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Abélard, Tome II

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CHAPITRE X.

SUITE DU PRÉCÉDENT.—De Intellectibus.Glossulæ super Porphyrium.—RÉSUMÉ.

Les monuments imprimés ont été soigneusement interrogés, et l'on vient de lire tout ce que leurs réponses nous ont appris. Il semble qu'il ne resterait plus qu'à conclure, en tirant de ce long examen un jugement définitif. Mais un document précieux et inconnu est dans nos mains. Un manuscrit d'Abélard, dont l'existence même n'est indiquée nulle part, mais dont l'authenticité ne nous laisse aucun doute94, donne encore sur sa doctrine des lumières nouvelles, et surtout explique d'une manière certaine ce qui n'avait été jusqu'ici l'objet que d'inductions conjecturales, le jugement de ses contemporains. Notre analyse ne serait point consciencieuse, si la crainte des longueurs nous empêchait de puiser à cette nouvelle source. C'est un ouvrage qui porte un titre modeste, Petites Gloses sur Porphyre; mais plus intéressantes et plus développées que celles qui ont été déjà imprimées, ces gloses éclaircissent autre chose que le texte de l'auteur grec, dans la version de Boèce; c'est un commentaire à la fois littéral et spirituel. Nous ne serions pas étonné que cet écrit, d'une rédaction elliptique et obscure, fût une oeuvre de la jeunesse de l'auteur. Il y annonce qu'il le compose à la demande, non plus de ces élèves, mais de ses compagnons, disons le mot, de ses camarades, sociorum. L'aurait-il rédigé à cette époque intéressante, où maître de fait, écolier de nom, il suivait, en les discutant les leçons des docteurs de la Cité, et répétait pour son compte et à ses pairs les leçons qu'il venait d'entendre avec eux, ne s'autorisant pour enseigner que de sa hardiesse, de son esprit et de son éloquence?

Note 94: (retour) Ce manuscrit intitulé: «Glossulæ magistri Petri Bælardi super Porphyrium,» a été retrouvé par le savant M. Ravaisson, et nous en devons la communication à sa bienveillante obligeance. Nous ne saurions trop l'engager à la publier; c'est un fragment précieux pour l'histoire de la Philosophie. La texte est difficile, quelquefois altéré; il n'en a que plus besoin d'un éditeur tel que M. Ravaisson.

Les premières pages de ce manuscrit nous apprennent qu'on peut ramener la science en général à la science du jugement et à la science de l'action. La première est celle de la théorie, la seconde est celle de la pratique. On peut bien agir et ne point savoir juger. Tel peut utilement employer à la guérison des infirmités humaines les vertus des simples, qui ne sait pas la physique, comme tel autre peut habilement instruire, sans être capable d'opérer ce qu'il enseigne. La philosophie est une science théorétique. Tous les savants n'ont pas droit au nom de philosophes. Il n'appartient qu'à ceux qui, s'élevant au-dessus des autres par la subtilité de leur intelligence, jugent ce qu'ils savent. L'homme doué do cette faculté est celui qui sait comprendre et peser les causes secrètes des choses; la recherche de ces causes est du ressort de la raison et non pas de l'expérience sensible95.

Note 95: (retour) «Est scientia alia agendi, alia discernendi. Aola autem scientia discernendi philosophia dicitur... Philosophos... vocamus costantum qui subtilitate intelligentiæ præominentes in his quæ diligentem habent discretionem. Discretus est qui causes occultas rerum comprehendere ac deliberare valet. Occultas causas dicimus ex quibus quæ res eveniunt magis ratione quam experimentis sensuum investigandum.»—Cassiodore avait divisé la science en inspectiva et en acutalis (De art. ac discipl., c. iii).

La philosophie se divise en physique, en éthique et en logique96. La première spécule sur les causes des choses naturelles, la seconde est la maîtresse de la vertu, la troisième, que nous nommons indifféremment dialectique, est l'art de disserter exactement, c'est-à-dire de discerner les arguments qui servent à disserter, c'est-à-dire encore à discuter; car la logique n'enseigne pas à se servir des arguments ni à les composer, mais à les distinguer et à les apprécier. Ceci est proprement la logique, le reste est la rationnative97. Or, les arguments étant composés de propositions, et les propositions d'expressions, dictiones, la logique doit commencer par étudier d'abord les oraisons simples, puis les composées. De là toute la division de la Logique d'Aristote, de là aussi l'Introduction de Porphyre, qui conduit aux prédicaments du premier.

Note 96: (retour) Ou naturelle, morale et rationnelle, Cette division de la philosophie était vulgaire alors. Saint Augustin qui croit qu'elle vient de Dieu même et qu'elle est une image de la Trinité, dit qu'on l'attribuait à Platon. C'est en effet ainsi qu'Apulée divise la philosophie de Platon, ou, comme il dit, le dogme de Platon. La même division se retrouve dans Sextus Empiricus et dans Macrobe. Elle fut accréditée par Alcuin et Raban Maur. (S. Augustin, De Civit. Del, t. XI, c. xxv.—Apul., De Dogm. Plat., t. 1—Macrob., In Somn. Scip., t. II, c. xvii.—Alcuin, Opusc. iv, De Dialect., c. 1.—Raban Maur, De Universo, t. XV, c. i.—Johan. Saresb. Policrat., t. VII, c. v, et Metal., t. II, c. ii.)
Note 97: (retour)

«Est logica, auctoritate Tullii, diligens ratio disserendi, id est discretio argumentorum per quæ disseritur, id est, disputatur. Non enim es logica solentia utendi argumetis sive componendi ca, sed discernendi et dijudicandi veraciter de cis. Duæ argumentorum scientiæ; une componendi, quam dicimus rationnativam, alia autem discernendi composita, quam logicam appellamus.—» L'auteur cite ici les Topiques de Cicéron, qu'il connaissait par la Commentaire de Boèce. (Boeth. Op., p.757.)—Voici comment s'exprime Cicéron:

«Quam omnis ratio diligens disserendi duas habeat partes, unam Inveniendi, alteram judicandi, utriusque princeps, ut mihi quidem videtur, Aristoteles fuit. Stoici autem in altera elaboraverunt, judicandi enim vias diligenter persecuti sunt, ca scientia, quam dialecticen appellant.» (Top., II.) Bède adopte cette définition de la dialectique entendue en général; celle d'Alcuin, que nous avons citée, on diffère peu, et elle a été répétée textuellement par Raban Maur. (Voy. ci-dessus, t. 1, p. 311, et Rab. Maur., De instit. cleric., l. III, c. xx.) Au reste c'est la définition que Ramus tirait des Topiques de Cicéron pour l'opposer à celle d'Aristote, qui définit la logique la science de la démonstration. (Barth. Saint-Hilaire, préf. de la trad. de l'Organon, t. I, p. cviii, et Prem. anal., t. 1, p. 1.)

Ce préambule amène Abélard à l'examen de l'ouvrage de Porphyre. Ce n'est pas une glose littérale, une simple interprétation du texte, mais une exposition et souvent une critique des principes reçus, particulièrement de quelques opinions de Boèce; tout cela suivant que les divisions du Traité des cinq voix ramènent les questions sous la plume du subtil commentateur.

Nous n'extrairons de cet ouvrage que ce qui est relatif à notre sujet et peut éclaircir les points jusqu'ici demeurés obscurs.

La grande question que Porphyre indique en débutant, et qu'il écarte soudain, arrête Abélard, et il est presque obligé de la traiter seulement pour la poser. Toutes les opinions sur les universaux se prévalent, dit-il, de grandes autorités98. Lorsque Aristote paraît définir l'universel en disant que c'est ce qui se dit du sujet ou l'attribuable à plusieurs; lorsque Boèce dit que la division des genres et des espèces repose sur la nature, tous deux semblent penser (et bien des citations pourraient être fournies dans le même sens) qu'il existe des choses universelles. D'autres cependant n'admettent que des conceptions universelles, mais d'accord sur ce point seulement, ils se divisent aussitôt et rapportent ces conceptions aux choses, à la pensée ou au discours, et toute la dissidence reparaît. Abélard cite à l'appui de chacune des trois opinions de nombreuses autorités, dont un grand nombre ont été déjà produites, et qu'il serait trop long de rappeler.

Note 98: (retour) «Unusquisque se tuetur auctoritate judice.» Nous avons vu que Jean de Salisbury dit la même chose. Voy. c. II et c. VIII.

Le premier système est celui de l'existence des choses universelles. Il est plusieurs manières de l'établir.

Suivant l'une, il y a naturellement dix choses générales ou communes, ce sont les dix catégories; de ces universaux primitifs proviennent les choses générales qui sont essentiellement dans les choses individuelles, grâce à des formes différentes. Ainsi, l'animal, qui, de nature, est substance, est, comme substance animée, sensible dans Socrate ou dans Brunel99, tout entier dans l'un comme dans l'autre, sans autre différence que celle des formes. A ce compte, l'universel serait attribuable à plusieurs, en ce sens qu'une même chose serait en plusieurs, diversifiée uniquement par l'opposition des formes, et conviendrait ainsi aux individus soit essentiellement, soit adjectivement100.

Note 99: (retour) In Brunello.
Note 100: (retour) Essentialiter vel adjacenter. Il s'agit du réalisme proprement dit, de celui de Guillaume de Champeaux. Voy. c, VIII, p. 24.

Ce système exige que les formes aient si peu de rapport avec la matière qui leur sert de sujet, que dès qu'elles disparaissent, la matière ne diffère plus d'une autre matière sous aucun rapport, et que tous les sujets individuels se réduisent à l'unité et à l'identité. Une grave hérésie est au bout de cette doctrine; car avec elle, la substance divine, qui est reconnue pour n'admettre aucune forme, est nécessairement identique à toute substance quelconque ou à la substance en général, Or, cette conséquence est fausse. Les philosophes tiennent que la substance divine n'est passible d'aucun accident, et comme, suivant les définitions admises, la substance en général est sujette à tous les accidents, il faut bien que la substance divine diffère de toute substance; et cependant il faut aussi qu'elle soit substance. La nature de Dieu a été enseignée au monde le jour où le Seigneur a dit à la Samaritaine: «Dieu est esprit.» (Jean, IV, 24.) Et tout esprit est substance101.

Note 101: (retour) Onmis spiritus substantia est.

Et non-seulement la substance de Dieu, mais la substance du Phénix, qui est unique, n'est dans ce système que la substance pure et simple, sans accident, sans propriété, qui, partout la même, est ainsi la substance universelle. C'est la même substance qui est raisonnable et sans raison, absolument comme la même substance est à la fois blanche et assise; car être blanc et être assis ne sont que des formes opposées, comme la rationnalité et son contraire, et puisque les deux premières formes peuvent notoirement se trouver dans le même sujet, pourquoi les deux secondes ne s'y trouveraient-elles pas également?

Est-ce parce que la rationnalité et l'irrationnalité sont contraires? Elles ne le sont point par l'essence, car elles sont toutes deux de l'essence de qualité; elles ne le sont point par les adjacents (per adjacentia), car elles sont, par la supposition, adjacentes à un sujet identique. Du moment que la même substance convient à toutes les formes, la contradiction peut se réaliser dans un seul et même être, et alors comment dire qu'une substance est simple, une autre composée, puisqu'il ne peut y avoir quelque chose de plus dans une substance que dans une autre? Comment dire qu'une âme sente, qu'elle éprouve la joie ou la douleur, sans le dire en même temps de toutes les âmes, qui sont une seule et même substance? On voit qu'Abélard a parfaitement développé le reproche que Bayle adresse au réalisme de conduire à l'identité universelle102.

Note 102: (retour) Dict. crit., art. Abélard.

La seconde manière de soutenir l'universalité des choses, c'est de prétendre que la même chose est universelle et particulière; ce n'est plus essentiellement, mais indifféremment que la chose commune est en divers. Nous connaissons ce système, c'est celui de l'indifférence: ce qui est dans Platon et dans Socrate, c'est un indifférent, un semblable, indifferens vel consimile. Il est de certaines choses qui conviennent ou s'accordent entre elles, c'est-à-dire qui sont semblables en nature, par exemple en tant que corps, en tant qu'animaux; elles sont ainsi universelles et particulières, universelles en ce qu'elles sont plusieurs en communauté d'attributs essentiels, particulières, en ce que chacune est distincte des autres. La définition du genre (prædicari de pluribus, s'attribuer à plusieurs) ne s'applique alors aux choses qu'elle concerne qu'en tant qu'elles sont semblables, et non pas en tant qu'elles sont individuelles. Ainsi les même choses ont deux états, leur état de genre, leur état d'individus, et, suivant leur état, elles comportent ou ne comportent pas une définition différente.

Mais c'est là ce qui n'est pas soutenable, la définition qui veut que le genre soit ce qui est attribuable à plusieurs, a été donnée à l'exclusion de l'individu. Ce qu'elle définit ne peut en soi être à aucun titre, en aucun état, individu. Dire qu'une même chose tour à tour comporte et ne comporte pas la définition du genre, c'est dire que cette chose est, comme genre, attribuable à plusieurs, mais que, comme genre aussi, elle ne l'est pas, car un individu qui serait attribuable à plusieurs serait un genre; par conséquent l'assertion est contradictoire, ou plutôt elle n'a aucun sens. Les auteurs disent que cette proposition: L'homme se promène, vraie dans le particulier, est fausse de l'espèce. Comment maintenir cette distinction, si une même chose est espèce et individu? Dira-t-on que l'universel ne se promène pas? c'est apparemment l'universel, en tant qu'universel, en l'état d'universel; soit, mais le particulier, en tant que particulier, ne se promène pas davantage. Se promener n'est pas plus une condition ou une propriété du particulier que de l'universel; le particulier peut, comme l'universel, être conçu sans la promenade. L'universalité, la particularité, la promenade appartiennent, ou, pour parler le langage de l'école, sont adjacentes au même sujet, et s'il se promène, il se promène universel et particulier; la distinction de Boèce est inapplicable103.

Note 103: (retour) De Interpret., ed. sec., p. 338-347.—Voy, aussi ci-dessus, c. viii, p. 20.

C'est comme cette autre distinction, par laquelle il refuse aux accidents le caractère d'attributs essentiels. L'individualité résultant de formes accidentelles ne saurait être l'attribut essentiel d'une substance susceptible d'universalité; cependant cette substance, en tant que particulière, distincte de ses semblables, est essentiellement individuelle, violation manifeste de la règle de logique qui porte que «dans un même, l'affirmation de l'opposé exclut l'affirmation de l'autre opposé.» Lorsqu'on dit que le genre est attribuable à plusieurs, on parle ou d'attribution essentielle (prædicari in quid), ou de toute autre; s'il s'agit d'attribution essentielle, comme on le nie après l'avoir affirmé, elle cesse d'être essentielle, ou elle emporte avec elle son sujet; s'il s'agit d'attribution accidentelle (in adjacentia), la définition n'est plus exacte, elle ne convient plus à tout genre. Il y a des genres qui n'ont pas d'attribution adjective. Veut-on parler d'attribution soit essentielle, soit autre, d'attribution en général, la blancheur est dans ce cas, elle s'affirme essentiellement d'elle-même et adjectivement de Socrate: la blancheur est blanche et Socrate est blanc, elle s'affirme donc de plusieurs, et comme elle satisferait à la définition du genre, la blancheur serait un genre.

Enfin on s'y prend d'une troisième manière pour soutenir que les universaux sont des choses104. Voulant expliquer la communauté, l'on dit qu'entre la chose universelle et la chose singulière est une différence de propriété, la propriété qui consiste à être universelle, la propriété qui consiste à être singulière. L'animal, le corps est universel, et n'est pas seulement quelque animal ou quelque corps; mais dire: l'animal est universel, revient à dire: il y a plusieurs choses qui sont chacune individuellement animal; quand animal se dit d'un seul, on entend qu'un seul, un être déterminé est animal.

Note 104: (retour) Voy. c. viii, vers la fin.

La difficulté est toujours de faire cadrer ce système avec la définition du genre. Il faut que la propriété d'être attribuable à plusieurs sépare l'universel de l'individuel; or, on vient de dire que de plusieurs choses chacune est individuellement animal; le nom individuel d'animal serait-il donc le nom de plusieurs? l'individu serait-il attribuable à plusieurs? Cela ne se peut. Mais comme animal ne peut plus se dire de plusieurs, mais de chacun, il n'y a plus de genre, ou plutôt tout est renversé, c'est l'individu ou le non-universel qui prend la place de l'universel, c'est ce qui ne peut s'affirmer de plusieurs qui s'affirme de plusieurs, et c'est une pluralité où chacun s'affirme de plusieurs que l'on appelle l'individu. Ce système, qu'Abélard explique mal, nous paraît au fond un véritable nominalisme, qui ne peut être considéré nomme admettant la réalité des universaux qu'en ce qu'il attribue les universaux comme noms particuliers à des individus réels. Il consiste à établir que lorsqu'on affirme que ceci est un animal, on entend simplement que cet être déterminé est substance animée, sensible, soit qu'il ait ou n'ait point de semblables, et puis, qu'après avoir reconnu ce caractère particulier dans plusieurs individus déterminés, on dit de plusieurs qu'ils sont des animaux, c'est-à-dire que l'on fait collection d'individus, ayant tous et chacun pour caractère particulier l'animalité, et qu'ainsi c'est une propriété de chacun d'être animal, une propriété de plusieurs d'être animaux: voila la propriété de l'universel et la propriété du particulier. Ce système, qui semble un système de pur sens commun, serait, et non sans raison, traité de nominalisme par les modernes; mais Abélard le classait dans le réalisme, parce que de son temps le nominalisme ne consistait pas à fonder les noms généraux sur la réalité exclusive des individus, mais à dire littéralement que les universaux ne sont que des mots.

Abélard oppose et semble préférer a ces doctrines un système dont nous avons déjà entendu parler, mais qui jusqu'ici nous était inconnu. On a vu que Jean de Salisbury signale par deux fois une doctrine qui rapporte tout aux discours (sermonibus), et il ajoute que son Abélard chéri s'y est laissé prendre105. Quelle était cette doctrine? Les auteurs se sont posé cette question et n'ont pu la résoudre. Nous-même, nous nous sommes longtemps demandé en quoi elle pouvait différer du pur nominalisme, extrémité qu'Abélard s'est montré si jaloux d'éviter. Cependant le texte de Jean de Salisbury est formel, et il est encore confirmé par des vers peu connus, mais très-expressifs. Un manuscrit de la bibliothèque d'Oxford contient une épitaphe d'Abélard, dans laquelle, après de grandes louanges, on lit:

Hic docuit voces cum rebus significare,

Et docuit voces res significando notare;

Errores generum correxit, ita specierum.

Hic genus et species in sola voce locavit,

Et genus et species sermones esse notavit.

Significativum quid sit, quid significatum,

Significans quid sit, prudens diversicavit.

Hic quid res essent, quid voces significarent,

Lucidius reliquis patefecit in arte peritis.

Sic animal nullumque animal genus esse probatur.

