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Abélard, Tome II

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Pierre Abaillard en un chapitre

Où il parle de franc arbitre,

Nous dit ainsi en vérité

Que c'est une habilité

D'une voulenté raisonnable

Soit de bien ou de mal prenable,

Par grâce est a bien faire encline

Et à mal quand elle descline267.

Note 267: (retour) Duchesne dit que ces vers sont d'un poëte anonyme qui vivait en 1376 (Ab. Op., in not., p. 1161).

Mais si les idées qu'Abélard exprime sur la nature et la réalité du libre arbitre, et sur la possibilité d'en concilier l'existence avec la prescience divine, sont en général justes, nous ne pouvons en admettre la parfaite originalité. Ici, comme en tant d'autres occasions, il reproduit ses maîtres, et l'on risquerait de concevoir une opinion exagérée de la fécondité de son génie, si l'on croyait qu'il a trouvé seul la moitié seulement de ce qu'il pense et de ce qu'il enseigne. Par exemple, le fond de sa doctrine du libre arbitre est en principe dans Aristote, et déjà développé dans Boèce. Seulement Boèce, qui, du moins lorsqu'il commente les philosophes grecs, ne fait nulle part acte de christianisme, ne défend le libre arbitre que contre la fatalité des stoïciens, ou contre la providence peu active du Dieu de la sagesse antique. Abélard a le mérite de reprendre à fond ces idées, pour les adapter aux croyances d'une religion qui place l'humanité dans un commerce bien plus intime avec la volonté suprême. Tel est en général son mérite. C'est un mérite de remaniement. Il remet d'anciennes notions en rapport avec l'état nouveau des questions et des esprits. Sur la liberté, du reste, il avait été devancé. Déjà et presque de son temps, saint Anselme avait exposé une doctrine chrétienne du libre arbitre268. Abélard, moins net peut-être et moins affirmatif, discute plus régulièrement, et fait habilement servir la dialectique à l'exposition des vérités métaphysiques et morales. Ainsi nous l'avions vu entraîné par la logique à des questions sur la nature de l'homme et l'ordre du monde; et ici la théodicée le ramène à la logique, qui vient en aide à sa foi troublée. C'est, au reste, là une singularité et une valeur de la scolastique, et c'est ce qui justifie l'opinion souvent exprimée que les scolastiques, soit en métaphysique, soit en théologie, n'ont eu véritablement en propre que l'invention d'une méthode, ou l'application de la logique à toute la philosophie.

Note 268: (retour) Dialogus de libero arbitrio, S. Ans., Op., p. 117.—Tractatus de Concordia præscient, cum lib. arbit. Id., p. 128.—Cf. Boeth., De Interp. ed. sec., t. III.

Quant aux conclusions que cette méthode lui suggère, on ne saurait les adopter sans examen. Si nous ne les discutons pas ici, ce n'est pas qu'elles soient au-dessus de la discussion. Tant qu'il parle du libre arbitre en lui-même, il nous paraît dans le vrai. Mais quand il passe de l'exposition du fait à la conciliation de ce fait avec l'ordre du monde, avec la nature de Dieu, je ne dis point qu'il s'égare, mais il s'aventure. La toute-puissance de Dieu est donnée comme absolue par les théologiens. Sa volonté est la nature des choses, dit saint Augustin269. Il peut être philosophique de subordonner sa volonté et sa puissance à sa perfection; mais ce n'est pas une décision qui aille de soi, et l'on trouverait difficilement un écrivain ecclésiastique accrédité qui souscrivît à la théorie d'Abélard au moins dans ses termes, bien qu'il soit impossible de ne pas admettre quelque chose d'analogue, dès qu'on remue les problèmes de la prescience et de la liberté, de la bonté divine et de l'existence du mal. Aucune doctrine sur ces points n'est exempte de contradiction, peut-être parce que la contradiction est dans les choses, autant du moins qu'elles nous sont connues. Mais ici la mesure, les nuances, les expressions sont importantes, et malgré de justes précautions, Abélard n'a point échappé à l'erreur ou du moins aux apparences de l'erreur. Ce n'est pas en ce moment qu'il faut le juger.

Note 269: (retour) De Genes. ad Litt., VI, xv. La doctrine d'Abélard est critiquée par le P. Petau (t. 1, t. V, c, vi, p. 840). Nous reviendrons sur ces questions, lorsqu'il y reviendra dans son Commentaire sur saint Paul.

Nous avons suivi fidèlement, dans notre analyse de l'Introduction, l'ordre des idées de l'auteur, quoiqu'il soit peu méthodique. Ainsi, après deux livres consacrés au dogme de la Trinité, on l'a vu employer le troisième à discuter les attributs généraux de Dieu, sa bonté, son immutabilité, sa toute-puissance, son unité, même son existence; toutes questions indépendantes du dogme chrétien et qui paraissent préalables à la connaissance des trois personnes de la Trinité. Il semble, en effet, qu'il importe de savoir que Dieu existe, avant de connaître sa nature, ou tout au moins qu'il est un, avant de comprendre comment, encore qu'il soit un, il se distingue en trois personnes. C'est cet ordre qu'a suivi saint Thomas dans la plus méthodique des théologies270. Suivant les idées modernes, tous les objets traités dans le livre III, tel qu'il est imprimé, appartiennent à ce qu'on appelle la religion naturelle, et loin d'être des corollaires ou des appendices du dogme chrétien, sont les principes mêmes avec lesquels le dogme chrétien doit être conféré et raccordé. Mais les idées modernes ne sont pas celles d'Abélard; quoique rationaliste parmi les théologiens, il est et veut être théologien; il doit donc avant tout poser la Trinité, c'est-à-dire enseigner Dieu, qui n'existe pour lui que tel qu'il est pour le chrétien. Lorsqu'il cite les philosophes et les païens, ce n'est pas pour avoir connu les vérités primitives auxquelles se seraient adjointes plus tard les vérités chrétiennes, mais pour avoir pressenti et même annoncé, bien que sous une forme un peu vague, un peu voilée, les vérités chrétiennes elles-mêmes; il s'efforce au moins autant de faire les philosophes chrétiens que de rendre le christianisme philosophique. Mais, dans ce plan même, il est impossible de ne pas trouver que les deux premiers livres n'ont point d'ordre et de clarté. L'ouvrage semble un premier jet, ou plutôt un recueil d'idées et de questions écrit pour l'enseignement ou après l'enseignement, dans l'ordre où l'improvisation et la polémique, inséparables de l'enseignement oral, avaient d'elles-mêmes disposé les matières. En effet, lorsqu'au commencement du second livre, Abélard s'interrompt pour justifier avec tant de soin l'emploi des autorités profanes et du raisonnement philosophique, il y est amené par des attaques récentes, et répond à des objections, à des critiques qui semblent être survenues depuis le premier livre, ou plutôt depuis les leçons dont le premier livre ne serait que le résumé ou le canevas. Qui sait si nous n'avons pas dans l'Introduction une rédaction d'un cours de théologie d'Abélard, l'oeuvre d'un de ses élèves peut-être? L'inégalité du style, les redites, les désordres, et quelquefois aussi les absurdités et les ellipses, les arguments tantôt développés avec prolixité, tantôt écourtés brusquement, les citations parfois indiquées ou tronquées, et qui souvent encombrent le texte, seraient autant de circonstances favorables à cette conjecture, quoique assurément les morceaux importants soient de la main du maître, tels que le prologue, le début de l'ouvrage, celui du second livre, et les principaux articles du troisième. Quant au fond des idées, au choix des arguments, des autorités et des exemples, tout est bien de lui, et nous venons en vérité de l'entendre et d'assister à ses leçons. Tel on le retrouve dans ses autres écrits; les analogies y sont frappantes; il aime à se répéter.

Note 270: (retour) Summ. Theol., pars 1, quæst. I-XLIV. C'est aussi l'ordre suivi par le P. Petau dans ses Dogmes Théologiques.



CHAPITRE III.

SUITE DE LA THÉODICÉE.—Theologia Christiana.

L'Introduction à la Théologie est écrite avec la liberté hardie d'un homme habitué à voir les intelligences plier devant lui et qui ignore encore les dangers de l'inimitié des pouvoirs intolérants. L'ouvrage était fait pour exciter la sévérité soupçonneuse de l'orthodoxie, et l'existence même de la Théologie chrétienne271 prouve qu'Abélard eut à défendre l'Introduction, car le second ouvrage répète et adoucit le premier; il en contient de longs fragments littéralement reproduits, mais autrement divisés et rangés dans un nouvel ordre. Le style est plus soigné, la latinité meilleure, la composition plus méthodique et moins aride. L'auteur semble avoir autant à coeur d'éviter que de repousser les attaques de ses adversaires, et de désarmer la critique que d'établir ses idées. Une analyse complète deviendrait fastidieuse, mais il faut cependant connaître l'ouvrage; il suffira d'analyser quelques passages importants qui modifient ou confirment les propositions les plus contestées de l'Introduction.

Note 271: (retour) P. Abael. Theologia Christiana, in lib. V; Thes. nov. anecd., t. V, d. 1156-1860.

Il paraît que trois points surtout avaient provoqué le doute ou la discussion, peut-être aussi les scrupules ou les craintes de l'auteur. Ce sont encore les points qui nous intéresseraient le plus aujourd'hui.

Le premier est ce qu'on pourrait appeler le caractère général de cette théologie. Il est évident qu'elle tend au rationalisme, ou du moins qu'elle a pour but de concilier la foi avec la raison, l'autorité avec la science, le dogme avec la philosophie. On a vu que l'entreprise n'était pas entièrement nouvelle au temps d'Abélard, mais nul n'y avait apporté autant de subtilité réelle que lui, ni surtout un aussi grand renom de dialectique. Sans avoir jamais prétendu à l'hétérodoxie, sans s'être jamais extérieurement ni, je le crois, intérieurement donné pour un novateur religieux, il s'était en tout, et même dans la foi commune, piqué de penser par lui-même. Il avait élevé sa chaire de sa propre main et se croyait le créateur de sa doctrine. Quoi qu'il fît donc, il était suspect: son esprit aurait été plus modéré, plus timide, plus sûr, son coeur aurait été plus humble, qu'il n'eût pas évité un grand danger, la défiance de l'Église. Il mettait son amour-propre à l'exciter, bien qu'il n'eût jamais l'insolence ou le courage de la braver; il ne cessait de la provoquer, en s'empressant de la désarmer dès qu'elle le menaçait. C'est donc sur le caractère philosophique de sa théologie qu'il se montrera d'abord jaloux d'éclairer et de rassurer les fidèles.

L'application de la philosophie à la théologie conduit naturellement à citer les philosophes autant ou plus que les Pères, qui ne le sont pas toujours; les philosophes, de leur côté, ne sont pas toujours chrétiens. D'ailleurs c'est du sein du paganisme que sont sortis les grands noms de la philosophie. De là, dans notre auteur, un mélange nécessaire des lettres profanes et des lettres saintes. Bien que plusieurs Pères des premiers siècles en aient donné l'exemple, assez constamment suivi par la littérature du moyen âge, c'est un usage qui a toujours été soupçonné, accusé d'être abusif, et par ceux-là même qui s'y étaient quelquefois conformés. Pour Abélard, que l'érudition et la dialectique conduisaient sans cesse sur le terrain de l'antiquité payenne, il y avait donc grand intérêt à justifier l'emploi de ces autorités hasardeuses et à réconcilier enfin la science des Gentils avec les traditions catholiques.

Mais il lui importait plus encore de se laver de toute connivence avec ceux qui ne consultaient les Gentils que pour s'écarter de l'Église, qui abusaient des sciences du siècle et corrompaient le dogme par la dialectique. La philosophie de son temps, comme de tout temps, était prévenue d'incrédulité et de libertinage; pour lui, comme pour ses successeurs, restait la commune ressource de dire qu'il y a deux philosophies, la vraie et la fausse, et nous le verrons chercher à se disculper de son attachement à l'une en s'acharnant contre l'autre. Il déclamera avec violence et, s'il le faut, avec fanatisme contre ceux qu'il se complaît à nommer les pseudo-philosophes. Plus franche et plus hardie, et comme pour achever sa pensée, Héloïse appelait les adversaires de son époux du nom injurieux que saint Paul donnait à ses calomniateurs: saint Bernard était pour elle un pseudo-apôtre272.

Note 272: (retour) II Cor. XI, 13.—Voy. t. I, p. 167 et Ab. Op., ep. II, p. 42.

Quand la dialectique, même circonscrite dans de certaines bornes par une intention chrétienne, pénètre dans le dogme, elle peut toujours altérer ce qu'elle explique et réduire le mystère à sa plus simple et à sa trop simple expression, en l'interprétant suivant la science; elle-même, et pour son propre compte, elle n'a été que trop accusée d'être une science de mots. Une orthodoxie dialectique risque donc aussi de n'être qu'une orthodoxie nominale. Le philosophe peut, dans toute l'énergie du terme, n'être chrétien que de nom. C'est de ce danger qu'Abélard tâche de se préserver; il s'attache à combattre, à détruire toutes les objections de l'hérésie contre la Trinité; il prend soin de séparer et même de garantir sa doctrine de tout contact avec l'erreur de Roscelin. «Quant on lit aujourd'hui les deux ouvrages incriminés,» dit M. Cousin, «on y trouve la dialectique placée à la tête de la théologie et l'esprit caché du nominalisme y minant les bases du christianisme, au lieu de les attaquer directement273.» En revoyant ses arguments, Abélard semble avoir pressenti cette grave critique qui l'attendait encore après six ou sept siècles, et il a pris grand soin d'établir le caractère orthodoxe de sa doctrine sur la Trinité.

Note 273: (retour) Ouvr. inèd. d'Ab., Introd., p. cxvii.

Recueillons maintenant la substance de ce qu'il dit de neuf ou d'important sur ces trois points: l'autorité des philosophes, l'abus de la dialectique en matière de religion, la pureté de sa doctrine.

1. «Si l'autorité des apôtres, si celle des Pères, si celle enfin de la raison ne suffisent pas, même contre des philosophes qui n'invoquent que la dernière, il ne nous reste qu'à renvoyer leurs traits à nos ennemis; en repoussant une à une leurs objections, étouffons les aboiements de ceux qui cherchent à diffamer aux yeux des fidèles tout ce que, dans une intention sincère, nous avons écrit pour la défense de la foi. Ils récusent eux-mêmes les philosophes comme Gentils, et leur contestent toute autorité en faveur de la foi, comme étant condamnés par elle..... Mais tous les philosophes, Gentils peut-être de nation, ne le furent point par la foi.... Comment, en effet, dévouerions-nous à la damnation ceux à qui Dieu même, au témoignage de l'apôtre, a révélé les secrets de la foi et les profonds mystères de la Trinité, et dont les vertus et les oeuvres sont célébrées par de saints docteurs274?» Car peut-on nier que l'incarnation ne paraisse annoncée dans certains écrits payens plus ouvertement que dans quelques livres sacrés? Quand Platon dit que Dieu, en formant le monde, prit deux longueurs, qu'il appliqua l'une à l'autre dans la forme de la lettre grecque X et les courba en orbe, n'est-ce pas une image du mystère de la croix275? Si les sacrements furent inconnus de l'antiquité, c'est que la loi d'Israël n'avait pas été donnée pour tous, comme l'Évangile. «Aucune raison ne nous force donc à douter du salut de ceux des Gentils qui, avant la venue du Sauveur, ont, naturellement et sans loi écrite, fait, selon l'apôtre, ce que veut la loi, et qui la montraient écrite dans leurs coeurs, leur conscience rendant témoignage pour eux-mêmes276.» Il est évident par l'Écriture que «la justice a commencé par la loi naturelle.» Les menaces et les prescriptions de l'Ancien Testament ne regardaient qu'Abraham et ses descendants. «Ne désespérez du salut de personne ayant, avant le Christ, vécu bien et purement. Et par quelle abstinence, par quelle continence, par quelles vertus, la loi naturelle et l'amour de l'honnête ont jadis signalé non-seulement les philosophes, mais encore des hommes illettrés!... Que de témoignages nous le redisent, comme pour gourmander notre négligence et notre faiblesse!... Armés des pages des deux Testaments, des innombrables écrits des saints, nous sommes pires... que ceux à qui Dieu avait refusé la tradition de la loi écrite et le spectacle des miracles.»

Note 274: (retour) Theol. Chr., t. II, p. 1203-1240.
Note 275: (retour) Ce que dit Platon, c'est que Dieu ayant composé du même, de l'autre et de l'essence un certain mélange, et l'ayant divisé en parties formant une longue bande, il la coupa en deux suivant sa longueur, puis croisa ces deux moitiés l'une sur l'autre en la forme du X, les courba en cercle et enveloppa le tout dans un double mouvement. C'est la création de l'âme du monde et de la forme sphérique de l'univers. Il n'y a dans cette obscure description rien qui ressemble au christianisme; le croisement à angle aigu est regardé comme une allusion à la position de l'écliptique sur l'équateur et n'a point de rapport avec la figure de la croix du Sauveur. (Timée, éd. de M. H. Martin t. 1, p. 99, et not. 24, t. II, p. 30.)
Note 276: (retour) Rom. II, 13, 14, 15, et III, 28.

Quant à la doctrine, des philosophes ont prêché l'immortalité de l'âme, la rétribution future, la gloire ou le châtiment; ils s'y appuient pour nous exhorter à bien faire. Il faut bien qu'en eux-mêmes ils aient appris à connaître ces vertus qu'ils nous enseignent, il faut qu'ils sachent que Dieu en est le principe ou plutôt la cause finale, qu'elles doivent avoir l'amour de Dieu pour origine et pour but. C'est la foi de Socrate, c'est l'enseignement de Platon que Dieu est le souverain bien. L'humilité de Pythagore semble avoir deviné l'humilité chrétienne. Lorsqu'on lit ce que Cicéron dit de la sagesse, on se rappelle cette parole de Job: La piété, c'est la sagesse277. Or la sagesse de Dieu, c'est le Christ. Si, pour avoir aimé le Christ, nous sommes appelés chrétiens, comment refuser le même nom à ceux qui ont aimé la sagesse? Les préceptes moraux de l'Évangile ne sont qu'une réformation de la loi naturelle que les philosophes ont observée278. L'Évangile, comme la philosophie et à la différence de l'ancienne loi, préfère la justice intérieure à l'extérieure et pèse tout d'après l'intention de l'âme; aussi quelques platoniciens ont-ils été emportés jusqu'à ce blasphème, que Jésus-Christ avait reçu toutes ses maximes de Platon.

Note 277: (retour) Th. Chr t. II, p. 1210. C'est la définition de l'orateur: Vir bonus dicendi peritus, qui, chose assez singulière, rappelle à l'auteur la passage de Job: Timor domini ipsa est sapientia (XXVIII, 28), passage qu'il cite au reste dans ces termes: Ecce pietas est sapientia, comme saint Augustin (De Trin., XII, xiv, et XIV, i), d'après le mot grec des Septante, Θεοσέζεια.
Note 278: (retour) Id., ibid., p. 1211. Abélard a commenté ailleurs avec détail dans un sens favorable aux philosophes les passages de saint Paul déjà cités, (Com. In ep. ad Rom., Ab. Op., p. 513.) et déjà il avait dit dans l'Introduction: «Diximus deum esse potentiam generantem, et sapientiam genitam, et benignitatem procedentem: cum istud nemo discretus ambigat, sive Judaeus, sive Gentillis, nemini aec fides deesse videtur.» (L. II, p. 1101.)

Si vous jugez des principes des philosophes par leurs oeuvres, voyez comme ils ont réglé la société: ils semblent lui avoir appliqué les préceptes évangéliques. Les règles qu'ils prescrivent aux chefs des cités sont celles que s'imposent aujourd'hui les clercs et les moines. «La cité est une fraternité.... Les législateurs de république ont l'air d'avoir devancé la vie apostolique de la primitive Église.» L'interdiction de la propriété, la mise en commun de tous les biens est le principe de cette parole de Socrate dans le Timée279: Que les femmes soient communes et que nul n'ait des enfants à lui. «Or, mes frères, faut-il tourner cela dans un sens honteux et supposer qu'un si grand philosophe, de qui date l'étude de la discipline morale et la recherche du souverain bien, ait institué une infamie aussi manifeste et aussi abominable que l'adultère, condamné et par les philosophes, et par les poëtes, et par tous les hommes observateurs de la loi naturelle, au point que quelques-uns regardent comme adultère l'ardeur passionnée de l'époux pour son épouse?» Non, Socrate n'a voulu que détruire jusqu'au dernier reste de la propriété: il veut que les femmes soient en commun dans un but, non de plaisir, mais d'utilité. «La vraie république est celle dont l'administration est dirigée vers l'utilité commune, et ceux-là seulement sont concitoyens qui cohabitent dans une telle union de corps et de dévouement qu'en eux paraisse accompli ce que dit le psalmiste de la perfection de la primitive Église, imitée aujourd'hui par les congrégations monastiques: Ah! qu'il est bon et agréable que les frères habitent unis en un corps! (CXXXII, 1.)

