Abélard, Tome II
CHAPITRE II.
DE LA THÉOLOGIE D'ABÉLARD.—Introductio ad theologiam.
Abélard raconte qu'avant d'écrire sur la théologie il laissa ses écoliers lui demander «une somme de l'érudition sacrée qui fût comme une introduction à l'Écriture sainte185.» Ils avaient lu, continue-t-il, et goûté ses nombreux écrits sur la philosophie, sur les lettres séculières; il leur semblait qu'il serait bien plus facile à son esprit de pénétrer le sens de l'Écriture sainte et les raisons de notre foi qu'il ne le lui avait été de tarir, comme ils le disaient, les puits de l'abîme philosophique. Le but de la course, le fruit du travail ne devait-il pas être, en définitive, l'étude de Dieu, à qui tout doit être rapporté? Pourquoi a-t-il été permis aux fidèles d'étudier les arts profanes et les ouvrages des Gentils, si ce n'est pour y trouver et ces formes de langage, et ces procédés de raisonnement, et cette connaissance préalable de la nature des choses, qui peuvent servir soit à comprendre et à orner la sainte Écriture, soit à en établir et à en défendre la vérité? Plus la foi chrétienne semble embarrassée de questions ardues, plus elle doit être munie d'un rempart de fortes raisons, surtout contre les attaques de ceux qui font profession d'être philosophes; plus de leur part l'inquisition est subtile et sait rendre les solutions difficiles, plus elle est propre à troubler la simplicité de notre foi. Ils ont donc, ces écoliers, jugé capable de résoudre toutes ces controverses celui que l'expérience leur a fait connaître pour versé dès le berceau dans l'étude de la philosophie et principalement de la dialectique, cette maîtresse en tout raisonnement, et ils l'ont unanimement supplié de faire valoir le talent que Dieu lui a remis, puisqu'on ignore quand ce juge redoutable en demandera compte avec les intérêts. (Math., XXV, 15.) Ils ajoutent que cela convient à l'âge et à la profession d'un homme qui, changeant de moeurs, d'habit, de travaux, préfère désormais les choses divines aux choses humaines et délaisse le siècle pour se donner tout à Dieu. Après avoir jadis embrassé l'étude pour gagner de l'argent, il faut la faire servir maintenant à gagner des âmes: c'est bien le moins que de venir à la onzième heure cultiver la vigne du Seigneur. A ces fréquentes instances de ses disciples, si, par raison ou par faiblesse, il ne se rend pas pleinement, il accorde enfin d'entreprendre l'oeuvre selon ses forces, ou plutôt avec l'aide supplétive de la grâce divine, ne promettant pas tant de dire la vérité que d'exposer, comme on le lui demande, le sens de ses opinions.
«Que si dans cet ouvrage,» ajoute-t-il, «mes fautes veulent, ce qu'à Dieu ne plaise, que je m'écarte de la pensée ou de l'expression catholique, que celui-là me pardonne qui juge l'oeuvre sur l'intention; je serai toujours prêt à donner satisfaction sur toute erreur en corrigeant ou en effaçant ce que j'aurai mal dit, quand un fidèle me redressera par la puissance de la raison ou par l'autorité de l'Écriture.... Éclairé par l'exemple de saint Augustin, lorsqu'un si grand homme a rétracté ou corrigé beaucoup de choses dans ses écrits, si j'avance quelques erreurs, je n'en défendrai rien par dédain, je n'en soutiendrai rien par présomption. Si je ne suis pas exempt du défaut de l'ignorance, du moins n'encourrai-je pas l'accusation d'hérésie, car ce n'est pas l'ignorance qui fait l'hérétique, mais l'obstination de l'orgueil. Elle se montre dans celui qui, désirant se faire un nom par quelque nouveauté, met sa gloire à avancer des choses extraordinaires qu'il s'efforce mal à propos de maintenir contre tous, pour paraître supérieur aux autres, ou du moins pour ne se laisser mettre au-dessous de personne186.»
Note 186: (retour) C'est à peu prés le début de l'Introduction à la théologie. Dans son autre théologie (Theologia christiana, dans le Thesaur. nov. anecd., t. V, p. 1189), il revient avec étendue sur les déclarations qui terminent ce préambule; il y dit que c'est une grande impiété que de corrompre par le péché le premier don de Dieu, la science, et de faire participer à ses fautes un art innocent et irréprochable, la logique; et il s'élève contre l'orgueil de la science et de la raison avec une force qui prouve combien il avait à coeur de n'en être pas accusé. (Lib. III, p. 1245-1258.)
Ce préambule donne l'origine et la date de l'ouvrage auquel il appartient. Abélard raconte qu'après sa prise d'habit au couvent de Saint-Denis, il rouvrit un cours de théologie, et qu'a la demande de ses élèves il composa sur l'unité et la trinité divine un traité destiné à faire comprendre ce qu'il fallait croire187. Ce traité, qui fut avidement lu et qui, déféré au synode de Soissons, y fut condamné et brûlé, c'est, je n'en doute pas, l'Introduction à la théologie,188 véritable résumé de son enseignement, le plus important de ses ouvrages théologiques; car ses principales opinions en ces matières y sont développées ou indiquées, et c'est en général sur ce livre qu'il a été jugé par ses contemporains et la postérité. Plus tard, cependant, soit que la rédaction n'en fût pas définitive, et en effet elle laisse beaucoup a désirer pour l'ordre, la proportion, l'élégance; soit qu'il n'avouât pas un texte irrégulièrement publié, et qui d'ailleurs n'est parvenu jusqu'à nous ni complet ni correct; soit enfin que la prudence ou la réflexion eût modifié ses idées ou son caractère, il a traité de nouveau le même sujet dans un ouvrage dont l'ordonnance paraît meilleure et la diction plus travaillée; c'est la Théologie chrétienne, que nous n'avons pas non plus tout entière. Mais lorsque vers 1140, c'est-à-dire dix-huit ou vingt ans après la composition de l'Introduction, Guillaume de Saint-Thierry en dénonça l'auteur à saint Bernard, c'est sur cet ouvrage qu'il fonda principalement son accusation, quoiqu'il y comprît la Théologie chrétienne. Sans tenir aucun compte des modifications, ou plutôt des précautions de doctrine que celle-ci pouvait présenter, il ne voit entre les deux livres qu'une différence de volume: l'un, dit-il, contient plus et l'autre moins.189 C'est aussi l'Introduction que saint Bernard paraît avoir eue sous les yeux et que le concile de Sens a surtout condamnée, du moins en ce qui concerne la Trinité ou la nature de Dieu. C'est donc l'ouvrage qu'il faut bien faire connaître, comme le plus propre à révéler la théologie d'Abélard.
Malheureusement, quoique étendu, il n'est pas complet, mais il en a été retrouvé récemment un abrégé composé, selon toute apparence, par Abélard, ou du moins sous ses yeux, et nous pouvons rétablir la substance et l'ordonnance de ce qui nous manque de l'ouvrage principal.
Le salut de l'homme, suivant notre auteur, dépend de trois choses, la foi, la charité, le sacrement. La foi, qui contient l'espérance, comme le genre contient l'espèce, est l'estimation des choses qui n'apparaissent pas190, c'est-à-dire qui ne sont pas soumises aux sens du corps.
Note 190: (retour) «Existimatio rerum non apparentium.» Introd, p. 977. Le mot d'existimatio répond à celui de saint Paul έλεγχος, traduit dans la Vulgate par argumentum, et dans saint Augustin par convictio. C'est cette dernière Idée que voulait rendre Abélard; on a vu que pour lui estimation, Équivalent d'opinio, δόξα, s'alliait naturellement, d'après l'autorité d'Aristote, à l'idée de foi ou de croyance. (Hébr., xi, I.—S. Aug., Serm. cxxvi, et ci-dessus i. I, p. 400.)
La foi suppose donc l'invisible: les choses qui apparaissent, on ne les croit pas, on les connaît; le mérite et le propre de la foi est de croire ce qu'on ne voit pas. Nous croyons pour connaître, nous ne connaissons pas pour croire. Qu'est-ce que la foi? croire ce qu'on ne voit pas. Qu'est-ce que la vérité? voir ce que l'on croit. Car la foi est la croyance aux choses mêmes et non aux mots. Ainsi la foi dans l'Évangile contient la foi aux choses de l'Évangile. Les philosophes ont bien aussi une certaine foi, lorsqu'une chose est mise au-dessus du doute soit par la pensée, soit par l'expérience. L'argument est ce qui fait foi d'une chose auparavant douteuse191 (Cicéron). Il y a donc plusieurs moyens de produire la foi, et la foi est proprement ou improprement dite, suivant qu'on l'applique aux choses occultes on aux choses apparentes.
Parmi les vérités de la foi, parmi les choses de Dieu, toutes n'importent pas au salut. Au premier rang de celles qui importent au salut se placent celles qui sont relatives d'abord à la nature de Dieu, puis à ses dispensations ou dispositions nécessaires.
«La religion chrétienne tient qu'il n'existe qu'un seul Dieu, et non plusieurs, seul Seigneur de tous, seul créateur, seul principe, seule lumière, seul souverain bien (bien parfait), seul immense, seul tout-puissant, seul éternel, substance une ou essence absolument immutable et simple, en qui ne peuvent être aucunes parties ni rien qui ne soit elle-même, seule véritable unité en tout, hors en ce qui concerne la pluralité des personnes divines. Car en cette substance si simple, ou indivisible et pure, la foi confesse trois personnes en tout coégales et coéternelles, et qui ne diffèrent point numériquement, c'est-à-dire comme des choses numériquement diverses, mais seulement par la diversité des propriétés, une étant Dieu le père, une étant Dieu le fils, une étant Dieu esprit de Dieu, procédant du Père et du Fils. Une de ces personnes n'est pas l'autre, quoiqu'elle soit ce qu'est l'autre. Ainsi le Père n'est pas le Fils ou le Saint-Esprit, ni le Fils le Saint-Esprit; mais le Fils est ce qu'est le Père, et le Saint-Esprit également. Dieu est autant le Père que le Fils ou le Saint-Esprit, étant un en nature, un numériquement autant que substantiellement. Mais de la diversité des propriétés naît la distinction des personnes; elle est telle que cette personne-ci est autre, mais non autre chose que cette personne-là; comme un homme diffère d'un homme personnellement et non substantiellement, en tant que celui-ci n'est pas celui-là, quoiqu'étant ce qu'est celui-là, c'est-à-dire identique de substance et non de personne192.»
Note 192: (retour) Introd., I. I, p. 917-983. On pourrait voir là un réalisme très-prononcé, car Abelard semble admettre ici l'identité de substance entre deux hommes: mais il peut n'entendre que l'identité de nature, et non l'identité numérique. Il est vrai qu'alors la comparaison n'est plus exacte par rapport à la Trinité; mais, comme on le verra, elle est reçue et presque triviale dans la question et ne doit pas être reprochée à notre auteur.
Le propre du Père est d'être inengendré (improduit, ingenitus), c'est-à-dire d'exister par soi et non par un autre, comme le propre du Fils est d'être engendré, et du Saint-Esprit, non pas d'être engendré, mais de procéder, sans que le Saint-Esprit ou le Fils soient faits ou créés. Le Père est donc le principe de la divinité. (Saint Augustin, De Trin., IV, xx.) Mais sa divinité est dans chacune des trois personnes, chacune est Dieu, Seigneur, Créateur; en ce sens, la Trinité est indivise (proprement individu, individua). Mais aucune des trois personnes n'étant l'une ou l'autre personne, une seulement étant dite inengendrée, une engendrée, une procédant, il suit qu'il n'y a pas en elles pluralité de choses ou pluralité substantielle, mais pluralité de propriétés: chacune est personne, mais point de la même manière que chacune est Dieu. Tout ce qui appartient à la personne est propre, tout ce qui appartient à Dieu, tout ce qui est absolument divin est commun à toutes, comme la gloire, la volonté, l'opération. «Tel est,» dit Abélard, «le résumé de la foi touchant l'unité et la trinité, qu'il nous faut établir et fortifier par des exemples et des similitudes convenables contre les inquisitions de ceux qui doutent. Que sert, en effet, pour la doctrine, de parler, si ce que nous voulons enseigner ne peut être exposé de façon à être compris193?»
Note 193: (retour) Ces idées générales sur la Trinité n'ont rien d'original, non plus que de hasardé. Abélard les emprunte surtout à saint Augustin qui lui-même les a plutôt remaniées qu'inventées. On peut les retrouver exposées avec soin et développement dans la Somme de saint Thomas. (Pars I, quaest. XXVII et seqq.) Une différence seule doit être remarquée. Abélard, guidé en ceci par saint Augustin, qui s'attache plus aux différences qu'aux ressemblances des personnes de la Trinité avec la généralité des êtres, ne veut pas qu'elles soient entre elles diversae numero rerum (p. 982), ce qui suit Dialectiquement de ce qu'elles ne sont pas des substances. Cependant comment être trois sans différence numérique? Aussi saint Jean Damascène avait-il admis cette différence, et Pierre Lombard qui l'explique, ne la rejette pas, quoiqu'il trouve plus prudent de s'en tenir à la différence de propriété, Jean Damascène, suivant lui, était plus frappé des ressemblances que des différences. (Jean Damasc., De orth. Fid., I. III, c. iv et vi.—P. Lomb., Sent. I, Dist. XIX.) Saint Thomas, sans oser prononcer que les personnes de la Trinité soient choses numériques diverses, admet cependant que le nombre, termini numerales, s'applique à la divinité. Il considère la multitude des personnes comme une division formelle ou rationnelle. Il dit quelque part numeras personarum (Qu. xxx, a. 3.—Qu. xxxi, a. 1.)Les modernes n'hésitent pas à dire que les trois personnes sont «trois êtres individuels subsistant réellement en eux-mêmes, qui sont chacun un principe d'action.» (Bergier, Dict. de Théol., art. Trinité et Personne.) C'est aller bien loin, et Abélard nous paraît plus sage. Il suit du reste une opinion exprimée dans un ouvrage qu'il croyait de Boèce, savoir que le nombre réel n'en pas applicable à la divinité, mais seulement le nombre intellectuel, (De Trin. unit. Dei, Op. Boeth., p. 958.)
Que veut dire dans la nature divine cette distinction de personnes? Cette nature restant une et indivisible, comment lui assigner une trinité personnelle? De là deux points «à défendre contre les attaques véhémentes des philosophes.»
La distinction des personnes doit nous servir à mieux concevoir la divinité, c'est-à-dire dans la divinité le bien suprême et la perfection absolue. Ainsi le nom du Père désigne la puissance divine: Dieu est tout-puissant, parce qu'il peut faire tout ce qu'il veut, non parce qu'il peut tout faire; car il ne peut faire des choses injustes, étant lui-même la suprême justice. Le nom du Fils désigne la sagesse: Dieu est sage, car il sait tout et ne peut se tromper ni être trompé. Le nom du Saint-Esprit enfin désigne la charité ou la bonté: Dieu est bon, car il veut que tout soit disposé pour le mieux, que tout arrive le mieux possible, et il conduit tout à la meilleure fin. Là où s'unissent ces trois choses, puissance, sagesse et bonté parfaites, le bien parfait est réalisé.
