diverses propriétés n'est point de l'invention d'Abélard; l'Église l'admet, si elle ne la consacre, et ses plus sages écrivains la répètent tous les jours392. Cependant, dès qu'on fait des propriétés personnelles quelque chose d'autre et de plus que des relations, et qu'on essaie ainsi de pénétrer en elle-même la personnalité intime du Père, du Fils et du Saint-Esprit, on poursuit une propriété essentielle, c'est-à-dire qu'on touche à l'essence, et il n'y a pas d'autre essence que l'essence divine dans sa simplicité. Toutefois on ne s'arrête pas, et l'on prend pour propriétés personnelles des attributs essentiels. La puissance, la sagesse, la bonté sont en effet des attributs de l'essence divine. Des théologiens, pour excuser l'usage de les rapporter chacun à une personne en particulier, disent que c'est pour mieux faire connaître la Trinité, en montrant comment se manifestent spécialement les personnes, qui la constituent. Ces attributs essentiels de la Divinité sont, ajoutent-ils, appropriés ainsi aux personnes, mais ne leur sont pas propres; s'ils leur étaient propres, chaque personne deviendrait une véritable forme dont la substance divine serait la matière, c'est-à-dire que celle-ci ne serait pas Dieu sans ces formes, ou qu'avec ces formes elle serait plus que Dieu: ce qui est une hérésie manifeste393.
Note 392: (retour) C'est encore comme une certaine réalisation de la puissance, de l'intelligence et de l'amour, réalisation successive, non par ordre de temps, mais de principe, c'est comme une sorte de processus à trois degrés dans l'essence divine, qu'un écrivain très-recommandable, M. l'abbé Maret, a présenté le dogme de la Trinité. Il est aussi formel à cet égard qu'il est permis de l'être. (Voyez l'intéressant ouvrage intitulé Théodicée chrétienne, leçon XIIIe, Paris, 1844.)
Cette découverte subtile entre la propriété et l'appropriation, Abélard ne l'avait pas faite, ou quoi-qu'il ait en quelque pensée de ce genre394, il ne s'y est pas montré assez fidèle, et il est tombé dans l'erreur de transformer des attributs essentiels et absolus en propriétés personnelles et relatives; seulement, dans sa prudence, il a rappelé que ces mots de propriétés, de différence, etc., ne devaient plus, quand il s'agit de Dieu, être pris dans un sens rigoureux et technique. C'était indirectement confesser l'abus et le péril de l'application de la dialectique au dogme.
La théologie scolastique orthodoxe ne s'est pas montrée beaucoup plus sage. Que penser de la subtilité qui permet l'appropriation et rejette la propriété? Les propriétés, a-t-on dit, sont les relations; mais les relations s'appellent aussi les notions, ou signes reconnaissables des personnes. Sous ce dernier nom, elles ne sont que de pures idées, des moyens de concevoir on plutôt de raisonner; mais ontologiquement, en elles-mêmes, les relations ou propriétés sont-elles davantage? Elles sont réelles, dit saint Thomas, elles ne sont pas purement rationnelles. Alors que sont-elles réellement? la relation est la personne même; la paternité ne diffère pas en réalité du Père, car la distinction de la matière et de la forme n'étant point admise dans l'être divin, l'abstrait n'y diffère pas du concret. Or, qu'est-ce que la personne du Père en réalité ou substantiellement? L'essence divine en tant que Père. Ces mots en tant que Père sont-ils l'expression d'un accident du sujet? L'unité divine, cette seule et véritable unité, n'admet pas plus là composition du sujet et de l'accident que celle de la matière et de la forme. Tout ce qui est attribué en prédicat à Dieu n'est attribut qu'en apparence, hypothétiquement, par une loi de notre intelligence; au vrai, tout ce qui lui est attribué lui est essentiel; tout en lui est essence. Ainsi, de même que les relations sont les propriétés, et les propriétés, les personnes, la personne n'est pas dans la réalité autre chose que l'essence. In Deo non aliud persona quam essentia secundum rem395.
Ainsi la scolastique est obligée, dès qu'elle se lance dans l'analyse logique du dogme, d'écarter peu à peu toutes les distinctions scientifiques, en les présentant comme des suppositions de notre intelligence, comme des moyens de raisonnement, comme des formes subjectives, c'est-à-dire que les relations, les propriétés, les personnes arrivent à n'être plus qu'idéales, et la Trinité objective s'évanouit. Je crains fort que saint Thomas n'ait exposé les plus purs principes du sabellianisme philosophique. Voilà bien cette fois la théologie devenue nominaliste.
Son exemple me ramène donc, comme celui d'Abélard, à cette conclusion: il n'y a point de science de la Trinité.
Mais puisque l'Église a donné l'exemple d'en essayer une, l'imitation respectueuse de l'Église peut conduire à l'erreur, non à l'hérésie; nous croyons que l'erreur est inévitable, mais elle n'est point criminelle, c'est-à-dire hérétique, lorsqu'elle est présentée avec réserve, lorsqu'on a soin d'avertir, comme le fait Abélard, que rien ne doit être pris au pied de la lettre, parce que ni la logique ni le langage ne s'appliquent exactement à la Trinité. Que devient alors le nominalisme, le réalisme ou tout autre système sur les rapports de l'intelligence humaine et de l'ontologie? Nous sommes engagés dans une question en dehors de tous les systèmes, en dehors de toutes les terminologies. Il n'est donc plus de doctrine spéciale dont les conséquences puissent être tournées contre le dogme; car toute doctrine a été récusée, dès qu'il s'agit du dogme, et le mystère a été mis en dehors de la philosophie.
Faute de cet avertissement préalable, aucune discussion ne serait innocente ni possible sur le dogme de la Trinité. En vous tenant strictement au langage de la science, essayez de comprendre sans hérésie les célèbres paroles de Bossuet sur la Trinité dans le Discours sur l'histoire universelle396; ou elles ne doivent pas être entendues en rigueur, où elles contiennent la négation des personnes de la Trinité. Une comparaison psychologique y assimile celles-ci à des phénomènes intellectuels, à nos facultés, qui n'introduisent aucune différence dans l'unité de la personne humaine. Bossuet est donc sabellien dans les termes. Logiquement, adressé à la doctrine et au langage, le reproche est irréfragable; adressé à la personne, ce serait une calomnie. Abélard nous paraît avoir été calomnié ainsi.
Maintenant est-il prudent et convenable de se plaire à ces expositions métaphysiques du mystère, lesquelles ne sont innocentes qu'à la condition de passer pour des métaphores philosophiques? Est-il conséquent de traduire le problème de la nature de Dieu dans la langue de la science, en professant que cette langue ne s'y adapte pas régulièrement? Que dirait-on de celui qui donnerait la théorie mathématique d'une question à laquelle il aurait déclaré que les mathématiques sont inapplicables? Cette inconséquence est celle d'Abélard, mais de bien d'autres avec lui. Il a pour données une seule substance et trois personnes dans un même être, et il entreprend de les discuter pour les établir philosophiquement. Défense à lui de vous dire, pour expliquer quelle est la différence des personnes, que c'est une différence substantielle; il faut bien alors que ce soit une différence modale. La faute n'est pas de dire cela, mais de prétendre savoir sur quelle différence repose la distinction des personnes. Une fois accordé qu'il s'agit d'une différence de propriété, ce n'est pas sa faute si vous vous dites à vous-même: une propriété n'est pas une chose réelle et subsistante par elle-même; donc la personne n'est pas subsistante, elle n'est qu'un mode de la substance. C'est vous qui êtes nominaliste, et non pas lui, c'est vous qui devenez, par son influence et contre son gré, sabellianiste à son école. Quelle ressource lui reste-t-il? Celle de vous mettre en défiance contre cette conclusion du général au particulier et du créé à l'incréé. Il ne peut pas vous dire que les propriétés sont substantielles, mais il se garde de vous dire qu'elles ne sont pas réelles; il le penserait, il l'aurait dit antérieurement, quand il s'agissait des choses de la création, qu'il s'interdirait de qualifier de même ce qui est au-dessus de la création. Il vous dira au contraire que la Trinité est, qu'elle est réelle, qu'elle est non in vocabulis, mais in re. Le nominalisme consiste à classer in vocabulis ce que le réalisme constitue in re397. Que vous dirait donc de plus un réaliste? Pour lui, comme pour toute intelligence humaine, il le faut, la nature divine doit déroger à toutes les conditions des autres natures. Si sa doctrine métaphysique lui donnait les moyens de concilier la coexistence de trois personnes dans une même substance, il détruirait le mystère, il ferait descendre le ciel sur la terre, il humaniserait la Divinité. C'est pour lui une loi, comme pour le nominaliste, que la raison, sur sa pente naturelle, doive, quand elle spécule sur la Trinité, être emportée à des conséquences énormes; c'est l'énormité de ces conséquences, toujours présente, toujours menaçante, qui fait que la Trinité est un mystère, c'est-à-dire un dogme et non un problème, un article de foi et non une question philosophique.
Ce dernier point si important, Abélard le néglige, et comme lui tous ceux qui, avant ou après lui, ont essayé une démonstration philosophique de la Trinité. Aucune des démonstrations que l'Église autorise ou tolère n'échappe peut-être complètement aux critiques que l'orthodoxie peut diriger contre la sienne. La théorie de saint Thomas, si prudente et si régulière, présente encore, ainsi qu'on l'a pu voir, ce mélange de science et de dogme, de dialectique et de mysticité, qui tour à tour excite et paralyse le raisonnement, et ajoute à la difficulté des mystères celle de la contradiction des termes. Le plus sage nous semblerait donc de recevoir religieusement de la tradition évangélique le dogme de la Trinité, et d'en considérer la théorie canonique comme une règle écrite, destinée à prévenir toute tentative d'interprétation et à en tenir la place dans le langage chrétien, sans introduire dans l'esprit une idée de plus. Mais cette sagesse n'était celle de personne au temps où la théologie se formait, et l'on ne peut s'étonner qu'elle ait manqué au curieux Abélard.
Mais si, dans l'intérêt de la foi, il a eu tort d'appliquer, même avec mesure, la dialectique à l'exposition du dogme de la Trinité, reconnaissons au nom de la philosophie que cette application était la seule forme que de son temps pût prendre à sa naissance la théodicée rationnelle, et il fallait bien, ici je parle en homme du XIXe siècle, que la raison préparât son émancipation.
Orthodoxe ou hérétique, chrétienne ou profane, la théologie d'Abélard est une philosophie en matière de religion, une théodicée. Qu'en faut-il penser à ce titre et quelle en est la valeur scientifique? Ce serait un second examen qui se prolongerait sous cette nouvelle forme, et reprendrait une à une toutes les questions concernant la nature de Dieu, la création, le gouvernement du monde. Il suffira de quelques observations.
Les docteurs du moyen âge ne sont pas entièrement responsables des principes de leur philosophie religieuse. Ils ne l'ont ni inventée ni choisie, ils l'ont trouvée toute faite et reçue de la tradition. Ce n'est que lorsqu'elle modifie la doctrine chrétienne et dans la mesure où elle l'a modifiée, qu'ils peuvent être jugés comme penseurs et figurer en personne dans les annales de la philosophie. On ne peut leur demander compte que de ce qu'ils ajoutent ou retranchent aux croyances communes de l'Église; celles-ci constituent une doctrine, une école, qui n'est à vrai dire celle de personne, et qui n'est pas autre chose que le christianisme. Abélard chrétien n'a plus d'individualité, par conséquent plus d'importance. Ce qu'il pense ou dit à ce titre a moins de valeur que le plus simple, le plus modeste catéchisme. N'examinons donc pas, à propos de tel ou tel dogme qu'il adopte et reproduit, quelles sont les origines on les conséquences de ce dogme, et si telle ou telle théorie catholique porte des traces de platonisme ou ramène, par l'école d'Alexandrie, aux philosophies orientales. La théologie d'Abélard dans son essence est celle du monde contemporain.
Les exceptions sont rares dans l'Église; on compte peu de docteurs qui, en conservant les formes chrétiennes, aient innové au fond et introduit, à la faveur de l'orthodoxie dans les termes, une philosophie étrangère à la tradition. Dans les premiers siècles et parmi les Pères il se rencontre bien de ces hardis penseurs dont l'Église n'a pas toujours soupçonné la hardiesse, et qu'elle a de confiance admis ou laissés au nombre de ses docteurs, quelquefois rangés au nombre de ses saints. Plus tard, la tradition mieux fixée, la puissance ecclésiastique mieux établie, l'instruction et l'originalité philosophique en décadence, rendent la théologie de plus en plus uniforme et convertissent les écrivains en de simples metteurs en oeuvre qui exposent et disposent, prouvent et défendent, mais qui n'inventent plus. Seulement, par quelques détails, par le choix de certains arguments, par l'emploi de certaines citations, par l'attachement à certaines autorités, enfin par leur méthode d'exposition, ils se donnent un caractère et manifestent une tendance.
Facies non omnibus una, Non diversa tamen.
Ils sont chrétiens, mais dogmatiques, démonstratifs ou mystiques; et ils poussent la science religieuse dans telle ou telle voie qui la conduit, soit au quiétisme intellectuel, qui n'enseigne ni ne discute, soit au rationalisme chrétien, si goûté de nos pères, soit à l'absolutisme de principe de l'autorité, exclusivement admis par une école de ce temps-ci. Rarement ces différences importantes ont été, du VIIe au XVe siècle, poussées au point d'insinuer dans la foi des doctrines inconnues, et les hérésies même n'ont presque jamais produit de véritables nouveautés philosophiques. Dans toute cette longue période, il se produit peu d'hommes qui, tels que Scot Érigène, se soient fait un christianisme personnel, et qui, ressuscitant quelque philosophie payenne, l'aient couverte de la robe du lévite pour qu'on ne la reconnût pas. Ils ne sont pas plus communs ceux qui, comme saint Anselme, sans sortir du giron de l'Église, se sont mis à rechercher les fondements philosophiques des idées religieuses, et à démontrer rationnellement comment l'homme croit en Dieu. Il ne faut même pas tenir toujours grand compte aux écrivains de telle ou telle opinion inusitée, de telles ou telles conséquences singulières, qu'on peut apercevoir ou démêler dans leurs systèmes; ils n'ont pas toujours eu volonté ni conscience de penser ce qu'ils ont dit. Dans ces temps d'érudition, où les livres étaient rares et les idées plus encore que les livres, on dépendait beaucoup de l'auteur qu'on avait lu, on citait sans discernement, on copiait sans choix, et l'on empruntait aveuglément à des ouvrages contradictoires, à des sectes opposées, des opinions peu conciliables, dont on méconnaissait la portée, et que recommandait également leur antiquité commune. Le hasard, plus que le mouvement régulier des esprits, décernait successivement l'autorité à des écrivains différents, et tandis que la vogue du pseudo-Denys, qu'on croyait Denys l'Aréopagite, portait au mysticisme, l'engouement pour le consul Boèce ramenait au genre didactique et produisait la philosophie de l'école. Ce serait dénaturer les faits que de vouloir assigner une valeur philosophique à toutes les opinions, que de les représenter toutes comme les phases naturelles, comme les développements logiques de l'esprit humain. Pour être vraie, l'histoire même des systèmes ne doit pas toujours être systématique. Le moyen âge est rempli de choses fortuites, de singularités stériles, de tentatives insignifiantes, et les théologiens abondent en hardiesses qui ne mènent à rien, en assertions graves qui ne concluent pas, en erreurs qui n'égarent point. La foi domine l'ensemble et neutralise souvent ce qui n'est pas elle. Comme un corps sain et vigoureux, elle s'assimile quelquefois jusqu'à des poisons et n'en est pas plus altérée qu'affaiblie.