Note 279: (retour) Th Chr., t. II, p.1212. Ce n'est pas la communauté des femmes, mais celle des enfants qui est prescrite dans le Timée, le mariage au contraire y est réglé, et d'une manière assez singulière. (Étud. sur le Tim., t. I, p. 81.)

Les anciens n'appellent cité qu'une association où tout a pour but le bien commun, «association maintenue sans murmure par la charité sincère.» C'est vraiment la définition d'une société chrétienne. Et tandis qu'ils ont désiré introduire une telle sévérité dans la république que Platon veut en bannir jusqu'aux poëtes, ils ont prescrit à ceux qui la gouvernent un tel amour pour le peuple, que, «se regardant comme ses ministres, non comme ses maîtres... ils ne doivent pas craindre et de combattre et de donner leur vie pour la liberté de la patrie, sûrs d'atteindre ce séjour de la béatitude céleste qui, selon Cicéron, fut par révélation promise à Scipion280.» Ainsi ont fait les Décius, donnant l'exemple qu'avait donné déjà David, aimé du Seigneur. «Qu'ils rougissent à ces souvenirs, les abbés de ce temps-ci, eux à qui est confié le premier soin de la religion monastique, qu'ils rougissent et reviennent à résipiscence, touchés du moins de l'exemple des Gentils, tandis qu'aux yeux de leurs frères, qui ruminent de vils aliments, vilia pulmentorum pabula, ils dévorent impudemment des mets exquis et nombreux. Qu'ils remarquent aussi, les princes chrétiens, avec quel zèle courageux des Gentils ont embrassé la justice...» Qu'ils songent à ce Zaleucus qui appliqua à son propre fils la loi que lui-même avait faite contre l'adultère.

Note 280: (retour) Th. Chr., t. II, p. 1215. On voit qu'il avait lu Macrobe, à qui nous devons le Songe de Scipion.

Les philosophes ont connu également l'abstinence des anachorètes ou des moines, la sublimité de la vie contemplative, les vertus de la solitude. La vie solitaire «est celle où la ferveur extrême de l'amour de Dieu nous suspend à la contemplation de la vision divine, et nous faisant abandonner toute sollicitude des liens du monde, ne nous laisse, pour ainsi dire de commerce qu'avec les choses célestes.» Quelques philosophes grecs, les Esséniens aussi, ont su s'y élever. Faut-il prouver leur mépris des richesses? citons Pythagore, Cratès, Antisthène, leur mépris de la vie? Socrate «succomba pour la défense de la vérité comme un martyr certain de la rémunération;» le mépris de la douleur? il éclate dans les stoïciens. Parlerons-nous de leur mépris des voluptés et de la pureté de leur vie? C'est en eux «que commença cette beauté de la chasteté chrétienne ignorée des Juifs.» On voit dans les livres quels soins, quels embarras sont attachés au mariage; Salomon a peint avec la plus grande force tous les dangers de la passion des femmes. La chasteté paraît la vertu la plus agréable à Dieu, et l'histoire romaine abonde en beaux traits de continence et de pudeur; il suffit de rappeler Lucrèce et Virginie281.

Note 281: (retour) Th. Chr., t. II, p.1216-1235.

Quant à la science, les témoignages des saints nous apprennent combien celle des philosophes nous est nécessaire dans l'étude des lettres sacrées, tant pour résoudre toutes les questions que pour éclaircir les mystères allégoriques, dont l'explication est souvent dans les nombres; aussi saint Augustin met-il au premier rang la dialectique et l'arithmétique. C'est la poésie et ses mensonges qu'il faut fuir. Si un chrétien a le goût des lettres, qu'a-t-il besoin de se repaître de fictions vaines? «Quelles sont les formes de style, les beautés d'expression que ne présente pas la page sacrée, pagina divina, toute remplie des énigmes de l'allégorie et de la parabole, et presque partout abondante en allusions mystiques? Quelles sont les grâces d'élocution que ne nous enseigne pas la langue hébraïque, cette mère des langues?.... Quels mets peuvent manquer à la table spirituelle du seigneur, c'est-à-dire à l'Écriture sainte, où, suivant Grégoire, l'éléphant nage et l'agneau se promène?.... Qui, parmi les poëtes et même parmi les philosophes, a égalé saint Jérôme pour la gravité de la diction, saint Grégoire pour la douceur, saint Augustin pour la subtilité? Dans le premier, vous trouverez l'éloquence de Cicéron, dans les deux autres la suavité de Boèce et la subtilité d'Aristote, et bien plus encore, si je ne me trompe, en comparant les écrits de chacun. Que dire de l'éloquence de Cyprien ou d'Origène et de tant de docteurs innombrables, tant grecs que latins, tous profondément versés dans l'étude des arts libéraux?.... Mais comment les évêques et les docteurs de la religion chrétienne n'écartent-ils pas les poëtes de la cité de Dieu, quand Platon leur interdit la cité du siècle? Bien plus, dans les jours solennels des grandes fêtes qui devraient être employés tout entiers aux louanges du Seigneur, ils appellent à leur table les bateleurs, les danseurs, les sorciers, les chanteurs d'infamies. Ils célèbrent jour et nuit la fête et le sabbat en leur compagnie; puis ils les récompensent par de grands dons, qu'ils dérobent aux bénéfices ecclésiastiques, aux offrandes des pauvres, évidemment pour sacrifier aux démons. Qu'est-ce, en effet, que ces histrions, sinon les hérauts et pour ainsi dire les apôtres des démons?.... Oui, ce qui se dit dans l'église fatigue, ennuie de tels auditeurs. C'est un fardeau pour eux que de faire l'oblation aux autels du Christ; et jusque dans les solennités de la messe, pendant l'espace d'une heure, ils ne peuvent sevrer leur langue de propos vains. Toute leur âme brûle pour le dehors et aspire à la cour des démons, aux conventicules d'histrions. C'est là qu'ils sont prodigues d'offrandes, et attentifs avec le plus grand silence et la plus grande passion à la prédication diabolique. Mais apparemment c'est peu de chose pour le diable que ce qu'ils font hors du sanctuaire des basiliques, s'il n'introduit pas dans l'église de Dieu les turpitudes de la scène. O douleur! il l'ose. O honte! il l'accomplit; et devant les autels mêmes du Christ, toutes les infamies sont introduites de toutes parts; les temples, au milieu des réunions des fêtes solennelles, sont dédiés aux démons, et sous le voile de la religion et de la prière, tous, hommes et femmes, ne semblent réunis que pour satisfaire librement leur lasciveté; et ainsi sont célébrées les veilles de Vénus282

Note 282: (retour) Theol. Chr., t. II, p. 1235-1240.

Ce morceau offre quelque intérêt pour l'histoire du théâtre. Il prouve que certains jeux scéniques étaient connus dès ce temps-là et inspiraient un goût très-vif aux classes supérieures de la société, et même aux grands de l'Église. Il indique également que ces scandaleuses représentations, qui ont longtemps souillé les lieux saints, étaient déjà célébrées aux jours de fêtes, et que si une partie du clergé les tolérait, des esprits plus sévères ne lui épargnaient pas les remontrances. Mais on comprend que cette sévérité même ne devait pas améliorer la position d'Abélard auprès de ceux qu'elle censurait, et ce n'était pas une très-habile manière de se bien mettre avec l'Église; que d'établir, pour justifier les philosophes, que bon nombre d'ecclésiastiques étaient loin de les égaler en pureté et en modestie. Cette apologie qui tourne en invective, décèle un esprit toujours près de franchir les bornes et de tourner contre le clergé les armes que devaient un jour saisir les écrivains réformés et les libres penseurs de toutes les écoles. Prise en elle-même et au fond, l'argumentation est hardie. Elle tend à mettre la foi philosophique au niveau de la foi chrétienne, en même temps qu'à placer les moeurs des philosophes au-dessus de celles des prêtres. Si cette argumentation était seule et sans contre-poids, elle autoriserait des doutes sérieux sur le catholicisme d'Abélard. Mais elle a une contre-partie qui la compense, et qui témoigne d'une intention sincère d'impartialité chrétienne. Nous allons le voir humilier non moins résolument aux pieds de la foi l'orgueil et l'égarement de la philosophie.

II. Au-dessus des ennemis du Christ, hérétiques, juifs, gentils, ceux qui contestent avec le plus de subtilité la sainte Trinité, sont les professeurs de dialectique, ou ces sophistes tant raillés par Platon, «ceux qui n'usent pas, mais abusent de l'art.» Or cette philosophie est comme le glaive acéré dont «un tyran aveugle se sert pour tout détruire, mais qui peut servir pour la défense: elle peut faire beaucoup de bien et beaucoup de mal. On sait que les péripatéticiens, que nous appelons aujourd'hui les dialecticiens, ont par de bons arguments, réprimé les hérésies tant des stoïciens que des épicuriens.» Quant à ceux dont l'adresse perfide a rendu la dialectique odieuse, leur faute a été condamnée, il y a longtemps, par Cicéron dans sa Rhétorique283. Saint Paul s'est prononcé maintes fois contre l'esprit contentieux et les argumentations verbeuses. Et un pape, répétant les paroles de saint Ambroise, a dit: «Les hérétiques mettent dans la discussion toute la force de leurs poisons284.» Au temps où nous sommes, les dialecticiens s'arrogent le premier rang parmi les philosophes, croyant avoir acquis la «meilleure philosophie, parce qu'ils ont la plus verbeuse.» En eux est ce principe de tout péché qui précipita le premier ange de la céleste béatitude, l'orgueil. «Les professeurs de dialectique s'imaginent qu'armés des raisons les plus rares, ils peuvent tout prétendre et tout attaquer.... qu'il n'est rien qu'ils ne puissent comprendre et discuter; et, pleins de mépris pour toutes les autorités, ils font gloire de ne croire qu'en eux seuls; car ils n'acceptent que ce que leur persuade la raison.... L'orgueil suit la science et l'aveuglement l'orgueil; et ainsi, chose singulière, la science ramène à l'ignorance.» En s'attribuant à soi-même le don que l'on tient de Dieu, on le perd, et l'on s'égare d'autant plus qu'on avait été mieux doué. L'hérétique, comme le mot l'annonce, est celui qui choisit, ou qui suit la préférence de son jugement, c'est-à-dire qui préfère son propre esprit à celui de Dieu. «Il devient alors présomptueux, impatient, contentieux: il se forme à la dispute plus qu'à la discipline et aspire à la gloire plus qu'au salut.... Gardez-vous de ceux qui rapportent en raisonnant la nature unique et incorporelle de la Divinité à la similitude des corps composés d'éléments, moins pour atteindre la vérité que pour faire montre de philosophie. Ils ne s'élèvent point à la connaissance de celui qui résiste aux superbes et fait grâce aux humbles.» Nul ne connaît ce qui est de Dieu, hors l'esprit de Dieu: nul ne peut rien enseigner, si Dieu ne l'illumine. Dieu est le maître intérieur qui instruit sans paroles qui il lui plaît. Aussi la vie religieuse sert-elle plus à le comprendre que la subtilité d'esprit. «Dieu aime mieux la sainteté que le génie.... Ceux qui ont la ferveur de l'amour, qu'importe qu'ils nous paraissent des simples et des idiots, et ne puissent exprimer et démontrer tout ce que l'inspiration divine leur fait comprendre? Plût à Dieu qu'ils y prissent garde, ceux qui s'arrogent impudemment la maîtrise en écriture sainte, et qui ne corrigent point leur vie, mais vivent charnellement dans la souillure! Ils disent que l'intelligence spéciale des énigmes divines leur a été donnée, que les secrets célestes leur ont été confiés; ils mentent. Ils semblent se vanter ouvertement d'être le temple du Saint-Esprit. Que du moins l'impudence de ces faux chrétiens soit écrasée par les philosophes gentils, qui pensaient que la science de Dieu s'acquiert moins en raisonnant qu'en vivant bien.» Qu'ils écoutent Socrate, qui professait qu'il ne pouvait rien que par la grâce divine. «Qu'ils écoutent les philosophes, eux qui se disent philosophes. Qu'ils écoutent leurs maîtres, eux qui méprisent les saints285....»

Note 283: (retour) Id., ibid., p. 1242-1246. Cette rhétorique est celle ad Herennium, l'ouvrage de Cicéron qu'il cite de préférence. Le passage rapporté est extrait du livre II, XI.
Note 284: (retour) I Cor., XI, 16.—I Tim., VI, 20.—-II Tim. II, 14, 22, 23, 24.—Resp. Adriani pap. ad Carolum, c. XLIX; S. Concil., t. VII.—-Ambr. Op., t. I, De Fid., c. V.
Note 285: (retour) Th. Chr., t. III, p. 1245-1252.

«Il est vrai que dans toutes les choses qui peuvent se discuter rationnellement, la décision de l'autorité n'est pas nécessaire; mais ne doit-il pas suffire à la raison qu'il lui soit démontré que celui qui surpasse tout, doit surpasser les forces de l'intelligence et de la dialectique des hommes? Quelle chose devrait plus indigner les fidèles que de confesser un Dieu que cette petite raison humaine pourrait comprendre?»

C'est ce qu'ont senti et les saints et les philosophes. Les esprits célestes eux-mêmes ne connaissent pas Dieu pleinement. Le nom du fils de Dieu, dit Hermès, ne peut être prononcé par une bouche humaine286. Dieu, «c'est-à-dire le Dieu qui n'est compris et cru que par le petit nombre ou par les plus grands des sages,» est le Dieu inconnu; Incerti Judaea Dei, dit Lucain. C'est le Dieu caché de l'Écriture, le Dieu inconnu de l'autel d'Athènes, le même, ce semble, que cet autel de la Miséricorde, où ne s'offrait pas d'autre sacrifice que celui des brachmanes, le sacrifice de la prière et des larmes, l'autel dont parle Stace:

Nulli concessa potentum

Ara Deum, mitis posuit clementia sedom.

Note 286: (retour) Id., ibid., p. 1254.—Abélard ne cite, je crois, nulle part Hermès qu'à l'aide de saint Augustin, et rien ne me prouve qu'il eût sous les yeux le texte ou la traduction de ces célèbres apocryphes, le Pimandre ou l'Asclépius.—Cf. Introd., p. 1004, 1009, 1012, 1052, etc., et Sic et Non, p. 45.

«Que répondront à tout cela les professeurs de dialectique, s'ils veulent discuter par raisonnement ce que leurs principaux docteurs affirment ne pouvoir être expliqué? Ils se moqueront de leurs docteurs, pour n'avoir pas tu la vérité que Dieu leur inspirait, vérité que ceux-ci font profession de ne pouvoir exposer en dissertant, tenant pour plus vénérable ce qui surpasse davantage la portée de l'intelligence humaine. Ils ne rougissent pas de déclarer qu'ils entendaient et même disaient bien des choses, qu'ils professaient enfin des vérités qu'ils ne pouvaient démontrer; et même ils se plaisaient tellement dans cette obscurité que, sur les choses qu'ils auraient pu démontrer, ils étendaient le voile littéral, pour que la vérité découverte et nue ne fût pas méprisée à cause de la facilité de la comprendre.» Les déesses d'Éleusis apparurent une nuit au philosophe Numenius, en habit de courtisanes, et se plaignirent qu'il les eût arrachées du sanctuaire de la pudeur, parce qu'il avait donné l'interprétation de leurs mystères, «Oh! plût à Dieu que ceux qui s'affichent pour philosophes fussent, même en songe, détournés de leur présomption, et qu'on les vît cesser de nier l'existence de l'incompréhensible majesté du Dieu suprême, parce qu'ils ne l'entendent pas discuter avec une parfaite évidence287

Note 287: (retour) Id., ibid., p. 1254.—-Le songe de Numenius est raconté par Macrobe, (Somn. Scip., t. I, c. II.)

Mais voici l'objection: Que sert de dire une vérité qu'on ne peut expliquer? et voici la réponse: Lorsqu'on entend, touchant Dieu, quelque chose que l'on ne comprend pas, l'auditeur est excité à l'inquisition; «l'inquisition enfante l'intelligence, si la dévotion l'accompagne.» Aux uns a été donnée la grâce de dire, aux autres celle de comprendre. En attendant, et tant que la raison ne se dévoile pas, l'autorité doit suffire. «Il faut s'en tenir à la maxime connue: ce qui est admis par tous, par le plus grand nombre, ou par les doctes, ne doit pas être contredit. Il est donc salutaire de croire ce qu'on ne peut expliquer, d'autant que ce que l'infirmité humaine peut démontrer n'est pas grand'chose, et qu'il ne faut point appeler foi l'adhésion que nous arrache l'évidence rationnelle. Nul mérite auprès de Dieu, quand on ne croit pas à Dieu, mais à de petits arguments qui trompent souvent, et qui peuvent à peine être saisis, même quand ils sont raisonnables288

Note 288: (retour) Id., ibid., p. 1255.—-Ce passage est en contradiction avec ce qu'il a dit dans l'Introduction, t. II, p. 1054 et 1058. Voyez au précédent chapitre, p. 201 et 205.

La dernière objection des dialecticiens, c'est qu'il faut repousser une foi qui ne peut être défendue, faute de raisons évidentes pour la soutenir. Mais nous leur demanderons ce qu'ils pensent de leurs maîtres qui ont enseigné cette foi. «Nous tenons du seul Boèce tout que nous savons de l'art de l'argumentation en usage aujourd'hui, et c'est de lui que nous avons appris tout ce qui fait la force du raisonnement. Nous savons que c'est encore lui qui a disserté sur le dogme de la Trinité, exactement et philosophiquement, en se conformant à la classification des dix catégories289. Accuseront-ils le maître même de la raison, et diront-ils qu'il s'est égaré dans l'argumentation, celui de qui ils font gloire de l'avoir apprise? Quoi? le maître n'aura pas aperçu ce qu'aperçoivent ses disciples! il n'aura pas vu par quelles raisons on peut infirmer ce qu'il soutenait! Je pardonne à leur impudence; qu'ils nous enlèvent ce qu'ils voudront, ceux qui ne savent point épargner leurs maîtres, pourvu qu'ils ne troublent pas la foi des simples, et que par les lacs des sophismes où déjà ils sont eux-mêmes enveloppés, ils n'entraînent pas les autres dans la fosse où ils sont tombés. Pour éviter un tel danger, il ne reste qu'à demander à Dieu un remède contre la contagion; qu'il brise les machines de guerre de ceux qui s'efforcent de détruire son temple par les coups redoublés du bélier de leurs arguments.

Note 289: (retour) On a vu qu'il est douteux que ces ouvrages théologiques soient de Boèce. (c. 1, p. 160.)

«Mais enfin, puisque l'importunité de ces querelleurs ne peut être réprimée par l'autorité ni des saints, ni des philosophes, et qu'il faut absolument leur résister par le raisonnement humain, nous avons résolu de répondre aux fous suivant la folie, et de pulvériser leurs attaques par les moyens qui leur servent à nous attaquer290

Note 290: (retour) Theol. Chr., p. 1256.

Ici Abélard, rentrant peut-être plus complètement dans sa vraie pensée, revient à l'idée qu'il faut prendre aux incrédules leurs armes, et les confondre par leurs propres arguments. «Si cette obscurité si profonde aveugle notre raison, qui se signale plus par la religion que par le génie, et si à tant de recherches des plus subtiles, notre petitesse ne suffit pas ou succombe vaincue, que nos adversaires n'imaginent point pour cela d'incriminer ou de censurer notre foi, qui n'en vaudrait pas moins en elle-même, quand un homme aurait faibli dans la discussion. Que personne ne m'impute à présomption d'avoir entrepris ce que je n'aurai pas accompli; mais qu'il pardonne à une intention pieuse qui suffit auprès de Dieu, si l'habileté fait défaut. Tout ce que nous exposerons sur cette haute philosophie, nous professons que c'est une ombre et non la vérité, une certaine ressemblance et non la chose même. Quel est le vrai? Dieu le saura. Quel est le vraisemblable et le plus conforme aux raisons philosophiques? je pense que je le dirai. En cela, si mes fautes veulent que je m'écarte de la pensée et du langage catholiques, qu'il me pardonne, celui qui juge des oeuvres par l'intention, prêt que je suis toujours à donner toute satisfaction en effaçant ou corrigeant tout ce qui sera mal dit, lorsqu'un fidèle m'aura redressé par la vertu de la raison ou l'autorité de l'Écriture291

Note 291: (retour) Id., ibid., p. 1256-1258. Ceci est repris du prologue de l'Introduction, p. 974.—Voy. ci-dessus, p. 185.