Le nom du Père exprime la toute-puissance: Je crois en Dieu le père tout-puissant, dit le Symbole des apôtres. «Comme Dieu, innascible, comme père, inengendré (ingenitus), il a, comme tout-puissant, la plénitude de la force,» dit l'évêque Maxime194, «car il est tout-puissant par la divinité inengendrée, et père par la toute-puissance.» La divinité inengendrée signifie que seul des trois personnes il est inengendré, seul il n'est point par un autre que lui, solus ipse non sit ab alio, tandis que les deux autres personnes sont par lui, ab ipso sunt. Père par la toute-puissance, cela veut dire évidemment que la puissance divine lui appartient, spécialement, comme propriété, de même que celle d'être inengendré, bien que chacune des autres personnes, étant de même substance, soit de même puissance. «En effet, les propriétés des trois personnes étant distinctes, certaines choses sont d'ordinaire dites ou admises spécialement et comme proprement de telle ou telle d'entre elles, lesquelles choses, d'après leur nature, nous ne le contestons pas, appartiennent en union à chacune d'elles195.» Le Père et le Saint-Esprit, la Trinité entière est sagesse; le Père et le Fils, la Trinité entière est charité. Seulement, à raison des propriétés des personnes, certaines oeuvres sont spécialement attribuées à chacune d'elles, quoique ces oeuvres soient dites oeuvres indivises de la Trinité, et que tout ce qui est fait par une d'elles le soit par chacune. Ainsi la susception de la chair est assignée au Fils; ainsi il est dit que la régénération s'accomplit par l'eau et l'Esprit (Jean, iii, 5), quoiqu'en tout cela la Trinité opère tout entière. L'usage est donc d'attribuer en propriété spécialement et principalement au Père ce qui concerne la puissance, son nom le désignant surtout, par ce fait qu'étant inengendré, il subsiste par lui-même, non par un autre; d'où il résulte que, comme mode substantiel, la puissance lui reste en propre. En effet, encore que le Père puisse faire tout ce que fait le Fils et le Saint-Esprit, il a cela de plus qu'il existe seul par lui-même et n'a pas besoin d'un antre pour être. Néanmoins nous ne disons pas le Fils et le Saint-Esprit moins tout-puissant que le Père: les oeuvres de la Trinité sont indivises on communes, tout ce que fait la puissance étant réglé par la sagesse, accompli par la bonté; aussi invoquons-nous Dieu au nom du Père, et au Fils, et du Saint-Esprit: les trois personnes sont inséparables pour la prière comme dans l'opération divine. Mais pour que la tonte-puissance qui est a chacune consomme ce que chacune veut faire, il n'est pas nécessaire que chacune soit absolument comme les deux autres, puisqu'elles diffèrent par les propriétés, la non-génération, la génération, la procession. Sans doute il y a égalité entre elles; il n'y a rien de plus du de moins, par exemple, dans le Fils, quant au lieu, au temps, à la puissance, à la science, si ce n'est pourtant qu'il n'est pas né de lui-même et que le Père l'a engendré. Mais ce seul plus ou moins qui est dans le Fils, de n'être pas par lui-même comme le Père, s'applique-t-il au mode de l'opération, comme au mode de l'existence? De cette puissance propre au Père de subsister par soi ou d'exister de soi-même, et non par un autre, il suit nécessairement que les deux autres personnes de la Trinité sont par lui et n'ont pas la propriété de subsister par soi. Si donc nous rapportons la puissance tant au mode de l'existence qu'à celui de l'opération, nous trouverons que la toute-puissance appartient au Père proprement et spécialement, en sorte que non-seulement il peut tout avec les deux autres personnes, mais encore qu'il a seul l'existence par soi, non par un autre, et conséquemment la puissance par soi, comme l'existence; et les autres personnes, ayant l'existence par lui, peuvent par lui tout ce qu'elles veulent. C'est ainsi que le Fils a dit: «Je ne puis rien faire par moi-même.» (Jean, v, 30.) Et ailleurs: «Je ne fais rien par moi-même, ou je ne parle point par moi-même.» (Jean, xiv, 10.) Cette puissance propre du Père par laquelle il subsiste seul par soi et non par un autre est comprise dans la toute-puissance, et il faut le dire tout-puissant, en ce sens que tout ce qui appartient à la puissance, quant à l'opération comme à l'existence, lui est attribué en propre par l'évêque Maxime.
Note 195: (retour) C'est ce que saint Thomas appelle essentialia personis attributa. (Qu. xxxix, a. 8.) Abélard paraît marquer ici avec beaucoup de soin le caractère mixte de ces attributions qui sont appropriées sans être propres. Le point original comme aussi le point hasardé est le parti qu'il a tiré de ces attributions que l'Église en général ne regarde pas comme constitutives, et dont elle ne déduit pas de conséquences importantes. Nous touchons ici à la nouveauté principale de toute la doctrine, et à l'origine des censures qu'elle a encourues. Nous y reviendrons.
Peut-être serait-il plus exact de dire que le Père, par la toute-puissance qui lui est attribuée en propre, engendre la sagesse, comme un fils, la sagesse divine étant quelque chose de la divine toute-puissance, étant elle-même une certaine puissance; car elle est une puissance de discerner, la puissance en Dieu de discerner et de connaître tout parfaitement.
L'Écriture en divers passages paraît prouver que nommer la puissance du Seigneur, c'est nommer la puissance divine, d'où est née la divine sagesse; dire Dieu le fils, c'est nommer la sagesse divine, née de la divine puissance; nommer le Saint-Esprit, c'est nommer la charité de la bonté divine, qui procède pareillement du Père et du Fils196.
Mais à ces témoignages des écrivains sacrés, il plaît à Abélard d'unir ceux des philosophes, «puisque c'est à des philosophes qu'il a affaire, à ceux du moins qui tâchent d'attaquer notre foi par des citations philosophiques. Nul, en effet, ne peut être accusé et persuadé que par des raisons qu'il accepte, et la confusion est grande d'être vaincu par où l'on espérait vaincre.» D'ailleurs les vertus des philosophes ont été louées par de saints docteurs. Non-seulement ils se sont élevés à une vie pure, mais encore à l'intelligence d'un Dieu unique. Les autorités ne manquent point pour prouver qu'ils ont connu l'ouvrier à son ouvrage. Ne pût-on les citer comme des modèles de la vie, on pourrait encore s'instruire à leurs leçons. Dieu peut nous vouloir éclairer par l'intermédiaire d'indignes ministres; tout lui est bon pour toucher nos esprits et nos coeurs. «S'il ne faisait les grandes choses que par les grands hommes, la reconnaissance s'adresserait à eux plus qu'à lui.» (P. 1006.) D'ailleurs saint Jérôme nous dit de ne pas désespérer du salut de tous les philosophes qui sont venus avant l'incarnation. On sait comment saint Augustin s'exprime sur Socrate197. Platon parle de Dieu, du culte qui lui est dû, de la prière qui l'invoque, de la vertu qui lui plaît, en des termes qui semblent indiquer une sorte de révélation de sa divinité sainte. On peut dire même que l'incarnation a été annoncée par la sibylle plus clairement qu'elle ne l'est dans quelques-uns des prophètes, et l'on ne saurait s'étonner que le plus grand de tous les philosophes ait paru atteindre l'idée essentielle de la Trinité, lorsqu'au Dieu suprême il ajoute et cette intelligence, ce Νούς né de Dieu et coéternel à lui, et cette âme du monde qui est la vie et le salut de tout ce qui existe. Ne croit-on pas reconnaître là le Verbe et l'amour? Le Fils est le Νούς, le Saint-Esprit est cette âme du monde, née de Dieu et de son intelligence. «Dans le vrai, la Trinité divine n'est bien connue que d'elle-même.» Nous ne pouvons la dignement concevoir, nous n'y suffisons point. Les expressions de Platon peuvent donc être prises pour une image de la Trinité, dès là seulement qu'elles lui sont applicables. Lorsque les philosophes parlaient de l'âme ou de Dieu, ils étaient souvent obligés de voiler leur pensée. Nomment-ils ce Dieu suprême, qu'ils appellent le bien, le principe universel, ou cette intelligence éternelle qui contient les types originels des choses ou les idées, ils ne se servent d'aucune fiction; mais veulent-ils aller plus loin, il leur faut recourir aux images, aux similitudes. La raison prescrit donc de chercher le sens caché de leurs expressions et de leurs emblèmes; car si l'on ne supposait pas qu'un sens mystérieux est enveloppé dans quelques-unes des opinions de Platon, le plus grand des philosophes serait le plus grand des sots, summus stultorum. Comment serait-ce faire violence au vrai que de ramener les expressions des sages à la foi chrétienne? Le Saint-Esprit a proféré par la voix de Caïphe une prophétie à laquelle celui qui l'inspirait et celui qui la prononçait attachaient un sens fort différent. (Jean, xi, 54.) Saint Grégoire dit qu'il ne faut rien repousser de ce qui ne répugne pas à la foi198. C'est un fait que la doctrine platonicienne s'est toujours accordée avec le dogme de la Trinité, et si les abeilles déposèrent le miel sur les lèvres de Platon enfant, endormi dans son berceau, ce prodige n'annonçait pas la douceur de son éloquence, mais bien plutôt que Dieu révélerait par sa bouche les mystères de sa divinité. Il fallait, en effet, qu'à la plus grande sagesse, qui est Jésus-Christ, ce fût le plus grand des philosophes qui rendît témoignage199.
Note 197: (retour) L'abrégé dont nous avons parlé p. 188, et qu'a publié M. Rheinwald, suit exactement jusqu'à ce point (p. 1007) le texte de l'Introduction, mais en le resserrant. Le chap. xi du premier répond au chap. xv du liv. I de la seconde. À partir de ce point, le chap. xii de l'Epitome rejoint l'Introduction vers la p. 1077.
Note 199: (retour) Introd., t. I, p. 1003-1040.—Theol. Christ., t. II, p. 1200, et V, p. 1955, Abélard en s'appuyant ici de l'autorité de Platon ne fait que suivre les Pères platonisants. De tout temps, on a raisonné dans l'Église sur l'analogie de l'idée de la trinité platonique avec le dogme de la sainte Trinité. Les passages du philosophe grec habituellement cités sont ceux du Timée, qu'Abélard connaissait (t. XII de la trad. de Cousin, p. 115, 117, 126, etc.) et deux fragments douteux des lettres II et VI (t. XIII, p. 59 et 74). Les néo-platoniens d'Alexandrie ont développé davantage cette idée de la trinité, et d'une manière plus suspecte au christianisme, de sorte que l'assimilation qui séduit Abélard est tenue généralement pour dangereuse et n'est plus guère usitée. Mais elle n'en est pas moins autorisée par de Grands exemples. H. de Chateaubriand en a fait une des beautés de la religion chrétienne. (Voyez surtout saint Clément d'Alexandrie, Stromat. IV et VII.—Et saint Augustin lui-même, De Ver. relig., l, v et Conf. VII, ix.—Euseb, Præpar, II et XI.—Theodoret. Serm., II.—Cyrill. Cont, Jut., III, etc.—Petav. Dogm. theolog., t. II, t. I, c. I et VI.—Bergier aux mots; Platonisme et Trinité.—Génie du christianisme, part. I, t. I, c. III.)
Telle est la substance du premier livre de l'Introduction; Abélard commence le second par une apologie. Apparemment l'emploi qu'il vient de faire des autorités philosophiques et des citations païennes avait été critiqué; car il observe qu'il n'a rien introduit de nouveau. Saint Paul cite Epiménide, Ménandre, Aratus; pour convertir les Athéniens, il s'empare d'une inscription qu'ils avaient gravée sur un autel200. On voit dans le Deutéronome qu'il faut raser la tête d'une captive et qu'ensuite on peut l'épouser. «Ainsi,» dit Abélard, «j'aime la science profane pour sa grâce et sa beauté, et d'une esclave, d'une captive étrangère, je veux faire une Israélite.» Si j'ai emprunté à Origène, j'ai négligé ses erreurs, suivant en cela l'exemple d'Hilaire le Confesseur. Si Dieu a dicté la prophétie de Balaam, n'a-t-il pu faire parler, et la sibylle, et Virgile le Poète201? La voix miraculeuse des démons n'a-t-elle pas été employée pour annoncer la vérité? Les choses matérielles et inanimées elles-mêmes racontent la gloire de Dieu (Ps. XVIII, 2). Plus les Gentils, plus les philosophes paraîtront étrangers ou hostiles à notre foi, plus leur autorité en sa faveur sera grande: la déposition favorable d'un ennemi est plus forte que celle d'un ami. «Après tout, les témoignages que j'ai empruntés aux philosophes, je les ai recueillis, non dans leurs écrits, j'en connais fort peu, mais dans les livres des Pères202.»
Note 201: (retour) Dent., XXI, 11, 12, 13.—Nomb., XXII, XXIII, XXIV. La croyance dans les oracles sibyllius, compilation qui parait avoir été fabriquée vers le IIe siècle, s'est maintenue longtemps dans l'Église, et bien des Pères l'ont tolérée ou partagée.—Frérot, Mém. de l'Académie des inscriptions, t. XXIII.
Ceux qu'il entasse à la fin du premier livre de l'introduction et au commencement du second sont très nombreux et très-divers; et il y a là un luxe de citations dont il serait intéressant de vérifier l'origine, afin de bien tracer les limites de l'érudition de cette époque; car Abélard savait certainement tout ce que de son temps on pouvait savoir dans le nord des Gaules.
Après les témoignages viendront les arguments. En toute chose, mais principalement en ce qui touche Dieu, il y a plus de sûreté à s'appuyer sur l'autorité que sur le jugement humain.
«La foi dans la Trinité est le fondement de tous biens, on ce sens que l'origine de tous biens est dans la connaissance de la nature de Dieu. Qui réussirait à ébranler ce fondement ne nous laisserait rien à édifier de solide. Nous aussi, nous avons voulu opposer à un si grand péril le bouclier tant de l'autorité que de la raison, nous confiant dans celui par l'appui duquel le petit David a immolé l'énorme et fier Goliath avec son propre glaive. Nous aussi, tournant contre les philosophes et les hérétiques la glaive des raisons humaines avec lequel ils nous combattent, nous détruisons la force et l'armée de leurs arguments contre le Seigneur, afin qu'ils soient moins présomptueux dans leurs attaques contra la simplicité des fidèles, on se voyant réfutés sur les points où il leur parait le moins possible de leur répondre, savoir cette diversité de personnes dans une substance simple et indivisible, la génération du Verbe, la procession de l'Esprit. Non que nous promettions d'enseigner la vérité sur tout cela; nous ne croyons pas que nous, non plus qu'aucun mortel, y puissions suffire; mais du moins voudrions-nous opposer quelque chose da vraisemblable, de voisin de la raison humaine, et qui ne fût pas contraire à la foi, à ceux qui se font gloire de vaincre la foi par les raisons humaines, qui ne sont touchés que des raisons humaines parce qu'ils les connaissent, et qui trouvent facilement de nombreux approbateurs, presque tous les hommes étant de nature animale, fort peu de nature spirituelle... Loin de nous donc la pensée que Dieu, qui use bien des mauvaises choses, n'ait pas disposé également bien les arts qui sont des dons de la grâce, pour qu'ils servissent aussi à soutenir sa divine majesté. Les arts du siècle, et enfin la dialectique elle-même ont été jugés par saint Augustin et tes autres docteurs ecclésiastiques fort nécessaires a l'Écriture sainte. Sans doute on peut trouver des autorités contraires; aux passages formels et nombreux de saint Augustin, on peut en opposer de fort différents de saint Jérôme..... Mais le synode du pape Eugène au temps de Louis203 a positivement ordonné l'étude et l'enseignement des lettres et des arts libéraux..... et si saint Jérôme a été repris et flagellé par le Seigneur pour avoir lu les ouvrages de Cicéron, c'est qu'il les lisait uniquement pour son plaisir et par goût pour l'éloquence204.