Sic et homo et nullus homo species vocitatur106.

Note 105: (retour) Voyez ci-dessus, c. viii et le c. ix.
Note 106: (retour) Rawlinson, dans son édition des Lettres, donne l'épitaphe d'où ces vers sont extraite, avec ce titre: «Epitaphium, ex M.S. in Bibl. Oxon ex Godfrid priore ecclesiæ S. Swithuni, Winton.» (P. Abæl. et Helois. epistol., 1 vol. in-8°. Lond. 1718.)

C'est bien là, du moins sous un de ses aspects, la doctrine d'Abélard, telle que nous allons la connaître; mais comment l'existence des choses universelles, dès qu'elle réside dans les discours, sermones esse, peut-elle n'être pas entièrement nominale? Le manuscrit, dont nous avons donné plus haut un extrait, va cependant nous offrir l'expression de cette doctrine qu'il trouve plus conforme à la raison, sermoni vicinior, et qui, n'attribuant la communauté ni aux choses ni aux mots, veut que ce soient les discours qui sont singuliers ou universels. Aristote, au dire d'Abélard, paraît l'insinuer clairement, quand il définit l'universel ce qui est né attribuable à plusieurs, quod de pluribus natum est prædicari107. C'est une propriété avec laquelle il est né, qu'il a d'origine, a nativitate sua. Or quelle est la nativité, l'origine des discours ou de noms? l'institution humaine, tandis que l'origine des choses est la création de leurs natures. Cette différence d'origine peut se rencontrer la même où il s'agit d'une même essence. Ainsi dans cet exemple: Cette pierre et cette statue ne font qu'un, l'état de pierre ne peut être donné à la pierre que par la puissance divine, l'état de statue lui peut être donné par la main des hommes.

Note 107: (retour) Boeth., De Interp., ed. sec., p. 338.—On lit dans Aristote: Λέγος καθόλου ό έπί πλείονων πέφυχε καθηγορεισθαι. Hermen., VII.

Or, du moment que l'universel est d'origine attribuable à plusieurs, ni les choses ni les mots ne sont universels. Car ce n'est pas le mot, la voix, mais le discours, sermo, c'est-à-dire l'expression du mot, qui est attribuable à divers, et quoique les discours soient des mots, ce ne sont pas les mots, mais les discours qui sont universels. Quant aux choses, s'il était vrai qu'une chose pût s'affirmer de plusieurs choses, une seule et même chose se retrouverait également dans plusieurs, ce qui répugne. Voilà bien ce que nous disait Jean de Salisbury, qu'aux yeux de l'école d'Abélard l'attribution d'une chose comme prédicat à une autre chose était une monstruosité. On peut se rappeler que l'école mégarienne l'avait dit formellement: «Une chose ne peut être affirmée d'une autre108

Note 108: (retour) Voy, ci-dessus, c. vi, p. 478, c. viii, p. 17, 60 et 70.

Il est assurément fort difficile aux modernes de saisir une distinction entre ce système et le pur nominalisme, et nous savons que certains contemporains d'Abélard n'en ont découvert aucune. Quant à lui, il en trouvait une cependant. La doctrine de Roscelin était plus que du nominalisme; elle ne portait pas d'ailleurs ce nom; c'était la doctrine des voix, sententia vocum, Les premiers nominaux furent appelés vocaux (vocales)109. Abélard tenait expressément à les charger de cette opinion absolue que les universaux n'étaient que des voix, ou que les voix étaient les universaux.

Note 109: (retour) On ne trouve ces noms de réalistes et de nominaux que vers le milieu du XIIe siècle. (Johan. Saresb., epist. CCXXVI.—Metal., t. II, c. x.—Gautofred, a S. Vict., Carmina, Hist. litt., t. XV, p. 82.) La distinction entre les deux opinions était même plutôt exprimée par celle de Dialectica in re et in Dialectica in voce. (Herlman., restaur, abb. S. Martin Ternac. Spicileg., t. III. p. 889.—Fragm. hist. franc, a Reg. Roberto; Bulæus, Hist. univ. par., t. I, p. 443.—Voy. Aussi plus haut, c. II, p. 66, 67.) On a appelé plus tard les nominaux verbales, formales, connetistæ. (Morhof., Polyhist., t. II, t. II, c. XIII, p. 73.)

Soit que les adversaires de Roscelin eussent méconnu sa doctrine, soit que ce fût un esprit violent, capable d'adopter par réaction et de soutenir par entêtement un paradoxe grossier, il faut bien savoir qu'on lui a de son temps communément imputé un nominalisme hyperbolique, un système invraisemblable qui choque le sens commun110, et qui, hors des sensations des choses individuelles, ne voit de réel dans les genres et les espèces que des sons. Sa doctrine, telle qu'on la représente, est quelque chose de plus étroit, de plus forcé qu'aucun nominalisme postérieur. En soutenant ce qu'il a soutenu, en mettant les discours à la place des voix, Abélard croyait donc se séparer réellement de Roscelin. Quoique, dans les grammaires, les voix, voces, soient quelquefois mises pour les mots ou vocables, cependant ce nom désigne surtout dans le mot le son vocal plutôt que la pensée ou la chose exprimée. Abélard attache donc un grand prix à distinguer le discours ou l'oraison, sermo, c'est-à-dire l'expression ou le mot en tant qu'expressif, de la simple voix, et il croit dégager une vérité importante en n'attribuant l'universalité qu'au discours. Or, ici le discours étant surtout considéré comme expression de l'idée, il s'ensuit que la doctrine qui nous occupe est plus encore le conceptualisme que le nominalisme.

Note 110: (retour) Cf. Meiners, De nomin. ac real. init., Soc. Gotting. Comment., t. XII, art. II, p. 28.—Salabert, Philos. nomin. vindicat., p. 12.

Mais Abélard se fait des objections. Comment l'oraison peut-elle être universelle, et non pas la voix, quand la description du genre convient aussi bien à l'une qu'à l'autre? Le genre est ce qui se dit de plusieurs qui diffèrent par l'espèce; ainsi le décrit Porphyre111. Or, la description et le décrit doivent convenir à tout sujet quelconque; c'est une règle de logique, la règle De quocumque112, et comme le discours et les mots ont le même sujet, ce qui est dit du discours est dit des mots. Donc, comme le discours, la voix est le genre.

Note 111: (retour) Isag. II, et Boeth., In Porph., l. II, p.60. Cette définition est empruntée aux Topiques, 1 I, c. v, sec. 6.
Note 112: (retour) De quocumque prædicatur descriptio et descriptum. Voy. ci-dessus c. vi, p. 477.

Cette proposition est incongrue, non congruit; car la lettre étant dans le mot, et par conséquent s'attribuant à plusieurs comme lui, il s'ensuivrait que la lettre est le genre. C'est que, pour que la description ou définition du genre soit applicable, il faut qu'on l'applique à quelque chose qui ait en soi la réalité du défini, rem definiti; c'est la condition de l'application de la règle De quocumque, et ici cette condition n'existe pas. Le mot ne contient pas tout le défini, il n'en a pas toute la compréhension, et il n'est attribué à plusieurs, affirmé de plusieurs, prædicatum de pluribus, que parce que le discours est prédicable, est sermo prædicabilis, c'est-à-dire parce que la pensée dispose des mots pour décrire toutes choses.

D'ailleurs, à soigneusement examiner la définition du genre, ou du moins ce qu'on appelle ainsi, elle n'est pas une définition, car elle ne signifie pas que le genre soit ce qui s'attribue à plusieurs, mais seulement que le genre est attribuable à plusieurs.

On peut donc dire que le discours étant un genre, et le discours étant un mot, un mot est le genre. Seulement il faut ajouter que c'est ce mot avec le sens qu'on a entendu lui donner. Ce n'est pas l'essence du mot, en tant que mot, qui peut être attribuée à plusieurs; le son vocal qui constitue le mot est toujours actuel et particulier à chaque fois qu'on le prononce, et non pas universel; mais c'est la signification qu'on y attache qui est générale, en d'autres termes, c'est la pensée du mot ou la conception; toutefois Abélard ne se sert pas de ces dernières expressions, mais il permet qu'on dise que le genre ou l'espèce est un mot, est vox, et il rejette les propositions converses; car si l'on disait que le mot est genre, espèce, universel, on attribuerait une essence individuelle, celle du mot, à plusieurs, ce qui ne se peut. C'est de même qu'on peut dire: Cet animal (hic status animal) est cette matière, la socratité est Socrate, l'un et l'autre de ces deux est quelque chose, quoique ces propositions ne puissent être renversées.

Abélard explique ainsi comment, lors même que l'on se tait, lorsque les noms des genres et des espèces, ne sont pas prononcés, les genres et les espèces n'en existent pas moins. Car, lorsque je les nomme, je ne leur confère rien, seulement je témoigne d'une convention antérieure, d'une institution préalable, qui a fixé la valeur du langage.

Ces développements achèvent d'assurer les caractères du nominalisme à la théorie d'Abélard; mais ce qui prouve cependant qu'elle est quelque chose de plus, c'est qu'après l'avoir exposée, procédant à la détermination des questions écartées par la fameuse prétermission de Porphyre, il examine à sa manière la validité des concepts généraux, et résout cette question comme il l'a déjà résolue dans le De Intellectibus.113 Il décide que, bien que ces concepts ne donnent pas les choses comme discrètes, ainsi que les donne la sensation, ils n'en sont pas moins justes et valables, et embrassent les choses réelles. De sorte qu'il est vrai que les genres et les espèces subsistent, en ce sens qu'ils se rapportent à des choses subsistantes, car c'est par métaphore seulement que les philosophes ont pu dire que ces universaux subsistent. Au sens propre, ce serait dire qu'ils sont substances, et l'on veut exprimer seulement que les objets qui donnent lieu aux universaux, subsistent. Les doutes que ce langage figuré a fait naître sont la seule source des difficultés qui semblent arrêter Porphyre114.

Note 113: (retour) Voy. ci-dessus, t. I, c. vii.
Note 114: (retour) Abélard s'attache ainsi à interpréter les expressions de Porphyre, ou plutôt prêtées par Boèce à Porphyre, en telle sorte qu'il dénature parfois la question, et prouve qu'il connaissait très-imparfaitement le caractère et la portée qu'elle avait dans l'antiquité entre Aristote et Platon. Ainsi il veut que ces mots: sive in solis nudis intellectibus posita sint, signifient: les universaux résultent-ils des seuls concepts indépendamment de la sensation, c'est-à-dire, désignent-ils la chose sans quelque forme sensible? Il se prononce pour l'affirmative, et ceci est admissible. Mais il entend sive corporlia sint aut incorporalia, comme s'il y avait: sont-ils discrets ou non? et il admet qu'ils sont discrets ou corporels dans le gens figuré. Voy. t. I, c. ii, p. 345.

Abélard réduit ces difficultés à de simples questions de mots. Ainsi pour lui le dissentiment entre Aristote et Platon venait seulement de ce que le premier pensait que les genres et les espèces subsistent par appellation dans les choses sensibles, ou servent à les nommer en essence, appellent in se, et que cependant ils sont hors de ces choses, en ce sens qu'ils correspondent à des concepts, purs de toutes formes accidentelles sensibles, ou, comme en dirait aujourd'hui, à des idées abstraites qui ne donnent pas les objets sous une détermination percevable; tandis que Platon voulait que les genres et les espèces fussent non-seulement conçus, mais subsistants hors des sensibles, parce que les formes accessibles aux sens ont beau manquer aux sujets, ceux-ci n'en peuvent pas moins, en tant que conçus, être soumis à de véritables jugements, et se soutiennent à titre de conceptions de genres et d'espèces. «Ainsi,» dit Abélard après cette trop médiocre explication, «la différence n'est pas dans le sens, quoiqu'elle semble se montrer dans les termes.» Voilà comme il comprend le grand débat sur l'existence des idées, ouvert comme un abîme entre l'Académie et le Lycée. Au reste, je ne sais si l'on trouverait aisément dans quelque philosophe du XVIIIe siècle une appréciation plus juste ou plus profonde.

Quoi qu'il en soit, ce nouveau fragment de la philosophie d'Abélard nous la montre sous un jour nouveau, et lui restitue le caractère que lui attribue la tradition historique. Nous venons de le voir nominaliste, non pas à la manière de Roscelin, tel du moins qu'il le représente, mais dans le sens où l'on a coutume de prendre ce mot, et les historiens sont plus qu'excusés d'avoir mêlé Abélard à ceux qui n'ont reconnu qu'une existence verbale aux universaux. Cependant ce serait là une expression incomplète de sa doctrine. Il est évident, par tous les extraits que nous avons donnés, que, s'il rapportait au langage les genres et les espèces, c'était au langage en tant qu'expression choisie et convenue d'une pensée humaine115, et par conséquent, il est à proprement parler conceptualiste. Puis, le conceptualisme ne lui suffit pas, car lorsqu'il traite de la différence, de la forme, de la manière enfin dont se produisent les objets des universaux, on voit bien qu'il n'entend passe borner à dresser une échelle intellectuelle; ce sont les noms des genres et des espèces, et non les êtres, bases des conceptions, des genres et des espèces, non la nature de ces êtres, qu'il traite d'abstraction; et il y a dans toute se philosophie une distinction toujours présente entre la logique et la physique. Dans la logique pure, les universaux ne sont que les termes d'un langage de convention. Dans la physique, qui est pour lui plus transcendante qu'expérimentale, qui est se véritable ontologie, les genres et les espèces se fondent sur la manière dont les êtres sont réellement produits et constitués116. Enfin, entre la logique pure et la physique, il y a un milieu et comme une science mitoyenne, qu'on peut appeler une psychologie, où Abélard recherche comment s'engendrent nos concepts, et retrace toute cette généalogie intellectuelle des êtres, tableau ou symbole de leur hiérarchie et de leur existence réelle117. On conçoit donc que les historiens et les critiques se soient quelquefois mépris en exposant et classant sa doctrine. Elle est complexe et ambiguë, et présente plus d'un aspect a qui la veut observer. Elle n'est pas la seule, au reste, qui sur cette question soit difficile à saisir, et l'incertitude avec laquelle on a de tout temps caractérisé sur ce point les sectes et leurs chefs, est un fait remarquable. Ainsi nous avons vu Abélard et Jean de Salisbury rattacher la même doctrine, l'un au nominalisme, l'autre au réalisme118. Le dernier, qui dédaigne les nominaux, en sépare Abélard, et lui reconnaît cependant une doctrine qui se distingue malaisément de la leur. Pour son propre compte, il s'indigne qu'on réduise à les universaux à des noms ou à des pensées, et il les considère, d'après Aristote, dit-il, comme des fictions de la raison, comme des ombres de la réalité, se déclarant en cette matière, non pour la doctrine la plus vraie, mais pour la plus logique119. Geoffroi de Saint-Victor, qui montre le dernier mépris pour les nominaux, attaque le réalisme dans Gilbert de la Porrée, qu'il place au même rang qu'Abélard, et traite d'insensés les disciples d'Albéric, le plus ardent adversaire du nominalisme. Pierre Lombard, qui passe pour l'élève d'Abélard, ce chef des nominaux, est appelé le prince des réalistes. Amaury de Chartres, condamné au concile de Paris pour avoir renouvelé les erreurs d'Abélard, avait soutenu des idées empreintes du réalisme particulier de Scot Érigène, et Brucker les rattache au platonisme, tandis que Buddée les dérive d'Aristote. Ce même Brucker, d'accord avec Jean de Salisbury, traite de réaliste Joslen de Soissons, que Dom Clément soupçonne de nominalisme, et lorsque plus tard Guillaume Occam argumentait contre le réalisme, il semblait quelquefois réfuter Abélard. Il ne faut donc pas s'étonner qu'il y ait quelque variation, quelque obscurité dans le jugement que l'histoire de la philosophie porte de la doctrine définitive du maître d'Héloïse. Un grand nombre, avec Othon de Frisingen, l'assimilent à la doctrine de Roscelin. D'autres y voient le conceptualisme, que Brucker regarde comme une déviation de l'hypothèse d'Abélard. Ce conceptualisme est pour M. Cousin un nominalisme inconséquent; c'est presqu'un réalisme pour M. Rousselot qui, ainsi que Buhle, croit Abélard plus près de Guillaume de Champeaux que de Roscelin. Caramuel, outrant la même idée, l'avait accusé d'avoir ressuscité le panthéisme120. Ainsi Abélard, au gré des critiques et des interprètes, aurait parcouru tons les degrés de toutes les doctrines sur la question fondamentale de la scolastique; et peut-être ces jugements si divers ont-ils tous quelque vérité.

Note 115: (retour) Dialect., p. 351.—Theolog. Christ., p. 1317 et 1320.—Glossulæ sup. Porph., ci-dessus, p. 104.—Voy. aussi le chap. III, t. 1, p. 305.
Note 116: (retour) De Gen. et Spec., p. 538, et ci-dess., c. v, t. ii, p. 431, et la fin du c. ix.
Note 117: (retour) De Intellectibus, et le ch. vii du présent ouvrage.
Note 118: (retour) Voy. ci-dessus, c. viii, p. 18 et 35.
Note 119: (retour) Metalog., t. II, c. xvii et xx.—Pollcrat.., l. VII, c. xii.—Meiners à très-bien montré que Jean de Salisbury se contredit sans cesse. (Ouvr. cit. Soc. Goit. Comment., t. XII, pars II, p. 33.—Petersen, Joh. Saresb. Enthericus, in comm., p. 101.)
Note 120: (retour) Johan Saresb. Metal., t. II, c. xvii.—Salaberi, Philosophia nominal. vindicata, præfat.—Brucker, Hist. crit. philos., t. III, p. 688-695.—Budd. Obser. select., t. I, obs. xv, p. 197.—Hist. littér., t. XV, p. 80.—Buhle, Hist. de la phil., introd., sect. iii, p. 689.—Degérando., Hist. comp., t. IV, c. xxvi et xxvii, p. 409, 414, et 595.—Rousselot, Études sur la philos. du moyen âge, t. 1, p. 164 et 274, t. II, p. 24, 33, 48, 53 et 98, etc.

Voici, en effet, les principales propositions qui peuvent être extraites des fragments de controverse analysés dans ces trois chapitres.

1° Les genres et les espèces ne sont pas des essences générales qui soient essentiellement et intégralement dans les individus, et dont l'identité n'admette d'autre diversité que celle des modes individuels ou des accidents; car alors le sujet de ces accidents, la substance de ces modes étant identique, tous les individus ne seraient qu'une seule substance, et l'humanité serait un seul homme. (Contre le réalisme.)

2° L'essence universelle n'existe pas davantage, comme fond semblable et sans nulle différence, en chaque individu; car alors chaque individu serait l'espèce. En d'autres termes, l'espace n'existe pas à titre d'essence dans chaque individu, ni le genre dans chaque espèce; car alors toute espèce serait le genre, tout individu serait l'espèce. (Contre le réalisme.)