III. La trinité des personnes qui sont en Dieu, est un seul Dieu292. «La religion de la foi chrétienne tient invariablement, croit salutairement, affirme constamment, professe sincèrement que le Dieu un est trois personnes, le Père, et le Fils, et le Saint-Esprit, un seul dieu et non plusieurs dieux, un seul créateur de toutes choses visibles et invisibles..... un en tout, sauf en ce point, la distinction des personnes.» Elles ne sont pas trois dieux ni trois seigneurs, mais trois personnes, dont chacune n'est aucune des deux autres, quoique chacune soit Dieu tout entier. La substance des trois personnes, ou la substance de Dieu, est donc simple et une; c'est une essence indivise, une puissance, une majesté, une gloire, une raison, une opération; en un mot, la seule exception à l'unité divine est dans la différence des propriétés; celle d'une personne ne peut jamais être transportée dans une autre, car elle ne serait plus propriété, mais communauté.

Note 292: (retour) Theol. Chr., t. III, p. 1258-1270.

Certaines choses sont dites de Dieu qui ne peuvent être entendues que d'une des personnes et non de plusieurs. Quand on dit que Dieu est inengendré, cela ne peut s'entendre que du Père, car le Saint-Esprit, qui n'est pas engendré, n'est pas pour cela inengendré. Ce qui n'est pas juste n'est pas nécessairement injuste; exemple, une pierre ou un arbre. Certaines choses peuvent être dites de Dieu qui s'appliquent soit collectivement, soit séparément, à toutes les personnes ou à chacune; ainsi Dieu, Seigneur, Créateur, Tout-Puissant, Éternel, etc., cela peut se dire de toute la Trinité et de chaque personne de la Trinité. Certaines choses ne peuvent se dire que des trois ensemble, ainsi le nom même de Trinité: Dieu est la Trinité, Dieu est père; le Père n'est pas la Trinité, Trinité est le nom propre des trois ensemble. Enfin il y a un nom, un seul qui convient à chacune d'elles, mais non à toutes ensemble, c'est le nom même de personne; il convient à toutes, mais séparément et non simultanément.

Dans cette trinité des personnes, aucune n'est substantiellement différente des deux autres, aucune n'en est numériquement séparée; chacune est différente de chaque autre seulement par la propriété, non, encore une fois, dissemblable substantiellement ou numériquement, comme le croit Arius. Ainsi le Père n'est pas autre chose (aliud) que le Fils ou le Saint-Esprit, ni le Fils que le Saint-Esprit; il n'est pas autre chose en nature, mais il est autre (alius) en personne: celui-ci n'est pas celui-là, mais il est ce qu'est celui-là. Socrate est différent numériquement de Platon, c'est-à-dire qu'il est autre par la distinction de l'essence propre, mais il n'est pas autre chose, c'est-à-dire qu'il n'est pas substantiellement différent, puisque tous deux sont de même nature, quant à la communauté de l'espèce: l'un et l'autre est homme.

«Rien n'est en Dieu qui ne soit Dieu.» Car tout ce qui existe dans la nature ou est éternel, et c'est Dieu, ou a commencé, et vient de Dieu; hors de là, il n'y a que le péché et l'idole, qui sont nos oeuvres et non les oeuvres de Dieu. La sagesse, la puissance qui sont en Dieu sont Dieu même. Si l'on prétend que les qualités de Dieu soient en lui, sans être ni lui ni créées par lui, mais qu'elles demeurent éternellement en lui ou sont coéternelles à la divine substance dans laquelle elles sont, nous demanderons si elles sont en Dieu substantiellement ou accidentellement. Si elles y sont substantiellement, elles constituent la substance de Dieu, elles sont alors antérieures (priores) à Dieu, comme la raison est dite antérieure (prior) à l'homme, étant sa forme constitutive. Ainsi, par exemple, le Dieu sage serait constitué par la substance de la divinité et la sagesse, il serait un tout composé de matière et de forme, il aurait un principe. Si, au contraire, les qualités lui appartiennent accidentellement, Dieu est sujet aux accidents, proposition condamnée par tous les philosophes et tous les catholiques. L'accident peut être ou ne pas être, il est mutable, omissible, il dépend de l'altérabilité du sujet; on peut dire qu'il est la forme d'une chose corruptible; comment serait-il compatible avec la nature divine? La sagesse ne pouvant être en Dieu une forme ni substantielle ni accidentelle, il reste qu'elle est Dieu, et de même la puissance, et de même les autres attributs.

Dieu n'est une substance qu'autant que c'est une substance unique, incomparable, au delà ou au-dessus de la substance; de même, les propriétés qui sont dans cette substance ne peuvent être régulièrement appelées formes ni accidents, et elles n'ont d'autre effet que la distinction des personnes; et cette différence n'est pas celle de la personne de Socrate à celle de Platon, les trois personnes n'ayant qu'une essence, tandis que Socrate et Platon n'ont pas la même essence ou la même substance essentielle. Grande et subtile distinction; il faut que l'identité d'une substance unique, l'unité indivisible de l'essence, ne fasse pas obstacle à la diversité des personnes, et ne nous conduise pas à l'erreur de Sabellius; il faut que la diversité des personnes ne soit pas un empêchement à l'unité de la substance, et ne nous jette pas dans l'erreur d'Arius.

On ne voit pas bien comment Abélard conciliera ces idées générales avec l'attribution de la puissance au Père, de la sagesse au Fils, de l'amour au Saint-Esprit, et aucun théologien qui adopte en tout ou en partie cette répartition ne nous a paru clair et conséquent. Abélard ne l'abandonne pourtant pas, et il présente même d'une manière spécieuse la réserve d'une part, éminente dans la puissance en faveur du Père, car les autres attributions ne sont pas contestées. Tout ce qui concerne la puissance est, dit-il, attribué au Père; d'abord la création est tirée du néant, et le Père crée par son Verbe, non le Verbe par le Père; c'est le Père qui donne pouvoir et mission, c'est lui qui envoie le Fils (Galat., iv, 4) de qui il est écrit qu'il s'est rendu obéissant à son Père (Phil., ii, 8). Dans ses souffrances, c'est le Père que le Fils invoque, et il parle toujours de son pouvoir comme d'un don que le Père lui a fait. Quant à la sagesse dans le Fils, elle est nommée textuellement dans l'Écriture, Saint Jean dit aussi que le Père a donné tout jugement au Fils (v, 22), et le Verbe est le Logos, et le Logos est la raison, dit saint Augustin293. Que la distribution des dons de Dieu appartienne au Saint-Esprit, c'est ce qu'on lit partout; à lui donc tout ce qui vient de la bonté. Ainsi la distinction des trois propriétés se justifie. «Le dialecticien peut être le même que l'orateur, mais son attribut comme orateur n'est pas le même que comme dialecticien294

Note 293: (retour) Quaest. LXXXIII, c. XLIV.
Note 294: (retour) Th. Chr., p. 1309-1311.

Si nous n'avions crainte de fatiguer le lecteur des redites nécessaires de l'argumentation scolastique, il y aurait ici une controverse merveilleuse de subtilité a dérouler devant lui; mais il faudrait la donner tout entière, car elle brille surtout par les détails, par cette méthode minutieuse qui ne néglige aucune des formes successives du raisonnement, qui poursuit la même pensée sous toutes les expressions possibles de la science. La grandeur manque à cette discussion, mais non la rigueur, la sagacité, l'opiniâtreté; les mathématiques seules offrent des exemples analogues, parce qu'elles ont seules une langue comparable et supérieure encore comme instrument d'analyse à la langue systématique des péripatéticiens du moyen âge.

Nous renonçons à donner, même par échantillons, cette controverse, qui, sérieuse pour le fond, semblerait puérile de formel mais nous devons dire qu'elle nous paraît embrasser tout l'ensemble des objections élevées de tout temps contre le dogme par les adversaires du christianisme. Quinze de ces objections attaquent la Trinité au nom de l'unité; huit, la Trinité admise, sont dirigées contre l'unité; toutes reviennent à cette argumentation: La Trinité est nominale ou réelle. Nominale, elle n'est qu'une notion arbitraire; autant de noms peuvent être donnés à la divinité, autant elle devrait compter de personnes, et il est étrange que des noms, accidents passagers des langues humaines, constituent des choses éternelles. Réelle, la Trinité est la triplicité de substance, car l'unité de substance est la condition de toute réalité: trois personnes réelles ne peuvent être consubstantielles. Que devient alors l'unité de Dieu? Trois personnes sont trois choses; dire qu'elles sont semblables, c'est dire qu'elles diffèrent en quelque chose, et si elles diffèrent, l'unité numérique de l'essence est impossible. La question qu'Abélard résume ainsi, Grégoire de Nazianze la posait dans ces vers:

Πώς ή μονάς τριάζετ΄, ή τριάς παλιν

Ενίζετ΄;

(XI, de Vit. sua.)

Abélard a raison de dire que toute la difficulté scientifique de ces objections est celle de concevoir la diversité des personnes, sans leur assigner aucun des modes de différence admis par les philosophes; mais il ajoute aussitôt que la nature singulière de la divinité doit bien exiger un langage singulier. Platon n'ose dire ce que c'est que Dieu, la sagesse incarnée seule l'a dit: «Dieu est esprit.» (Jean, IV, 24.) Mais c'est un esprit auprès duquel tout autre est corporel et grossier. Nos docteurs, «qui ramènent tout à la logique,» n'ont pas même osé mettre Dieu au nombre des choses, à peu près par le même scrupule qui décidait Platon à insérer entre nulle substance et quelque substance, entre le néant et les réalités actuelles, son Hyle, cet être informe, matière universelle qui n'est aucun être et d'où tous les dires sont pris, materia, mater rerum. Aux difficultés de la science humaine, il y a donc une première réponse générale dans cette parole de saint Jean: «Ce qui est de la terre parle de la terre.» (III, 34.) Souvenez-vous que, comme votre science, votre langage est terrestre. Les maîtres n'osent faire de Dieu ni une substance ni aucune chose; essayez donc, après cela, de concilier la divinité et vos dix catégories, ou plutôt distinguez profondément l'incréé du créé, et tâchez d'avoir deux langages.

N'imitez pas cependant ces hérétiques d'hier, théologiens en titre, qui, du haut de la chaire enseignante, annoncent que Dieu ne peut être Père, Fils ou Saint-Esprit accidentellement, et que les propriétés des personnes sont nécessairement réelles en dehors de son essence, si l'on ne veut que la Trinité s'évanouisse. Il ne faut pas chercher une différence plus grande entre Dieu le Père et Dieu le Fils qu'entre un homme père de celui-ci et le même homme fils de celui-là. S'il est vrai qu'en Dieu tout est Dieu, ce n'est que relativement qu'il peut porter un autre nom que Dieu. Les propriétés des personnes sont donc des relations. Ce que signifie la distinction des personnes, c'est que par disjonction on dit Dieu le Père, Dieu le Fils, Dieu Saint-Esprit; c'est une distinction relative, ce sont des noms relatifs; seulement il ne s'agit point de relation à une autre personne. Le terme auquel le premier terme est relatif manque, ou plutôt les relations de Dieu sont à Dieu même: le Père est père de Dieu, le Fils fils de Dieu, le Saint-Esprit procède de Dieu; aussi la théologie appelle-t-elle les relations relations intérieures de la divinité295.

Note 295: (retour) «Opponunt Deum non esse tres personas nisi etiam tria.» (Theol. Chr., t. IV, p.1202.) La réponse à cette objection repose sur une différence entre tres et tria, conforme également au langage dialectique (car tria, c'est tres res, tandis que tres se rapporte à personae) et au texte de l'Évangile: κάι ούτοι οί τρείς έν είος, les trois sont un, unum. (1 Ep. de Jean, V, 7.) Mais par malheur en grec τρείς ne peut se rapporter à personnes, πρόσωπα.

Les trois personnes ne sont pas nécessairement trois êtres, trois choses, tria; cette expression synthétique la trinité des personnes n'emporte pas une division nécessaire de ses éléments, pas plus que le vingt et unième n'est séparément le vingtième et le premier, pas plus que la demi-maison n'est divisément la maison et la demie, pas plus que le verbe fait chair n'est fait ou créé. Dieu est trois en ce sens qu'il est triple de propriété ou de définition; il n'est multiple qu'en personnes, c'est-à-dire en propriétés personnelles. La similitude entre les personnes n'entraîne aucune distinction substantielle. Pourquoi ne tiendrait-on pour semblables que des choses qui diffèrent numériquement? Pourquoi celles qui ne sont distinctes que par les propriétés, n'admettraient-elles pas un rapport de similitude? La proposition et la conclusion sont choses semblables sous plusieurs rapports, et cependant elles ne sont pas choses séparées numériquement; elles ne sont pas deux choses, puisque une conclusion, est à la fois conclusion et proposition.

Mais on dit que, d'une part, chacune des trois personnes est Dieu, essence divine; que, d'une autre part, aucune d'elles n'est l'une des deux autres, et l'on conclut qu'elles sont plusieurs dieux ou plusieurs essences divines. Il faut répondre en contestant ce passage du singulier au pluriel. Socrate est le frère d'un homme, Platon est le frère d'un autre; Socrate et Platon sont-ils frères? Deux hommes sont chacun une intelligence; l'intelligence est-elle donc plusieurs choses et non pas une chose? Chaque être a sa durée, ou dure son temps; y a-t-il donc des temps différents? Le temps n'est-il pas unique? Tous les membres d'un homme font un homme, de tous ces membres on peut dire: c'est un homme; coupez une main, l'homme reste, mais ne se double pas, il n'y a toujours qu'un homme. D'où vient donc que parce que chaque personne de la Trinité est Dieu, les trois personnes feraient trois dieux? Un homme qui sait trois arts est trois artistes, et non trois hommes. Tout dépend donc de l'idée qu'on se fait de la différence qui constitue chaque personne. Il est enseigné que c'est une différence de définition, non d'essence. L'honnête et l'utile ne sont pas la même chose, ils se définissent différemment, quoique l'honnête soit utile. L'orateur et le grammairien ne sont pas identiques, quoique la même essence soit le sujet du grammairien et de l'orateur. Ainsi le Père et le Fils sont différents avec la même substance; l'un n'est pas l'autre pour cela. Si l'on dit quelquefois le Père est le Fils, cela signifie que le Fils est Dieu comme le Père, tuais non qu'il soit par les propriétés le même que (idem quod) le Père. Sans doute il ne faut pas trop s'attacher aux termes; «encore faut-il que les termes soient catholiques.... On ne doit point forcer les expressions figuratives qui ne sont point prises dans le sens propre, ni les pousser au delà de ce que prescrit l'usage et l'autorité.» De ce qu'on dit que Dieu ne connaît pas les méchants, doit-on conclure que Dieu ne connaît pas tout? Ces mots: J'adore la croix, signifient-ils que j'adore un bois insensible? Transportés des créatures au créateur, les noms de père et de fils acquièrent une signification spéciale, expriment une relation qui n'a point sa pareille. Quand on parle de Dieu, la plus grande discrétion, c'est-à-dire le plus grand effort de discernement, est nécessaire. Gardons-nous des expressions qui pourraient, contre les paroles d'Athanase, conduire à la confusion des personnes, neque confundentes personas. En vain invoquerait-on la règle du syllogisme: Tout ce qui s'affirme du prédicat s'affirme du sujet, ou bien si A est B et que B soit C, A est C; il faudrait donc l'entendre comme si, dès qu'une chose est dite d'une autre chose, tout propre du prédicat était propre du sujet, et admettre par exemple que si cet homme est ce corps, comme ce corps est ce qui ne s'anéantit pas, cet homme est ce qui ne s'anéantit pas. Les distinctions du bon sens doivent présider à l'emploi des règles de l'art.

La relation qui constitue la propriété de chacune des trois personnes, a quelque chose de mystérieux; elle ne rentre pas exactement dans les cadres de la science, elle ne peut donc être exprimée que par des similitudes, sub quadam pia similitudinis umbra. Les comparaisons sont permises, mais il faut s'en défier, aussi les voyons-nous employées dans cet ouvrage avec beaucoup de réserve. Celle du sceau d'airain fait place à une comparaison prise d'une image de cire, et c'est avec brièveté et précision qu'Abélard en use pour expliquer, en quelque manière, la génération du Fils. Comme l'image de cire est de la cire (ex cera), comme l'espèce est du genre, la sagesse divine, étant une certaine puissance, est de la puissance divine (ex potentia); et en ce sens l'homme est la même chose que l'animal, l'image de cire la même chose que la cire, mais sans réciprocité. Semblablement, le Fils est de la même substance que le Père, la sagesse est essentiellement puissance, mais il n'y a pas identité absolue. La sagesse est comme une partie de la puissance; il faut dire comme une partie, parce que Dieu est indivisible. Le Fils est du Père comme la sagesse est de la puissance, voilà la génération. Quel mode de génération? Le Père ou la puissance est-il matière, cause, principe, antécédent quelconque du Fils ou de la sagesse? Nulle de ces expressions ne doit être prise au propre: la matière est assujettie à la forme, mais non pas Dieu; la cause suppose l'effet, et le Fils n'est point un effet; le principe, l'origine, ne s'applique point à un être éternel qui a dit de lui-même: Principium qui et loquor vobis (Johan., viii, 25); rien en Dieu ne peut être l'antécédent de Dieu même296. Aucune priorité d'essence non plus que de dignité n'est possible entre les personnes divines. Le Père n'est point d'un autre ni par un autre, tandis que le Fils est du Père et par le Père; mais cette différence ne constitue aucune supériorité. La génération ne constitue aucune priorité, parce qu'elle ne suppose aucune succession. Dieu, en engendrant le Fils, ne s'engendre pas lui-même et n'engendre pas un autre Dieu que lui; mais c'est un acte de génération éternelle: le Fils est engendré toujours (gignitur), et toujours il est engendré (genitus est); les relations des personnes de la Trinité sont coéternelles297. Resterait à examiner ce que c'est qu'être d'un autre, par un autre, esse ab alio, si cela ne veut pas dire avoir un autre pour cause, principe ou matière, ou tout au moins si cela n'exprime pas la génération d'une substance détachée d'une autre substance; mais c'est là précisément ce qu'Abélard ne discute pas. Il affirme, et c'est tout. Il pose les expressions reçues, consacrées, et s'abstient de les définir à fond. Ce parti pouvait être le plus sage, mais bien plus sage encore il eût été de dire sans commentaire et comme axiome, non de la raison, mais de la foi: «Jésus-Christ est le fils de Dieu et il est Dieu.»

Note 296: (retour) Tout ceci est d'une orthodoxie plus rigoureuse que l'Église même ne l'exige. Plus d'un Père a, sans encourir aucune censure, employé des expressions qu'Abélard s'interdit, et il cite ici même, en les désapprouvant, des paroles de saint Augustin qui conduiraient aisément à l'hérésie, par exemple que le père est la cause de sa sagesse, qu'il est le principe de la divinité, etc. (Th. Chr., l. IV, p. 1321.)
Note 297: (retour) Th. Chr., l, IV, p. 1324-1326. Ce point a été contesté. L'auteur d'une dissertation contre Abélard (Anonymus Abbas) trouve contraire à la dignité du Fils de dire qu'il soit toujours actuellement engendré, semper gigni. Il faut dire qu'il est toujours un engendré, semper genitum esse. (Disput adv. Ab. dogm., l. III, in Bibl. Cisterc. t. IV, p. 251.)

Abélard ne s'en est pas tenu là; l'Église ne s'en tient pas là. Elle analyse les termes, et elle explique ce qu'elle déclare incompréhensible. Le philosophe était donc autorisé à s'efforcer de rapprocher de plus en plus la raison humaine de l'intelligence des mystères. C'est pourquoi il n'a rien négligé pour établir méthodiquement la foi touchant la Trinité, «cette foi qui lui paraît ne manquer à personne.» Indépendamment des citations des anciens, ceux-mêmes, dit-il, qui repoussent les mots sacramentels de notre foi, Dieu le père, Dieu le fils, sont d'accord avec nous sur le fond de l'idée. Demandez-leur s'ils croient à la sagesse de Dieu, s'ils croient à sa bonté: cette croyance suffit; avec cet aveu, on peut convertir les plus éloignés de nous. C'est pour eux qu'il est écrit: «On croit du coeur à la justice.» (Rom. X, 10.)