Note 203: (retour) Synodus Eugenii papæ tempore Ludovici. (Ibid., p. 1040.) C'est la concile de Rome en 823 tenu par Eugène II au temps de Louis le Débonnaire. On lit au canon XXXIV du 16 novembre: «In universis episcopiis subjectisque plehibu et aliis locis in quibus necessitas occurrerit, omnium cura et diligentia habentur ut magistri et doctores constituantur qui studia litterarum liberaliumque artium, as sancta habentes dogmate, assidue deceant, quia in his maxime divina manifestatur atque declarantur mandata.» (Sac. Concil., t. VII, p. 1557, et t. VIII, p. 112.)
Note 204: (retour) Introd., p. 1046-1052. C'est dans une épître à Eustochius que saint Jérome raconte cette singulière histoire, et il ne souffre pas qu'on la prenne pour une vision ou un songe; car il assure qu'à son réveil il se ressentait des coups qu'il avait reçus, et que son corps on partait les marques. (T. IV, part. II, ep. Xviii ad Eustoch., De custodia virginatis.)
«Pour moi donc, je pense que l'étude d'aucun art ne doit être interdite à un homme religieux, à moins qu'elle ne l'empêche de se livrer à quelque chose de plus utile, d'après la règle commune dans les lettres qu'il faut interrompre ou même abandonner ce qui est moins important pour ce qui l'est davantage. Quand il n'y a ni fausseté dans la doctrine, ni déshonnêteté dans l'expression, comment n'y aurait-il aucune utilité dans la science? comment mériter des reproches pour l'avoir apprise ou enseignée, si, comme il vient d'être dit, rien de meilleur n'a été négligé ou délaissé pour elle? Personne en effet ne prétendra qu'une science soit une mauvaise chose, même celle du mal, laquelle est nécessaire au juste, non certes pour faire le mal, mois pour se prémunir contre le mal connu d'avance par la pensée. Ce n'est pas un mal que de connaître le dol ou l'adultère, mais de les commettre; car la connaissance en est bonne, quoique l'action en soit mauvaise, et nul ne pèche en connaissant le péché, mais en le commettant. Si la science était un mal, c'est qu'il y aurait des choses qu'il serait mal de savoir: mais alors on ne pourrait absoudre de quelque malice Dieu qui sait tout; car la plénitude des sciences est en celui-là seul de qui toute science est un don. La science est la compréhension de tout ce qui existe, et elle discerne, selon la vérité, toutes choses, se rendant en quelque sorte présentes celles même qui ne sont pas; voilà pourquoi quand on énumère les dons de l'esprit de Dieu, on l'appelle l'esprit de science. Or, de même que la science du mal est bonne, étant nécessaire pour éviter le mal, il est certain que la puissance ou faculté du mal est également bonne, étant nécessaire pour mériter, Si nous ne pouvions pécher, nous n'aurions aucun mérite à ne le point faire; à celui qui manque du libre arbitre, aucune récompense n'est due pour des actions forcées.... Aucune science ou puissance n'est donc mauvaise, quelque mauvais qu'en soit l'emploi; aussi est-ce Dieu qui donne toute science, et règle toute puissance. C'est pourquoi nous approuvons les sciences; mais nous résistons aux mensonges de ceux qui en abusent..... Je suppose qu'aucun homme versé dans les lettres saintes n'ignore que les nommes spirituels ont fait plus de progrès dans la doctrine sacrée par l'étude de la science que par le mérite religieux, et que plus un homme parmi eux a été docte avant sa conversion, plus il a eu de valeur pour les choses saintes. Quoique Paul ne paraisse pas un plus grand apôtre en mérite que Pierre, ni Augustin un plus grand confesseur que Martin, cependant l'un et l'autre après leur conversion reçurent d'autant plus largement la grâce de la doctrine, qu'auparavant ils excellaient davantage dans la connaissance des lettres. Ainsi, par une dispensation de Dieu, ce qui recommande l'élude des lettres profanes, ce n'est pas seulement l'utilité qu'elles contiennent, c'est aussi qu'elles ne paraissent pas étrangères aux dons de Dieu, comme elles le seraient s'il ne s'en servait pour aucun bien. Nous connaissons cependant le mot de l'apôtre, scientia inflat, la science engendre l'orgueil. Mais ce qui doit précisément la convaincre d'être une bonne chose, c'est qu'elle entraîne au mal de l'orgueil celui qui a conscience de la posséder. Comme il y a quelques bonnes choses qui viennent à certains égards du mal, il y en a de mauvaises qui tirent leur origine du bien. La pénitence ou la satisfaction par la peine, qui sont bonnes, accompagnent le mat commis au point d'en avoir besoin pour naître. L'envie et l'orgueil, qui sont de très-mauvaises choses, proviennent des bonnes. Ce Lucifer, étoile du matin, fut d'autant plus enclin à l'orgueil qu'il était supérieur aux esprits angéliques par l'éclat de sa sagesse ou de sa science; et pourtant cette sagesse ou cette science de la nature des choses qu'il avait reçue de Diou, il serait peu convenable de l'appeler mauvaise; c'est lui qui dans son orgueil en a mal usé. (Isaïe, xiv, 42.) Quand un homme s'enorgueillit de sa philosophie ou de sa doctrine, nous ne devons pas inculper la science, pour un vice qui s'y rattache; mais il faut peser chaque chose en elle-même, pour ne pas encourir par un jugement imprudent cette malédiction prophétique: Malheur à ceux qui disant le bien mal et le mal bien, prennent la lumière pour les ténèbres et les ténèbres pour la lumière! Que ce peu de mots nous suffisent contre ceux qui, cherchant une consolation à leur inhabilité, murmurent aussitôt que, pour éclaircir notre pensée, nous empruntons des exemples ou des similitudes aux enseignements des philosophes.... Il est écrit: Fas est et ab hoste doceri205. Pour nous faire comprendre, nous devons employer tous les moyens... Nous lisons dans saint Augustin: Il faut chercher non l'éloquence, mais l'évidence. Qu'importe la perfection du langage, si elle n'est suivie de l'intelligence de celui qui l'entend?... que sert une clef d'or, si elle ne peut ouvrir ce que nous voulons ouvrir? en quoi nuit une clef de bois, si elle le peut206? Mais, direz-vous, nous travaillons en vain. Tout ce qu'on ne peut ouvrir a été ouvert par d'autres, ou ce que nous voulons ouvrir ne saurait être ouvert: la Trinité, est un mystère ineffable. Sans doute, mais pourtant qu'ont donc fait les Pères qui nous ont laissé tant de traités sur la Trinité? Si tout ce qu'on peut enseigner est enseigné, pourquoi sont-ils venus écrire l'un après l'autre, et celui-ci a-t-il tenté de rouvrir ce qu'avait déjà ouvert celui-là? Si les enseignements existants suffisent, comment se fait-il que les hérésies repullulent sans cesse, que les doutes subsistent encore?... Jusqu'à quand l'Eglise actuelle contiendra-t-elle indistinctement mêlée la paille avec le grain, et l'homme, ennemi de la moisson du Seigneur, continuera-t-il d'y semer l'ivraie? jusqu'à la fin des siècles apparemment, où les moissonneurs, anges de Dieu, lieront en gerbe l'ivraie et la jetteront aux flammes. Les schismatiques, les hérétiques ne peuvent manquer, et le chemin ne sera jamais sûr entre les scorpions et les serpents; mais toujours pour exciter et éprouver les fidèles, l'Église, notre mère, verra renaître ceux qui, sous le nom de Christ, adoreront les antéchrists.... Enfin.... les hérétiques doivent être contenus par la raison plutôt que par la puissance207.»
La discussion exerce et éclaire les fidèles; elle les rend plus vigilants; elle les met sur leurs gardes. Les saints nous ont donné l'exemple de raisonner sur les matières de foi et de poursuivre et de combattre les esprits rebelles par des exemples et des similitudes. Si l'on ne doit point discuter ce qu'il faut croire, il ne nous reste qu'à nous livrer à ceux qui enseignent le faux comme le vrai208. Saint Grégoire a bien dit que si l'opération divine est comprise par la raison, elle cesse d'être merveilleuse, et que la foi est sans mérite, quand la raison humaine lui prête ses preuves209. L'on en conclut que rien de ce qui appartient à la foi ne doit être soumis aux investigations de la raison, et qu'il faut croire immédiatement à l'autorité, même dans les choses qui paraissent le plus éloignées de la raison humaine. Mais on peut trouver des citations opposées dans les Pères, Jérôme, Hilaire, Augustin, Isidore et Grégoire lui-même. Leur exemple à tous est une autorité contraire. Comment, d'ailleurs, éclairer un idolâtre, convertir un incrédule? Dans toute discussion, on commence par persuader au nom de la raison.
Note 209: (retour) Homil. XXVI. S. Greg. pap. I. cogn. Magn. Op., t. II., Parla, 1705. Cette opinion de saint Grégoire a été souvent citée ci discutée. Saint Thomas décide que la raison inductive (c'est son expression) diminue ou détruit le mérite de la foi, lorsqu'elle est invoquée pour la déterminer, mais non quand elle sert à l'éclairer et à l'affermir. (Sec. sec.. qu. ii, a. 10)
«On ne croît point une chose parce que Dieu l'a dite, on l'accepte parce que la raison est convaincue.... Tels sont les commencements de la foi, et s'ils n'ont absolument aucun mérite, on ne peut cependant déclarer inutile une foi bientôt suivie de la charité, qui lui donne ce qui lui manque. Il est écrit dans l'Ecclésiastique: Qui croit vite est léger de coeur et sera diminué. (XIX, 4.) Celui-là croit vite ou aisément qui acquiesce sans discernement et sans prévoyance aux premières choses qu'on lui dit, sans en discuter la valeur, sans savoir s'il convient d'y ajouter foi.... C'est souvent pour se consoler de son incapacité, qu'après avoir essayé d'enseigner en matière de foi des choses intelligibles et s'être trouvé insuffisant, on recommande cette ferveur de foi qui croit aux choses avant de les comprendre et de savoir si elles en valent la peine.
«C'est principalement de la nature de la divinité et de la distinction des personnes de la Trinité qu'on dit qu'elles ne peuvent être comprises en cette vie, et que les comprendre, c'est précisément le partage de la vie éternelle. Haec, est autem vita, aeterna, ut cognoscam te Deum verum et quem misisti Jesum Christum, et ailleurs: manifestabo eis meipsum. (Jean, XIV, 21, et XVII, 3.) Mais autre est comprendre ou croire, autre est connaître ou manifester. La foi est une estimation des choses non apparentes; la connaissance est l'expérience des choses mêmes, grâce à leur présence.... Penser qu'on ne peut dès cette vie comprendre ce qui se dit de la Trinité, c'est tomber dans l'hérésie de Montanus... qui veut que les prophètes aient parlé dans l'extase, sans savoir ce qu'ils disaient.... Mais alors ils n'auraient pas été des sages, car Salomon dit que le sage comprend ce qu'il dit du fond du coeur et porte son intelligence sur ses lèvres. Paul veut que l'on comprenne ce qu'on enseigne, puisqu'il dit: «Que celui qui parle une langue demande à Dieu le don de l'interpréter.» Tout le chapitre XIV de la première Épître aux Corinthiens roule sur cette idée. C'est là qu'il dit «que celui qui n'est pas interprète doit se taire dans l'Église ou ne parler qu'à lui-même et à Dieu210.» Lorsqu'il parle de la vertu de la voix, qu'entend l'apôtre, si ce n'est l'intelligence de ce que la voix dit, pour laquelle elle a été inventée?... Qu'il n'imagine point de parler aux hommes, celui qui est incapable d'expliquer ce qu'il dit; qu'il s'adresse à Dieu, qui n'a pas besoin d'explication, et qu'il prononce les paroles d'une confession de foi, au lieu de proférer vainement pour l'instruction des hommes des mots incompris.... Qu'il cesse de prêcher; ne pas comprendre ce qu'on dit, c'est ne le pas savoir; enseigner alors est une impudence présomptueuse. N'écoutez pas ces maîtres des lettres saintes qui enseignent aux enfants à prononcer des mots, non à comprendre.... Lire sans intelligence est négligence211.... Qu'y a-t-il de plus ridicule que de voir celui qui veut en instruire un autre, interrogé s'il comprend ce qu'il enseigne, répondre qu'il ne comprend pas ce qu'il dit ou ne sait ce dont il parle? Quels éclats moqueurs eussent excité chez les philosophes et les Grecs chercheurs de sagesse les apôtres prêchant le fils de Dieu, si des le début de leur prédication ils avaient pu être réduits à la confusion d'avouer qu'ils ne savaient ce qu'ils devaient les premiers prêcher et enseigner! Ne présumons d'ailleurs rien de nous-mêmes. La vérité à promis le Saint-Esprit à qui enseigne. Si nous avons précédemment exposé quelques-uns des mystères de Dieu, c'est lui qui a agi en nous plutôt que nous-mêmes.... Il enseigne et nous comprenons, il suggère et nous exposons ce que nous ne pourrions atteindre par nous-mêmes, les mystères de Dieu et de la Trinité....
Note 211: (retour) Legere et non intelligere negligere est, p. 1064. Cette maxime est extraite de ce recueil de préceptes, connu sous le nom de Distiques de Caton, composé, dit-on, au IIe siècle et dont le moyen âge faisait si grand Usage, les attribuant à Caton d'Utique et non à Dionysius Caton, que ce dernier nom soit ou ne soit pas un pseudonyme. Voyez le Livre des Proverbes français, par M. Leroux de Liney, introd., p. XIIV.
«Vous demanderez peut-être à quoi ont servi tant de traités sur la foi, s'il subsiste encore des doutes auxquels il n'a pas été satisfait; écoutez ce mot d'un poète:
Est quoddam prodire tenus si non datur ultra. (Horace.)
Il a suffi aux Pères de résoudre les questions qu'on agitait alors, de lever les doutes da leur temps et de laisser leur exemple à la postérité.... Cet exemple nous dit de prendre les armes quand l'ennemi nous menace,.... Or vous savez ce que dit encore un poète:
Nondum libi defait hostis. (Lucain.)
Ici Abélard fait une énumération intéressante des récentes hérésies qui ont porté la guerre civile dans l'Église. Jamais, dit-il, on n'avait entendu parler d'une si grande démence. Un de nos contemporains a été assez insensé pour se faire appeler le fils de Dieu et se faire chanter comme tel, et l'on dit que le peuple séduit lui a élevé un temple212. Un autre a dernièrement, en Provence, forcé les gens à un nouveau baptême, proscrit la signe vénérable de la croix du Seigneur et soutenu qu'on ne doit plus célébrer le saint sacrement de l'autel213. Mais des maîtres mêmes en théologie sont assis dans la chaire empestée214. Un d'eux, qui enseigne en France, affirme que beaucoup de ceux qui, sans la foi dans le Messie, ont vécu avant son incarnation, seront sauvés; que Notre-Seigneur Jésus-Christ est né dans le sein d'une femme de la même manière que les autres humains, sauf qu'il a été conçu sans la participation d'un homme; et quant à là nature de la divinité et à la distinction des personnes, il est assez présomptueux dans ses assertions pour avancer que puisque Dieu le Père à engendré le Fils, is s'est engendré lui-même. Erreur, ou plutôt hérésie que saint Augustin réfute dans le livre Ier de son Traité de la Trinité.»