Gardons-nous donc d'aller relever dans Abélard tous les passages qui, logiquement analysés, conduiraient à des conséquences auxquelles il n'a jamais pensé; toutes les expressions qui, par voie de citation, lui sont venues de quelque doctrine qu'il n'a jamais connue, toutes les opinions épisodiques qu'il répète sur la foi d'un auteur, sans s'être jamais aperçu qu'elles fussent d'origine suspecte ou de nature incompatible avec la foi. Platonicien quand il cite le Timée, péripatéticien quand il cite Boèce, alexandrin par endroits, plus souvent disciple de l'Église latine, il n'entend pas être autre chose qu'un philosophe catholique, et les combinaisons d'idées hétérogènes qu'on peut ça et là signaler dans ses écrits ressemblent souvent à des centons plutôt qu'à un éclectisme. Il cite pour se montrer instruit, il commente pour paraître ingénieux, il concilie pour rester logique; mais la plupart du temps son travail porte moins sur les doctrines que sur les textes, et il entend expliquer et non compléter l'antiquité. Nous aimons à généraliser; nous excellons aujourd'hui à retrouver la filiation des idées et à voir, comme on dit, tout dans tout. Rien ne serait plus trompeur que de supposer à toutes les époques, que d'attribuer rétroactivement au temps passé la clairvoyance et l'universalité qui appartiennent au nôtre.
Une fois dit qu'Abélard est un théologien catholique et rationaliste, sa place est suffisamment marquée, son caractère suffisamment déterminé; on sait dans quelle école chrétienne il doit être classé, et nous croyons à cet égard nous être assez expliqué. Nous n'ajouterons que deux observations.
1º Les Allemands ne se renferment guère dans la réserve que l'on conseille ici. Un historien de la philosophie, Rixner, déclare qu'il y a dans la doctrine d'Abélard un fond de spinozisme, et il donne en preuve un tableau synoptique dressé par Fessler d'extraits divers d'Abélard et de Spinoza398. On se rappelle que déjà Caramuel accusait Abélard d'avoir retrouvé dans les ruines de l'antiquité la philosophie d'Empédocle, en soutenant que tout était Dieu et que Dieu était tout399, et en remettant au jour un panthéisme qui, pour cette époque, n'avait été signalé qu'en principe dans les doctrines de Bernard de Chartres et plus explicitement dans celles d'Amaury de Bène, condamné et, suivant quelques-uns, brûlé comme hérétique, mais placé par certains historiens au nombre des disciples d'Abélard.
L'accusation de panthéisme est une des plus faciles à lancer contre toute théologie. En traitant de Dieu, le langage humain, plus encore que la pensée humaine, manque rarement d'y donner prétexte. Toutefois le panthéisme s'accorde plus volontiers avec le réalisme exagéré, et le principe nominaliste, savoir l'individualisme absolu, paraît a priori inconciliable avec une doctrine qui noie tous les individus dans l'unité de la substance universelle. Abélard semblait donc plus qu'un autre à l'abri de l'accusation de panthéisme. Cependant les incohérences ne sont pas rares chez les philosophes, et de ce qu'une doctrine serait contradictoire il ne suivrait pas qu'elle fût invraisemblable.
Au premier abord, il semble que Rixner et Fessler ont raison. Le dernier a détaché de la seule Théologie chrétienne sept passages auxquels il oppose des passages correspondants et selon lui équivalents, qui sont les principes mêmes de l'Éthique de Spinoza. Mais quand l'analogie de doctrine serait dans ces citations cent fois plus évidente qu'elle ne nous semble, la démonstration ne serait pas concluante. Pour qu'il y ait panthéisme, il faut le dessein formé de ramener Dieu et le monde à l'unité et de nier la dualité qui résulte soit de la coéternité des deux principes, soit plutôt de la création substantielle; or, rien de semblable dans Abélard; jamais il n'y a songé, et j'ignore même s'il savait bien qu'une telle doctrine eût existé. Il croyait en Dieu et en la création; ses expressions sont positives dans ce sens. Dans le Dieu créateur, dit-il, «Moïse désigne le Père, c'est-à-dire la puissance divine, par laquelle tout a pu être créé de rien (Introd., lib. 1, p. 987). Le nom de Tout-Puissant est donné par l'Écriture au Père, quoique les autres personnes divines soient toutes-puissantes, parce que le Père étant inengendré existe par lui-même et non par un autre... tandis que tout le reste ne peut être que par lui (Theol. Christ., lib. I, p. 1165). Il est dit des éléments que Dieu les créa et non qu'il les forma, parce que être créé se dit de ce qui est produit du non-être à l'être» (Hexam., p. 1366). Et d'ailleurs celui qui croit réellement en l'incarnation et en la rédemption ne peut rien avoir de commun avec Spinoza. Le panthéisme et le péché impliquent, le panthéisme et la damnation impliquent, le panthéisme et la rémunération impliquent. A quelque faible degré qu'un homme soit chrétien, il nie ipso facto le panthéisme.
Maintenant ne se peut-il pas faire qu'un théologien, contre son intention, à son insu, professe sur la nature de Dieu de telles idées que l'unité de substance en résulte logiquement? La doctrine chrétienne elle-même est-elle absolument exempte de formules et d'expressions qui se prêtent à de telles conséquences? On n'en peut absoudre, par exemple, le père Malebranche, qui dans la sincérité de son coeur exécrait le panthéisme, qui appelait Spinoza un misérable, son Dieu un monstre, son système une épouvantable et ridicule chimère, et qui a dit cependant: «Dieu n'est pas renfermé dans son ouvrage, mais son ouvrage est en lui et subsiste dans sa substance.... C'est en lui que nous sommes400.» Toutefois c'est là une accusation inductive qu'on ne devrait admettre qu'avec grande réserve. Telle est la nature de l'esprit humain et celle de la Divinité que l'un ne peut guère raisonner sur l'autre avec un peu de suite sans laisser échapper des propositions qui semblent recéler le panthéisme. Prenons l'autorité la plus haute: «Je suis l'être,» dit le Seigneur dans l'Écriture, «je ne change point» (Exod., III, 14. —Malach., III, 6). Supposons que ces passages soient isolés, que rien ne les commente, ne les explique, ne les modifie, et essayons, en les prenant dans un sens absolu, de les concilier avec la création; aucune subtilité n'y réussira. «La vie est en Dieu,» dit saint Jean, «nous demeurons en lui.... Il nous a donné de son esprit» (I, 4; IV, 13). «Nous vivons en Dieu,» dit saint Paul aux Athéniens, «en lui nous nous mouvons et nous sommes» (Act., XVII, 28). Ces mots sont la devise et comme l'axiome fondamental du spinozisme, et qui pourtant oserait supposer que l'apôtre ait douté de la personnalité humaine et de la séparation substantielle entre le créateur et la créature?
On rencontrerait dans les Pères, dans les théologiens, dans les philosophes les plus religieux, que vous dirai-je? dans le catéchisme, des propositions isolées qui présenteraient le même sens et les mêmes dangers. Saint Clément n'a-t-il pas écrit que Dieu est tout, et saint Augustin que tout est en Dieu, et que rien, pas même l'âme humaine, n'est hors de lui? «Celui qui est est indivisible,» dit Bossuet. «Dieu est tout, dit Fénelon.... Il est souverainement un, et souverainement tout.... Il est tellement tout être, qu'il a tout l'être de chacune de ses créatures.... O Dieu! il n'y a que vous.» «Dieu est tout être, dit Malebranche... toutes ses créatures ne sont que des participations imparfaites de l'Être divin.» «Dieu est infini en tout sens,» dit Bergier, et les catéchismes le répètent401. Prenez tous ces mots au sens littéral, et je vous défie d'en déduire la création et l'homme. C'est qu'il y a, en matière de théodicée, un vice peut-être irrémédiable dans le langage humain et dont Spinoza abusait pour construire le mensonge de son système.
Note 401: (retour) S. Clem. Al. Poedag., t. I.—S. Aug. Solil., l, IV; et de Duab. anim.—Bossuet, Élév. sur les Myst., 1re sem., élév. IV.—Fénelon, De l'exist. de Dieu, IIe part., c. II, IIe preuve; c. v.—Bergier, Dict. de Théol., art. Dieu, II, 2°—Voyez l'ouvrage intitulé Théorie de la raison impersonnelle, par M. Bouillier, c. XVII.
Si l'on appliquait cette critique aux philosophes scolastiques, elle ressortirait bien plus évidente encore. Croyants fidèles pour la plupart, ils ne s'inquiètent guère des extrêmes conséquences de leurs doctrines, et de même qu'on les voit, sans préméditation ni scrupule, donner souvent des armes à l'idéalisme ou au scepticisme qui les inquiètent peu, on les voit quelquefois, dans leurs effusions pieuses sur l'immensité de l'Être divin, anéantir innocemment sa personnalité et sa liberté mystérieuses, et avec elles la personnalité et la liberté si claires de l'homme. Les preuves se présenteraient en grand nombre. Bornons-nous à discuter quelques-unes de celles dont s'arme Fessler contre Abélard.
La première est cette proposition que la divine substance est absolument indivisible (omnino individua), absolument sans forme (omnino informis), n'ayant besoin de rien d'autre qu'elle, se suffisant à elle-même, ayant tout par elle-même, ne tenant rien d'un autre qu'elle. Ce sont là, je crois, des propositions reçues en théologie, en philosophie même; une seule aurait besoin d'explication dans un autre livre que celui-ci, c'est celle qui porte que la Divinité est informe. Nous savons qu'elle signifie que la distinction de la matière et de la forme est inapplicable à Dieu; et certes il n'y a rien là que de fort innocent.
Informis Deus est formarum forma vigorque402.
A ces propositions, Fessler assimile celles par lesquelles Spinoza définit la substance. La substance est ce qui est en soi, ce qui se conçoit par soi, ce dont le concept n'a besoin du concept d'aucune autre chose. D'où résulte qu'il ne peut y avoir deux substances et que toute substance est nécessairement infinie403.
J'avoue que le rapport logique m'échappe. Abélard parle de la substance divine, Spinoza de la substance en général. Quand ce que dit ce dernier serait vrai ou plausible, faudrait-il en charger Abélard, dont le but est précisément de spécifier la substance divine, de déterminer ce qu'elle est et ce qu'elle n'est pas, de la distinguer de toute autre substance? C'est la substance incréée qu'il décrit; car il ajoute aussitôt: «Les créatures, au contraire, quelque excellentes qu'elles soient, ont besoin de l'adjonction d'une autre chose qu'elles, et ce besoin atteste leur imperfection» (Theol. Chr., p. 1265). Qu'Abélard ait tort ou raison, qu'importe donc que Spinoza applique à la substance en général ce qu'Abélard dit privativement de la substance particulière de Dieu? Ne savons-nous pas que l'artifice de Spinoza est de prendre à peu près la définition cartésienne de la substance, et en montrant ou tentant de montrer que cette définition n'admet ni limite, ni distinction, ni multiplicité, d'en conclure qu'elle suppose une seule et même substance pour toute substance, et par conséquent une substance illimitée, en telle sorte que celle-ci soit la seule Divinité et que la Divinité soit la seule substance? Pour que la racine du spinozisme fût dans Abélard, il faudrait la montrer dans sa définition de la substance en général qui n'est point ici rapportée, et non dans celle de la substance divine en particulier; il faudrait prouver que Spinoza et lui définissent de même la première, et non que Spinoza définit la seconde à peu près comme Abélard définit la première.
Dana son second extrait, Fessler remarque qu'Abélard a répété ce principe des théologiens: Rien n'est en Dieu qui ne soit Dieu même, et que voulant le développer, il ajoute que tout ce qui existe dans la nature est éternel, et alors c'est Dieu, ou est né du principe suprême, qui est Dieu, rien n'étant par soi, hors ce par quoi tout existe. Or, Fessler a lu dans l'Éthique qu'aucune substance autre que Dieu ne peut être donnée ou conçue, que tout ce qui est est en Dieu, que l'essence des choses produites par Dieu n'enveloppe pas leur existence et que Dieu n'est pas seulement la cause efficiente de l'existence des choses, mais encore de leur essence404. De là résulte pour le critique l'analogie des doctrines.
Il me semble qu'il en résulte leur différence. D'abord, la citation d'Abélard est tronquée. Ce qui vient après le principe rien n'est en Dieu qui ne soit Dieu; n'est que la majeure destinée à prouver ce principe et non la preuve directe du principe. En effet, dit le philosophe, toute chose ou est éternelle, c'est-à-dire Dieu même, ou a commencé et vient de lui, ab eo sumens exordium. Or, si la sagesse, la puissance ou tout autre attribut de Dieu a commencé, Dieu a pu être sans la sagesse, sans la puissance, ce qui répugne; les attributs de Dieu sont donc éternels, c'est-à-dire qu'ils sont Dieu même. (Ibid., p. 1263.) De bonne foi, comment voir dans ce raisonnement aucun tendance à identifier toute substance en Dieu, et à conclure que Dieu est la cause de l'essence des choses, de ce que rien et par conséquent aucune essence ne peut être conçue sans Dieu405? Car cette dernière proposition est la preuve donnée par Spinoza. Qu'on dise, si l'on pense comme lui, que la division d'Abélard entre ce qui est éternel et ce qui a commencé ayant Dieu pour principe, est futile et vaine, et que les choses particulières, n'étant que les modes par lesquels les attributs de Dieu s'expriment d'une façon déterminée, sont une dépendance nécessaire de ces attributs eux-mêmes coéternels et consubstantiels à Dieu; on en est le maître, à la charge pourtant de rencontrer de redoutables contradicteurs. Mais parce qu'on n'admet pas une division, taxer de l'avoir niée celui qui l'a établie, c'est une argumentation étrange, et nulle preuve même apparente n'est donnée qu'Abélard ait confondu la cause universelle avec la substance universelle, ce qui est le panthéisme.
2° Passons à une seconde observation. Lorsqu'on a le malheur d'admettre le principe de l'unité de substance, c'est une conséquence forcée que cette substance constamment identique à elle-même, immutable pour toute cause externe, soumise à sa nature comme à sa loi, soit nécessairement tout ce qu'elle est, fasse nécessairement tout ce qu'elle fait; d'où il suit que Dieu n'est pas une cause libre, mais une cause nécessaire, et grâce à l'unité de substance, toute liberté disparaît du monde: conclusion inévitable des principes du spinozisme. Nous ne retrouvons pas ces principes dans Abélard; nous n'y devons pas retrouver les conséquences.