3° Le genre ou l'espèce ne peut être une essence proprement dite, c'est-à-dire une chose réelle; car l'espèce ou le genre se dit de l'individu. On dit: Socrate est homme ou animal; et une chose ne peut être affirmée d'une autre chose, car ce serait prétendre qu'une chose est une autre chose qu'elle-même. Res de re non prædicatur. (Nominalisme.)

4° Si les genres et les espèces ne sont pas des essences universelles tout entières dans chacun, ou identiques dans chacun, ce ne sont pas pour cela des mots, de simples voix; car l'essence du mot ou terme vocal n'est pas l'essence du genre ou de l'espèce. Le mot, en tant que mot, a des propriétés qui répugnent à la nature du genre on de l'espèce. La définition du mot en lui-même ne peut être celle du genre ou de l'espèce on elle-même. (Contre le nominalisme.)

5° Ce qu'on peut dire, c'est que lorsqu'on nomme les genres et les espèces, lorsqu'on prononce, ou même que l'on conçoit les noms généraux, on pense et l'on veut penser une affirmation commune a plusieurs; or ce qui s'affirme de plusieurs étant la définition de l'universel, il s'ensuit que les genres et les espèces sont des noms d'institution humaine et que les universaux dépendent du langage. (Nominalisme.)

6° Mais ce langage est l'expression de la pensée, les universaux sont donc des pensées: ils signifient les conceptions par lesquelles l'esprit ramène les semblables à l'unité, en faisant abstraction de leurs différences. La conception des choses universelles est une des prérogatives de l'intelligence. (Conceptualisme.)

7° Ces concepts, recueillis de sensations diverses, ces unités intellectuelles représentent des choses qui ne sont pas, ou qui sont autrement dans la réalité quo dans la pensée, puisque le concret diffère de l'abstrait, et ils ne décrivent les objets que tels que les veut l'esprit. (Nominalisme.)

8° Ils ne sont pas pour cela vains et faux, ils sont la collection des caractères communs de certaines multitudes, ils sont eux-mêmes des notions collectives. (Conceptualisme.)

9° Ces notions collectives sont prises des caractères réels d'individus réels; ces concepts, sans être parfaitement identiques à toute la réalité, se fondent sur la réalité. (Réalisme.)

10° Pour connaître ce qu'il y a de réalité dans les universaux, il faut les étudier dans les réalités incontestées dont ils sont, les collections; ces réalités sont les individus. En étudiant, en décomposant l'individu, on atteindra les éléments réels de l'espèce et du genre. (Problème de l'individuation.)

11° L'individu est composé de forme et de matière; la matière de l'homme est l'humanité, la forme l'individualité. Celle-ci n'existe pas hors de l'individu, puisque dès qu'elle existe, elle le réalise; elle n'existe que combinée a la matière. La matière, qui peut également exister avec telle ou telle indivirtualité, n'existe cependant pas actuellement sans aucune; elle se retrouve, non pas la même, mais analogue, non pas identique, mais semblable, dans tous les individus de même nature, et c'est sa similitude qui constitue toute l'identité de l'espèce, comme c'est la forme individuelle qui diversifie la matière de l'espèce. (Théorie de l'individuation.)

12° La collection de toutes les matières, de toutes les formes individuelles est une collection de réalités qui n'existent point par elles-mêmes isolément et séparément; elle n'en est donc pas, dans la réalité actuelle, exclusivement composée, de telle sorte que, composée de réalités, ou réelle dans ses éléments propres, elle n'y peut être réduite que par la pensée et n'existe ainsi réduite qu'à l'état de conception et d'expression. (Conceptualisme réaliste.)

13° L'individnation est le type de la constitution des espèces, de celle des genres; partout matière semblable en nature, mais numériquement diverse dans ses combinaisons avec la forme. Ainsi, dans les individus, la matière est l'espèce, collection des matières individualisées; dans les espèces, la matière est le genre, collection des matières spécifiées; dans le genre, la matière est un genre supérieur ou suprême, collection des matières généralisées.

14° A chaque degré, cette matière similaire, mais non pas numériquement identique, est le véritable universel, universel réel, en puissance réel à lui seul, en acte réel en combinaison. (Réalisme.)

15° Comment l'être que par la pensée nous concevons ainsi constitué est-il réellement et physiquement constitué? Les éléments, principes immédiats de tous les êtres, sont-ils dans la matière, sont-ils dans la forme; sont-ils à la fois matière et forme, et, dans tous ces cas, comment peuvent-ils encore être avec propriété appelés éléments? Les particules plus ou moins simples conçues par l'analyse ne sont que des éléments improprement dits, des éléments provisoires. Ce sent des corps composants affectés de certaines propriétés non communes à tout composé. Le véritable élément de la matière du corps, c'est la pure essence, celle-là est proprement un universel, car elle est informe et indéterminée. Mais tout ceci n'est dit et ne doit être entendu que des choses sensibles, et n'est pas applicable aux substances spirituelles dont la physique ne traitait pas. (Ontologie physique.)

16° Dans les substances corporelles, la pure essence, cet universel apte à toutes les formes, reçoit ces formes dans toutes ses parties, et ces parties, chacune ainsi composée, constituent un tout composé. Ce tout est successivement affecté de certaines formes qui le font passer à l'état de genre, d'espèce, d'individu. Mais, en même temps, ses parties sont affectées les unes de certaines formes, les autre de certaines autres, qui ne sont pas celles de la totalité, et qui font des parties élémentaires différentes de nature. (Physique ou ontologie.)

17° La forme, qui on se joignant à la matière, produit successivement le genre, l'espèce, l'individu, est en général la différence qui diversifie le semblable. C'est surtout à ce qui transforme le genre en espèce que s'applique ce nom de différence. La différence n'est pas une simple qualité, elle n'est pas non plus par elle-même une substance, car il n'y a point de substance sans matière. Elle est la forme simple, la forme proprement dite. La forme simple est celle qui constitue une nature. (Idéalisme platonique.)

18° La matière de la substance est la pure essence, être en puissance, indéterminé pur, universel sans forme, et accessible à toutes les formes. L'essence de la substance, c'est d'être; elle n'a pas d'autre quiddité. (Idéalisme au point de vue logique, spinozisme au point de vue ontologique; hégélianisme au point de vue de la doctrine de l'identité de la logique et de l'ontologie.)

Faut-il admettre, en effet, ce vaste et incohérent ensemble de doctrines dans la tête d'un seul homme, et la philosophie d'Abélard est-elle le chaos? Nous ne le pensons point. Sans doute, les nécessités de la polémique l'entraînent parfois a des assertions peu conciliables entre elles, et l'esprit de la dialectique, qui, jouant avec les mots comme avec des signes d'algèbre, perd souvent de vue la réalité, a pu souvent lui dicter des raisonnements qui sont de pures formes logiques, sans application et sans valeur pour la science des choses. Mais il nous paraît cependant que la cohérence se rétablit entre ses idées, si l'on y rétablit l'ordre, et si l'on distingue les points de vue successifs dans lesquels il s'est placé pour considérer la question. Ces distinctions, il ne s'en rendait peut-être pas bien compte; cet ordre, il n'aurait peut-être pas su l'établir par lui-même. La méthode était inconnue aux philosophes de cet âge, et celui-ci en aurait eu grand besoin pour éclaircir et justifier l'éclectisme qu'il a porté dans la discussion des universaux. Réfutant tout, empruntant de tout, Abélard me paraît en effet avoir procédé en éclectique.

Pour lui, ce qu'il y a de vrai du nominalisme, c'est, non que les universaux sont des voix, mais qu'ils existent comme universaux par le langage et expriment des conventions de l'esprit.

Ce qu'il y a de vrai du conceptualisme, c'est que l'esprit conçoit les objets qu'il a perçus, en ramène la diversité à l'unité par les ressemblances, et recueille dans les individus la pensée commune qui est le genre et l'espèce.

Ce qu'il y a de vrai dans l'individualisme de Roscelin, c'est que la réalité en acte est toujours particulière, et que la substance proprement dite n'est jamais en fait universelle.

Ce qu'il y a de vrai dans le réalisme, c'est que les genres et les espèces sont des collections formées d'individus réels en vertu de leur réelle communauté de nature.

Ce qu'il y a de vrai de la doctrine de l'indifférence, c'est qu'il existe dans tous les individus d'une même nature un élément commun, la matière, ce non-différent ou ce semblable dans tous, diversifié par les formes individuelles.

Ce qu'il y a de vrai dans la doctrine des essences universelles, c'est que cette matière, semblable dans tous les êtres, et qui ne diffère que numériquement, est par la communauté de ses caractères, par l'identité de ses effets, un universel réel, quoiqu'il ne soit jamais séparé d'une forme qui le particularise.

Ce qu'il y a de vrai dans l'idéalisme121, c'est que la forme qui n'est ni matière, ni genre, ni substance, est cependant l'élément, réel et formateur de l'essence, et subsiste avec un caractère de détermination, une constance d'efficacité qui suppose une permanence supérieure aux changements et aux accidents successifs de la matière sensible; tandis que la matière première ou la pure essence, base primitive de toute matière postérieure, subsiste comme quelque chose de durable, d'identique, d'indéterminé, d'inaccessible aux sens en dehors des formes, et partant d'incorporel, mais d'accessible à toutes les formes et de nécessaire indistinctement à toutes les choses existantes.

Note 121: (retour) J'entends par ce mot la doctrine qui donnait une certaine existence à des dires indéfinissables qui n'étaient ni abstraction, ni substance spirituelle, ni substance sensible, et que la scolastique était sans cesse portée à réaliser; doctrine qu'on peut également appeler un platonisme altéré, ou un aristotélisme imparfait.

Voilà en substance ce qu'Abélard a recueilli dans tous les systèmes qu'il a critiqués; c'est bien là un éclectisme, seulement l'auteur n'en a pas une conscience distincte, il ne l'établit pas systématiquement; on y rencontre même çà et là des lacunes ou des incohérences, car un esprit qui pèche par la méthode et par l'observation psychologique ne s'élève pas toujours, malgré ses efforts, à l'éclectisme et s'arrête au syncrétisme. Cependant il y a plus que de la sagacité, il y a de l'étendue d'esprit dans ce travail de conciliation de toutes les doctrines sur les universaux, et de plus, on y peut entrevoir et dégager une idée originale qui en distingue et caractérise l'auteur entre tous les chefs d'école qu'il a soumis à sa pressante inquisition.

Nous craignons l'ennui des redites, et cependant nous ne pouvons nous refuser un dernier mot sur une question qui a fait presque toute la renommée philosophique d'Abélard, et peut-être tout le malheur de sa théologie. Il nous est à coeur de faire bien saisir sa pensée et la nôtre, et de fixer le caractère définitif de sa doctrine.

Suivant les meilleures autorités, ce caractère est, à tout prendre, celui du nominalisme. Faut-il souscrire à ce jugement? Non, Abélard ne fut pas nominaliste, s'il faut, pour l'être, croire avec Roscelin qu'il n'y a dans le genre et l'espèce que des noms, et que rien n'est réel dans l'individu que l'individualité; s'il faut croire que les qualités, pour n'être pas matériellement, objectivement séparables des substances individuelles, ne sont que des mots; s'il faut croire que les parties, quand elles ne sont pas des individus, sont aussi verbales, aussi vaines que les espèces et les qualités; s'il faut croire enfin que hors du langage aucune abstraction n'est rien.

Mais il fut nominaliste, si, pour mériter ce titre, il suffit de n'être pas réaliste, s'il suffit d'ignorer ou de rejeter la doctrine platonicienne des idées, s'il suffit de ne pas admettre des essences générales subsistant essentiellement soit hors des individus, soit intégralement et distinctement dans les individus, et de regarder qu'entre Dieu, l'âme et les individus, il n'y a de numériquement réel que des conceptions, qui sont des faits et non des êtres; s'il suffit enfin d'imputer aux facultés et aux besoins de l'esprit humain l'existence de genres, de qualités, d'abstractions de toute sorte, posées séparément et indépendamment des sujets effectifs qui ont donné naissance à ces créations intellectuelles.

La plupart des philosophes nos contemporains auraient, je crois, de la peine à se défendre de penser comme lui sur ce dernier point, et seraient fort embarrassés d'attribuer une existence distincte à aucune des abstractions de cette nature. Cependant beaucoup d'entre eux se défendent du nominalisme et donnent tort à Abélard dans sa grande controverse; ils ne lui accordent d'avoir eu raison que contre les abus du réalisme. Si nous pressons bien leur pensée, nous avouerons qu'elle nous échappe, et nous osons soupçonner que celle d'Abélard aurait bien pu leur échapper en partie.

Certes, M. Cousin ne confond point Abélard avec Roscelin; il veut bien accorder que le grossier paradoxe contre l'existence des parties était trop au-dessous de ce grand esprit. Il reconnaît que le nihilisme à peu près avoué des nominalistes absolus était étranger à sa pensée, mais il laisse entendre qu'en dernière analyse ce nihilisme aurait bien pu devenir, à l'insu d'Abélard, le produit net de sa théorie, et il ne voit dans le conceptualisme qu'un nominalisme tempéré, sinon déguisé.

Voici toutefois son principal argument: «Le principe de l'école réaliste est la distinction en chaque chose d'un élément général et d'un élément particulier. Ici les deux extrémités également fausses sont ces deux hypothèses: ou la distinction de l'élément général et de l'élément particulier portée jusqu'à leur séparation, ou leur non-séparation portée jusqu'à l'abolition de leur différence, et la vérité est que ces deux éléments sont a la fois distincts et inséparablement unis. Toute réalité est double.... Le moi... est essentiellement distinct de chacun de ses actes, même de chacune de ses facultés, quoiqu'il n'en soit pas séparé. Le genre humain soutient le même rapport avec les individus qui le composent; ils ne le constituent pas, c'est lui, au contraire, qui les constitue. L'humanité est essentiellement tout entière et en même temps dans chacun de nous.... L'humanité n'existe que dans les individus et par les individus, mais en retour les individus n'existent, ne se ressemblent et ne forment un genre que par le lien de l'humanité, que par l'unité de l'humanité qui est en chacun d'eux. Voici donc la réponse que nous ferions au problème de Porphyre: πότερον χωριστά (γένη) ή έν τοϊς αίσθητοϊς. Distincts, oui; séparés, non; séparables, peut-être; mais alors nous sortons des limites de ce monde et de la réalité actuelle122

Note 122: (retour) Ouvr. inéd., introd., p. cxxxvi.

Ou notre méprise est grande, ou cette objection se réduit à ceci: les différences qui séparent les hommes des autres animaux sont réelles, ou, ce qui revient au même, les ressemblances qui unissent les hommes et manquent aux autres animaux, comme celles qui leur sont communes avec les autres animaux, sont également réelles. Il y a donc une nature humaine, l'idée de la nature humaine n'est point une hypothèse, une chimère; elle est fondée sur des réalités, et puisqu'il y a des réalités au fond des idées de cette sorte, c'est-à-dire au fond des idées de genres et d'espèces, il y a un certain réalisme.

Cela est vrai, si le réalisme signifie cette opinion même, savoir que les idées de genres et d'espèces, loin d'être des fictions ou de pures conditions subjectives de notre pensée, sont l'expression intellectuelle de faits positifs et certains. Ce réalisme-là n'est que le contraire du scepticisme et de l'idéalisme. Sur ce point, le sens commun est réaliste. Mais, qu'on nous permette de le dire, ce n'est pas là le réalisme. Le réalisme était plus hardi. Les idées de genres et d'espèces, étant fondées sur des faits réels, peuvent être appelées des idées réelles, et en ce sens il est tout simple de dire abréviativement que les genres et les espèces sont réels. Mais sont-ils en eux-mêmes des réalités, c'est-à-dire quelque chose d'autre que, d'une part, les faits réels manifestés dans les individus, de l'autre, les conclusions légitimes que nous induisons de ces faits réels, généralisations nécessaires de l'intelligence. Le réalisme est allé jusqu'à regarder les idées de genre et d'espèce comme correspondant objectivement à des essences, ontologiquement distinctes des individus dans lesquels elles se manifestent.

Sans doute, l'objection de M. Cousin ne va pas si loin; c'est une réserve générale en faveur du platonisme; c'est surtout l'expression d'une louable crainte de donner accès ou prétexte au scepticisme. Mais ce n'est en définitive qu'une réclamation incontestable en faveur de la vérité de l'idée d'essence.

Oui, il y a dans les êtres individuels autre chose que de l'individualité. On peut, on doit dire sans subtilité: il n'y a que des individus, et il y a quelque chose de plus que des individualités. Ainsi, bien qu'il n'existe en fait d'humanité que des hommes, il est une essence qui s'appelle la nature humaine. Mais la nature humaine ne se réalise que dans les individus; dès que l'essence arrive à l'existence, elle s'individualise. L'être en puissance peut être général, l'être en acte est individu.

Or maintenant, cette réalité des faits sur lesquels se fondent les idées de genre et d'espace, cette vérité de l'idée d'essence, Abélard l'a-t-il niée? Le conceptualisme est-il condamné à la nier? je ne le pense pas. Pour la nier, encore une fois, il faudrait dire: il n'y a que des individus, et ils n'existent qu'en tant qu'individus. Or il est possible que le nominalisme ait dit cela, mais ce n'est point ce qu'a dit Abélard. Il y a en effet deux hypothèses également fausses, la séparation de l'essence et de l'individu, et l'abolition de leur différence. Le réalisme est tombé dans la première, et le nominalisme dans la seconde. Mais Abélard n'a rien fait de cela; ce n'est certes pas lui qui abolit la différence. Il n'a nié comme faits aucun des fondements de la distinction des genres et des espèces. Suivant lui, les seules unités sensibles, les seules essences distinctes et réelles sont en effet des individus; mais dans l'individu humain, il y a ce qui est commun à tous les animaux, c'est la matière ou le genre; il y a de plus ce qui distingue les hommes des animaux et ce qui est commun à tous les hommes: c'est la différence spécifique ou la forme essentielle de l'humanité: de là l'espèce. La matière et la forme sont les éléments réels de l'humanité. D'où il résulte que la distinction des genres et des espèces est réelle, et l'on voit que loin de méconnaître les caractères communs qui décèlent et constituent dans les individus une essence on une nature spéciale, Abélard réalise, sous le nom de forme essentielle, cet élément intégrant et constitutif sans lequel il n'y aurait qu'une matière indéterminée, ou des fragments infinis en nombre, sans liaison, sans caractère assignable, une création sans ordre, qui échapperait à la raison humaine.