Note 213: (retour) Le prêtre Pierre de Bruis, suivant Neander. Il était né en Dauphiné et fut l'auteur de l'hérésie des pétrobusiens, combattue par Pierre le Vénérable. Il avait commencé ses prédications en 1110, et fut brûlé par le peuple en 1130. (Hist. de S. Bern.; p. 280.—Moshelm, Hist. Eccl. XIIe siècle, part. II, c.v.) Ce tableau des hérésies contemporaines est précieux pour l'histoire ecclésiastique. Abélard l'a reproduit et un peu développé dans Sa Théologie chrétienne. (Introd., t. 11, p. 1066.—Theol. Christ., I. IV, p.1314.)
On croit qu'Abélard veut ici désigner Albéric de Reims, et en effet, dans sa Théologie chrétienne, développant sa critique, il ajoute: «Le docteur qui se préfère à tous les maîtres en la divine Écriture et qui incrimine avec véhémence ce que d'autres ont dit, savoir que rien n'est en Dieu qui ne soit Dieu, point que nous avons concédé, s'égare bien plus gravement en professant avec nous qu'il n'y a rien en Dieu que la substance même. Car de là il a été poussé, je l'ai entendu en personne, à confesser que Dieu est engendré de lui-même, parce que le Fils a été engendré du Père.» Ceci semble se rapporter bien exactement à l'altercation qu'au synode de Soissons Abélard eut sur ce point avec son ennemi. Quand il composait l'Introduction, il ne parlait que par ouï-dire des erreurs d'Albéric; mais plus tard, lorsqu'il écrit la Théologie chrétienne, il est rempli de ses souvenirs personnels; il se complaît dans les détails, et il finit par dire avec amertume: «Et c'est le plus arrogant des hommes qui appelle hérétiques tous ceux qui ne pensent pas comme lui215!»
Un autre, en Bourgogne, établit que les trois propriétés, base de la distinction des personnes, sont trois essences, distinctes tant des personnes mêmes que de la nature divine, en sorte que la paternité, la filiation, la procession seraient des choses différentes de Dieu même. C'est lui qui n'admet pas que le corps de Nôtre-Seigneur ait pris sa croissance comme celui des autres hommes, et qui veut qu'il ait eu, soit au berceau, soit dans le sein de sa mère, la même grandeur qu'au moment où il a été mis en croix. Suivant lui encore, les moines et les religieuses, même après leur profession publique, même dans les liens de la bénédiction et de la consécration, peuvent contracter mariage, et malgré la violation de leur voeu, leur union ne doit pas être rompue, et tout en restant dans les liens du mariage, ils en font pénitence. Ce docteur, dit ailleurs Abélard, est le compatriote des autres (eorum patriota) et un des plus célèbres théologiens 216.
Un troisième, d'un grand nom, et qui brille dans un bourg de l'Anjou, non-seulement établit les propriétés des personnes comme autant de choses différentes, mais veut que la puissance de Dieu, sa justice, sa miséricorde, sa colère, enfin tout ce que la langage humain lui attribue, soient des choses ou qualités différentes de Dieu, comme en nous-mêmes la justice est différente de l'homme juste. Il réalise dans la divinité des formes essentielles ainsi que dans la créature, les multipliant autant que les noms qu'on donne à Dieu, et cela parce que la grammaire a décidé que le nom exprime la substance et la qualité, et sert à distribuer aux sujets corporels les qualités propres ou communes: comme si, dit saint Grégoire, la parole céleste se soumettait aux règles de Donat!
Un quatrième enfin, qui n'est pas sans renommée, enseigne au pays de Bourges que les choses pouvant arriver autrement que Dieu ne les a prévues, Dieu peut se tromper, assertion qui n'a jamais été tolérée chez les Gentils les plus infidèles. A ce dénombrement, notre censeur ajoute dans sa Théologie deux frères qu'il connaît, qui se comptent parmi les plus grands maîtres, dont l'un prétend que les mots du Sacrement conservent tonte leur efficace, quelle que soit la bouche qui les profère, et qu'une femme peut consacrer en prononçant les paroles du Seigneur; l'autre se fie tellement à ses systèmes philosophiques qu'il professe que Dieu n'a aucune priorité d'existence sur le monde217; «sans compter une quantité innombrable d'autres opinions dont le récit me consterne tous les jours, et que le peuple ne peut arrêter, même en brûlant les gens dont il peut s'emparer218.» Voilà dans quels termes le rationaliste du XIIe siècle prouve la nécessité de donner une démonstration philosophique de la Trinité.
Nous atteignons à cette démonstration. C'est ici le point dangereux219.
Dieu est indivisible. «La pureté de la substance divine n'admet ni accidents, ni formes, ni parties. Elle est forme, dit Boèce, et ne peut être soumise à aucune forme220.» Dieu est immutable.
Stabilisque menens das cuneta moveri221.
Note 220: (retour) Booeh., De Trinit. unit. Det, p. 59. C'est un principe convenu que la distinction de la forme et de la matière n'est pas applicable à la divinité. Dans Aristote, la divinité est l'acte pur. En disant qu'elle est forme, Boèce entend qu'elle a en elle-même toute la vertu de la forme, c'est-à-dire l'essence formatrice.
Or, maintenant, comment dans l'être simple, pur, identique, immutable, sans accident, sans forme, concevoir et assigner trois personnes? Point de multitude réelle222; la substance est une. Point de nombre réel, ni trois, ni plusieurs; la substance est simple et indivise. Point de diversité; elle est identique et invariable. Comment donc admettre la pluralité, la diversité des personnes? Comment une personne diffère-t-elle d'une personne, sans différer de la Trinité même? «C'est une exposition difficile peut-être, impossible même à l'homme, surtout quand on s'efforce de satisfaire à la raison humaine, et qu'on veut, en examinant une chose pour en déterminer la propriété, s'appuyer de la comparaison avec les propriétés de la généralité des choses.... La nature divine n'éloigne trop de toutes les autres natures qu'elle a formées, pour que nous trouvions dans celles-ci des similitudes convenables. Les philosophes qui adoraient le Dieu inconnu, ont jugé que sa nature dépassait tellement la pensée humaine, qu'ils n'ont osé l'atteindre ni tenté de la définir; et le plus grand de tous, Platon, n'ose dire ce qu'est Dieu, sachant seulement que les hommes ne peuvent savoir quel il est223.» Aussi quelques-uns, voyant qu'on ne pouvait ni le concevoir ni l'exprimer, l'ont-ils exclu du nombre des choses, en sorte qu'ils ont semblé prétendre que Dieu n'était rien. Toute chose, en effet, est ou substance, ou quelqu'une de ces choses générales qu'on appelle prédicaments. Or comment classer Dieu? Aucune chose, hormis les substances, ne peut subsister par elle-même; seules les substances existent par elles-mêmes, seules elles persévéreraient après la destruction du reste; elles subsistent en un mot; elles sont substances, comme qui dirait subsistances. Naturellement elles sont antérieures aux choses qui assistent, et non subsistent. Dieu, le principe de l'être, ne saurait donc être au nombre des choses qui ne sont pas substances. Mais la dialectique enseigne que le propre de la substance est d'être, en restant une et la même, susceptible d'un certain nombre de contraires, Comment cette propriété serait-elle compatible avec la nature de Dieu, aveu une nature invariable, qui n'admet ni formes, ni accidents? La conclusion, c'est qu'il ne faut point assimiler la majesté suprême aux natures des choses distribuées entre les dix catégories, et que les règles et les enseignements de la philosophie ne montent point jusqu'à cette ineffable sublimité. Les philosophes doivent se contenter de s'enquérir des natures créées. Encore ne peuvent-ils suffire à les comprendre et à les discuter rationnellement. Si nous jugeons difficilement des choses qui sont sur la terre, à la portée de notre vue, quel travail nous faudrait-il pour atteindre à celles qui sont dans les cieux? qui les y poursuivra? Tout le langage humain est conçu pour les créatures; cette partie d'oraison la plus essentielle de toutes, le verbe, suppose le temps, qui commença avec le monde. Ainsi, elle ne peut s'appliquer qu'aux choses temporelles. Lorsque nous disons que Dieu est antérieur au monde, ou qu'il existe avant les temps, que signifient ces paroles, prises dans un sens humain, et comment dire que Dieu a existé dans le temps passé avant que le temps n'existât? Appliquées à la nature unique de la divinité, nos locutions doivent donc se prendre dans un sens singulier. Dieu, qui surpasse tout, peut bien surpasser le langage des nommes. L'excellence de Dieu est au-dessus de l'intelligence; or, c'est pour l'intelligence que les langues ont été faites. Comment s'étonner qu'étant au-dessus de la cause, il soit au-dessus de l'effet? Comment s'étonner qu'il transgresse par sa nature les règles et les exemples des philosophes, lui qui souvent les casse par ses oeuvres? car les miracles ne se conforment pas à la physique d'Aristote224. »Quoi donc? celui qui, au témoignage de Job, ou plutôt au témoignage du Seigneur, est le seul qui proprement soit, serait démontré n'être absolument rien, selon la science des docteurs du siècle!... Remarquez, mes frères et mes verbeux amis, fratres et verbosi amici, quelle dissonance existe entre les traditions divines et les traditions humaines, entre les philosophes charnels et les philosophes spirituels225, les lettres sacrées et les lettres profanes, et ne condamnez pas en juges téméraires quand la foi prononce des paroles dont l'intelligence est inconnue à vos sciences, L'homme a inventé la parole pour manifester ce qu'il comprenait, et comme il ne peut comprendre Dieu, il n'a pas dû oser le nommer de son vrai nom. C'est pourquoi en Dieu aucun mot ne semble conserver son sens originel.» Tout ce qu'on dit de lui est enveloppé de métaphores et d'énigmes paraboliques. Mais les similitudes que nous employons ne nous peuvent jamais complètement satisfaire. «Cependant nous essaierons l'oeuvre suivant nos forces, pour nous débarrasser de l'importunité des pseudo-dialecticiens; nous aussi, nous avons quelque peu effleuré leurs sciences, et nous nous sommes assez avancé dans leurs études pour avoir la confiance de pouvoir, avec l'aide de Dieu, les satisfaire par les raisons humaines, les seules qu'ils acceptent..... Nous leur apportons les similitudes les plus probables, les prenant dans les arts qu'ils cultivent, et les appropriant à leurs objections226.»
Note 224: (retour) Introd., t. II, p. 1067-1074. Tout ce passage est remarquable; mais il la serait bien davantage si le fond des idées était entièrement neuf. On verra au chapitre v qu'Abélard invente loi très-peu; il a du reste été admis de tout temps en théologie que les distinction logiques ne s'appliquaient pas ou ne s'appliquaient qu'imparfaitement à la nature de Dieu. Abélard adopte cette thèse d'une manière á peu près absolue, et la rajeunit par des traits assez heureux. Elle est restée admise dans la scolastique.(P. Lombard., Sent., t. I, dist. VIII.—S. Thom. Summ. Theol., 1, qu. III.—Voyez aussi le Sic et Non, p. 37).
Note 225: (retour) Animales et spirituales philosophos. La distinction de l'âme et de l'esprit était usitée depuis les premiers siècles, et les gnostiques, pour déprécier les chrétiens, les appelaient des hommes psychiques (animales). J'ai traduit par charnels pour être mieux compris; mais ce n'est pas le sens véritable, (Introd., p. 1075.)
Note 226: (retour) Ibid., p. 1076. Ici, c'est-à-dire au chapitre XII du livre II de l'Introduction (Ab. Op., p. 1077), l'ouvrage recommence à marcher de conserve avec l'Epitome (c. xi, p. 35); mais quoiqu'il y ait analogie dans le fond des idées et souvent dans l'expression, ce n'est plus un abrégé du texte même que l'on trouve dans l'Epitome comme précédemment.
1° On demande d'abord comment une substance ou essence une et permanente admet cette diversité de propriétés qui constitue la Trinité des personnes? On peut être différent de trois manières au moins. Il y a différence essentielle, quand l'essence qui est ceci n'est pas cela, comme un homme et une main; différence numérique, quand les essences sont séparées de façon à pouvoir s'additionner ensemble, et qu'on peut les compter. Enfin, la différence de propriété on de définition est celle de deux choses qui, bien que dans la même essence, ont en propre, l'une ceci, l'autre cela, et doivent être exprimées chacune par sa définition propre. La définition est propre, quand elle exprime ce que la chose est intégralement; ainsi, le corps est la substance corporelle. Maintenant il y a des choses qui diffèrent ainsi et qui cependant ne peuvent être opposées l'une à l'autre dans une division régulière. Dans l'animal, le raisonnable et le bipède diffèrent de propriété ou de définition; et cependant on ne dit point: les animaux sont ou raisonnables, ou bipèdes; la même essence étant ou pouvant être raisonnable et bipède. De même (et tout ceci est emprunté à Boèce), la proposition, la question, la conclusion ont une définition propre, et la dialectique les distingue par leurs propriétés; cependant elles ne sont qu'une, en ce sens que ce que l'on pose, ce que l'on traite et ce que l'on conclut, sont on peuvent être une seule et même proposition227. On peut donc très-bien concevoir une chose qui soit et demeure une essentiellement et numériquement, et dans laquelle se trouvent des propriétés constituant une différence, non pas numérique, mais de définition, et telle que les mêmes choses reçoivent des noms différents; car c'est une règle de dialectique: «Les choses dont les termes diffèrent sont différentes,» Par exemple, un homme est substance, corps, animé, sensible, puis raisonnable et mortel, puis il peut être blanc, crépu, et sujet à mille accidents, et malgré tant de différences de propriétés qui supposent autant de définitions différentes, il est numériquement et essentiellement le même. Il peut même encore, en sus de ces prédicats, être le sujet de diverses relations; par exemple, père et fils. De même, en Dieu, quoique Père, Fils et Saint-Esprit aient la même essence, autre est la propriété du Père en tant qu'il engendre, autre la propriété du Fils en tant qu'il est engendré, autre celle du Saint-Esprit en tant qu'il procède. Observez qu'on ne dit pas qu'il y ait une similitude complète, mais qu'on en peut induire une partielle: autrement, on ne parlerait pas de similitude, mais d'identité.
Note 227: (retour) Cf. Theol. Christ., t. III p. 1281. On a signalé ces passages comme étant de ceux qui annulent le mystère de la Trinité, en réduisant les trois personnes qui les composent à des points de vue d'une même chose. La reproche, qui peut dire juste dans l'ensemble, n'est pas ici parfaitement Applicable. Dans cet endroit, l'on ne veut prouver qu'un point très-général; c'est que la différence de définition ou de propriété n'exclut pas l'identité d'essence; et on en donne des exemples, mais non comme équivalents, ou même comme similitudes de la Trinité. On verra plus tard si Abélard réduit en effet la différence des personnes divines à être une différence de Définition du même sujet, ni plus ni moins, et enfin si ses comparaisons sont présentées comme des assimilations. (Cousin, Ouvr, inéd., Introd., p. cxcviii.—Voyez ci-après c, iv.)