Cependant on ne saurait contester qu'il n'ait limité la liberté de Dieu par sa propre nature, et hasardé sur ce sujet difficile diverses propositions dont à toute force Spinoza offre quelques analogues. Mais elles ne sont pas dans Abélard au nom des mêmes principes; ce n'est pas l'axiome éléatique de l'Un et de l'Être qui lui a inspiré l'espèce de fatalisme divin qu'on peut lui attribuer. Ce qu'on appelle la liberté de Dieu souffre en effet quelques difficultés indépendantes des principes du panthéisme. L'être immutable peut-il faire autrement qu'il ne fait? L'être infiniment juste peut-il rien faire d'autre que ce qui est infiniment juste? L'être parfait ne fait-il pas toujours le mieux à faire? Et par conséquent, si Dieu existe, ne suit-il pas de sa toute-puissance, de son immutabilité, de toutes ses perfections, que tout ce qui se fait ne se faisant que parce qu'il l'a voulu, il ne pouvait vouloir autre chose que ce qui se fait, et que ce qui se fait est ce qui pouvait se faire de plus digne de lui, de plus conforme à sa sagesse, à sa justice, à sa bonté? La nature de Dieu étant la perfection, il ne saurait agir que conformément à sa nature ou à la perfection; et comme il est toujours égal à lui-même, son oeuvre est digne de lui.
Ce raisonnement a évidemment touché Abélard, et sans rapporter les cinq passages que Fessler donne en preuve, nous avons assez longuement analysé la théodicée de notre auteur pour qu'on s'en rappelle à cet égard les remarquables conclusions; mais loin de procéder du spinozisme, elles découlent assez naturellement de la notion orthodoxe que toute religion donne de la Divinité. Il est certain qu'Abélard reconnaît ces deux principes:—-Dieu ne faisant que ce qu'il doit faire, il faut qu'il fasse ce qu'il fait.—Tout ce que Dieu fait est aussi bien que possible, omnia a Deo tam bona fiunt quantum fieri possunt.
Mais ce n'est point cette fois à Spinoza qu'il faut comparer Abélard, c'est à Malebranche et à Leibnitz. Sa doctrine n'est pas le panthéisme, mais l'optimisme. C'est Malebranche qui a dit: «Dieu peut ne point agir, mais s'il agit, il ne se peut qu'il ne se règle sur lui-même, sur la loi qu'il trouve dans sa propre substance.... Dieu veut faire son ouvrage le plus parfait qui se puisse.... mais aussi Dieu veut que sa conduite aussi bien que son ouvrage porte le caractère de ses attributs.... Dieu lui-même est la sagesse; la raison souveraine lui est coéternelle et consubstantielle, il l'aime nécessairement, et quoiqu'il soit obligé de la suivre, il demeure indépendant406.»
C'est Leibnitz qui a dit: «La suprême sagesse jointe à une bonté qui n'est pas moins infinie qu'elle, n'a pu manquer de choisir le meilleur.... Il y aurait quelque chose à corriger dans les actions de Dieu, s'il y avait moyen de mieux faire.... S'il n'y avait pas le meilleur, optimum, parmi tous les mondes possibles, Dieu n'en aurait produit aucun407.»
Telle est cette doctrine si belle, qu'elle est admirée de ceux qui la combattent. L'exemple d'Abélard qui lui-même ne l'avait pas inventée, mais qui l'a remarquablement exposée, nous prouve qu'elle n'est pas entièrement nouvelle; et nouvelles ne sont pas non plus les objections qu'elle encourt. On s'est étonné avec raison que saint Bernard ne l'ait pas comprise dans ses véhémentes censures. Mais le concile l'avait condamnée, car Abélard a l'air de la rétracter dans son Apologie408. Il paraît en effet aussi difficile de la concilier chrétiennement avec la liberté et la toute-puissance de Dieu, que d'accorder la doctrine opposée avec sa perfection, sa justice et sa bonté. L'Église n'a point résolu par un ensemble de décisions canoniques ces questions redoutables. Mais elle est loin d'avoir autorisé les solutions d'Abélard. Nous voyons que deux contemporains de celui-ci s'élèvent contre sa doctrine, «doctrine,» dit l'un d'eux, Hugues de Saint-Victor, «que des esprits enflés d'une vaine science s'efforcent aujourd'hui d'accréditer;» et l'autre, qui fut peut-être son disciple et qui a fait aussi ses Livres des Sentences, Robert Pulleyn, sait très-bien demander comment Dieu étant immutable, les efforts des saints peuvent servir à les sauver, comment, s'il n'a pu faire autrement qu'il n'a fait, notre reconnaissance lui est due409. Ces difficultés et de plus grandes encore pourraient être développées, si nous traitions le fond de la question, mais ce n'est pas moins que celle de la Providence et du libre arbitre, de la justice divine et de l'existence du mal, c'est-à-dire le plus formidable problème et de la religion et de la philosophie. Il nous suffit d'avoir rappelé comment Abélard le considère et le croit résoudre. L'analyse ultérieure de ses ouvrages nous fera connaître plus profondément encore sa solution. Seulement, quelle qu'elle soit, elle est digne des plus nobles esprits, et elle ne dépare paa les doctrines du philosophe infortuné qui, sous les coups d'une destinée cruelle, proclamait encore en l'adorant la perfection de Dieu réfléchie dans son oeuvre, et qui, les yeux en pleurs, au souvenir de saint Bernard, au souvenir peut-être d'Héloïse, disait encore: «Tout est bien.»
CHAPITRE VI.
SUITE DE LA THÉODICÉE.—Commentarii super S. Pauli epistolam ad Romanos.
La Trinité est l'idée la plus haute que le christianisme ait mise dans le monde. Les questions ordinaires de la théodicée ne touchent généralement les attributs divins que dans leurs rapports avec la création, et surtout avec l'humanité. Mais la Trinité est, pour ainsi parler, une question plus désintéressée, où l'esprit semble aspirer à connaître la Divinité pour elle-même; ce n'est qu'a posteriori que des réflexions ultérieures ou les enseignements de l'Église nous révèlent comment des distinctions, d'abord toutes spéculatives entre les personnes divines, peuvent se lier tant à l'action de Dieu sur le monde et sur l'homme qu'aux dogmes mystiques de l'incarnation et de la mission du Christ; et alors des questions métaphysiques l'esprit passe peu à peu aux questions morales. Avant d'étudier l'ouvrage qu'Abélard a consacré à celles-ci, ou son Éthique, recherchons comment il a traité et résolu les questions intermédiaires. Nous avons vu ses deux grandes Théologies aboutir à une doctrine de la prescience et du libre arbitre. L'ordre des idées amène ici naturellement la question générale du salut par la rédemption, antécédent nécessaire de la morale, et cette question est étudiée dans un ouvrage important dont la lecture est peu attrayante, mais qui abonde en vues singulières et en opinions caractéristiques, C'est un commentaire verset par verset et presque mot par mot de l'épître aux Romains. Ici est la place de cet écrit, car l'Introduction à la Théologie s'y trouve rappelée, et la théologie morale, ou l'Éthique, à laquelle il est fait plus d'un renvoi, y est annoncée410.
Note 410: (retour) Magistri Petri Aboelardi Commentariorum super S. Pauli Epistolam ad Romanos, Libri V. Ab. Op., p. 401-725. C'est aussi l'avis des auteurs de l'Histoire littéraire (t. XII, p. 117). Abélard réserve une question, celle de la différence entre le vice de l'âme et le péché, à son Éthique, et elle y est en effet traitée. (Comm. in ep. ad Rom., I. II, p. 560, et Eth., c. ii et iii, p. 628 et 629.) Il cite souvent sa Théologie comme un ouvrage antérieur, p. 513, 515, 516, etc., et les citations même indiquent que cette Théologie est l'Introduction. Nous supposons que ce commentaire a été composé après l'Introduction, mais avant les cinq livres de la Théologie chrétienne
L'ouvrage ne saurait être méthodique. Les questions y viennent comme les présente le texte de saint Paul; l'auteur entremêle la philosophie, la théologie, la morale, l'interprétation du texte, et même les remarques historiques. Nous élaguerons les détails pour isoler quelques points essentiels, en le laissant presque toujours parler lui-même.
Comme toute composition de l'art de la parole, dit-il, l'Écriture-Sainte veut instruire ou émouvoir. On peut diviser en trois l'Ancien Testament. Le Pentateuque enseigne d'abord les commandements du Seigneur. Les livres de prophéties, d'histoires, et tout le reste, ont pour but d'exhorter à suivre ces commandements, mais les uns par des avertissements, les autres par des exemples. De même dans le Nouveau Testament, «l'Évangile est la loi, il enseigne la forme de la véritable et parfaite justice.» Les Épîtres et l'Apocalypse excitent à l'obéissance à l'Évangile. Les Actes des apôtres, ainsi que la narration évangélique, contiennent les récits sacrés. Ainsi les Épîtres sont plutôt encore un conseil qu'un enseignement. «Dans une cité, il est des biens qui tendent à la conservation, d'autres à l'accroissement. Ainsi le remarque Jules à la fin du second livre de sa Rhétorique411. A la conservation appartiennent les choses nécessaires, les champs, les bois. Les autres sont moins nécessaires, mais plus belles, comme les édifices, les trésors, la puissance même.» Ainsi peut-être, avec ce qu'enseignent les évangiles sur la foi, la charité et les sacrements (sujet de l'Introduction à la théologie), le salut était assuré; même, sans y ajouter ce qu'ont établi les apôtres, ni les canons, ni les décrets, ni les règles monastiques, ni les écrits des saints. Mais Dieu a voulu toutes ces choses pour orner, «pour agrandir l'Église, qui est comme sa cité, et pour garantir plus sûrement encore le salut de ses citoyens.»
Note 411: (retour) Ce Jules est probablement Julius Severianus, qui vivait un peu avant Sidoine Apollinaire, ou même sous Adrien. Il avait composé un ouvrage intitulé: Syntomata sive praecepta artis rhetoricae. (Antiqui Rhetorea latini a Fr. Pithaei bibliotheca olim editi, A. Capperonier, un vol. in-4º, p. 320 Voy. aussi Fabricius, Bibl. lat., t. III, p. 759.)
L'épître aux Romains a pour objet de «rappeler les Romains, anciens gentils, ou juifs convertis, qui, dans une orgueilleuse contention, se disputaient le premier rang, à la véritable humilité et à la concorde fraternelle.» Ce qu'elle fait de deux manières, en amplifiant les dons de la grâce divine, en atténuant les mérites de nos oeuvres; et cette épître a été placée la première, parce qu'elle est dirigée contre le premier des vices, l'orgueil412.
L'existence de ce Commentaire et celle de beaucoup d'autres qui furent composés dans ces temps-là, prouve qu'au moyen âge l'Écriture était loin d'être négligée comme on l'a dit quelquefois, et que les auteurs n'étaient pas tellement infatués des autorités de seconde main, qu'ils n'éprouvassent le besoin de se retremper sans cesse aux sources pures de la parole divine. Abélard en particulier a toujours paru attacher le plus haut prix à la lecture des saints livres. Dans une longue et curieuse lettre où il donne à l'abbesse du Paraclet des instructions pour son couvent, il veut que les religieuses s'adonnent à cette étude. «L'Écriture-Sainte est le miroir de l'âme. Celui qui vit en la lisant, qui profite en la comprenant, s'habitue à connaître la beauté de ses moeurs ou à en découvrir la difformité, et s'attache ainsi à accroître l'une comme à écarter l'autre.... Mais celui qui contemple l'Écriture sans la comprendre, la tient comme un aveugle devant ses yeux; c'est un miroir où il ne peut se reconnaître. Il ne cherche pas dans l'Écriture cette instruction pour laquelle uniquement elle est faite, et comme un âne attaché à une lyre, il reste ainsi oisif devant le livre. Il est à jeun, il a devant lui le pain, et il ne se nourrit pas. Cette parole de Dieu, que son intelligence ne s'assimile point, que l'enseignement ne porte point à sa bouche, est pour lui un aliment inutile; il ne s'en sert pas.... Il prie ou il chante en esprit, celui qui ne fait que former des mots par le souffle de ses lèvres, et n'y ajoute pas l'intelligence mentale.... L'oraison même est alors sans fruit.... il faut que celui qui prie soit pénétré et enflammé par l'intelligence des paroles qu'il adresse à Dieu.... C'est par une suggestion de l'ennemi des hommes que dans nos monastères on ne fait aucune étude pour l'intelligence des Écritures; on n'y apprend qu'à chanter et à former des mots articulés, non à les comprendre, comme s'il était plus utile de faire bêler les brebis que de les faire paître413.»
Suivant l'épître aux Romains, si les juifs ont reçu l'ancienne loi, les oeuvres de cette loi sont insuffisantes pour le salut; si cette loi a manqué aux Gentils, une autre était gravée dans leurs coeurs, qu'ils devaient connaître et qu'ils auraient pu suivre. Tous ont eu leur révélation, et à tous Jésus-Christ a été nécessaire. Ce thème conduit à faire ressortir l'éclat de la lumière naturelle, comme à montrer ce qu'il peut y avoir d'étroit et d'impuissant dans les formalités d'un culte extérieur, pratiqué sans intelligence et sans vertu. C'est là le côté philosophique de cette épître, comme du génie de saint Paul. Par là il est l'apôtre des Gentils, c'est-à-dire au fond l'apôtre de la raison humaine et le promoteur d'une certaine liberté religieuse. Le côté purement chrétien, c'est le tableau des égarements de la raison humaine, infidèle à sa révélation primitive, et de la dégradation morale où est tombé le monde païen, ses philosophes en tête; c'est le développement des causes qui rendent nécessaire de se donner à Dieu et à la vérité, sans écouter l'irréflexion présomptueuse de ceux qui croient trouver dans les pratiques prescrites aux Hébreux l'infaillible moyen de se sauver à peu de frais. Ainsi s'élèvent sur les ruines d'un double orgueil, au-dessus de toutes les oeuvres humaines, essentiellement imparfaites et corrompues, le dogme sauveur de la rédemption et la vertu tutélaire de la foi.