En effet, il y a ici, pour le répéter encore, deux écueils à éviter: l'un, le réalisme absolu qui absorberait l'individu dans l'être universel, et que je n'hésiterais pas à nommer, avec Bayle, un spinozisme non développé; l'autre, un nominalisme radical qui serait au fond un individualisme absolu. La formule de cette doctrine serait: «Il n'existe que des substances distinguées par des accidents propres.» Alors les caractères de l'animal, ceux de l'homme ne seraient que des accidents fortuits de ces fragments, ou plutôt de ces agrégats isolés que nous appelons individus. C'est fictivement et vainement que notre esprit comparerait et assimilerait ces accidents, et qu'il se formerait ainsi des classes. Ces classes, conceptions gratuites, n'auraient de réel que leurs noms, et nous ne céderions, en les formant, qu'à un penchant, à une fantaisie de notre esprit. Au fond, il n'y aurait que des substances et des accidents. Est-ce là le conceptualisme d'Abélard? nullement; il a répété jusqu'à satiété que de la substance en général à l'individu il y a des degrés, et que ce n'est point par les simples accidents que l'on peut combler la distance. Il s'est emparé d'une idée aristotélique, la distinction de la matière et de la forme, sans l'une ou l'autre desquelles il n'existe rien, et il a posé comme réalités, comme éléments nécessaires de l'être, la matière (genre); la forme spécifique (différence, espèce); enfin la forme propre (individu); mais toutes ces choses ne sont séparables qu'en puissance.

Un contemporain, et probablement un disciple d'Abélard, a décrit dans quelques fragments précieux la vraie doctrine de son maître. Il l'a ramenée avec, raison à un seul point, la forme. C'est la place et le rôle qu'Abélard donne à la forme, qui font le caractère et la valeur de son système. Nous la résumerons une dernière fois d'après cet interprète anonyme123.

Note 123: (retour) De Intellectibus, In fine, p. 404

Un principe a été posé: «Tout ce qui est est ou substance ou accident.» Ce principe est faux. Il exprime une division qui ne suffit pas, comme on dit en logique, c'est-à-dire qui n'embrasse pas toute la réalité. Si elle était complète, en effet, il faudrait que la rationnalité, qui apparemment n'est pas substance, fût accident. Accident, son absence ou sa présence dans l'homme serait indifférente, et par conséquent l'homme réduit à l'animal sans raison serait encore un homme. La division exprimée par le principe ne serait donc plausible qu'à la condition d'entendre l'accident d'une manière large, et de donner ce nom à tout ce qui est attribut de la substance à un titre quelconque. Alors la forme, le propre seraient des accidents; mais il faudrait toujours distinguer parmi ces accidents, et l'on serait obligé de désigner certains d'entr'eux par le nom presque contradictoire d'accidents essentiels.

Telle serait la rationnalité. Elle est mieux distinguée, quand on dit qu'elle est une forme. La forme, c'est l'accident ou mode dont le retranchement,—je parle le langage aristotélique,—corrompt la substance dont elle est un des constituants; c'est-à-dire fait sortir une substance de la classe où elle est placée pour la faire passer dans une autre. Retranchez la raison à l'homme, l'homme est corrompu, lisez dénaturé; il n'est plus que l'animal. En langage moderne, il perd son essence.

Ceci amène et éclaire la question suivante: les formes sont-elles des essences?

Les uns veulent qu'elles soient universellement des essences. Soit, mais alors, comme Socrate est un, ce qu'ils ne peuvent refuser d'accorder, il a l'unité. L'unité de Socrate est une, elle a donc l'unité pour forme substantielle, et celle-ci une autre, et ainsi à l'infini. On s'en tire en admettant je ne sais quelle réciprocité, nescio quam reciprocicationem. L'unité de Socrate est la forme de celle de Platon, celle de Platon la forme de celle de Socrate; c'est-à-dire qu'on ne peut éviter ou qu'une seule et même essence soit la forme individualisée de plusieurs, ou qu'elle soit réciproquement ce qui reçoit et ce qui donne la forme. Enfin, toutes les formes étant des essences, chaque individu, un par lui-même, a son unité, ou chaque unité sujet a son unité forme, c'est-à-dire sa semblable dans une autre essence, puisque la forme est aussi une essence: il suit qu'il y a plus d'unités que de semblables; or, il doit y avoir autant de semblables que d'unités. Mais si l'on ajoute les semblables des unités formes, qui, étant essences, doivent aussi avoir chacune la leur, il se trouve qu'il y a plus de semblables que d'unités; et le tout donne un résultat absurde. Car il s'ensuivrait qu'il y a plus d'unités que d'unités, et plus de semblables que de semblables. Tout cela est un non-sens.

Les autres ne veulent point admettre d'essences hors de la substance; ceux-ci seront obligés de dire, et peut-être avec raison, que les vertus, les vices, les couleurs ne sont pas quelque chose. C'est aux sages d'en juger, dit notre anonyme, et il passe outre.

Mais il ajoute qu'il n'y a plus qu'une troisième opinion; c'est celle qui entend que certaines formes soient des essences, et certaines autres non. «Ainsi le veulent Abélard et les siens, qui portent la clarté dans l'art dialectique, parce qu'au lieu de l'embrouiller, ils le scrutent avec le soin le plus scrupuleux124. Pour eux, les seules formes qui soient des essences sont certaines qualités125 qui sont dans les conditions suivantes. 1° Il faut qu'elles soient dans le sujet, en telle sorte que le sujet ne suffise pas pour qu'elles existent. Par exemple, le sujet suffit à l'existence des quantités. 2° Qu'une disposition de parties ne soit pas nécessaire à leur existence, comme il faut une disposition de parties, réciproque entre les parties du doigt pour qu'il soit courbé, commune au sujet et au siège pour qu'un homme soit assis. 3° Qu'elles n'existent pas dans le sujet, grâce à quelque objet extrinsèque, en sorte qu'elles ne puissent exister seules, comme la propriété qui consiste pour un homme à posséder un boeuf ou un cheval. 4° Que pour les écarter, il ne soit pas nécessaire d'ajouter une substance au sujet, comme pour écarter l'inanimation, il faut ajouter au sujet une substance, l'âme.»

Note 124: (retour) «Sicut Abælardus et sui, qui artem dialecticam non obfuscando, sed diligentissime perscrutando dilucidant.» (P. 490.)
Note 125: (retour) Quasdam qualitates. Qualités doit être entendu ici largement, à la manière moderne, dans le sens de modes en général, et non dans le sens technique d'espèces de la catégorie de qualité.

Voilà les quatre conditions auxquelles une qualité ou plutôt un attribut du sujet est non-seulement une forme, mais une essence, d'un seul mot, une forme essentielle.

Cet exposé remarquable montre que, loin d'être nominaliste, ou même conceptualiste à la manière des modernes, Abélard admet qu'il y a essence et réalité même hors de la substance, n'entendant par ce dernier mot que le substrat du sujet individuel. En outre de la substance, il admet quelque chose qui n'est pas le simple accident. La substance étant la matière, c'est-à-dire ici le fond de l'être, il faut à ce fond une forme pour qu'il ait une nature spéciale; cette forme qui en fait l'essence est elle-même une essence. Toutes les formes ne sont pas dans ce cas. La forme essentielle est celle-là seulement que le sujet ne produit pas de lui-même, et qui n'a besoin pour être, d'aucune disposition, d'aucun objet étranger, pour s'anéantir, de l'addition d'aucune substance.

La différence spécifique est une forme essentielle, mais elle ne forme de véritables espèces que dans la catégorie de la substance, sans être elle-même une espèce de cette catégorie. Aux divers degrés de cette catégorie sont les divers degrés de l'être véritable, par lesquels la substance, être en puissance, arrive à l'être en acte. Ces degrés forment la gradation des essences.

Un dernier jugement sur cette doctrine.

Si l'on s'arrête au langage, elle se défendra mal. La distinction de la matière et de la forme ne s'est pas soutenue in terminis. Qu'est-ce qu'une forme essentielle, ou du moins quelle sorte d'être est cela? Le mode d'existence en est pour le moins aussi difficile à concevoir que celui des idées de Platon. Aristote ne peut sauver l'existence de ses formes qu'à l'aide de la distinction de la puissance et de l'acte; mais de l'être en puissance, cela se résout au vrai dans les conditions de l'être, par conséquent dans les conceptions de l'esprit. Des conceptions de l'esprit fondamentales, nécessaires, primordiales, qu'est-ce autre chose que des idées éternelles? On peut dire, à mon sens, contre Aristote tout ce qu'il a dit contre Platon, et l'on voit que les modernes sont plus conceptualistes qu'Abélard.

Cela veut-il dire que les modernes sont nominalistes?

Écartez le langage de notre scolastique, et vous trouverez peut-être que sa doctrine serait aujourd'hui exposée dans ces termes. L'expérience ne manifeste, l'intelligence ne conçoit que des êtres individuels, comme étant en pleine possession de l'existence. Les genres, les espèces ne sont, au positif, que des collections d'individus; dans l'individu, le sujet de l'existence est la substance; toute substance est individuelle; elle est substance, c'est-à-dire qu'elle est l'un et l'être, pour dire comme les Grecs. Mais quel un, mais quel être est-elle? Elle est telle et non pas telle. Ce qu'elle est ainsi, c'est ce qu'on appelle son essence. La substance, considérée en elle-même, par abstraction ou en puissance, n'a pas d'essence; mais en acte ou en réalité, mais dès qu'elle existe, elle a ou plutôt elle est une essence. Point de substance sans essence. Tout ceci répond à la théorie de la matière et de la forme.

L'essence, pour l'esprit qui ne fait que concevoir la substance et ne la connaît pas, se représente comme une qualité. Quid n'est connu que comme quale, mais est conçu comme quid. L'essence est-elle donc pour cela la qualité en général, ou se compose-t-elle de toutes les qualités du sujet de l'existence?

Comme substance, ce sujet est un, lui, et pas un autre, c'est là l'individualité; comme essence, il est de telle ou telle nature. Cette nature déterminée ne se détermine pour nous que par les qualités que nous percevons ou induisons dans le sujet; mais ces qualités diverses ne peuvent être ni confondues entre elles, ni rangées sur la même ligne: elles sont toutes réelles, mais il en est de constitutives, il en est d'accessoires, et parmi les constitutives, les unes sont communes à un plus grand nombre d'êtres, les autres à un nombre moindre. Il y en a d'universelles, c'est-a-dire de communes à tous les êtres; il y en a de tellement particulières qu'elles sont exclusives. Entre ces deux extrêmes se placent divers degrés; à ces degrés correspondent de certains groupes de qualités constitutives; les qualités constitutives sont dites essentielles en ce qu'elles constituent l'essence.

Les qualités sont donc essentielles ou ne le sont pas.

Lorsque l'esprit embrasse tous les êtres dans leur universalité, il leur trouve un certain nombre de caractères communs; ces caractères sont plus que des modes, plus même que des attributs. Si nous les appelons attributs ou modes, c'est par un besoin de notre esprit, qui ne connaît directement les êtres que par leurs qualités; mais ces attributs improprement dits sont plutôt des conditions ou des principes d'existence déterminée. C'est par eux que tes êtres sont des êtres.

Dans cette universalité des êtres, des différences apparaissent, c'est-à-dire des attributs différents, et cependant communs encore à plusieurs, mais en plus petit nombre. Les plus communs après les conditions universelles constituent les essences plus générales. Entre ces caractères communs, on distingue encore de certaines différences, et l'on conçoit des essences moins générales; ainsi d'essences en essences, on arrivé à l'essence la moins générale, à savoir la substance individuelle; mais cette substance individuelle porte encore des caractères communs à bien d'autres substances individuelles, elle a de nombreuses ressemblances. De même que la considération des différences nous a fait descendre de l'universalité des êtres à l'individualité de l'être, la considération des ressemblances nous ferait remonter de l'individualité à l'universalité.

C'est ainsi que les êtres se représentent à l'esprit humain, qui en forme et en ordonne la conception. Mais ces classifications, qui sont certainement conçues, ne sont-elles que des conceptions? L'affirmative serait la réponse insensée du scepticisme. Ne lui on déplaise, ces classes sont certainement fondées sur des faits réels. Ni l'observation, ni la raison qui les a reconnues, ne nous forgent des mensonges. Mais ce n'est pas tout que de porter sur des faits réels; les conceptions des essences, plus ou moins communes, plus ou moins particulières, donnent lieu à une distinction fondamentale. Il en est qui, sans être illusoires, n'ont rien d'essentiel; il en est d'essentielles. Celles-ci reposent sur les caractères dominants dont l'ensemble forme dans notre pensée la nature des êtres. Ces différences fondamentales révèlent et constituent les véritables essences, ou les grandes et naturelles divisions de l'ensemble des êtres. Ces différences sont assez nombreuses; mais dans le nombre on doit distinguer celles que voici. Dans l'ensemble des êtres accessibles aux sens d'abord se montrent certains caractères généraux, communs à tous, et auxquels participe toute la masse inorganique, substance confuse qui ne se distingue de ce qui est plus général qu'elle que par l'attribut qui la rend sensible et que Descartes a nommé l'étendue. Si vous en retranchez la masse inorganique, vous aurez le règne organique (espèce dont l'être étendu est le genre); si vous en retranchez tout l'être inanimé, il vous reste l'être animé (le genre animal); si vous retranchez ce qui, parmi les animés, n'a pas la raison, il vous restera l'animal raisonnable ou l'homme (espèce humaine); et si, dans la totalité des animaux raisonnables, vous distinguez substance par substance, vous avez l'individu. Or, parler ainsi, c'est concevoir qu'il y a une essence déterminée par chaque groupe d'attributs communs, une nature étendue, une nature organique, une nature animale, une nature humaine, une nature individuelle. On appelle aujourd'hui nature ou essence, ce qu'au temps d'Abélard on appelait genre ou espèce, matière ou forme; mais le fond des idées n'a pas sensiblement varié.

Et lorsqu'il essaie, pour profondément distinguer l'espèce de tout le reste, de déterminer à quelles conditions la forme est une essence, il entreprend un travail difficile, et il fait plus que les philosophes modernes qui se sont bien hasardés (non pas tous) à reconnaître qu'il y a telle chose que l'essence, mais dont aucun ne s'est aventuré à dire ce que c'est. Ajouter, comme Abélard, que les essences véritables ne se rencontrent que dans la catégorie de la substance, et que la forme spécifique est en dehors de toute catégorie, et surtout n'est à aucun titre dans celle de la qualité, c'est assurément traduire, avec l'exactitude scientifique de son art, cette pensée, que les qualités essentielles sont irrévocablement distinctes des qualités accidentelles, et que les essences ne sont pas de pures conceptions.

Nous avons peut-être passé la mesure dans cette exposition de la doctrine d'Abélard sur les universaux. C'est qu'elle nous paraissait encore incomplètement connue, faute d'avoir été complètement restituée. Il en est en effet de cette doctrine comme de presque toutes les opinions de son auteur; elle a disparu avec lui. Il y a peu de philosophes, dont le nom ait été plus célèbre et les doctrines plus oubliées. Le temps n'a respecté que sa gloire. Soit que l'envie, le despotisme ou la peur aient détruit ou laissé se perdre ses livres, soit que ceux qui ont profité de ses idées aient pris soin d'en dissimuler l'origine, cet homme, qui eut tant de disciples, n'a pas laissé d'école, et quoiqu'on ne puisse douter qu'il n'ait exercé une influence prédominante sur l'enseignement, sur les études, sur la destinée de la philosophie, il n'a point fondé de philosophie. D'innombrables sectes ont aussitôt après lui couvert le sol gaulois, et l'on n'a plus parlé de lui que comme on parle d'un brillant météore qui éblouit et qui s'éteint. Il y a de l'injustice dans cet oubli, et lorsqu'au XIIIe siècle on voit la querelle des universaux se perpétuer, mais aussi s'éclaircir et s'étendre, on peut aisément retrouver plus d'une idée, plus d'un raisonnement qui vient d'Abélard, ou que ses successeurs ont laborieusement découvert après lui au lieu de le lui emprunter. On sait que les réalistes et les nominaux se ravirent alternativement le crédit et l'influence, et que la puissance des uns et des autres, celle des première surtout, prit souvent les formes de la tyrannie. On tient en général qu'Albert le Grand et saint Thomas d'Acquin furent réalistes, et leurs partisans venaient s'allier à Jean Duns Scot lui-même, lorsqu'il fallait combattre les nominaux. Peut-être que ceux-ci auraient succombé, si Occam n'eût glorieusement relevé leur drapeau, et, donnant au système l'ordre et la clarté, n'eût décidément rétabli leur influence, reconnue enfin et assurée par la protection du pouvoir politique. Les maîtres de l'école de Paris, Jean Gerson et Pierre d'Ailly, furent nominaux126.

Note 126: (retour) Albert. Magn., De Intellect. et intelligib., l. I, c. II.—Metaph. comment. IV.—M. Rousselot prouve assez bien qu'Albert était moins réaliste que conceptualiste à la manière d'Abélard. (Études sur la philos. du moyen âge, t. II, c. XIV, p. 210 et suiv.) Il est moins heureux, lorsqu'il essaie la même démonstration à l'endroit de Saint Thomas. (Ibid., p. 256 et 205.) Saint Thomas, sur la question des idées, incline au platonisme: (Summ. theol., para I, quest. V, LV, et LXXXV.) Le réalisme de Scot ne peut être nié. (Rousselot, t. III, c. XVIII, p. 13 et suiv.—Meiners, De nom. et real. init., ouv. Cit., p. 37.—Salabert, Philos. nom. vind., praefat., sec. V.)

Il est remarquable que cette doctrine, quoique tolérée souvent, et parfois protégée par l'Église, lui redevenait de temps en temps et comme périodiquement suspecte, au point d'être persécutée par le saint-siége, et qu'elle s'allia maintes fois avec une manière libre de penser, soit sur les matières de théologie, soit au moins sur les doctrines de la cour de Rome. L'esprit d'Abélard, à travers beaucoup de transformations, se reconnaît et s'aperçoit encore dans les écoles gallicanes, et, osons le dire, dans la philosophie nationale.

La science moderne peut, en général, être regardée, comme nominaliste. «La secte des nominaux,» dit Leibnitz, «est la plus profonde des sectes scolastiques, et celle qui s'accorde le mieux avec la méthode de la philosophie réformée de nos jours.» Descartes ne place point «hors de notre «pensée toutes ces idées générales que dans l'école on comprend sous le nom d'universaux.» Locke et son école ont professé le nominalisme conceptualiste; Hobbes, Berkeley, Hume, le nominalisme pur; et, sur ce point, les Écossais, surtout Dugald Stewart, ont enchéri sur les opinions de Locke, eux qui se séparent de lui si volontiers127. Le conceptualisme est peut-être le vrai nom de la doctrine de Kant, et ce n'est qu'après lui que la philosophie allemande a pris ces formes alexandrines qui la rapprochent du réalisme du moyen âge. La doctrine de l'identité absolue, qui ne distingue plus l'ordre de la connaissance de l'ordre de l'existence, efface ou supprime toute controverse sur les universaux, en confondant l'être et la pensée, le particulier et le général, le fini et l'infini. M. de Schelling s'est fait gloire de renouveler le spinozisme qu'on imputait au réalisme pour l'accabler; Hegel a courageusement érigé les degrés logiques en phases de l'être, et professé que toute pensée réalise, au point que l'être n'est pleinement réel qu'autant et en tant qu'il se pense128. Pour Hegel, toute opposition entre les différents, que dis-je! entre les contradictoires, n'est qu'une passagère apparence. Mais il faut convenir que rien plus qu'une telle doctrine n'a été jusqu'à ces derniers temps contraire aux méthodes en honneur depuis deux siècles, et l'on peut dire qu'en général l'esprit du nominalisme est celui de la philosophie moderne, quoiqu'il s'y trouve souvent éclairci et tempéré par des idées étrangères aux nominaux du XIIe siècle, et qui le préservent ou le délivrent des excès et des erreurs, infaillible châtiment de toute doctrine absolue.