2° Autre analogie. Les grammairiens distinguent trois personnes, la première qui parle, la seconde à qui l'on parle, la troisième dont on parle; c'est une différence de propriétés. La première personne est comme le principe, l'origine et la cause de toutes les autres; la première et la seconde sont le principe de la troisième. En effet, il faut une première personne qui parle, pour qu'il y en ait une seconde à qui l'on parle, et sans les deux premières, comment y en aurait-il une troisième de qui elles parlent? Cependant le même être peut être tour à tour et simultanément les trois personnes, bien qu'en tant que personne grammaticale l'une ne soit pas l'autre.
3° Les choses en général se composent de matière et de forme. L'airain, par exemple, est une chose dont l'opération d'un artiste fait un sceau, en y ciselant l'image royale, et le sceau s'imprime dans la cire pour sceller les lettres. L'airain est la matière, la figure royale est la forme. Le sceau est essentiellement airain, mais les propriétés de l'airain et du sceau sont si différentes que le propre de l'un n'est pas le propre de l'autre, et malgré une même essence, on doit dire que le sceau est d'airain et non l'inverse: l'airain est la matière du sceau, non le sceau celle de l'airain; l'airain d'ailleurs ne peut être la matière de lui-même, quoiqu'il soit celle du sceau, qui lui-même est airain. Le sceau, une fois fait, est propre à sceller, quoiqu'il ne scelle pas actuellement. Lorsqu'il s'imprime dans la cire, il y a dans la cire trois choses diverses de propriété, savoir: l'airain, le sceau, ou ce qui est propre à sceller (sigillabile), et le scellant (sigillans); le propre à sceller, ou le sceau, est fait d'airain, et le scellant résulte de l'airain et du sceau. Toutes ces propriétés diverses sont dans une même essence.
«En rapportant,» dit Abélard, «ces distinctions en de justes proportions à la Trinité, nous pouvons réfuter, par les raisonnements philosophiques, les pseudo-philosophes qui nous infestent. Comme le sceau d'airain est d'airain, comme il est en quelque sorte engendré de l'airain, ainsi le Fils tient l'être de la substance de Dieu le Père» et c'est pour cela qu'il est dit engendré. On a vu que toute sagesse est puissance, puissance de résister ou d'échapper à l'ignorance et à l'erreur; ainsi la sagesse est une certaine puissance, comme le sceau d'airain est un certain airain. Suivant cette similitude, la sagesse tient son être de la puissance» comme le sceau de l'airain, comme l'espèce du genre, le genre étant comme la matière de l'espèce. Le sceau exige nécessairement que l'airain existe, la sagesse divine, exige nécessairement que la puissance existe; mais pour les deux cas, la réciproque n'est pas vraie. Comme l'airain, en effet, sert au sceau et à d'autres choses, la puissance sert à discerner, mais aussi à opérer, et comme le sceau d'airain est dit être de la substance ou de l'essence de l'airain, puisqu'il est un certain airain, la divine sagesse est dite de la substance de la divine puissance, puisqu'elle est une certaine puissance, ce qui revient à dire que le Fils est de la substance du Père ou qu'il est engendré par lui. Les philosophes disaient, en effet, que l'espèce est engendrée ou créée du genre en ce sens qu'elle en tient l'être; il ne s'ensuit pas nécessairement que le genre précède ses espèces dans le temps ou par l'existence, car jamais le genre n'arrive à l'existence qu'en quelque espèce; il n'y a point d'animal qui existe sans être ou raisonnable ou dénué déraison. Il est de la nature de certaines espèces d'exister simultanément avec leurs genres, comme la quantité et l'unité, ou le nombre et le binaire228; de même, la sagesse divine, quoiqu'elle tienne tout de la divine puissance, n'a point été précédée par elle, Dieu ne pouvant aucunement être sans sagesse.
On a également comparé la Trinité au soleil, qui n'est ni la splendeur ni la chaleur, la splendeur étant comme le Fils, la chaleur comme le Saint-Esprit, et Abélard pense que pour désigner la Trinité, Platon s'est servi de cette comparaison229. Mais comme, suivant les philosophes, ce n'est pas la substance même du soleil qui est sa splendeur et sa chaleur, et comme la chaleur ne vient pas à la fois du soleil et de la splendeur, cette comparaison n'est pas suffisamment exacte. Il y a une comparaison plus familière qu'Anselme de Cantorbery a prise à saint Augustin230, celle de la source, du ruisseau et du lac. Mais cette similitude est défectueuse par rapport a l'identité de substance des trois personnes: l'eau de la source, du ruisseau et du lac n'est la même que successivement, et aucune succession de temps ne peut être admise entre les personnes éternelles de la Trinité231.
A la génération du Fils il faut maintenant comparer la procession. Le Saint-Esprit, c'est la bonté; la bonté ou charité n'est pas en Dieu puissance ou sagesse. Elle suppose deux termes, nul n'a de charité envers soi-même. Dieu procède, c'est-à-dire s'étend en quelque sorte par l'amour vers ce qu'il aime. «Aussi, quoique le Fils soit du Père autant que le Saint-Esprit, l'un est engendré, l'autre procède; la différence, c'est que celui qui est engendré est de la substance du Père, la sagesse étant une certaine puissance, tandis que l'affection de la charité appartient plus à la bonté de l'âme qu'à sa puissance..... Quoique beaucoup de docteurs ecclésiastiques soutiennent que le Saint-Esprit est aussi de la substance du Père, e'est-à-dire qu'il est tellement par le Père qu'il est de seule et même substance avec lui, il n'est pas proprement de la substance du Père; on ne doit parler ainsi que du Fils232. L'Esprit, quoique de même substance avec le Père et le Fils, d'où la Trinité est dite homousios, c'est-à-dire d'une seule substance, n'est pas, à proprement parler, de la substance du Père ou du Fils, il faudrait qu'il en fût engendré, et il en procède seulement233.»
Note 232: (retour) La distinction est un peu ardue., Le Saint-Esprit a la même substance que le Père, όμοούσιον, il procède de la substance du Père, έκ τής ούσιας τοϋ πατρός... έκπορενομενον (Damasc., De Fid., t. I, c. VIII.) Cependant il n'est pas de la substance du père, έκ τής ούσιας; il est substantiae non ex sustantia La vertu de la particule, Greek: έκ] est réservée à celui qui est engendré, au Fils. C'est là une subtilité verbale et gratuite. Saint Bernard s'en est indigné; et le P. Pelau la condamne. (Dogm. Theol., t. II, I. VII, c. XIII, p. 736.) Il dit au reste que c'est une des erreurs reprochées Origène.
Note 233: (retour) Introd., T. II, p. 1080. Abélard insiste fortement sur la différence de la procession à la génération. Mais si la génération n'a jamais été appliquée au Saint-Esprit, la procession l'a été au Fils. Selon saint Thomas d'Aquin, il y a deux processions dans la Trinité, le Fils et le Saint-Esprit procèdent. (Sam. Theol., I, quaest, XXVIII.) Les deux citations directes que l'on donne à l'appui, sont pour le fils: Ego ex Deo processi (Johan. VIII, 42), et pour le Saint-Esprit: Spiritum veritatis qui a patre procedit (id. xv, 26). Mais pour processi le grec porte έξήλζον et pour procedit, έκπορσυσται Je suis sorti, dit Sacy dans un cas; le Saint-Esprit qui procède, dit-il dans l'autre. Il ne semble donc pas que dans la phrase où le Fils parle de lui-même, le mot processi doive avoir le sens spécial et sacramental que la théologie attache à la procession du Saint-Esprit. Si en effet la procession était commune à deux personnes de la Trinité, elle serait le genre, et la génération serait l'espèce, et la difficulté s'accroîtrait de distinguer l'un de l'autre. Il vaut mieux tenir pour distinctes la génération et la procession, et qu'elles soient les deux espèces d'un genre inconnu.
Il est dit que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, parce que toute volonté de bonté et d'amour dans la divinité entraîne le pouvoir de faire et de bien faire ce qu'elle veut, ou la puissance et la sagesse. Le sceau tient l'être de l'airain, et le scellant de l'airain et du sceau; mais le sceau est surtout dans la forme de l'image qui y est gravée. Ainsi le Fils seul est dit être dans la forme de Dieu, et la figure de sa substance 234, en l'image même du Père; il lui est uni d'une telle parenté, pour ainsi dire, qu'il est non-seulement de même substance, mais de sa substance même. Puis, comme le sceau procède, c'est-à-dire entre dans un autre, ou s'imprime dans un corps mou pour lui donner la forme de l'image qui était déjà dans sa substance, le Saint-Esprit se communique à nous par la distribution de ses dons, et il y reforme l'image effacée de Dieu 235.
Note 234: (retour) «Jésus-Christ,» dit saint Paul, «qui ayant la forme et la nature de Dieu, έν μορφή Θεού, n'a point cru que ce fût pour lui une usurpation d'être égal à Dieu.» (Phil. II, 6. Trad. de Sacy.) Bergier veut qu'on traduise: étant une personne divine. (Art. Trinité, sec.1.) Quant à ces mots, figura substantiae ejus (Héb. I, 3.), Bossuet les traduit ainsi: «Le fils de de Dieu est le caractère et l'empreinte de sa substance.» Et il en induit la comparaison avec l'empreinte du sceau gravée dans la cire. (Élév. sur les Myst., sem II, élév. III.)
Note 235: (retour) Abélard dans le texte résume ici en termes formels et scientifiques la comparaison avec le sceau d'airain. Il en résulte qu'ainsi que le matérié est de sa matière et que le sceau est d'airain, la sagesse divine tient l'être de la puissance divine, ex divina potentia esse habet (p. 1088); en sorte qu'il y a identité de substance, mais non de propriété, entre les deux personnes. On peut donc et on ne peut pas dire: le Père est le Fils, le Fils est le Père, comme on peut dire que le sceau est airain, sigillum est res, et l'inverse; il ne faut seulement que bien s'entendre. Au reste ce point nous paraît plus sagement traité dans la théologie chrétienne (t. IV, p. 1311).
Les Grecs, pour nier la double procession, s'appuient sur ces mots de l'Écriture: L'Esprit qui procède du Père. (Jean, xv, 26.) Rien de plus. Mais tout ce qu'il faut croire n'est pas dans les livres canoniques; on n'y lit point que les personnes de la Trinité soient coéternelles et coégales, et que chacune d'elles soit Dieu; on n'y lit point que Pilate s'appelât Ponce, ou que l'âme du Christ fût descendue aux enfers. Beaucoup de choses nécessaires à la foi ont été depuis l'Évangile ajoutées par les apôtres et les hommes apostoliques; par exemple, la virginité de la mère du Seigneur perpétuellement conservée après la naissance du Christ236. Le dogme catholique de la double procession n'est pas dénué d'autorités graves, mois rappelez-vous seulement cette théorie philosophique de Platon: Dieu est semblable à un grand artiste, il prémédite tout ce qu'il fait, et sa pensée devance son oeuvre. Dans l'esprit divin sont ces idées, types et modèles qu'il réalise ensuite, ses ouvrages n'étant que l'accomplissement des conceptions de l'intelligence divine; or tout accomplissement, tout effet appartient au Saint-Esprit. L'Esprit procède donc du Fils, puisque les oeuvres de la bonté de Dieu doivent d'abord avoir passé par sa providence éternelle. Ainsi Dieu est la première cause, il tire de lui-même son intelligence ou son Verbe, et de Dieu et du Verbe procède l'âme. L'Esprit, Spiritus, vient comme une spiration universelle, toute âme, anima, anime; aussi est-il dit que le Saint-Esprit vivifie; il est l'âme des âmes, il est l'esprit éternel qui anime dans le temps, qui anime le monde; il est ainsi l'âme temporelle du monde. Platon et les siens, ne considérant l'esprit que comme âme, ont cru qu'il était créé et non pas éternel. Saint Jean lui-même dit que le Verbe a tout fait, tout créé, sans mentionner le Saint-Esprit; il semble ne réserver l'éternité qu'à Dieu et au Verbe, nouvelle preuve de ce qu'a remarqué saint Augustin que le commencement de son évangile est tout rempli de la langue platonicienne237.
Note 236: (retour) Cette remarque sur la différence de la foi de l'Église à la foi évangélique pourrait avoir de grandes conséquences. Mais à cette époque on était si loin de tirer de l'examen les conséquences de l'incrédulité que ce message N'a point été relevé par les censeurs. Quant aux exemples cités, nous devons dire que le texte de l'Écriture concorde avec le dogme, se prête à l'enseignement de l'Église sur la Trinité plutôt qu'il n'établit ce dogme formellement et in terminis; et c'est ce que veut dire Abélard. Il se Trompe relativement à Pilate. Si son prénom manque dans trois évangélistes, on le trouve dans saint Mathieu (xxvii, 2). Quant a la descente de Jésus-Christ aux enfers, elle est attestée par le Symbole; mais l'Évangile n'en parle pas. On l'induit seulement de deux versets de la première épître de saint Pierre: «Dieu étant mort en sa chair, mais étant ressuscité par l'esprit, par lequel «aussi il alla prêcher aux esprits qui étaient retenus en prison, (ni, 18 «et 19.)» Quant à la virginité perpétuelle de Marie, après la naissance Du Sauveur, l'Écriture se tait. Les protestants ont même soutenu que le texte de certains passages y était contraire. Mais c'est un point que l'Église a décidé il y a longtemps, contre les Ébionites.
Note 237: (retour) L'opinion de Platon sur l'âme du monde est exprimée dans le Timée: «Dieu mit l'intelligence dans l'âme, l'âme dans le corps, et il organisa l'univers de manière à ce qu'il fût par sa constitution même l'ouvrage Le plus beau et le plus parfait. Ainsi on doit admettre comme Vraisemblable que ce monde est un animal véritablement doué d'une âme et d'une intelligence par la providence divine.» (Trad. de Cousin, t. XII, p. 120, voyez aussi p. 125, 128, 134, 196.) L'idée de considérer la doctrine de l'âme du monde comme un pressentiment ou même une expression du dogme du Saint-Esprit n'est pas nouvelle. Eusèbe, qui un des premiers a comparé a la Trinité chrétienne la trinité platonique, croit que la troisième personne de celle-ci est l'âme du monde (Proep. evangel. II). Frerichs dit que l'opinion d'Abélard se trouva déjà dans Théophile d'Antioche (Ad Amolyc., I, 8.—-Commentat. de Ab. Doct., p. 17). Bède la rappelle sans la condamner (Elem. philos., I.—Op. omn., t. II, p. 208). Voyez sur tout cela les notes sur le Timée de M. H. Martin (t. I, note 22, et t. II, note 29). Au reste Abélard, comme on l'a déjà vu (t. I, p. 405), a rétracté formellement cette opinion (Dial., p. 475), et c'est encore une preuve que l'Introduction est antérieure à la Dialectique. Dans la Théologie chrétienne, l'adoption de la pensée de Platon comme identique à la foi dans le Saint-Esprit est encore plus explicite (l. I, p. 1175, 1187.—l. IV, p. 1336). Dans l'Hexameron, le Saint-Esprit est présenté, non comme l'âme du monde, mais comme le principe d'où vient toute âme, d'où vient tout ce qui anime les êtres vivants. C'est Dieu en tant que créateur de l'animation (Hexam., p. 1367). Et telle était bien la pensée d'Abélard; mais, ne se rendant pas un compte fort exact de cette pensée, il n'en professait pas moins du fond du coeur la foi en la divinité du Saint-Esprit.