C'est bien là de la religion raisonnée; l'épître aux Romains est un des plus beaux monuments du véritable rationalisme chrétien. L'accusation dirigée contre les Gentils, par exemple, est essentiellement une apologie de la raison humaine. Ils se croyaient, dit Abélard, moins répréhensibles, ou même tout à fait excusables, de n'avoir pas servi Dieu, qu'ils ne pouvaient connaître, faute d'une loi écrite. Mais le Seigneur, sans que rien fût écrit, leur était connu précédemment par la loi naturelle; il les avait mis sur la voie d'une notion de lui-même, et par la raison qu'il leur avait donnée, et par ses oeuvres visibles. Ils avaient donc pu savoir et penser la vérité. «On trouve dans les ouvrages des philosophes qui étaient les maîtres des nations, beaucoup de témoignages évidents en faveur de la Trinité, que les SS. Pères ont soigneusement recueillis pour recommander notre foi contre les attaques des Gentils. Et nous aussi, nous avons rapporté la plupart de ces témoignages dans notre petit ouvrage de théologie414.» En effet, la création avait manifesté ce qu'il y a d'invisible en Dieu, c'est-à-dire l'unité et la Trinité; car par la qualité d'un ouvrage on peut juger de l'habileté d'un ouvrier. Or, l'habileté de Dieu, c'est-à-dire les dons ou les attributs que suppose son ouvrage, c'est, d'une part, l'unité de sa nature, attestée par l'harmonie universelle, et, de l'autre, la puissance, la sagesse et la bonté, «qui sont les trois choses dans lesquelles je crois que consiste toute la distinction trinitaire.» Remarquez que saint Paul dit: «Ce qui se connaît de Dieu est révélé en eux; Dieu le leur a révélé (I, 19).» Le révélé, c'est la raison; le connu, c'est ce que manifestent les oeuvres visibles, ce que leur a manifesté la création; c'est, selon le texte, ce qu'il y a d'invisible en Dieu, invisibilia ipsius, savoir, sa puissance éternelle et sa divinité, sempiterna ejus virtus et divinitas415.
Note 415: (retour) Comm., p. 514-516. Ni le texte de saint Paul, ni même le développement auquel se livre Abélard, ne fait ressortir du spectacle du monde la connaissance du Saint-Esprit. Rien donc n'indique que saint Paul ait pensé que la Trinité fût révélée aux païens. Le verset paraît signifier seulement que la création du monde a dû manifester à la connaissance ce qu'il y a d'invisible en Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, c'est-à-dire qu'il y a une puissance éternelle et que la puissance éternelle, c'est Dieu. On a vu ailleurs que certains docteur, par divinité, θειότης, entendaient le Saint-Esprit. (C. iv, p. 312.)
Insensibles à cette révélation universelle, les Gentils n'ont point glorifié Dieu, et Dieu les a livrés à leurs passions. «Ce n'est pas cependant de tous les philosophes soumis à la seule loi naturelle que doit s'entendre cette malice et cet aveuglement, la plupart ayant été dignes d'être reçus de Dieu, tant par leur foi que par leurs moeurs, comme le gentil Job416, et quelques-uns peut-être des philosophes qui menèrent la vie la plus pure avant la venue du Seigneur.» C'est pour eux, selon saint Jérôme, qu'a été dite cette parole, que Dieu moissonne où il n'a pas semé. Cependant saint Paul ne fait pas d'exception, il prononce une condamnation générale contre tous ceux qui ont trop présumé de leur sagesse. Pour apaiser l'orgueil des Romains gentils, il lui suffisait de montrer que les philosophes avaient eu connaissance de Dieu, et que ces maîtres mêmes de la foi, magistros fidei, avaient gravement failli, au point de tomber dans l'idolâtrie.
Ces idées sont hardies, et Abélard semble devancer les raisonnements du XVIIIe siècle sur le salut de Socrate et de Marc-Aurèle. Au reste, il a régné longtemps sur ce point dans l'Église une assez grande liberté de penser, et peut-être les temps modernes se sont-ils montrés plus rigides que les premiers siècles. Ne citons pas les Pères, Clément d'Alexandrie, saint Justin, saint Augustin lui-même; mais au temps d'Abélard, Richard de Saint-Victor, qui enseignait dans une école opposée, pensait que la raison naturelle pouvait s'élever jusqu'à la Trinité; on a vu ailleurs qu'un autre de ses contemporains, l'archevêque Hugues, donnait la même portée au verset qu'il discute ici, et Albert-le-Grand, qui le discute à son tour, résout par l'affirmative la question que saint Thomas décide en sens contraire: La Trinité peut-elle être connue par la raison naturelle417?
C'est donc un principe à la fois chrétien et philosophique qu'une révélation identique dans sa source et dans son objet, mais diverse en étendue, en clarté, en puissance, a, pour ainsi dire, embrassé l'humanité entière, et que, devant cette loi universelle, l'humanité est universellement, bien qu'inégalement responsable des violations qu'elle en a commises. Je doute que ce principe, même dans les termes où le pose Abélard, eût été de tout temps accepté par l'Église; mais il a reparu à diverses époques dans son enseignement, et on peut remarquer qu'après avoir été au dernier siècle, sous la forme philosophique de religion naturelle, dirigé comme une arme offensive contre le christianisme, il est maintenant employé souvent comme une arme défensive par les récents apologistes du christianisme. C'est au fond la doctrine de l'Essai sur l'Indifférence, et l'on sait que ce livre a fait école. Mais on ne saurait méconnaître que le même principe puisse être tourné en des sens bien divers, et donner naissance à des conséquences opposées. Abélard est sur la voie de ceux qui en ont fait sortir l'incrédulité; il est loin de le savoir pourtant, et ne prétend que fortifier la foi par un double caractère d'universalité et de perpétuité. Il croit avoir donné une basé plus large à la doctrine du salut. C'est en effet cette doctrine qu'il expose ici, en la poursuivant dans une foule de questions qu'elle soulève, et qu'il traite ou qu'il ajourne à d'autres ouvrages418. Son idée fondamentale, c'est que chacun est jugé selon la vérité, loi identique de tous, et selon sa participation à la connaissance de cette divine vérité. Les oeuvres ne sont que des preuves de l'intention, et l'intention seule est innocente ou coupable. Devant Dieu elle est réputée pour le fait. L'issue du jugement est inconnue en ce monde. Ce jugement se prononce pour chacun à la mort, il se prononcera pour tous à la fin du monde. Cependant ceux qui ont été trouvés purs avant le dernier jugement, ceux dont la vie est parfaite, acquittés avant ce jour suprême, seront assis auprès du Christ; ils partageront sa gloire; juges comme lui, tranquilles sur eux-mêmes, ils jugeront les autres. Mais c'est à la condition d'avoir observé, non par des oeuvres purement extérieures, mais de coeur et de volonté, soit la loi naturelle, soit la loi écrite. Il est vrai que, depuis l'Évangile, en ce temps d'amour plus que de crainte, la justification gratuite est promise, c'est-à-dire que la justice ne vient pas de nos mérites, mais de la grâce de Dieu. Par le Christ propitiateur, Dieu offre la rédemption à ceux qui croiront en lui.
Ici s'élève la plus grande question. Qu'est-ce que cette rédemption par le Christ, ou comment son sang peut-il nous justifier, nous qui semblerions plus punissables, après avoir commis le crime du serviteur infidèle, le crime de la mort du Seigneur innocent?
«Et d'abord par quelle nécessité Dieu s'est-il fait homme pour nous racheter en mourant suivant la chair, ou de qui nous a-t-il rachetés, comme d'un maître qui nous tint captifs par justice ou par puissance? De quelle justice, de quelle puissance nous a-t-il affranchis? Qui a-t-il prêché pour le décider à nous relâcher? On dit qu'il nous a rachetés de la puissance du diable. Par la transgression du premier homme, qui s'était volontairement soumis à son obéissance, le diable aurait eu comme un certain droit de le tenir en sa possession et en sa puissance, et il l'y tiendrait encore si le libérateur n'était venu. Mais puisque le Seigneur a délivré les seuls élus, quand le diable les a-t-il possédés? Jamais, ni dans le siècle du Messie, ni dans le siècle futur, ni aujourd'hui. Ce pauvre qui reposait dans le sein d'Abraham, est-ce que le diable le torturait comme le riche damné, et quand même il l'aurait tourmenté moins, avait-il domination sur Abraham lui-même et le reste des élus?... Ce droit de possession sur l'homme, le diable ne pouvait l'avoir que si par hasard il avait reçu l'homme pour le tourmenter. Dieu l'ayant permis, ou même le lui ayant livré. D'où viendrait d'ailleurs le droit? Si le serviteur ou l'esclave d'un maître séduisait un de ses compagnons, l'entraînait à la désobéissance, le séducteur ne serait-il pas plus coupable aux yeux du maître que le séduit, et par quelle injustice la premier acquerrait-il privilège et domination sur le second? Il serait plus juste que ce fût celui-ci qui eût sur l'autre un droit de vengeance. D'ailleurs le diable n'a pu donner à l'homme cette immortalité qu'il lui a promise pour le séduire, comment donc aurait-il le droit de le retenir? Il ne l'aurait pu faire que par la permission de Dieu, qui lui aurait livré l'homme comme à son geôlier ou à son bourreau.
«L'homme n'avait péché que contre le Seigneur; or, si le Seigneur voulait lui remettre le péché, comme il l'a fait pour la vierge Marie, comme avant sa passion le Christ l'a fait pour beaucoup d'autres, pour Marie Magdeleine, pour le paralytique; ne pouvait-il dire à l'exécuteur de sa justice (tortori suo): Je ne veux pas que tu le punisses plus longtemps. Dieu cessant de permettre le supplice, aucun droit ne restait à l'exécuteur; s'il s'était plaint, s'il avait murmuré, il eût été convenable que le Seigneur lui répondit: Est-ce que ton oeil est mauvais parce que je suis bon? (Math., xx, 15.) Le Seigneur n'a pas fait injure au diable, lorsque de la masse pécheresse il a pris une chair pure et s'est fait un homme exempt de tout péché; cette conception sans péché, cet homme ne l'a pas obtenue par ses mérites, mais par la grâce du Seigneur, qui s'est revêtu de son humanité. Est-ce que la même grâce, si elle avait voulu remettre aux autres hommes leur péché, n'aurait pu les libérer ainsi de leur peine?... Quelle nécessité donc, ou quelle raison, ou quel besoin, lorsque d'un seul regard (sola visione sua) la miséricorde divine aurait pu délivrer l'homme des mains du diable, quelle cause, dis-je, a voulu que, pour nous racheter, le fils de Dieu fait chair souffrit tant de privations et d'opprobres, le fouet, le crachat, enfin la cruelle et ignominieuse mort de la croix, au point d'endurer le supplice patibulaire avec des méchants? Comment aussi l'apôtre dit-il que nous sommes justifiés ou réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils, quand Dieu aurait dû se courroucer d'autant plus contre l'homme que les hommes avaient été plus coupables de crucifier son fils que de violer dans le paradis son premier commandement en goûtant un seul fruit?... Que si ce péché d'Adam fut assez grand pour ne pouvoir être expié que par la mort du Christ, quelle expiation aura l'homicide commis contre le Christ et tant et de si grands attentats consommés contre lui et contre les siens? Est-ce que la mort d'un fils innocent a tellement plu à Dieu qu'elle l'ait réconcilié avec nous, qui avons commis le péché, cause de la mort de ce fils innocent?...
Donc, à moins que ce péché, le plus grand de tous, ne fût commis, il n'en pouvait pardonner un autre beaucoup moindre; il fallait la multiplication du mal pour qu'un si grand bien nous fût fait. En quoi, par la mort du fils de Dieu, sommes-nous devenus plus justes que nous ne l'étions auparavant, pour être dès lors libérés du châtiment? A qui le prix du sang a-t-il été donné pour qu'il y eût rédemption, si ce n'est à celui au pouvoir duquel nous étions, c'est-à-dire à ce Dieu même qui, ainsi qu'il vient d'être dit, nous avait livrés à son bourreau? Car ce ne sont pas les bourreaux, mais les seigneurs et maîtres des captifs qui composent ou acceptent la composition419. Comment enfin a-t-il, pour un certain prix, relâché ses captifs, si lui-même, auparavant n'avait exigé et fixé ce même prix auquel il les relâchait? Or, combien paraît cruel et injuste que l'on réclame pour prix le sang de l'innocent, ou que l'on se plaise en façon quelconque au meurtre de l'innocent; et plus encore, que le Seigneur ait pu avoir la mort de son fils pour si agréable, que par elle il ait été réconcilié avec le monde entier!
Note 419: (retour) «Componunt aut suscipiunt.» (p. 552.) On connaît l'usage du temps. Suivant une coutume d'origine germaine, pour un crime ou pour un délit, on pouvait se racheter moyennent un prix payé à celui qui en avait souffert, et peu à peu il avait été également établi qu'un prix serait payé à celui qui pouvait exercer une sorte de vindicte publique, c'est-à-dire au seigneur, enfin aux matins des captifs, domini captivorum. C'étaient ceux au pouvoir desquels passaient les délinquants.
«La solution de cette question, qui n'est pas médiocre, paraît être que nous sommes justifiés dans le sang de Jésus-Christ et réconciliés avec Dieu, en ce que par cette grâce singulière qu'il nous a manifestement faite en nous donnant son fils, qui a pris notre nature et qui a persisté jusqu'à la mort à nous instruire sous cette forme par sa parole et son exemple, il nous a plus étroitement attachés à lui du lien de l'amour, et qu'enflammée par un tel bienfait de la grâce divine, la vraie charité ne doit redouter pour lui aucune souffrance.... Après la passion, l'homme est devenu plus juste, c'est-à-dire plus aimant Dieu. Notre rédemption, c'est l'amour suprême du Christ pour nous, qui par sa passion non-seulement nous a délivrés de la servitude du péché, mais encore nous a acquis la liberté des fils de Dieu, afin que désormais nous accomplissions tout par amour plus que par crainte de celui qui nous a fait une grâce si grande, qu'une plus grande, à son propre témoignage, ne saurait être inventée.» (Jean, xv, 43420).
Nous touchons ici à une théorie de la rédemption, de toutes les pensées d'Abélard la plus téméraire. Avant d'y insister, parcourons diverses questions accessoires, graves pourtant, qu'il y rattache.
I. C'est le Fils qui a été incarné, mais l'a-t-il été seul? Tout dans l'Évangile semble montrer le Fils séparé un moment, par sa mission, du Père qui la lui donne; et cependant c'est un article de foi que dans la Trinité la substance est unique et les oeuvres communes. Abélard a déjà dit que dans l'incarnation la substance divine s'est en une seule personne uni la substance humaine; il a dit que tout ce que fait le Père, le Fils et le Saint-Esprit le font, et réciproquement421. Cependant il ne prétend pas que le Père et le Saint-Esprit se soient faits chair, aient éprouvé l'incarnation ou la passion, ce qui serait l'erreur de Praxéas, de Sabellius et des patripassiens, mais il dit que dans l'incarnation et le Père et le Saint-Esprit ont opéré, la puissance et la bonté divine ne pouvant être exclues de la Divinité. Lorsqu'un homme s'habille ou s'arme, beaucoup y coopèrent qui ne sont ni habillés ni armés. C'est à l'âme, comme motrice du corps, que sont rapportées toutes nos actions, et cependant tous les mots qui les expriment ne peuvent être attribués à l'âme en prédicats. On ne peut dire que l'âme mange ou se promène. C'est par cette subtilité qu'Abélard évite une hérésie contre laquelle il a protesté hautement422.