«Voilà, dit Abélard en finissant, ce que nous avons osé écrire touchant la plus haute et incompréhensible philosophie de la Divinité, incessamment forcé et provoqué par l'importunité des infidèles, n'affirmant rien de ce que nous disons, et ne prétendant pas enseigner la vérité que nous faisons profession de ne pas savoir. Mais ceux qui se glorifient de combattre notre foi, ne cherchent pas non plus la vérité, mais le combat. Attaqués, si nous pouvons leur résister, il doit suffire que nous nous défendions. Ceux, qui se font agresseurs, s'ils ne triomphent, succombent dans leur dessein et disparaissent. Et puisqu'ils nous attaquent principalement avec des raisons philosophiques, nous aussi nous avons de préférence, recherché celles qu'on ne saurait pleinement entendre, si l'on n'a consacré ses veilles aux études philosophiques et surtout dialectiques. Il était vraiment nécessaire que notre résistance à nos adversaires usât des moyens qu'ils acceptent, nul ne pouvant être accusé ou réfuté que sur les points accordés par lui, pour que ce jugement de la vérité fût accompli: Sur le témoignage de ta propre bouche, mauvais serviteur, je te condamne298

Note 298: (retour) Theol. Chr., t. IV, p. 1344.—-Luc, XIX, 22.

On ne sait plus guère la théologie; et peut-être pensera-t-on que ces distinctions infinies sur la nature de la Trinité sont l'oeuvre spéciale du génie subtil d'Abélard, tout au moins un produit passager de l'esprit ingénieusement frivole des scolastiques, et dans tous les cas une collection dangereuse d'idées hasardées et d'hérésies en germe. Qu'on se rassure, Abélard a très-peu inventé. Sauf quelques arguments de détail, il ne sort pas du cercle tracé par les théologiens. Des questions qu'il parcourt, bien peu ont été inconnues des Pères de l'Église; toutes se sont perpétuées dans les écoles de théologie. Nous devons même ajouter qu'en général les solutions qu'il donne sont légitimes, et que, même sur les points abandonnés à l'appréciation des docteurs, sur les questions restées ouvertes, il se décide communément pour le sentiment le plus correct et le mieux autorisé. Il faut ici qu'on daigne nous en croire, sans nous demander nos preuves. Mais si l'on veut feuilleter, non pas Richard de Saint-Victor, saint Thomas, Albert le Grand, non pas les docteurs de l'école, mais tous les théologiens sérieux jusqu'au XVIIIe siècle, par exemple le P. Petau, qui ne passe point pour avoir fait abus de scolastique, on verra que les questions traitées par Abélard, et bien d'autres non moins subtiles, non moins délicates, font une partie essentielle de la science théologique, et sont assez souvent résolues par les meilleures autorités dans le même sens que par le docteur auquel saint Bernard disait anathème.

Nous n'entendons pas dire cependant que tout soit, au point de vue de l'orthodoxie, irréprochable dans Abélard. Au reste, on en va mieux juger.




CHAPITRE IV.

DES PRINCIPES DE LA THÉOLOGIE D'ABÉLARD.—OBJECTIONS DES CONTEMPORAINS.

Arrêtons-nous quelques moments, et recherchons comment la doctrine d'Abélard touchant la nature de Dieu, a été jugée, comment nous devons la juger nous-mêmes. De toutes ses théories, sa théorie de la Trinité fut la plus fatale à son repos. Pour elle, il fut condamné à Soissons, et lorsque vingt ans plus tard il éclairait et compléta son premier ouvrage par un second, c'est encore de ses idées sur la Trinité qu'il eut principalement à répondre devant le concile de Sens. Contre ce point capital de sa théologie, les griefs de l'Église sont déposés dans les écrits de Guillaume de Saint-Thierry, de Geoffroi d'Auxerre, de Gautier de Mortagne, de Gautier de Saint-Victor, et surtout de saint Bernard, le véritable auteur de la perte d'Abélard299. C'est là que nous irons chercher ces griefs pour les exposer et les discuter.

Note 299: (retour) Guillelm. S. Theod. Disputatio adv. P. Abæl, ad vener. Gaufredum, carnut. episc. et B. Bernardum, clar. abb. (Biblioth. Patr. Cisterc., t. IV, p. 112-126.) Disputatio anonym. Abbat. adv. P. Abæl. dogmata. (Ibid., p. 238-258.)—-Gualter. de Mauritan., episc. laudun., Epistola adv. P. Abæl, (Spicileg., D. Luc d'Achery, ed. 1723, t. III, p. 524.)—L'ouvrage en quatre livres de Gautier de Saint-Victor (Liber M. Walteri, prior. S. Vict., Paris.) n'a pas été publié. Il était dirigé contre Abélard, P. Lombard, Gilbert de la Porrée et Pierre de Poitiers. Il est connu par de longs extraits que Duboulai en a donnés. (Hist. univ. parisiens., t. II, p. 629-650.)—-S. Bernardi Epist. CLXXXVII et seq., CCCXXXVII et seq. et Tract. contr. error. Abæl. seu Opusc. XI. (Op. omn., v. I, t. I et II)—Hugues et Richard de Saint Victor ont aussi critiqué ou indirectement réfuté certaines opinions d'Abélard (Hugon. S. Vict., Op., 8 vol. in-fol., 1618, t. III, Summ. sent., Tract. I, p. 430. De Sacram., t. II, para XIII, c. VII, p. 669.—-Rich. S. Vict. Op. passim.)—Bernard de Luxembourg, dans son Catalogue haereticorum, fol. lxiii, veut qu'une des épîtres de saint Anselme soit dirigée contre Abélard; mais c'est une erreur évidente.

I.

La méthode générale d'Abélard était le premier. Il veut traiter l'Écriture sainte comme la dialectique, dit Guillaume de Saint-Thierry, et il contrôle la foi par la raison. Par là, dit Gautier de Mortagne, il a ramené la foi à n'être qu'une simple opinion. Et dans la lettre célèbre où saint Bernard, s'adressant au pape, réunit et discute les principaux chefs d'accusation, il commence par celui-là300.

Note 300: (retour) Ab. Op., p. 270, et S. Bernardi Op., Ep. pap. Innocent., t. I ep. cxc. et t. II, p 610.

«Nous avons en France un théologien nouveau, devenu tel d'ancien maître qu'il était, et qui après s'être joué dès son premier âge dans l'art dialectique, s'égare maintenant dans la science de l'Écriture sainte. Il s'efforce de ranimer de vieux dogmes assoupis et déjà condamnés, les siens et ceux des autres, et de plus il en ajoute de nouveaux. Comme de toutes les choses qui sont au-dessus du ciel et au-dessus de la terre, il ne daigne rien ignorer, excepté la sainte ignorance (nihil proeter solum nescio quid nescire), il lève la face vers le ciel et scrute les profondeurs de Dieu; puis, revenant vers nous, il nous rapporte des mots ineffables qu'il n'est pas permis à l'homme de prononcer. Et prêt à rendre raison de tout, il présume des choses au-dessus de la raison, contre la raison, contre la foi. Quoi de plus contraire en effet à la raison que l'effort de surmonter la raison par la raison? Et quoi de plus contraire à la foi, que de refuser de croire à rien de ce qu'on ne peut atteindre par la raison? Enfin voulant interpréter cette parole du sage: Qui croit vite est léger de coeur (Eccles. xix, 4.): Croire vite, dit-il, c'est accorder la foi avant la raison, tandis que Salomon n'a point voulu dans cet endroit parler de la foi en Dieu, mais de la crédulité mutuelle entre les hommes. Car pour la foi en Dieu, le pape saint Grégoire nie qu'elle ait aucun mérite, si la raison humaine l'appuie de son expérience.»

Abélard n'a jamais prétendu surprendre par le raisonnement les secrets de Dieu, ni sacrifier la foi à la raison. Sans doute il a mal à propos appliqué à la foi religieuse une parole de l'Ecclésiastique, qui n'a trait qu'à la crédulité dans les relations des hommes; c'est une maxime de morale pratique, on même de prudence humaine, comme il y en a tant dans les livres du Sage; ce n'est point une règle de foi. Mais quel est le théologien qui ne s'est jamais emparé de passages de l'Écriture, pour leur attribuer une valeur dogmatique? La distinction du sens littéral et du sens figuré semble tout autoriser d'avance. Dans les écrivains sacrés, dans les prédicateurs, bien des citations sont des applications ingénieuses plutôt que des témoignages directs. Il faut donc écarter le texte et voir la pensée. Quand Abélard dit qu'on doit comprendre ce qu'on enseigne, il répète ce que saint Augustin, qu'il cite, avait exprimé presque dans les mêmes termes301. Cette pensée ne cesse d'être la chose la plus simple que lorsqu'elle devient le principe d'une méthode théologique. Il s'agit alors de la question générale de l'application de la raison à la foi.

Note 301: (retour) Introd., t. I, p. 985, et t. II, p. 1003. Voyez nos chapitres précédents passim.

Faut-il dans l'étude de la théologie mettre la raison humaine en interdit? L'affirmative n'est pas soutenable. La raison humaine est apparemment aussi indéfectible que l'Église, et la foi la plus absolue maîtrise la raison et ne la supprime pas; si l'on voulait prendre à la lettre certains anathèmes des saints et même des apôtres, pour professer en thèse l'incompatibilité radicale de la raison et la foi, tous les écrivains sacrés protesteraient à l'envi. Quand tout est calme, quand on n'abuse point de leurs concessions, le christianisme n'a point d'apologistes qui ne cherchent à concilier ces deux choses, la foi et la raison. Seulement elles sont conciliables jusqu'à un certain point; toute la difficulté gît dans l'appréciation des droits respectifs, et dans la fixation des conditions de l'alliance. De là vient qu'on trouve dans les auteurs des passages contradictoires, et tantôt pour, tantôt contre la raison. Tout chrétien est rationaliste, tout chrétien est croyant en une certaine mesure, et celui qui en invoquant la raison, témoigne d'une adhésion sincère à la foi chrétienne, d'un attachement scrupuleux à la tradition, nous paraît irréprochable, au moins tant qu'il reste dans les termes généraux. Dans ces termes, nous croyons à l'entière innocence d'Abélard. Il s'est bien proposé d'enseigner, ou plutôt de défendre la foi par la raison, mais, sans cesse il l'a déclaré, la foi des apôtres, non une foi nouvelle; voulant expliquer le dogme plutôt que le prouver, le rendre intelligible plutôt que démonstratif; jaloux seulement de satisfaire les esprits exigeants qui tiennent à se rendre compte de ce qu'ils croient, et de confondre les raisonneurs infidèles qui rejettent tout ce qui ne se discute pas. Il parle avec soumission de l'autorité, avec respect de l'Église, avec modestie de son entreprise, avec défiance de ses lumières302.

Note 302: (retour) Introd. prol., p. 874, t. II, p. 1065, 1070. Theol. Chr., t. III, p. 1256 et seq., t. IV, p. 1316, 1344.

Mais sortez des termes généraux, et peut-être concevrez-vous mieux les scrupules et les alarmes de ses adversaires. D'abord, si les conséquences auxquelles l'a conduit sa méthode étaient fausses ou dangereuses, sa méthode serait suspecte; il faudrait au moins se défier de l'esprit dans lequel il l'emploie. Aussi saint Bernard, passant immédiatement a l'examen des opinions produites, s'attache-t-il à condamner la science par ses oeuvres. Mais avant d'avérer jusqu'à quel point les oeuvres d'Abélard déposent contre sa foi, il faut savoir si chez lui domine le principe de l'autorité ou le principe de l'examen; car de là dépend l'esprit d'un livre. Les études antérieures d'un écrivain, ses ouvrages publiés, le tour de ses idées, le genre de sa renommée, tout détermine sa tendance et classe son oeuvre. Reconnaissons que toutes ces circonstances se réunissaient pour dénoncer Abélard, en quelque sorte, dès qu'il s'avisait de théologie. Chrétien de coeur, orthodoxe d'intention, il était rationaliste par là nature et les antécédents de son génie; il n'avait touché à rien sans innover en quelque chose; il s'était constamment targué de penser sans maître, ou même de faire changer de maître à l'esprit humain, prétention de mauvais augure et de funeste conséquence.

Le rationalisme chrétien n'est pas formellement défendu ni condamnable de plein droit. Certaines écoles théologiques le redoutent et le fuient; pour toutes, il est sur une pente périlleuse, et l'on ne citera pas, je crois, d'acte solennel qui l'ait prescrit ou recommandé; mais il est permis, et d'imposantes autorités ne lui manqueraient pas. Parmi les Pères, Origène, si l'on doit lui donner ce nom, a été le premier, dans toute la force du terme, un chrétien rationaliste, mais il a failli, et pour cela peut-être. Voyez avec quel soin Abélard se justifie de le citer, en s'appuyant de l'exemple de saint Jérôme303. Le modèle du philosophe chrétien, le type d'une orthodoxie raisonnée, paraît être saint Augustin; et encore dans notre temps, où les triomphes et les excès du rationalisme ont fait verser les écrivains sacrés du côté de l'autorité, qui sait s'il ne se trouverait pas des gens pour nous dire qu'Augustin est plus digne de respect que d'imitation? Le livre le plus détesté peut-être depuis deux siècles par les défenseurs en titre de l'unité, porte ce nom: Augustinus; celui qui l'écrivit n'entendait certainement pas falsifier saint Augustin, et en voulant le reproduire, il a scandalisé l'Église. Ne nous étonnons donc pas qu'Abélard, qui met sous la protection du nom de saint Augustin presque toutes ses hardiesses, ait pu s'égarer lui-même, ou du moins commettra la faute d'inquiéter la clergé. D'autres noms sont venus à son aide; il s'est réclamé de saint Jérôme, de saint Hilaire, de saint Isodore; avant lui, Bède avait allié la théologie aux connaissances philosophiques; on célébrait dans l'Église la dialectique de Lanfrano de Pavie et de Guillaume de Champeaux; saint Anselme avait donné une théorie de Dieu et de la Trinité qu'on n'a point dénaturée en la traduisant sous ce titre: le Rationalisme chrétien304. Mais Abélard a, plus hardiment, plus librement que ses contemporains, introduit dans l'exposition du dogme les procédés de la science et les formes de la logique. Les erreurs, inévitables peut-être en tout traité de théologie, ne pouvaient donc lui être pardonnées; l'auteur compromettait l'ouvrage, et je crois qu'on a moins condamné sa pensée que son exemple.

Note 303: (retour) Introd., t. II, p.1042 et 1045.—Theol. Chr., t. II, p. 1109.
Note 304: (retour) Le Rationalism chrétien à la fin du XIe siècle ou Monologium et Proslogium de saint Anselme traduit par M. Bouchitre, 1842.

L'Église s'est placée dans une position difficile; elle ne s'en est pas tenue, elle ne pouvait s'en tenir à ces deux termes absolus et contradictoires, la folie de la croix, ou la sagesse du siècle; elle n'u pu prononcer un divorce éternel entre la foi et la raison, Comment, en effet, abjurer l'humanité? Tout homme en lui-même a deux esprits, l'esprit de foi et l'esprit d'examen; il ne saurait croire sans un peu comprendre, sans comprendre ou ce qu'il croit, ou pourquoi il croit, ou pourquoi il veut croire. Le chrétien est homme, et à mesure que son intelligence est plus développée, il éprouve plus vivement le besoin de mettre sa croyance, si ce n'est en harmonie parfaite avec les conceptions de l'intelligence, du moins au niveau de ce qu'elles ont de plus élevé. Il ne veut pas que les Pythagore et les Platon paraissent, à un degré quelconque, en savoir plus que les sages inspirés du Saint-Esprit; ni que la doctrine qui illuminait un saint Paul ou un saint Jean, soit pour la pureté, la hauteur, l'ordre, la clarté même de l'expression, inférieure aux doctrines des écoles profanes. Il tend donc à faire de la religion une science, et cette tendance du chrétien éclairé a été de bonne heure celle de la société chrétienne. Entre la foi et la philosophie, l'Église a placé quelque chose qui n'est absolument ni l'une ni l'autre, qui participe de toutes les deux, et qu'on appelle théologie. La théologie est par sa nature une chose rationnelle, encore qu'elle ne soit pas exclusivement rationnelle; en elle viennent se rencontrer et se développer les deux esprits qui subsistent dans l'homme et dans l'Église; toute théologie est une certaine alliance de la raison et de la foi.

Dans les rares instants où l'Église est paisible et ne se croit point d'ennemis, elle nourrit dans son sein les deux esprits dont, à d'autres moments, elle signale les combats et veut proclamer l'incompatibilité. Suivant les temps, les écoles, les questions, ces deux esprits se font ou se refusent des concessions pacifiantes. Les termes auxquels ils transigent ne demeurent point invariables. Dès que la guerre se déclare, dès que les positions longtemps respectées sont entamées ou paraissent menacées par le raisonnement, le sein de la théologie se déchire. ta foi se défend en réduisant autant qu'elle peut la part laissée à la raison; la raison avance en tâchant de s'agrandir sur le terrain qu'elle concède à la foi, jusqu'à ce qu'enfin, poussées aux dernières hostilités, l'une et l'autre prononcent ce mot insensé: Tout ou rien. Prétention vaine, impuissante ambition qu'engendre la chaleur du combat, et qui, pour réussir, aurait d'abord à changer l'humanité. A la guerre succède l'armistice; jamais cependant la victoire n'est complète ni la paix profonde; toujours deux esprits vivent dans, la société chrétienne; mais suivant que l'un ou l'autre domine, il caractérise les temps, les sectes, les hommes. On distingue toujours deux écoles et au besoin deux partis. A quelque âge que vous preniez la théologie, dans quelques limites qu'elle se renferme, vous la trouverez toujours divisée ou prête à l'être. Vous entendrez soutenir ici que la foi, supérieure à la raison, accepte à peine son secours et ne peut qu'être compromise par son alliance; là, qu'elle n'a rien à redouter de la raison, parce qu'elle la satisfait, et doit s'appuyer sur celle qui la justifie. L'autorité spirituelle en général, l'Église gouvernante penchera vers la foi par l'autorité; la pensée isolée du docteur, la méditation de l'école inclinera vers la foi par l'examen. Sans prétendre que l'une soit toujours entraînée à un superstitieux absolutisme, sans accorder que l'autre se laisse toujours aller à la révolte et a la licence, je crois vrai que de chaque côté s'élèvent ces funestes écueils où si souvent l'orgueil humain fit échouer la vérité; et il faut bien convenir que l'Église, prenant quelquefois l'écueil pour le port, ne s'est pas toujours, pour sauver la foi, abstenue de la tyrannie.

Saint Bernard et Abélard représentent les deux esprits au XII siècle. Mais ni l'un ni l'autre n'a poussé son principe aux dernières conséquences. Saint Bernard, qui avait peut-être la tyrannie dans l'âme comme toutes les natures faites pour commander, ne se porta point aux extrêmes rigueurs du pouvoir absolu, et, tout en condamnant le philosophe, il voulut raisonner, sinon avec lui, du moins contre lui. Abélard, quoiqu'il fût de nature opposante, et qu'un des mérites de son esprit fût l'indépendance, glissa moins encore sur la point de la révolte que son adversaire sur celle du despotisme. Fidèle sujet de l'Église, il allia les témérités de l'intelligence avec la volonté sincère de rester dans l'unité.

La raison peut pénétrer dans la théologie, soit pour exposer le dogme, soit pour en établir la vérité. De là deux nationalismes, l'un plus réservé, l'autre plus radical. Le premier se borne à faire voir comment il faut comprendre les dogmes; le second aspire à montrer pourquoi il faut les croire, et celui-ci risque plus de s'écarter de la foi que celui-là. Ce n'est pas que l'un ne se lie à l'autre. Démontrer la foi due aux dogmes, ne va guère sans dire a quels dogmes; expliquer comment ils doivent être compris, c'est les supposer ou les prouver compréhensibles. C'est donc encore les soumettra a la raison qui, dans un cas, les éclaircit et dans l'autre, les fonde. Il est évident, toutefois, que l'entreprise de la raison se chargeant de légitimer la foi, est plus périlleuse, et peut conduire à rendre la religion justiciable de la philosophie.