Note 127: (retour) Leibnitz, In Nisol. præfat., edit. Dutens, t. IV, Nouv. Essais, t. III, c. III, 6,—Descartes, Les Principes, 1re part., sec. 59.—Locke, De l'Entend. hum., t. III, c. III, sec. 6 et suiv., et c. VI, sec. 7 et suiv.—Reid, Essais sur les facultés de l'esprit humain, ess. V, c. VI.—D. Stewart, Philos. de l'esprit humain, c. IV, sect. II, III et IV.
Note 128: (retour) Il est remarquable, en effet, que les objections dirigées par Bayle contre l'universale a parte vel des scolastiques, et contre la confusion de l'attribut et de la substance dans Spinoza, soient précisément les idées dont s'empare Hegel pour édifier sa doctrine. (Voy. Bayle, art, Abélard, et Sillpon.—Hegel, Gesch. Der Philosophie, t. III, p. 168.)

Abélard a donc triomphé; car, malgré les graves restrictions qu'une critique clairvoyante découvre dans le nominalisme ou le conceptualisme qu'on lui impute, son esprit est bien l'esprit moderne à son origine. Il l'annonce, il le devance, il le promet. La lumière qui blanchit au matin l'horizon est déjà celle de l'astre encore invisible qui doit éclairer le monde.

En parlant ainsi, je n'éviterai pas l'accusation de nominalisme. Je ne demande qu'à la restreindre dans les limites suivantes.

L'essence est réelle; il n'y a point d'existence sans essence; mais l'essence ne se rencontre réellement que dans l'être déterminé, parce que l'être n'existe que déterminé. Cependant la détermination n'est pas une chose absolue; elle est susceptible de plus ou de moins. La matière étendue, par exemple, est la conception de l'être percevable, la plus indéterminée, ou, si l'on veut, la moins déterminée que nous puissions former. Quand nous divisons la matière ou la voyons divisée, ses divisions sont des parties qui sont quelquefois appelées individus, et qui devraient plutôt s'appeler fragments, car ces parties ne méritent proprement ce nom d'individus qu'autant qu'elles sont, comme divisions, l'oeuvre de la nature, ou, pour parler plus hardiment, un tout de création divine, qui ne peut en général être divisé sans changer de nature. Quoi qu'il en soit, l'être va toujours se déterminant davantage. Ces déterminations successives divisent réellement l'universalité de la substance, et comme ces divisions correspondent à des substances, unes, distinctes, d'origine naturelle, l'universalité de la substance est dans le fait, est actuellement la totalité des substances.

Chaque substance a une essence, c'est-à-dire une nature stable qui se reconnaît à ses attributs permanents et invariables, et nous avons raison de croire à l'essence. Ainsi, pour prendre l'exemple toujours cité, il y a une essence qui s'appelle légitimement la nature humaine. Elle ne peut être confondue avec aucune autre, ni produite de toutes pièces par aucune opération humaine, ni modifiée dans ses éléments constitutifs, sans être détruite. Substantialis differentia abesse non potest, quin corrumpat129.

Note 129: (retour) De Intellect., p. 492.

L'idée d'essence est une idée nécessaire de l'esprit humain, et l'idée d'essence est vraie et légitime, non-seulement fondée sur quelque chose de réel et d'objectif, mais conforme dans une certaine mesure à cette réalité objective, parce que les idées nécessaires expriment les conditions mêmes de la réalité. Mais pour être conforme à la réalité, cette idée ne lui est point adéquate, parce que notre connaissance, certaine dans ce qu'elle a de nécessaire, est toujours et nécessairement incomplète.

L'essence est une condition de l'être. Mais cette condition qui ne peut être ni éludée, ni altérée, ni reproduite à volonté, cette loi qui n'est expliquée par aucun phénomène naturel, par aucune des forces connues ou appréciables, ou même supposables de la nature, est un des témoignages les plus certains à mes yeux de l'intervention d'une puissance et d'une intelligence suprêmes. Pour exister, il faut que l'essence ait été conçue et voulue. C'est par là que je l'élève au-dessus même de ce qu'il y a de plus élevé en ce monde, les idées nécessaires de la raison humaine. C'est en ce sens que je suis prêt à reconnaître le dogme platonicien, et à nommer l'essence une idée de Dieu.




LIVRE III.

DE LA THÉOLOGIE D'ABÉLARD.




CHAPITRE 1er.

DE LA THÉOLOGIE SCOLASTIQUE EN GÉNÉRAL.—CARACTÈRE DE CELLE D'ABÉLARD.—LE Sic et Non.

On dit que le moyen âge fut l'empire romain du christianisme. C'est alors, suivant des autorités qui s'accordent peu sur d'autres points, que l'esprit catholique a le plus profondément pénétré dans les institutions, les sciences, les sentiments et les coutumes. De là l'unité et la grandeur, l'ignorance et la tyrannie assignées tour à tour comme caractères à cet âge de l'humanité. Accusations ou louanges, il y aurait beaucoup à rabattre, et l'on montrerait aisément qu'elle devait encourir deux jugements opposés, cette étrange et obscure époque, si pleine de contrastes, et qui, seule peut-être entre toutes celles de l'histoire, a réuni la barbarie dans les moeurs et le spiritualisme dans les idées.

Mais si tout l'honneur ne doit pas revenir au christianisme, bien moins encore la religion doit-elle être rendue responsable de tout ce qu'il y eut au moyen âge de grossièreté et d'oppression. Elle est loin d'avoir toujours été souveraine maîtresse. Dans l'ordre politique, après avoir parfois résisté jusqu'à l'héroïsme, aux passions mondaines, elle leur a souvent cédé, complu même au point de s'en faire l'instrument doctrinal et l'apologiste sophistique. De même aussi, dans l'ordre intellectuel, tantôt elle a poursuivi la domination exclusive de l'esprit humain, tantôt elle s'est alliée avec les sciences profanes au point de s'identifier avec elles. Aussi n'a-t-elle pas réussi à maintenir son unité aussi rigoureusement qu'on le prétend. Elle a eu ses dissidences, ses changements, ou, si l'on veut, ses progrès. C'était un lieu commun des temps de la scolastique que la philosophie devait être la servante de la théologie, ancilla theologiæ130 mais à force de vivre avec sa servante, la maîtresse finissait par prendre son langage et ses allures, et la puissance effective sur l'intelligence a souvent passé du côté de la philosophie. Or, quand on pense qu'au moyen âge le christianisme régnait en maître absolu, il faut soutenir que la scolastique est la vraie et la seule philosophie chrétienne; et pourtant comment s'aventurer sur le terrain de la scolastique, sans y rencontrer quelques-uns des monstres qui infestent, nous dit-on, les sombres détours de cette forêt magique appelée la philosophie moderne?

Note 130: (retour) On trouve cette métaphore partout. L'origine en est peut-être dans un passage de saint Jean Damascène qui veut que, comme une reine a des suivantes, la vérité se serve des sciences humaines ainsi que de ses esclaves; (Dial., I, i.) et dans une comparaison prise de la situation d'Abraham, qui avait une femme, Sara, et une servante, Agor; la théologie est Sara et la dialectique est Agor. (Didym. ap. Damasc., lit. E, tit. ix.) Le P. Petau s'approprie cette comparaison. (Theolog. Dogm., prolog., c. iv, 4.)

Pour l'histoire, l'unité tant vantée du moyen âge est une apparence qui cache souvent la lutte et la division. Comme entre les moeurs et les idées, les sentiments et les croyances, l'esprit du Nord et celui du Midi, le caractère germain et la civilisation romaine, il y eut alors alternative d'opposition et de fusion entre la religion et la philosophie. Sans parler des conflits du pouvoir ecclésiastique et du pouvoir civil, le monde intellectuel admit lui-même deux autorités, l'antiquité et la religion, et ces autorités s'accordèrent ou se combattirent tour à tour. Tantôt Aristote devint chrétien, et l'Évangile revêtit le péripatétisme; tantôt, rompant tout commerce, la théologie repoussa la philosophie, proscrivit son alliée de la veille, ou fit alliance avec une doctrine nouvelle contre celle qu'elle délaissait. Elle appelait alors Platon à son secours contre Aristote; et puis, quand le platonisme au génie libre, au mysticisme indépendant, avec l'ampleur de ses dogmes sublimes et vagues, brisait les cadres étroits où l'on voulait l'enfermer, Aristote revenait en aide à la théologie, et, l'armant de ses formules, de ses précisions sévères, des subtilités puissantes de son étreignante dialectique, il l'aidait à garrotter son maître, et à reprendre les formes immuables d'une croyance didactique et d'une science exacte, jusqu'au jour où, lasse enfin de ses alliances diverses, elle secouait un joug étranger, et, dans son ingratitude, anathématisait la raison et la science sous les noms de l'orgueil et de l'hérésie.

Ces disparates et ces contradictions se montrent à chaque pas dans l'histoire intellectuelle du moyen âge, et la philosophie depuis Descartes, c'est-à-dire depuis qu'elle s'est sécularisée, n'a pas éprouvé peut-être plus de changements que la théologie depuis Alcuin jusqu'à la réformation.

La raison dans la liberté de la réflexion est restée le caractère dominant, le perpétuel drapeau de la science philosophique, dans quelques mains qu'il ait passé, quels que soient les armées qui l'ont suivi et le prix pour lequel elles ont combattu. Cette liberté n'était sûrement pas absolue, surtout dans l'expression; on a pu prêter un voile à la philosophie, émousser la pointe de ses armes; on a pu dissimuler sa nature, on n'a pas pu la détruire. La scolastique n'a jamais cessé d'être une science rationnelle, même lorsqu'elle s'est le plus attachée à demeurer orthodoxe. Sans doute, l'immuable unité de doctrine, c'est-à-dire l'interdiction du mouvement philosophique, n'a pas non plus cessé d'être en général le but et la prétention permanente de toutes les écoles théologiques; encore faut-il exclure celles d'où s'élança la réforme; mais s'il n'en est guère qui aient fait ouvertement profession de sortir de l'Église, toutes ont maintes fois changé de direction, sans cesse oscillé entre le raisonnement, la tradition, l'autorité des philosophes, celle de l'Écriture, la foi, la dialectique et la mysticité. La théologie mériterait bien aussi d'avoir son histoire des variations.

Abélard nous offre un frappant exemple de la manière dont la philosophie et la religion, devenues la dialectique et la théologie, s'altéraient et se repoussaient mutuellement, s'unissaient et s'envahissaient tour à tour. Avant lui, dans le moyen âge, nul philosophe peut-être n'avait été autant théologien, nul théologien aussi philosophe. Aucun n'avait réalisé au même degré cette union des deux sciences et des deux génies, éminent qu'il était dans l'école d'Aristote et dans celle de Paul131. Mais ainsi que son esprit croyant et scrutateur fut sans cesse ballotté des tentations de l'examen aux exigences de la foi, de la liberté à la soumission, sa vie fut tour à tour jouet ou victime de l'empire de la philosophie et de la puissance de l'Église. Vainement poursuivit-il incessamment l'accord pour la science, de la raison et de la foi, pour la vie, de la liberté et de l'ordre; ni son esprit ne trouva la paix, ni son existence, le repos. La logique, il le dit, le rendit odieux aux hommes132; son génie troubla son âme ainsi que sa destinée, et la renommée lui apporta le malheur.

Note 131: (retour) «In Paulo.» Ab. Op., Apol. ad Hel., p. 308.
Note 132: (retour) «Odiosum me mundo reddidit logica.» Ibid., et ci-dessus, t. I, t. 1, p. 230.

Ce n'est pas qu'il ait le premier essayé de mener ensemble la philosophie et la religion. Cette alliance a séduit de bonne heure tous les grands esprits nés au sein du christianisme. Saint Paul, en entrant dans l'école d'Athènes, donna un mémorable exemple. Lorsqu'il planta la croix du Sauveur près du tombeau de Socrate, on eût dit que l'Évangile venait chercher la philosophie, non pour la détruire, mais pour en faire la conquête. L'apôtre des gentils offre dans ce titre même un symbole de l'union de la parole de Dieu à la parole antique, et malgré ses imprécations contre les égarements des sages de son temps, il reconnaît à la raison humaine les droits imprescriptibles d'une révélation éternelle. Au IIe siècle, le troisième écrivain de christianisme, le premier des apologistes, saint Justin Martyr, a fait profession de vouloir concilier la religion avec la philosophie, et saint Irénée, qui presque au même temps manifesta l'intention contraire, et voulut délivrer la foi de cette mésalliance, ne sut rien de mieux que de donner au christianisme la forme d'une doctrine scientifique. Amis ou ennemis des sciences humaines, les Pères des premiers siècles raisonnaient tous, les uns pour prouver que la religion valait bien la philosophie, les autres que la philosophie ne valait pas la religion. Les plus célèbres ont accepté le titre de philosophes chrétiens, quelquefois ils ont appelé la religion même philosophie. Pour Grégoire de Nazianze, le philosophe, c'est le chrétien; pour saint Clément, le gnostique, c'est le théologien133. Sans doute ils ne se sont pas tous montrés rationalistes, à un égal degré. Origène ou Augustin sont autrement philosophes qu'Ambroise ou Jérôme; mais enfin la théologie a toujours produit des penseurs, et dans son sein il s'est perpétuellement maintenu, à côté des simples prédicateurs du dogme, une secte orthodoxe de scrutateurs et de démonstrateurs qui prétendaient conduire à la foi par la raison.

Note 133: (retour) Greg. Naz. Or. XXVI.—Clem. Alex. Stromut., II et VI.

Cet exemple, constamment donné dans le monde chrétien, ne fut pas délaissé dans le Nord et l'Occident. Bède le Vénérable était surtout un érudit, mais il savait, pour en avoir beaucoup lu, la théologie et la philosophie; s'il ne les mêla pas, du moins il les rapprocha, et ses lecteurs purent les unir. Si Alcuin ne consomma pas encore cette union, il donna les moyens de l'essayer, et la doctrine mystique de Scot Érigène intéresse également la raison et la foi: c'est un christianisme alexandrin. Cependant la théologie chez ses successeurs resta éminemment dogmatique, jusqu'au temps où la dialectique pénétra davantage encore dans la philosophie. Ce fut dans la science comme une véritable révolution.

Ce mouvement donna l'être à la théologie scolastique. L'origine en paraît d'abord obscure, malgré de savantes recherches et des conjectures diverses. A quelle date faut-il en rapporter la naissance? à quelles sources a-t-elle puisé? quels sont ceux qui l'ont découverte ou accréditée? Toutes ces questions curieuses paraîtront d'une solution moins difficile, grâce à ce que nous savons déjà de l'histoire de la philosophie. Le même esprit qui, dans la science humaine, avait produit la philosophie scolastique, a, passant dans la science sacrée, enfanté la théologie scolastique; on appelle ainsi l'aristotélisme du moyen âge, ou la dialectique telle que nous la connaissons, appliquée à l'enseignement du dogme: c'est la théologie rationnelle ou la philosophie religieuse de l'époque, c'est pour le temps enfin le christianisme selon la science134.

Note 134: (retour) Cf. Ad, Tribbechovii De Doctor. scholast., ed. sec., Jenæ, 1719. C. A. Heumanni præf., p. XIII, et c, t, ii, vi, p. 249 et seqq.—J. Fr. Buddei Isagog. hist. theol., Lips. 1727, t. 1, t. post., c. 1, p. 352 et seqq. et passim.—Budd., Observ. select. xv, t. 1, p. 175, 187, 194, etc.—Mabillon, Traité des études monastiques, part. ii, c. vi.—Brucker, Hist. crit. phil., t. III, part. ii, passim.—Riter, Hist. de la Philos. chrét., t. II de la trad., passim.

Si l'on veut éclaircir les commencements de cette école théologique, dont le glorieux centre fut à Paris et qui se développait au XIIe siècle, il faut remonter bien plus haut que le moyen âge. Nous venons de dire que dès qu'il y a des livres chrétiens autres que les livres divins, et peut-être dans ceux-ci mêmes, au moins dans les Épîtres, on voit à la tradition de l'Évangile se mêler un élément philosophique. En pouvait-il être autrement? Les premiers Pères écrivent, ils sont donc à quelque degré des lettrés; leur éducation, si modeste qu'on la suppose, a laissé dans leur esprit des idées et des expressions originaires de la science des gentils. L'enseignement apostolique ne peut prendre une forme tant soit peu littéraire sans qu'aussitôt les souvenirs de la Grèce s'y viennent unir. Une religion, dès qu'elle se traite dans les livres, ressemble fort à un système de philosophie. Elle prend nécessairement l'esprit humain comme elle le trouve, la langue telle qu'elle est faite, la science au point où elle en est venue. Tous les Pères sont donc plus ou moins philosophes, même ceux qui n'en ont aucune envie; mais quelques-uns mettent du prix à l'être et font expressément à la philosophie une place dans la religion. Ce n'est pas encore la philosophie scolastique, ni même la philosophie péripatéticienne; ce qui domine, c'est l'esprit et quelquefois le langage de Platon. Le disciple de Socrate se retrouve dans ces disciples du Christ, et quelques lambeaux de la pourpre athénienne restent attachés, comme des ornements oubliés, à la robe de lin sans tache des catéchumènes; non que le dogme chrétien, comme on l'a prétendu, soit tout platonique, mais le dogme emprunte à l'Académie des idées de détail, des métaphores, des hypothèses, des explications théorétiques dont l'Écriture n'offre aucune trace et qui sont la part de la raison pure dans l'oeuvre de la foi. Aristote contribue pour peu de chose à ces développements additionnels de la science apostolique: de loin en loin, quelques termes d'école, quelques formes dialectiques, inséparables de toute discussion, viennent seulement attester que l'étude, ou du moins une teinture de sa logique était une condition nécessaire de la culture de l'esprit.

Dès lors cependant la philosophie n'intervient pas dans la religion sans rencontrer de résistance, elle excite des ombrages, dea scrupules, des censures; tous les Pères s'en servent, mais aucun ne s'y fie d'une manière absolue, et si les uns la recherchent et l'aiment, les autres la fuient ou la repoussent. La crainte se mêle au goût même qu'elle inspire. Beaucoup se déclarent résolument contre elle et la proscrivent avec sévérité; d'autres, après l'avoir célébrée, recommandent de ne la suivre qu'avec prudence, les anathèmes de saint Paul contre les surprises de la philosophie, contre la vaine tromperie de la science humaine, semblent retentir encore aux oreilles des successeurs de l'apôtre; ils craignent d'être de ceux qui s'égarent dans leurs propres raisonnements; ils se croient toujours en présence de cette gnose pseudonyme dont les vides paroles et les antithèses profanes sont interdites à Timothée135.