Note 422: (retour) Cf. Ad Helois. Apol., Op., p. 309, et ci-dessus, c. II, p. 193. Il dit ici (Comment., t. III, p. 633) qu'il traite la question dans son Anthropologie. Ce mot singulier que l'éditeur des oeuvres remarque, puisqu'il en corrige en marge l'orthographe, semble indiquer un ouvrage d'Abélard tout à fait inconnu. L'Anthropologie était, je crois, en ce temps là, la science du Dieu fait homme ou la solution de la question Cur Deus homo? Peut-être ce mot n'indique-t-il qu'une partie spéciale de l'une des Théologies.
II. Une seconde question qui dépend de la rédemption, cette première des grâces de Dieu, serait celle de la grâce en général et du mérite des hommes. Et d'abord en quoi réside le mérite? Dans la volonté seule ou dans la volonté et l'oeuvre? Mais tout cela est du ressort de l'éthique, et doit se trouver dans l'ouvrage qui porte ce titre423.
III. Heureux celui à qui Dieu n'a point imputé de péché, dit l'apôtre (iv, 8 et 9). Puis il s'interrompt et se demande si ce bonheur n'est que pour les circoncis; l'exemple d'Abraham répond. Sa foi lui fut imputée à justice avant qu'il eût reçu la circoncision; mais il avait la foi, et de la naît une question: Que faut-il penser du sort des enfants qui mouraient sous l'ancienne loi avant le huitième jour, celui où la circoncision était permise? C'est la même question qui s'élèverait au sujet des enfants qui mourraient avant qu'on ne pût les baptiser, parce que l'eau manquerait. «La sentence de damnation en ce cas paraît cruelle... mais nous en ce remettant à la Providence de tout ce qu'elle dispose, à la providence de celui qui seul sait pourquoi il a élu celui-ci, réprouvé celui-là, nous tenons pour immuable l'autorité de l'Écriture qu'il nous a donnée424.»
IV. Toutes ces questions en supposent résolue une bien plus grande. «Maintenant il nous faut en venir à cette vieille querelle du genre humain425, à cette question infinie (interminatam quoestionem), savoir, celle du péché originel, qui retombe, ainsi que le rappelle l'apôtre, de notre premier père sur sa postérité, et il faut, comme nous pourrons, travailler à la résoudre.
«Il est demandé d'abord: Qu'est-ce qu'on appelle le péché originel avec lequel chaque homme est procréé? Puis, par quelle justice le fils innocent est-il, pour le péché du père, traduit devant le plus miséricordieux des juges, ce qui ne serait pas approuvé devant des juges du siècle; et comment le péché que nous croyons déjà remis à celui qui l'a commis, ou déjà effacé dans les autres par le baptême, est-il puni dans les enfants qui n'ont pu consentir encore au péché? Comment ceux qui ne sont pas dans les liens de leur propre péché sont-ils damnés par le péché d'autrui, et comment l'iniquité du premier père les entraîne-t-elle plus sûrement à la damnation que de plus graves iniquités de leurs plus proches parents? Combien, en effet, il est cruel et contraire à la bonté de Dieu, qui aime mieux sauver les âmes que les perdre, de condamner pour le péché du père le fils que pour le sien propre sa justice ne sauverait pas426!»
Par le péché originel il faut entendre la peine du péché, car le péché en lui-même, celui de la volonté, n'est point imputable à qui ne peut encore user du libre arbitre, ni faire aucun emploi de sa raison. Par la définition des philosophes, le libre arbitre n'est que cette faculté de l'esprit de délibérer et de déterminer ce qu'il veut faire. Celui qui ne délibère pas actuellement, s'il est d'ailleurs apte à délibérer, ne manque pas du libre arbitre. Mais cette faculté, nul ne niera qu'elle ne manque aux petits enfants, ainsi qu'aux furieux et aux idiots; aussi ne sont-ils pas même soumis aux lois humaines. La justice, en effet, consiste à rendre à chacun ce qui lui revient, ni plus ni moins qu'il n'a mérité. Donner plus de bien ou infliger moins de mal qu'il n'en a été mérité, c'est grâce plutôt que justice. Or, maintenant, «qu'elle est grande, la cruauté que Dieu paraît montrer à l'égard des petits enfants, auxquels, sans trouver qu'ils aient rien mérité, il inflige la peine la plus grave, celle du feu infernal!» Saint Augustin ne permet pas d'en douter427. Cela ne semblerait-il pas, chez les hommes, de la dernière injustice? C'est qu'il est interdit aux hommes de venger leur propre injure, mais Dieu a dit: «A moi la vengeance.... c'est moi qui ferai justice.» (XII, 19; Deut. XXXII, 35.) Dieu, en effet, ne fait pas injustice à sa créature, de quelque façon qu'il la traite, ou bien les animaux, créés pour travailler dans l'obéissance des hommes, pourraient se plaindre et murmurer contre le créateur. Mais l'Évangile leur répondrait: «Est-ce qu'il ne m'est pas permis de faire ce que je veux?» (Math., XX, 15.) Et l'apôtre dirait: «Homme, qui es-tu, pour répondre à Dieu? Le vase se plaint-il au potier?» (IX, 20.)
Note 427: (retour) Cette opinion, quoique très-accréditée dans l'Église, n'est pas article de foi. On penche aujourd'hui vers une interprétation plus douce. La foi oblige seulement à croire que les enfants morts sans baptême sont privés du royaume des cieux. Au reste le passage donné comme de saint Augustin est extrait d'un ouvrage qui ne lui est plus attribué, mais à l'évêque Fulgence. (De Fide ad Petrum, t. VI, append.) Il s'exprime autrement et plus modérément ailleurs. Ep. 28, ad Heron.—Cont. Jul., V, XI.
«D'ailleurs, on ne saurait appeler mal rien de ce qui s'accomplit suivant la volonté de Dieu. Car nous ne pouvons discerner le bien du mal que par la conformité avec cette volonté même.» Aussi est-il des choses qui semblent très-mal, que nul ne s'ingère de condamner, parce que le Seigneur les a ordonnées, comme la spoliation des Égyptiens par les Hébreux. «Sans un ordre semblable, ceux qui tuèrent leurs plus chers parents pour avoir eu commerce avec des femmes madianites, passeraient pour des homicides plutôt que pour des vengeurs428. La distinction du bien et du mal réside tellement dans le décret de la volonté divine, que notre cri de tous les jours est: Que votre volonté soit faite! C'est lui dire: que tout soit ordonné pour le mieux; en sorte que le mal ou le bien dépend, suivant les temps, de ce qu'il ordonne ou de ce qu'il défend.... Les sacrements de l'ancienne loi, jadis en grande vénération, sont maintenant abominables.»
«Mais il ne suffirait pas d'absoudre Dieu de toute injustice dans la damnation des petits enfants, il faut aussi faire une part à sa bonté.» Or, d'abord, nous savons que la peine qui leur est réservée est la plus douce de toutes. Ils souffriront les ténèbres, dit saint Augustin, ce qui signifie qu'ils ne verront pas Dieu. Puis, n'est-il pas permis de penser que la mort avant le baptême n'emporte que ceux dont Dieu a prévu la méchanceté future? Cette sévérité envers des créatures qui n'ont rien fait, n'est-ce pas un salutaire exemple pour les pécheurs, et ne peut-il pas y avoir des raisons de famille, familiares causæ, qui rendent cet exemple nécessaire à leurs parents? N'est-ce pas pour ceux-ci une grande excitation à la continence, que la pensée que «leur concupiscence envoie incessamment tant d'âmes en enfer?»
Le péché originel en lui-même est la dette de damnation dont nous sommes tenus pour la faute de nos premiers parents. Nous avons tous péché en Adam, au sens du moins où l'on dit qu'un tyran vit dans ses enfants.
«Donc, direz-vous, il faut damner ceux qui n'ont point péché, grande iniquité; punir ceux qui ne l'ont pas mérité, grande atrocité. Oui, pour des hommes, et non pour Dieu; sans cela comment ne pas accuser Dieu pour avoir enveloppé les petits enfants dans la peine du déluge ou dans l'incendie de Sodome? Comment a-t-il permis l'affliction et le meurtre du bienheureux Job et des saints martyrs? Et comment enfin a-t-il livré à la mort son fils unique? Vous répondez par une dispensation très-avantageuse de sa grâce. Bien et finement dit! Les hommes aussi, par quelque dispensation d'une salutaire prudence, peuvent également affliger les innocents comme des coupables, et ne point pécher. Ainsi par exemple, à cause de la méchanceté d'un tyran, de bons princes ravagent et pillent ses terres et sont entraînés à faire du mal à de bons et fidèles sujets, liés à leurs maîtres par la possession et non par l'intention, le tout afin de pourvoir à l'utilité du plus grand nombre par le dommage du petit. Il peut aussi arriver que de faux témoins que nous ne pouvons confondre, imputent un crime à un homme que nous savons innocent, et ces témoignages, si toutes les formalités ont été remplies, nous forcent à frapper un innocent, afin, chose assez singulière, qu'en obéissant aux lois, nous punissions justement celui qui n'est pas justement puni, ce qui est commettre justement une injustice, après délibération compétente sur l'affaire, et pour ne pas nuire au grand nombre en épargnant un seul homme. De même, la damnation des petits enfants peut avoir plusieurs motifs des plus salutaires dans la dispensation divine, sans compter les causes que nous avons assignées.... Dieu est également irrité contre eux, ils ont été conçus dans le péché de la concupiscence charnelle, où sont tombés les pères eux-mêmes par la première transgression; une absolution spéciale est nécessaire à chacun d'eux, et la plus facile assurément a été instituée dans le baptême, sacrement où la foi d'autrui et la confession des parrains intercèdent pour le péché d'autrui dans lequel les enfants sont engagés. Celui qui est né dans le péché et qui ne peut encore satisfaire par lui-même est purifié par le sacrement de la grâce divine. Mais on doit trouver tout simple que ce qui est remis aux parents soit exigé des enfants, puisque la génération de la concupiscence charnelle transmet le péché et mérite la colère.... Il pourrait aussi arriver dans la vie qu'un pauvre qui aurait donné sa personne et ses enfants à un seigneur vint ensuite à gagner, par quelque acte de vertu ou à quelque prix, sa liberté et non celle de ses fils. Dieu a voulu que la nature nous offrit quelque chose d'analogue: de la semence de l'olivier, comme de l'olivier sauvage, il naît un olivier sauvage, ainsi que de la chair du juste, comme de celle du pécheur, il naît un pécheur; du froment purgé sans la paille, il naît un froment non purgé avec la paille; ainsi de parents purifiés du péché par le sacrement aucun enfant ne naît exempt de péché....
«Voilà pour le moment ce qu'il nous suffit de dire touchant le péché originel, moins à titre d'assertion que de simple opinion429.»
V. Du péché originel il faut passer au péché actuel. Saint Paul fait entendre plus d'une fois que la loi ancienne a favorisé le péché, c'est-à-dire apparemment a multiplié les occasions de le commettre. Mais comment la loi pouvait-elle être dite sainte et le commandement juste et bon, puisque même en les observant on ne pouvait être sauvé? C'est qu'à un peuple indocile et grossier ne pouvaient être donnés des commandements de perfection; il fallut d'abord lui apprendre à obéir. Quand nous domptons des bêtes de somme, nous ne commençons point par les charger de lourds fardeaux. Toutefois, on doit croire que ceux qui observaient les commandements par amour plus que par crainte, recevaient par une révélation spéciale ce qui pouvait leur manquer en perfection. En effet, l'inspiration a rendu évangéliques plusieurs hommes spirituels de l'ancien peuple, et ils ont prêché ou pratiqué le commandement de la loi nouvelle, savoir, l'amour des ennemis. Car c'est un commandement nouveau, novum mandatum, que celui-ci: Aimez vos ennemis comme je vous ai aimés. Ainsi que l'amour divin, notre amour doit être désintéressé. «Celui qui rechercherait son propre bien serait un mercenaire, quand même il ne tendrait qu'aux choses spirituelles. Le nom de charité ne devrait pas être prononcé, si nous aimions Dieu à cause de nous, c'est-à-dire pour notre utilité et pour cette félicité que nous espérons dans son royaume, plutôt que pour lui-même; nous placerions en nous, non dans le Christ, notre fin intentionnelle. Ceux qui sont dans de tels sentiments sont des amis de la fortune; l'avarice les soumet plus que la grâce.» C'est contre eux qu'il est dit: «Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous?» (Math., v, 46.) Aucune, car vous en aimeriez d'autres davantage s'ils vous étaient plus utiles, vous cesseriez d'aimer celui en qui vous cesseriez d'espérer. Dieu ne doit pas être moins aimé de l'homme qu'il punit, car il ne peut punir que justement. On dira qu'ici ce qui est utile, c'est Dieu même; il est lui-même la récompense; c'est donc toujours lui qu'on aime. Notre amour serait pur et sincère, en effet, si nous pensions moins à ce qu'il donne qu'à ce qu'il vaut. «Telle est l'affection véritable d'un père pour son fils, d'une chaste épouse pour son époux, de tous ceux qui aiment plus ceux qui leur sont inutiles que ceux qui leur seraient d'une utilité plus grande. Si leur amour les expose à quelques maux, il n'en est pas diminué. La cause de cet amour subsiste tout entière dans ceux qu'ils aiment.... C'est ce que dit si bien, pour consoler Julie Cornélie sa femme, Pompée vaincu et fugitif: Ce que tu pleures, tu l'as aimé430.»
«Souvent même les hommes d'un coeur libéral poursuivent l'honnête plus que l'utile; ils voient quelques-uns de leurs semblables de qui ils n'espèrent aucun avantage, et ils leur portent une affection plus grande qu'à leurs propres esclaves, de qui ils reçoivent des services journaliers. Que n'avons-nous pour le Seigneur cette affection sincère qui nous le ferait plutôt aimer parce qu'il est bon que parce qu'il nous est utile!» Si la crainte u Seigneur est le commencement de la sagesse, la charité en est la consommation431.
Voilà encore une opinion particulière à notre théologien. Si cet ascétisme de la charité n'est point condamnable, il est dangereux. Le concile de Sens ne l'a pas blâmé, mais un docteur dont le principal ouvrage semble parfois n'être qu'une réfutation implicite des sentiments d'Abélard, Hugues de Saint-Victor, une des lumières de cette célèbre école si orthodoxe et si scientifique, a combattu avec soin la doctrine de l'amour de Dieu pour Dieu même, et s'est joué de ce platonisme d'un nouveau genre qui peut affaiblir la piété méritante et le zèle pratique pour les oeuvres et le salut432. Mais ce que le docte chanoine ni les biographes bénédictins qui le vantent n'ont, ce me semble, aperçu, c'est que la doctrine d'Abélard, tout sur la révélation antérieure au christianisme que sur l'oeuvre de la rédemption, l'entraînait à exagérer le rôle de l'amour dans la pratique des vertus chrétiennes. Quand on pense que le Christ, en se soumettant aux tortures de sa mission terrestre, s'est surtout proposé d'attendrir l'humanité afin de la sauver, et quand on écarte les idées de redevance et d'acquittement, de crime et d'expiation, on est obligé de substituer l'amour au devoir, ou plutôt de fondre tout le devoir dans l'amour. Nous retrouverons ce principe en étudiant la morale433.