Cette dernière entreprise ne fut pas celle d'Abélard. Sa méthode est essentiellement l'exposition raisonnée des mystères, non la recherche de leurs titres à la croyance. Mais, en s'attachant à bien expliquer le sens des points de foi, il est amené par le procédé dialectique à les rapprocher à un tel degré des vérités philosophiques, qu'on dirait qu'il veut les confondre, et, pour rendre la religion plus raisonnable, obsequium rationabile, l'absorber dans la raison. Ainsi, sans avoir mis en question les vérités de la foi, sans avoir affiché la dernière prétention du rationalisme, il marche vers un but qui serait en définitive le terme du rationalisme. Que pourrait-on prétendre en effet au delà de cette conclusion dernière: La foi, c'est la raison?

Cependant ces mots pourraient encore être entendus chrétiennement. Qu'on y songe, le rationalisme incrédule dit: la raison exclut la foi; à l'autre extrémité, on dit: la foi exclut la raison. Entre ces deux pôles se placent deux opinions modérées et pourtant divergentes, qui diraient, l'une: la raison, c'est la foi; et l'autre: la foi, c'est la raison.

Tout ceci prouve que le principe d'Abélard ne peut être définitivement jugé que par les conséquences qu'il en a tirées.

II.

Prenons donc qu'il n'a point élevé la question: Faut-il croire les dogmes? mais, posé qu'il faut croire les dogmes, quel est le sens de ceux qu'il faut croire?

Voici la première erreur d'interprétation que lui reproche saint Bernard: «Il établit que Dieu le Père est une pleine puissance, le Fils une certaine puissance, le Saint-Esprit aucune puissance.» A cet article, placé en tête de tous les actes d'accusation305 Abélard a toujours répondu par une formelle dénégation: «Ce sont paroles que je repousse et déteste ainsi qu'il est juste, non pas tant comme hérétiques, que comme diaboliques, et je les condamne ainsi que leur auteur. Si quelqu'un les trouve dans mes écrits, je me déclare non-seulement hérétique, mais hérésiarque306

Note 305: (retour) Cf. les historiens des conciles, et notamment. Ab. Op., in Proefat.—D'Argentré, Collect. Judivior. de nov. error., t. 1, p. 19.—S. Bern. Op., v. 1.—Thesaur. nov. anecd., t. V, p. 1152.—Hist. litt. de la France, t. XII. p. 19, 120 et 139.
Note 306: (retour) Ab. Op., Apolog. in princip., ou ep. xx, p. 311.

Guillaume de Saint-Thierry s'indigne de cette réponse; un autre censeur, resté inconnu, est révolté d'un tel mensonge. Des bénédictins modernes s'étonnent d'une telle impudence307. Est-il donc vrai qu'Abélard ait entendu contester au Père et au Fils la toute-puissance divine, ce qui eût été lui contester la divinité? Il n'y à qu'un Dieu, dit-il, il n'y a qu'un Tout-Puissant. Chaque personne est Dieu, donc chaque personne est le Tout-Puissant. Dès le concile de Soissons, il avait professé cette maxime de saint Athanase en présence de son juge incertain et troublé308. Et cependant il a dit: «Posons Dieu le Père comme la puissance divine et Dieu le Fils comme la divine sagesse, et considérons que la sagesse est une certaine puissance.... une certaine portion de la puissance divine qui est la toute-puissance.—La bonté, désignée par le nom de Saint-Esprit, n'est pas en Dieu quelque puissance ou sagesse; être bon n'est pas être sage ou puissant.—La sagesse est une certaine puissance, tandis que l'affection de la charité appartient plus à la bonté de l'âme qu'à sa puissance.309» Que signifient donc ces paroles? Est-ce que le Fils n'a qu'un peu de puissance, et le Saint-Esprit nulle puissance? Mais la pensée contraire ressort constamment et clairement de la foi et de la doctrine d'Abélard. Il y aurait injustice, méprise à lui reprocher une induction éventuelle ou possible, comme une maxime établie, il y aurait, comme il dit, malice dans l'imputation.

Note 307: (retour) Thes. nov. anecd., t. V, p. 1148 et 1153, et Bibi. Cist., t. IV; Guill. S. Theod., In Error. Ab., c. 1, p. 113, et Disput. anon. Abb., 1, I, p. 240
Note 308: (retour) Introd., t. I, p. 982, 988, 989, 991, l. II, p. 1084.—Theol. Chr., t. III, p. 1258.—Ab. Op., In Symbol. Athan., p. 382. Epist. I, p. 24, et notre livre l, t. I, p. 93.
Note 309: (retour) Introd., p. 1085, 1086.—Theol. Chr., l. IV, p. 1318 et 1329.

Voici son idée générale. Dieu est une seule substance et trois personnes: les personnes ne sont donc pas différentes de substance, ou distinctes par la substance, ainsi qu'on le devrait dire de toutes autres personnes. Alors elles ne peuvent différer que par leurs caractères propres, ou leurs propriétés. Ces propriétés ne sont pas celles de la substance divine; les personnes ne sauraient se distinguer par les attributs de leur essence commune. Il faut donc qu'elles aient chacune une ou plusieurs propriétés personnelles, ou distinctives de chaque personne. Cette propriété, c'est au moins pour l'une d'être le Père, pour l'autre le Fils, pour la troisième le Saint-Esprit. Le caractère distinctif de chaque personne ne serait-il que son nom? Tout se réduirait-il à une dénomination, non à une désignation? Ce parti incontestablement orthodoxe n'est pourtant pas celui que prend l'Église. La règle est de croire le Père inengendré, le Fils seul engendré, le Saint-Esprit procédant. Chacun de ces attributs est distinctif, exclusif; c'est un propre, proprium. Maintenant, peut-on ajouter que cette distinction de personnes dans la Trinité correspond à une certaine diversité, moins dans les attributs que dans les opérations de la Divinité? L'Église ne l'a pas interdit, et quelques textes permettent de voir éminemment dans le Père la puissance, dans le Fils la sagesse ou l'intelligence, dans le Saint-Esprit la bonté ou l'amour. Le Symbole des apôtres nomme le Père tout-puissant; le Fils seul est appelé Verbe, dit saint Augustin; le Saint-Esprit est l'amour, dit saint Grégoire. C'est au Fils que saint Augustin attribue, nuncupat, l'intelligence ou la sagesse, au Saint-Esprit l'amour et la bonté310. Cette répartition des attributs divins, Bède, dont l'autorité était si grande dans la latinité, l'avait admise et propagée. Je conjecture que c'est de lui surtout qu'Abélard l'avait empruntée. Pierre Lombard l'a plus tard adoptée, et saint Thomas la justifie. Elle se rencontre dans bien des livres à l'état de lieu-commun311. La trouvant reçue, Abélard a pu en inférer qu'elle avait quelque réalité, et qu'elle devait concorder avec la distinction fondamentale de Père, de Fils, de Saint-Esprit, de non-génération, de génération, de procession. Substituant donc à ces trois termes les trois autres, puissance, sagesse, bonté, il a conclu que, comme on dit: le Fils est engendré du Père, et le Saint-Esprit procède du Père et du Fils; on devait pouvoir dire: la sagesse est engendrée de la puissance, et la bonté procède de la puissance et de la sagesse. Conséquemment, la sagesse qui est engendrée de la puissance, est de la puissance; l'idée de génération conduit là. Car, en thèse générale, on peut dire que la sagesse on l'intelligence est une puissance, une faculté, celle de comprendre et de savoir. Quant à la bonté, elle procède, elle n'est point engendrée: il faut donc que la procession soit autre chose que la génération. Or, comme ce qui est engendré de la puissance est de la puissance, il suit que ce qui n'est pas engendré de la puissance n'est pas de la puissance. Ainsi, le Saint-Esprit ou la bonté qui n'est pas engendrée du Père ou de la puissance, n'est pas de la puissance; et en effet, dans le langage de la psychologie morale, la bonté n'est pas une puissance, ni proprement une faculté. En Dieu, elle procède donc de la puissance et de la sagesse, c'est-à-dire que le parfaitement puissant et le parfaitement sage s'épanche en charité et se communique par l'amour. Car, pour reprendre le langage abstrait, là où il y a puissance et sagesse sans bornes, il y a nécessairement bonté.

Note 310: (retour) De Trin., VI, ii, et XV, xvii.—Homil., xxx, in Ev. pentecost.
Note 311: (retour)

Voici les termes de Bède: «Potentia dicitur pater.... sapientia dicitur filius, pater genuit filium, idest, divina potentia sapientiam... Voluntas vere divina dicitur spiritus.... Spiritus iste a patre et filio procedit, quio voluntas divina bonitas.» Voyez tout le passage dans le Περί διδαξεων, l. I, Ven. Bed. Op., t. II, p. 207.—Cf. Pel. Lomb. Sent., t. I, Dist. XXVII et XXXIII.—S. Thom. Summ., 1, qu. XXXIX, a. 8. Je citerai comme lieux-communs les vers si connus de Voltaire sur la Trinité dans la Henriade, vers qui rappellent ceux de Chapelain dans sa Pucelle:

Le suprême pouvoir, la suprême science

Et le suprême amour unis en trinité

Dans son règne éternel forment sa majesté.

Cependant en théologie rigoureuse, cette distinction n'est pas tenue pour essentielle. Les seules propriétés fondamentales constitutives, σχετικαί, ύποστατικα ίδίωματα, τρόποι τής υπάρξεως, comme ils disent, sont pour le Père, la paternité ou d'être ingenitus, pour le Fils, la filiation ou d'être unigenitus, pour le Saint-Esprit, la procession ou spiration. Les autres propriétés, γνωρίσματα, ne figurant pas au même rang, et ne sont guère prises comme les conditions d'existence de la personne. On ne peut faire un propre de la sagesse pour le Fils, de la charité pour le Saint-Esprit, comme du nom d'unigenitus ou de la procession. Cependant ces attributions de la sagesse et de la charité sont admises. Quant à la puissance, elle n'est pas aussi généralement, aussi formellement reconnue au Père comme attribution particulière.

Quel juge sincère pourrait accuser cette doctrine d'avoir rien d'odieux, rien d'énorme, et de tendre à défigurer le dogme, soit en brisant l'unité, soit en abolissant la Trinité? Elle reposé sur une idée qui n'est pas neuve, elle se prévaut d'une distinction d'attributs qui marque et constitue celle des personnes au lieu de l'affaiblir, et qui risque tout au plus de l'exagérer et d'introduire entre les personnes une différence qui serait une inégalité. Abélard a protesté contre toute pensée de ce genre, et sa bonne intention est évidente. Or comme il n'y a pas d'hérésie sans péché, c'est-à-dire sans intention, il échappe au soupçon d'hérésie, surtout il n'a pas mérité la moindre des invectives de son juge. Mais renier positivement les conséquences éloignées d'une doctrine n'est pas les anéantir; par le désaveu, on s'en absout, on ne les détruit pas. Si les mots puissant, sage, bon, deviennent les modes distinctifs des personnes de la Trinité, comme inengendré, seul engendré, procédant, ils deviendront également exclusifs pour chacune, et il s'ensuivra que le Père n'est ni bon ni sage, comme il n'est ni engendré ni procédant; le Fils ni puissant ni bon, comme il n'est ni procédant ni inengendré; le Saint-Esprit ni sage ni puissant, comme il n'est ni engendré ni inengendré. Ces conséquences violentes, on n'en pouvait charger Abélard; ses juges mêmes ne l'ont pas fait, mais ils ont du moins induit de sa doctrine pour le Père la toute-puissance, pour le Fils une puissance partielle, pour le Saint-Esprit nulle puissance, et ce qui n'était qu'une conséquence possible de son dire, ils l'ont accusé de l'avoir dit; ils l'ont accusé d'avoir pensé ce qu'on pouvait objecter contre sa pensée. D'une réfutation ils ont fait une condamnation; méprise trop ordinaire à une juridiction spirituelle, qui mesure souvent sur les droits de la polémique les pouvoirs d'une inquisition.

La distinction de la puissance, de la sagesse et de la bonté mène donc à faire de chacun de ces trois attributs le propre d'une personne, au lieu de l'attribut commun de la divinité, et dépouille ainsi la substance au profit de la personne: tel est le danger. La réponse serait qu'il faut supprimer cette distinction ou lui donner un sens; or, elle n'en peut avoir aucun, elle ne répond à rien, si elle ne sert à caractériser les personnes. Mais en l'acceptant on ne doit pas l'oublier, et après avoir admis que le Père est la puissance, le Fils la sagesse, le Saint-Esprit la bonté, il convient d'ajouter que la puissance, la sagesse et la bonté n'en sont pas moins des attributs divins, et qu'aucune des personnes de Dieu ne manque des attributs de Dieu, ou de bonté, de sagesse et de puissance. Si l'on demande l'explication de cette distinction éminente et non pas exclusive, de cette distinction affirmée d'abord et aussitôt effacée, elle est dans l'énigme même de la Trinité; on l'expose, on ne l'explique pas. Ce n'est qu'une nouvelle forme du mystère de contradiction apparente qui fait le fond du dogme, une seule substance en trois personnes.

Mais si la distinction des personnes peut ainsi paraîtra mieux établie et présente un aspect plus scientifique, elle détermine d'une manière neuve Une idée laissée Jusque-là dans le vague, elle en accroît la portée, elle crée une difficulté de plus et ajoute au mystère qu'elle prétend éclaircir. L'Église a donc eu raison, sous ce rapport, de ne pas épouser la doctrine d'Abélard.

III.

Saint Bernard poursuit en ces termes: «Il dit que le Fils est au Père ce qu'une certaine puissance est à la puissance, l'espèce au genre, le matérié à la matière, l'homme à l'animal, le sceau d'airain à l'airain. N'en dit-il pas plus qu'Arius? Qui pourrait supporter cela? Qui ne se boucherait les oreilles à ces paroles sacrilèges? Qui n'aurait horreur de ces nouveautés profanes par les mots et par le sens312

Note 312: (retour) Ab. Op., S. Bernard, ep. XI, p. 278; et S. Bern. Op., Opusc., xi.

Ces comparaisons sont en effet dans Abélard, mais à titre de comparaisons seulement; c'était le goût du temps et l'usage des théologiens. Les Pères abondent en similitudes quand ils parlent de la Trinité. Abélard en rapporte et en discute quelques-unes qu'il trouve défectueuses; il présente les siennes comme meilleures, mais cependant comme partielles, approximatives, comme des ombres de la vérité, comme des nécessités de l'intelligence et du langage. Cela seul l'absout de toute ressemblance avec Arius.

La Théologie chrétienne figure dans le recueil des bénédictins parmi beaucoup d'autres ouvrages du même genre et du même temps. J'ouvre le volume qui la contient, et je trouve sept livres de dialogues par un certain Hugues, archevêque de Rouen, qui les publia au commencement du même siècle. Les auteurs du recueil lui donnent de grands éloges, et Pierre le Vénérable l'avait loué313. Dans le premier de ces dialogues, qui roule sur le souverain bien, l'auteur se fait demander par son interrogateur comment trois personnes peuvent coexister dans l'unité divine, et il répond: Votre corps et votre âme sont divers en substances, comment sont-ils un en personne? L'homme est le miroir de Dieu; or l'âme a dans son unité trois choses, elle se comprend, elle se souvient, elle s'aime. L'intelligence engendre la mémoire; de l'une et de l'autre procède l'amour, car l'âme aime à comprendre ce dont elle se souvient et à se souvenir de ce qu'elle comprend. Et ces trois choses sont égales, car elles ne vont pas l'une sans l'autre. Ainsi des personnes de la Trinité. Dire que le Père engendre le Fils, c'est dire que la sagesse vient du Père; dire que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, c'est dire qu'il aime tout ce qu'il connaît. Le nom de Père désigne ce qui est invisible en Dieu, le Fils est la vertu de Dieu, le Saint-Esprit est sa divinité314; car c'est le propre de la Divinité que cette charité par laquelle elle aime le bien pour le bien.

Note 313: (retour) Thes. nov. Anecd., t. V. p. 695.
Note 314: (retour) D'après ces mots de l'apôtre: «Invisibilia ipsius.... sempiterna quoque virtus ejus et divinitas.» Rom. t, 20, et ailleurs: «Christum Dei virtutem et Dei sapientiam, 1 Cor. i, 24,—Thes. Anecd., Dialog., t. I, p. 901.

Dieu compte par la connaissance (Père), mesure par la vertu (Fils), pèse par la bonté (Saint-Esprit), et les choses créées où se trouvent le poids, la mesure, le nombre, offrent un vestige de la Trinité qui les a faites. L'âme raisonnable mesure et pèse en nombrant, nombre et pèse en mesurant, mesure et nombre en pesant. Dans les facultés de l'âme, dans les opérations des sens, dans les mouvements du coeur, l'ingénieux archevêque poursuit cette analogie, et il arrive enfin a trouver qu'Adam, qui n'a été précédé de rien, n'a point été engendré, qu'Ève est sortie de sa substance, et que la race humaine vient de leur union. «Et vous savez,» ajoute-t-il, «que Dieu le Père n'est de personne, que le Fils est né de l'essence du Père, et que le Saint-Esprit, procédant de tous deux, est un cependant315

Note 315: (retour) Ibid. Dial., t. VII, p. 985-998. Cette assimilation de la Trinité au nombre, au poids, à la mesure, était reçue dans l'Église. (S. Aug., De Trin., XI, x.) Le même recueil renferme un ouvrage du cardinal Humbert qui la développe à son tour. (Id., Adv. Simoniac., III, xxiv, p. 810 et 811.)

«Le nombre, dit le vénérable Othlon, est le grand délateur de la science divine.» Or, tout nombre vient de l'unité, et l'unité subsistante par soi, germe et cause de tout nombre, signifie le Dieu, unique tout-puissant, tellement parfait et simple qu'il n'a besoin d'aucun autre, et que nulle créature ne peut exister sans lui. Dieu le père n'est engendré d'aucun, de nullo. Nous distinguons la source, le ruisseau, l'étang; et cependant en tous trois est un seul et même élément, l'eau. Ainsi, dans les trois personnes est une seule et même substance.

L'unité ou le nombre un crée tout nombre par le second nombre. Ainsi, Dieu le Père crée tout par son Verbe. L'unité s'engendre par elle-même, c'est-à-dire qu'elle n'est pas engendrée; mais pour engendrer un nombre, il faut l'unité plus un. Ce second ou le binaire est produit par le premier (apparemment parce qu'il est le premier pris deux fois), et il est toujours unité (puisqu'il n'est que l'unité, plus l'unité). Ainsi la seconde personne est engendrée de la première, et cependant elle est toujours unité. Quant au troisième nombre, il n'est pas engendré des deux autres (apparemment parce que deux pris une fois serait deux, et pris deux fois serait quatre). Mais il procède, puisque le troisième a besoin des deux autres pour être le troisième; il faut déjà avoir deux pour avoir trois. Ainsi le Saint-Esprit procède et n'est pas engendré.

Autres similitudes. Pour qu'il y ait une maison, il faut au moins deux murs, plus un toit. Ce sont comme les trois éléments de l'unité maison. Dans un cierge allumé, il y a la mèche, la cire, la lumière. C'est la lumière qui constitue l'unité substantielle, comme le toit celle de la maison, comme le troisième un constitue l'unité des deux autres, comme le Saint-Esprit l'unité de la Trinité, du Dieu qui vit et règne avec toi dans l'unité du Saint-Esprit. Le signe de la croix, le triangle peuvent aussi être ramenés à quelque ressemblance de la Trinité316.

Note 316: (retour) Venerabilis Othloni Dialogus de Tribus quæstionibus, c. XXXIV, XXXVI, XXXVII et XXXVIII.—Ejusdem Liber de Admonitione clericorum, c. III.—Thes. noviss. Anecd., A.B. Pezio., pars III, p. 203-211 et 411.

Or, le vénérable Othlon, moine et doyen du monastère impérial de Saint-Emmeram, et qui fleurissait au XIe siècle, n'a point appelé sur sa tête les foudres de l'Église. Et cependant que d'hérésies cachées sous le luxe de ses métaphores!