Note 135: (retour) Coloss II, 8.—Rom. I, 21.—I Tim. VI, 20.

Toutefois, dans les quatre premiers siècles surtout, plusieurs Pères, non les moindres par le génie, offrent quelques caractères de l'esprit philosophique. Justin, Athénagore, Clément, Origène, les trois premiers Grégoire, et plus tard Cyrille d'Alexandrie, ne cherchent point à fermer les yeux à la lumière de la science. Tel d'entre eux semble mettre sur la même ligne la raison et la foi, mais aucun ne s'annonce pour un disciple d'Aristote; un éclectisme flottant qui tend au platonisme se retrouve dans presque tous leurs écrits. Ils ne sont pas, quoi qu'on en ait dit, de purs alexandrins, mais ils sont vaguement animés de l'esprit qui inspire l'école d'Alexandrie. La dialectique, comme art de la réfutation, ne leur est pas étrangère, ils la regardent, d'après Platon, comme un rempart136, et cependant d'autres écrivains sacrés s'élèvent dès lors contre les dangers et les témérités de la dialectique; les plus philosophes songent à s'en préserver. Saint Justin lui-même a soin de rappeler que la religion chrétienne est la seule philosophie solide et utile137. C'est la vraie et parfaite philosophie, dit saint Clément138. Grégoire le Thaumaturge et Grégoire de Nazianze redoutent les sciences curieuses et les subtiles contentions, déplorant le jour où l'art pervers d'Aristote s'est glissé dans l'Église139. L'éclectique saint Cyrille attaque ceux qui, n'ayant sur les lèvres que l'art du Stagyrite, font gloire de ses leçons et non de celles des divines Écritures140. Avant lui, Athénagore avait demandé avec hauteur si ceux qui résolvent les syllogismes, ceux qui expliquent l'équivoque et le synonyme, le sujet et le prédicat, avaient le coeur assez pur pour enseigner la charité et la béatitude141. Grégoire de Nysse enfin, ce métaphysicien idéaliste, se vante d'ignorer les artifices des rhéteurs et de ne point diriger contre ses adversaires l'arme redoutable de la subtilité dialectique142. Moins engagés encore dans les liens de la philosophie et plus libres dans leur jugement, d'autres Pères éclatent avec plus de véhémence. Tertullien ne peut trop s'indigner contre cet art changeant de la controverse qui détruit tout ce qu'il édifie, contre cette sagesse athénienne qui feint et interpole la vérité, contre un christianisme stoïque, platonique ou dialectique; les philosophes sont à ses yeux les patriarches de l'hérésie, et sans prévoir combien son exclamation eût, mille ans plus tard, scandalisé l'Église, il s'écrie: «Misérable Aristote143

Note 136: (retour) Ωσπερ τριγκός De Rep. VII.—Clem. Alex. Strom., 1 et VI.—Nazians. Orat. xx.—Cicéron avait dit aussi en parlant des connaissances fondamentales de la raison: «Hæc omnia quasi sepimento aliquo vallabit a disserendi ratione.» Legg. I, 23.—Cf. Justin., Dialog. cum Tryph., 2, 3, etc.—Clem. Alex., id., II et IV, passim.—Origen., Philocal., c. xiii.
Note 137: (retour) Dial. cum Tryph., p. 225. Ed. Paris.
Note 139: (retour) Greg. Thaum., ap, Damasc. in eclog., litt. A, tit. I.—Naz. Or. xxv.
Note 140: (retour) > Cyrill., Catech. VI, XXII.—Phot., Thesaur. II.
Note 141: (retour) Athenag., Apol. pro Christ. XI.
Note 142: (retour) Nyss., Cont. Eunom. II.
Note 143: (retour) «Miserum Aristotelem.» De praesc. haeret., VII.—Adv. Hermog., VIII.

Ce fut même une doctrine reçue que les hérésies procédaient de l'esprit philosophique. Épiphane s'en prend à l'imitation d'Aristote de l'erreur d'Aetius144; celle des Agnoètes passe pour venir de Thémistius, dénoncé, comme une des gloires du péripatétisme; saint Basile, saint Augustin et deux Grégoire imputent à Eunomius une méthode syllogistique, écho retentissant d'Aristote; Arius lui-même est accusé de dialectique. Enfin il a été écrit qu'il n'est pas d'hérésie dont Platon lui-même n'ait fourni l'assaisonnement145.

Note 144: (retour) Adv. haeres. t. III, haer. LVI vel LXXXVI, sec. 2.
Note 145: (retour) Budd., Obs. sel. XV, t. 1, p. 180.—Basil., I, Cont. Eunom. V et IX.—Aug. De Trin. XV, XX.—Nyss., I Cont. Eunom.—Tortul., de Anim., c. XXIII.—I, Cont. Mart., c. XIII. C'est l'opinion d'un théologien de grande érudition, le P. Petau, Theol. dogm., t. I, t. I, c. III, I, et t. II, t. I, c. i, 4, et c. III, 1.—Cf. Budd., Isag., lib. post. c. IV, p. 557 et 600, c. VI, p. 918, c. VII, p. 1142.

Telles étaient les opinions des Pères, opinions qui dans leur incohérence nous montrent la philosophie constamment suspecte, au temps même où l'on s'en sert le plus, aux jours de gloire de l'Église grecque. On sait que c'est vers le milieu du Ve siècle que le christianisme, envisagé comme un corps de doctrine, reçut la forme générale que lui ont à peu près conservée les modernes. Nous relevons plus de saint Augustin que d'Origène, et l'Église latine, qui prit alors le dessus jusque dans la science, est naturellement la source et la règle du catholicisme romain. Le christianisme oriental fut toujours plus spéculatif, celui de l'Occident plus pratique. L'un tient plus d'une théorie sacrée, l'autre d'une politique religieuse. En toutes choses, même dans la foi, l'art est le lot de la Grèce; le partage de Rome, c'est le gouvernement.

Au temps des Jérôme, des Ambroise, des Augustin, un principe fondamental est définitivement établi, c'est l'autorité de l'Église en matière de foi, c'est la subordination de la raison à la tradition, et de la science à l'autorité. A compter de ce moment surtout, la question essentielle ne doit plus être: Quelle est en soi la vérité? mais: Quel est de fait l'enseignement de l'Église? Aussi la philosophie semble-t-elle irrévocablement condamnée. Les hérétiques, dit Ambroise, abandonnent l'apôtre pour suivre Aristote; quant à nous, nous n'avons que faire de la philosophie, nihil nobis cum philosophia146. Elle est la troisième plaie de l'Égypte, fait-on dire à saint Jérôme, celle qui s'appelait ciniphes147. Mais c'est surtout dans le grand esprit de saint Augustin que la lutte de la philosophie et de la foi s'engage avec éclat et se termine par la défaite de la première. L'issue du combat paraît longtemps douteuse. Suivant les instants, les questions, les ouvrages, nous le voyons incertain pencher tour à tour de l'un on l'autre côté. Il aime la science, le raisonnement, les lettres antiques; son esprit est élevé, subtil, même un peu paradoxal; mais il ramène et immole tout à l'Église; et après avoir dit que si les sages de l'antiquité revenaient, ils auraient à changer peu de mots et peu d'idées pour devenir chrétiens, il finit par les accuser d'avoir retenu la vérité dans l'Iniquité, parce qu'ils ont philosophé sans médiateur. Nous verrons Abélard s'appuyer tour à tour, en sens divers, des contradictions de saint Augustin, qui croyait connaître Platon, et qui, n'ayant guère lu que Cicéron, était devenu, comme lui, magnus opinator148. Un scepticisme académique doit aboutir chez un chrétien au sacrifice de la philosophie.

Note 146: (retour) Ambros., In psalm. CXVII, serm. XI.—De offic. minist., I, XIII.—Expos. in Luc., V.
Note 147: (retour) Hieronym., In psalm. CIV.—Aug., Serm. LXXXVII.
Note 148: (retour) De ver. relig., IV—Retract., I, 1,4.—De Trin., XIII, XIX, 24.—Confess. III, IV et VII, XX.—De Doct. Christ., II, XI. et XVIII.

Nous ne voyons pas poindre encore la théologie scolastique; c'est la philosophie en général qui succombe: le péripatétisme n'est pas seul en cause; le stoïcisme, avec sa logique aiguë et disputeuse, ne jouit pas d'un meilleur renom, et le platonisme est reconduit avec quelques louanges hors du giron de l'Église; d'autant qu'on ne le distinguait pas bien du néo-platonisme qui, tantôt par l'audace de sa polémique directe, tantôt par la séduction de ses dogmes élevés et de sa mysticité sublime, menaçait tout autrement le christianisme, et pouvait, s'il ne rencontrait une résistance énergique, lui débaucher ses plus grands génies.

Durant les cinq premiers siècles, la part du péripatétisme se réduit communément à l'emploi de quelques formules isolées qui ont passé dans la circulation, à l'usage au moins implicite du syllogisme, ce qui n'est pas une opinion, mais une nécessité de la controverse et même de la raison, au maintien de la distinction de la matière et de la forme, distinction, au reste, commune à Platon et à son rival, enfin à l'application des catégories à toutes les questions qui concernent l'être. S'agit-il de la nature de Dieu ou de celle de l'âme, les catégories sont presque toujours rappelées et discutées; toutefois, du sein même de ces discussions, s'échappe presque toujours le principe que Dieu est hors de toutes les catégories149.

Note 149: (retour) J. Launoy, De var. Arist. fortuna, c. II.—-Ritter, Ouvr. cité, t. VI, c. III, p. 249, et t. VII, c. II, p. 516.

C'est plus tard que l'on voit décidément passer l'empire du côté du péripatétisme, mais alors la métaphysique décroît et cède la place à la logique; ce que les historiens de la philosophie appellent le formalisme, commence à prévaloir dans la science. Chez les païens, on a réconcilié Aristote et Platon; les controverses sur le fond des choses s'éteignent; on ne songe plus qu'à ordonner les idées, qu'à les exposer systématiquement. Chez les chrétiens, même tendance. De tout temps, et notamment en Asie, Aristote avait eu de dévoués commentateurs, mais la plupart en dehors du christianisme; il n'en est plus de même aux Ve et VIe siècles. On distingue parmi eux David d'Arménie, qui avait étudié sous les derniers néo-platoniciens. Déjà, au jugement de Ritter, l'esprit d'Aristote avait inspiré Némésius, de qui nous possédons un précieux ouvrage. Jean Philopon, surnommé le Grammairien, subit plus manifestement encore la même influence. Il avait été commentateur du prince des péripatéticiens avant d'écrire sur la théologie, et ses doctrines s'en ressentent, aussi bien que l'hérésie des trithéistes, qu'on peut rattacher à son nom150. C'est ainsi que nous sommes peu à peu conduits à voir naître et grandir, au VIIIe siècle, l'aristotélisme chrétien.

Note 150: (retour) Ritter, ibid., t. II, t. VII, c. i, p. 420, 424, 442 et 457.

L'Arabe Mansur, que l'Église sanctifie sous le nom de Jean de Damas ou Damascène, est désigné comme le créateur de la théologie scolastique. Son ouvrage, du moins, en est le premier monument.

Ce livre, intitulé Source de la Science, se compose de trois traités distincts151. Le premier est une dialectique ou une compilation fort claire de l'introduction de Porphyre et des Catégories d'Aristote avec une définition générale de la philosophie; le second, un exposé sommaire des diverses doctrines ou hérésies de l'antiquité en matière religieuse, et le troisième, un grand traité de la foi orthodoxe où les dogmes fondamentaux sont conçus et traduits dans la forme et la langue de la logique, avec une lucidité et une rigueur que les théologiens de l'Occident ont rarement égalées. L'ouvrage n'a peut-être pas une grande profondeur, ni une véritable originalité. Mais il est écrit avec une précision qui ne manque point d'élégance, et l'auteur y fait, avec une parfaite possession du langage scientifique, l'application de la dialectique au dogme. On ne saurait cependant lui donner pour disciples les premiers de nos scolastiques. Rien n'annonce qu'il leur fût connu. S'il est vrai que la troisième partie de son livre ait été, sous ce titre, de orthodoxa Fide, traduite on latin pour la première fois par ordre du pape Eugène III152, ce ne fut qu'après la mort d'Abélard dont les écrits, nous le croyons du moins, ne mentionnent nulle part le nom de saint Jean Damascène. La théologie scolastique est donc née en dehors de l'influence de ce Père; il en a été le précurseur plutôt que le créateur; mais après qu'elle fut venue au monde, il a puissamment influé sur ses destinées; il est devenu une de ses autorités favorites, et on a regardé son traité comme le type du célèbre livre de Pierre Lombard. Aussi a-t-il partagé dans l'opinion du monde le sort des scolastiques. Exalté avec eux, avec eux déprimé, il a mérité que leurs grands adversaires calvinistes fissent un reproche à Melanchton de l'avoir imité, et que leur plus violent ennemi, Luther, dît de lui: «Il fait trop de philosophie, nimium philosophatur153

Note 151: (retour) Πηγή γνωσιώς, Fons scientiæ. Dans une dédicace au père Goeme, évêque de Maiuine, il dit qu'il a commencé par recueillir tout le meilleur des plus sages parmi les gentils c'est sa philosophie, objet du premier traité intitulé Dialectique. Le second, Περί αίρεστων, n'est guère qu'un dénombrement de systèmes assez sec et fort peu exact pour la partie philosophique. Le troisième, Εκδοτις άκριζής τής όρθοδοξης Πίστίως, est un ouvrage en quatre livres qui peut se lire encore avec fruit et même avec plaisir. On a accusé l'auteur de pélagianisme et de nouveauté dangereuse dans la phraséologie qu'il emploie. Baronius et Bellarmin ne l'approuvent pas en tout; les docteurs calvinistes le censurent sévèrement. Mais il ne me paraît Ouvertement dans l'erreur que touchant la procession du Saint-Esprit. Il se rapproche sur ce point du sentiment des Grecs. (S.P.N. Joan. Damasc. Op., ed. Lequien, 2 vol. in fol. Paris, 1712, t. 1, p. 7, 70, 123.)
Note 152: (retour) Ritter, Ouvr. cité., ibid., p. 505. Eugène III devint pape en 1143. Un chroniqueur anglais, Bromton, porte la date de cette traduction au temps de Hugues et Richard de Saint-Victor, et aussitôt après il annonce la publication du livre de Pierre Lombard, qui en effet passe pour s'être modelé sur l'ouvrage de Jean de Damas. (Tribbech., De Doci, schol., c. vi, p. 280 et seqq.)
Note 153: (retour) Budd. Isay., 1. post., c. i, p. 383, 386.

Après Jean de Damas, l'Église à laquelle il appartient devient stérile, et la théologie orthodoxe s'éteint dans l'Orient. Il est le dernier des Pères grecs et le premier des nominalistes chrétiens.

En Occident, rien de brillant depuis saint Augustin. La littérature latine n'eut plus qu'un seul représentant de quelque renommée. C'est ce Boèce que nous avons tant cité. On le compte ordinairement parmi les chrétiens, et l'on inscrit son nom à la suite de la liste dès Pères. Le moyen âge le plaçait pour le moins au même rang qu'eux. Cependant la plupart des écrits de Boèce sont des versions d'Aristote, ou des commentaires sur ses livres; nulle part il ne s'y déclare chrétien, et dans son plus grand ouvrage, la Consolation philosophique, on peut rencontrer çà et là les sentiments, mais non les croyances de l'Évangile. Une tradition très-contestable réunit, il est vrai, à ses écrits authentiques quelques traités de théologie, et la mort que lui infligea Théodoric lui a valu, on peu s'en faut, les honneurs d'un martyr154; on montre même son tombeau dans une église de Pavie. Cette réputation bien on mal gagnée d'orthodoxie a consacré dans les âges suivants son autorité philosophique. La théologie a invoqué son témoignage en pleine sécurité de conscience, et nul n'a été plus fréquemment, plus hardiment cité dans les écoles cléricales. On peut dire qu'il termine avec Cassiodore la littérature latine de l'antiquité et commence belle du moyen âge. Il n'est pas le créateur de la scolastique, mais l'intermédiaire nécessaire entre les temps passés et les temps nouveaux.

Note 154: (retour) Ritter, Ouvr. cit., t. VII, c. II, p. 528.

Nous arrivons au moyen âge. La naissance de la théologie de la scolastique ne nous paraîtra plus un mystère, à nous qui avons vu naître sa philosophie. L'une et l'autre sont les produits naturels du sol de la Gaule. C'est en France que les deux éléments exotiques, le christianisme et la philosophie, se sont unis, et que le génie du moyen âge, croyant et subtil, enthousiaste et raisonneur, a recomposé cette science méthodique et dominatrice que le libre génie des Orientaux avait bien pu, comme tout le reste, découvrir en se jouant, mais à laquelle il ne se fût jamais enchaîné. Cette rénovation de la théologie date pour nous du XIe siècle.

Les écrivains protestants155 s'efforcent de la rattacher aux usurpations de Grégoire VII, à la codification des fausses décrétales, à l'établissement des ordres monastiques, enfin à toutes les choses qu'ils détestent comme elle. Ils veulent faire de la théologie scolastique un des abus de la cour de Rome, un des crimes de la politique pontificale. C'est une erreur. Cette théologie put s'unir aux institutions, se mêler aux événements, mais son histoire appartient surtout à l'histoire de l'esprit humain, dont elle fut l'oeuvre désintéressée et le développement spontané. La scolastique mérite son nom, elle vient des écoles; elle n'est point une combinaison de gouvernement, mais une phase de la science humaine, qui s'explique par des antécédents éminemment littéraires et académiques, et il était impossible qu'elle ne réagît pas tôt ou tard sur la théologie. Loin d'avoir été inventée pour le service de l'Église ou de la papauté, la théologie scolastique est devenue souvent suspecte à l'une et à l'autre, quoiqu'elle ait enfin réussi à s'en faire accepter, et ce n'est pas sans effort qu'elle a surmonté les défiances de la portion la plus gouvernementale du clergé. A la longue sans doute elle a dominé l'enseignement ecclésiastique, et c'est pourquoi elle est devenue avec le temps la forme et l'auxiliaire de cette autorité en matière de pensée, contre laquelle devait se soulever un jour, à des titres divers, l'esprit d'examen sous le nom de réformation ou de philosophie.

Note 155: (retour) Buddée, Tribbechovius, Heumann, etc.