VI. Mais, dit-il en continuant son Commentaire, la concupiscence lutte contra la charité. Je ne fais pas le bien que je veux, je fais le mal que je ne veux pas. (vii, 49.) Serait-ce que le péché est involontaire? Nullement. Je ne veux pas le mal est pour je ne voudrais pas le mal. Je ne voudrais pas céder à la concupiscence, mais j'y cède volontairement et même avec amour. Tout péché est volontaire, ce qui doit s'entendre de l'acte du péché, non de la concupiscence qui porte à le commettre. L'acte est volontaire, c'est-à-dire qu'il n'est pas nécessaire, en ce qu'il résulte d'une volonté préalable. Si en jetant une pierre vous tuez un homme par hasard, l'acte résulte de la volonté de jeter une pierre, et non de la volonté de tuer un homme; ce n'est donc pas le péché d'homicide volontaire. Celui qui, forcé de se défendre, tue un homme qui l'attaque, commet l'homicide sans l'avoir voulu. «S'il séduit la femme d'un autre, c'est la volupté qui lui plaît, non l'adultère, non l'accusation qui peut s'ensuivre, et qui, bien loin de lui plaire, est un tourment pour la conscience, car il aimerait bien mieux que la femme ne fût point mariée. Ainsi ce qui plaît et ce qui déplaît, et en ce sens ce qu'on veut et ce qu'on ne veut pas, peuvent se trouver dans le même acte.» Il arrive donc à l'homme de consentir à la loi par la raison et d'y résister par la concupiscence; l'esprit et la chair se combattent. Faire le bien, c'est joindre à la bonne volonté le fait. J'ai cette volonté naturellement, car par moi-même j'ai la raison, j'ai été créé raisonnable; mais par moi-même je n'ai pas la puissance de faire le bien, si quelque grâce ne m'est donnée. La loi me plaît, c'est-à-dire plaît à ma raison, à l'homme intérieur, à cette image spirituelle et invisible de Dieu qui est l'homme de l'âme; mais je sens une autre loi dans mes membres, j'y reconnais le foyer du péché de la chair, les aiguillons de la concupiscence, à laquelle j'obéis dans ma faiblesse ainsi qu'à une loi; cette loi règne dans le corps, instrument des passions434.
VII. Quand Dieu a revêtu l'humanité, a-t-il revêtu le libre arbitre, ou plutôt cet homme qui était en Jésus-Christ uni à la Divinité, avait-il une volonté libre, c'est-à-dire la faculté de pécher? Une fois uni, et en tant qu'uni à la Divinité, sans contredit, il ne pouvait pécher, comme le prédestiné, en tant qu'il est prédestiné, ne peut être damné. Mais si l'on disait d'une manière absolue qu'il ne pouvait pécher, le doute serait possible, car alors où serait le mérite d'éviter le péché? Privé du libre arbitre, le Christ aurait évité le péché par nécessité plus que par volonté. Cependant c'était un homme composé de chair et d'âme, qui aurait pu, comme tout autre homme, subsister par lui-même, autrement il aurait eu l'accident sans la substance, et il serait au-dessous de l'humanité; existant par lui-même, pourquoi n'aurait-il pas pu pécher? C'est donc le cas de bien distinguer une proposition absolue d'une proposition déterminée par de certaines conditions. En proposition absolue, on ne saurait dire que celui qui est prédestiné ne peut aucunement être damné; mais si la proposition est déterminée, si l'on parle du prédestiné comme prédestiné, sa damnation est impossible. Celui qui est amputé peut avoir deux pieds, puisque tout homme est bipède, mais l'amputé ne peut avoir deux pieds. L'homme qui a été uni à Dieu pouvait donc pécher, mais après qu'il a été uni, et tant qu'il a été uni, cela était impossible: le Christ, Dieu et homme à la fois, ne pouvait absolument pécher435.
La conclusion est orthodoxe, bien que précédée de distinctions qui ne le sont pas. L'Église professe l'impeccabilité de l'homme dans le Christ, cependant elle admet que Dieu s'étant fait homme a nécessairement pris le libre arbitre avec l'humanité. Ces deux croyances sont difficiles à concilier; on les concilie en disant que bien que la volonté de l'Homme-Dieu fût déterminée au bien, il était libre en ce qu'il pouvait choisir tel ou tel bien. Dans le système d'Abélard, l'impeccabilité du Christ serait une impeccabilité purement morale, c'est-à-dire que Jésus-Christ serait homme, mais parfait comme homme; il aurait eu la faculté de pécher, sans le péché originel, sans aucun péché actuel, quelque chose comme Adam avant sa chute. Il semble que cette opinion serait plus conforme à la pensée fondamentale de l'incarnation, mais elle n'est pas admise. Le respect pour la Divinité a conduit l'Église à penser que l'humanité qui lui avait été unie était absolument incapable de pécher, en ce sens qu'elle manquait du libre arbitre en tant que faculté de faire le mal. Mais l'erreur d'Abélard est légère et n'est pas celle de Nestorius, qui, dans Jésus-Christ, distinguait deux personnes, ni celle d'Eutychès, qui absorbait l'humanité du Christ dans sa divinité. Suivant la théologie, il y a en Jésus-Christ, ou dans l'Homme-Dieu, une seule personne, deux natures et deux volontés436.
VIII. Comment dans l'homme le libre arbitre est-il compatible avec la prédestination, ou, en termes plus généraux, avec la Providence divine? La Providence est universelle et infaillible; si donc un homme est adultère, elle a prévu qu'il le serait, il ne peut donc pas ne pas l'être. S'il ne peut pas l'éviter, il n'est pas condamnable pour une action inévitable, et tous les maux doivent être renvoyés à la Providence comme à leur cause première. Mais il faut encore distinguer ici la proposition simple de la modale. Celui qui doit être adultère l'est nécessairement, en tant que Dieu l'a prévu; mais on ne peut dire d'une manière absolue qu'il soit nécessairement adultère. Abélard renvoie cette question à sa Théologie437.
Cependant il reste que rien n'arrive que Dieu ne l'ait non-seulement prévu, mais permis. Une question se présente aussitôt. Ce que Dieu permet, il le veut, comment donc veut-il le mal que l'homme fait et le mal qui arrive à l'homme? Cette terrible question, Abélard ne l'approfondit pas. Mais il l'annonce, il pose les difficultés, et ne les lève guère que par un acte de foi. Il faut croire, dit-il, que Dieu a tout bien ordonné, même le mal. Dieu a fait un bon usage de la malice de Judas, de la malice du diable. Dans l'action de Judas, le Père, le Fils et Judas ont coopéré; et c'est parce que le Seigneur a été livré, que le monde a été racheté. «Dans l'ordre des choses, la disposition divine ne permet pas que rien se fasse d'une manière inutile ou superflue.» On peut donc dire qu'il est bon que le mal existe; c'est ce qu'ont senti même les philosophes païens, et Platon dit dans le Timée que rien ne se fait, sans une cause légitime, sans une raison préalable. Seulement ces causes, ces raisons sont au-dessus de nos recherches438.
Note 438: (retour) Allusion à ce passage du Timée: «Tout ce qui naît doit de toute nécessité naître d'une cause; car rien ne peut sans cause prendre naissance.» (trad. de M. Martin, t. I, p. 83.) Mais Platon semble ici parler de causes productrice; et Abélard s'exprime comme s'il s'agissait de raison suffisante. Voyez aussi Ab. Op., Comment., p. 541, 543, 652, 683.—Introd., p. 987, 1052, 1112, 1114, 1117, 1118.—Theol. Chr., p. 1398, 1399.
L'iniquité n'en doit pas moins être imputée à ses auteurs. Sans doute si elle ne pouvait être évitée sans la grâce, et si la grâce a été refusée, on comprend difficilement comment elle entraîne punition. On dit bien que, si Dieu n'a pas donné la grâce, il l'a offerte, et que c'est l'homme qui l'a refusée. Mais ce don lui-même ne peut être accepté sans une grâce divine. Supposez qu'un malade fût trop faible pour prendre un médicament, que diriez-vous d'un médecin qui se vanterait de lui avoir offert le médicament, s'il ne l'avait pas aidé à le prendre? C'est qu'il n'est pas vrai, à la lettre, que pour chaque bonne oeuvre une nouvelle grâce soit nécessaire; mais souvent, tandis que Dieu distribue sa grâce également, tous n'en profitent pas également, et ceux mêmes qui en ont reçu davantage ne sont pas ceux qui en profitent le mieux. Qu'un homme puissant étale ses richesses devant des pauvres et les promette en récompense à celui qui exécutera le mieux ses ordres, l'un sera plein d'ardeur, l'autre indolent et mou, et ce n'est pas le plus fort qui sera le plus actif. L'offre est égale, le riche n'a rien fait de plus pour l'un que pour l'autre, toute la différence vient de ceux mêmes à qui il s'adresse. Ainsi Dieu offre à tous le royaume des cieux. Pour nous exciter à le désirer, il n'a pas d'autre grâce à nous faire que de nous instruire, et il l'offre ainsi aux réprouvés mêmes, puisque la vérité leur est révélée comme aux élus. Mais les hommes diffèrent de courage et d'ardeur.
«La grâce de Dieu est celle qui prévient tout élu pour qu'il commence à bien vouloir, et qui suit le début de la bonne volonté pour que la volonté même persévère; et il n'est pas nécessaire qu'à chacune des oeuvres nouvelles qui se succèdent, Dieu accorde une autre grâce que la foi même, laquelle nous persuade que nos actions peuvent nous gagner une si grande récompense. Car les négociants du siècle qui endurent tant de fatigues dans la seule espérance conçue dès l'origine d'une récompense terrestre, bravent tout, et, en diversifiant leurs opérations, ne changent point d'espérance, et cèdent à une seule et même impulsion439.»
Ainsi, d'un côté, le mal vient de celui qui le commet, c'est-à-dire de sa volonté, et non pas de Dieu, car alors la volonté ne serait pas libre. Et de l'autre côté, Dieu ne doit rien à sa créature, ou du moins sa justice est impénétrable, et tout ce qu'il fait est nécessairement bien.
Il suit que le péché est tout dans l'intention. «Le Seigneur, qui sonde les reins et les coeurs, pèse tout, en regardant moins à ce qu'on fait qu'à l'esprit dans lequel on le fait.» C'est pourquoi, quand l'ignorance est invincible, il paraît que le péché doit être beaucoup excusé440. Il suit également que l'amour pur est l'abrégé de toute la morale, ou, pour parler théologiquement, que la somme de tous nos mérites est dans l'amour de Dieu et du prochain. Resterait à savoir si, sous ce nom de prochain, il faut comprendre ceux qui sont en enfer, ceux qui ne sont pas prédestinés à la vie; si nous devons les aimer, si les saints les aiment. Il semble qu'on ne devrait pas les aimer, puisque ce serait embrasser les membres du diable. Ce n'est point là un amour raisonnable, pas plus raisonnable qu'il ne l'est de prier pour tous. Nous le faisons cependant, quoique nous sachions qu'il y a très-peu d'élus et que notre bonne volonté et notre prière n'auront aucun effet. C'est que la charité ne connaît pas de mesure, et elle nous fait passer les bornes, en nous inspirant de vouloir ce qui ne serait ni bon ni juste, comme le salut universel, et de ne pas vouloir des choses dont l'accomplissement est un bien, comme l'immolation des saints et l'affliction de tous ceux qui coopèrent avec eux dans le bien. Mais c'est encore une discussion renvoyée à l'Éthique441.
L'examen de toutes ces opinions épuiserait et au delà le temps qui nous reste. Observons seulement que parmi les plus hasardées il n'en est peut-être aucune qui ne se justifie jusqu'à un certain point par les prémisses que posaient concurremment et même un peu contradictoirement dans l'esprit d'Abélard, la philosophie et la foi. La liberté de l'un et la rigueur de l'autre se disputaient sa raison, et il semblait, dans son vain et opiniâtre désir de les concilier, se plaire à lutter avec l'insoluble. On doit remarquer combien les questions qu'il se fait sont hardies; il élève tranquillement, et je crois sans arrière-pensée, quelques-unes de ces objections de sens commun dont s'est armée l'incrédulité moderne, et qui, si l'on exige une solution démonstrative, peuvent ébranler toute croyance. Ces objections, il va très-loin, quand il les pose; puis, il les laisse sans réponse, ou, s'il répond, c'est en rentrant dans les bornes d'où il est sorti par la question même. Il relève les barrières qu'il vient d'abattre en les franchissant, et ne voit pas combien il est inutile de les relever derrière celui qui les a dépassées. Ses questions en particulier sur la justice de Dieu, sont d'une conséquence illimitée, d'une difficulté que je crois insurmontable; et comme il semble ne rien admettre d'insoluble, comme on dirait à l'entendre qu'il doit y avoir réponse à tout, il autorise à comparer les solutions aux problèmes, à remarquer la disproportion des unes aux autres, à concevoir les doutes mêmes qu'il ne paraît pas ressentir et qu'il a voulu dissiper. Tel est, au point de vue de la théologie, le vrai danger de ses doctrines; telle en est l'hétérodoxie involontaire, et voilà pourquoi, bien qu'il ait entendu vivre et mourir chrétien, la philosophie le revendique et la religion ne le réclame pas.
Une seule idée fixera ici notre attention. C'est celle qui fonde sa théorie de la rédemption; la théodicée d'Abélard nous apparaîtra sous un jour nouveau, et nous verrons comment une hypothèse spéculative sur la Trinité peut altérer le dogme du salut et renouveler la morale religieuse elle-même.
«Je me rappelle, dit Geoffroi d'Auxerre442, avoir eu un maître qui retranchait tout le prix de la rédemption.... Le Christ, en effet, dans sa passion, a proposé trois choses aux yeux des hommes, l'exemple de la vertu, l'excitation à l'amour (amoris incentivum), le sacrement de la rédemption. Si l'on élimine le dernier, comme le voulait le maître Pierre, tout le reste ne pourra servir de rien; car ainsi qu'il est dit: «Vous dévorerez la tête de l'agneau avec ses pieds» (Exod. XII, 9), le maître Pierre, en supprimant la tête, dévorait tout aussitôt les pieds et les entrailles.»
Note 442: (retour) Ces paroles sont extraites, suivant la Bibliothèque de Citeaux (t, IV. p. 261), d'un sermon sur la Résurrection de J.-C. par Geoffroi, quatrième abbé de Clairvaux, et elles ont probablement servi à lui faire attribuer la dissertation de l'abbé anonyme contre Abélard (id., p. 239). Elles se retrouvent sous le même nom dans une chronique du Recueil des Historiens français (Alberic., Chronic., t. XIII, p. 700).