On pourrait invoquer de plus grands exemples; on pourrait citer Scot Érigène, qui compare le Père à l'intuition, le Fils à la raison, le Saint-Esprit au sens317; et il ne faudrait pas dire que ce sont là chez des écrivains inconnus des caprices d'imagination qui n'excusent point un esprit de l'ordre de celui d'Abélard. Il y avait tradition. Saint Augustin comparait la Trinité à l'âme, à la connaissance et à l'amour, quelquefois à la mémoire, à l'intelligence et à la charité, et puis enfin à la vision qui se compose de l'image vue, de la vue même, et de l'attention ou perception de l'âme. Saint Grégoire de Nysse assimilait la distinction des personnes à celle de l'âme, de la raison et de l'intelligence. Tertullien a employé la comparaison du rayon et du soleil, du ruisseau et de la source, de la tige et de la racine on de la semence, pour expliquer la génération du Fils. Grégoire de Nazianze rappelle comme usitée cette comparaison de la Trinité avec le soleil, et saint Jean Damascène l'adopte; tous, peut-être, ignoraient qu'ils répétaient ainsi une image chère à la philosophie d'Alexandrie. Saint Anselme a conduit la source et le ruisseau jusque dans le lue qui procède de l'une et de l'autre318. Une source, un ruisseau et un lac sont ensemble et séparément le Nil, comme les trois personnes sont Dieu.

Note 317: (retour) Scot Érigène et la Philosophie scolastique, par M. S. René Taillandier, p. 87 et 117.
Note 318: (retour) S. Aug., De Trin., IX, iii et xii; X, passim; XI, n, et XIV, x.—De Civil, Del, XI, xxvi, XV, xiii.—Nysson., De Eo,—Terlul., Adv. Prax., XXI, viii.» Nazians., Oral., XXIII, XXXI et XXXVII. Grégoire de Nazianze insiste cependant sur la grande inexactitude des comparaisons et la nécessité de s'en tenir à la foi. (Damasc., De Fid. orth.,I, viii, p. 134, 140 et 142,—Anselme., De Fid. Trin, et Incarn., c, vii, p. 40, et c, viii, p. 48.—De Proc. S. Sp., c. xvii, p. 51.)—S. Augustin non plus n'a pas repoussé ces similitudes métaphoriques (De Fid., c. ix.—De Symb. Senn. ad cateeh. Ce dernier ouvrage est douteux).

Pour ne citer qu'un nom parmi les modernes, Bossuet a repris toutes les comparaisons. C'est la vapeur qui s'élève de la mer, le rayon, la splendeur qui est la production et comme le fils du soleil. «Lorsqu'un sceau est appliqué sur de la cire, cette cire, sans rien détacher du sceau qui s'imprime en elle, en tire la ressemblance tout entière et se l'incorpore, en sorte que rien ne peut plus l'en séparer.» C'est comme l'image dana un miroir, ou plutôt c'est comme la production de notre conception ou de notre pensée, où nous trouvons une idée de cette immatérielle, incorporelle, pure, spirituelle génération que l'Évangile nous a révélée. «Entendre et vouloir, connaître et aimer sont actes très-distingués, mais le sont-ils réellement?... Tout cela au fond n'est autre chose que ma substance affectée, diversifiée, modifiée de différentes manières, mais dans son fond toujours la même... Une trinité créée que Dieu fait dans nos âmes, nous représente la Trinité incréée319

Note 319: (retour) Élévations sur les Mystères, 400. Sem., Eloy. III, IV, V et VI.

Puisque les similitudes, c'est-à-dire les figures sont admises, il ne reste au théologien qu'un devoir, c'est d'avertir son lecteur du danger et de l'inexactitude inévitable du langage figuré en si grave matière. Or, ce devoir, Abélard l'a rempli. Seulement son ton accoutumé de confiance et même de présomption, son ascendant sur ses auditeurs, son intolérance irritable à la plus simple contradiction l'avaient conduit, lui et ses disciples, à mettre son explication au-dessus de l'objection et du doute. Il fut bientôt établi dans son cercle qu'il avait rendu le dogme clair comme le Jour, et que, grâce à lui, le mystère était devenu compréhensible. Or, cela même était une opinion hétérodoxe, dangereuse pour les fidèles, provocante pour ses rivaux. «Est-ce vrai, lui dit le sage Gautier de Mortagne, ce que disent quelques-uns de vos disciples? Ils vantent au loin et glorifient votre subtilité et votre sagesse, et en cela ils ne font qu'acte de justice. Mais ils affirment que vous avez pénétré les profonds mystères de la Trinité, au point que vous en avez une connaissance pleine et parfaite. De grâce, écrivez-moi si enfin vous connaissez parfaitement ou imparfaitement Dieu320

Note 320: (retour) D'Achery, Spicileg., t.111. Guali. de Manr., Ep. V, p. 524.

Là était au fond la véritable hérésie, elle résultait moins d'excusables opinions que de la prétention hautaine de les donner pour des vérités dernières, prétention que semblaient trahir les dédains du maître et la jactance des élèves. Là peut s'appliquer le mot d'Abélard lui-même: «Ce n'est pas l'ignorance qui fait l'hérétique, c'est l'orgueil321.» Mais quel tribunal humain peut connaître de ce crime-là?

Note 321: (retour) Theol. Chr., p.1247.

IV.

«Il dit encore,» continue saint Bernard322, «que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, mais qu'il n'est nullement de la substance du Père ou du Fils. D'où vient-il donc? De rien peut-être, comme toutes les choses qui ont été faites?» Si le Saint-Esprit ne procède point par essence (essentialiter), il faut qu'il procède par création (creabiliter); ou bien nous trouvera-t-il une troisième manière, cet homme toujours en quête de nouveautés, et qui en invente quand il n'en trouve pas, affirmant les choses qui ne sont pas comme si elles étaient? «Mais, dit-il, si le Saint-Esprit était engendré de la substance du Père, le Père aurait deux fils.»

Note 322: (retour) Ab. Op., p. 218.

Comme si ce qui est d'une substance l'avait conséquemment pour père! Est-ce que les poux, les lentes et les phlegmes (phlegmata?) sont les fils de la chair ou ne sont pas de la substance de la chair? Et les vers qui sortent du bois pourri sont-ils d'une autre substance que celle du bois, pour ne pas être les fils du bois? Mais les teignes aussi tirent leur substance de la substance des étoffes, et n'en tirent pas leur génération; et beaucoup de choses sont dans le même cas. Je m'étonne qu'un homme subtil et quelque peu savant, à ce qu'il croit, ayant confessé que le Saint-Esprit est consubstantiel au Père et au Fils, nie cependant qu'il sorte de la substance du Père et du Fils, à moins de vouloir que ce soit eux qui sortent de la sienne, ce qui serait, il est vrai, inouï et ineffable. Mais si le Saint-Esprit n'est pas de leur substance ni eux de la sienne, que devient, je vous prie, la consubstantialité?» Autant vaut la nier avec Arius et prêcher ouvertement la création. Toutes ces différences nouvelles, introduites entre le Fils et le Saint-Esprit, détruisent l'unité. Le Saint-Esprit se retirant de la substance du Père et du Fils, ce n'est pas une trinité qui demeure, mais une dualité; car une personne qui n'aurait en substance rien de commun avec les autres, ne serait plus digne défigurer dans là Trinité. Ainsi tout à la fois la Trinité est mutilée et l'unité divisée.

Or, voici ce que dit Abélard: Le Fils est engendré du Père et seul engendré (unigenitus), le Saint-Esprit n'est donc pas engendré, il procède, et l'Église enseigne qu'il procède du Père et du Fils; ainsi il y a une différence entre la génération et la procession. «La différence, c'est que celui qui est engendré est de la substance du Père, la sagesse étant une certaine puissance, tandis que l'affection de la charité appartient plus à la bonté de l'âme qu'à sa puissance... Je n'ignore pas que beaucoup de docteurs ecclésiastiques veulent que le Saint-Esprit soit aussi de la substance du Père, c'est-à-dire qu'il soit par lui, étant d'une seule substance avec luit. Cependant nous ne disons pas proprement qu'il soit de la substance du Père (eco substantix patris), le Fils seul doit être dit tel; mais l'Esprit, quoique de même substance (ejusdem substantix) avec le Père et le Fils, d'où la Trinité est dite homousios, c'est-à-dire d'une seule substance, ne doit nullement être dit de la substance du Père ou du Fils à proprement parler, car pour cela il faut être engendré323

Note 323: (retour) Introd., p. 1086.

Voila l'expression et le délit d'Abélard. Tout se réduit a cette distinction fugitive: le Fils est de la substance du Père et le Saint-Esprit a la même substance que le Père, une seule et même substance étant commune à toutes les personnes de la Trinité. Voici comment s'en explique la Théologie chrétienne: «Quand on dit que le Fils est de la substance du Père, être de la substance du Père signifie seulement dans cet endroit être engendré du Père, par une translation de ce qui se passe dans la génération humaine... où quelque chose de la substance du corps du père est transporté et converti dans le corps du fils.» Seulement, de peur d'équivoque, on rappelle plus loin ces mots de saint Jean: «Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l'esprit est esprit324

Note 324: (retour) Theol. Chr., I. IV, p. 1327.—Jean, III, 6.

Quant au Saint-Esprit lui-même, spiritus vient de spirare, esprit a le même radical que spiration; c'est pour cela qu'on dit qu'il procède, non qu'il est engendré. «La bonté que le nom de Saint-Esprit désigne n'est pas une puissance ou une sagesse, car être bon ce n'est pas être puissant ou sage.... Ainsi, quoique le Fils, soit du Père autant que le Saint-Esprit... la génération diffère de la procession en ce que celui qui est engendré est de la substance même du Père, puisque la sagesse a cela de particulier d'être une certaine puissance, et que l'affection de la charité appartient plus à la bonté qu'à la puissance de l'âme. D'où l'on dit très-bien que le Fils est engendré du Père, c'est-à-dire est de la substance même du Père, tandis que le Saint-Esprit n'est nullement engendré, mais plutôt procède, c'est-à-dire que par la charité il s'étend vers autrui; car par l'amour on précède en quelque sorte, on avance de soi vers un autre325

Note 325: (retour) Theol. Chr., I. IV, p. 1329.

Évidemment Abélard évite de répéter que le Saint-Esprit ne soit pas de la substance du Père (eco substantia), mais il l'insinue, et c'est créer une difficulté nouvelle dans la Trinité que d'y insérer une distinction et une contradiction de plus. Cette subtilité était gratuite, et elle a été rejetée avec juste raison; il fallait se borner à dire: les trois personnes sont consubstantielles, cependant il ne paraît pas que la troisième le soit de la même manière que la seconde, puisque l'une est consubstantielle par génération et l'autre par procession. On pouvait ajouter: la communauté de substance doit se réaliser d'une manière différente pour chacune des trois personnes. Quand même on écarterait les mots de génération et de procession, celui de qui est le Fils ne peut, quant au mode, être identiquement consubstantiel à celui qui est de lui, comme celui qui est du premier est consubstantiel à celui de qui il est; et ainsi de chaque personne comparée aux deux autres. Je répète que je parle du mode; la consubstantialité subsiste, les trois personnes ont une seule et même substance, mais elles ne l'ont pas absolument de même. Quelle est donc la différence? Elle est impénétrable; elle existe pourtant, la théologie le veut, puisqu'elle distingue la génération et la procession; mais cette différence qu'elle affirme, elle ne l'explique pas. Le tort d'Abélard est d'avoir voulu l'expliquer, et le péril est venu de la séduction qu'exerçaient sur son esprit la distinction des trois attributs, puissance, sagesse, bonté, et la pensée d'identifier cette distinction avec les deux autres, celle de Père, Fils, Esprit, et celle d'inengendré, engendré, procédant, au point que ces trois triplicites ne fussent plus que des expressions différentes, substituables les unes aux autres, comme des notations diverses de mêmes quantités algébriques. Or, il est très-permis de dira en général que la sagesse est puissance et que la bonté n'est pas puissance326; mais cette abstraction prise à la lettre mènerait logiquement à penser que le Fils est substance du Père et que le Saint-Esprit n'est pas substance du Père. La foi d'Abélard l'a défendu de cette proposition profondément hérétique, elle ne l'a pas préservé du péril d'en approcher, et il ne s'est sauvé que par des inconséquences peut-être inévitables, quand on traite d'un dogme que la métaphysique de l'Église s'est plu à rendre contradictoire dans les termes.

Note 326: (retour) Encore Richard de Saint-Victor a-t-il objecté que ta bonté n'est qu'une bonne volonté, et que la volonté bonne est une puissance, «posse bene velle est aliquid posse.» (De trin., I. V, c. xv.)

Mais ni la prudence ni la raison ne permettent, parce qu'un dogme est obscur et incompréhensible, d'y ajouter de nouvelles difficultés, ou même, par des nouveautés d'expression, de diversifier la forme de ses difficultés nécessaires. C'est la faute où Abélard est tombé. Trop prévenu en faveur de cette distinction de la puissance, de la sagesse et de la charité, au lieu de ne lui attribuer qu'une vérité approximative, il en a fait l'expression exacte de la distinction des personnes. Il n'a plus dit: «De même que le Fils est engendré du Père, la sagesse est de la puissance;» il n'a plus dit: «Comme le Saint-Esprit n'est pas engendré du Père, on peut remarquer que la bonté n'est pas de la puissance, quoiqu'elle la suppose et en procède, ainsi qu'on le dit du Saint-Esprit.» Ces analogies, ces rapprochements, encore qu'un peu métaphoriques, pouvaient passer. Mais il a renversé l'ordre de la comparaison, et il a dit: «Le Fils est engendré, parce que la sagesse est de la puissance; le Saint-Esprit n'est pas engendré, parce que la bonté n'est pas de la puissance. D'une similitude il a fait un principe, lui qui s'élève ailleurs contre toute similitude quelle qu'elle soit.»

Mais est-elle moins attaquable et plus digne, la similitude que préfère saint Bernard, quand il dit que le Saint-Esprit peut bien être de la substance du Père, sans être le fils du Père, comme le ver est de la substance du bois? Est-ce là une notion vraie et chrétienne de la procession du Saint-Esprit? La consubstantialité, sans parler de la convenance, n'est-elle pas aussi profondément attaquée par cette comparaison que par aucune de celles d'Abélard? Et si l'on tournait contre le juge son argumentation contre l'accusé, si l'on prenait ses comparaisons pour des définitions, ne montrerait-on pas à saint Bernard que son raisonnement conserve bien dans les termes la consubstantialité, mais ne tient aucun compte de la différence de l'engendré à l'inengendré, de la génération à la procession, et atténue, s'il ne l'efface, au profit de l'unité de substance, la distinction des personnes? De cette dernière, le saint en veut sobrement; c'est son expression.

Sûrement il faut l'excuser par l'impuissance du langage humain à rendre ce qui excède la raison humaine; mais cette excuse, Abélard l'a souvent invoquée; qu'elle lui profite également. On ne peut condamner comme une hérésie ce qu'on doit relever comme une expression fautive. L'autorité ne peut régler ses droits sur ceux de la critique.

Il doit être permis d'observer que, pour avoir voulu déterminer scientifiquement les éléments du dogme de la Trinité, l'Église l'a compliqué, et que les expressions qu'elle a introduites ou consacrées, sont devenues une source de difficultés, d'erreurs et d'hérésies. A lire sans prévention les Écritures, rien ne paraît moins indispensable que d'attacher un sens sacramentel aux mots de génération et de procession. Le premier, si nous ne nous trompons, se rencontre trois fois dans le Nouveau-Testament avec application au Sauveur. Dans les Actes, Philippe trouve l'eunuque du roi Candace lisant un passage d'Isaïe, que les interprètes et Philippe lui-même appliquent au Messie, et dans lequel sont ces mots: Qui pourra raconter son origine327? C'est le mot origine qu'emploie Sacy, et le latin porte: Generationem ejus quis enarrabit? Le grec emploie le mot γενεάν, qui a le même radical que celui de génération; et c'est un des textes dont on s'appuie pour consacrer ce dernier terme. Or, il est évident que l'expression est ici générale, et que tous les mots origine, génération, extraction, naissance, auraient pu être indifféremment employés dans ce passage. Jésus-Christ, dans deux autres, est nommé Filius unigenitus (μονογενής υίός)328. Sacy traduit tout simplement le Fils unique, et assurément ce mot n'ajoute rien d'important ni de spécial à l'idée que nous pouvait déjà donner de l'origine du Sauveur ce simple mot si expressif, le Fils. Témoin le verset du psaume, souvent cité par les apôtres: «Tu es mon fils, je t'ai engendré aujourd'hui (Ps. II, 7); γεγέννηκά σε, dans le Nouveau-Testament (Act. XIII, 33, Hébr. I, 5 et V, 5). Quant au mot de procession, il vient d'une traduction fort gratuite d'un verset de l'Évangile selon saint Jean, où on lit: Spiritum veritatis qui a patre procedit (XV, 26); «l'esprit de vérité qui procède du Père.» Le mot grec έκπορευέται veut dire proprement qu'il sort, qu'il s'extrait. Sur ces textes seuls on n'imaginerait pas de regarder comme essentiels à la Trinité, comme identifiés au dogme, les deux mots que nous discutons, et l'on se bornerait à dire et à croire que la Trinité, c'est le Père, le Fils unique du Père, et le Saint-Esprit, qui sort du Père et qui reçoit du Fils329.

Note 327: (retour) Act. VIII, 33.
Note 328: (retour) Jean, I, 18, et Ep., IV, 9.
Note 329: (retour) «Il recevra de ce qui est à moi.» (Ille de meo accipiet.) Ainsi Sacy traduit ces mots: έκ τού έμού λήφεται, qui sont le texte le plus formel que l'on cite pour prouver que, selon l'Écriture, le Saint-Esprit procède du Fils. Jean, XVI, 14.

On voit en effet que dans les premiers siècles, l'Église n'avait adopté aucune expression, décrété aucune définition du mode suivant lequel le Père produit son Verbe. Il paraît que le premier nom qui eût été donné à ce mode, à cet acte ineffable, était en grec celui de προβολή, littéralement projection, qu'on a rendu en latin par prolatio ou productio, et remplacé aussi par émanation330. Employé généralement par ceux qui, n'admettant pas la création, voulaient exprimer comment les essences spirituelles étaient sorties de l'essence divine, ce terme d'émanation paraissait ici bien placé; le Fils et le Saint-Esprit pouvaient être dits émaner, puisqu'ils sont d'essence spirituelle, puisqu'ils sont provenus de l'essence du Père, sans en être créés, et sans en être détachés au point de former de nouvelles essences. Aussi quelques Pères ont-ils emprunté ce mot d'émanation soit aux alexandrins, soit aux gnostiques, les uns le restreignant dans le sens catholique qui vient d'être indiqué, les autres prenant avec lui toute la doctrine qui faisait de ces émanations des éons consubstantiels à Dieu, au sens seulement de l'homogénéité de nature. Mais le danger de tomber dans le gnosticisme a fait bientôt renoncer à ce langage. On a essayé du mot de parabole; on a dit aussi émission, prolation, jusqu'à ce qu'enfin on se soit décidé à dire génération, en écartant toute idée d'imperfection qu'emporte ce terme appliqué à la nature humaine. Ainsi le fils a été dit engendré parce qu'il est fils, à condition que ce mot de génération fût dépouillé de toute analogie avec la filiation humaine; et l'émana tion du Saint-Esprit a été appelée procession et quelquefois spiration, parce qu'il n'est pas fils de Dieu. De sorte que la première expression, celle de génération, n'a plus rien de commun que l'apparence avec le sens littéral, et ne s'étend pourtant pas au Saint-Esprit, quoiqu'elle ait été réduite à l'état de pure métaphore.

Note 330: (retour) projectio, prolatio, d'abord employé, mais devenu suspect par l'usage qu'en avaient fait les Ariens et les Valentiniens. Puis, on y est revenu, notamment Tertullien, Grégoire de Nazianze et saint Jean Damascène qui nomme le Père διά λόγου προβολεύς τού έκφαντορικοϋ πνεύματος (De Fide, I, XIII). Tel fut aussi le sort du mot ύπόρροια, transfusio, écoulement ou émanation, compromis par les Sabelliens, réhabilité par Athanase et Origène. Mais Προβολή est resté plus usité, surtout comme procession du Saint-Esprit. Celle ci a été diversement nommée. Comme il y a toujours eu dans la désignation des personnes quelque trace d'une métaphore qui représentait le Père comme la pensée, le fils comme la parole, le Saint Esprit comme le souffle, résultat ou lien de la pensée et de la parole, le mot πνοή, spiratio, A été le plus volontiers admis avec celui d'έκπορευσις, consacré par le verset de l'Évangile qui sert de titre au dogme même. Mais on dit aussi έκπορευσις, sortie, έκπεμφις émission, προέίναι, laisser échapper, προσκεϊσται, S'attacher, έκφυσις, rejeton. C'est ici une des idées chrétiennes qu'il est le plus facile de confondre avec une idée alexandrine. L'expression figurée de processus a bien de l'analogie avec le πρόοδος de Proclus, et on lit dans Grégoire de Nazianze que les propriétés des personnes sont τό άναρχον γέννησις ή πρόοδος. (Proclus, Theol. plat., t. III, c. xxi.—Nazianz., Or., xiii.—Sulcor., Thesaur., verbo έκπόρευσις.—Pelav., Dogm. Theol., t. II, t. V, c. viii, t. VII, c. x et xi, t. VIII, c. i.)