Mais au début, ceux qui l'avaient introduite dans le monde savant étaient, nous l'avons vu» des novateurs. Quelques auteurs veulent que le premier d'entre eux ait été Lanfrano de Pavie, archevêque de Canterbery, ou saint Anselme, son successeur; d'autres ne placent cette origine qu'au temps de Pierre Lombard, ou descendent jusqu'au temps d'Alexandre de Hales. Une opinion intermédiaire fait dater de Roscelin la philosophie scolastique, et d'Abélard la théologie156. «C'est depuis Abélard,» dit le docte abbé Trithème, qui certes n'entend pas lui donner un éloge, «que la philosophie séculière a commencé de souiller la théologie sacrée par son inutile curiosité157

Note 156: (retour) Tribbechovius, De Doctor. scholast., c. vi.—Heumann, In præf. ejusd., p. xiii et seqq.—Jac. Thomasius, Vit. Abæl., sec. 64, etc. Theol. schol. init.; Hist. Sap., t. III, sec.6l, etc.—Mabillon, Des étud. monast., part. II, c. vi.
Note 157: (retour) Trithem., De script. eccles., c. cccxci.

Suivant Mabillon, le premier pas avait été la composition des sommes de théologie, c'est-à-dire des résumés ou compilations systématiques; Vincent de Lerins, Isidore de Séville, saint Jean de Damas, un évêque de Saragosse au VIIe siècle, nommé Tayon, avaient donné cet exemple158. Mais les controverses de la fin du XIe siècle sont, à mon avis, le véritable foyer où la scolastique a pris feu. Bérenger de Tours força Lanfrane à la dialectique; toutefois le saint évêque l'employa comme à regret, et quoiqu'il ait l'air et se vante même de la bien connaître, il prend soin d'en déguiser les formes sacramentelles, craignant, dit-il, de montrer plus de confiance dans l'art que dans la Vérité et l'autorité des Pères159. Son ouvrage, en effet, n'a rien de technique; la discussion n'y est pas régulière, non plus qu'approfondie, et bien qu'on ait donné à l'auteur le titre de premier dialecticien des Gaules160, nous ne pouvons voir en lui le fondateur de la théologie scolastique.

Note 158: (retour) Mabillon, Ouvr. cit., ibid.—Cf. Budd., Isag., t. post., c. i, p. 367.
Note 159: (retour) Adv. Berelly. tar., c. VII, p. 236. B. Lanfr., Op. omn., Paris, 1648.—Cf. Brucker, Hist. crit. phil., t. III, p. 713-727.
Note 160: (retour) D. Ceiller, Hist. gén. des aut. sacr. Et prof., t. XXI, p. 34.

Saint Anselme, quoiqu'il ait surtout le génie d'un métaphysien, saint Anselme, si supérieur à Lanfranc, tout en exposant avec une élévation et une profondeur singulières les principes d'une théodicée platonique et chrétienne, ne rejeta point l'argumentation logique; dans ses luttes avec Roscelin et d'autres sectaires, il réduisit souvent la théologie a une controverse en forme. Mais il ne fut guère qu'un écrivain, il n'enseigna point une méthode, il n'eut point d'école.

Alors cependant la science fit évidemment un grand effort, sinon un grand progrès, et, se concentrant presque tout entière dans la dialectique, elle acquit un surcroît de vogue et de puissance. Tout aussitôt elle alla chercher là théologie ou la théologie vint la prendre, toutes deux s'attachant à se soutenir et à se compléter mutuellement, toutes deux travaillant bientôt à se mutuellement dominer; et soudain ce commerce, cet échange entre les deux études fit éclore, avec de nouvelles questions, avec des théories nouvelles qui semblaient enrichir l'une et l'autre, des occasions de divergence et de conflit. Tandis que la dialectique venait armer la théologie, qui prétendait la protéger, celle-ci entrait sans cesse en défiance de son exigeante auxiliaire, et démêlant en elle une indépendance cachée, elle craignait le sort des monarques asservis ou effacés par leur ministre: elle croyait voir un maître du palais s'asseoir près du trône d'un roi fainéant161.

Note 161: (retour) La création de la théologie moderne ou la transformation de la religion en une science abstraite et bientôt scolastique, est exposée avec autant d'instruction que de sagacité dans un ouvrage remarquable, intitulé The scholastic philosophy considered in its relation to christian theology. L'auteur, M. Hampden, professeur royal de théologie à l'université d'Oxford, nous a souvent instruit et guidé, et son livre mériterait d'être traduit. (1 vol. in—8°, 2° éd. Londres, 1837.)

Il n'est donc pas douteux que les hérésies de Bérenger et de Roscelin n'eussent excité des débats favorables aux progrès généraux de l'esprit dialectique. Le danger, pour le dogme, de l'introduction de certaines doctrines dans la science, avait déterminé les uns à modifier ces doctrines pour les rendre innocentes et compatibles avec l'enseignement de l'Église, les autres à s'instruire plus à fond des ressources de la logique, pour en repousser plus facilement les attaques et en assurer le concours à l'orthodoxie. On connaît très-imparfaitement les systèmes d'Anselme de Laon, de Guillaume de Champeaux, de Bernard de Chartres, mais sans nul doute chacun d'eux a travaillé dans son genre à rendre la théologie plus scientifique: Anselme discutait les textes, Bernard platonisait, Guillaume, grand logicien, raisonnait sur les termes du dogme et les passait au crible de la dialectique; on a dit que le premier il avait rendu la théologie contentieuse162.

Note 162: (retour) Hist. litt. de la France, t. X, p. 308.—J. Saresb. ., t. III, c. ix.

Mais aucun n'a brillé dans l'école d'autant d'éclat qu'Abélard; nul n'a porté dans les discussions argutieuses de la dialectique une subtilité plus facile, une lucidité plus éblouissante. Il passait pour avoir une intelligence particulière des secrets d'Aristote, et en même temps il s'attachait à rendre son art accessible et populaire. Lors donc que, vainqueur de Guillaume de Champeaux, il entra dans la théologie, ce fut comme la science en personne qui venait trouver la foi; ce fut la raison qui tendait la main au dogme, et l'on put croire, au gré des préventions diverses, que la vérité chrétienne rencontrait son défenseur ou son conquérant le plus redoutable. Peut-être les deux opinions étaient-elles plausibles, il y avait en lui de quoi répondre à bien des espérances et justifier bien des craintes. Il venait, en effet, et il l'a dit, je crois, avec une entière sincérité, il venait façonner la foi à la dialectique et la prémunir contre la dialectique même. Nous le verrons soutenir en même temps que les chrétiens n'ont pas d'appuis plus fermes ni de plus dangereux ennemis que les philosophes, et tout ensemble attaquer l'abus que l'hérésie fait de la logique, et les dédains que l'orthodoxie lui témoigne. Ce fut donc sciemment et explicitement qu'il se posa en conciliateur et presque en arbitre, tour à tour exigeant comme un critique et docile comme un fidèle, et qu'il s'efforça de réaliser en lui-même ce personnage éclectique, le chrétien rationaliste.

Contre lui s'élevèrent bientôt tontes les accusations que la philosophie a coutume d'exciter. Elles ont poursuivi sa mémoire. Nous pourrions multiplier les citations, et l'on verrait, à partir d'Abélard, la théologie scolastique continuer sa route et ses succès au milieu des plaintes et quelquefois des malédictions d'une partie de l'Église, jusqu'au jour où c'est la raison aussi qui réclame et ose attaquer Aristote lui-même à travers Occam, saint Thomas, Scot, Albert le Grand, Averroès, Abélard; mais restons au XIIe siècle. Alors, ce qui devait un jour devenir un préjugé paraissait une nouveauté, et la témérité était du côté des scolastiques. Malgré leur soumission au dogme et à l'Église en général le caractère philosophique dominait en eux, et l'expression de théologie scolastique équivalait, dans le langage du temps, à celle de philosophie de la théologie. C'est avec ces idées qu'il faut se représenter Abélard, et que son siècle l'a considéré. L'opinion commune du clergé sur son compte est celle de Baronius163: «Pierre Abélard a soumis les Écritures aux philosophes, principalement à Aristote, et il traite les Pères d'ignorants qui ne prouvaient rien de ce qu'ils disaient.»

Note 163: (retour) Tribbech., Ouvr. cit., c. v, p. 220 et suiv.—Budd., Isag., lib. post., c. VII, p. 1126, etc.

On a vu, en effet, comment il gouvernait la dialectique. Son procédé dans les questions épineuses était d'exposer les diverses opinions, et de les soumettre à un examen analytique, sous le double contrôle du raisonnement et de l'autorité. Toutes les citations que la lecture avait pu lui fournir, étaient passées en revue, discutées, interprétées; puis il produisait son avis, en le raccordant à son tour avec ces citations mêmes, qu'il parvenait à ramener subtilement à une apparence d'unité. Cette méthode exigeait une connaissance détaillée, tant des doctrines des auteurs que des passages de leurs écrits qui pouvaient être invoqués pour ou contre telle ou telle solution. Ces solutions, soutenues en thèse, ou favorisées en passant par des propositions isolées, s'appelaient des sentences, sententiæ. L'art de la controverse étant d'opposer les autorités aux autorités, et de déconcerter une proposition par une citation imprévue, tout esprit qui voulait briller dans cette sorte d'escrime, devait se faire un arsenal complet de toutes les armes dont il pouvait avoir à diriger ou à repousser les coups; et c'est pour cela que des recueils de citations étaient indispensables aux philosophes de l'école, afin que la soudaineté de leurs objections fût égale à l'à-propos de leurs réponses.

Ce fut donc un titre assez commun parmi les écrits du temps que celui de livre des sentences, liber sententiarum; et le plus célèbre recueil qui ait porté ce nom, est le manuel théologique de Pierre Lombard, qui fut évêque de Paris sept ans après la mort d'Abélard. Ce livre exerça pendant plusieurs siècles une grande autorité: il devint la base de renseignement théologique dans l'Université de Paris, et l'on cite ordinairement le docte prélat comme le chef et le fondateur de cette école de théologiens appelés les docteurs sententiaires (doctores sententiarii), par opposition à ceux qui portent le nom de docteurs bibliques (biblici). Ce fut une école nouvelle, plus savante, plus logique, plus aristotélique que l'école ancienne qui, discutant moins, approfondissait moins peut-être, mais aussi ne provoquait ni le doute ni la dispute, et qui, fidèle à son enseignement synthétique, voyait avec inquiétude une éristique toute profane envahir le domaine entier de la science sacrée164.

Note 164: (retour) Moshem., Secul. XII, pars II, c. III, sec. 8.

Il y eut donc, au XIIe siècle, deux théologies, l'une biblique dont Hildebert, évêque du Mans, était, dit-on, la lumière, et à laquelle on peut rattacher Guillaume de Saint-Thierry, Gautier de Mortagne, Hugues et Richard de Saint-Victor, et que dut aimer et protéger saint Bernard; l'autre que Guillaume de Champeaux avait contribué à former, sans prévoir que, bientôt dépassé, il serait lui-même effrayé des conséquences de son oeuvre, et verrait le sein de la science déchiré par ses enfants. Les théologiens de cette nuance sont désignés aussi par le nom de theoretici, parce qu'ils se consacraient aux recherches spéculatives et aux controverses dogmatiques, tandis que les premiers, qu'on a nommés practici, s'adonnaient surtout à la propagation de la foi et à la prédication. La théologie des uns fut la théologie scolastique par excellence, et celle des autres, la théologie mystique. C'est la première qui fait le plus de bruit dans l'histoire, c'est celle-là dont on a donné Pierre Lombard pour le créateur, parce que nul avant lui ne l'avait enseignée avec la même autorité. Le premier il la professa publiquement, c'est-à-dire avec un caractère officiel dans l'Académie de Paris. Abélard, qui avant lui l'avait inaugurée au même lieu, vit toujours contester son titre de professeur. Son enseignement, surtout son enseignement théologique, de fait si accrédité, en réalité si puissant, paraît n'avoir jamais été qu'un enseignement privé165. Dans l'ordre de l'intelligence, il fut bien le fondateur de l'école, il n'en fut pas l'organisateur. Il donna l'esprit aux institutions qui ne furent pas son ouvrage. Les libérateurs ne gouvernent pas.

Note 165: (retour) Duboulai, Hist. Univ. par., t. II, p. 4l et seq.—Heumann, Tribbech., proef., p, XIV-XVII.

Cette méthode sententiaire, à laquelle l'évêque Pierre Lombard vint prêter postérieurement l'influence de sa dignité, je n'hésite point à en regarder Abélard comme le créateur véritable; ce fut lui qui donna à la philosophie sacrée sa puissante impulsion, et tout ce qui en France et surtout dans les académies de Paris propagea ou suivit de près ou de loin le mouvement scientifique et rationnel de la théologie, a selon moi procédé de l'enseignement d'Abélard. En lui se retrouvent tous les caractères de l'esprit philosophique de Paris, soit lorsqu'il s'élance, soit lorsqu'il s'arrête, dans sa réserve comme dans sa témérité. Car ce maître fut tout ensemble modéré et hardi, il eut toutes les tendances et voulut servir toutes les causes. Mais le dogme absolu, la foi implicite n'avaient pas besoin de son secours, et se maintenaient avant lui; ce qu'il eut donc de plus nouveau et de plus saillant, ce fut l'esprit raisonneur, l'esprit d'examen. C'est encore ce côté de son génie et de son système que l'on signale en lui; et quoiqu'il n'ait eu garde de se porter aux dernières extrémités, il a encouragé par son exemple et son impulsion le rationalisme à tous les degrés 166.

Note 166: (retour) «Abélard,» dit M. l'abbé Ratisbonne, «posa le principe du rationalisme qui dans son premier développement exerça sur la foule passionnée l'espèce de fascination que le protestantisme produisit trois siècles plus tard, et que le libéralisme a renouvelé de nos jours avec un succès non moins éclatant.» (Hist. de S. Bernard, t. II, c. XXVIII.)

C'est à l'influence d'Abélard qu'on peut rattacher les noms qui illustrent la première période de la scolastique; la seconde commence avec Albert le Grand167. Mais Robert Pulleyn, Gilbert de la Porrée, Amaury de Chartres, Pierre Comestor, Jean de Salisbury, Othon de Frisingen, Alexandre de Hales, Pierre Helie, Adam du Petit-Pont, et tant d'autres, continuateurs ou adversaires d'Abélard, lui doivent peut-être leur rang dans l'histoire de l'esprit humain. Nul d'ailleurs ne paraît lui avoir de plus grandes obligations que Pierre Lombard. Pierre Lombard, c'est Abélard parvenu; c'est Abélard évêque, investi de l'autorité, dépositaire des grands intérêts de l'unité ecclésiastique, calmé et contenu par les devoirs de sa charge, rendu timide par la responsabilité, un peu énervé par une ambition satisfaite, mais instituant cependant l'esprit de son école dans la chaire épiscopale et donnant à la théologie, pour charte octroyée, le Livre des Sentences. Abélard n'a point écrit de livre de ce nom, quoiqu'un des siens l'ait pu mériter; mais il a été le maître du Maître des Sentences. C'est une tradition que Pierre Lombard avait été son élève et disait que le Sic et Non était son bréviaire168.

Note 167: (retour) Cette division est généralement reçue. Brucker, Hist. crit., t. III, p. 731.
Note 168: (retour) Mag. J. Cornubius, Eulogium, Thes. nov. anecd., t. V, p. 1066.—Ab. Op., in not., p. 1159.

Sic et Non, le oui et le non, tel est en effet le titre remarquable d'un ouvrage important dans la série des écrits théologiques d'Abélard. Il ne faut pas, sur la foi du titre, y chercher la thèse du pyrrhonisme; ça ne sont point les Hypotyposes d'un Sextus Empiricus chrétien. L'ouvrage peut bien suggérer le doute, il n'a pas été fait pour l'établir: mais le titre seul devait à bon droit alarmer les vigilants défenseurs de l'intégrité de la foi catholique. Si jamais Abélard a publié cet écrit, il n'a pu le faire sans danger pour l'unité de croyance, sans danger pour lui-même. Il suffisait, au reste, qu'on sût que l'ouvrage existait, c'était assez pour compromettre l'auteur. Plus inconnu, le livre en était plus suspect; les dénonciateurs d'Abélard au concile n'en parlent qu'avec effroi, et jusqu'à l'époque où le texte même est enfin sorti des ténèbres, la postérité même a dû supposer qu'il contenait le mystère de l'incrédulité cachée d'un philosophe hypocrite.

Il n'en est rien. M. Cousin a enfin retrouvé ce livre célèbre et ignoré, et nous lui en devons la publication169.

Note 169: (retour) Ouvr. inéd. Petri Abaelardi Sic et Non, p. 3-163. Le titre de cet ouvrage, mentionné dans la lettre de Guillaume de Saint-Thierry, était tout ce qu'on en connaissait. Les bénédictins, éditeurs du Thésaurus anecdotorum et du Spicilegium, disaient seulement qu'ils avaient cet écrit à leur disposition, et que c'était un tissu de contradictions. M. Cousin l'a publié en 1836 sur deux manuscrits, l'un de la bibliothèque d'Avranches, l'autre de celle de Tours. (Introd., p. CLXXXVI.)

Pour en apprécier la pensée, c'est assez d'en lire le prologue. L'auteur y remarque que, dans cette foule de phrases qui remplissent les écrits des saints, quelques propositions diffèrent et même se combattent. Cependant, ajoute-t-il aussitôt, il ne faut pas juger témérairement ceux qui doivent juger le monde. Au lieu de les soupçonner d'erreur, nous devons nous défier de notre infirmité d'esprit. «La grâce doit plutôt nous manquer pour les comprendre qu'elle ne leur a manqué pour écrire.» Leur langage est parfois inusité, le sens des mots varie, chacun parle sa langue, et comme l'uniformité est, au dire de Cicéron, mère de la satiété, on ne doit pas présenter toutes choses dans la nudité de l'expression vulgaire.

Mais d'un autre côté, il faut se rappeler qu'on attribue aux saints beaucoup d'apocryphes, et que même dans les écrits authentiques, et jusque dans les divins testaments, des passages ont été altérés par les copistes; c'est ainsi que l'Évangile de saint Mathieu cite Isaïe pour Asaph, et Jérémie pour Zacharie170. C'est ainsi que Marc dit que le Seigneur fut crucifié à la troisième heure, et Jean et Mathieu à la sixième171.

Note 170: (retour) Il n'y a point Isaïe dans saint Mathieu au passage indiqué (xii, 35), mais seulement le prophète, et comme il s'agit d'un renvoi à un psaume, cette désignation indique suffisamment David le roi prophète. C'est le psaume qui a pour titre: Intellectus Asaph. (Ps, 77.) Quant à Jérémie, cité pour Zacharie, l'erreur existe (Math. xxvii, 9).
Note 171: (retour) Cette diversité existe également (Marc, xv, 25.—Math. xxvii, 45.—Jean, xix, 14.)

Il faut bien penser aussi, lorsqu'un passage nous surprend dans un des écrivains sacrés, qu'il leur est arrivé de se rétracter, ainsi que l'a fait saint Augustin, ou de poser comme question ou conjecture ce qui nous semble une affirmation; ou bien enfin de rapporter, sans les adopter, les opinions des autres à titre de documents. Il se peut aussi qu'ils imitent l'Écriture, laquelle se conforme souvent aux idées communes ou aux apparences extérieures. Joseph est appelé, dans l'Évangile le père de Jésus-Christ172, et l'on dit tous les jours que le soleil est chaud ou qu'il ne l'est pas, que le ciel est étoile ou qu'il ne l'est pas, quoiqu'il ne survienne aucun changement dans l'état réel du ciel et du soleil. On dit encore qu'un coffre est vide, quoiqu'il n'y ait pas de lieu qui soit vide ou qui ne soit rempli d'air. Les philosophes eux-mêmes font des concessions à l'apparence. Il y en a de telles dans Boèce.

Lors donc qu'on trouve des variations ou des contradictions dans les Pères, on doit attentivement rechercher quelles ont pu Être les causes de ces divergences, et tenir compte des temps, des circonstances et des intentions. D'ailleurs, en rapprochant soigneusement les différents sens d'un même mot dans les différentes autorités, on arrivera facilement à la solution de la difficulté. Mais lorsqu'enfin la contradiction est trop manifeste, il faut comparer les autorités et choisir. Ainsi, par exemple, il est admis que les prophètes n'ont pas eu a tous les moments le don de prophétie, saint Pierre lui-même s'est trompé au sujet de certains rites de l'ancienne loi, et il a été publiquement repris par saint Paul. Saint Paul se trompe à son tour, quand il annonce dans son Épître aux Romains qu'il se rendra par Rome en Espagne173. Mais il ne faut pas traiter de mensonges les faussetés qui peuvent se rencontrer dans les écrivains ecclésiastiques; le mensonge implique l'intention de tromper, «et le Seigneur qui sonde les reins et les coeurs, sait tout peser, en considérant non ce qu'on fait, mais dans quel esprit on le fait.» Seulement on peut supposer l'erreur, et «il faut lire les docteur, non avec la nécessité de croire, mais avec la liberté de juger.»

Note 173: (retour) Rom. XV, 28. On ne voit pas en effet dans les Actes ni dans aucun récit que saint Paul soit allé en Espagne.

Faites une distinction entre l'autorité canonique de l'Ancien ou du Nouveau Testament et celle des livres postérieurs. Si dans l'Écriture quelque chose vous semble absurde, n'accusez que le copiste ou vous-même; ce serait hérésie que de supposer rien de plus. Mais dans les livres qui sont venus après, il n'en est pas ainsi: saint Jérôme ne semblé commander une confiance absolue que pour les opuscules de Cyprien, ceux d'Athanase et le livre d'Hilaire174; quant aux autres, il veut qu'on les lise en les jugeant. C'est le cas du verset: Omnia probate, quod bonum est tenete. (I Thess., V, 24.)

Note 174: (retour) Dans une lettre pour l'éducation d'une jeune fille, il dit en effet qu'elle peut lire avec confiance Cypriani opuscula, Athanasii epistolas et Hilarii libros. En citant, Abélard répète opuscula pour Athanase, et met librum au lieu de libros. (Sic et Non, p. 15.—S. Hieronym. Op., t. IV, op. LVII, ad Loetam.)

«Après ces observations préalables, je veux accomplir mon projet et recueillir les diverses maximes des saints Pères qui s'offriront à ma mémoire et qui entraîneront avec elles quelque question, par suite de la dissonance qu'elles paraîtront présenter. Elles exciteront de jeunes lecteurs à s'exercer plus spécialement à la recherche de la Vérité, et les rendront plus pénétrants par l'inquisition. L'inquisition est en effet la première clef de la science175, c'est a l'interrogation assidûment ou fréquemment pratiquée que le plus perspicace des philosophes, Aristote, demande que tout esprit studieux s'attache avec passion, quand il dit, en parlant de la Catégorie de la relation: Peut-être est-il difficile de s'exprimer avec confiance sur de telles choses, à moins qu'on ne les ait retraitées souvent. Le doute sur chacune a d'elles ne sera pas inutiles176. C'est par le doute, en effet, que nous arrivons à l'inquisition, et par l'inquisition que nous atteignons la vérité, suivant cette parole de la vérité même: Cherchez et vous trouverez, frapper et l'on vous ouvrira. Et pour nous donner la leçon morale de son propre exemple, celui qui fut cette même vérité voulut, vers la douzième année de son âge, s'asseoir au milieu des docteurs et les interroger, nous montrant ainsi par l'interrogation l'image d'un disciple qui questionne plutôt que celle d'un maître qui enseigne, lui cependant, ce Dieu en qui est la pleine et parfaite sagesse.

Note 175: (retour) «Haed quippe prima (Inquisitio) sapientiae clavis dellaitur... Dubiando ad inquisitionem veritus, inquirendo veritatem perciptimus.» (P. 16.)Ces paroles remarquables rappellent celles de Cyrille: Αρχή μάθησεως ζήτησις και ρίγα τής έπί τισιν ωγνοδυμένοις σύνισεως ή περί αύτων έπαπόρήσις. (Comm. in Johan, ev., I. II, c. iv, p. 180. S. Cyrill. Op., t. IV, Parls, 1638.)
Note 176: (retour) Categ. VII. «Dubitare autem de singulis non erit inutile.» Ainsi est citée la version de Boèce, ou il y a dubitasse et non dubitare (p. 172). M.B. Saint-Hilaire traduit «Il n'est pas inutile d'avoir discuté chacune de ces questions» (T. 1, p. 93.) Le mot du texte est διηπορηκεναι.

«Lorsque d'ailleurs quelques paroles des Écritures sont produites, elles ne font que mieux exciter le lecteur et l'attirer à la recherche de la vérité, suivant que l'écrit est recommandé par une autorité plus grande. C'est pourquoi nous avons soumis cet ouvrage, où sont compilées en un seul volume les maximes des saints, à la règle décrétée par le pape Gélase concernant les livres authentiques, ayant eu soin de n'y rien citer des apocryphes.... Ici commencent les sentences recueillies dans les divines Écritures177, et qui paraissent se contrarier. C'est à raison de cette contrariété que cette compilation de sentences est appelée Le Oui et le Non (Sic et Non)

Note 177: (retour) «Sententiae ex divinis scripturis collectae.» Les divines écritures ne signifient pas ici ce que ces mots signifieraient aujourd'hui, l'Ancien et le Nouveau Testament, mais les livres saints et les Pères. Divin Exprimait alors le sacré par opposition au profane. La science divine voulait dire, comme en anglais divinity, la théologie. Les écritures désignaient aussi les écrits, et non l'Écriture sainte. Tout ce qui était anciennement écrit était une autorité, Cicéron, Virgile, Macrobe, etc; l'Écriture sainte s'appelait divina pagina.

Et ce qui suit n'est qu'un recueil de nombreuses citations énonçant le pour et le contre, et distribuées en cent cinquante-sept questions d'une importance fort inégale. Naturellement la première est celle que l'existence du livre donnait pour résolue dans l'esprit de l'auteur: Qu'il faut fonder la foi sur des raisons humaines, et le contraire178. Si Abélard n'eût pas été décidé pour l'affirmative, aurait-il jamais écrit son ouvrage?

Note 178: (retour) «Quod tides humanis rationibus sit adstruenda, et contra.» (I, p. 17.) C'est à peu près la question de saint Thomas: «Utrum sacra doctrina sit argumentativa.» (Summ. Theol., pars I, qu. i, a. 8.)

La collection de passages qu'il a placés ici en regard les uns des autres est encore précieuse aujourd'hui; elle atteste une lecture assez considérable et plus d'instruction qu'on ne croirait dans les lettres sacrées. Elle serait utile comme spécimen du catalogue de la bibliothèque ecclésiastique des savants de Paris au XIIe siècle, quoique je soupçonne que plusieurs passages sont pris dans les auteurs, non qui les ont écrits, mais qui les ont cités, et notamment dans saint Jérôme et saint Augustin179.

Note 179: (retour) Voici la liste par ordre chronologique des auteurs chrétiens cités dans le Sic et Non: Origène, Cyprien, Eusèbe, Hilaire, Prudence, Athanase, Éphrem, Ambroise, Jean Chrysostôme, Jérôme, Augustin, Léon, pape, Prosper, Maxime, évêque de Turin, Gennade, prêtre de Marseille qui Écrivait vers la fin du Ve siècle, Hormisdas, pape, Boèce, Grégoire le Grand, Isidore de Séville, Bède, Ambroise Autpert, abbé de Saint-Vincent près Bénévent, auteur au VIIIe siècle d'un commentaire sur l'Apocalypse, Haimon, évêque d'Halberstadt en 841, et qui a commenté les Écritures et rédigé un abrégé de l'histoire de l'Église, Nicolas Ier, pape, et Remi, moine de Saint-Germain l'Auxerrois, qui enseignait la dialectique à Paris au commencement du Xe siècle, et qui a commenté les psaumes. On peut soupçonner que ce qui est cité des Pères grecs, notamment d'Origène, de saint Éphrem, et de saint Jean Chrysostôme, vient de seconde main. Abélard pouvait avoir une traduction d'Eusèbe, et quant à saint Athanase, il ne cite, je crois, que le Symbole, et un traité de la Trinité, qui n'existe qu'en latin, et qui lui a été faussement attribué. (S. Athan. Op., de Trin. lib., VIII, t. II, p. 602, Paris, 1699.) Il y a aussi quelques rares citations des païens, savoir Aristote, Cicéron, Sénèque et Macrobe.

Cet ouvrage fut apparemment une des premières compositions théologiques d'Abélard; il doit être antérieur au concile de Soissons, et sans doute il l'écrivit ou le commença à l'époque où, délaissant Anselme de Laon, il s'érigea définitivement en professeur de théologie. C'est, comme l'a dit très-bien M. Cousin, «la table des matières de ses traités dogmatiques de théologie et de morale180.» Mais il peut avoir été terminé beaucoup plus tard, et par sa nature c'était un recueil qui pouvait n'être jamais achevé; aussi est-il permis de douter qu'il ait jamais été réellement publié. Guillaume de Saint-Thierry dit qu'on le tenait caché181. Il pouvait être connu des disciples d'Abélard, il avait dû leur être communiqué, et son existence était ainsi devenue publique, sans qu'il en fût de même de son contenu. Une telle composition n'en devait paraître que plus suspecte, et je ne m'étonne pas que l'abbé de Saint-Thierry, en dénonçant Abélard, rapporte des passages de ses autres écrits théologiques et cite seulement comme monstrueux le titre du Sic et Non182. C'était attacher à toute la doctrine d'Abélard l'étiquette du scepticisme religieux.

Note 180: (retour) Introd., p. CLXXXIX.
Note 181: (retour) «Nec etiam quæsita inveniuntur.» (Guill. S. Theod., ad Gaufr. et Bern. Epist., Bibl. cist., t. IV, p. 113.)
Note 182: (retour) «Sic et Non, Scito te ipsum et alia quædam, de quibus timeo ne sicut monstruosi sunt nominis sic etiam sint monstruosi dogmatis.» (Id., ibid.)

Cependant un tel soupçon était injuste. L'esprit d'examen, on le dit du moins, peut conduire au scepticisme, mais il n'est pas le scepticisme, et il n'y conduit pas toujours. Abélard était chrétien; il a pu tomber dans l'erreur, mais non dans le doute, et s'il a, par ses raisonnements, altéré la foi, jamais il n'a prétendu l'affaiblir. Il se défiait d'autant moins de sa méthode, il la jugeait d'autant moins dangereuse pour les convictions catholiques, qu'elle avait affermi les siennes, et qu'en rendant sa foi plus lumineuse elle l'avait rendue plus solide. Son orthodoxie seule peut être mise en question.

Il est vrai cependant que l'esprit philosophique domine dans ses écrits l'esprit dogmatique, et qu'il y a professé hardiment le rationalisme, au risque d'ébranler ce qui était pour lui inébranlable. Charmé de ses idées, esclave de son raisonnement, il se rendait propre la foi commune en la démontrant à sa mode, et elle lui devenait plus chère et plus sacrée, quand elle était devenue sa doctrine personnelle: l'amour-propre de l'auteur ajoutait à la conviction du fidèle. Mais il ouvrait ainsi la voie sans terme où devait marcher désormais à plus ou moins grands pas la raison individuelle; il donnait le signal redoutable auquel devaient de siècle en siècle répondre tous les esprits opposants; il sonnait le réveil de la liberté de penser.

Nous retrouverons ce caractère dans tonte sa théologie. Ici bornons-nous à remarquer que le Sic et Non peut être regardé comme le point de départ naturel de l'esprit d'examen appliqué à la théologie, c'est-à-dire à la tradition écrite des doctrines chrétiennes. C'était en effet la mise en question du vrai sens de ces doctrines, et elle ne pouvait avoir lieu que par l'examen contradictoire des autorités. Cette opposition systématique des textes avait, dans un cercle plus restreint et sous toutes réserves d'une soumission générale et implicite à l'Écriture, quelque chose du doute préalable de Descartes, quelque chose des antinomies de Kant; c'était un choix offert à la raison.

Abélard choisit; Pierre Lombard choisit aussi, et son livre n'est pas sans analogie avec le Sic et Non. Il est fait sur le même plan; nous concevons qu'on lui ait disputé cet ouvrage, et qu'avant de connaître rien de plus que le titre de celui d'Abélard, on ait pu croire quelquefois que Pierre Lombard le lui avait dérobé183. On sait que les Quatre Livres des sentences sont divisés en chapitre intitulés Distinctions; c'est-à-dire que chaque question y est successivement posée; puis les autorités et les arguments contraires sont présentés sur chacune, et la solution est établie presque toujours à l'aide d'une distinction. Les citations sont souvent celles du Sic et Non; cette coïncidence est naturelle, et d'ailleurs pourquoi Pierre Lombard n'aurait-il pas pris ses citations dans le recueil de son maître? L'ordonnance du livre premier, qui roule sur la Trinité et la Providence, est absolument celle de l'Introduction à la théologie; et bien que le docte évêque évite et parfois combatte les opinions contestables du philosophe, il se montre partout imbu de sa méthode et nourri de sa science.

Note 183: (retour) «Putatur a P. Abaelarde confectum fuisse hoc opus, cui ille per plagum surripuerit.» (Morhof., Polyhist., l. II, c. XIV, t. II, p. 88.)

Enfin cette manière de procéder et de poser hardiment le pour et le contre, sauf à conclure, devint la forme permanente de la théologie scolastique. L'école dogmatique de forme comme de fond, celle qui enseignait sans discuter, fut de moins en moins puissante et de moins en moins écoutée; et lorsque, près de cent ans plus tard, saint Thomas d'Aquin résuma toute la théologie dans son admirable livre, il posa intrépidement le pour et le contre sur toutes les questions, sur tous les articles des questions, et, divisant à l'infini les objections et les réponses, opposant une par une, autorité à autorité, raisonnement à raisonnement, il écrivit, sans jamais faiblir, sans jamais douter, un ouvrage aussi dogmatique par les conclusions que sceptique par l'exposition. La Somme théologique présente la religion tout entière comme une immense controverse dialectique, dans laquelle le dogme finit toujours par avoir raison. C'est la négation la plus franche et la pins développée de l'absolutisme dogmatique. Ainsi la théologie scolastique, étudiée dans l'esprit de la foi, mais enseignée comme une science, est devenue, avec le temps, la théologie proprement dite; avec le temps, il n'y en a guère eu d'autre dans les écoles. C'est essentiellement celle qui s'est perpétuée dans les séminaires. Au XVIIe siècle, le P. Petau, en composant son remarquable traité des dogmes théologiques, reconnaissait pour ses devanciers saint Jean de Damas, Pierre Lombard et saint Thomas, et quand l'Église veut réellement enseigner, il faut bien, de gré ou de force, qu'elle redevienne scolastique. Elle n'a pas encore en France d'autre théologie reconnue.

Cependant les âmes ferventes, les esprits simples et pratiques, les hommes de gouvernement dans l'Église sont loin d'avoir toujours porté une grande confiance à ce genre d'enseignement. Chose singulière! il a souvent alarmé tout ensemble le mysticisme et la politique. Pour dire le vrai, il n'est pas rigoureusement d'accord avec ce caractère impératif que donne à la parole de Dieu le prêtre qui se sent revêtu d'une mission de commandement, et croit représenter celui dont il est écrit: Tanquam potestatem habens (Math. VIII, 29). Concevons que, soit comme mystique, soit comme homme d'État, saint Bernard n'ait pas vu sans effroi la transformation dialectique de la prédication religieuse, Aujourd'hui même il serait difficile de concilier l'enseignement traditionnel de la théologie avec la doctrine des nouveaux apologistes. On est devenu si réservé en matière de raisonnement, que si la chose était à faire, je ne sais si le clergé donnerait les mains à l'invention de la théologie didactique. A ses yeux, en effet, le christianisme pourrait bien avoir peu à se louer de la philosophie du moyen âge; car c'est sous cette forme que le rationalisme est rentré dans son sein. Quant à ceux qui ont ouvert la route, qui se sont montrés particulièrement philosophes dans la religion, qui ont appuyé sur le côté scientifique de la théologie, qui ont enfin fondé la foi sur la raison, voici ce qu'en dit le plus prudent des philosophes modernes:

«La question de la conformité de la foi avec la raison, a toujours été un grand problème. Dans la primitive Eglise, les plus habiles auteurs chrétiens s'accommodaient des pensées des platoniciens qui leur revenaient le plus et qui étaient le plus en vogue alors. Peu à peu Aristote prît la place de Platon, lorsque le goût des systèmes commença à régner, et lorsque la théologie même devint plus systématique par les décisions des conciles généraux, qui fournissaient des formulaires précis et positifs. Saint Augustin, Boèce et Cassiodore, dans l'Occident, et saint Jean de Damas, dans l'Orient, ont contribué le plus à réduire la théologie en forme de science, sans parler de Bède, Alouin, saint Anselme, et quelques autres théologiens versés dans la philosophie, Jusqu'à ce qu'enfin les scolastiques survinrent et que le loisir des cloîtres donnant carrière aux spéculations, aidées par la philosophie d'Aristote, traduite de l'arabe, on acheva de faire un composé de théologie et de philosophie, dans lequel la plupart des questions venaient du soin qu'on prenait de concilier la foi avec la raison.»

Abélard fut un des premiers de ces scolastiques qui préparaient ce composé de théologie et de philosophie. Il prit soin de concilier la foi avec la raison, et Aristote avec saint Paul, avant même que les Arabes et l'empereur Frédéric II eussent fait connaître Aristote tout entier. Et c'est de lui que Leibnitz dit plus loin: «Je plains les habiles gens qui s'attirent des affaires par leur travail et par leur zèle. Il est arrivé quelque chose de semblable autrefois à Pierre Abélard.... et à quelques autres qui se sont trop enfoncés dans l'explication des mystères184

Note 184: (retour) Disc., prél. de la Théodicée, 6 et 86.
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