Le Saint-Esprit étant conçu comme l'amour envers les créatures, et celles-ci n'étant pas nécessaires, on a pu craindre qu'un doute s'élevât sur la nécessité de l'existence du Saint-Esprit; de là cette opinion plausible que le Père aime le Fils, que le Fils aime le Père, et que de cette charité ineffable et mutuelle résulte le Saint-Esprit. Mais quand les créatures ne seraient pas nécessaires, l'amour de Dieu pour elles le serait comme étant dans sa nature: sa bonté est un attribut indéfectible. Cela suffit. Sans être ni moindre ni plus grande, elle est parfaite, et Ton ne saurait admettre que le Père donne son amour au Fils et le Fils au Père: rien ne peut être donné à celui à qui rien ne peut manquer238.
Le troisième livre de l'Introduction à la Théologie a pour objet d'approfondir la connaissance de la divinité, en éclaircissant tous les points difficiles par les raisons les plus vraisemblables et les plus dignes (honestissimis), afin que la perfection du souverain bien, mieux connue, inspire un plus vif amour. Jusqu'ici nous avons défendu notre profession de foi, il faut maintenant la développer.
I. Mais d'abord la sublimité divine peut-elle être l'objet des recherches de l'humaine raison, et le Créateur peut-il par elle se faire connaître de sa créature? ou bien faut-il que Dieu se manifeste par quelque signe sensible, soit en envoyant un ange, soit en apparaissant sous la forme d'un esprit? C'est, en effet, ainsi que le Créateur invisible s'est visiblement révélé dans le paradis terrestre. Mais le propre de la raison est de franchir le sens, d'atteindre les choses insensibles; plus une chose est de nature subtile et supérieure au sens, plus elle est du ressort de la raison et doit provoquer l'étude de la raison. C'est par la raison principalement que l'homme est l'image de Dieu, et il n'est rien que la raison doive être plus propre à concevoir que ce dont elle a reçu la ressemblance. Il est facile de conclure des semblables aux semblables, et chacun doit connaître aisément par l'examen de soi-même ce qui a une nature semblable à la sienne.» Si d'ailleurs le secours des sens paraît nécessaire, si l'on veut s'élever du sensible à l'intelligible, reste le spectacle admirable de la création et de l'ordonnance universelle. «À la qualité de l'ouvrage, nous pouvons juger de l'industrie de l'ouvrier absent.»
II. Le gouvernement du monde, qui atteste l'existence de Dieu, prouve également son unité; c'est ce qui ressort de l'harmonie de l'ensemble. Dieu est le souverain bien, le souverain bien est nécessairement unique; Dieu est conçu comme parfait, c'est-à-dire qu'il suffit à tout par lui-même, ou qu'il est tout-puissant; or, s'il suffit, un autre créateur ou recteur serait superflu. Qu'on ne dise pas que si le bien est bien, la multiplication du bien est mieux, et qu'ainsi Dieu étant le souverain bien, il vaut mieux qu'il soit multiple qu'unique; cela conduirait à une infinité de dieux, infinité qui échapperait alors à la science de Dieu même. Il cesserait d'être le bien suprême, car il y aurait quelque chose de plus grand que lui: la multitude des dieux serait au-dessus d'un de ces dieux. La rareté en toute chose ajoute au prix, et il y a plus de gloire à être unique. C'est une des conditions de la perfection de Dieu que sa singularité. A ces motifs, il faut ajouter les raisons morales, ce qu'Abélard appelle les raisons honnêtes; elles valent mieux que les raisons nécessaires, car ce qui est honnête nous plaît et nous attire. La conscience suggère à tous qu'il vaut mieux que tout soit gouverné par une intelligence que par le hasard. «Quelle sollicitude nous resterait-il pour les bonnes oeuvres, si nous ne savions qu'il existe, ce Dieu que nous vénérons par la crainte et l'amour? Quelle espérance refrénerait la malice des puissants ou les pousserait à bien faire, si la croyance dans le plus juste et le plus puissant de tous les êtres était vaine?» Accordons que des arguments d'une vérité nécessaire nous fissent défaut pour fermer la bouche à l'incrédule opiniâtre, ne serions-nous pas en droit de l'accuser d'une odieuse impudence? car il resterait du moins qu'il ne peut détruire ce qu'il attaque, et qu'il a contre lui l'honnêteté et l'utilité. D'un côté, point de démonstration rigoureuse, soit, mais de nombreuses raisons; et de l'autre côté, pas une raison. «Si vous en croyez l'autorité des hommes quand il s'agit de choses occultes, de ces régions du ciel que vous ne pouvez explorer par l'expérience, si vous vous croyez alors certains de quelque chose, pourquoi ne pas céder à la même autorité, quand il s'agit de Dieu, l'auteur de tout239?»
III. Le Dieu unique est tout-puissant; mais s'il est tout-puissant, d'où vient qu'il ne peut pas tout? Nous pouvons des choses qu'il ne peut pas; nous pouvons marcher, parler, sentir, toutes choses qui ne sont pas dans la nature de Dieu, puisque sa substance est incorporelle. Mais d'abord toutes ces choses, qui ne servent ni à l'avantage ni à la dignité, attestent-elles une puissance véritable? Est-ce impuissance de Dieu que de ne pouvoir pécher comme nous? L'homme peut marcher, parce qu'il en a besoin. Cette faculté manifeste en nous un défaut plutôt qu'une puissance; d'ailleurs tout ce que nous faisons ne doit-il pas être attribué à la puissance de celui qui se sert de nous comme d'instruments et fait en quelque sorte tout ce qu'il nous fait faire? Ainsi, quoiqu'il ne puisse marcher, il fait que nous marchions; il peut donc tout, non qu'il puisse exécuter toutes les actions, mais parce que s'il veut qu'une chose se fasse, rien ne peut résister à sa volonté.
Toutefois, si l'on admet qu'il fait tout ce qu'il veut, comme il veut que tous les hommes soient sauvés (I Tim, II, 4), il faut professer le salut universel. C'est qu'il a deux manières de vouloir: il veut dans l'ordre de sa providence, et alors il délibère, dispose, institue ce qui postérieurement s'accomplit; ou bien il veut sous la forme de l'exhortation et de l'approbation, c'est-à-dire qu'il instruit les hommes des choses que par sa grâce il récompense; ainsi il les exhorte au salut, mais peu lui obéissent. Il veut la conversion du pécheur, c'est-à-dire qu'il lui fait connaître ce qu'il veut récompenser; il promet sa grâce, il annonce les châtiments, il révèle sa volonté et nous laisse le soin de l'accomplir.
Dieu peut-il plus et mieux qu'il ne fait? Les choses qu'il fait, pourrait-il renoncer à les faire? L'affirmative ou la négative nous expose à de grandes anxiétés; la première ôterait beaucoup à sa souveraine bonté: s'il ne fait pas un bien qu'il peut faire, ou s'il renonce à un bien qu'il devait faire, il est jaloux ou injuste. Mais la parfaite bonté de Dieu est hors de question, d'où la conséquence que tout ce que fait Dieu est aussi bon que possible. Il n'est rien qu'il ne fasse ou qu'il n'omette, si ce n'est pour une cause excellente et raisonnable, encore qu'elle nous soit inconnue; il fait une chose, non parce qu'il la veut, mais il la veut parce qu'elle est bonne. Il n'est point de ceux dont il est écrit:
Hoc volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas.
Ce qu'il fait ou ce qu'il abandonne, il y a une juste cause de le faire ou de l'abandonner; d'où il résulte que ce qu'il fait il faut qu'il le fasse, c'est-à-dire qu'il est juste de le faire, et ce qu'il est juste de faire, il serait injuste de ne le pas faire.
Quand il s'agit de Dieu, «là où n'est pas le vouloir manque le pouvoir.» Dieu étant de nature immutable, immutable est sa volonté; il en résulte que Dieu ne peut faire que ce qu'il fait. De là quelques difficultés. En effet un homme qui doit être damné peut être sauvé. S'il ne le pouvait, c'est-à-dire s'il ne pouvait faire les choses qui lui vaudraient le salut, il ne serait plus responsable; Dieu ne lui aurait point prescrit ce qu'il ne pourrait exécuter; mais si, grâce à ses oeuvres, il peut être sauvé, force est de reconnaître que Dieu peut sauver celui qui pourtant ne doit jamais être sauvé.
«Pensez-vous,» disait Notre-Seigneur à ses apôtres, «que je ne puisse pas prier mon Père, et qu'il ne m'enverrait pas aussitôt douze légions d'anges240?» Cette parole signifie que Dieu le pourrait s'il le voulait, mais il ne l'aurait voulu, et le Christ ne l'aurait demandé que si c'eût été juste et raisonnable. Ne concluez donc pas que Dieu puisse faire ce qu'il ne fait jamais; ce qu'il ne fait jamais est chose qu'il ne faut pas faire. S'il n'empêche pas le mal, est-ce à dire qu'il consente au péché? non, c'est qu'il est bon que le mal même ait lieu; n'est-il pas nécessaire que les scandales arrivent? «J'estime donc, bien que cette opinion ait peu de sectateurs, bien qu'elle s'écarte beaucoup de certains passages des saints, et même un peu de la raison, que Dieu ne peut faire que ce qu'il convient qu'il fasse, et de ce qu'il convient qu'il fasse, il n'y a rien qu'il omette de faire; d'où il résulte qu'il ne peut faire que ce qu'il fait réellement.»
On oppose que nous, qui lui sommes si inférieurs en puissance, nous pouvons faire ce que nous ne faisons pas, abandonner ce que nous faisons. Mais assurément nous vaudrions mieux, si nous ne pouvions faire que ce que nous devons faire. Pourtant la puissance de mal faire ou de pécher ne nous a pas été donnée sans motif; c'était pour que la gloire de Dieu parût davantage, la gloire de ne pouvoir pécher; c'était pour qu'en fuyant le péché, nous fissions honneur, non à notre nature, mais à sa grâce secourable. Quant au salut toujours possible, avouons qu'en effet celui qui doit être damné peut en effet toujours être sauvé. Il le peut, lui, par sa nature, qui n'est pas immutable; l'homme peut consentir à son salut comme à sa damnation. Mais ne disons pas que Dieu peut toujours le sauver, parce qu'alors la possibilité serait relative à la nature de Dieu, et ce serait dire que le salut du pécheur ne lui répugne pas. Quand vous dites qu'un bruit peut être entendu, cela ne veut pas dire que quelqu'un soit là qui pourrait l'entendre. Tous les hommes seraient sourds, aucun homme n'existerait, que tel bruit donné pourrait être entendu; mais il n'en résulte pas qu'un individu quelconque le pût entendre. Et ici ne s'applique pas la règle des philosophes que si le conséquent est impossible, c'est que l'antécédent l'est aussi241. Cela est vrai des choses créées, comme en général tontes les règles de dialectique. Ce qui est possible est ce qui ne répugne point à la nature des créatures; mais les mêmes notions de possibilité ou d'impossibilité ne s'appliquent point au Créateur. Ce semble la même chose de dire qu'il est juste que le juge punisse un individu ou que cet individu soit puni par le juge; mais nullement, la justice n'est pas la même dans les deux cas. Il se peut qu'il soit juste que le juge punisse, c'est-à-dire qu'il le doive d'après la loi, mais qu'il ne soit pas juste que l'homme soit puni; si, par exemple, telle ou telle circonstance, comme serait un faux témoignage, est cause que sa punition ne soit pas méritée. De même on peut dire d'un pécheur: il est possible qu'il soit sauvé par Dieu, et il est impossible que Dieu le sauve.
Ici, il est vrai, naît une objection contre la Providence, c'est-à-dire contre la volonté de Dieu à l'égard des créatures: si Dieu n'a pu être sans ce qu'il a en soi de toute éternité, les choses qu'il a voulues sont arrivées nécessairement. Distinguons encore les deux possibilités. Dire que Dieu, par sa propre nature, a nécessairement l'attribut d'une providence universelle, parce que cet attribut lui convient souverainement, ce n'est pas dire que les choses soient d'une telle nature qu'elles ne puissent absolument pas ne pas être. Quant à l'objection qu'alors aucunes grâces ne lui sont dues, puisqu'il agit par nécessité, non par volonté, cette nécessité, qui est sa nature ou plutôt sa bonté même, n'est pas séparable de sa volonté; elle n'est point une contrainte. Son immortalité même est aussi une nécessité de sa nature: est-elle donc en opposition avec sa volonté? est-elle une contrainte? ne veut-il pas être tout ce qu'il est nécessaire qu'il soit? S'il agissait contre sa volonté, sans doute alors aucunes grâces ne lui seraient dues. Mais de ce que sa bonté est telle qu'il se porte, non malgré lui, mais spontanément, à faire ce qu'il fait, il n'en doit être que plus aimé, que plus glorifié. Serions-nous dispensés de gratitude envers l'homme qui nous aurait secourus, parce que sa bonté serait telle qu'en nous voyant dans l'affliction, il n'aurait pu s'empêcher de nous secourir?
Ainsi, Dieu ne peut faire que ce qu'il fait, de la manière et dans le temps qu'il le fait. Il n'est pas même exact de dire qu'il choisisse la manière de faire la plus convenable; il ne choisit pas; sa bonté serait imparfaite si en tout sa volonté n'était la meilleure. Il ne faut pas non plus prétendre que Dieu puisse dans un temps une chose qu'il ne peut faire dans un autre, et que sa toute-puissance ne soit pas égale à tous les moments. Si l'on applique cette détermination du temps au faire, non au pouvoir, soit. Un homme peut marcher, c'est-à-dire qu'il a en soi la faculté de marcher, lorsqu'il nage, mais pourtant il ne peut marcher dans l'eau. Ainsi, Dieu a le pouvoir de s'incarner, et il n'en est pas privé, quoiqu'il ne l'exerce pas, et qu'il n'en puisse user, en ce sens qu'il ne convient pas qu'il en use actuellement. Il peut toujours ce qu'il peut quelquefois, si l'on entend par là qu'il est immutable en tout. Il a su autrefois que je naîtrais un jour, on ne peut dire qu'il sache aujourd'hui que je naîtrai un jour, puisque je suis né. S'ensuit-il qu'il ne sache plus ce qu'il savait autrefois? Sa science est la même, il n'y a que les mots qui changent pour l'exprimer. Le même jour s'appelle successivement demain, aujourd'hui, hier. Dieu ne sait point le passé, comme passé, tant que le passé est avenir, ni l'avenir, comme avenir, quand il est le passé: mais cela ne veut pas dire que sa science s'accroisse ou diminue avec le temps. Il en est de même de sa puissance. Dire avant: il est possible que Dieu s'incarne; dire après: il est possible qu'il se soit incarné, ce n'est point parler d'un fait différent ni d'une possibilité différente, mais d'une même chose, d'abord au futur, ensuite au passé. Ainsi, pas plus que la science et la volonté, la possibilité ne change en Dieu. Si nous disons qu'il peut dans un temps ce qu'il ne peut dans un autre, ce langage humain n'ôte rien à sa puissance; il n'atteste que le changement des temps, et des convenances variables242.