Ces deux mots ont été consacrés pour désigner l'une et l'autre relation principale du Fils au Père et du Saint-Esprit au Père et au Fils, et quand on a voulu attacher une idée à ces mots, les définir, seulement les comprendre, même dire que l'un étant différent de l'autre, ils ne pouvaient exprimer tous deux la même façon d'être de la substance du Père, on est presque immanquablement tombé dans l'hérésie. Tout le monde n'a pas eu la sincérité de saint Augustin, avouant qu'il ignore comment on doit distinguer la génération du Fils de la procession du Saint-esprit, et que sa pénétration échoue contre cette difficulté331. Longtemps avant lui, et, je crois, avant que la langue du dogme fût fixée, saint Irénée semblait avoir prévu tous les dangers de cette terminologie, quand il disait avec tant de sagesse: «Si quelqu'un nous demande comment le Fils a été produit par le Père, nous lui répondrons que cette production (prolatio), ou génération, nuncupatio, adapertio, ou tout autre terme dont on voudra se servir, n'est connue de personne, parce qu'elle est inexplicable.... Quiconque ose entreprendre de la concevoir ou de l'expliquer ne s'entend pas lui-même en voulant dévoiler un mystère ineffable332

Note 331: (retour) Contr. Maxim., II, XIV. Bossuet dit dans le même sens: «Dieu a voulu expliquer que la procession de son Verbe était véritable et parfaite génération: ce que c'était que la procession de son Saint-Esprit, il n'a pas voulu le dire, ni qu'il y eût rien dans la nature qui représentât une action si substantielle et tout ensemble si singulière. C'est un secret réservé à la vision bienheureuse.» (Élév. sur les Myst. 2e som. V.)
Note 332: (retour) S. Iren., Contr. Hæres., II, xxviii, 6.—Voyez aussi Bergier, Dict. De Théol. aux mots Saint-Esprit, Émanation, Génération.

V.

La censure de saint Bernard n'a point épargné les similitudes employées pour représenter la Trinité, et notamment cette exécrable similitude ou plutôt dissimilitude du genre et de l'espèce, ainsi que celle de l'airain et du sceau d'airain333.

Note 333: (retour) Ab. Op., p. 280.

«Qu'est-ce donc? veux-tu, selon ta similitude, parce que le Fils, pour être, exige que là Père soit, veux-tu que ce qui est le Fils soit le Père, mais sans réciprocité, comme le sceau d'airain est airain, parce que l'existence du sceau d'airain exige celle de l'airain, comme l'homme est animal, parce que l'existence de l'un suppose celle de l'autre, sans que l'airain soit le sceau d'airain, ni l'animal l'homme? Si tu dis cela, tu es hérétique; si tu ne le dis pas, la similitude tombe. Où conduit donc ce long circuit de choses prises de si loin, ces rapprochements laborieux, cette vaine multiplicité de mots, ces grands éloges que tu donnes a ta déduction, si les membres n'en peuvent être ramenés les uns aux autres dans les proportions régulières? Ton entreprise n'est-elle pas de nous enseigner l'habitude qui est entre le Pèra et le Fils (o'est-à-dire comment le Père a le Fils)? or, nous tenons de toi que pour poser l'homme, il faut poser l'animal, mais sans réciprocité, d'après la règle de dialectique qui veut, non que la position du genre pose l'espèce, mais que la position de l'espèce pose le genre. Lors donc que tu rapportes le Père au genre, le Fils à l'espèce, ton oraison par similitude n'exige-t-elle pas que le Fils posé, tu nous montres que le Père est posé, et que la proposition est sans conversion; de même que cette proposition: ce qui est homme est nécessairement animal, n'est pas convertible; et qu'ainsi celui qui est le Fils est nécessairement le Père, sans que la proposition soit convertible? Mais ici la foi catholique le dément; elle ne souffre pas plus que celui qui est le Fils soit le Père qu'elle ne souffre que celui qui est le Père soit le Fils. Autre (alius), sans nul doute, est le Père, autre (alius) le Fils, quoique le Père ne soit pas une autre chose (aliud) que le Fils; car grâce à cette distinction d'autre (adjectif) et d'autre chose (substantif), la piété de la foi a sa faire un partage prudent entre les propriétés des personnes et l'unité indivisible de l'essence, et tenant la ligne intermédiaire, marcher dans la vole royale, sans dévier vers la droite en confondant les personnes, ni vers la gauche en divisant la substance. Que si de la simplicité de la substance divine tu induis que si le Fils est, le Père est nécessairement, tu n'y gagnes rien, car la règle de la relation veut que la proposition soit convertible, et que là même vérité accompagne l'inverse, ce qui ne s'adapte pas à la similitude prise du genre et de l'espèce, de l'airain et du sceau d'airain...

«Qu'il nous dise maintenant ce qu'il pense du Saint-Esprit. La bonté même, dit-il, qui est désignée par ce nom de Saint-Esprit, n'est pas en Dieu puissance ou sagesse... J'ai vu Satan tombant du ciel comme un éclair (Luc, x, 48). Ainsi doit tomber celui qui s'égare dans les choses grandes et merveilleuses qui sont au-dessus de lui. Voua voyez, saint Père, quelles échelles, ou plutôt quels précipices cet homme s'est préparés pour sa chute. La toute-puissance! une demi-puissance! nulle puissance! J'ai horreur de l'entendre, et cette horreur même suffit, je pense, pour le réfuter. Mais cependant je veux citer un témoignage qui se présente en ce moment û mon esprit troublé, pour effacer l'injure faite au Saint-Esprit. On lit dans Isaïe: l'esprit de sagesse et l'esprit de force. (XI, 2.) Par là l'audace de cet homme est assez clairement convaincue, si elle n'est pas comprimée. O langue grande en paroles (magniloqua)! faut-il, pour que l'injure du Père ou du Fila te soit remise, faut-il quelque blasphème du Saint-Esprit? L'ange du Seigneur est là qui te coupera par la moitié, car tu as dit: Le Saint-Esprit n'est pas en Dieu puissance ou sagesse. Ainsi le pied de l'orgueil trébuche quand il attaque334

Note 334: (retour) «Res superbiæ ruit cum irruit.»—Ab. Op., S. Bern., Ep., p. 283.

Cette argumentation, à laquelle ne manque aucune des formes de la dialectique, montre que le saint abbé n'était pas si étranger qu'il le dit aux sciences profanes. Mais écartant tout ce qu'y vient ajouter la déclamation de sa colère, bornons-nous à la critique des similitude?. On pourrait en principe les condamner toutes; mais les Pères ont apparemment regardé comme utile, pour donner le change à la curiosité de l'intelligence, de s'adresser à l'imagination. Quelquefois on apaise la faim en la trompant, et l'on fait mâcher à l'homme affamé des substances qui ne sont pas des aliments et qui le calment sans je nourrir. La même chose se pratique en philosophie; on donne à l'esprit des métaphores en place de raisons; c'est un palliatif de notre ignorance, La théologie a usé de cet expédient autant pour le moins que la philosophie, et quelquefois elle s'y est compromise. Accepter sans réserve une seule similitude est un moyen sûr d'être hérétique, comme s'est un sûr moyen de donner à des adversaires l'apparence de l'hérésie que de prendre à la lettre une similitude donnée par eux comme une analogie ou une figure. Dans sa réfutation d'Abélard, l'abbé de Clairvaux a-t-il bien évité cette méprise ou cet artifice?

«Gardez-vous, avait dit Abélard, de ceux qui rapportent en raisonnant la nature unique et incorporelle de la Divinité à la similitude des corps composés des éléments.... Dans le vrai, la Trinité n'est connue que d'elle-même; l'exposition en est difficile, impossible peut-être à l'homme.... Plus l'excellence de la nature divine s'éloigne des autres natures qu'elle a créées, moins nous trouvons dans celles-ci de ressemblances congrues à l'aide desquelles nous puissions satisfaire, quand il s'agit de celle-là. Les philosophes doivent se contenter de s'enquérir des natures créées; encore ne peuvent-ils suffire à les comprendre. En Dieu, aucun mot ne paraît conserver son sens primitif.... Nous ne pouvons trouver de similitudes parfaites pour les appliquer à l'être singulier; nous ne pouvons, quand il s'agit de lui, nous satisfaire par des similitudes.... Nous les abordons comme nous pouvons, surtout pour repousser l'importunité des pseudo-dialecticiens.... Nous leur apportons les similitudes les plus probables.... Quand nous comparons à l'homme qui est à la fois substance et corps... qui peut être à la fois père et fils... l'identité de substance commune en Dieu au Père, au Fils, au Saint-Esprit... on reconnaîtra qu'on ne peut induire de là une similitude intégrale, mais quelque similitude partielle: autrement, nom parlerions d'identité et non de similitude. Prévoyant l'abus qu'on pouvait faire de quelques-unes, nous en avons introduit d'autres, tant d'après les grammairiens que d'après les philosophes, et que nous avons jugées plus conformes à notre dessein; mais celle-là surtout qui est prise des philosophes les plus raisonnables, et par là moins éloignés de la science de la véritable philosophie qui est le Christ335

Note 335: (retour) Introd., t. I, p. 1014, t. II, p. 1070, 1073, 1076, 1079.--Theol. Chr., t. III, p. 1249.

On vient de voir ce qu'Abélard pense des similitudes en général. On peut se rappeler comment il juge celles qu'avaient admises saint Augustin, saint Anselme, Tertullien. Voyons maintenant quelles sont celles qu'il tolère.

I. La première est prise du genre et de l'espèce336. Si l'on veut bien se reporter au texte, on y verra, je crois, qu'Abélard n'entend pas que la génération de l'espèce par le genre soit identique avec celle du Fils par le Père, ni même qu'elle en soit le type. «Nos expressions, dit-il, transportées à Dieu, contractent de la singularité de la substance divine une signification également singulière, et quelquefois un sens singulier par construction. Il ne faut pas étendre des expressions figuratives et impropres au delà de ce que veulent l'usage et l'autorité337

Note 336: (retour) Introd., t. II, p. 1083-1084.—Theol. Chr., t. IV, p. 1316-1318.
Note 337: (retour) Id. Ibid., p. 1303.

Et c'est après avoir posé cette règle que, revenant sur ces distinctions de père et de fils, de puissance et de sagesse, de genre et d'espèce, de matière et de matérié, il dit: «Une grande discrétion doit être apportée dans ces énonciations qui concernent Dieu338

Note 338: (retour) id., p. 1304 et 1305.

Ainsi jamais il n'a dit que le Père fût un genre et le Fils une espèce; d'abord parce qu'il répète incessamment que Dieu est un être singulier, c'est-à-dire qu'il n'est nulle autre chose que lui-même, et que le Père est le Père, le Fils, le Fils, sans pouvoir être assimilés à aucun être placé dans les degrés de l'échelle prédicamentale; en second lieu, parce que le plus grand nombre des caractères qu'il attribue au genre ne convient pas au Père, comme de se distribuer en plusieurs espèces, comme de n'exister dans le temps que sous forme d'espèces, et même que sous forme d'individus; non plus que les caractères de l'espèce ne peuvent être pour la plupart attribués au Fils, comme celui de se trouver dans un nombre illimité d'individus, comme celui de résulter de l'union avec sa matière d'une différence qui lui constitue une autre essence que celle du genre.

Qu'a donc voulu dire Abélard? Le voici. On fait difficulté de concevoir la distinction du Père et du Fils, ou de deux personnes, l'une qui engendre, l'autre engendrée, dans une même essence. On ne conçoit pas que comme substance, le Fils soit le même que le Père, et que comme personne, le Fils ne soit pas le même que le Père; mais ne se rencontre-t-il nulle part rien d'analogue? N'arrive-t-il jamais que deux choses distinctes soient et ne soient pas la même? Le genre, par exemple, est distinct de l'espèce; cependant on dit que l'espèce est le même que le genre, et l'on ne veut pas dire le même de tout point, sans plus, sans moins, sans formes ou propriétés qui les distinguent; mais par cette expression: l'espèce est le même que le genre, on entend que le genre se retrouve dans l'espèce, et qu'en un sens l'essence du genre est commune à l'espèce. L'animal est dans l'homme; on dit hardiment et légitimement: l'homme est animal, ce qui est dire: l'espèce est le genre. Et cependant malgré cette communauté, malgré cet identité d'essence, l'espèce est distincte du genre; on dit même que l'espèce est engendrée du genre. Ainsi, un être distinct d'un autre par ses propriétés, et engendré par cet autre, peut avoir une essence commune avec cet autre, et le mystère de la consubstantialité divine a des analogues; on ne peut donc a priori le déclarer absurde ou impossible. Mais la comparaison ne va pas jusqu'à signifier que l'essence du Père soit dans le Fils de la même manière, aux mêmes conditions que le genre est dans l'espèce, que le Fils soit engendré du Père par une génération essentiellement identique à celle qui du genre fait sortir l'espèce. Abélard ne l'a dit nulle part, et même il a prévenu ses lecteurs contre ces assimilations mensongères, en leur rappelant que toutes ces locutions étaient impropres et figuratives, qu'elles ne devaient être admises que dans une certaine mesure, et qu'il ne fallait pas entendre une identité substantielle là où il n'y avait tout au plus qu'identité de propriété339.

Note 339: (retour) Theol. Christ., t. IV, p. 1803-1804.

II. La seconde similitude qui indigne saint Bernard est celle de l'airain et du sceau d'airain. Nous la croyons malheureusement choisie, et, l'auteur lui-même semble l'avoir répudiée, on la remplaçant dans son second ouvrage par celle de la cire et de l'image de cire, sur laquelle il insiste beaucoup moins, et que Bossuet a plus tard adoptée. Toutefois n'exagérons rien; cette comparaison ne diffère de la précédente, qu'ainsi que le particulier du général, On sait quelle liaison unit la doctrine du genre et de l'espèce, et cette maxime d'Aristote que tout se compose de matière et de forme. Si donc ou a pu comparer la distinction et la consubstantialité du Père et du Fils à la relation du genre et de l'espèce, on pourra, dans une certaine mesure, les comparer à la relation dans laquelle une matière doit à l'intervention de la forme, de devenir un certain matérié. On pourra dire, par exemple: l'airain est la matière du matérié appelé sceau d'airain; le sceau d'airain est de l'airain. Il est le même que l'airain, en ce sens du moins qu'il a la même substance matérielle, ou, comme nous dirions, la même matière. Cependant s'ensuit-il que l'airain soit essentiellement sceau d'airain? Si donc vous m'objectez en théologie que le Fils ne peut être de même substance que le Père, et par là identique au Père, sans que l'inverse soit vraie, sans que le Père soit le Fils, je répondrai que, si cette objection est générale, absolue, elle porte à faux: un être peut être consubstantiel à l'être dont il est formé, engendré, constitué, sans que celui-ci soit celui-là; c'est ce qui a lieu entre la matière et le matérié, l'airain et le sceau d'airain, la cire et l'image de cire. Voilà quelle est la portée assez restreinte de ces similitudes. Il en résulte que les fins de non-recevoir absolues doivent être écartées, et qu'il faut acquiescer au dogme, ou en venir aux objections directes, attaquer la Trinité en elle-même si on l'ose, en cessant d'invoquer les règles communes de la science et les principes de la dialectique. C'est à ce point qu'Abélard se proposait de réduire ses adversaires.

Maintenant, que la comparaison soit dangereuse, qu'elle puisse facilement engendrer des idées fausses, et, suivie jusqu'au bout, entraîner à de monstrueuses conclusions, je ne le nie pas; saint Bernard a signalé quelques-unes de ces mauvaises conséquences, et Abélard ne les a pas toutes évitées. On lui devait épargner tout réquisitoire injurieux; mais on était en droit de lui dire: Votre comparaison jette trop peu de lumière sur la génération du Fils par le Père pour que vous puissiez raisonnablement y insister, au risque de la faire accepter par l'esprit comme une assimilation complète. Si, en effet, vous vous appesantissez, sur les détails d'une analogie superficielle, il peut arriver qu'après avoir bien dit que le sceau d'airain est d'airain, sans que l'airain soit sceau d'airain, comme le Fils est du Père sans que le Père soit le Fils, on pousse la comparaison jusqu'à prétendre que comme le Père est la puissance et la sagesse quelque puissance, la sagesse est de la puissance, sans que la puissance soit la sagesse; et en substituant encore les termes, que le Père n'est pas la sagesse, ce qui revient à dire que la sagesse manque au Père. Cette induction serait fausse, et pourrait être aisément renversée à l'aide d'une distinction; mais elle se présenterait naturellement, et c'est à l'aide de ces conséquences qui sont dans les mots plus que dans la pensée, que saint Bernard a pu motiver ou colorer ses anathèmes.

Saint Bernard dit que toute distinction ou comparaison qui suppose une supériorité d'un terme sur l'autre, est inapplicable à la Trinité, comme contraire à l'égalité des personnes. Abélard avait dit: «Chaque personne est sans principe, parce que chacune est éternelle et le principe de toutes les autres choses. L'une ne peut être sans l'autre, mais aucune n'est antérieure ou supérieure sous aucun rapport à l'autre. Cause, principe, matière, rien «de tout cela ne peut être dit proprement de la relation d'une personne à une autre340

Note 340: (retour) Introd., t. II, p. 1069, et Theol. Chr., t. IV, p. 1320-1324.

Saint Bernard dit que le Père est sagesse et le Fils puissance. Abélard avait dit: «Chacune des personnes, étant de même substance, est de même puissance; le Père autant que le Saint-Esprit. La Trinité entière est sagesse, le Père autant que le Fils. La Trinité entière est charité. Dieu ne peut jamais être sans sagesse341

Note 341: (retour) Introd., t. I, p. 698, t. II, p. 1083.

Saint Bernard dit que les noms qui sont donnés aux personnes, leur sont donnés, non par rapport à elles-mêmes, mais à chacune par rapport à l'autre ou aux deux autres. Abélard avait dit: «Dieu le Père, Dieu le Fils ou Dieu le Saint-Esprit, se disent en quelque sorte non pas substantiellement, mais relativement, chacun des prédicats relatifs désignant en disjonction le Père, le Fils ou le Saint-Esprit, quoiqu'en construction (c'est-à-dire tous réunis en Dieu), ils n'aient plus d'objet auquel ils soient relatifs342

Note 342: (retour) Theol., t. III, p. 1286.

Saint Bernard dit que suivant Abélard la puissance entière a été accordée au Père, et que le Fils n'a obtenu qu'une demi-puissance. Abélard avait dit: «Nous ne disons pas le Fils ou le Saint-Esprit moins tout-puissants que le Père.... La puissance des trois personnes est la même343

Note 343: (retour) Introd., t. I, p. 989 et 991.

Saint Bernard dit que la foi catholique a levé toutes les difficultés par la distinction d'alius et d'aliud, ou qu'elle a, grâce à ce qu'on pourrait appeler la différence adjective et la différence substantive, concilié l'unité de la substance et la diversité des personnes. Abélard avait dit: «Le Père n'est pas autre chose (aliud) que le Fils ou le Saint-Esprit.... Il n'est pas, dis-je, autre chose en nature, mais il est autre (alius) en personne.... Celui-ci n'est pas celui qui est celui-là, mais il est ce qu'est celui-là.... On ne peut dire qu'une quelconque des trois personnes qui sont en Dieu, soit autre chose qu'une autre, leur unique substance étant absolument singulière, et ne comportant aucune diversité de formes, ou de parties344

Note 344: (retour) Introd., t. I. p. 982 et 983. Theol., t. III, p. 1201 et 1203, et t. IV, p. 1301 et 1302. Cette distinction entre le neutre et le masculin est consacrée en théologie; elle est dans Grégoire de Nazianze (Ep. I, ad Cledon Orat., LII); dans saint Hilaire (De Trin., t. II, et t. VII); Saint Augustin (tract. Xxxvi: In Johan., et dans l'Append. du t. VI, De Fid. Ad Petr., c. I); dans saint Ambroise: «Et ipsum ipsa quod ipse; et ipsum ipse quod ipsa; et non ipsum ipsa qui ipse, et non ipsa ipse quæ ipsa.» (De Dign. cond. hum., c. II.)—Cf. saint Anselme (Monol., c. XLI); saint Thomas (Summ., I, qu. XXXI, 2), et Pierre Lombard (Sent., t. I, dist. 8).