La doctrine de la rédemption, en effet, telle que la professe le commun des fidèles, repose sur cette idée, qu'avant la venue du Christ, l'homme, engagé dans les liens du péché, était séparé du salut par un obstacle invincible, non-seulement par ses propres fautes, mais par une corruption radicale et permanente de sa nature, et que ne pouvaient détruire ses efforts les plus héroïques, ses sacrifices les plus méritoires, la fidélité la plus scrupuleuse soit aux prescriptions de la loi naturelle, soit aux commandements de la loi juive. Or, ce quelque chose d'humainement inexpiable, la vie et la mort du Fils de Dieu l'ont expié. Cette rançon de l'homme insolvable, le Fils de Dieu l'a payée. Il a ainsi libéré, racheté, redimé l'homme; voilà la rédemption. Elle n'a pas donné le salut, elle en a fait cesser l'impossibilité. L'homme était esclave, maintenant il est libre, mais libre seulement; il n'est pas sauvé, il a les moyens de se sauver. Donc, celui qui naît, et qui n'a rien fait ni pu rien faire pour se sauver ou se perdre, l'enfant au berceau, pourvu cependant que par un signe visible le bienfait de la rédemption lui soit appliqué, est sauvé; car, n'ayant d'autre souillure que la tache originelle, il est de la justice ou au moins de la bonté de Dieu de le sauver, dès qu'elle est effacée et qu'il n'a pu en contracter une nouvelle. Après la naissance, après le baptême, le salut est possible, mais comme il a été rendu possible par l'expiation seule de Jésus-Christ, le bienfait n'en peut être accordé qu'à ceux qui reconnaissent qu'ils le doivent, non à eux-mêmes, mais à Jésus-Christ, non à leurs mérites, mais à ses mérites, et qui observent, non-seulement les préceptes de la loi naturelle ou les règles de la loi juive restées en vigueur, mais les devoirs nouveaux qui résultent pour l'homme de la venue du Messie, c'est-à-dire les commandements que Dieu nous a faits en prenant la vie et la parole au milieu de nous.
Mais cette étrange et mystérieuse impossibilité du salut avant l'incarnation, quelle en était la cause? ou, en d'autres termes, de quoi la rédemption nous a-t-elle rachetés? Cette question est d'un intérêt plus pressant encore que celles qui touchent la Trinité. La Trinité est un sujet si difficile, elle est tellement inconcevable et inexprimable, que, pourvu qu'on adhère fortement à la lettre et à l'esprit du Symbole, une pensée trop subtile, une locution inexacte ou exagérée, peut paraître sans conséquence. Mais la matière de la rédemption, quoique obscure, semble plus accessible; et toute erreur qui la concerne, intéresse le sort de l'humanité et les rapports de Dieu à l'homme. Nous concevons donc l'attention sévère que montre ici saint Bernard. Il a raison de dire, quand il y arrive: «Laissons les bagatelles et venons à des choses plus sérieuses, Noenias... praetereo, venio ad graviora443.»
«Abordant le mystère de notre rédemption, continue-t-il, scrutateur téméraire de la majesté divine, il dit dès le début de sa discussion qu'il y a une opinion de tous les docteurs ecclésiastiques sur ce sujet; il l'expose, la dédaigne et se vante d'en avoir une meilleure, ne craignant pas, contre le précepte du sage, de transgresser les limites antiques que nos pères ont posées444. (J'omets ici un résumé de la doctrine d'Abélard.) Qu'y a-t-il dans ses paroles de plus intolérable, le blasphème ou l'arrogance? Qu'y a-t-il de plus damnable, la témérité ou l'impiété? Est-ce qu'il ne serait pas plus juste de briser avec des bâtons la bouche qui parle ainsi que de la réfuter avec des raisons? Ne provoque-t-il pas contre lui-même les mains de tous, celui qui lève les mains contre tous? Tous, dit-il, pensent ainsi, mais moi, non. Et qui donc, toi? Qu'apportes-tu de meilleur? Que trouves-tu de plus subtil? De quel secret ton orgueil aurait-il reçu la révélation, secret qui aurait été inconnu aux saints, qui aurait échappé aux sages? Cet homme apparemment va nous apporter les eaux dérobées et les pains cachés. Dis pourtant, dis ce qu'il te semble, à toi et à nul autre: est-ce que le Fils de Dieu n'a pas revêtu l'humanité pour délivrer l'homme? Personne absolument ne pense le contraire, toi excepté; c'est à toi de répondre de ce que tu en penses, car tu n'as reçu ta leçon ni du sage, ni du prophète, ni de l'apôtre, ni enfin du Seigneur lui-même. Le maître des Gentils a reçu du Seigneur ce qu'il nous a transmis. Le maître de tous avoue que sa doctrine n'est pas à lui, car, dit-il, je ne parle pas d'après moi-même; mais toi, tu nous donnes du tien et ce que tu n'as reçu de personne. Celui qui ment donne du sien: que ce qui vient de toi reste à toi. Moi j'écoute les prophètes et les apôtres, j'obéis à l'Évangile, mais non à l'Évangile selon Pierre; toi, tu nous établis un nouvel Évangile: l'Église n'admet pas un cinquième évangéliste. Qu'est-ce que la loi, les prophètes, les apôtres, les hommes apostoliques nous prêchent, si ce n'est ce que tu es seul à nier, savoir, Dieu fait homme pour délivrer l'homme? Et si un ange du ciel venait nous prêcher un autre Évangile, qu'il soit anathème. Le Seigneur a dit: Je te sauverai et te délivrerai, ne crains pas. (Sophon., III, 46.) Tu demandes de quelle puissance; tu ne voudrais pas que ce fût de celle du diable, ni moi, je l'avoue, mais ce n'est ni ta volonté ni la mienne qui peuvent l'empocher.... Ceux-là le savent et le disent qui ont été rachetés par le Seigneur, ceux qu'il a rachetés de la main de l'ennemi; tu ne le nierais pas, si tu n'étais toi-même sous la main de l'ennemi; tu ne peux rendre grâce avec les rachetés, toi qui n'es pas racheté. Celui qui les a rachetés les a réunis de toutes les contrées; l'ennemi était unique, les contrées nombreuses. Quel est ce rédempteur si puissant, qui commande non à une seule contrée, mais à toutes? Quel autre, je pense, que celui dont un autre prophète a dit qu'il absorbe les fleuves et ne s'étonne pas? Les fleuves, c'est le genre humain. (Job, XL, 48.) Mais au lieu des prophètes, citons les apôtres: «Afin que Dieu,» dit saint Paul, «leur donne la pénitence pour connaître la vérité, de sorte qu'ils s'échappent des lacs du diable, qui les tient captifs à sa discrétion445....» Ce n'est pas de la puissance en elle-même, mais de la volonté que se peut dire la justice ou l'injustice; donc le diable avait un certain droit sur l'homme, acquis non légitimement, criminellement usurpé, et cependant justement permis. Ainsi l'homme était tenu justement captif, de telle sorte pourtant que la justice n'était ni dans l'homme ni dans le diable, mais en Dieu. Justement asservi, l'homme a été miséricordieusement délivré.... Que pouvait faire de lui-même pour recouvrer la justice une fois perdue l'homme esclave du péché, aux fers du diable? Il a été attribué une justice qui venait d'un autre à celui qui n'en avait point à lui, et la voici: le prince du monde est venu, et il n'a rien trouvé dans le Sauveur446, et comme il n'en a pas moins mis la main sur l'innocent, il a rendu ceux qu'il tenait très-justement, quand celui qui ne doit rien à la mort, en acceptant une mort injuste, eut sauvé celui qui était justement soumis à la dette de la mort et à la domination du diable. Par quelle justice tout cela aurait-il été exigé d'un second homme? Un homme a dû, un homme a payé; car si un seul est mort pour tous, tous sont morts en un seul, afin que la satisfaction d'un seul fût imputée à tous, de même qu'un seul avait porté le péché de tous.... Le Christ est la tête et le corps; la tête a satisfait pour les membres, le Christ pour les entrailles.... Si l'on me dit: Ton père t'a engagé, je répondrai: Mais mon frère m'a racheté. Pourquoi la justice ne viendrait-elle pas d'un autre, quand d'un autre est venu le crime?... Que la justice, me dit-on, soit à celui de qui elle vient, qu'est-ce pour toi?—Mais que la faute aussi soit à celui de qui elle vient, qu'est-ce pour moi?... Comme tous sont morts dans Adam, tous seront vivifiés dans le Christ.... Si j'appartiens à l'un par la chair, j'appartiens à l'autre par la foi.... Suivant cet homme de perdition, le Seigneur n'aurait tant fait et tant souffert que pour donner à l'homme la leçon et l'exemple de la vie et de la mort et pour poser en mourant la borne de la charité; ainsi il aurait enseigné la justice et ne l'aurait pas donnée! Il aurait montré la charité et ne l'aurait pas inspirée!»
Note 444: (retour) Je ne vois point qu'Abélard dise que les docteurs soient unanimes touchant la domination du diable sur l'homme avant la passion. Il se sert même d'une expression qui ne relève pas beaucoup l'importance de l'opinion qu'il combat: «Et quod dicitur, etc.» «Et quant à ce qu'on dit que nous avons été rachetés de la puissance du diable, etc.» S'il a dit en effet on commençant que c'est l'avis de tous les docteurs depuis les apôtres, «omnes doctores nostri post apostolos conveniunt,» ce début de la discussion doit se trouver dans quelque autre ouvrage. Ici, en effet, saint Bernard dit qu'il examine ce qu'il a lu dans un certain «Livre de sentences de lui (in libro quodam sententiarum ipsius) et dans une exposition de l'Épitre aux Romains.» Dans l'Épitome que nous penchons à regarder comme l'ouvrage appellé «Livre des Sentences.» Il y a seulement: «Quidam dicunt quod a potestate diaboli redemti sumus.» (c. XXIII, p. 63.) Peut-être les expressions cités par saint Bernard se trouvaient-elles dans la portion de l'Introduction qui se rapporte à ce chapitre de l'Épitome et que le temps nous a ravie. L'Introduction a été quelquefois désignée par ce titre commun au moyen âge de «Liber Sententiarum.» (Hist. Litt., t. XII, p. 137.)
Ici saint Bernard accuse celui qu'il appelle un docteur incomparable, d'avoir rendu si ouvert et si uni le grand et imposant mystère, qu'il est accessible à tous, à l'impur, à l'incirconcis; tout est facile; le saint a été donné aux chiens, les perles aux pourceaux. Mais il n'en peut être ainsi; il y a eu manifestation dans la chair, justification par l'esprit; l'homme animal ne peut pénétrer si aisément ce qui appartient à l'esprit de Dieu. Les dons du Seigneur sont cachés, l'Évangile est voilé. (II Cor., iv, 3.)
On demande comment, puisque le Christ n'a délivré que les élus, il se pouvait que, soit dans le siècle, soit dans l'avenir, ils fussent plus qu'aujourd'hui au pouvoir du démon. C'est parce qu'il les possédait captifs à sa volonté, dit l'apôtre, qu'un libérateur a été nécessaire. Le pauvre qui reposait dans le sein d'Abraham, Abraham lui-même et les autres élus, le démon ne les tourmentait pas; mais il les aurait possédés, s'ils n'avaient dû être délivrés par la foi. «Le sang de Jésus-Christ, même avant sa mort, tombait en rosée sur Lazare, et l'empêchait de sentir les flammes.» Si l'on objecte que Dieu pouvait tout anéantir d'une parole, sans qu'il fût besoin de l'incarnation ni de la passion, il faut répondre que cette nécessité vint de nous qui étions assis dans les ténèbres. «C'était un besoin de nous, de Dieu, des anges; de nous, pour que le joug de notre captivité nous fût enlevé; de Dieu, pour que le dessein de sa volonté fût rempli; des anges, pour que leur nombre fût complété.... Qui nie que le Tout-Puissant eût sous la main bien d'autres moyens de libération? Pourquoi, dis-tu, faire par le sang ce qu'il pouvait faire par la parole? Interrogez-le lui-même. Il m'est permis de savoir que cela est ainsi, non pourquoi cela est ainsi.... Mais tout cela lui paraît folie; il ne peut retenir ses rires; entendez-vous ses éclats?» Il ne comprend pas comment le crime plus grand de la mort de Jésus a pu calmer le courroux excité par la faute moins grave de notre premier père; comme si, dans un seul et même fait, l'iniquité des coupables n'avait pu déplaire, pendant que la piété de la victime plaisait à Dieu! Ce n'est pas la mort qui a plu à Dieu, mais le dévouement de celui qui a voulu mourir. Cette mort, précieuse expiation du péché, ne pouvait s'accomplir sans un péché. Ainsi, Dieu, usant bien, sans s'y plaire, de la malice humaine, a condamné la mort par la mort, et le péché par le péché. Que signifie, en effet, cette leçon de charité qu'on prétend que Dieu nous a donnés? «Que sert qu'il nous ait instruits (instituit), s'il ne nous a pas régénérés (restituit)? Notre instruction n'est-elle pas vaine, sans une préalable destruction, celle du corps du péché qui est en nous?... Si le Christ ne nous a servis qu'en nous montrant les vertus, il ne reste plus qu'à dire: Adam ne nous a nui qu'en nous montrant le péché.» Mais, à moins de donner dans l'hérésie de Pélage, nous «professons que le péché d'Adam nous a été transmis, non par instruction, mais par génération, et avec le péché, la mort. Il faut donc que nous confessions que le Christ nous a restitué la justice, non par instruction, mais par régénération, et avec la justice, la vie.» Accordons que la venue du Christ puisse servir à ceux qui savent régler leur vie sur la sienne et répondre par leur amour au sien. De quoi servira-t-elle aux petits enfants? «Comment s'élèveront-ils à l'amour de Dieu, ceux qui ne savent pas encore aimer leurs mères?» Faut-il dire qu'ils n'ont pas besoin de régénération, la génération d'Adam ne leur ayant fait aucun mal? Celui qui pense ainsi s'égare avec Pélage. En définitive, de quelque façon qu'on l'interprète, la doctrine en question est hostile au sacrement du salut de l'homme, elle anéantit le mystère. Elle place le salut, non dans la vertu de la croix, non dans le prix du sang; mais dans les progrès de notre conversion. Elle est condamnée par ces mots mêmes: «A Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose qu'en la croix de notre Seigneur Jésus-Christ (Galat., vi, 14)!» Retrancher de la rédemption le sacrement, le mystère, la miraculeuse efficace, pour n'en laisser subsister que l'exemple d'humilité et de charité, c'est «peindre sur le vide447.»
Il y a plus d'éloquence peut-être que de méthode dans cette réfutation, essayons d'être plus précis. L'Église catholique croit et professe qu'Adam, par son péché, a non-seulement encouru la colère de Dieu, la mort, la captivité sous l'empire du démon, mais qu'il a dégradé la nature humaine et transmis les effets de ce péché et ce péché même à tous ses descendants, en sorte que ce péché est devenu propre et personnel à tous; c'est là le péché originel448. Les effets et la peine du péché originel sont: 1° la privation de la grâce sanctifiante et du droit au bonheur éternel; 2° le dérèglement de la concupiscence, ou l'inclination au mal; 3° l'assujettissement aux souffrances et à la mort.