IV. Ces variations dans le temps doivent se concilier avec l'immutabilité. Dieu, après l'oeuvre de six jours, s'est reposé le septième; le passage de l'action au repos est en physique un changement. Quand Dieu est descendu dans le sein d'une vierge, il a changé, il a encouru ce mouvement principal de la substance que les philosophes appellent génération243. Dieu ne serait-il donc pas immutable? Maisen disant que Dieu fait, agit, gardons-nous d'entendre qu'il y ait pour lui, comme pour l'homme, mouvement dans l'opération, passion dans le travail; nous n'exprimons qu'un nouvel effet de son éternelle volonté. Dieu se repose, dit l'Écriture; ce n'est pas qu'il suspende son mouvement d'action, c'est que l'oeuvre est consommée. En opérant, en cessant d'opérer, nous changeons; mais dire que Dieu fait, c'est dire qu'il est la cause de ce qui se fait. Au propre, il n'y a point en lui d'action, car l'action consiste éminemment dans le mouvement. Comme le soleil, lorsqu'un objet s'échauffe de sa chaleur, n'éprouve en lui-même aucun changement, de même Dieu, lorsqu'une disposition nouvelle de sa volonté s'accomplit, ne change pas, quoiqu'il soit la cause ou l'auteur d'un changement dans les choses. Un esprit est exempt de mouvement; ce qui occupe un lieu est seul mobile244. Or, nulle chose n'occupe un lieu si par son interposition elle ne produit quelque distance entre les objets environnants. Mais que la blancheur ou toute autre chose incorporelle s'unisse aux particules, leur continuité n'y perdra rien. L'incorporel n'est donc pas susceptible de mouvement local, puisqu'il ne peut occuper un lieu.
Note 244: (retour) Ici Abélard dit qu'il a démontré dans sa Grammaire, en traitant de la quantité, que ce qui est esprit ne peut être mû. Duchesne en note met Dialecticam pour Grammaticam, et annonce que cette dialectique ou plutôt cette logique, il la publiera au premier jour. (Ab. Op., Introd., p. 1125, note p. 1160.) L'avait-il déjà dans les mains, et cette dialectique est-elle bien celle que nous avons? Nous ne trouvons pas dans celle-ci la Démonstration annoncée, ni à l'article de la quantité, ni à l'article du mouvement (p. 178-196, et p. 414-422). Du reste la quantité, étant une catégorie, a naturellement sa place dans une logique; mais, ainsi qu'on l'a vu, la théorie des Catégories peut aussi figurer dans un traité sur le langage. La démonstration de l'immobilité de l'esprit à propos de la quantité pouvait donc se trouver, soit dans la grande dialectique, soit dans le livre élémentaire qui la commençait et qui nous manque, soit enfin dans quelque ouvrage de grammaire que nous n'avons pas, et le titre Grammatica peut être d'autant plus exact que le même nom désigne dans la Théologie chrétienne, un ouvrage ou les catégories sont retraitées. «De hoc (que le nom de chose ne doit Être donné qu'à ce qui a en soi une existence véritable, veram entiam) diligentem tractatum in retractatione prædicamentorum nostra continet grammatica» (I. IV, p. 1341).
Dieu, qui est substantiellement partout, ne peut changer de lieu, et quand on dit qu'il est descendu dans le sein d'une vierge, on ne parle que de l'action de sa puissance. Il est partout, veut dire que tout lui est présent; en sorte que nulle part ni jamais sa puissance n'est oisive. L'âme elle-même est dans le corps par une vertu de sa substance, plus que par une position locale; grâce à sa force propre, elle le vivifie, le meut et le conserve, pour qu'il ne se dissolve point par la putréfaction; par son pouvoir végétatif et sensitif, elle est dans tous les membres, pour que chacun végète et pour sentir dans chacun. De même Dieu est, non-seulement dans tous les lieux, mais dans chaque chose, par quelque efficace de sa puissance, et tandis qu'il meut toutes les choses dans lesquelles il est, il n'est pas mû lui-même en elles. Par l'incarnation, Dieu n'est donc pas devenu autre chose qu'il n'était, il n'a point encouru la génération. Dire que Dieu est devenu homme, c'est dire que la substance divine, qui est spirituelle, s'est uni la substance humaine, qui est corporelle, en une personne unique. Dans cette personne, il y avait trois choses, la divinité, l'âme, la chair. Chacune a conservé sa nature propre, aucune ne s'est changée en une autre. Dans l'homme même, l'âme ne peut jamais devenir chair, quoique l'âme et la chair soient dans chaque homme une seule personne. L'âme, en effet, est une essence simple et spirituelle; la chair est une chose humaine, corporelle et composée de membres. La divinité unie à l'humanité, c'est-à-dire à une âme et à une chair, unies en une personne, ne s'est pas non plus changée; elle est restée ce qu'elle était; elle a pris notre nature sans déposer la sienne. En quel sens donc peut-on dire: le Verbe a été fait chair, Dieu s'est fait homme? Prises à la lettre, ces expressions conduiraient à dire que l'homme a été fait Dieu, et rien ne peut être Dieu qui ne l'ait été toujours. «Israël, n'aie point de nouveau Dieu.» Ces expressions signifient donc que la divine substance s'est associée à la substance humaine, sans être convertie en elle. La diversité des natures ne fait pas la diversité des personnes. C'est le contraire de la Trinité; en Dieu, trois personnes et une substance; dans le Christ, deux substances et une personne. Comme dans une maison le bois s'unit à la pierre sans se confondre avec elle, comme dans le corps les os adhèrent à la chair sans s'y absorber, ainsi la divinité en se joignant à l'humanité, n'a point cessé d'être ce qu'elle était. Quand nos âmes reprendront leurs corps, elles ne deviendront pas autre chose qu'auparavant, quoique le corps, en se ranimant, doive changer, ou se mouvoir de l'inanimé à l'animé. L'âme prend avec le corps le mouvement, mais elle demeure elle-même immobile. Cela est encore bien plus vrai de Dieu dans son union avec l'homme. La créature ne lui peut rien conférer245.
Ici Abélard traite accidentellement une question importante et qui a toujours été liée à celle de la Trinité. En effet, une fois qu'il est établi que le Fils de Dieu consubstantiel à Dieu est une personne de la Trinité, il n'est pas indifférent de savoir comment il s'est fait homme. A-t-il cessé d'être Dieu pour devenir homme? non, assurément. L'homme est-il devenu Dieu? pas davantage. Dieu n'a-t-il pris que le corps humain, la divinité étant l'âme unique du corps de Jésus-Christ? Alors il n'aurait pas été homme, puisque l'homme est corps et âme. On conçoit que toute erreur sur la Trinité réagit sur le dogme de l'incarnation, et toute erreur sur l'incarnation peut étendre ses conséquences au dogme de la Trinité. Nestorius, par respect pour elle, avait voulu que l'union de Dieu et de l'homme en Jésus-Christ ne fût qu'apparente, et qu'il y eût en lui non-seulement deux natures, mais deux personnes. Eutychès, pour échapper à cette erreur, avait voulu que les deux natures fussent unies au point d'en faire une seule. De là deux hérésies célèbres; l'Église, qui les condamne, établit et professe qu'en Jésus-Christ fait homme il y a deux natures, savoir, la divinité, d'une part, et de l'autre, l'humanité, corps et âme, et il n'y a qu'une personne, la personne divine, qui subsiste dans le Fils de l'homme. Ces deux natures sont unies d'une union hypostatique, c'est-à-dire substantielle. C'est cette doctrine qu'Abélard expose, et d'une manière que je crois irréprochable; seulement la comparaison de l'union de l'âme et du corps dans l'homme pour éclaircir l'union de la divinité et de l'humanité dans Jésus-Christ, n'est qu'une comparaison, et ne doit pas être prise à la lettre, quoiqu'elle soit dans le Symbole d'Athanase. Elle revient à ce raisonnement: admettez que l'homme est uni à Dieu dans le Verbe fait chair, puisque vous admettez bien que l'âme soit unie au corps dans la personne humaine. L'orthodoxie d'Abélard sur ce point difficile et important aurait dû prouver à ses accusateurs que s'il a erré sur quelque autre point de la question de la nature divine, cette erreur ne peut être taxée d'hérésie, étant parfaitement exempte de toute intention d'altérer à un degré quelconque le dogme fondamental de la divinité de Jésus-Christ. Celui qui reconnaît d'une manière absolue sa divinité sur la terre, tant qu'il y prit la forme humaine, ne peut être soupçonné de nier ou d'affaiblir en quoi que ce soit sa divinité dans le ciel, ou comme personne de l'essence divine. Il est vrai qu'on a même, sur l'article de l'incarnation, soupçonné Abélard d'erreur. Pierre Lombard avait avancé que Jésus-Christ, en devenant homme, n'était pas devenu quelque chose, ou du moins il avait remarqué que si Dieu pouvait être quelque chose, quelque chose pourrait être Dieu, et l'on disait que Pierre Lombard avait reçu cette idée de son maître Abélard. Cette erreur, qui s'était assez répandue, fut examinée en 1163 au concile de Tours, et condamnée par le pape Alexandre III. Jean Cornubius a écrit une dissertation où il la discute fort clairement et en fait connaître les sources; au nombre des autorités qu'il cite est l'opinion d'Abélard; il admet que Pierre Lombard pouvait bien en avoir tiré la sienne, mais qu'il s'était mépris, Abélard disant positivement qu'il y a dans le Dieu-homme deux substances ou deux natures; aussi Jean Cornubius n'hésite-t-il pas à le tenir pour catholique246.
Note 246: (retour) La citation qu'il donne de l'opinion d'Abélard est conforme pour le sens, mais non exactement pour la lettre au texte de l'introduction (I. III, p. 1127 et 49). Mais Cornubius peut l'avoir réduite ou précisée, ou bien tirée de la Théologie chrétienne qui manque de la portion du livre V où devait se trouver ce passage. Ici d'ailleurs la doctrine est complétement dégagée de la comparaison avec l'union de l'âme et du corps. (P. Lomb. Sent., I. III, dist. vi.—Mag. Johan. Cornub. Eulog., Thes. nov. anecd., t. V, p. 1065.—Cf. Boèce, De duab. nat., etc., et un. Pers., Christ., p. 948, et S. Thomas., Summ. Theol., III, quæst. i-vi.)
V. Dieu est sage; sa sagesse a été appelée verbe, raison, intelligence. Le fils de Dieu, Dei virtus, Dei sapientia (I. Cor., i, 24), c'est la puissance divine de tout savoir. Dieu ne peut errer en rien, il sait le présent, l'avenir, le passé, et ce qui est inconnu et fortuit dans la nature est déjà certain et déterminé pour lui. Il y a préordination, il y a donc prescience. Les choses qui, pour nous, sont l'oeuvre du hasard et ne proviennent pas du libre arbitre, n'arrivent, pour lui, ni par hasard ni sans libre arbitre. La définition du hasard, selon les philosophes, est l'événement inopiné provenant de causes qui ont originairement un autre objet247; mais il n'y a pas d'inopiné pour la Providence. Si les éclipses de soleil ou de lune ont lieu plus souvent que nous ne nous y attendons, elles ont lieu toutefois naturellement, non fortuitement; c'est un ordre préfix, aussi aurions-nous pu en savoir quelque chose. Mais si, en creusant un champ, on trouve un trésor, la découverte est vraiment fortuite; il a fallu que l'un ait enfoui le trésor, que l'autre ait creusé la terre, chacun dans une intention différente. Voilà un événement qui n'est point l'oeuvre du libre arbitre. Je veux aller à l'église, et je m'y rends, ce n'est point là oeuvre de hasard, mais de raison; c'est un fait volontaire et non nécessaire. Les philosophes définissent le libre arbitre le jugement libre de la volonté (liberum de voluntate judicium, Boèce). L'arbitre est en effet la délibération ou la judication de l'âme par laquelle elle se propose de faire ou d'omettre quelque chose248; elle est libre, lorsqu'elle n'est poussée à ce qu'elle se propose par aucune force de la nature, et qu'il est également en son pouvoir de faire ou de ne pas faire. Là donc où n'est pas un esprit raisonnable, l'arbitre n'est pas libre. Le libre arbitre n'appartient qu'aux êtres qui peuvent changer leur volonté, du même, suivant quelques-uns, qui peuvent faire bien ou mal; cependant, avec plus d'attention, on ne peut contester le libre arbitre à celui qui ne fait que le bien, à Dieu surtout, aux bienheureux, qui ne peuvent pécher: plus on est éloigné du mal, plus on est libre dans le jugement qui choisit le bien; le péché est un esclavage. D'une manière générale, reconnaissons le libre arbitre à qui peut accomplir volontairement et sans contrainte ce qu'il a résolu dans sa raison: Dieu est donc libre.
Quant à lui, rien n'advient par hasard, sa providence ayant tout précédé, le hasard n'est que l'incertitude humaine. La nature n'a de mystères que pour notre science. On ne dit les miracles impossibles que si l'on regarde au cours ordinaire de la nature, aux causes primordiales des choses, et non à la souveraineté divine. Si Dieu formait encore aujourd'hui l'homme du limon, et la femme de la côte de l'homme, ce serait contre la nature, au-dessus de la nature, c'est-à-dire que les causes primordiales y paraîtraient insuffisantes; il faudrait que Dieu imprimât extraordinairement aux choses une force particulière249. Évidemment les recherches des philosophes n'atteignent que les créatures et l'ordre journalier, toutes leurs lois sont au-dessous on en dehors de la toute-puissance; la possibilité et l'impossibilité sont relatives aux facultés des créatures, et en particulier la règle de la possibilité de l'antécédent liée à celle du conséquent, ne peut s'appliquer qu'aux choses créées.
C'est ainsi, dit Abélard, que nous viderons cette ancienne querelle dont parle la philosophie, cette question de la prescience divine, cette question de savoir s'il ne résulte pas de l'immutabilité de Dieu que tout arrive nécessairement. Les philosophes, et notamment Aristote, «si habile dans le raisonnement, qu'il a mérité d'être appelé le prince des péripatéticiens, c'est-à-dire des dialecticiens, nous fourniront de quoi réfuter les pseudo-philosophes.» Ceux-ci disent, pour troubler la foi des simples, que non-seulement le bien, mais le mal arrive nécessairement, et qu'ainsi le péché ne peut être évité, car il a été prévu de Dieu, et la Providence est infaillible. «Pour rompre cette souricière (muscipulam), considérons cette forte trame qu'Aristote ourdit au commencement de l'Hermeneia: il nous y confirme la force du principe de contradiction jusque dans les propositions au futur.» Je n'analyse point le raisonnement, il nous est connu; nous retrouvons ici un résumé substantiel de la théorie logique des futurs contingents. «Grâce à cette distinction d'un si grand philosophe, on peut aisément réfuter l'objection ordinaire contre la Providence: il est certain, nous dit-on, que la Providence est infaillible250....»