Dans toutes ces distinctions, il en est une qu'on n'attaque point, et qui nous semblerait, à nous, la plus grave; et la voici. Comme étant une certaine puissance, une espèce, un matérié, le Fils a la propriété d'être par un autre, esse ab alio, tandis que le Père n'est que par lui-même. Être par un autre ou d'un autre, esse ab alio ou ex aliquo, est une expression connue dans la science. Aristote l'a introduite et définie. Elle s'applique aux choses qui proviennent d'une autre, qui en sont faites, qui en font partie, et cette relation a en logique un sens déterminé345. Or, ce sens n'est pas compatible avec l'attribut essentiel, éminent, de la Divinité. L'Être nécessaire est nécessairement par lui-même; et à parler rigoureusement, refuser à une personne divine la propriété d'être par soi-même, ce serait lui dénier la Divinité; il y aurait athéisme. Les Pères l'ont senti, lorsqu'ils hésitent et se contredisent, plutôt que d'attribuer sans restriction le titre de principe au Père à l'exclusion du Fils. Saint Augustin, énonçant cette proposition: «Le Père est le principe de toute la Divinité,» proposition répétée par Abélard et presque aussitôt par lui restreinte, risque de se trouver en contradiction avec le verset sacré: «Dans le principe était le Verbe» (Jean, I, 1). Il y a sur ce point un sic et non perpétuel dans les théologiens, et le nôtre a bien fait d'écarter, autant que possible, des personnes divines les qualifications de principe, cause, source, origine, qui ne font qu'ajouter des contradictions à des mystères346. Je crains bien les mêmes dangers pour cette distinction entre être et n'être pas par soi-même, et j'aimerais mieux les termes mystiques de l'Évangile que ces abstractions qui soulèvent des nuages au lieu d'apporter la lumière. Saint Bernard ne s'en préoccupe guère; la distinction ne l'arrête que parce qu'Abélard en conclut que Dieu le Père, qui a l'existence par lui-même, doit avoir la puissance à pareil titre, et en effet il doit avoir les modes de l'existence comme il a l'existence même. Mais tout cela est secondaire, à mes yeux, auprès de cette assertion que le Père a seul la propriété d'être par lui-même. Ce n'est pas moins que l'assertion qu'il a seul la propriété d'être Dieu. Ni Abélard, ni saint Bernard, ne sont les seuls ou les premiers qui aient parlé ainsi; et il faut convenir que dès que vous accordez la paternité, la génération, la procession, vous reconnaissez implicitement qu'il est possible d'être Dieu et ne pas être rigoureusement par soi-même347. Mais la différence de l'implicite à l'explicite n'est pas frivole, quand il s'agit des mystères: c'est souvent la différence de l'inexplicable à l'absurde, de l'énigme au non-sens. Je puis confesser que Dieu est père ou fils, pourvu que j'ajoute aussitôt que je ne sais pas comment il est père ou fils, que ces mots ont ici, sans aucun doute, un sens surnaturel et inconnu; mais je ne puis, sans que ma raison frémisse, affirmer que l'existence par soi-même ne soit pas une condition absolue de la Divinité.—Laissons cela348.

Note 345: (retour) Τό έκτίνος είναι. Met.., V, xxiv.—Saint Augustin met une différence entre esse ex ipso ou esse de ipso. «Quod enim de ipso est potest dici ex ipso, non autem, etc.» Ce qui est ex ipso est créé par lui, ce qui est de ipso est de sa substance. Mais cette distinction n'éclaircit ni ne justifie l'application à la Divinité de l'expression esse ab alto ou ex alto (De Nat. Bon. Cont. Manich., c. XXVIX).
Note 346: (retour) Introd., t. I, p. 984.—Theol. Chr., l. IV, p. 1320.—Sic et Non, XIV, p. 42.—P. Lomb., Sent., t. I, dist. XXIX.
Note 347: (retour) Ex Deo processi, dit le Christ; car c'est ainsi qu'on traduit ces mots Εκ τοϋ Θεοϋ έξηλθον, qui au lieu où ils sont placés, semblent vouloir dire seulement: «Je suis venu de la part de Dieu» (Jean, viii, 42). Mais il y a un passage plus fort: «Le Fils ne peut rien faire par lui-même» (Id., v. 19). C'est de là qu'on induit en général qu'il peut y avoir procession au sein de l'être divin, c'est-à-dire une différence d'origine entre les personnes (S. Thom., Sum., I, qu. xxvii, er. 1). Saint Augustin dit que le Père est le principe de toute la Divinité (De Trin., IV, xx). M. Hampden a vu dans saint Hilaire que le Fils est unus ab uno, scilicet ab ingenito genitus (De Trin., IV). Ainsi il est ab alio; et saint Thomas qui veut que le Fils soit aussi principe, dit qu'il est un principe venant d'un principe, tandis que le Père est un principe sans principe. «Principium a principio, quod est filius; principium non de principio, quod est Pater.... Per hoc quod non est ab alio.... Pater est a nullo.... Intelligatur nomine ingeniti quod omnino non sit ab alio.... Divinæ essentiæ de qua potest dici quod in Filio vel in Spiritu Sancto est ab alio, scilicet a Patre» (Summ., I, qu. xxxiii, a. 1 et 4). L'erreur à laquelle me paraissent conduire ces expressions S'appelle en théologie le subordinationisme (Frerichs, Comment. de Ab. doct., p. 10).
Note 348: (retour) Je crois que, pour atténuer un peu cette difficulté, il est plus sage de substituer à cette expression esse ab alio, cette autre expression procedere ab alio, dont se sert plus volontiers saint Thomas et qui distingue les personnes de la Trinité en celles qui procèdent et celles de qui les autres procèdent (Summ., I, qu. xxvii, art. 1). On a même voulu Pousser les distinctions verbales plus loin, et attribuer au Père l'expression ex quo, au Fils per quem et au Saint Esprit in quo, en se fondant sur un verset de saint Paul (I Cor., viii, 6.—S. Basil., De Spir. Sanct., c. ii). Mais cette distinction n'est pas admise, on y oppose des passages Formels, entre autres Rom. xi. 36. C'est un caractère ou propre, Généralement reconnu au Père, que de n'avoir ni auteur ni principe, d'être αύτογενής, άναίτιος, ούκ έκ τίνος (Damasc., De Fid., I, viii); d'être par soi-même ou de n'être pas par un autre que par soi. «Proprium est Patris,» dit Alcuin, «quod solus est Pater et quod ab alio non est nisi a se.» (Qu. De Trin., p. 762); tandis qu'on trouve partout que le Fils est «ex Patre, ab alio,» et notamment dans saint Augustin, «de Patre est Filius, non est de se» (Cont. Max., c. xiv.—Tract. xx In Johan.); dans saint Ambroise: «Dicitur Deus pater quia ipse est ex quo.... et sapientia.... et dilectio.... et ex ipso sunt quia non a se» (De Dign. Cond. hum., c. ii). D'où il suit que le Fils n'est pas αύτόθεος. «Pater a nullo habet essentiam nisi a se ipso, Filius habet essentiam suam a Patre» (Anselm., Monol., c. xliv). Ce qui ne veut pas dire cependant que l'essence engendre une autre essence, la consubstantialité y périrait. P. Lombard et saint Thomas ont bien établi ce point, malgré les objections de Richard de Saint-Victor. Cependant les protestants ont été plus loin; Calvin, Bèze ont soutenu qu'il fallait croire que le Fils a l'essence et la divinité par lui-même. «Si a se Deus non est,» dit un docteur, «quomodo Deus erit?» Cependant La doctrine catholique est formelle. «Tout ce qu'ont le Fils et le Saint-Esprit, ils l'ont du Père, même l'être, καί αύτό τό εϊναι» (J. Damasc., De Fid., I, x). On explique cette doctrine en développant ces mots de saint Jean: «Comme le Père a la vie en lui-même, il a donné au Fils d'avoir la vie en lui-même» (v. 26). La génération parfaite et divine a cette vertu de faire que le Fils soit tout ce qu'est le Père, excepté d'être le Père (P. Lomb., I. i, dist.v.—Voy. Le P. Petau, t. II, t. II, c. vi; t. VI, c. x, xi et xii).

Le point qui paraît le plus toucher saint Bernard, est l'attribution spéciale de la bonté au Saint-Esprit. Qui n'en aperçoit la raison? L'Évangile contient ces paroles mystérieuses et terribles: «Tout péché et tout blasphème sera remis aux hommes; mais le blasphème de l'Esprit ne sera pas remis aux hommes. Et quiconque aura parlé contre le Fils de l'homme, il lui sera remis; mais s'il a parlé contre le Saint-Esprit, il ne lui sera remis ni dans ce siècle ni dans le siècle à venir» (Math, xii, 31, 32). Or, Othon de Frisingen a raison, saint Bernard est crédule et tremble pieusement dès qu'il croit entrevoir l'impiété. Abélard a dit que le Saint-Esprit était éminemment l'amour ou la charité divine: soudain le voilà convaincu d'avoir dépouillé le Saint-Esprit de puissance et de sagesse; il a commis le péché irrémissible, il a prononcé le blasphème inexpiable. Quant à nous, nous ne rappellerons pas que, fondée ou non, cette attribution de la sagesse et de l'amour est pour ainsi dire traditionnelle dans l'Église349. Nous ferons seulement une citation: «Si nous voulons rechercher plus expressément ce que signifie la personne en Dieu, elle équivaut à dire que Dieu est ou le Père, savoir la divine puissance engendrant, ou le Fils, savoir la sagesse divine engendrée (sumta) ou le Saint-Esprit, savoir le processus de la bonté divine350

Note 349: (retour) Voyez entre mille autorités saint Aug., De Trin., VI, v, XV, xvii.—De Civ. Dei, XI, xxiv. Saint Anselme dans le Monologium dit que le Père est l'esprit suprême (summum spiritus); le Fils, l'intelligence et la sagesse, la science, la connaissance, la vérité de la substance paternelle; le Saint-Esprit enfin, l'amour de l'esprit suprême (c. XLIV, XLVI, XLVII et XLIX).
Note 350: (retour) Theol. Chr., t. III, p. 1280.

Une seule question aurait dû être posée, et Abélard eût été embarrassé d'y répondre. Si la Trinité est toute-puissante, sage, bonne, à quel titre et comment la puissance appartient-elle au Père, la sagesse au Fils, la bonté au Saint-Esprit, ou plutôt comment et dans quelle mesure ces attributs sont-ils séparés ou distingués des autres attributs divins, tous également et semblablement communs à la substance divine et par elle aux trois personnes, et comment sont-ils distingués de manière à devenir éminents chacun dans une d'elles? En d'autres termes encore, quelle différence assignez-vous entre la manière dont appartiennent les attributs communs ou substantiels, et celle dont appartiennent les attributs spéciaux ou personnels, les premiers appartenant à la substance et étant communs aux personnes, les seconds appartenant chacun à une des personnes et étant communs à la substance? Certainement, il y a là une difficulté, et qui n'est pas seulement insoluble, l'insoluble est partout ici; mais je crois qu'elle porte sur une distinction inexprimable.

VI.

Laissons ce que saint Bernard dit en passant de la théorie platonicienne de l'âme du monde assimilée à la foi dans le Saint-Esprit; négligeons cette phrase vive et dédaigneuse: «Lorsque Abélard se met en sueur pour voir comment il fera Platon chrétien, il se prouve payen.» Venons à cette censure générale:

«Il n'est pas étonnant qu'un homme qui ne s'inquiète pas de ce qu'il dit, en se jetant sur les secrets de la foi, envahisse et disperse avec si peu de respect les trésors cachés de la piété, puisque sur le fond de la piété même il ne pense ni en homme pieux, ni en fidèle. Enfin, dès l'entrée de sa Théologie, ou plutôt de sa Stultilogie, il définit la foi une estimation, comme s'il était loisible à chacun de penser et de dire en matière de foi ce qu'il lui plaît, ou que les sacrements de notre foi demeurassent suspendus à des opinions vagues et variables, au lieu d'être appuyés sur la vérité certaine! Est-ce que, si la foi est flottante, notre espérance, n'est pas vaine? C'étaient donc des sots que nos martyrs, soutenant de si rudes épreuves pour des choses incertaines, et ne balançant pas, pour une récompense douteuse, à courir au-devant d'un long exil par une fin douloureuse? Mais loin de nous la pensée que dans notre foi et notre espérance il y ait rien, comme il l'imagine, qui oscille sur une douteuse estimation, et que tout n'en soit pas fondé sur la vérité certaine et solide, divinement prouvé par les oracles et les miracles, établi et consacré par l'enfantement de la vierge, par le sang de la rédemption, par la gloire de la résurrection. Ces témoignages sont devenus trop dignes de foi (Ps. xcii, 7). S'il en est autrement, l'Esprit lui-même enfin rend témoignage à notre esprit que nous sommes fils de Dieu. Comment donc peut-on oser appeler la foi une estimation, à moins de n'avoir pas encore reçu ce même esprit, ou bien d'ignorer l'Évangile, ou de le regarder comme une fable? Je sais à quoi j'ai cru et je suis certain, s'écrie l'apôtre (II Tim., i, 42), et toi, tu me souffles tout bas: «La foi est une estimation.» Dans ton verbiage, tu fais ambigu ce qui est d'une certitude sans égale; mais Augustin parle autrement: La foi, dit-il, n'est pas dans le coeur où elle réside et pour celui qui la possède comme une conjecture ou une opinion, elle est une certaine science au cri de la conscience. Loin donc, bien loin de nous de réduire ainsi la foi chrétienne. C'est pour les Académiciens que sont ces estimations, gens dont le fait est de douter de tout, de ne savoir rien; pour moi, je marche confiant dans la sentence du maître des nations, et je sais que je ne serai point confondu. Elle me plaît, je l'avoue, sa définition de la foi, quoique cet homme dirige contre elle une accusation détournée: «La foi, dit-il, est la substance des choses qu'il faut espérer, l'argument des choses non apparentes (Héb., xi, 1). La substance des choses qu'il faut espérer, non la fantaisie de conjectures énormes; tu l'entends, la substance! Il ne t'est pas permis dans la foi de penser ou de disputer à ton gré, ni de vaguer çà et là dans le vide des opinions, dans les détours de l'erreur. Par le mot de substance, quelque chose de certain et de fixe t'est d'avance imposé; tu es enfermé dans des bornes certaines, tu es emprisonné dans des limites certaines; car la foi n'est pas une estimation, mais une certitude351

Note 351: (retour) Ab. Op. Bern., ep. xi, p. 283, 284.

Il semble ici que saint Bernard ait rencontré juste, et une grande autorité lui vient en aide, c'est Gerson352. Voilà bien, ce semble, le point de la discussion entre le philosophe et le fidèle. Dans cette diversité de définition de la foi éclate la différence entre celui qui veut par la raison arriver à croire, et celui qui commence par croire et qui raisonne après. Cependant, si l'on consulte le texte, la critique est hasardée. On se rappelle le début de l'Introduction. A côté de la foi, l'auteur place l'espérance, et afin d'expliquer pourquoi il confond l'espérance dans la foi, il généralise la foi qui, comme l'espérance, est une estimation ou un jugement de l'esprit sur les choses qu'on ne voit pas. Cette définition de la foi est donc générale, et non spéciale, c'est celle de la foi abstraite, et non de la foi chrétienne; c'est un souvenir d'Aristote qui unit la croyance ou la foi à l'opinion ou estimation. Mais dès qu'il s'agit de la foi, «en tant qu'elle intéresse l'ensemble du salut de l'homme, objet de son ouvrage,» Abélard revient à la définition de saint Paul. «Parlons d'abord de la foi, dit-il; qui vient avant le reste (la charité et les sacrements), comme étant le fondement de tous les biens. Que peut-on en effet espérer et que peut-on aimer de ce qu'on espère, si l'on ne croit auparavant, tandis qu'on peut croire sans l'espérance et sans l'amour? De la foi, en effet, naît l'espérance; ainsi, ce que nous croyons le bien, nous avons la confiance de l'obtenir par la miséricorde de Dieu. D'où l'apôtre: «La foi est la substance des choses qu'il faut espérer et l'argument des choses qui n'apparaissent pas.» La substance des choses qu'il faut espérer, c'est-à-dire le fondement et l'origine des espérances auxquelles nous sommes conduits, en croyant d'abord que les choses sont, afin de les espérer ensuite; l'argument des choses qui n'apparaissent pas, cela veut dire la preuve qu'il y a des choses non apparentes. Comme en effet personne ne doute que la foi n'existe, il faut accorder qu'il y a des choses non apparentes. Car la foi, ainsi qu'il a été remarqué, ne se dit avec entière propriété que de ce qui n'apparaît pas.»

Note 352: (retour) «Fides dicitur habitus firmus, ad differentiam opinionis vel suspicionis incertae, sicut ponebat Petrus Abaelardus per B. Bernardum in hoc redargutus (Serm. Ad commiss, Fidei, t. II, p. 334; Gerson. Op. omn., vol. in fol. Antw. 1706).

Si la foi est ainsi la preuve de l'invisible, il est des objets de la foi qui n'importent pas au salut. Quel péril courons-nous à croire que Dieu fera demain ou ne fera pas tomber la pluie? «A celui qui vous parle de la foi pour votre édification, il suffit de traiter et d'enseigner les choses qui, si elles ne sont crues, produisent la damnation. Ce sont celles qui appartiennent à la foi catholique. La foi catholique, c'est-à-dire universelle, est celle qui est tellement nécessaire à tous, que quiconque en est dénué ne peut être sauvé353

Note 353: (retour) Introd., t. I, p. 979, 981, 982. Voyez aussi notre c. II p. 188, et dans le t. I, le c. VII, p. 490.

Y a-t-il en tout cela prétexte à l'indignation de saint Bernard354? Nous croyons parfaitement innocente la définition qu'il incrimine, et cependant nous avouerons que le rationalisme tend toujours à faire de la foi une opinion, ou, si l'on veut, une estimation. Sans doute on ne saurait proscrire la foi formée par le travail de l'intelligence, elle peut être aussi pure et aussi solide que toute autre, et obtenir par suite tous les dons célestes promis à la foi. Lorsqu'on enseigne la religion, il est même impossible de ne point admettre certains antécédents logiques qui servent de base à la foi, et de ne point convenir que celle-ci suppose la croyance à certaines vérités préalables, ce qui donne à la foi les apparences d'une déduction. Mais souvent en fait la foi précède tout raisonnement dont on ait conscience ou souvenir, et comme elle est religieusement un devoir, même une vertu, elle a souvent, ainsi que toutes les autres vertus, le don de se rencontrer dans l'âme et d'y dominer, sans commencement et sans motifs connus, en vertu d'une adhésion implicite et involontaire. La foi ainsi conçue est en général plus estimée par la religion, elle lui paraît mieux assurée; n'étant pas la création laborieuse de la raison, elle semble inspirée, et son origine la sanctifie. Aussi a-t-elle en elle-même plus de mérite, le mérite qui ne vient pas de nous étant le seul véritable, et les plus récents apologistes du christianisme se sont attachés à établir que les vérités, regardées jusqu'ici comme un préliminaire que la raison démontre pour que la foi prenne naissance, sont elles-mêmes connues par la foi avant de l'être par la raison. C'est cette foi d'obéissance qui a été louée dans Abraham. À toutes les époques, cette foi a été distinguée de la foi acquise et raisonnée, et préférée a celle-ci par les hommes pratiques qui unissaient à une piété vive l'esprit d'autorité. Cependant l'obéissance raisonnable de saint Paul reste permise, et c'est celle qu'Abélard enseigne, car c'est la seule qui puisse être enseignée.

Note 354: (retour) Lui-même avait dit: «Deus... tribus voluti viis est vestigandus, opinione, fide, intellectu. Fides est votuntaria quaedam et certa prolibatio necdum propalatae veritatis; intellectus est rei cujusdam invisibilis certa et manifesta notitia» (De Consider., V, 3. Cf. Frerichs, Comment, de Ab. doct., p. 13).
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