Toutes ces blessures, dont Adam était exempt au moment de son péché, et que nous avons reçues avec lui et en lui, comme ce n'est pas notre propre péché qui nous les a faites, il est naturel et conséquent que ce ne soit pas notre propre mérite qui puisse les guérir. Puisqu'en Adam et par Adam ce n'est pas sa personnalité seule, mais la nature humaine qui a été dégradée, puisqu'il nous l'a dès lors transmise, non plus telle qu'il l'avait reçue, mais telle qu'il l'avait faite, la logique veut que cette nature reste telle, indépendamment de nos efforts et de notre volonté, et qu'elle demeure indéfiniment en état de péché originel, si un secours extérieur et surhumain, si une révolution extraordinaire et miraculeuse ne vient la changer et la restaurer.
Si l'on demande pourquoi cela était ainsi, on pose une question en dehors de la foi et au-dessus de la raison. La volonté de Dieu doit être acceptée comme une raison, dit saint Anselme, car elle est toujours raisonnable449.
Il fallait donc un secours et une révolution; or, la première dégradation ayant été consommée par un homme unique, comparable à nul autre, c'était une raisonnable analogie qu'elle fût effacée par un homme également unique, extraordinaire, investi d'une puissance miraculeuse ou supérieure au pouvoir de l'homme, et qui fût à lui seul capable de sauver toute la race qu'à lui seul Adam avait perdue.
C'est ainsi que par la doctrine du péché originel on arrive à la nécessité d'un médiateur; ce médiateur a existé; il devait être homme, il a été homme; il devait être unique, extraordinaire, miraculeusement puissant, il a été tout cela, et à un degré infini. Il a été plus qu'Adam, au-dessus d'Adam, de toute la distance qui sépare la divinité de l'humanité, il a été Dieu. Ce médiateur, homme et Dieu, le fils de l'homme et le fils de Dieu, c'est Jésus-Christ. Le médiateur a donc réparé les pertes de la nature humaine. L'homme avait en quelque sorte passé sous la puissance du mal; l'homme naissait pécheur, non, pas seulement, entendons-nous bien, capable de pécher, il l'est encore, mais pécheur, c'est-à-dire dans l'état de péché. Or, si l'on dit que l'homme était dans les liens du péché, on dira que la venue du médiateur a été la rémission des péchés; si l'homme avait mérité la colère ou offensé Dieu, le médiateur a été le réconciliateur ou la victime de propitiation; si l'homme était souillé, le médiateur est l'agneau sans tache qui efface les péchés du monde; si l'homme était mort, mort par le péché, le médiateur est la vie; si l'homme était esclave du péché, le médiateur l'a délivré; si l'homme était vendu au péché, le médiateur l'a racheté. Et en effet tout cela a été dit, et Jésus-Christ est le médiateur, le réparateur, la vie, la victime, l'agneau, le libérateur, le rédempteur450.
Maintenant! si à ses mots: le mal, le péché, la mort, on veut substituer cette personnification du mal, de la mort et du péché, que la théologie produit ou retire à volonté, et appeler tout cela le diable ou le démon, on est libre de le faire, d'abord parce que la croyance chrétienne permet de rapporter au démon, comme à sa cause, tout ce mal qui ailleurs est présenté d'une manière plus abstraite, comme la corruption de la chair on le dérèglement de la concupiscence; en second lieu, parce que le péché d'Adam, source funeste du péché originel, est formellement présenté comme une victoire du tentateur; enfin parce que les termes mêmes de l'Écriture se prêtent littéralement à cette traduction. On y voit l'homme tenu captif à la volonté du diable; Jésus-Christ dit qu'il est venu pour le vaincre, qu'il meurt pour chasser le prince du monde. Saint Paul dit que Jésus-Christ a désarmé les principautés et les puissances; que par sa mort il a détruit celui qui était le prince de la mort, c'est-à-dire le diable451. Si donc il plaît de dire que l'homme, en étant esclave du mal et vendu au péché, était sous l'empire du démon, il n'y a rien là que de chrétien, c'est le langage régulier de la foi.
Telle elle était au temps d'Abélard comme au nôtre, quoique les objections qu'il élève eussent été plus d'une fois produites452. Les pélagiens ont des premiers pris la rédemption dans un sens métaphorique, et soutenu que Jésus-Christ ne nous a rachetés du mal, c'est-à-dire sauvés de la damnation, que par ses leçons, son exemple, ses bienfaits et sa miséricorde; mais aussi ils niaient le péché originel, du moins en niaient-ils la propagation dans tous les hommes, et c'était une conséquence naturelle de ne plus attribuer à la rédemption qu'une vertu morale. Mais comme Abélard croit au péché originel, il est plus réservé et moins conséquent que Pélage. Lui qui reconnaît le mal, d'où vient qu'il affaiblit le remède? En effet, tout en opposant les notions de commune justice au péché originel, il l'admet et même le justifie, si c'est le justifier que de citer dans l'Ancien et le Nouveau Testament d'autres exemples d'une contradiction apparente entre la conduite divine et la justice humaine, et que de déclarer d'une manière absolue que le créateur ne doit rien à sa créature, et qu'après tout les notions du bien et du mal résultent pour nous de sa volonté. Remarquez la situation contradictoire de ce demi-rationalisme. Quel est le premier argument? C'est que si le péché originel paraît injuste, il y a bien d'autres injustices dans la Bible; il en faudrait inférer que les récits de la Bible doivent être enveloppés dans les mêmes doutes, mais ces récits, conçus en termes directs, sont couverts par l'autorité inattaquable de la lettre. Tous ces doutes, au contraire, le second argument devrait les faire tomber. S'il ne faut pas, en effet, appliquer à la question du péché originel les notions de commune justice, pourquoi réclamer contre ce qui semble inique ou cruel dans l'asservissement de l'homme au diable à raison d'une faute dont le diable est l'auteur primitif, dans l'empire du séducteur sur le séduit, dans le courroux céleste désarmé par le sang innocent, dans le crime d'Adam lavé par un nouvel et plus grand crime? Ces objections et d'autres semblables supposent que la justice, la bonté, la raison humaine sont compétentes pour juger ce qui est juste, bon, raisonnable en Dieu. Il y a donc contradiction frappante à se placer dans cette hypothèse pour attaquer la rédemption, et à en sortir pour défendre le péché originel.
On ne peut nier le péché originel sans cesser en quelque sorte d'être chrétien. Abélard reconnaît le péché originel. Mais il aperçoit dans saint Paul cette doctrine qui creuse un abîme entre le règne de la crainte et celui de l'amour, entre l'ancienne et la nouvelle loi, et qui semble donner à la foi en Jésus-Christ, à l'amour de l'homme pour le Dieu qui l'a tant aimé, la plus grande part dans le salut. Par là les conditions du salut deviennent toutes spirituelles et morales; elles rentrent dans le coeur de l'homme, et dépouillent presque tout caractère d'un miracle extérieur et en quelque sorte matériel. Cette manière de concevoir le principal rapport de l'homme avec Dieu est assurément plus philosophique. Abélard s'en empare, et faisant de ce qui est une des idées composantes du christianisme, une idée principale, d'une idée principale une idée exclusive, il l'agrandit, il l'exagère, et comme en elle-même elle est conforme à la lettre ainsi qu'à l'esprit de la religion, il l'érige sans scrupule en système et s'applaudit d'avoir donné une théorie rationnelle du christianisme, en ramenant la rédemption à une grande et divine manifestation de la loi morale sur la terre. En effet, Dieu est puissance, sagesse, bonté. Telle est la Trinité. Ce n'est pas seulement l'Écriture qui nous l'apprend, c'est la raison. La Trinité est une tradition chrétienne et philosophique. De là des devoirs pour le philosophe et pour le chrétien, devoirs révélés à l'un sous la forme de la loi naturelle, à l'autre sous celle de la loi évangélique, qui n'est que la réforme de la première. Or, l'accomplissement de la loi est la condition du salut. Les philosophes ont donc pu se sauver, comme tous ceux qui ont eu la foi dans la Trinité, et qui ont accompli la loi pour obéir et pour plaire à Dieu, dans la mesure de leur science et de leurs lumières. Ainsi, même avant la venue du Christ, quelques-uns ont pu être sauvés. L'Écriture le dit d'Abraham; la tradition et les Pères le disent d'autres encore. Cependant le péché originel subsistait. Par une dispensation insondable de la justice divine, l'homme était tenu d'une dette de damnation contractée par le péché d'Adam. C'est-à-dire que l'état de dégradation, d'impuissance, d'ignorance, engendré par le péché originel, était invincible en général aux forces de la raison et de la conscience humaine. Tout, dans l'homme, intelligence et amour, lumières et vertus, tout était faible, obscur: l'humanité était condamnée.
Un tel état n'était pas digne de la céleste bonté. Dieu fit miséricorde au genre humain, et dans sa charité ineffable, il lui envoya son fils, pour le racheter de l'esclavage de la chair et du péché, pour le purifier, pour le délivrer, c'est-à-dire pour lui donner le secours indispensable et merveilleux sans lequel l'humanité ne serait jamais sortie de son état d'abaissement, de corruption et de misère.
L'homme ne peut rien pour son salut sans la grâce, c'est-à-dire sans l'inspiration, c'est-à-dire sans le secours divin, en un mot, si Dieu ne l'aide à croire et à aimer. L'incarnation du Fils de Dieu a été la plus grande grâce que Dieu ait faite à l'homme. Elle a eu pour objet principal de l'instruire, et de l'instruire par la voix divine elle-même. Ainsi, Dieu a passé sur la terre pour lui enseigner une loi plus parfaite d'une manière plus précise et plus puissante. Il lui a enseigné surtout le précepte de l'amour, et, chose admirable, il l'a fait en lui donnant de l'amour le plus pathétique exemple, en le lui inspirant par le plus saisissant des bienfaits. Voilà comme la rédemption a donné à l'homme des lumières, des idées, des forces nouvelles. Voilà comme elle a vaincu le mal, lavé le péché originel, affranchi l'esprit. Voilà la révolution miraculeuse qu'elle a opérée, par des signes visibles sans doute, par des manifestations matérielles, mais dans le coeur de l'homme. C'est le plus grand, le plus irrésistible don de la grâce que Dieu ait fait aux hommes, et par là, renouvelant le principe même du devoir, de la vertu, de la religion, il a inauguré au ciel et sur la terre le règne de la charité.
Tel est le christianisme d'Abélard. On peut voir qu'en conservant les faits positifs qui sont comme le matériel de la religion, il en simplifie en quelque sorte le miracle invisible; il replace, autant qu'il le peut, dans l'ordre moral les phénomènes constitutifs de la révolution chrétienne, et lui donne un caractère plus exclusivement spirituel que celui qui lui est assigné par la tradition de l'Église.
Tout cela est une conséquence de sa doctrine de la Trinité. La nature de Dieu, telle qu'il l'a conçue, conduit nécessairement à ses idées sur le salut. Sa Trinité est éminemment une Trinité morale, dont l'action s'exerce principalement sur l'intelligence humaine soit par cette révélation sensible qui parle, dans la création, soit par cette révélation intérieure qui semble sortir du sein de la raison même. La connaissance de Dieu engendre l'amour comme la lumière amène la chaleur avec elle, et les grandes oeuvres de la Providence ne peuvent avoir pour objet que d'accroître et la connaissance et l'amour. De là le judaïsme, la philosophie, le christianisme.
Ce système est beau, et pour qu'il fût plus conséquent, il faudrait en faire disparaître ce qui reste de mystérieux dans le péché originel. Au fond, le péché originel pour Abélard est plutôt un état d'ignorance et d'impuissance qu'une corruption effective, qu'une modification substantielle de l'humanité; pour lui, le péché originel, s'il osait éclaircir sa pensée, ne serait qu'un état moral qu'améliorent, également par un effet moral, la prédication et le martyre du Christ. Bien souvent sans doute, même chez les chrétiens les plus orthodoxes, une semblable croyance revient à leur insu et prévaut sur la croyance au miraculeux; mais ce système n'explique pas comment un état moral de toute une race a pu être le résultat d'une transgression unique, d'une faute particulière d'un seul homme, et comment l'imputabilité de cette faute a été transmise par génération aux descendants de cet homme. Abélard a fait ce que fait tout philosophe chrétien qui ne veut cesser ni d'être philosophe ni d'être chrétien. Il y a dans le christianisme deux sortes de miracles, ou de faits de l'ordre surnaturel. Les premiers sont ces miracles matériels qui frappent surtout les imaginations et contre lesquels s'élève facilement l'incrédulité vulgaire: la pêche miraculeuse, l'eau changée en vin, la pierre en pain, Lazare ressuscité, la vue rendue aux aveugles, enfin et surtout la résurrection de Notre-Seigneur. Cependant il y a des choses plus hautes et plus embarrassantes dans le christianisme, il y a des miracles invisibles, un merveilleux de l'ordre moral dont la raison doit s'inquiéter davantage.
Tel est le péché originel; telles la damnation, la rédemption, la grâce; toutes ces choses, entendues au sens orthodoxe, ne sont pas des noms métaphoriques donnés à de purs phénomènes moraux. Ce sont des réalités indéfinissables, je le sais, mais positives, effectives, si ce n'est substantielles et matérielles; ce sont au moins des faits subsistants, et non de simples manières de considérer et de représenter la nature humaine dans ses rapports avec l'éternelle vérité et l'éternelle justice. Or, c'est vers ce dernier point de vue que tout esprit philosophique doit nécessairement être entraîné. C'est même la pente actuelle de l'intelligence humaine, et quand le chrétien se laisse aller, c'est ainsi, c'est sous forme d'abstractions, qu'il se figure et traduit tous les phénomènes du monde dogmatique. Tout esprit philosophique, d'ailleurs bienveillant et religieux, tend vers une sorte de naturalisme évangélique, vers une interprétation toute rationnelle des faits révélés, même avec une foi absolue dans ces faits. Il lui en coûte beaucoup moins d'admettre les miracles proprement dits, c'est-à-dire les dérogations aux lois ordinaires de la nature physique, s'il peut faire disparaître les miracles purement intelligibles, c'est-à-dire les dérogations aux données de la nature morale; les premiers ne seront plus à ses yeux que des moyens dont s'est servie la Providence, daignant condescendre aux faiblesses de l'imagination de l'homme, pour éclairer sa raison, épurer sa conscience, toucher son coeur. C'est dans toute la force de l'expression, la raison qui s'est faite chair, ο λογος σαρξ έγένετο.
Abélard suit cette tendance, il est sur cette pente; qu'il continue de la suivre, qu'il descende encore, et il sera Socin, il sera Locke, Rousseau, Kant, Strauss; mais il parle et il écrit au XIIe siècle.