Ainsi se termine ce qui nous reste du troisième livre de l'Introduction a la Théologie, et avec lui l'ouvrage entier; un savant dit bien que la suite s'en doit trouver dans la bibliothèque de Bodlei251, mais si ce manuscrit existe, il n'a jamais été publié. Ainsi la discussion d'une des questions les plus difficiles peut-être auxquelles donne lieu la Théodicée est restée suspendue, et par un hasard singulier, dans la Théologie chrétienne, où sont repris tous les points traités dans l'Introduction, cette question reste également irrésolue. Le livre V, qui répond au troisième du présent ouvrage, s'interrompt aussi brusquement, et même plus tôt que celui-ci, après la discussion relative à la conciliation de la bonté de Dieu avec sa puissance, et il nous manque la solution du grand problème si bien préparé par Abélard. On ne peut renoncer à l'espérance de posséder quelque jour l'Introduction tout entière; l'ouvrage était probablement complet252, et il peut se retrouver tel dans quelque manuscrit inédit de quelque bibliothèque inexplorée. Mabillon pensait l'avoir rencontré dans un manuscrit en trente-sept chapitres conservé en Bavière253; M. Rheinwald, dont les recherches sont plus récentes, soupçonne, non sans raison, le docte bénédictin d'avoir pris pour l'Introduction un ouvrage intitulé: Pétri Abælardi Sententiæ qu'il a publié en l'appelant Epitome Theologiæ christinæ254. Il croit que c'est le Livre des Sentences dénoncé par saint Bernard, condamné par le concile, désavoué par Abélard. Suivant lui, le titre seul de Livre des Sentences aurait été faux, et Abélard, qui n'a pas discuté pièces en main devant le concile, était en droit de désavouer tout ouvrage qu'on lui attribuait sous ce nom; mais il se pouvait qu'on désignât ainsi dans l'usage un écrit qu'il appelait autrement, ou même un extrait fidèle de ses doctrines qui ne fût pas son ouvrage. Tel serait le manuscrit que M. Rheinwald publie 255; ses conjectures nous paraissent fondées, mais une chose plus certaine encore, c'est que cet Épitome contient un résumé de l'Introduction à la Théologie. Dans les douze premiers chapitres (l'ouvrage en a trente-sept), l'extrait est presque littéral; par la suite, on remarque quelques variantes, mais elles n'altèrent pas le fond de la doctrine. Ce qui fait le prix de cet opuscule, c'est que l'ordonnance en étant à peu près la même que celle de l'Introduction, il nous donne en substance ce que devait contenir la partie de l'Introduction qui manque, et nous pouvons ici compléter brièvement notre analyse256.
Note 254: (retour) Anecdot. ad litter. eccles. pertin., partic. 11. Borolini, 1836.—M. Rheinwald a trouvé cet ouvrage parmi les manuscrits du monastère de Saint-Emmeram de Ratisbonne, conservés à la bibliothèque royale de Munich. (Præfat, p. vii; et xxxii.) M. Franz Besnard avait déjà publié avec Quelques observations que j'ai pu consulter les seize derniers chapitres de cet Épitome, dans un recueil allemand dont le nom m'est inconnu.
Note 255: (retour) Ibid., Proefat., p. ix-xxi.—La preuve directe que cet abrégé est d'Abélard sa trouve dans le c. xxxiv, p. 100, il renvoie à son Commentaire de l'Épître aux Romains, où il a, dit-il, traité les questions relatives à la grâce et au mérite, et cette citation est exacte. (Ab. Op., p. 648.)
La Providence, c'est-à-dire la prescience ou prévoyance divine, n'impose aucune nécessité aux choses qu'elle prévoit. De ce qu'un char passe et de ce que je le vois passer, il ne suit pas que le passage du char soit nécessaire. Or ce que Dieu prévoit, il le voit; sa providence n'est que sa science éternelle, il n'y a point de temps pour lui, tout lui est présent; aucune fatalité ne résulte donc de ce qu'il sait tout. Mais il est vrai qu'il dispose tout: la disposition des choses dépend de la disposition divine, comme la passion de l'action; il n'y a point d'autre destin, d'autre fatum que la disposition divine. La prédestination n'est proprement que la disposition de Dieu ou sa providence appliquée au bien, c'est la préparation de sa grâce.
VI. Après la sagesse de Dieu vient sa bonté. Celle-ci fait pour les créatures tout ce qu'il est conforme à sa nature de faire; Dieu ne connaît ni l'envie ni la colère, les expressions contraires qui peuvent se trouver dans l'Écriture sont figuratives, elles se rapportent à des dispositions de sa volonté qui ont pour nous, mais non pour lui, les effets de la vengeance ou du courroux.
Ceci conduit à la contemplation des bienfaits de Dieu. Le premier, le plus grand de tous, c'est l'incarnation. Ici se présente la question célèbre: Cur Deus homo257? Dieu s'est fait homme pour nous montrer son amour, et ainsi il nous a rachetés du joug du péché, non que nous fussions, comme quelques-uns le prétendent, en la possession du démon, mais dans la servitude du péché; le Christ nous en a délivrés on épanchant sur nous son amour, en offrant à Dieu le prix de notre libération et une victime pure. Un si grand exemple nous enseigne l'humilité, et en considérant les tortures du Christ, les martyrs eux-mêmes ont appris à ne pas s'enorgueillir de ce qu'ils souffraient pour le ciel.
Note 257: (retour) C'est le titre du chap. XXIII (p. 62). Il y a un traité de saint Anselme sous le même nom: Car Deus homo libri duo (Op., p. 74). La doctrine du saint sur le mode et la nécessité de l'incarnation ne diffère point essentiellement de celle de l'Épitome. La différence ne roule que sur l'oeuvre même de la rédemption. Du reste, ou l'ordonnance de l'Épitome s'écarte un peu de celle de l'Introduction, au dans ce dernier ouvrage l'auteur revenait à propos de la bonté de Dieu sur un sujet déjà traite à l'occasion de son immutabilité. Voyez ci-dessus p. 235.
Dans l'incarnation, ainsi qu'on l'a déjà vu, deux natures se sont unies en une personne. Comme la chair et l'âme sont un seul homme, Dieu et l'homme sont un seul Christ, similitude consacrée par saint Athanase. Entendez toutefois que bien que dans le Christ soit le Verbe, une des trois personnes de la Trinité, cette personne divine n'est pas ici par elle-même, per se (probablement en tant que personne divine), car alors il y aurait une personne dans une personne, la personne du Verbe dans celle de Jésus-Christ, et ainsi il y aurait deux personnes dans le Christ. Le Verbe divin n'est en quelque sorte dans le Christ que comme l'âme est dans le corps. On peut, on doit appeler ces deux natures les parties de la personne.
«On trouve dans les autorités toutes ces locutions: Dieu est homme; l'homme est Dieu; le Christ est le fils de l'homme; le Christ est le fils de Dieu; le Christ est Dieu et homme. Aucune de ces locutions n'est propre, hors une seule. Si la première doit être prise au propre, si Dieu est vraiment homme, l'éternel est temporel, le simple est composé, le créateur est créature, ainsi du reste. Ce n'est donc pas une expression propre, la partie y est prise pour le tout, comme cela arrive souvent. Exemple, une âme pour un homme, videbit omnis caro salutare Dei (Isaïe, xlix, 26). Semblablement, quand nous disons: Dieu est homme, cela n'est vrai qu'en partie, c'est pour: Dieu s'unit l'homme. Par contre, l'homme est Dieu signifie l'homme est uni à Dieu. Il faut encore entendre comme vrais en partie ces mots: le Christ est homme, ou le Christ est Dieu; il n'y a de vrai au sens propre que cette expression: le Christ est Dieu et homme, c'est-à-dire le Christ est le Verbe ayant l'homme, ou le Christ est homme et «Dieu, c'est-à-dire le Christ est l'homme ayant le Verbe258.»
Cependant l'unité de la personne ne conduit pas à l'unité de volonté; la volonté de l'homme, que Dieu s'est uni, dont il a fait assomption, hominis assumpti, ne peut être identique à celle de Dieu le Père; c'est ce que prouve clairement cette parole de Jésus: «Mon Père, que ce calice s'éloigne de moi s'il est possible; cependant qu'il en soit, non suivant ma volonté, mais suivant la tienne.» (Math., XXVI, 39.) C'est une humanité véritable que le fils de Dieu a prise, il a donc pris de l'humanité les affections, les souffrances, les volontés, tout, hors le péché. Il a voulu sa passion, en ce sens qu'il l'a jugée bonne et salutaire, mais il ne l'a pas désirée, et sous ce rapport il ne l'a pas voulue, car elle l'a fait souffrir dans toutes ses affections humaines, autrement elle n'eût pas été la passion.
Dans la volonté de Dieu elle-même, il faut distinguer sa volonté qui dispose et sa volonté qui approuve. Il dispose, en effet, beaucoup de choses qu'il interdit; il veut qu'on désobéisse souvent à ce qu'il veut, ou du moins s'il ne dispose pas ce qui est contraire à sa volonté, il le permet. A proprement parler, il ne veut que le bien259.
On élève une question: L'unité de la personne du Christ a-t-elle été divisée par la mort? Ce qui est certain, c'est qu'à la mort de Jésus-Christ, l'âme a quitté la chair; mais cette âme savait-elle tout ce que savait le Verbe? Elle aurait été aussi parfaite que Dieu. Il paraît raisonnable de croire que sans en savoir autant que Dieu, elle voyait Dieu parfaitement. On entend d'ordinaire par vie animale cette vivification et ce mouvement que la chair tient de l'âme; telle n'était pas la vie du Christ: ce que l'âme fait pour le corps, le Verbe le faisait pour l'âme du Christ, et par elle il donnait le mouvement à son corps. Les affections naturelles étaient naturellement dans cette âme, et la force motrice également, hormis comme instrument du péché260.
Après le bienfait de l'incarnation, viennent ces bienfaits de Dieu qu'on appelle les sacrements. Un sacrement est une image d'une grâce invisible, un signe d'une chose sacrée, c'est-à-dire d'un mystère. Le premier est le Baptême, puis l'Onction et la Confirmation. Le sacrement de l'Autel (l'Eucharistie) est celui dont la cause est la commémoration de la passion et de la mort du Christ: il se célèbre avec le pain et le vin; après la consécration, ce pain est le corps du Christ et ce vin est son sang261. Abélard reproduit sous diverses formes les pures doctrines de la transsubstantiation; cependant, en exposant avec respect et subtilité la merveille et le mystère du sacrement, il n'a pas évité la censure. On entrevoit ici comment il a pu être conduit à examiner des questions au moins oiseuses, et comment, pour n'avoir pas voulu admettre, par exemple, que le corps et le sang de notre Seigneur fussent soumis sur la terre à tous les accidents physiques qui peuvent atteindre les espèces apparentes du pain et du vin; il a paru cesser, en de certains moments, d'y voir, même après la consécration, le corps et le sang réels de Jésus-Christ. Mais les questions étaient puériles et la faute n'était pas sérieuse262.
Note 262: (retour) On verra en effet que le concile l'a condamné pour avoir dit que le corps et le sang du Christ ne pouvaient tomber par terre. Nous n'avons point la passage de l'Introduction où cela pouvait se trouver; mais nous pouvons en deviner la place quand nous lisons dans le chap. XXIX de l'Épitome, p. 87: «Si nolumus dicere quod illius corporis sit hæc forma, possumus satis dicere, quod in acre sit illa forma ad occultationem propter prædictam causam carnis et sanguinis reservata, sicut forma humana in acre est, quando angelus in homine apparet. De hoc quod negligentia ministrorum evenire solet, quod scilicet mures videntur rodere et in ore portare corpus illud, quæri solet. Sed dicimus quod Deus illud non demittitibi, ut a tam turpi animali tractetur; sed tamen remanet ibi forma ad negligentiam ministrorum corrigendam.»
Enfin le Mariage est un sacrement qui ne confère proprement aucun don pour le salut, mais qui est le remède d'un mal, le frein de l'impureté, la légitimation du lien de l'homme et de la femme. Les règles sur ce sacrement ont varié; beaucoup de choses ont été licites qui ne le sont plus; ainsi autrefois un homme pouvait avoir plusieurs femmes, les rois seuls n'en devaient avoir qu'une. On demande si les clercs peuvent contracter mariage; les prêtres qui ne l'ont pas fait le peuvent263. S'il se trouve dans une église qui a admis le voeu de célibat un prêtre qui ne l'ait pas fait, il peut se marier, seulement il n'exercera pas le ministère dans cette église, c'est-à-dire qu'il ne tiendra pas la paroisse264. Les prêtres grecs, pourvu qu'ils n'aient pas fait de voeux, reçoivent de l'évêque qui les consacre une épouse vierge, qui ne peut, ainsi qu'eux-mêmes, être mariée qu'une fois; il leur est même prescrit de chercher une femme dans une race étrangère, et cela pour l'extension de la charité. Mais celui qui a notoirement prononcé le voeu, comme le moine ou un prêtre, ne peut contracter mariage. Les ordres sont aussi un empêchement, à compter du rang d'acolythe exclusivement, et le mariage entraîne la renonciation aux bénéfices. Cependant Grégoire a dispensé de ces règles les Anglais, à cause de la nouveauté de leur conversion.
Note 264: (retour) «Si vero aliquis in ecclesia, quæ votum suscepit, fuerit qui non votum fecerit, potest ducere, sed in ecclesia illa officium non exercebit, quod est, parochiam non tenebit.» p. 91. Tout ceci prouve que le célibat des prêtres, quoique estimé et habituellement prescrit, n'était pas une règle Commune à toutes les églises.
Le dernier point traité dans l'Épitome, comme apparemment à la fin de l'Introduction, puisqu'il était annoncé au début, c'était la charité. Elle est l'amour honnête, ou l'amour qui se rapporte à une fin convenable. Si j'aime quelqu'un pour mon utilité, mais non pour lui-même, ce n'est pas de l'amour. Si je lui souhaite la vie éternelle, non pour lui, mais pour être délivré de sa présence, ce n'est point un amour qui tende à sa fin convenable. La fin légitime de l'amour, c'est Dieu même. Notre amour pour Dieu et pour le prochain doit répondre à l'amour de Dieu pour nous-mêmes. Seulement, tandis que la charité divine n'est point une affection de l'Être immuable, mais la disposition que sa bonté a prise de toute éternité pour le bien de sa créature, notre amour est un mouvement de l'âme, d'abord vers Dieu, puis vers le prochain; amour absolu et sans limite pour Dieu, amour subordonné à l'amour divin quand il se porte vers nos semblables.
La charité étant la première des vertus et la base de toutes, nous devons la retrouver en quelque sorte dans les autres vertus. Elles ne sont vertus qu'à la condition de l'amour, elles ne sont vertus que si nous les pratiquons à cause de Dieu. Les philosophes ont distingué et défini les vertus. Socrate les a ramenées à quatre, la prudence, la justice, la force, la tempérance. Aristote en a séparé la prudence, qui est pour lui une science plutôt qu'une vertu265. Toutes ces vertus ont des vices pour opposés; ces vices conduisent à des péchés. Ce qui fait la faute dans le péché, c'est le mépris du Créateur. Aussi le mérite est-il uniquement dans la bonne volonté. La bonne volonté, c'est la volonté du bien inspirée par l'amour de Dieu. Ce qu'elle mérite, c'est la vie éternelle, et elle l'obtient par la rémission des péchés. Les péchés sont remis par la contrition, la confession, la satisfaction266. En finissant, Abélard touche avec clarté et précision à tous ces points, qu'il considérera plus à loisir dans d'autres ouvrages plus étendus et plus authentiques. Mais ce qu'il en dit ici suffit pour nous autoriser à penser que l'Introduction contenait en substance toutes ses idées sur les divers points de la théologie. Il y approfondissait surtout le dogme de la Trinité; mais il n'omettait pas les questions de la rédemption, de la grâce, du péché, de la justification, c'est-à-dire tout ce qu'il a traité dans son Commentaire sur l'Épître aux Romains et dans sa Morale.
Qu'y avait-il de parfaitement original dans ses doctrines théologiques? Telle est la question qui se présente à l'esprit et que nous ne saurions, il faut l'avouer, résoudre avec une entière certitude. Nous y reviendrons plus d'une fois. Ici bornons-nous à dire que ses contemporains lui ont particulièrement imputé sa doctrine de la Trinité. Plus tard, on a surtout remarqué ses idées sur le libre arbitre. Parmi les preuves de l'attention qu'elles ont obtenue, la moins notable n'est pas l'allusion souvent citée de l'auteur d'un poëme du XIVe siècle: