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Abélard, Tome II

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CHAPITRE VII.

DE LA MORALE D'ABÉLARD.—Ethica seu Scito te ipsum.

Les questions agitées dans le Commentaire sur saint Paul sont comme une transition de la théodicée à la morale. Quelques-unes sont déjà de la morale. Nous trouvons la morale même dans un ouvrage d'Abélard, qui n'est pas le moins célèbre; c'est l'Éthique, ou le Connais-toi toi-même453.

Note 453: (retour) Voyez le Thesaurus anectdotorum novissimus, de Bernard Pez, bénédictin et bibliothécaire de l'abbaye de Moelk (1721). L'ouvrage intitulé Petri Abelardi Ethica seu liber dictus: Scito te ispum, se trouve dans le t. III, part. II, p. 626. Il n'a été imprimé que cette fois.

Les moeurs, dit-il, sont les vices ou les vertus de l'âme qui nous rendent enclins aux bonnes ou aux mauvaises actions. Les défauts ou vices sont contraires aux vertus, comme la lâcheté à la fermeté, l'injustice à la justice. L'âme a des défauts et de bonnes qualités qui n'ont nul rapport aux moeurs, comme la lenteur ou la promptitude d'esprit, le manque de mémoire ou la mémoire; mais les défauts appelés vices sont ceux qui portent la volonté à quelque chose qu'il ne convient pas de faire.

Ni le vice, ni l'action mauvaise n'est le péché. On est colère, sans être en colère; et une inclination vicieuse n'est qu'une raison de plus de se combattre soi-même; car la victoire du vice sur notre âme est plus honteuse que celle des hommes, qui ne peuvent vaincre que notre corps. Par le vice, nous sommes ainsi inclinés a consentir à ce qui ne convient pas; c'est ce consentement qui est le péché, étant un mépris de Dieu, une offense à Dieu. Mépriser Dieu, c'est ne pas faire ou ne pas omettre, à cause de lui, ce que nous croyons qu'on doit faire on omettre à cause de lui. En définissant le péché négativement, en disant omettre ou ne pas faire, on montre que la substance du péché n'existe pas. «Car elle est dans le nom plutôt que dans l'être; c'est comme si, pour définir les ténèbres, nous disions l'absence de lumière, là où la lumière a eu l'être454

Note 454: (retour) Ethic., c. t. II, III, p. 627-630. C'est la doctrine reçue, que le mal n'est qu'une privation. «Mali nulla natura est, dit saint Augustin, amissio boni mali nomen accepit.» De Civ. Del, XI, IX.

N'objectez pas que le péché, étant dans la mauvaise volonté, est quelque chose de positif, est dans l'être comme elle. D'abord nous péchons quelquefois sans mauvaise volonté. Un maître cruel me poursuit une épée nue à la main; après avoir fui longtemps, et contraint par l'extrême péril, je le tue pour n'être pas tué. La mauvaise volonté du meurtre n'existait pas; il n'y avait que la volonté de sauver ma vie. Cependant j'ai péché en consentant à ce meurtre même par contrainte; car la Vérité dit: «Tous ceux qui prendront l'épée, périront par l'épée» (Math., XXVI, 52); mais qu'on n'appelle point ce consentement une volonté. «Ce que l'on veut dans une grande douleur de l'âme, est passion plutôt que volonté.»

Mais dans les cas où il n'y a nulle sorte de contrainte, le péché n'est-il pas la volonté mauvaise? Un homme voit une femme et forme un désir coupable. N'est-ce pas là le péché? Si la volonté est réfrénée par la vertu, sans toutefois être éteinte, si elle résiste, si elle est vaincue sans périr, il ne reste qu'à recueillir le prix de la victoire. «Dieu en récompensant juge le coeur plus que l'action.» Or, le coeur consent ou résiste, il préfère ou sacrifie la volonté de Dieu à la sienne propre. Le péché n'est donc pas dans la mauvaise volonté; le péché, c'est d'y céder. Ce n'est pas le désir, c'est le consentement au désir. Celui-là est déjà criminel devant Dieu qui a fait tous ses efforts pour commettre et qui a commis autant qu'il était en lui. Il est aussi criminel que s'il avait été surpris à l'oeuvre.

Mais si nous péchons quelquefois malgré nous, si la volonté n'est pas le péché, peut-on dire que tout péché soit volontaire? Distinguons. Si le péché est le mépris de Dieu, peut-on dire que nous voulons mépriser Dieu, et nous rendre dignes de damnation? Vouloir faire ce qui doit être puni, n'est pas vouloir être puni455.

Note 455: (retour) «La peine qui est juste déplaît, l'action qui est injuste plaît. Souvent aussi il arriva que, lorsque séduit par la figure d'une femme que nous savons mariée, nous voudrions la posséder, nous ne voudrions pourtant nullement commettre l'adultère, puisque nous voudrions qu'elle fût libre. Beaucoup d'autres, au contraire, mettent leur gloire à convoiter les femmes des hommes puissants, à cause même de leurs maris, et plus que si elles étaient libres; ceux-la aiment mieux l'adultère que la fornication, c'est-à-dire faillir plus que moins. Il en est qui se sentent tout à fait malheureux d'être entraînés à consentir à la concupiscence ou à la mauvaise volonté, forcés qu'ils sont par l'infirmité de la chair à vouloir ce qu'ils ne voudraient pas. Comment donc ce consentement que nous ne voulons pas accorder, sera-t-il dit volontaire?... A moins que nous n'entendions par volonté l'exclusion de nécessaire; aucun péché en effet n'est inévitable. Ou bien nous appellerons volontaire tout ce qui procède de quelque volonté. Celui qui tue un homme pour éviter la mort n'a pas la volonté de tuer, mais il a quelque volonté d'éviter la mort.» (Eth., c. III, p. 635.)

«Quelques-uns ne sont pas médiocrement émus de nous entendre dire que la consommation du péché n'ajoute rien au crime, à la damnation devant Dieu. Suivant eux, l'acte du péché est accompagné d'un certain plaisir qui augmente le péché.... Mais il faudrait prouver que le plaisir charnel est le péché et qu'il ne peut être goûté sans péché.» Or c'est ce qu'on ne saurait soutenir, ou bien il faudrait condamner le mariage, les repas; Dieu lui-même ne serait pas irréprochable, lui qui a créé les aliments et les corps, d'avoir attaché aux aliments une saveur qui nous causerait un plaisir forcé, un péché nécessaire. «Évidemment aucun plaisir naturel de la chair ne doit être imputé à péché, et ce ne peut être une faute de jouir de ce qui est infailliblement accompagné d'un sentiment de plaisir456.» L'ancienne loi a défendu des actes que la nouvelle a permis. Le plaisir attaché à ces actes n'a point cessé avec la prohibition; ce n'était donc pas le plaisir qui en faisait des péchés. Il est vrai que David dit qu'il a été conçu dans les iniquités: mais il ne s'agit là que de l'iniquité du péché originel qui se transmet par la génération, ou plutôt de la peine de ce péché que nos premiers parents ont léguée à leur postérité.

Note 456: (retour) Ici Abélard examine la situation d'un religieux exposé immédiatement à des tentations qu'on peut deviner, et décide que les impressions involontaires des sens ne peuvent être imputables, recherche et décision qui montrent que les scandales reprochés à la casuistique ne sont pas nouveaux, et sont peut-être en partie inévitables.

Ainsi le consentement est vraiment le péché, savoir le consentement à la volonté du mal, ou même le consentement au mal, sans mauvaise concupiscence. Quant à l'action, elle est si peu le péché que si la violence ou l'ignorance l'ont fait commettre, elie n'est plus imputable. «Ainsi la femme victime de la violence est innocente; ainsi celui qui a cru par quelque erreur passer la nuit avec son épouse est innocent. Désirer la femme d'autrui ou la posséder, ce n'est pas le péché, le péché est plutôt de consentir à ce désir ou à cette action.» Quand Moïse écrit ce commandement Non concupisces (Deut., v, 21), il est clair que ce n'est pas la concupiscence simple, qu'il entend prohiber, puisque d'une part nous ne pouvons l'éviter, et que de l'autre nous ne péchons point par elle; c'est donc l'assentiment à la concupiscence.

«Évidemment, des oeuvres qu'il convient ou qu'il ne convient aucunement de faire, sont également faites par les bons et par les méchants; ce qui les sépare, c'est l'intention.» Dans le même acte par lequel notre Seigneur a été livré, nous voyons coopérer Dieu le Père, notre Seigneur Jésus-Christ et le traître Judas. Dieu a livré son Fils, Jésus s'est livré lui-même, Judas a livré son maître: c'est un même fait. En quoi l'action diffère-t-elle? dans l'intention. Le diable ne fait rien que par la permission de Dieu; mais quand il punit un méchant, il le fait par malice, et Dieu qui se sert de lui, veut dans sa justice la punition. «Qui parmi les élus peut pour les oeuvres être égalé aux hypocrites? qui sait autant endurer, autant accomplir, par amour de Dieu, que ceux-là par désir de la louange humaine?» Dieu a défendu de publier quelques-uns de ses miracles pour donner l'exemple de l'humilité, et ceux à qui il le défendait n'en étaient que plus empressés à les publier pour lui rendre hommage (Marc, vii, 36), ils transgressaient un commandement. Avaient-ils tort, lui, de le leur donner, eux, de l'enfreindre? L'intention justifie donc les contraires.

En résumé, il faut distinguer: 1° le vice de l'âme qui porte au péché; 2° le péché en lui-même qui est le consentement au mal ou le mépris de Dieu; 3° puis la volonté du mal; 4° enfin, l'accomplissement du mal. Comme vouloir n'est pas la même chose qu'accomplir sa volonté, pécher n'est pas la même chose que consommer le péché. L'un désigne le consentement de l'âme en quoi nous péchons, l'autre, l'opération effective qui réalise ce à quoi nous avons consenti. On dit que le péché ou la tentation a lieu par trois modes, la suggestion, le plaisir et le consentement. La première est par exemple la persuasion du diable qui séduisit Ève, en la trompant; le plaisir vint, quand elle trouva l'arbre et le fruit si beau qu'elle sentit le désir s'allumer; elle aurait dû le réprimer, elle consentit, et ce fut le péché. La suggestion, au lieu de venir d'un mauvais conseiller, peut venir de la chair, mais alors elle n'est pas autre chose que le plaisir ou plutôt la tentation du plaisir. La tentation en général est toute inclination de l'âme à faire une chose qui ne convient pas, soit par volonté, soit par consentement. La tentation humaine dont parle saint Paul, est celle qui est inséparable ou à peine séparable de l'infirmité humaine, par exemple le désir d'une nourriture agréable, tout désir enfin dont je ne puis être exempt qu'avec la fin de ma vie. Le précepte est de n'y pas céder pour le mal. Par quelle vertu le pourrons-nous? «Par le Dieu fidèle qui ne souffre pas que nous soyons tentés au delà de notre puissance. Confions-nous dans sa miséricorde plus qu'en nos propres forces, et puisqu'il est fidèle, ayons foi en lui457

Note 457: (retour) Eth., c. iii, p. 635-644.—1 Cor., x, 13.

Mais il n'y a pas seulement les suggestions des hommes, il y a celles des démons. Ceux-ci connaissent la nature des choses, tant par la subtilité de leur esprit que par leur longue expérience. Ils connaissent les vertus naturelles qui peuvent aisément pousser la faiblesse humaine à la luxure, ou à d'autres emportements. En Égypte, il leur fut permis d'opérer, par la main des magiciens, beaucoup de choses merveilleuses contre Moïse. Ils employaient les forces de la nature, ils ne créaient rien. Celui qui, ainsi que l'enseigne Virgile, parviendrait en battant la chair d'un taureau, à produire des abeilles, «ne serait pas un créateur d'abeilles, mais un préparateur de la nature.» Les démons excitent nos diverses passions en usant avec art contre notre ignorance dès secrets qu'ils possèdent. «Il y a en effet, soit dans les herbes, soit dans les semences, soit dans la nature et des arbres et des pierres, de nombreuses forces propres à exciter ou à calmer nos âmes, et qui dans les mains de ceux qui les connaissent peuvent facilement produire cet effet458

Note 458: (retour) Eth., c. iv, p. 644. Passage condamné par saint Bernard et le Concile de Sens.

D'autres s'émeuvent également de nous entendre dire que l'oeuvre du péché n'est pas le péché, ou du moins n'aggrave pas le péché, au point d'exiger une plus forte peine. Mais une grande peine de satisfaction est souvent prononcée là où il n'y a pas de faute, et nous devons quelquefois punir les innocents. «Voilà une pauvre femme qui a un enfant à la mamelle, et elle n'a pas assez de vêtements pour le couvrir dans son berceau, et se couvrir elle-même suffisamment. Émue de compassion pour ce petit enfant, elle le met près d'elle pour le réchauffer de ses propres haillons, et enfin dans sa faiblesse, vaincue par la force de la nature, elle étouffe malgré elle cet être qu'elle aime d'un extrême amour. Aie la charité, dit Augustin, et fais ce que tu voudras. Cependant lorsqu'au jour de la satisfaction cette femme vient devant l'évêque, une peine grave est prononcée contre elle, non pour la faute qu'elle a commise, mais pour qu'à l'avenir les autres femmes mettent plus de précaution dans leurs soins maternels.» De même un juge peut être forcé par de faux témoins qu'il ne peut récuser, à condamner légalement un homme dont l'innocence lui est connue459. Puis donc qu'une peine peut être raisonnablement infligée, sans aucune faute préalable, pourquoi l'oeuvre qui a suivi la faute, n'aggraverait-elle pas la peine devant les hommes en cette vie, et non devant Dieu dans la vie future? Les hommes ne jugent point ce qui est caché, mais ce qui est manifeste. Ils ne pèsent pas l'imputation de la faute, mais l'effet de l'oeuvre. Dieu seul juge véritablement le crime dans l'intention même.

Note 459: (retour) Voyez ci-dessus, c. vi, p. 420.

Quoique les péchés viennent de l'âme et non de la chair, il y en a de spirituels et de charnels, c'est-à-dire que les uns viennent des vices de l'âme et les autres de l'infirmité de la chair, et quoique la concupiscence dans les deux cas soit dans l'âme comme la volonté, on distingue la concupiscence de la chair et celle de l'esprit. Dieu seul en est juge, tandis que nous cherchons à punir moins ce qui nuit à l'âme du pécheur que ce qui nuit aux autres. Notre justice tend surtout à prévenir les dommages publics; nous veillons surtout à l'exemple, et nos punitions se mesurent sur le danger de l'action pour l'intérêt commun. Ainsi nous punissons plus gravement l'incendie des maisons que la fornication, quoique celle-ci soit beaucoup plus grave devant Dieu.

Lors donc que nous disons qu'une intention est bonne et qu'une oeuvre est bonne, il n'y a vraiment qu'une bonté, celle de l'intention. Si nous disons qu'un homme bon est le fils d'un homme bon, nous ne parlons pas de deux bontés; ainsi l'oeuvre bonne n'est bonne que de la bonté de l'intention, dont elle est fille. Il ne faut donc pas dire que la bonté de l'oeuvre ajoute à la récompense méritée par la bonté de l'intention; la réunion des deux choses peut valoir mieux que l'une des deux prise séparément, comme le bois et le fer unis valent plus que le bois seul, mais c'est indifférent pour la rémunération. Ce n'est par l'oeuvre qui mérite la rémunération, c'est nous-mêmes, et quant à nous, l'oeuvre, ne dépendant pas absolument de notre pouvoir, ne saurait ajouter à notre mérite. Deux hommes ont formé le projet de fonder des maisons pour les pauvres, l'un accomplit son voeu, l'autre en est empêché, parce que l'argent qu'il y destinait lui est violemment enlevé; leur mérite à tous deux est-il différent devant Dieu? Si dans cette vie on tient compte de l'oeuvre effective dans la rétribution des récompenses et des peines, c'est pour l'exemple. Si l'intention augmentée de l'oeuvre était meilleure que l'une sans l'autre, on pourrait en inférer que Dieu et l'homme unis dans une seule personne étaient quelque chose de meilleur que la divinité ou l'humanité du Christ; car on sait que l'humanité dans le Christ était bonne; dans un homme également, la substance corporelle peut être aussi bonne que l'incorporelle, sans que la bonté du corps contribue à la dignité ou au mérite de l'âme. Or, qui oserait mettre au-dessus de Dieu ce tout qui est appelé Christ et qui est ensemble Dieu et homme? Aucune multitude, quelle qu'elle soit, n'est préférable au souverain bien. «Quoique pour faire une chose certaines choses paraissent tellement nécessaires que Dieu ne puisse la faire sans elles, et qu'elles soient comme des conditions (adminicula) ou causes primordiales, rien cependant, quelle que soit la grandeur des choses, ne peut être dit meilleur que Dieu. Quoique d'un grand nombre de bonnes choses il résulte une bonté multiple, elle n'en est pas plus grande; car si la science était répandue dans un plus grand nombre, ou si le nombre des sciences augmentait, la science de chacun ne croîtrait pas de manière à être plus grande qu'auparavant. Ainsi Dieu est bon en soi et crée d'innombrables choses qui n'ont l'être et la bonté que par lui; la bonté est par lui dans plus de choses, le nombre des choses bonnes en est plus grand, et pourtant aucune bonté ne peut être préférée ou égalée à la sienne. La bonté est dans l'homme et la bonté est en Dieu, et comme les substances ou natures dans lesquelles est la bonté sont diverses, la bonté de nulle chose ne peut être préférée ou égalée à la bonté divine; on ne peut donc dire que rien soit meilleur, qu'aucun bien soit plus grand que Dieu, ou même égal à Dieu460

Note 460: (retour) Eth., c. vii, ix, p. 646-651.

Lorsqu'on parle de bonne intention et de bonne oeuvre, la bonté de celle-ci procède de la bonté de celle-là, le nombre des bontés ou des bonnes choses n'est pas augmenté; donc nulle nécessité d'augmenter la récompense. Un homme fait la même chose en des temps divers, et suivant son intention qui change, la même chose est bonne ou mauvaise et semble changer. C'est ainsi que cette même proposition: Socrate est assis, change du vrai au faux, suivant que Socrate s'asseoit ou se lève461.

Note 461: (retour) Voyez plus haut, t. II, c. iii, t. 1, p. 381.

Quelques-uns croient qu'il y a bonne intention toutes les fois qu'on croit bien faire et plaire à Dieu, mais l'intention peut être erronée, le zèle peut tromper; il faut que l'oeil du coeur soit clairvoyant. «Autrement, les infidèles aussi auraient tout comme nous leurs bonnes oeuvres, puisque eux aussi ne croient pas moins que nous être sauvés par leurs oeuvres et plaire à Dieu462

Note 462: (retour) Eth., c. x, xi, xii, p. 651-653.

De là naît une objection. Si le péché est le mépris de Dieu, attesté par le consentement à ce qu'il défend, comment les persécuteurs des martyrs, ceux même du Christ, ont-ils péché, eux qui ignoraient Dieu et ses commandements? Comment l'ignorance ou même l'infidélité incompatible avec le salut est-elle un péché? L'apôtre a dit: «Si notre coeur ne nous condamne point, nous avons confiance en Dieu.» (I Jean, iii, 21.) Or, le coeur des Gentils et des idolâtres ne les condamne point, quand ils manquent à la loi chrétienne. Cependant Jésus-Christ priait pour ses bourreaux, et Étienne demandait à Dieu de ne point compter ce péché à ceux qui le lapidaient.

Abélard répond qu'Étienne ne demandait que la remise de toute peine corporelle et terrestre. Souvent Dieu envoie aux méchants des afflictions, soit pour faire éclater sa justice, soit pour effrayer ceux qui les voudraient imiter; c'est, à cela que pensait le premier des martyrs.

«Quant aux paroles du Seigneur: Père, pardonnez-leur (Luc, xxiii, 34), elles signifient: ne vengez pas ce qu'ils font contre moi, même par une peine corporelle, ce qui aurait pu avoir raisonnablement lieu, même sans faute préalable de leur part, afin que les autres hommes voyant cela reconnussent au châtiment qu'en agissant ainsi, les Juifs n'avaient pas bien fait. En outre, il convenait que le Seigneur, par l'exemple de cette prière, nous exhortât à la vertu de la patience et à l'imitation du suprême amour, afin que son propre exemple nous montrât en action ce qu'il nous avait enseigné en précepte, savoir, qu'il faut prier pour ses ennemis. En disant pardonnez-leur, il n'a donc point regardé à quelques fautes préalables, à quelques mépris de Dieu, mais à la raison qu'il aurait pu y avoir de leur infliger une peine motivée, même sans une faute préexistante.... Ainsi que les petits enfants sont sauvés sans mérite, il n'est pas absurde que quelques-uns supportent des peines corporelles qu'ils n'ont point méritées, comme les petits enfants morts sans le baptême, comme tant d'innocents frappés d'affliction. Qu'y aurait-il d'étonnant que ceux qui crucifiaient le Seigneur eussent, pour cette action injuste, quoique l'ignorance les excuse de la faute, encouru quelque peine temporelle?»

Pas plus que l'ignorance, l'infidélité qui ferme aux adultes raisonnables l'entrée du ciel, ne peut être appelée mépris de Dieu. Il suffit pour la damnation de ne pas croire à l'Évangile, d'ignorer le Christ, de ne point recevoir le sacrement de l'Église, et cela moins par malice que par ignorance. Celui qui ne croit pas est déjà jugé. (Jean, iii, 18.) Celui qui ne connaît pas ne sera pas connu. (l Cor., xiv, 38.) Il n'y a pas, dit Aristote463, réciprocité dans les relatifs, si la relation n'a été bien établie; il faut qu'il n'y ait pas erreur dans l'attribution. Si, par exemple, on a présenté comme une relation l'aile d'un oiseau, il n'y a pas réciprocité, on ne peut dire l'oiseau d'une aile. Si donc nous appelons péché tout acte vicieux ou contraire au salut, l'infidélité et l'ignorance deviennent des péchés, même sans mépris de Dieu. C'est que l'attribution est mal faite. Il faut appeler péché ce qui, en aucun cas, ne peut avoir lieu sans une faute. «Or, ignorer Dieu, n'y pas croire, les oeuvres mêmes qui ne sont pas bonnes, tout cela peut avoir lieu sans aucune faute. Si, par exemple, la prédication n'est pas venue jusqu'à vous, quelle faute vous imputer pour n'avoir pas cru dans le Christ ou dans l'Évangile? L'apôtre n'a-t-il pas dit: Comment croiront-ils en lui, s'ils n'en ont point entendu parler? Et comment en entendront-ils parler, si personne ne le leur prêche? (Rom., x, 14.) Corneille ne croyait pas dans le Christ avant d'avoir été instruit par Pierre, et quoique pour avoir précédemment connu et aimé Dieu par la loi naturelle, il ait mérité que sa prière fût écoutée et que Dieu acceptât ses aumônes, si cependant il lui fût arrivé de quitter la lumière avant de croire dans le Christ, nous n'oserions nullement lui garantir la vie éternelle, quelque bonnes que parussent ses oeuvres, et nous le compterions plutôt parmi les infidèles que parmi les fidèles, de quelque zèle pour le salut qu'il fût animé. Beaucoup de jugements de Dieu sont un abîme.....» Il réprouva celui qui s'offrait en disant: Maître, je vous suivrai en quelque lieu que vous alliez. (Math., iv, 19.) Enfin, gourmandant l'obstination de certaines villes, il dit: «Malheur à toi, Corozaïm; malheur à toi, Bethsaïde! car si dans Tyr et dans Sidon avaient eu lieu les miracles accomplis au milieu de vous, dès longtemps déjà elles auraient fait pénitence dans le cilice et la cendre464. Le voici donc qui a offert et sa prédication et ses miracles aux villes dont il prévoyait l'incrédulité, et ces villes des Gentils qu'il savait toutes prêtes pour la foi, il ne les a pas jugées dignes de sa présence. Si pour avoir été privés de sa parole, quelques hommes tout disposés à croire ont péri dans ces villes, qui pourra dire que c'est leur faute? Et pourtant cette infidélité dans laquelle ils sont morts, nous tenons qu'elle suffit pour leur damnation, quoique la cause de l'aveuglement auquel le Seigneur les a abandonnés ne nous apparaisse guère.»

Note 463: (retour) Categ.. vii.—Boeth., In Prædicam., II, p. 160.
Note 464: (retour) Math. xi, 21. Cet exemple est cité par Fénelon dans une question analogue. (Réfut. du système du P. Malebranche, c. v.)

«Assurément, si l'on veut appeler leur aveuglement un péché sans faute, on le peut, paraissant absurde qu'ils soient damnés sans péché. Nous pourtant, nous ne plaçons proprement le péché que dans la faute de négligence; car elle ne peut se rencontrer en aucun homme, quel que soit son âge, sans qu'il mérite la damnation. Je ne vois pas, au contraire, comment imputer à faute l'infidélité des petits enfants ou de ceux à qui l'Évangile n'a point été annoncé, non plus que tout ce qui résulte d'une ignorance invincible ou d'une impossibilité de prévoir un fait; autant incriminer celui qui, dans une forêt, frappe un homme d'une flèche qu'il croyait lancer contre un oiseau.»

Ainsi, quand on emploie ces mots: pécher par ignorance ou pécher en pensée, on prend le péché dans un sens large; c'est l'action qu'il ne convient pas de faire. Dans le péché d'ignorance, point de faute; pécher en pensée ou par la volonté, en parole ou en action, c'est faire ou dire ce qu'on ne doit pas, quand même cela nous arriverait à notre insu ou malgré nous. «Ainsi, ceux mêmes qui persécutaient le Christ ou les siens, qu'ils croyaient devoir être persécutés, sont dits avoir péché en action (in operatione); ils auraient cependant péché par une faute plus grave, s'ils les avaient épargnés contre leur conscience465

Note 465: (retour) Éth., c. xiii et xiv, p. 653-659. Il n'est pas nécessaire de remarquer que cette assertion doit être condamnée par l'Église. Bayle, et après lui, les auteurs de l'Histoire littéraire, pensent reconnaître ici une doctrine de relâchement, reprochée plus tard aux jésuites. On les a vivement attaqués pour une thèse soutenue en 1686, dans leur collège de Dijon, et qui établissait une distinction entre le péché philosophique ou moral et le péché théologique. Suivant cette distinction, tandis que l'un est le péché mortel ou la transgression libre de la loi divine, l'autre ne serait qu'un acte humain non conforme à la nature raisonnable et à la droite raison. Quoique grave, il ne serait pas, dans celui qui ignore Dieu, ou qui ne pense pas actuellement à lui, une offense envers Dieu, digne de la peine éternelle. Arnauld a écrit cinq Dénonciations étendues contre cette doctrine qu'il présente comme très-ancienne dans la Société. (Bayle, art. Foulque.—Hist. litt., t. XII, p. 128.—Oeuvres de messire Ant. Arnauld, t. XXXI, éd. de 1780.) L'éditeur de l'Éthique, B. Pez, pense qu'Abélard peut bien avoir voulu dire seulement que l'inadvertance et l'ignorance invincible excusent le péché formel, comme on l'enseigne dans les écoles. (Dissert. isagog., t. III, p. xx.)

On demande si tout péché est interdit, c'est-à-dire si l'impossible nous est prescrit; car la vie ne peut se passer sans péchés au moins véniels. Qui peut, par exemple, se préserver de toute parole oiseuse? (Tit. iii, 9.) Et cependant un joug doux, un fardeau léger nous a été promis. Mais cette difficulté n'en est une que si l'on entend largement par péché tout ce qu'il ne convient pas de faire. Si, au contraire, la péché n'est que le mépris de Dieu, cette vie peut réellement se passer sans péché, quoique avec la plus grande difficulté, et il est vrai que tout péché est interdit.

Parmi les péchés, les uns sont véniels (graciables) ou légers, les autres damnables ou graves. Parmi ceux-ci, on nomme criminels ceux qui rendraient leurs auteurs infâmes ou accusables de crime s'ils venaient à être connus. Les péchés sont véniels, lorsque nous consentons au mal par oubli; on peut savoir et ne pas penser qu'on ne devrait pas consentir. On ne se souvient pas toujours de ce qu'on sait. Nos connaissances subsistent jusque dans notre sommeil. L'homme qui s'endort ne devient pas stupide pour redevenir un sage en s'éveillant; les péchés véniels sont donc des péchés d'oubli.

Quelques-uns ont prétendu qu'il était mieux de s'abstenir des péchés véniels que des criminels, parce que c'est plus difficile, et qu'il y faut plus d'attention; mais Cicéron a dit: Ce qui est laborieux n'est pas pour cela glorieux. Il est plus pénible d'obéir à la crainte qu'à l'amour; est-il donc plus méritoire de porter le joug de la loi ancienne que de vivre dans la liberté de l'Évangile? Il est plus difficile de se défendre d'une puce que d'un ennemi et d'éviter une petite pierre qu'une grande; mais ce qu'il est plus difficile d'éviter fait moins de mal. L'amour se défend surtout de ce qui peut le plus offenser Dieu. Si l'on prétend repousser cette distinction, en adoptant le principe de quelques philosophes que tous les péchés sont égaux, soit; mais alors il faut s'abstenir de tous également, et non pas des véniels plus que des criminels466.

Note 466: (retour) Allusion à une maxime fort connue des stoïciens.—Eth., c. xv et xvi, p. 659-663.

Après avoir ainsi découvert la plaie de l'âme, il est temps de montrer le remède. C'est la réconciliation qui s'opère par la pénitence, la confession, la satisfaction.

La pénitence est la douleur de l'âme pour avoir failli: elle provient tantôt de l'amour de Dieu, et alors elle est fructueuse, tantôt de quelque dommage éprouvé, et alors elle est sans fruit. Telle est la pénitence des damnés, «de tous ceux qui au moment de quitter la vie, se repentent de leurs crimes et poussent les gémissements de la componction, non par amour du Dieu qu'ils ont offensé, non par haine du péché qu'ils ont commis, mais par peur de la peine dans laquelle ils appréhendent d'être précipités.... Combien nous en voyons tous les jours gémir profondément au moment de la mort, s'accuser vivement d'usures, de rapines, d'oppression des pauvres, ou des injustices qu'ils ont commises, et pour tout réparer consulter un prêtre! Alors si, comme il le faut, on leur donne le conseil de vendre tout ce qu'ils possèdent, et de restituer aux autres ce qu'ils ont pris..., vous les entendez soudain confesser par leur réponse combien leur pénitence est vaine. De quoi donc, disent-ils, vivrait ma maison? que laisserais-je à mes fils, à ma femme? Comment pourraient-ils se soutenir?... O misérable, ô le plus misérable des misérables! le plus insensé des insensés! tu ne t'occupes pas de ce qui te restera à toi, mais de ce que tu auras amassé pour les autres! Par quelle présomption peux-tu ainsi offenser Dieu, au moment d'être emporté devant son formidable tribunal, et cela, pour te rendre les tiens plus favorables, en les enrichissant de la dépouille des pauvres? Qui ne rirait de toi, à t'entendre espérer que les autres te seront plus utiles que toi-même? Tu te confies dans les aumônes des tiens, croyant les avoir pour successeurs; tu les constitues héritiers de ton iniquité, en leur laissant le bien d'autrui acquis par la rapine.... Dans ta piété malheureuse envers les tiens, cruel envers toi-même et envers Dieu, qu'attends-tu du juge équitable devant lequel tu cours malgré toi, et qui demande compte, non-seulement des vols, mais d'une parole inutile?»

Après un tableau animé et satirique des mécomptes qui attendent les calculs d'un mourant, et de l'ingratitude d'une épouse, et de l'oubli des héritiers, Abélard ajoute un reproche qui monte plus haut. «Et comme, dit-il, l'avarice du prêtre n'est pas moindre que celle du peuple, d'après cette parole: Erit sicut sacerdotes sic populus (Osée, iv, 9), bien des mourants sont abusés par la cupidité des prêtres qui leur promettent une vaine sécurité, s'ils offrent ce qu'ils ont pour les sacrifices, et achètent des messes qu'ils n'auraient jamais gratis; marchandise pour laquelle il est certain qu'il existe chez eux un tarif fixé d'avance, pour une messe, un denier, pour un service annuel, quarante. Ils ne conseillent pas aux mourants de restituer le fruit de leurs rapines, mais de l'offrir en sacrifice, contre cette parole: Offrir en sacrifice la substance du pauvre, c'est immoler pour victime le fils sous les yeux du père.» (Eccl., xxxiv, 24.)

La pénitence fructueuse est celle qui naît du regret d'avoir «offensé Dieu qui est bon plus encore qu'il n'est juste.» Il n'est pas comme les princes de la terre qui ne savent pas différer leur vengeance; mais plus la sienne a été retardée, plus elle est terrible. Nous craignons d'offenser les hommes, nous fuyons leurs regards pour faire le mal; ne savons-nous pas que Dieu est partout présent? «L'affection de la chair nous entraîne à faire ou à supporter tant de choses, et si peu l'affection spirituelle! Que ne savons-nous, pour ce Dieu à qui nous devons tout, faire et supporter autant que pour une épouse, des enfants ou quelque courtisane!»

Ceux qui sont salutairement touchés de la bonté, de la patiente longanimité de Dieu, ressentent la componction moins par la crainte des peines que par l'amour de Dieu. Avec cette contrition du coeur qui est la pénitence fructueuse, le péché disparaît. Le gémissement sincère de la charité ou de l'amour nous réconcilie avec Dieu. Si, à l'article de la mort, quelque nécessité empêche un homme de venir à confession et d'accomplir la satisfaction, quittant la vie dans ce gémissement du coeur, il n'encourt pas la géhenne éternelle. Obtenir le pardon du péché, c'est être tel que l'âme cesse de mériter, pour le péché antérieur, l'éternel châtiment; car lorsque Dieu pardonne le péché aux pénitents, il ne remet pas toute la peine, mais seulement la peine éternelle. Ceux qui, prévenus par la mort, n'ont pu accomplir la satisfaction de la pénitence en cette vie, sont réservés aux peines purgatoires et non damnatoires.

Cette définition de la pénitence répond à ceux qui ont demandé si l'on pouvait se repentir d'un péché et ne pas se repentir d'un autre. La pénitence qui vient de l'amour de Dieu ne peut exister pour celui qui persiste dans un seul mépris de Dieu.

Mais dire que Dieu pardonne un péché, n'est-ce pas dire que Dieu ne prononce pas la condamnation, et qu'il a par conséquent décrété de ne la point prononcer? «Dieu ne règle ni ne dispose rien récemment; de toute éternité, ce qu'il doit faire est arrêté dans sa prédestination et préfixé dans sa providence, tant le pardon d'un péché quelconque, que tout ce qui se fait. Il nous paraît donc mieux d'entendre par ces mots: Dieu pardonne le péché, qu'il rend un pécheur digne d'indulgence en lui inspirant le gémissement de la pénitence, c'est-à-dire qu'il le rend tel que la damnation cesse de lui être due, et ne lui sera jamais due, s'il persévère467

Note 467: (retour) Éth., c. xix et xx, p. 667-671.

Il y a toutefois un péché irrémissible, c'est le blasphème ou la simple parole contre le Saint-Esprit (Luc, xii, 10; Math, xii, 31). Quelques-uns disent que ce péché est le désespoir de pardon, l'acte de celui qui, troublé parla grandeur de ses fautes, se défie radicalement de la bonté de Dieu. Quant au péché contre le Fils, c'est l'acte de celui qui attaque l'excellence de l'humanité du Christ, et qui, par exemple, nie qu'elle ait été conçue sans péché, ou que Dieu l'ait prise à cause de l'infirmité visible de la chair. Ce péché est rémissible, parce qu'il s'agit de ces croyances auxquelles ne pouvait conduire la raison humaine, mais qui avaient besoin d'une révélation divine. Blasphémer l'Esprit, au contraire, c'est calomnier les oeuvres d'une grâce manifeste, c'est en quelque sorte attribuer au diable ce que fait la bonté dans sa miséricorde; c'est dire l'Esprit méchant, ou que Dieu est le diable. «Ce péché ne mérite aucune indulgence; nous ne disons pas cependant que ceux qui l'ont commis ne pourraient être sauvés, s'ils avaient la pénitence, mais nous disons, seulement qu'ils n'obtiendront pas la pénitence468

Note 468: (retour) Cette opinion sur le péché contre le Saint-Esprit est celle de saint Jean Chrysostome, suivie par saint Isidore de Péluse et beaucoup d'autres. Elle se rapproche de celle de saint Athanase. Les docteurs catholiques se partagent en général entre cette opinion et celle de saint Augustin, qui veut que le péché contre le Saint-Esprit soit l'impénitence finale. Saint Hilaire croyait que le péché contre le Saint-Esprit consistait à nier la divinité du Fils, ce qui paraît peu probable, ce péché étant précisément opposé par, l'Évangile au péché ou au blasphème contre le Fils. L'Église n'a rien décidé concernant la nature du péché contre le Saint-Esprit. Quoique deux évangélistes disent qu'il ne sera pas remis, l'Église en général n'entend pas à la rigueur cette irrémissibilité; il n'y a donc ni erreur, ni témérité, ni relâchement dans ce que dit Abélard du péché irrémissible. (Bible de Vence, t. XIX, p. 325.—Voyez aussi ci-dessus ch. iv, p. 342.)

On demandera peut-être si ceux qui se retirent de cette vie avec le gémissement du coeur, continueront de gémir et d'être tristes de leurs péchés dans la vie céleste. Sans aucun doute, comme les péchés déplaisent à Dieu et aux anges, indépendamment de la douleur qu'ils causent, les nôtres continueront de noua déplaire. «Quant à la question de savoir si dans cette vie-là nous voudrions avoir fait ou non des choses qui, nous le savons, ont été bien ordonnées de Dieu, et ont coopéré à notre bien, d'après ce mot de saint Paul: «Nous savons que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu (Rom. viii, 28); c'est une autre question que nous avons, selon nos forces, résolue dans le troisième livre de notre Théologie469

Note 469: (retour) Éth., c. xxi, xxii, xxiii, p. 671-673.—Le IIIe livre de la Théologie, c'est-à-dire de l'Introduction, ne contient pas l'examen direct de cette question; mais il n'est pas terminé, et d'ailleurs il y est expliqué comment tout, le mal même, est ordonné pour le mieux. (C. ii, p. 228.)

La seconde condition de la réconciliation est la confession. On dit que les Grecs se confessent à Dieu; mais quelle est la valeur d'une confession à Dieu qui sait tout? «Confessez-vous les uns aux autres (Jac. v, 16).» D'abord, c'est un acte d'humilité qui fait déjà une grande partie de la satisfaction; puis, les prêtres à qui l'on se confesse ont le droit d'enjoindre les satisfactions de la pénitence. Le pénitent se rassure en pensant qu'il obéit à ses supérieurs et qu'il suit leur volonté et non la sienne.

Mais il faut se confesser sincèrement et ne rien taire par honte de l'aveu. Je sais bien que Pierre, après sa faute, s'est tu et qu'il a pleuré; pourquoi ne l'a-t-il pas confessée? Peut-être a-t-il craint de causer quelque dommage, quelque déshonneur à cette Église dont il devait être un jour constitué le prince; alors ce ne serait plus orgueil, mais prudence; car la connaissance de sa triple chute aurait pu conduire ses frères à repousser son autorité et à désapprouver le dessein de Dieu qui, pour les affermir, choisissait celui qui avait failli le premier. C'est ainsi qu'on peut retarder une confession ou même l'omettre absolument sans péché, lorsqu'on croit qu'elle sera plus nuisible qu'utile. D'ailleurs Pierre a pu différer sa confession, quand la foi de l'Église était encore tendre et faible, et plus tard il a pu confesser sa faute, pour qu'elle restât écrite dans l'Évangile. Mais on ne peut alléguer qu'étant au-dessus de tous, Pierre n'avait pas de supérieur à qui confier son âme; rien n'empêche les prélats de s'adresser, pour la confession, à des subordonnés, afin que la satisfaction leur soit rendue plus facile par ce surcroît d'humilité. «Comme il y a beaucoup de médecins malhabiles auxquels il est dangereux ou inutile de confier les malades; parmi les prélats de l'Église, il s'en trouve beaucoup qui ne sont ni religieux ni judicieux, et qui, de plus, sont légers à découvrir les péchés de ceux qu'ils confessent. A ceux-là il est non-seulement inutile, mais périlleux de se confesser, car ils ne sont pas attentifs à prier et ne méritent pas d'être écoutés dans leurs prières. Ignorant les dispositions canoniques et n'ayant pas de règle dans la fixation des satisfactions, ils promettent souvent une vaine sécurité et trompent les pécheurs par une espérance frivole, aveugles, conducteurs d'aveugles.» (Math., xv, 14.) En révélant les péchés, ils scandalisent l'Église, indignent les pénitents, les détournent de la confession, les exposent même à des périls. Aussi ceux que ces inconvénients ont décidés à éviter leurs prélats et à chercher des confesseurs plus convenables, doivent-ils être approuvés. S'ils pouvant obtenir le consentement des prélats eux-mêmes, tout n'en va que mieux; mais si l'orgueil leur refuse ce consentement, que le malade, inquiet de son salut, continue de chercher le meilleur médecin et se soumette au meilleur conseil. «Car personne, après s'être aperçu qu'il lui a été donné un guide aveugle, ne doit le suivre dans le fossé.» Ce n'est pas qu'on doive mépriser les leçons de ceux qui prêchent bien, quoiqu'ils vivent mal, mais de ceux-là seulement qui ne savent ni guider ni instruire. Il ne faut pas d'ailleurs désespérer du salut de ceux qui s'abandonnent à la décision de leurs aveugles prélats, l'erreur des uns ne doit point damner les autres.

«Il est quelques prêtres qui trompent leurs ouailles, moins par erreur que par cupidité, et qui remettent ou allègent les peines de la satisfaction prescrite, moyennant l'offre de quelques écus.... Le Seigneur dit par la bouche du prophète: Mes prêtres n'ont pas dit: Où est le Seigneur? (Jérém., ii, 6.) Ceux-ci semblent dire: Où est l'écu? Et non-seulement des prêtres, mais je connais des princes des prêtres, des évêques si impudemment consumés de cette cupidité-là, que lorsqu'aux dédicaces d'églises, aux bénédictions de cimetières, aux consécrations d'autels, à quelques solennités enfin, ils ont de grandes réunions de peuple dont ils attendent des oblations considérables, ils se montrent faciles à la relaxation des pénitences; ils accordent à tout le monde tantôt le tiers, tantôt le quart de la pénitence, sous quelque prétexte de charité, mais réellement par une extrême cupidité....

Ils professent qu'ils en ont le droit, que le Seigneur le leur a délégué et que le ciel est déposé dans leurs mains. En vérité, ce sont de grands impies de ne point absoudre tous leurs subordonnés de tous péchés et de permettre qu'il y en ait un seul de damné.... Désire qui voudra, mais non pas moi, cette puissance dont on peut faire profiter les autres plus que soi-même, et qui permet de sauver l'âme d'autrui plutôt que la sienne propre, tandis que tout homme sage a le sentiment contraire470

Note 470: (retour) Éth.., c. xxiv, xxv, p. 674-681.

Il y a beaucoup d'évêques sans religion ni discernement, ils ont cependant la puissance épiscopale. Quelle est à leur égard la portée du pouvoir délégué aux apôtres de lier et de délier? (Jean, xx, 23.) S'ils veulent sans discernement, sans mesure, aggraver ou atténuer la peine du péché, leur pouvoir va-t-il jusque-là que Dieu règle les peines sur leur jugement? Si la colère ou la haine ont dicté la sentence d'un évêque, Dieu la confirmera-t-il?—-La délégation annoncée par saint Jean ne semble pas adressée à tous les évêques en général, mais seulement à la personne des apôtres; c'est comme pour ces paroles toutes personnelles: «Vous êtes la lumière du monde, vous êtes le sel de la terre. (Math., v, 13, 14.) Elles ne s'appliquent pas à tous; cette prudence et cette sainteté que le Seigneur avait données aux apôtres, il ne les a pas accordées également à tous leurs successeurs.» En prononçant les paroles évangéliques, Jésus-Christ parlait devant Judas, il n'entendait donc parler que des seuls apôtres élus; peut-être faut-il en dire autant de la délégation du pouvoir de lier et de délier. Saint Jérôme, Origène, paraissent en juger ainsi. Comment, en effet, des évêques qui s'écartent de la justice de Dieu, pourraient-ils plier Dieu à leur propre iniquité et le rendre semblable à eux-mêmes? Saint Augustin, évêque lui-même, a dit ces paroles: «Vous liez sur la terre, songez à lier justement, car la justice rompra les liens injustes.» Saint Grégoire fait le même aveu. Les mêmes idées s'appliquent à ceux qu'une sentence a privés de la communion; aussi lit-on dans les décrets du concile d'Afrique: «Que l'évêque ne prive témérairement personne de la communion et tant que l'évêque refuse la communion, à son excommunié, que les autres évêques ne l'accordent pas à ce même évêque, afin que l'évêque prenne plus garde de prononcer ce qu'il ne peut justifier par d'autres témoignages que le sien471

Note 471: (retour) Éth., c. xxvi, p. 681-688.—-Cet article est porté sous le n° cxxxiii au Code des canons de l'Église d'Afrique. C'est un des décrets du septième Concile de Carthage. (Act. Concil., t.1.)

Après cette citation singulière, on lit Explicit, le mot qui annonce la fin de tous les livres du moyen âge. Je doute que l'ouvrage soit complet. Après la pénitence et la confession, l'auteur devait traiter encore de la satisfaction. C'est la satisfaction qui couronne la pénitence et constate la vertu de la confession. Elle a en elle-même quelque chose de mystique et ne peut être entendue comme une simple expiation morale. C'est ainsi cependant que peut-être Abélard l'aurait présentée. Son spiritualisme s'accommode peu des mystères.

De graves accusations se sont élevées contre la morale d'Abélard. «Lisez le livre qu'ils appellent Scito te ipsum, écrit saint Bernard aux évêques et aux cardinaux, et voyez quelle moisson y foisonne d'erreurs et de sacrilèges; et ce qu'il pense...du pouvoir de lier et de délier, du péché originel, de la concupiscence, du péché de plaisir, du péché d'infirmité, du péché d'ignorance, de l'oeuvre du péché, de la volonté de pécher472!» Et parmi les quatorze condamnations prononcées par le concile de Sens, il y en a bien six qui frappent des maximes extraites en effet du Scito te ipsum. Sans les discuter, considérons dans son caractère général la morale d'Abélard.

Note 472: (retour) Ab. Op., Ep. ix, p. 271.

Le principe auquel il s'est attaché et qui n'est point faux en lui-même, c'est que la moralité de l'action est dans l'intention, ou comme il dit, que le péché consiste dans la mauvaise volonté; et, en effet, les hommes de bonne volonté sont les honnêtes gens de la religion. Ce principe sainement compris paraît irréprochable. Cependant on peut remarquer que tous les moralistes, religieux ou autres, qui l'adoptent d'une manière absolue, tendent vers un certain relâchement. J'essaierai de montrer comment s'introduit naturellement ce principe, tant dans la morale philosophique que dans la morale religieuse, et comment aussi, dans l'une et dans l'autre, il peut mener, malgré tout ce qu'il a de vrai, à des maximes dangereuses ou du moins hasardées.

Les actions des hommes sont leurs volontés rendues visibles, ou réalisées en dehors d'eux-mêmes.

Ces actions sont bonnes ou mauvaises; elles le paraissent, surtout par leurs effets, par les circonstances qui les accompagnent. El quand, par ces effets, par ces circonstances, la loi morale est violée, l'action est jugée mauvaise ipso facto. C'est ainsi, en général, que prononce l'opinion, la loi, le juge, tout ce qui ne peut guère apercevoir et atteindre que l'extérieur de l'action. Cependant, un examen plus attentif nous apprend bientôt que ce n'est point là toujours un signe fidèle de la moralité; celle-ci est souvent pire ou meilleure qu'elle ne semble. Les apparences de l'action ne prouvent pas avec une infaillible certitude ce que l'agent a voulu, et c'est là le mal opéré dans l'action. Le mal que nul n'a voulu est un malheur, le bien que nul n'a voulu est un bonheur; il n'y a ni bien ni mal moral sans volonté; sur ce point nulle restriction. C'est inexactement que nous appellerions injuste, inhumaine, odieuse, une action à laquelle la volonté n'aurait point de part. Le jugement prononcé d'après les apparences de l'action peut donc se trouver trop sévère; mais il peut aussi se trouver trop indulgent. La volonté mauvaise peut avoir échoué dans l'accomplissement du mal; le succès ne l'ayant point divulguée, elle reste inconnue, mais n'en est pas moins réelle. Celui qui a voulu le mal et qui l'a tenté, mais qui n'a pas réussi, a été impuissant; il n'est pas innocent. Il suit que l'oeuvre, si par là on veut entendre l'acte réalisé en dehors de l'agent volontaire, n'est pas le signe certain de la bonne ou mauvaise volonté. La bonne ou mauvaise volonté ne peut être jugée sur ses effets; et conséquemment, le bien ou le mal moral n'est ni dans les effets, ni dans l'oeuvre. Le bien et le mal moral sont donc dans la volonté.

C'est là une proposition parfaitement vraie; l'homme n'est bon ou méchant que par la volonté; il n'y a que les actions volontaires qui soient bonnes ou mauvaises.

Il s'ensuit plusieurs conséquences pratiques. 1° L'effet de la volonté est indifférent au bien ou au mal agir. Ce n'est qu'un signe, une présomption à l'appui de la bonne ou mauvaise volonté; mais en soi l'oeuvre extérieure n'est ni bonne ni mauvaise, puisque sa moralité dépend de la volonté de celui qui l'a faite. 2° Il faut que la volonté soit pleine et entière, pour que la bonté ou la méchanceté de l'action soit pleine et entière. Selon que la volonté est plus ou moins libre, l'action est bonne ou mauvaise à un plus ou moins haut degré. Tout ce qui annule, contraint, entrave ou seulement gêne la volonté dans le sens du bien ou dans le sens du mal, supprime, augmente ou diminue la bonté ou la méchanceté de l'action. 3° La volonté n'est pas pleine et entière, quand elle est sans discernement. La volonté sans discernement n'est qu'une force aveugle. La moralité des actions est donc en proportion du discernement. L'enfant au berceau, l'idiot, l'aliéné, ne font ni bien ni mal, et leurs actions ne sont pas imputables. 4° Ainsi la contrainte absolue, l'ignorance invincible détruisent le mérite ou le démérite de l'agent.

Dans ces termes, les conséquences de la maxime que le bien et mal ne résident que dans les actions volontaires, sont évidentes, inattaquables. Elles sont la règle de toute équité, de toute loi juste, de tout juge honnête et éclairé.

Mais si l'on approfondit l'idée contenue dans cette maxime, voici ce qu'on peut y découvrir. La moralité est dans l'agent, elle n'est pas dans l'acte; les actes ne sont ni bons ni mauvais par eux-mêmes, puisque c'est la volonté seule qui est bonne ou mauvaise. Or, qu'est-ce qu'une volonté bonne ou mauvaise? Ce n'est pas la volonté des actes bons ou mauvais, puisqu'on vient de voir que les actes ne sont ni l'un ni l'autre. C'est l'agent volontaire qui est bon ou mauvais. Le bien ou le mal est donc quelque chose d'invisible, d'incorporel, d'interne. En effet, pour que l'action soit imputable, il faut qu'elle soit volontaire. On peut d'autant plus exactement la dire volontaire, qu'elle est l'oeuvre d'une volonté plus libre et plus éclairée. La liberté et le discernement sont nécessaires, puisque la contrainte absolue ou l'ignorance invincible enlèvent la responsabilité morale. Or, la liberté peut être atteinte de bien des manières. Supprimée par l'âge ou la maladie, elle emporte avec elle le mérite ou le démérite. Diminuée par une cause quelconque, elle doit diminuer en proportion le mérite ou le démérite. Mille circonstances gênent, limitent, ou modifient la volonté; l'exemple, la tentation, le tempérament, l'habitude sont autant de restrictions ou d'obstacles à la liberté absolue de la volonté. Les passions, quelle qu'en soit d'ailleurs la cause, les passions ne laissent pas à la liberté sa plénitude. Ainsi toutes ces causes agissent comme aggravantes ou atténuantes sur le démérite ou le mérite; et l'on est peu à peu conduit à cette conséquence, les passions sont une excuse. Or, maintenant accroissez leur empire, supposez-le irrésistible; vous pourriez arriver à la destruction du bien et du mal moral. C'est ce qu'on appelle, dans les écoles de philosophie, la morale sentimentale.

Ce n'est pas tout. Le discernement a été posé comme une condition de la moralité; c'est-à-dire qu'il faut, pour qu'une volonté soit bonne ou mauvaise, que l'agent volontaire la sache bonne ou mauvaise. Or comment le saura-t-il, puisque les actions ne sont pas bonnes ou mauvaises en elles-mêmes, puisqu'il ne s'agit que d'un phénomène interne dont lui seul est juge et témoin? Sa volonté n'étant mauvaise que s'il la sait mauvaise, elle ne l'est que s'il la trouve telle. La question se transforme: tel homme qui agit de telle ou telle façon, et qui a voulu son action, trouvait-il qu'elle était bonne, ou qu'elle était mauvaise? qu'il eût tort ou raison, peu importe; ce qui importe, c'est ce qu'il pense. Or, ce qu'il pense est déterminé par son éducation, par ses opinions, par sa vie, par sa nature. S'il croit ou trouve bonne une action, sa volonté n'est pas mauvaise de la vouloir; et ainsi le bien et le mal deviennent complètement subjectifs. La volonté se croyant bonne ou se croyant mauvaise, c'est ce qu'on appelle souvent l'intention. Le bien ou le mal est dans l'intention, c'est ce qu'on érige souvent en principe absolu de toute la morale.

Or, comme l'intention en ce sens dépend d'une foule de circonstances externes, indépendantes au moins de la volonté, comme celle-ci est soumise, je ne dis plus à des contraintes actuellement et passagèrement exercées sur elle, mais à une foule de circonstances antérieures, permanentes, fatales comme les circonstances de notre nature et de notre destinée, il suit qu'avec la doctrine de l'intention ou de la subjectivité absolue de la moralité de nos actes, la règle de ces actes ou la morale même s'évanouit.

Assurément, il est possible, facile même de répondre à cette déduction, et d'y démêler le vrai du faux. C'est en morale la même erreur qui sert de titre et de base au scepticisme en métaphysique; et cette erreur, je sais comment elle se réfute. Mais il n'en est pas moins vrai que toute morale qui place en première ligne, sans restriction, sans explication, non pas l'existence absolue et l'invariabilité de la loi, mais la responsabilité intentionnelle de l'agent, est sur la voie d'une doctrine relâchée et dangereuse, et n'en est préservée que par cette puissance du sens commun qui résiste presque toujours en nous aux conséquences extrêmes d'un principe absolu.

Voilà pour la morale philosophique; quant à la morale religieuse, on en pourrait dire à peu près autant. D'abord il suffirait de rappeler à quels excès la doctrine de l'intention a conduit des casuistes célèbres; et les Provinciales subsistent comme un immortel acte d'accusation. Mais en thèse générale, montrons quelle forme le même principe peut prendre en théologie rationnelle.

Tout péché est volontaire; c'est-à-dire qu'il n'y a péché que là où il y a volonté du mal. Pour qu'il y ait volonté du mal, il ne suffit pas qu'il y ait eu volition de l'acte qui a produit le mal; il faut qu'il y ait eu volition, plus connaissance du mal produit par cet acte. C'est ce qu'Abélard appelle avec raison le consentement au mal. Ainsi les oeuvres, en tant qu'oeuvres extérieures, ne sont ni bonnes ni mauvaises par elles mêmes, puisque elles ne sont pas le gage certain d'une volonté bonne ou mauvaise. Et cette volonté qui les produit, n'est pas elle-même bonne ou mauvaise à raison des oeuvres qu'elle produit, puisque ces oeuvres ne sont pas en elles-mêmes le bien ou le mal. La preuve, c'est que, suivant les temps, Dieu a prescrit des oeuvres contraires. Celles-là, je parle de celles qui sont dans la loi écrite, ont donc été bonnes, indifférentes, mauvaises, suivant qu'elles ont été prescrites, permises, défendues. En elles-mêmes, elles sont indifférentes; elles ne sont mauvaises ou bonnes qu'en tant qu'interdites ou autorisées. En quoi donc la volonté qui les fait est-elle bonne ou mauvaise, innocente ou pécheresse? Comment, en y consentant, consent-elle au bien ou au mal, puisque ces oeuvres ne sont ni le bien ni le mal? en ce qu'elle néglige ou observe un commandement. Le mal, c'est donc la désobéissance.

Mais cependant il y a des oeuvres toujours défendues, des oeuvres toujours approuvées. Il y a des mots tels que ceux-ci, bien, mal, juste, injuste. Dieu est le bien, Dieu est la justice même; cependant je vois qu'il a commandé dans l'Ancien Testament des actes contraires aux notions du bien et du juste. Il prononce contre les enfants, contre les infidèles qui n'ont pu être éclairés, des peines terribles. Le mal est non-seulement toléré par la Providence, mais il entre dans ses vues. Elle s'en sert, elle en profite, elle semble y concourir. Le mal n'est-il donc pas le mal, le bien n'est-il pas le bien? Le saint et la damnation ne paraissent pas attachés uniquement au bien ou au mal qu'on a fait. Le salut et la damnation nous atteignent irrésistiblement, fatalement pour ainsi dire, en ce sens que nous ne sommes pas toujours libres d'échapper aux causes de l'une, de réaliser les conditions de l'autre. Car par exemple il ne dépend pas de l'homme de naître chrétien, ou, né chrétien, de vivre assez pour être baptisé. Qu'en conclure? Faut-il donc dire que toutes les actions morales sont au rang de ces oeuvres dont nous parlions tout à l'heure et qui sont indifférentes en elles-mêmes? au moins est-il certain qu'il ne faut nullement se fier en leur mérite; ce n'est point par elles que l'on gagne le ciel. Que voyons-nous partout dans la religion? c'est que l'action n'est bonne pour le salut, c'est qu'elle n'a de mérite, que lorsqu'elle est faite dans une bonne volonté. Cette bonne volonté consiste à vouloir à cause de Dieu. Or pour vouloir une action à cause de Dieu, il faut savoir et croire que cette action lui plaît. Vous le voyez, le bien en morale religieuse, c'est-à-dire le bien en tant que contribuant au salut, ou le mérite, a pour principale condition, la foi.

Ainsi les oeuvres purement extérieures sont indifférentes, elles n'ont qu'un mérite, celui de l'obéissance, et l'obéissance suppose la volonté de plaire à Dieu, et l'une et l'autre supposent la connaissance et la foi; il en est de même des oeuvres morales, elles ne peuvent rien pour le salut, si elles ne sont accompagnées ou plutôt déterminées par la connaissance et la foi. La foi qui obéit, la foi qui veut plaire, c'est la foi qui aime. Ainsi, la substance même du bien, ce qui fait la volonté bonne ou mauvaise, ce qui fait la bonne ou mauvaise action, au sens chrétien, c'est l'amour, c'est la charité.

Admirable solution, noble erreur qui sera toujours comme un merveilleux et dernier recours ouvert à quiconque aura entrepris de faire passer par l'épreuve du raisonnement les divers principes engagés dans la théorie chrétienne du salut. Je suis loin de blâmer Abélard. Quiconque raisonne comme lui et croit autant que lui, quiconque s'avance à ce point dans la voie de l'examen et ne va pas plus loin, tombera dans un scepticisme déplorable, dans une cruelle incertitude sur la règle des devoirs, s'il ne se rejette ainsi dans les bras de la foi et n'élève, sur les ruines amoncelées par la lutte du dogme et de la raison, l'étendard consolateur de la charité. Il y avait quelque chose de bien expressif, quelque chose de touchant et de philosophique en même temps dans cette inspiration d'Abélard malheureux et diffamé, qui dédie l'institut qu'il fonde au Consolateur, au Paraclet, au dieu, non de la puissance et de la sagesse, mais de l'amour et de la charité. Il rendait ainsi hommage au seul dogme qui lui fût resté, après l'ébranlement de presque tous les autres, et qui suffisait à lui seul pour relever ou raffermir tout ce que l'examen et le doute avaient fait crouler ou chanceler autour de lui.

Mais ce qui absout Abélard, justifie-t-il pleinement sa doctrine, et n'a-t-elle pas des conséquences dont l'orthodoxie doit s'alarmer? Je le crois.

1° Si l'on regarde l'amour comme la vraie et unique source de la moralité religieuse, ou même seulement comme la condition principale du salut, en fait reposer l'édifice sur une base mobile. Il entre dans l'amour beaucoup d'involontaire; ne l'éprouve pas qui veut. Il y a dans ce qu'on appelle de ce nom quelque chose de purement sentimental, et partant de purement subjectif, et nous retrouvons le même vice, le même danger aperçu déjà dans le principe de la morale sentimentale. La raison peut être convaincue qu'il faut faire tout ce que Dieu commande pour gagner le ciel, et posséder sur la volonté assez d'empire pour la déterminer à observer tous ses commandements, sans que le principe d'action soit la charité. La crainte, la puissance de la conviction, la beauté sévère du dogme chrétien, la lassitude ou le mépris des systèmes incrédules, le désir austère de conformer sa vie aux prescriptions de la morale la plus sainte, mille motifs peuvent jouer dans l'âme d'un chrétien un rôle supérieur à l'amour de Dieu proprement dit; et la doctrine d'Abélard, en affaiblissant un peu ce qu'il y a de substantiellement bon, d'absolument vrai dans la règle chrétienne des devoirs, rend incertaine et flottante la morale même que sa foi proclame et qu'il voudrait épurer et raffermir.

Allons plus loin; le principe de la foi, de l'obéissance, de l'amour, suppose la connaissance, et le péché d'ignorance cesse en quelque sorte d'être un péché, ou plutôt il reste un péché, en ce sens qu'il est un acte qui entraîne la damnation; mais il cesse d'être une faute, étant exempt de la volonté du mal, du consentement au mal, puisqu'il s'agissait d'un mal inconnu; bien plus, il a pu être accompagné d'un désir de plaire à Dieu, à Dieu tel au moins qu'on le connaissait, et par les moyens qu'on lui croyait agréables. Alors il faut hardiment déclarer que l'acte qui encourt la damnation, peut n'être pas une faute; il faut aller jusqu'à dire qu'un acte moins damnable aurait pu être plus mauvais encore; il faut en venir à confesser audacieusement que les Juifs qui ont crucifié Jésus-Christ, sont excusés de la faute par l'ignorance, qu'ils auraient pu être corporellement punis pour l'exemple, sans être pour cela convaincus d'une faute, et qu'enfin le crime eût été bien plus grand d'épargner Jésus-Christ contre leur propre conscience.

2° De ce mépris pour les oeuvres, de cette réduction successive de tous les éléments de la moralité à un seul, que l'on n'est pas même absolument maître de se donner à un degré convenable, il résulte que non-seulement les effets de l'action, l'oeuvre extérieure, mais les passions, les tentations, les désirs, sont amnistiés et présentés comme indifférents à peu près de la même manière que les oeuvres; de la un nuage jeté sur de grandes vérités religieuses. C'est un article de foi que la nature humaine est devenue mauvaise en elle-même, que le mal a pénétré sa substance au point que le corps, la chair, la concupiscence sont sans cesse maudits et anathématisés comme étant le péché en puissance, si ce n'est en acte. Cette croyance d'abord est liée à celle du péché originel, et si le péché n'est que le consentement au mal, c'est-à-dire la mauvaise volonté envers Dieu, il se trouve que le péché originel est un péché sans consentement, sans volonté, c'est-à-dire un péché sans péché. Je sais bien qu'Abélard cite l'objection en disant que le péché originel est une expression qui signifie la peine du péché originel; mais cette interprétation, quoiqu'elle se trouve dans saint Augustin, n'est pas approuvée par l'Église, et elle détruit ou diminue ce qu'il y a de mystérieux dans l'existence essentielle de ce péché au sein de notre nature actuellement corrompue, et le réduit en quelque sorte à une condamnation qui subsiste sur nous, sans avoir en nous ni cause ni effet, c'est-à-dire à une déchéance de situation, à une impossibilité, extérieure à nous et qui ne nous est pas propre, de nous sauver tant que l'arrêt n'est pas rapporté. Or, c'est là certainement une erreur grave; elle consiste à prendre figurativement la transmission du péché par la génération, et à concevoir seulement qu'à cause du péché d'Adam Dieu a condamné la race d'Adam, sans qu'il en soit résulté de changement dans sa nature, mais seulement dans sa condition, à peu près comme autrefois pour les enfants non réhabilités d'un condamné dégradé de noblesse; ils n'en étaient ni meilleurs ni pires, mais ils étaient frappés de certaines incapacités qui n'étaient pas de leur fait.

En second lieu, indépendamment du péché originel, et même après qu'il a été lavé dans les eaux du baptême, la religion n'admet point que l'homme soit pur. En vain l'Évangile l'a éclairé et guidé, en vain la grâce de Dieu toujours présente le soutient et le sollicite; il subsiste en lui un vice permanent, un instinct de mal, un mauvais désir, la concupiscence enfin, qui est loin d'être innocente par elle-même. Sans aucun doute, celui qui y cède est le vrai pécheur, et celui qui résiste se justifie; mais sa justification même prouve qu'il avait le mal dans son propre sein, et la religion admet et condamne le péché par désir et le péché par pensée. L'homme est la chair du péché, comme dit saint Paul, et il n'entend point parler seulement du péché originel effacé par le baptême; la chair convoite contre l'esprit. «C'est la son fond,» dit Bossuet, «depuis la corruption de notre nature.»—«Le bien n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair..... Je trouve en moi une loi qui me fait apercevoir que le mal m'est attaché..... Tout ce qui est dans la monde est concupiscence de la chair et concupiscence des yeux, et orgueil de la vie.»—«Voila,» dit encore Bossuet, «une image véritable de la chute de l'homme; nous en sentons le dernier effet dans ce corps qui nous accable et dans les plaisirs des sens qui nous captivent. Nous nous trouvons au-dessous de tout cela et vraiment esclaves de la nature corporelle, nous qui étions nés pour la commander. Telle est donc l'extrémité de notre chute473.» Ainsi les effets corrupteurs du péché originel survivent à la damnation inévitable qui en était la suite et qui est abolie par le baptême.

Note 473: (retour) Rom., vii, 8.—Gal. v, 17.—Bossuet, Traité de la Concupiscence, c. vi.—Rom. vii, 18, 21.—1 Jean, ii, 16.—Bossuet, ibid., c. xv.

Et quand il serait vrai que l'ascétisme de la morale religieuse passât les bornes et allât jusqu'à s'attaquer à d'invincibles conditions de la nature humaine, il serait vrai également que toute morale qui ne condamne absolument que le consentement aux mauvais désirs, déroge à la morale orthodoxe. Le premier inconvénient, et le plus grave, c'est qu'elle peut conduire aux égarements de la casuistique, à l'erreur du molinisme.

Ce n'est pas tout. Comme la résistance au mauvais désir n'a guère d'autre principe, dans Abélard, que l'amour de Dieu, comme dans l'amour réside ainsi la vraie vertu chrétienne, et que d'ailleurs concupiscence, désir, plaisir, tentation, oeuvre, tout est absous; par une conséquence assez plausible, on peut prétendre que l'amour en lui-même et à lui seul est l'unique devoir, l'unique mérite, l'unique salut. Abélard dit, en effet qu'il faut le purifier de toute crainte de la damnation, de tout calcul d'intérêt même spirituel, que la piété pour cause de salut est mercenaire, et nous voilà bien près des chimères du quiétisme.

Cela suffit pour montrer comment la morale d'Abélard devait inquiéter l'Église, et comment, suivie dans ses conséquences, elle aurait pu conduire à des excès qui, du reste, étaient bien loin de la pensée de son auteur.

Conclurons-nous cependant à la condamnation absolue de la morale contenue, dans l'Éthique? non, cette morale est incomplète, elle ne s'appuie pas sur un examen assez profond de la nature humaine; enfin elle est incohérente, parce qu'elle est à la fois rationnelle et mystique; mais elle renferme plus d'un principe vrai que la raison devait revendiquer contre l'absolutisme de la morale dogmatique.

Aucun ouvrage d'Abélard ne nous paraît au fond plus que son Éthique empreint de l'esprit du rationalisme. Sous des formes de langage qui rappellent sa profession et semblent ne s'adresser qu'au sacerdoce, ne convenir qu'à la casuistique, il cache en effet des idées originales, des nouveautés de sens commun dont peut-être il n'apercevait pas toute la portée, et qui, par leurs conséquences, touchent à un haut degré la philosophie et la théologie. Ces conséquence s'étendent de la théorie à la pratique et finissent par intéresser la dispensation des sacrements et la conduite du clergé. Sous tous ces rapports, Abélard s'exprime avec une singulière hardiesse. Distinguons quelques points fondamentaux: en philosophie, le libre arbitre et la Providence; en théologie, la prédestination et la grâce; en pratique, le sacrement de pénitence, le pouvoir des clefs, les indulgences.

1. Nous avons de bonne heure rencontré les idées d'Abélard sur le libre arbitre; c'est au sujet de la proposition affirmative qu'il s'en est expliqué une première fois474. Depuis qu'Aristote, obligé, dans l'Hermeneia, de distinguer la proposition individuelle de l'universelle, et dans celle-là celle qui touche le présent ou le passé de celle qui concerne le futur, a reconnu que dans cette dernière l'affirmation ou la négation n'était pas nécessairement vraie ou fausse, parce que dans un avenir indéterminé les deux cas de l'alternative étaient possibles; cette question, appelée par les anciens la question des possibles, par les scolastiques la question des futurs contingents, a toujours trouvé sa place dons la logique, et c'est là qu'elle a été par anticipation traitée en dehors de la psychologie et de la morale. «Obscura quaestio est» disait Cicéron, «quam περί δυνατων philosophi appellant; totaque est logicae475.» Cependant Aristote avait résolu la question en respectant le libre arbitre, que par là il consacrait de nouveau. Les stoïciens, fort subtils à leur ordinaire sur cet article, avaient tout confondu, promettant de tout concilier, et Chrysippe, en prétendant sauver la liberté humaine, n'avait réussi qu'à river les anneaux de la chaîne éternelle du destin476. Cicéron, qui veut pourtant ramener la question à la morale, prend parti pour le fatalisme et nie le libre arbitre; car autrement, dit-il, que deviendrait la fortune477? Boèce a développé contre les stoïciens la doctrine aristotélique dans ce qu'elle a de favorable au libre arbitre, et lorsque Abélard traite la question en dialectique, il suit Boèce. Il tenait Boèce pour chrétien, même pour théologien, et plus tard, retrouvant la question dans la théodicée, dans la morale, il se sert des principes établis en dialectique, il les maintient, il demeure fidèle à lui-même. D'ailleurs saint Augustin, qui, ainsi que tous les théologiens, défend l'existence du libre arbitre au moins en principe, a combattu le stoïcisme dans la personne de Cicéron478. Toute morale suppose le libre arbitre, la morale chrétienne aussi bien que la morale philosophique, encore que certains dogmes semblent parfois porter dommage à la liberté. Voici donc sur la question les antécédents qu'Abélard reconnaît, Aristote, Boèce, saint Augustin479; on doit ajouter saint Anselme, qui, en ceci comme en beaucoup d'autres choses, parle d'après lui-même, sans s'écarter de la tradition, et réussit à se créer une orthodoxie individuelle480.

Note 474: (retour) t. 11, c. iv, t. 1, p. 400 et suiv.—Cf. Dialectica, p. 237 et seq.
Note 475: (retour) Arist., De Interp., c. ix, xii et xiii.—Cic., De Fato, I.
Note 476: (retour) A. Gell., VI, ii.—Cic., ibid., IV.
Note 477: (retour) Cic., ibid., et De Divinat., t. II, 7.
Note 478: (retour) De Civ. Dei, V, ix.
Note 479: (retour) Arist., loc. cit.—Boet., De Interp., sec. ed. p. 860.—De Consol. phil., I. V, p. 3, 4, 5 et 6.—Aug., loc. cit. et De Don. Persev.De Duab. anim. in Hanich., xi et xii.—De Prædest. sanct. Passim.—Contr. Faust., XXII, lxxviii.—Cf. l'ouvrage de M. Bersot, Doctrine de saint Augustin sur la liberté et la Providence, Paris, 1843.
Note 480: (retour) S. Ans. Op., Cur Deus homo, I. I, c. xi, p. 70.—De lib. Arb., p. 117. De Concord. præsc. et præd., p. 123.

Abélard s'est donc fait une idée saine du libre arbitre. «C'est,» dit-il, «la délibération ou la dijudication de l'esprit par laquelle il se propose de faire ou de ne pas faire une chose; cette dijudication est libre481.» Puisqu'elle est libre, c'est-à-dire puisqu'en toute circonstance l'homme peut faire le pour ou le contre, ce qu'il fait peut se trouver bon ou mauvais. Le libre arbitre entraîne donc la puissance de faire bien ou mal.

Note 481: (retour) Introd., I. III, p. 1131.—Comm. in Rom., I. I, p. 538.—Voy. ci-dessus, c. ii, p. 240, c. vi, p. 425 et 427.

La liberté est attaquée ou amoindrie par diverses sortes d'objections. D'abord, elle est niée au nom de la nature humaine qu'on représente comme maîtrisée par ses faiblesses, ses passions, les mobiles qui la poussent, les circonstances qui la dominent. En ce sens, la liberté serait opposée à la contrainte. Abélard n'a point à s'occuper beaucoup de cet ordre d'objections qui dans la théologie chrétienne prennent une autre forme. On conteste en second lieu la liberté au nom de l'ordre général qu'elle troublerait, et dans lequel l'enchaînement des causes et des effets doit être constitué de sorte que celui qui connaîtrait toutes les unes, pourrait infailliblement prévoir tous les autres. Or celui-là existe, c'est Dieu. La connaissance qu'il a par avance de tout ce qui doit arriver s'appelle la prescience. Cette prescience est universelle, elle est infaillible. Tout ce qui doit arriver arrive donc nécessairement comme Dieu l'a prévu. Entre Dieu et la création, il n'y a point de place pour la liberté. Nous avons vu Abélard aux prises avec cette objection; il la repousse par les arguments usités. Ce sont à peu près ceux qu'avait développés saint Anselme482. Les déterminations libres de l'homme sont prévues aussi bien que leurs effets; elles sont prévues comme libres. Que Dieu sache ce que l'homme choisira après délibération, cela n'empêche point que l'homme ne délibère; et l'on ne voit pas pourquoi une action serait moins libre en elle-même, parce qu'elle est connue de celui qui la prévoit et ne l'empêche pas. La question qui se poserait ici n'est point: comment l'homme peut-il être libre, sous l'oeil de la prescience universelle? mais plutôt: comment l'être qui peut tout et qui fait tout, a-t-il créé l'homme libre? question fort différente, et qui regarde la toute-puissance divine et l'existence du mal, question qui subsiste tout entière en présence de la liberté humaine. Celle-ci, considérée comme nous venons de la considérer, est opposée à la nécessité, et Abélard en ce sens ne l'a ni méconnue ni affaiblie.

Note 482: (retour) «Deus præscit esse libere futurum quod aliundo non est ex necessitate futurum.»—De Conc. praesc. cum lib. arb., qu. I, c. I.

Mais en théologie, ces deux ordres d'objections prennent une forme et une gravité nouvelles.

La religion est en général sévère pour la nature humaine. Elle l'humilie sous le poids de ses faiblesses; elle l'accuse d'une corruption profonde; elle lui raconte sa déchéance et toutes ses misères. Elle en conclut que le libre arbitre dans l'homme est déchu comme tout le reste, ou qu'il est dominé ou corrompu; de sorte qu'il lui faut un supplément pour le rétablir, ou un remède pour le guérir. Ces deux doctrines sont alternativement ou confusément prêchées, mais elles conduisent à la même conséquence, la nécessité d'un réparateur qui par des moyens surnaturels rende à l'homme sa liberté ou la redresse. Les métaphores diverses qu'emploie le langage de l'Église, permettent ces deux interprétations qui l'une et l'autre tendent à affaiblir le principe de la liberté humaine.

En général, il y a toujours de l'incertitude sur le sens de ce mot de libre arbitre. On peut entendre par là le pouvoir de choisir, pouvoir qui n'est pas absolu, c'est-à-dire complètement indépendant, que la raison et les passions sollicitent en sens divers, mais qui subsiste aussi longtemps que l'âme humaine conserve la plénitude de ses facultés. En tant que pouvoir, ce pouvoir est neutre; il est la faculté du bien comme du mal, du mal comme du bien. Mais en choisissant le mal, la raison de l'homme cède à l'empire de ses sens ou de ses passions; le mauvais choix a toujours les caractères de l'entraînement et de la faiblesse, tandis que la vertu signale la puissance de la raison; aussi a-t-on pu dire, et a-t-on dit que l'homme était libre dans le bien, esclave dans le mal; sa liberté a été proportionnée à sa vertu; nihil liberius recta voluntate, dit saint Anselme483. En ce sens, la liberté humaine n'est plus quelque chose de neutre, un moyen, un pouvoir instrumental, elle se confond avec la volonté qui dispose d'elle, avec la raison qui dirige la volonté.

Note 483: (retour) Dial. de lib. Arb., c. IX, p. 121.

Il est rare que les théologiens ne prennent pas le mot liberté successivement dans ces deux acceptions. Ainsi a fait saint Augustin484.

Note 484: (retour) Petau, Dog. Theol., t. I, t. V, c. III, p. 319.

Si le libre arbitre est la faculté du bien, l'homme depuis le péché a perdu le libre arbitre. Du moins le libre arbitre a-t-il baissé, et il est devenu incapable de se relever par lui-même et d'atteindre au bien. S'il est un pouvoir neutre, il subsiste depuis le péché comme auparavant, mais il est assujetti à un principe de corruption qui ne le détruit pas, mais qui le domine, et pour n'être employé qu'au bien, il a besoin qu'une force supérieure pénètre dans la nature humaine et la relève. Dans les deux cas, la conséquence pratique et religieuse est la même, et la doctrine du péché originel subsiste tout entière.

Par le libre arbitre, Abélard a généralement entendu la faculté de se résoudre au mal comme au bien; et certes cette interprétation est permise. La difficulté est seulement d'expliquer alors comment les saints, comment le Dieu fait homme, et surtout comment Dieu lui-même peut être libre485. Mais, dans les créatures, la faculté de faire le mal cesse d'être une imperfection, dès qu'on cesse de le jamais vouloir; tels sont les saints. Le libre arbitre du Christ dans les choses morales n'a pu jamais exister qu'en puissance là où l'impeccabilité était en acte, et quant à Dieu, Abélard répond assez nettement que la liberté de Dieu se confond avec sa toute-puissance et que sa toute-puissance ne va pas jusqu'à impliquer la faculté de cesser d'être le souverain bien. En Dieu, la liberté est donc improprement dite. Dieu ne peut faire que le meilleur. A la vérité, il en résulte qu'il ne peut faire que ce qu'il fait et que tout ce qui est, n'étant que par lui, est le mieux possible. Cette doctrine s'appelle l'optimisme. Abélard a osé la soutenir. D'où lui est-elle venue? Quand il l'expose, il rappelle Plotin. Serait-ce une de ces grandes idées des écoles d'Alexandrie, qui par l'influence d'Origène ou des siens auraient pénétré dans la christianisme, et s'y seraient perpétuées, vagues, libres, flottantes, suspectes, mais non condamnées, tolérées comme un passe-temps pour l'intelligence, avant d'être défendues comme un danger pour la foi?486 ou plutôt n'est-ce pas un mot de Platon dans le Timée, qui, donnant l'éveil à la raison d'Abélard, lui aura prématurément inspiré la pensée qui devait un jour illustrer Leibnitz487?

Note 485: (retour) Saint Bernard accorde que Dieu, comme toute créature bonne ou mauvaise, a le libre arbitre en ce sens qu'il n'est pas soumis à la nécessité. (De grat. et lib. arb., opusc. IX.—Cf. Bersot, Oeuvre cit., part I, c. I, sect. III p. 24, et part. II, c. III, sect. IV, p. 200.)
Note 486: (retour) Voy. ci-dessus, c. II, p. 227 et suiv.—Cf. Plotin, Ennead. V, t. V, c. XII.
Note 487: (retour) Cf. Tim. XXIX et XXX, et trad. de M. Cousin, t. XII, p. 117, 118, etc.—Malebranche, Médit. Chrét., VII, 17, 18, 19; et Fénélon lui-même, quand il le réfute, c. V et VI, lui qui se montre si jaloux de sauver la libre volonté de Dieu, est obligé de dire: «Ce qui est déterminé invinciblement par l'ordre immuable et nécessaire, c'est-à-dire par l'essence même de Dieu, ne peut jamais en aucun sens arriver autrement que comme l'ordre l'a réglé.»

Quoi qu'il en soit, on voit que les difficultés, puisées dans la faible nature de l'homme, contre la liberté, s'accroissent, en théologie, de l'existence du péché originel.

Celles qui naissent de la prescience divine se compliquent, en théologie, du dogme de la prédestination.

Préoccupé de la corruption de la nature et des suites du péché, l'esprit est conduit à frapper le libre arbitre d'une telle impuissance que les vertus humaines perdent tout leur prix, et que les vertus de la grâce, toutes d'origine céleste, peuvent seules sauver notre indignité. Elles seules, en d'autres termes, ont un mérite aux regards de Dieu. Reste à savoir quelle est la part de la liberté humaine dans ces vertus. Si cette part est nulle, la liberté est comme si elle n'était pas, et le salut ou la damnation deviennent pour l'homme de pures fatalités. Mais si le libre arbitre nous sert à nous approprier les mérites de Jésus-Christ, nos résolutions ne sont pas sans quelque mérite. Soit que le libre arbitre suffise, soit que seulement il contribue à la justification, il n'est donc point annulé; nous ne l'avons point perdu. Cependant, en ce cas même, il ne se tourne au bien que par la grâce, et comme Dieu souffle sa grâce où il lui plaît, sa justice ne cesse pas d'être un redoutable mystère. Si tous, si beaucoup sont appelés, peu sont élus; et celui qui élit est celui qui appelle, et qui savait lesquels seraient élus au moment qu'il les appelait tous. La prescience divine, en tant qu'elle s'applique au salut des hommes, c'est la prédestination488; et sous ce nom se pose et s'aggrave, en théologie, le problème tout à l'heure indiqué sous la forme philosophique.

Note 488: (retour) S. Aug., De Don. Persev.., XIV.

II. On sait que le dogme de la prédestination peut être entendu de telle manière que toute vertu morale, tout mérite humain, tout effort du libre arbitre se réduise à néant. Cet excès de doctrine s'appelle le prédestinatianisme, et ceux qui y sont tombés ont toujours essayé de se donner pour chef saint Augustin489. Disciple de ce grand évoque, Abélard n'est pourtant pas prédestinatien, c'est-à-dire que le dogme de la prédestination qu'il admet490 ne l'emporte pas dans son esprit sur l'idée nécessaire et l'indestructible sentiment de la liberté humaine. Il ne reproduit son maître saint Augustin que par le côté où ce Père confinait aux semi-pélagiens tout en les combattant491. On ne doit pas compter Abélard dans le parti du christianisme qui peut être plausiblement ou spécieusement accusé de fatalisme, qui incline enfin dans le sens de la prédestination plus que dans le sens de la liberté. Il serait curieux de chercher pourquoi toutes les sectes, y compris la stoïcienne, qui n'ont pas été franches sur la question de la liberté, et qui, par là, semblaient affaiblir la condition essentielle de toute morale, ont tendu cependant au rigorisme, tandis que l'opinion contraire a quelquefois versé dans le relâchement492; et nous avons vu que l'exemple d'Abélard ne dément pas cette observation. Il pose donc le libre arbitre; il l'affranchit de cette contrainte inconnue, mais réelle où l'on voudrait que le tînt l'existence même de la Providence. Tout cela est vrai et juste, mais nous ne voyons pas qu'il présente, nulle part le libre arbitre comme déchu, corrompu, incliné au mal, ainsi que le veulent beaucoup d'écrivains religieux. Il n'a pas tort; le mal qu'ils disent du libre arbitre, vient, ou d'une erreur essentielle, ou d'un langage inexact. Si le libre arbitre est méchant, il n'est pas le libre arbitre; et si l'on veut dire seulement que ses déterminations dépendent plus ou moins de nos faiblesses et de nos passions, ce n'est pas à lui qu'il faut s'en prendre, c'est à l'infirmité de notre nature, à celle de notre raison, comme principe de nos résolutions. Le libre arbitre en lui-même subsiste dans la créature la plus fragile, la plus entraînée, la plus passionnée; ce n'est pas lui qui est mauvais, la liberté n'est pas le péché. L'homme ne pourrait pécher sans être libre; mais il pourrait être libre sans pécher. La liberté est une condition du péché, et n'en est pas la source493.

Note 489: (retour) Cf. Sur la doctrine de saint Augustin, Petau, t. I. t. IX, c. VI et suiv.—Ritter, Hist. de la Phil Chrét., t. II, t. VI, c. V, et surtout la Thése de M. Bersot
Note 490: (retour) Comment. to Ep. ad Rom., t. I, p. 523,538; t. II, p 554 et seq.; t. III, p. 641, 649, 652.
Note 491: (retour) Petau, Id. ibid., p. 635
Note 492: (retour) Voici, je croîs, les noms des principales sectes rangées suivant une échelle ascendante de rigidité dans la question de la grâce et de la liberté; Sociniens, pélagiens, semi-pélagiens, molinistes, congruistes, thomistes, augustiniens, jansénistes, calvinistes. Parmi les réformés, le calvinisme et même le luthéranisme pur sont pour l'opinion la plus sévère. On distingue pourtant deux partis: dans le sens du relâchement, arméniens, universalistes, etc.; dan celui de la rigidité, gomaristes, prédestinatiens, Prédestinateurs, particularistes, etc.
Note 493: (retour) Cette doctrine, qui neutralise la liberté entre le bien et le mal, est loin d'être hétérodoxe. Elle est conforme aux définitions de la liberté données par saint Jean Damascène (Instit. element. ad dogm., c. X), par saint Jérôme (In Jovinian., II), par saint Augustin lui-même, quoiqu'il paraisse varier sur ce point (Homil. XII.—De duab. Anim. In Manich., c. XII), par saint Bernard enfin (De grat. et lib. arb., c. II). Saint Anselme semble y accéder, lorsqu'il dit que, prise en général, la liberté est contraire à la nécessité, qu'entre deux opposés elle est indifférente au choix; mais il fait une distinction: comme il faut que la définition du libre arbitre convienne à Dieu ainsi qu'à l'homme, il ne veut pas que la faculté de pêcher soit supposée par cette définition; il dit donc que la liberté dans un sens plus restreint, c'est le libre arbitre, et entendant alors par ce mot la volonté affranchie de ce qui la subjugue, il définit le libre arbitre «potestas servandi rectitudinem voluntatis propter ipsam rectitudinem.» (De lib. Arb., c. I et III.—Cf. De Consord. prædest. cum lib. arb., qu. II, p. 127) Si l'on veut admettre cette distinction et s'y tenir, on le peut, et toute équivoque disparaîtra.

De là, comme on l'a vu, plusieurs difficultés. Et d'abord, la prédestination494. La prédestination, au sens spécial du mot, est la disposition divine en vertu de laquelle certains hommes sont de toute éternité destinés au salut éternel. La prédestination est toujours une grâce; mais elle n'est absolument gratuite que si l'on pense qu'aucune prévision du mérite de ceux à qui elle s'applique n'entre dans le décret qui les a choisis; elle n'est qu'une grâce si Dieu, en les élisant, a prévu leurs mérites, c'est-à-dire a tenu compte du bon emploi qu'ils feraient des grâces qu'il accorde à tous. Dans le premier cas, Dieu, par sa grâce, les justifie, parce qu'il les a élus; dans le second, il ne les élit que parce qu'il sait qu'ils seront justifiée par sa grâce. Aucune de ces deux opinions n'est interdite; la première, la plus sévère, celle de saint Augustin, n'est point un article de foi; et pour elle, dès le IXe siècle, s'était déclaré le moine Gothescale, alors que l'archevêque Hinemar le fit condamner au fouet. Pierre Lombard, Hughes de Saint-Victor, saint Thomas, sont plutôt du côté de Gothescale; mais les Romains, et notamment les jésuites, ont tenu pour la doctrine d'Hinemar, quoique en général une opinion plus rigide et plus voisine de l'augustinianisme, celle des thomistes, ait prévalu dans le clergé français, opinion approuvée aussi par Rome et qui s'honore de la préférence de Bossuet495. Suivant cette opinion, Dieu prévoit bien que ceux qu'il prédestine obtiendront le salut par leur foi ou par leurs oeuvres, mats en ce sens que, par un décret infaillible, par une volonté absolue et efficace, et non dans la prévoyance et à la condition de leurs mérites, il a décidé qu'ils auraient le royaume des cieux. Le nombre des prédestinés est fixe et immuable; les protestants ont été jusqu'à soutenir qu'il n'y avait pas d'autres élus que les prédestinés, auquel cas il ne serait plus vrai qu'il y a beaucoup d'appelés; être appelé signifierait seulement ignorer si l'on est ou non prédestiné. Mais telle n'est pas la doctrine catholique. Non-seulement en dehors des prédestinés elle admet des élus, c'est-à-dire des appelés qui seront élus, grâce au bon usage qu'ils feront des dons de Dieu; mais même elle est allée jusqu'à distinguer la prédestination à la gloire et la prédestination à la grâce. La première est la prédestination proprement dite ou absolue; la seconde est, en Dieu, la volonté absolue d'accorder à telles de ses créatures les dons et les grâces nécessaires pour arriver au salut, soit qu'il prévoie qu'elles y parviendront en effet, soit qu'il sache qu'elles n'y parviendront pas; et de plus, je ne crois pas qu'il fût hérétique de soutenir que, sans la prédestination à la grâce, on puisse encore être sauvé, c'est-à-dire obtenir de Dieu les dons et les grâces auxquels on n'était pas prédestiné; ou, ce qui reviendrait au même, que tous les chrétiens, et dans une certaine mesure tous les hommes, soient prédestinés à la grâce; mais c'est sur ces points-là qu'on dispute. Ce qui est hors de dispute dans le catholicisme, c'est qu'il y a deux ordres d'élus, les uns obligés, les autres facultatifs. Cette prédestination, dogme singulier, inexplicable, et qui vient ajouter une difficulté nouvelle aux difficultés déjà si grandes des questions qui touchent à la justice de Dieu, à la prescience, à la liberté humaine, ce dogme dont les Pères grecs semblent avoir tenu si peu de compte et que jusqu'au temps de saint Augustin on n'avait pas su voir dans les passages de saint Paul, qui en sont les principaux titres496, ce dogme si important pour nos espérances et qui l'est si peu pour la conduite de la vie, qui, théoriquement, a engendré d'interminables controverses, qui, pratiquement, peut énerver le principe de la responsabilité morale, ce dogme étrange, Abélard ne l'a ni combattu ni affaibli. Quoique parfois il semble prendre la prédestination dans un sens général et la confondre avec la prescience497, il l'admet cependant au sens spécial498, et reconnaît qu'il y a des hommes que Dieu veut sauver par élection et en vertu d'un décret particulier et antérieur499. Comment cette croyance est-elle conciliable avec l'idée de mérite et de démérite, même restreinte à la foi et à la charité? C'est une autre question sur laquelle il hasarde quelques conjectures500, mais dont les théologiens n'ont pas droit de se faire une arme contre lui, car cette question est une difficulté contre le dogme lui-même.

Note 494: (retour) Cf. Saint Thomas, Summ., pars I, qu. XXIII.—P, Lomb., Sent., t. I, dist. XL et XLI.—Le P. Petau, Dogm. Theol., t. I, t. IX et X.—Bergier, Dict. de Theol., au mot Prédestination.
Note 495: (retour) Petau, loc. cit., t. X, c. I, et suiv—Bossuet, Traité du lib. urb., c. VIII—Bersot, Ouvr. cit., part. II, c. III, sect. I.
Note 496: (retour) Rom. VIII, 29 et 30.—Ephes. I, 4, 5 et 11.
Note 497: (retour) Ab. Op., p. 641
Note 498: (retour) Ibid., p. 623
Note 499: (retour) Ibid., p. 538, 554, 649.
Note 500: (retour) Voyez ce qu'il dit de Jérémie, de saint Jean-Baptiste et de Lazare, p. 221

Une contradiction paraît inévitable, quand on traite de la prédestination; c'est d'affirmer d'abord que Dieu est la justice même, et qu'il ne faut pas juger de sa justice d'après nos idées; en d'autres termes, que la justice parfaite doit être contraire a la nôtre, parce qu'elle lui est supérieure501, puis, cela dit, c'est d'entreprendre d'expliquer, selon la justice humaine, toutes les dispositions de Dieu que l'on y peut ramener. Cette contradiction est dans Abélard; mais quel théologien s'en est préservé?

Note 501: (retour) Voyez contre cette idée Leibnitz (Théodic., Disc. prélim., sec. 4).

III. La prédestination suppose la grâce. On ne dispute guère dans le sein du catholicisme que sur le point de savoir si dans les desseins de Dieu, la prédestination est antérieure à la prévision des mérites engendrés par la grâce, et partant absolument indépendante de ces mêmes mérites, ou bien si elle est postérieure à la résolution divine d'accorder à celui qui en est l'objet toute la grâce nécessaire au salut. C'est rechercher si la prédestination est à nos yeux absolument arbitraire ou en quelque manière conditionnelle (ce qui reporterait la question sur la grâce même, dont on pourrait demander alors si elle est ou n'est pas arbitraire); mais dans tous les cas, prédestinés, élus, simples appelés, chrétiens et infidèles; tous ont besoin de la grâce, et tous ont, à des degrés différents, la grâce de Dieu: c'est encore là une doctrine catholique.

La grâce est-elle incompatible avec la liberté? non, en général. On peut admettre, toujours d'une manière générale, que l'homme est si faible, si mobile, même si corrompu, qu'à lui seul et sans la grâce il ne saurait mériter et obtenir le salut; on peut aller plus loin et admettre encore que, fit-il tout ce qu'il faut pour l'obtenir, il ne le mériterait pas sans la grâce. Cela ne compromet pas encore le libre arbitre. Ce n'est point par défaut ni par excès de libre arbitre que, dans l'un ou l'autre cas, l'homme aurait besoin de la grâce. Dans le premier cas, elle l'aiderait à faire bon usage du libre arbitre; dans le second, elle rendrait fructueux le bon usage qu'il aurait fait du libre arbitre. Rien de tout cela n'exclut ni n'infirme l'existence du libre arbitre. Abélard en juge ainsi, et va jusqu'à prétendre que l'existence du libre arbitre a pour objet de manifester l'effet de la grâce; c'est dire qu'il tient la grâce pour puissante, nécessaire, universelle. Il la juge puissante; car elle nous met en disposition et en voie de gagner le salut. Il la juge nécessaire, puisque sans elle nous ne pourrions croire, aimer, agir, comme il le faut pour le salut. Il la juge universelle, dès qu'il estime que Dieu offre à tous ce qui est nécessaire pour croire en lui, l'aimer, et désirer le royaume des cieux502.

Note 502: (retour) Ab. Op., Introd., t. III, p. 1118; et Comment., t. IV, p. 654

Sur tous ces points, et si l'on ne pénètre pas en de plus subtiles distinctions, il est orthodoxe. Ce n'est pas une garantie d'orthodoxie que de dire que le libre arbitre ne se suffit pas à lui-même pour le bien; car le contraire ne peut entrer dans l'esprit de celui qui suit la valeur des termes. Sans doute, le libre arbitre suffit comme instrument; mais il a besoin d'un régulateur qui n'est pas lui-même, et c'est ce régulateur qui le détermine au bien ou au mal; le libre arbitre n'est que la faculté de détermination; c'est le pouvoir exécutif du régulateur. «La raison,» dit saint Bernard, «a été donnée à la liberté pour l'instruire et non la détruire503.» C'est à tort que le concile de Sens condamne Abélard sur cet article.

Note 503: (retour) De grat. et lib. arbit., opusc. IX, c. II.

Je ne crois pas qu'il y ait dans ses ouvrages rien de directement et d'expressément contraire à ces paroles de Bossuet: «C'est par son libre arbitre que l'âme croit, qu'elle espère, qu'elle aime, qu'elle consent à la grâce, qu'elle la demande; ainsi, comme ce bien qu'elle fait lui est propre en quelque façon, elle se l'approprie, et se l'attribue sans songer que tous les bons mouvements du libre arbitre sont préparés, dirigés, excités, conservés par une opération propre et spéciale de Dieu qui nous fait faire, de la manière qu'il sait, tout le bien que nous faisons, et nous donne le bon usage de notre propre liberté, qu'il a faite et dont il opère encore le bon exercice; en sorte qu'il n'y a rien de ce qui dépend le plus de nous qu'il ne faille demander à Dieu et lui en rendre grâce504

Note 504: (retour) Traité de ta Concupiscence, c. XXIII.

Mais voici le point délicat. Si la grâce est nécessaire, soit pour amener le bon emploi du libre arbitre, soit pour lui donner du prix, quel mérite reste-t-il à l'homme? la grâce est au moins la condition ou plutôt la source du mérite; tel est le fond de la doctrine de l'Église. Les vertus humaines, dans lesquelles la grâce n'entre ou n'entrerait pour rien, s'il en est de telles, n'ont absolument aucun mérite. Dans le système de l'Église, ce que nous avons appelé le régulateur ne se suffit pas à lui-même pour le bien, ou très-certainement au moins pour le mérite.

Abélard, en termes généraux, ne s'écarte pas de ce système; mais d'abord, il laisse percer quelquefois une distinction, une séparation entre le bien et te mérite, entre la faute et le démérite. Le mérite, le démérite, c'est ce qui, chrétiennement parlant, obtient la récompense ou le salut, encourt la peine ou la damnation. Le bien n'est pas toujours jugé digne de récompense, ni la faute digne de châtiment. Il y a une différence entre le mérite au sens théologique et le bien au sens purement moral, comme entre le démérite et la faute sous les mêmes distinctions. Cette observation, que paraît faire Abélard, mais dont il ne tire pas toutes les conséquences, intéresse gravement l'application des notions humaines de justice à la théodicée505, et par là elle est comme un premier pas dans la voie du rationalisme.

Note 505: (retour) Petau, t. X, c. XVIII, t. 1, p. 759.

En second lieu, qu'est-ce que la grâce? un secours surnaturel. Est-ce donc la bonté générale et éternelle de Dieu, son action paternelle sur le monde, cette merveille perpétuelle que la raison reconnaît et adore aussi bien que la foi? L'entendre ainsi, ce serait abuser des termes. Sans doute il est assez difficile de trouver dans les Pères des premiers temps une autre idée que cette idée philosophique et familière. Le mot de grâce, chez les Grecs du moins, reste un assez long temps sans recevoir habituellement le sens spécial que l'Église lui assigne dans les épîtres de saint Paul. Mais tous les catéchismes nous apprennent aujourd'hui qu'il faut l'entendre dans un sens littéral et miraculeux. La grâce est une action interne, indéfinissable de sa nature, mais réelle et directe, du créateur sur la créature, action qui l'aide, la dispose, la pousse, la détermine au bien avec plus ou moins de puissance. Dans le langage et dans la doctrine d'Abélard, la grâce risque fort d'être quelque chose de plus général et de plus abstrait. Sur la même ligne que les dons de la grâce proprement dite, il semble ranger toutes les dispositions de l'éternelle sagesse, qu'on peut appeler à juste titre des grâces de Dieu, au sens de bienfaits, toutes ces harmonies de l'ordonnance universelle, toutes ces révélations qui reportent de la constitution du monde et de celle de la raison, en un mot tout ce qui témoigne au philosophe comme au chrétien la bonté infinie. Le don de la loi ancienne, celui de la loi nouvelle, l'incarnation, la prédication, la mort du Christ, sont à bien plus forte raison pour Abélard des grâces de Dieu et les plus grandes qui se puissent imaginer. Toutes ces choses sont de la grâce; c'est-à-dire des actes efficaces et puissants par lesquels Dieu éclaire notre esprit, touche notre coeur, nous donne la connaissance, nous inspire l'amour, et nous rend ainsi capables, ce que nous n'aurions pas été autrement, de croire, d'aimer, d'agir comme il faut pour lui plaire et pour nous sauver. C'est en général à ces grâces, aux grâces de Dieu ainsi entendues, qu'Abélard attribue l'influence et les effets qu'on réserve d'ordinaire à la grâce proprement dite. Il ne nie pas celle-ci, mais je ne me rappelle point de passages où il la désigne spécialement, ni même de propositions qui en supposent nécessairement l'existence; souvent, au contraire, il semble la confondre et la noyer dans cette multitude de témoignages divers de la bonté de Dieu. Je ne dis pas qu'il se soit à ce point rendu compte de sa doctrine, ni que toutes ses expressions reviennent absolument à cela, quoique je sois porté à le soupçonner; mais je dis que c'est là le sens général et dominant de ses idées sur la grâce divine. Ainsi, dans les paroles de Bossuet qu'on vient de lire, nous voyons les mouvements du libre arbitre comme prévenus par me opération propre et spéciale. Cette grâce propre et spéciale, cette grâce qui prévient, ne ressort pas clairement des expressions d'Abélard506. Les théologiens distinguent les grâces dans l'ordre naturel de celles qui concernent le salut; les premières sont les bontés générales de la Providence, les secondes sont un don surnaturel. Il s'agit particulièrement des dernières dans les controverses sur la grâce. Or, parmi celles-ci, on distingue encore les grâces extérieures, c'est-à-dire tous les secours extérieure qui peuvent nous porter au bien; telles sont, par exemple, la loi de Dieu, la prédication de l'Évangile; puis on admet les grâces intérieures, ou plutôt la grâce intérieure, celle qui touche intérieurement le coeur de l'homme. C'est à celle-là que pense saint Paul, quand il parle de la grâce qu'il tient de Dieu507. C'est sur cette grâce intérieure et surnaturelle que roulent les grandes discussions théologiques; c'est elle qui est dite habituelle, actuelle, adjacente, opérante, suffisante, efficace, prévenante, subséquente, etc. Or, les pélagiens ont été accusés de ne reconnaître d'abord que les grâces de l'ordre naturel; puis, dans l'ordre surnaturel, que les grâces extérieures. Abélard ne se distingue peut-être pas assez nettement des pélagiens508; il paraît souvent confondre les grâces extérieures et les grâces intérieures, ou, selon la distinction de saint Thomas d'Aquin, la grâce gratuite, gratis data, et la grâce qui produit la gratitude, gratum faciens. L'une est celle qui nous met en rapport avec Dieu, et qui s'adresse à l'humanité tout entière par les prophéties et les miracles; l'autre plus intime, plus individuelle, plus élective, surpasse la première en excellence, en noblesse, en dignité, excellentior, nobilior, dignior; elle seule rend le libre arbitre capable du bien, la volonté capable de mérite; elle a Dieu seul pour principe et pour cause, et ne laisse à l'humanité que l'honneur d'aider à son action. C'est cette distinction fondamentale qui établit une différence substantielle entre la morale philosophique et la morale chrétienne, quant aux moyens de rendre la vertu agréable à Dieu; et lorsqu'on méconnaît et qu'on efface cette distinction, on fait pour la morale ce que le rationaliste fait pour le dogme; on cède tout à la vertu humaine comme lui à l'humaine raison. C'est une faible ressourcé que de se rejeter alors sur l'importance de l'amour, car la grâce est surtout nécessaire à la charité; précisément parce que la charité ne peut être le fruit ni de la réflexion, ni de l'instinct, ni de la crainte, et parce qu'elle est une vertu du coeur plus que de la conscience, elle est éminemment l'inspiration de la grâce509.

Note 506: (retour) Il admet cependant, quoique en termes vagues, une grâce préalable comme nécessaire pour profiter des dons de Dieu. Voyez ci-dessus, c. VI, p. 480. Mais on n'est pas sûr qu'il n'entende point parler de cette grâce bienveillante du créateur qui précédé tous ses dons actuels.
Note 507: (retour) Galat. I, 16—Rom. XV, 18.—I Cor. III, 8, et ailleurs. «Ce n'est pas moi qui agit, mais la grâce de Dieu, qui est avec moi.» I Cor. XV, 10.
Note 508: (retour) Il prend le mot de grâce dans un sens tellement général qu'il attribue l'existence du mal qui arrive à la grâce de Dieu, appelant ainsi les combinaisons de sa sagesse et de sa bonté. (Introd., t. III, p. 1118.)
Note 509: (retour) S. Thom., Summ., prim. sec., qu. CIX, a. 1 et 11.

C'est aux théologiens de voir si Abélard est dans la règle, mais c'est aux philosophes de reconnaître combien sa doctrine se rapproche davantage des notions rationnelles, ou plutôt des notions du sens commun sur les rapports de la volonté divine avec la volonté humaine et de la justice éternelle avec la vertu.

IV. La connaissance de la nature du libre arbitre conduit naturellement à ces idées qui, nous l'avons vu, jouent un si grand rôle dans la morale d'Abélard. Tout le bien et tout le mal gisent dans la volonté. Tout péché est volontaire en ce que la condition du péché est la volonté du mal; cette volonté n'est pas celle de l'acte extérieur qui réalise effectivement le péché, mais du mal moral accompli en nous par cet acte extérieur. L'acte extérieur ou l'oeuvre est chose indifférente, il en est de même de la volonté de l'oeuvre. La volonté mauvaise est donc le consentement au mal qui est, ou serait, ou peut être dans l'oeuvre; le consentement étant un acte volontaire, et le péché n'étant que dans la volonté, il n'y a point de péché dans ce qui n'est point volontaire: le désir, la tentation, la concupiscence, le plaisir, tout cela est involontaire, il n'y a point de péché dans tout cela.

Nous avons vu les inconvénients possibles de ces idées; ils disparaîtraient cependant devant une bonne réponse à cette question: Qu'est-ce que le mal? Abélard le sent confusément, il entrevoit que là est le point difficile; on l'aperçoit, lorsqu'il dit qu'il veut n'appeler péché que ce qui ne peut en aucun cas (nusquam) avoir lieu sans faute510. Mais que faire? S'il avoue l'existence d'un bien invariable, ce n'est qu'en passant; il n'ose dire ce que c'est, ou du moins lui attribuer une existence absolue, non qu'il ne dise que le souverain bien est Dieu, et il a raison, mais il n'a pas conçu en Dieu ni dans le souverain bien la substance absolue du bien, manifestée comme loi invariable au coeur de l'homme. Il trouverait trop de difficulté à la faire concorder, cette doctrine, soit avec certaines prescriptions de la loi religieuse, soit avec certaines dispensations rapportées par la théologie à la Divinité, soit avec la distribution telle qu'il nous l'enseigne des peines et des récompenses; il la jette donc de côté, et il dit ou fait entendre que, le bien ou le mal dépendant de la volonté de Dieu, le bien méritant ou la vertu, le mal déméritant ou le péché, c'est l'obéissance ou la désobéissance. Le principe moral, c'est donc l'amour de Dieu.

Note 510: (retour) Eth., c. XIV, p. 657, et ci-dessus, p. 464.

Toute autre solution était impossible, ou du moins n'était possible que s'il eût fait un pas de plus dans la voie du rationalisme et cherché le bien en lui-même, sauf à le réaliser ensuite dans la substance de la Divinité. Cette doctrine, la vraie doctrine philosophique, non pas absolument inconnue d'Abélard, car Platon avait transpiré jusqu'à lui, mais qui dépassait trop la hardiesse de sa pensée et les forces de sa méthode pour qu'il pût la pleinement concevoir, lui aurait paru d'ailleurs plus difficile encore à concilier avec les croyances communes de l'Église.

V. Enfin, un point qui semble accessoire, quoique j'y voie encore une conséquence du principe général de la morale d'Abélard, c'est sa critique du sacerdoce dans la direction des âmes. Si la volonté est seule coupable, si les oeuvres sont indifférentes, s'il faut chercher dans l'âme du pécheur la source du bien et du mal, du mérite ou du démérite, il suit que les oeuvres satisfactoires n'ont pas de vertu par elles-mêmes; toute leur vertu est dans le sentiment avec lequel on les accomplit. Il faut alors de la part des prêtres qui dirigent les consciences beaucoup de piété et de pénétration; il importe qu'ils n'attribuent pas aux signes extérieurs, méme aux formalités sacramentelles, une importance et une puissance indépendantes de la partie morale de la confession. Que les pénitents se gardent donc de mettre toute leur sécurité dans la fidélité extérieure à certaines observances; les mourants ne sauraient se contenter d'une confession sans réparation; les vivants, ainsi que les mourants, ne doivent pas porter une confiance illimitée à des confesseurs aveugles ou superficiels, ils doivent chercher des juges sérieux, sincères, clairvoyants; car le pouvoir de lier et de délier n'est pas comme les pouvoirs de ce monde, dont les décisions ont leur effet pourvu qu'elles soient en forme. Le prêtre, l'évêque même qui néglige les points essentiels de la pénitence et de la confession, ou la componction, l'humilité, la prière, ne prononce qu'une parole vaine quand il absout, quand il condamne, même quand il excommunie. L'erreur on la légèreté en ces matières représentent bientôt les formalités comme si exclusivement nécessaires, et l'autorité sacerdotale comme si absolue, qu'on s'imagine qu'un sacrifice quelconque fonde un droit à la rémission des péchés, et qu'une absolution donnée n'importe à quel prix est ratifiée dans le ciel. De là la vente des messes et des indulgences.

Abélard, dont nous venons de retracer le raisonnement, est, comme on l'a vu, sévère sur ce point, et sa sévérité ne peut qu'être approuvée; elle n'est peut-être pas ce qui lui a le moins aliéné l'Église. Quelques-uns des abus qu'il attaque étaient déjà bien établis, bien généraux, et partant bien puissants; d'ailleurs c'est le caractère du clergé de ne pas souffrir qu'on blâme ce qu'il désapprouve dans son propre sein. Abélard s'anime toujours quand il aborde les vices ou les préjugés des prêtres de son temps, et sa sévérité se passionne tout à coup. Ses ouvrages abondent en traits d'une satire amère contre les moines ou même contre le clergé séculier; on sent qu'il se venge511. Cette fois il s'attaque jusqu'aux évêques, c'était provoquer à coup sur une condamnation.

Note 511: (retour) Aux exemples que nous avons rapportés ou pourrait ajouter D'autres preuves très-vives, et les prendre jusque dans ses sermons; comme dans le sermon xxviii, prêché en l'honneur de sainte Suzanne devant les religieuses du Paraclet. Il y déclame fortement contre les désordres des ecclésiastiques, dont il compare la conduite à celle des deux vieillards, car la chaste Suzanne est la sainte qu'il préconise, et il s'écrie: «Audistis et vos, tam presbyteri quam clerici, judicium vestrum, qui circa sponsas Dei aliqua de causa convenantes, vel eis familiaritate qualibet adhærentes, tanto a Deo longius receditis, quanto eis turpiter amplius propinquntis.... Cum apud ipsas missarum solemnia celebratis, vel ad infirmas ventre cogimini, sæpo, ut audio, earum ori hostias porrigitis manibus illis quibus...» Je ne veux pas exprimer même en latin le reproche que la rude franchise du prédicateur proférait en chaire. (Ab. Op., p. 935.)

Elle ne lui manqua point. Cependant nous sommes de l'avis des auteurs de l'Histoire littéraire; il n'était pas condamnable pour avoir dit que le pouvoir de lier et de délier n'avait été donné qu'aux apôtres et non à leurs successeurs. Sa pensée, bien que l'expression prête à l'équivoque, est que les apôtres seuls ont eu le pouvoir réellement et absolument efficace, c'est-à-dire la certitude de l'exercer avec un effet infaillible. Quant à ce qu'on appelle le pouvoir des clefs, comme attribution sacerdotale, il ne le conteste pas, il en critique l'usage. «En suivant le fil de son raisonnement, disent les bénédictins, on voit qu'il ne parle que du pouvoir de discernement et non de celui de juridiction512

Note 512: (retour) Hist. littér., t. XII, p. 128.

Mais ce qu'on pouvait observer, c'est qu'ici encore la tendance générale de sa doctrine se manifeste. Il semble disputer au pouvoir ecclésiastique toute action mystérieuse qui remonterait de la terre au ciel, et réduire sa prérogative à une présomption de discernement, à une autorité morale de science, d'expérience et de piété, garantie temporellement par le caractère extérieur du sacerdoce. Dans tous ses chapitres sur la pénitence et la confession, il est parlé d'humilité, de prière, d'amour de Dieu, de remords de lui déplaire, de gémissement du coeur; mais nulle part il n'est vraiment question de sacrement, c'est-à-dire d'une communication mystérieuse, invisible et actuelle de la sainteté et de la justice, réalisée et constituée par un signe visible. Il ne nie pas, mais il se tait. Partout où s'avance Abélard, le merveilleux recule; encore une fois, c'est là le rationalisme. Son Éthique en est plus profondément empreinte que sa théologie dogmatique; nous n'hésitons pas à la regarder comme son ouvrage le plus original.




CHAPITRE VIII.

OPUSCULES DIVERS.—Expositio in Hexameron.—Dialogus inter philosophum, judaeum et christianum.

Rien n'est plus grand et plus obscur dans toute l'Écriture sainte que le commencement de la Genèse. Rien n'aurait plus besoin d'interprétation, si l'esprit humain pouvait élever ses conjectures à l'égal des difficultés de la création. Cependant les philosophes chrétiens n'ont pas reculé devant cette tâche audacieuse; et plusieurs, à l'exemple de saint Jérôme, ont entrepris d'expliquer l'inexplicable; car l'oeuvre des six jours est moins pénétrable qu'aucun problème purement rationnel, si obscur qu'il puisse être; le fait ici est encore plus mystérieux que l'idée, et il est peut-être moins téméraire de se hasarder à dire comment de l'essence de Dieu devait naître le monde que de raconter comment il est né. Mais Héloïse ne croyait pas qu'aucune question fût au-dessus d'Abélard.

«Ma soeur Héloïse, chère autrefois dans le siècle, plus chère aujourd'hui dans le Christ, tu me demandes et même tu me supplies de t'expliquer ces choses513, et avec d'autant plus de soin que l'intelligence en est plus difficile. C'est un travail spirituel pour toi et pour tes filles spirituelles. Et moi, je vous supplie à mon tour, puisque ce sont vos instances qui m'y engagent, obtenez-moi en priant Dieu la puissance d'y réussir. Je commencerai par la tête; que vos prières me soutiennent dans l'étude de cet exorde de la Genèse.... Si vous me voyez faiblir, attendez de moi cette excuse de l'apôtre: «Je suis devenu insensé, vous m'y avez contraint.» (II Cor. XII, 11.) Sur l'ordre d'Héloïse, et guidé par saint Augustin, il entreprend donc une exposition de l'Hexameron, Expositio in Hexameron. Ce titre était en quelque sorte consacré, et l'oeuvre des six jours avait été l'objet de plus d'une recherche514. Abélard en promet une explication historique, morale et mystique.

Note 513: (retour) P. Abaelardi Expositio in Hexameron.—Thes. nov. Anecd., t. V, p. 1361. Il s'agit des trois parties les plus difficiles peut-être de l'Écriture, le commencement de la Genèse, le Cantique des Cantiques et la prophétie d'Ézéchiel. Il ne paraît avoir traité que de la première partie; encore la dissertation n'est-elle pas terminée.
Note 514: (retour) Il y a un Hexameron dans les oeuvres de saint Basile, de saint Ambroise et d'autres Pères.

L'ouvrage répond peu à ces promesses. C'est une glose qui suit le texte ligne à ligne, et l'explique tantôt suivant la lettre, tantôt suivant l'esprit, sans unité et par remarques détachées. Ainsi, dans ces mots: Dieu créa... l'esprit du Seigneur était porté sur les eaux.... Dieu dit.... Abélard retrouve la première expression du dogme de la Trinité, le Père, le Saint-Esprit, le Verbe. Plus loin, il compare quelques mots de la version latine aux mots correspondants en hébreu, et c'est grâce à ces passages qu'il s'est donné facilement la réputation de savoir la langue hébraïque. Je conjecture que presque toute sa science à cet égard était puisée dans le Commentaire de saint Jérôme.

Ailleurs il s'attache à concilier le récit mosaïque avec la théorie des quatre éléments, et il exprime, çà et là, des vues de cosmogonie et de physique générale d'un très médiocre intérêt. Ainsi, rencontrant l'herbe verte dans le paradis, herbam virentem, le quatrième jour, c'est-à-dire avant la création du soleil, il recherche comment la végétation pouvait précéder l'existence de cet astre bienfaisant, et suppose que la terre plus neuve, plus humide, avait plus de fertilité par elle-même, ou, qu'apparemment, et ceci est plus plausible, avant que le monde fût achevé, tout était soumis à l'action de la volonté immédiate de Dieu et non à l'empire, des lois de la nature. Quand les astres sont créés, ces signes du ciel, signa coeeli, il observe avec, beaucoup de sens que s'ils sont les signes de quelques événements, ce ne peut être que des événements naturels, comme le cours des saisons et les accidents météorologiques. Il penche bien à penser avec Platon et saint Augustin que les astres sont animés; mais il ne prend plus ici, comme dans l'Introduction à la théologie, le Saint-Esprit pour l'âme ou le principe de l'âme du monde matériel. Et d'ailleurs il ne se refuse pas à croire tout simplement que le mouvement régulier et stable des planètes peut être rapporté à la volonté de Dieu qui, dans les causes primordiales, tient lieu de la force de la nature. Cette idée est grande, et tôt ou tard la science humaine y est ramenée.

L'astronomie n'est au fond pour lui qu'une science naturelle; il n'admet pas qu'elle puisse servir à prévoir les futurs contingents, c'est-à-dire les faits qui peuvent arriver ou ne pus arriver, comme, par exemple, tous ceux qui dépendent de notre libre arbitre. Les futurs naturels sont déterminés dans leurs causes, Ils peuvent se prédire; la mort suivra le poison, la pluie suivra le tonnerre, et la sécheresse ou l'humidité excessive amènera la stérilité. Plus d'un fait est connu de la nature, cognitum naturae, sans être connu encore de nous. Ainsi le nombre des astres est pair ou impair; mais nous n'en savons rien. Le bruit est susceptible d'être entendu, même quand personne n'est là pour l'entendre, et le champ est cultivable, bien qu'il n'y ait personne pour le cultiver. «Mais l'astronomie étant une espèce de la physique, c'est-à-dire de la philosophie naturelle, comment des philosophes pourraient-ils découvrir par elle ce qui est inconnu à la nature même?» Seulement, comme les médecins peuvent, de la constitution des corps, tirer beaucoup de pronostics relativement aux maladies, les habiles dans la science des astres peuvent y puiser sur le cours des saisons, bien des notions utiles à l'agriculture et à la médecine. Mais ceux qui, sur la foi de l'astronomie, promettent quelque certitude touchant les futurs contingents, professent une science non pas astronomique, mais diabolique. Pour la mettre à l'épreuve, interrogez-les sur une chose qu'il dépende de vous de faire ou de ne pas faire, ils n'oseront répondre. S'ils ont quelque divination, elle leur vient du diable qu'ils consultent515.

Note 515: (retour) «Diabolus quam consulunt.» Hexam., p. 1384-1388.

Abélard rencontre en passant quelque chose qui intéresse la création des espèces. C'est à ces mots: Creavit.... omnem amimam viventem atque motabilem (sic), quam produxerant aquaoe in species suas. Cela signifie, dit notre commentateur, que Dieu créa toute âme, c'est-à-dire tout animé en telles ou telles espèces (tales in species); c'est comme s'il était dit que Dieu a créé tout animé, quant à l'espèce et non quant au nombre, toutes les espèces et non tous les individus. Lorsqu'il est dit plus tard que Dieu se reposa, il faut entendre qu'il cessa de créer, non des individus, mais des espèces, celles-ci étant désormais toutes préparées. Le commandement: Croissez et multipliez ne s'adresse qu'aux individus. Le sixième jour, Dieu dit: «Producat terra animam viventem in genere suo jumenta, etc. Il s'agit de la création des animaux terrestres; toute âme vivante en son genre équivaut à tout animé vivant dans son genre. Les animaux vivent en effet dans leur genre, bien qu'ils meurent comme individus. «Ils vivent dans leur genre, c'est-à-dire dans leur espèce, ceux qui furent créés les premiers, quoiqu'ils ne vivent plus en soi. C'est ainsi qu'on dit d'un tyran mort qu'il vit dans ses enfants516.» Ceci est-il du réalisme ou du nominalisme?

Note 516: (retour) Cf. Dialectica, p. 224 et 251.

Quant à la création de l'homme, une seule remarque. Dieu dit: Faisons l'homme, faciamus hominem; et aussitôt Dieu créa l'homme, creavit Deus hominem. Ce pluriel faciamus, exprime que c'est la Trinité tout entière qui aura dans l'homme son image. Dieu invite, convoque en quelque sorte par cette parole les trois personnes à la création de l'être qui reproduira au plus haut degré la puissance, la sagesse et l'amour; c'est-à-dire qui retracera le mieux les trois personnes divines.

«Et Dieu vit toutes les choses qu'il avait faites, et elles étaient très-bonnes, valde bonæ. Dieu ne jugea donc pas qu'il y eût rien à corriger en elles. Elles avaient reçu toute la perfection qu'elles pouvaient recevoir; il n'était pas convenable qu'elles en reçussent davantage, suivant cette pensée de Platon que le monde ayant été fait par un Dieu tout-puissant et sans envie, n'aurait pas pu être fait meilleur517. C'est ce que Moïse a considéré quand il a dit que toutes les choses créées étaient bonnes, quoiqu'il n'ait été accordé à personne, pas même à lui, de rendre compte de toutes. Ce ne sont pas les choses chacune en soi, ce sont toutes les choses ensemble qui sont très-bonnes. Saint Augustin l'a dit: Chaque chose est bonne en soi, mais toutes les choses prises ensemble sont très-bonnes. Car celles qui, considérées en elles-mêmes, paraissent ne valoir rien ou valoir peu, sont très-nécessaires dans l'ensemble général.» S'il y a de mauvaises choses, il faut songer que l'orgueil des mauvais anges et le péché de l'homme les ont introduites dans le monde; mais ni les anges ni l'homme n'avaient été créés mauvais. «Tous les ouvrages de Dieu sont bons et toute créature est bonne, n'ayant en elle ni mal ni péché par son origine de création. Dieu accorde à chacune ce qui lui convient, en sorte que chacune est faite par lui, non-seulement bonne, mais excellente, c'est-à-dire très-bonne, valde bona, et non-seulement par la première création, mais encore tous les jours, lorsque, par l'effet des causes primordiales, elles naissent et se multiplient.» La désobéissance première de l'homme a seule altéré cet ensemble de la création. Aussi le premier devoir est-il encore l'obéissance à Dieu.

Note 517: (retour) Timée, t. 1, p. 87 de la trad. de M. H. Martin.

Toutes ces observations appartiennent au commentaire historique518. Le moral et le mystique qui viennent ensuite sont très-courts et assez insignifiants. De là l'auteur passe au second chapitre de la Genèse, et nous n'avons son exposition que jusqu'au XVIIe verset. Il n'y a rien à remarquer dans cette partie de l'ouvrage, et ses recherches, soit sur la topographie du paradis et ses conséquences géographiques, soit sur la question de savoir si l'arbre de vie était un figuier ou une vigne519, soit enfin sur la langue que Dieu parla à l'homme et le serpent à la femme, n'ont pas même un mérite de singularité.

Note 518: (retour) Hexam., p. 1365-1402.
Note 519: (retour) Il est porté à croire que c'était une vigne. (Hexam., p. 1409.—-In natal. Dom., serm. ii, Ab. Op., p. 744.)

En tout, nous ne pouvons souscrire aux éloges que quelques auteurs ont donné à l'Hexameron520. Le commentaire que, quatre ou cinq siècles auparavant, Bède avait donné du commencement de la Genèse nous paraît supérieur; celui de Scot Érigène s'élève à une tout autre hauteur, et il étonne encore aujourd'hui par la profondeur et la hardiesse, tandis que nous ne pouvons rien apercevoir de fort ni d'ingénieux dans tout ce que suggère à notre interprète le merveilleux récit qu'il prend pour texte; ce commentaire ne nous paraît avoir de prix que par les preuves qu'il fournit de l'instruction variée de l'auteur. Encore serait-il possible, je crois, de découvrir les sources de cette instruction, et de trouver çà et là dans saint Augustin, saint Jérôme et Boèce, les principaux passages dont il a composé le pastiche de sa science. Mais cela même serait curieux et donnerait lieu à d'intéressantes recherches sur l'origine et l'état des connaissances à cette époque du moyen âge.

Note 520: (retour) Entre autres les éditeurs de l'ouvrage, Durand et Martène. (Observ. prær., p. 1361.)

Quant à celle où l'ouvrage fut composé, elle est, d'après le prologue, évidemment postérieure à l'installation d'Héloïse au Paraclet. Je crois même qu'elle l'est à la rupture d'Abélard avec le couvent de Saint-Gildas. L'ouvrage serait donc des dix dernières années de sa vie. Les bénédictins, qui l'ont publié, pensent même, qu'il fut écrit à Cluni. Cette conjecture nous paraît dénuée de preuves et exempte d'objections. Ils se fondent sur ce qu'en parlant de l'âme du monde, Abélard ne la confond plus avec le Saint-Esprit; ils voient là qu'il était converti et corrigé, mais il pouvait avoir changé d'avis sur ce point, avant que le concile de Sens eût pris soin de le condamner; nous voyons dans la Dialectique une rétractation formelle de cette opinion; et ce n'est pas une preuve directe que la Dialectique ait été composée à Cluni. Rien n'empêche cependant de lui donner cette date521.

Note 521: (retour) Hexam. Obs. præv., p. 1381 et 1385.—Voyez ci-dessus, t. 1, c. vi, p 405 et dans ce volume, c. ii, p. 197 et 223.

Nous ne dirons que peu de chose de quelques opuscules d'Abélard qui complètent la série de ses ouvrages publiés sur la théologie. Il avait écrit aux filles du Paraclet une épître ou exhortation à l'étude des lettres522. Dans cette composition assez remarquable, il exalte ensemble et le prix de l'étude, et l'utilité des langues, et la nécessité de l'instruction littéraire pour l'intelligence de la foi, et l'érudition rare de l'abbesse, et l'avantage qu'il y aurait à voir la science renaître avec éclat chez les religieuses, lorsqu'elle a péri chez les moines. Nous avons déjà cité un fragment de cette épître qui mérite d'être lue. Elle excita la curiosité et l'émulation des religieuses et de leur supérieure, qui, en leur nom, écrivit au maître pour lui soumettre les questions de leur ignorance. «Toi, qui es aimé de beaucoup, mais le plus aimé parmi nous... rappelle-toi ce que tu nous dois et ne tarde pas à t'acquitter. Nous, les servantes du Christ et tes filles spirituelles, tu nous a réunies dans ton propre oratoire, et enchaînées au service divin; sans cesse tu nous exhortes à nous occuper de la parole divine et à faire des lectures sacrées. Tu nous as bien souvent recommandé la science de l'Écriture sainte comme étant le miroir de l'âme; l'âme, disais-tu, y voit sa beauté ou sa difformité, et tu ne permettais pas à une épouse du Christ de manquer de ce miroir-là, si elle avait à coeur de plaire à celui à qui elle s'était vouée; et tu ajoutais que la lecture des Écritures non comprise était comme le miroir placé devant les yeux d'un aveugle. Excitées par tes conseils, mes soeurs et moi, en cherchant à «t'obéir... nous avons été troublées par une foule de questions, et la lecture nous devient plus difficile; plus nous ignorons, moins nous aimons....» Et elle soumet à son maître quarante-deux questions qui ont été recueillies avec les réponses sous ce titre: Heloissæ paraclitensis diaconissæ problemata, cum mag. P. Abælardi solutionibus523. Ces problèmes sont des difficultés suggérées par la lecture du Nouveau Testament; quelques-unes ne roulent que sur le texte ou sur quelques événements du récit évangélique. Un petit nombre ont une importance doctrinale.

Note 522: (retour) Ab. Op., epist. vi, De Studio litterarum, p. 251.
Note 523: (retour) Ab. Op., pars II, p. 384-451.

Parmi celles-ci, on en peut distinguer plusieurs. 1° La question XIII, touchant le péché contre le Saint-Esprit.—-Abélard pense que le péché remissible contre le Fils est celui qui consiste à lui contester sa divinité, non par malice, mais par une invincible ignorance; tandis que le péché irrémissible contre le Saint-Esprit est celui de l'homme qui, sciemment et méchamment, retire à la bonté de Dieu, c'est-à-dire à l'Esprit-Saint, ce qu'il attribue à un malin esprit. C'est un péché plus grave que celui du diable même. Car le diable, dans son orgueil, ne paraît pas être allé jusqu'à ce blasphème, d'accuser Dieu de méchanceté; un tel crime ne mérite point de grâce, tandis «qu'il convient à la piété comme à la raison que tout homme qui, par la loi naturelle, reconnaissant un Dieu créateur et rémunérateur, s'attache à lui d'un zèle assez grand pour ne chercher jamais à l'offenser par ce consentement qui est proprement le péché, ne puisse être jugé digne de damnation. Ce qu'il est nécessaire qu'il apprenne pour son salut lui est révélé avant la fin de la vie ou par inspiration ou par quelque message qui lui est envoyé, comme nous le lisons du centurion Corneille524

Note 524: (retour) Ab. Op., pars II, p. 407. (Voyez aussi ci-dessus, c. VII, p. 471.)

2° La question XIV sur les sept béatitudes525.—-Abélard pense que la béatitude est promise à celui qui, par l'esprit, spiritu, est tout ce que dit le Sauveur, pauvre, doux, pacifique et le reste. Il n'admet donc pas que le pauvre d'esprit soit par là même un bienheureux. Rien au monde, je crois, ne l'eût déterminé à faire une vertu ni une grâce divine de l'indigence intellectuelle. Ceux-là, selon lui, sont pauperes spiritu, qui se font pauvres par l'esprit, c'est-à-dire qui, dédaignant les voluptés corporelles, s'élèvent par l'esprit au-dessus des richesses mondaines, et s'en dépouillent spirituellement en les foulant aux pieds; et je doute que cette interprétation ne soit pas la meilleure.

Note 525: (retour) Ibid., p. 408.

3° Les questions XV, XVI, XVIII et XXV526, toutes relatives à la différence de la loi ancienne à la loi nouvelle.—-Dans ses réponses, Abélard développe le thème connu que la nouvelle loi est une loi de perfection morale, qui règle l'intérieur de l'homme, tandis que l'ancienne s'adressait surtout à l'homme, extérieur, et qui punit l'intention et non pas seulement l'acte matériel; d'où il suit que le péché est dans le consentement de l'esprit, et que l'âme est absoute par la bonne volonté ou par l'ignorance invincible.

Note 526: (retour) Ibid., p. 416, 417, 424 et 427.

Nous retrouvons partout les doctrines religieuses et morales exposées dans les grands ouvrages d'Abélard.

Ses autres écrits théologiques sont trois expositions de l'Oraison dominicale, du Symbole des apôtres et du Symbole d'Athanase; on lui attribue également, mais à tort suivant les auteurs de l'Histoire littéraire, un résumé des diverses hérésies et des textes auxquels elles sont contraires, Adversus hæreses liber527, ainsi qu'un catéchisme incomplet qui, sous le nom d'Elucidarium, figure parmi les ouvrages apocryphes de saint Anselme528. Mais ce serait prolonger sans intérêt notre travail que de s'arrêter à des écrits détachés qui, lors même qu'ils sont authentiques, ne témoignent guère que de l'ardente activité d'esprit de leur auteur.

Note 527: (retour) Ab. Op., p. 359, 368, 381, 452.—Hist. litt., t. XI, p. 137.
Note 528: (retour) Elucidarium sive Dialogus summam totius christianæ theologiæ coniplectens. Il en existait dans les bibliothèques anglaises deux manuscrits, l'un en latin, l'autre en français (ce dernier pourrait avoir un certain prix littéraire) sous le nom de saint Anselme; et l'ouvrage a été imprimé dans l'édition des oeuvres de ce saint donnée à Cologne en 1573. D. Gerberon a dû l'insérer dans la sienne inter spuria (p. 457 de l'éd. de 1721). Trithème l'attribue à Honoré d'Autun. Durand et Martène disent en avoir vu, dans un couvent du diocèse de Tours, un exemplaire sous le titre d'Abælardi Elucidarium (Thes., t. V, p. 1361). C'est un catéchisme fort incomplet, dont le style ne ressemble nullement à celui d'Abélard et où ne se retrouve presque aucune de ses opinions caractéristiques. Le passage le plus remarquable est un tableau assez piquant des diverses professions de la société et de leurs chances de salut éternel (c. XVIII, De variis laicorum statibus, p. 474). En voici quelques traits. «Milites? parvi boni.—Quam spem habeut mercatores? parvam.—Joculatores? nullam.—Variiartifices? pene omnes pereunt.—Publice poenitentes? Deum irridentes.—-Fatui? inter pueros.—Agricolæ? ex magna parte salvantur, quia simpliciter vivunt.» Les auteurs de l'Histoire littéraire adoptent sur l'origine de cet ouvrage l'opinion de Trithème (t. IX, p. 443, et t. XII, p. 133 et 167).

Les sermons inspireraient plus d'intérêt529, S'ils contiennent peu d'idées saillantes, ils sont du moins un assez curieux monument de l'art de la chaire au XIIe siècle; à ce titre, ils appartiennent à l'histoire de la littérature. Ils renferment aussi, bien qu'en très-petit nombre, des traits de moeurs dignes d'être recueillis, des allusions aux usages ou aux événements du temps; mais on y chercherait vainement l'éloquence ou même un art véritable. Un seul, le sermon en l'honneur de sainte Suzanne, nous paraît offrir quelques traces de talent. L'héroïne du sermon n'est pas, comme on pourrait s'y attendre, une des saintes qui ont porté ce nom depuis l'Évangile, mais la Suzanne de l'Ancien Testament, la chaste Suzanne elle-même, dont la fête se célébrait alors probablement au 26 janvier, et ce discours n'est qu'une paraphrase du récit biblique. On y remarque une assez belle peinture de la comparution de Suzanne devant ses juges et plus d'un mouvement bien senti contre l'indignité et la tyrannie des faux jugements. L'orateur y prend occasion du crime des vieillards pour dénoncer avec une singulière rudesse les scandales de certains membres du clergé530. Un panégyrique de saint Jean-Baptiste lui sert également de texte pour dépeindre par de claires allusions et pour attaquer avec sévérité la vie des moines, leur sottise et leurs désordres, en opposant à ce tableau l'éloge des philosophes531. En général, Abélard porte dans ses sermons l'esprit de liberté et de remontrance qui l'accompagnait ailleurs, et quoique la plupart aient été prononcés au Paraclet, on est étonné des choses sérieuses ou hardies qu'il entremêle aux exhortations dogmatiques destinées à d'humbles religieuses. Mais il enseignait toujours, et tout auditeur était un disciple. Héloïse n'avait-elle pas commencé ainsi?

Note 529: (retour) Ab. Op., p.729-968.
Note 530: (retour) Serm. XXVIII de S. Suzanna, Ab. Op., p. 925, 930, 935. L'Église célèbre aujourd'hui la fête de sainte Suzanne, vierge et martyre, le 11 août; mais on ne sait pas généralement que Suzanne de Babylone a été assimilée aux saintes de l'Évangile. Les Bollandistes ne parlent pas d'elle; mais on peut voir dans Baillet qu'elle est fêtée le 26 janvier. (Vie des Saints, t. IV, part. II, p. 20.)
Note 531: (retour) Serm. XXXI, p. 946, 953, 968.

Nous devons à l'érudition allemande une publication intéressante qui nous arrêtera plus longtemps. M. Rheinwald, dont nous avons déjà cité le recueil d'écrits inédits sur l'histoire ecclésiastique, a découvert dans la bibliothèque de Vienne et publié, avec l'assentiment de M. Neander, qui occupe en Allemagne une place si élevée dans la science théologique, un ouvrage d'Abélard dont l'existence était vaguement connue. C'est un dialogue sur la vérité de la religion chrétienne entre un philosophe, un juif et un chrétien532. L'éditeur n'hésite pas à voir dans cet ouvrage une imitation des dialogues de Platon qu'il suppose qu'Abélard avait sans cesse entre les mains533. De bonnes raisons nous font douter du dernier point. Platon était connu à peine des savants de Paris dans la première partie du XIIe siècle, et le texte en eût été vainement mis sous les yeux d'Abélard, qui ne l'aurait pas entendu; mais il connaissait une version du Timée, peut-être avait-il lu dans Boèce deux dialogues sur l'Introduction de Porphyre traduite par Victorinus; peut-être quelques-uns des ouvrages philosophiques de Cicéron ayant la même forme étaient-ils tombés dans ses mains, et d'ailleurs cette forme avait été dès longtemps introduite dans la controverse chrétienne. Dès le IIe siècle, saint Justin, le premier des apologistes, avait écrit son entretien sur la foi avec le juif Tryphon. On connaît les dialogues théologiques d'Athanase, de Grégoire de Nazianze, de saint Augustin. Au Ve siècle, on citait les compositions du même genre qu'Évagrius avait données sous le titre d'Altercation du chrétien Zacchée. La littérature néo-latine avait suivi cet exemple; c'est un dialogue que le grand traité de Scot Érigène sur la division de la nature. Dans plus d'un ouvrage on a fait comparaître et discuter la philosophie, le judaïsme et le christianisme; les recueils sont remplis de ces conversations fictives où l'on introduit un juif, un incrédule ou un hérétique qui vient soutenir assez gauchement sa thèse en présence d'un docteur aisément victorieux534. Les beaux traités de saint Anselme ont souvent la forme de dialogues, et Abélard paraît avoir mis plus d'une fois dans ce cadre ses idées dogmatiques. On cite de lui535 plusieurs dialogues philosophiques dont un seul est sous nos yeux, et la composition en est trop soignée pour que nous nous bornions à en avérer l'existence. Voici le début:

Note 532: (retour) P. Abælardi Dialogus inter philosophum, judæum et christianum. Anecd. ad Hist. eccles. pertin., ed. F. H. Rheinwald, pars 1. Berol. 1831.
Note 533: (retour) Id. ibid., prooem., p. x.
Note 534: (retour) Le volume du Thesaurus anecdotorum qui renferme l'Hexameron contient cinq ou six exemples de ces dialogues théologiques: Altercatio inter christianum et judæum; Hugonis archiep. Rotom. Dialogorum libri VII; Disputatio Ecclesiæ et Synagogæ; Dialogus inter Cluniacensem et Cisterciensem; Disputatio inter catholicum et paternum hæreticum. Les oeuvres de saint Anselme, outre ses dialogues authentiques, en contiennent deux qui lui sont attribués sans preuve, et où figure un juif parmi les interlocuteurs. (S. Ans., Op., p. 513 et 525.) On peut croire d'ailleurs que de telles discussions devaient souvent avoir lieu dans la réalité, et on lit dans Grégoire de Tours le curieux récit d'une controverse entre lui et le juif Priscus, en présence du roi Chilpéric. (Récits des temps mérovingiens, par M. Aug. Thierry, t. II, 6e récit.)
Note 535: (retour) Hist. litt., t. XII, p. 132.

«Je regardais dans la nuit536, et voilà que trois hommes, venant chacun par un sentier différent, s'arrêtèrent devant moi. Aussitôt, comme dans une vision, je leur demande quelle est leur profession ou pourquoi ils viennent à moi. Nous sommes des hommes, disent-ils, attachés à diverses sectes religieuses, car nous faisons profession d'être tous également adorateurs d'un seul Dieu, et cependant nous le servons avec une foi différente et par une vie qui n'est pas la même. Un de nous, gentil, de ceux-là qu'on nomme philosophes, se contente de la loi naturelle; les deux autres ont des lois écrites; l'un est appelé juif, l'autre chrétien. Depuis longtemps nous conférons et disputons ensemble, touchant nos diverses croyances, et nous sommes convenus de nous soumettre à ton jugement.

Note 536: (retour) «Aspiciebam in visu noctis.» Dialog., p. 1.

«A ces mots, fortement étonné, je leur demande qui les a décidés et réunis ainsi, et par quelle raison surtout ils m'ont choisi pour juge. Le philosophe se charge de me répondre: C'est par mes soins, dit-il, que ce dessein a été arrêté; car c'est le fort des philosophes que de chercher la vérité par le raisonnement et de suivre en tout, non l'opinion des hommes, mais la direction de la raison. Attentif de coeur aux leçons de nos écoles philosophique, une fois instruit tant des raisons que des autorités qu'on y donne, je me suis ensuite appliqué à la philosophie morale, qui est la fin de toutes les sciences; c'est pour elle seule, il me semble, qu'il faut goûter de tout le reste. Éclairé par elle suivant les forces de mon intelligence en ce qui concerne le souverain bien et le souverain mal, et les choses qui font l'homme heureux ou misérable, j'ai dès lors examiné à part moi les sectes diverses entre lesquelles le monde est aujourd'hui divisé, et après les avoir étudiées et comparées, j'ai résolu de suivre ce qui serait le plus conforme à la raison. Je me suis donc adressé à la doctrine des juifs et des chrétiens, et discutant la foi, les lois et les arguments des uns et des autres, j'ai reconnu que les juifs étaient des sots, les chrétiens des insensés; souffre que je parle ainsi, toi qu'on dit chrétien. J'ai conféré longtemps avec eux, et notre discussion n'étant point arrivée à son terme, nous avons résolu de déférer à ton arbitrage les raisons des deux parties. Nous savons, en effet, que ni les forces des raisons philosophiques ni les monuments des deux lois écrites ne te sont inconnus.... Puis, comme s'il me vendait l'huile de la flatterie et qu'il l'épanchât sur ma tête, il ajouta: Plus la renommée vante la pénétration de ton esprit et te dit éminent dans la science de tout ce qui est écrit, plus assurément tu es habile à prononcer un jugement dans cette cause, soit pour le demandeur, soit pour le défendeur, et à faire cesser la résistance de chacun de nous. Combien est grande cette pénétration de ton esprit, combien le trésor de ta mémoire abonde en idées philosophiques ou sacrées; c'est ce que prouvent tes travaux continuels dans tes écoles, où l'on t'a vu briller dans les deux sciences plus que tous les maîtres, plus que les tiens, plus que les écrivains même à qui nous devons la découverte des sciences; et nous en trouvons encore l'assuré témoignage dans cet admirable ouvrage de théologie que l'envie n'a pu supporter et qu'elle n'a pas su détruire, mais dont elle a augmenté la gloire par la persécution537.

Note 537: (retour) «Gloriosius persequendo effecit.» Dialog., p. 3.

Alors moi: Je n'ambitionne pas, dis-je, la faveur dont vous m'honorez, quand, écartant les sages, vous choisissez pour juge celui qui ne l'est pas; car je suis semblable à vous. Accoutumé aux contentions de ce monde, j'entendrai sans peine des choses qui sont de celles où j'ai l'habitude de me plaire. Toi cependant, philosophe, qui, ne reconnaissant aucune loi écrite, te soumets aux seules raisons, tu ne devras pas estimer bien haut l'avantage de paraître l'emporter dans la lutte; car à ce combat tu apportes deux épées, une seule arme les autres contre toi. Toi, tu peux les attaquer tant par l'Écriture que par le raisonnement; eux, au contraire, ils ne sauraient t'objecter la loi, puisque tu n'en suis aucune; ils peuvent d'autant moins contre toi par le raisonnement que, plus aguerri qu'ils ne sont, tu portes une armure philosophique plus complète. Cependant, puisque vous êtes d'accord, votre résolution peut m'embarrasser, mais elle n'éprouvera pas de moi un refus; j'espère trop retirer quelque instruction de ce débat; car si, comme l'a dit un des nôtres, nulle doctrine n'est si fausse qu'il ne s'y mêle quelque vérité, je pense qu'aucune dispute n'est si frivole qu'elle ne renferme quelque enseignement.»

La discussion commence, et le philosophe interpelle ses deux adversaires. Son argumentation est connue; les siècles ne l'ont point changée. La loi naturelle, dit-il, a tout précédé; elle est une loi purement morale; le reste est superflu. D'où vient qu'on y ajoute ou qu'on lui préfère une loi écrite? C'est qu'on s'obstine aux croyances de son enfance. Chose étrange! L'intelligence humaine avance avec l'âge en toute chose; dans la foi seule, où l'erreur est si dangereuse, elle ne fait nul progrès. On se vante de penser ce que pense le vulgaire, de n'en pas savoir plus que les ignorants, de croire au plus haut degré ce que l'on comprend le moins; et cependant tel est l'orgueil humain que, condamnant tous ceux qui ont d'autres croyances, on les déclare déchus de la miséricorde divine.

Le juif répond le premier, comme étant en possession de la loi la plus ancienne. Cette loi, si, comme les juifs le croient, Dieu l'a donnée, comment seraient-ils coupables de la suivre? Des générations nombreuses ont passé, depuis que le peuple saint a reçu le saint Testament; elles en ont religieusement conservé et transmis le dépôt. Si l'on ne peut forcer les incrédules à recevoir cette tradition, on les défie de la détruire. Et qu'y a-t-il de plus conforme à la bonté de Dieu que ce soin qu'il aurait pris de donner une règle à ses créatures? Si la Providence régit ce monde, ne doit-elle pas, comme les rois de la terre, promulguer ses lois; et si elle l'a fait, quelle loi est plus ancienne que la loi juive? Aussi, voyez le dévouement qu'elle obtient et la fidélité qu'elle inspire. Ici se place une peinture vive et pathétique de la condition terrible que les juifs ont acceptée pour demeurer attachés à la loi divine. C'est un tableau vrai de la situation des juifs au moyen âge, et certainement un des plus beaux morceaux qu'Abélard ait écrits538.

Note 538: (retour) Dialog., p. 8-12.

Le philosophe rend justice au zèle des Hébreux; mais la question est de savoir si ce zèle est conforme à la raison. Point de secte qui ne pense obéir à Dieu, et cependant la secte juive se croit la seule qui soit dans le vrai. Or, avant que la loi fût donnée sur le Sinaï, les saints patriarches, bornés à la loi naturelle, étaient agréables à Dieu; et tandis que la loi mosaïque ne leur promet que des biens terrestres, ils ont perdu les biens terrestres en y demeurant fidèles. La critique que le philosophe dirige contre cette loi est vive et développée.

Le juif répond par une apologie très-étendue. Discutant en détail textes et arguments, il s'attache à prouver que si l'accomplissement de la loi efface les péchés, elle détruit nécessairement le seul obstacle à la béatitude.

La réplique du philosophe est une nouvelle censure des formalités oiseuses ou bizarres, prescrites par la loi des juifs, et sa conclusion est l'impossibilité de prouver que de telles additions à la loi naturelle soient légitimes et efficaces. Il cherche à les décrier par des raisons prises de l'ordre moral et de la distance qui sépare les sentiments du coeur humain des prescriptions matérielles d'une loi de chair. Puis les deux interlocuteurs se tournent vers le juge, qui, avant de prononcer, dit qu'il veut entendre le chrétien.

«Et maintenant, chrétien, je t'interpelle,» dit le philosophe, «une loi postérieure doit être plus parfaite.» Mais le chrétien l'arrête, et lui demande pourquoi il somme de s'expliquer celui qu'il nommait tout à l'heure un insensé. Et pourtant cette folie des chrétiens a persuadé les savants disciples de la philosophie antique! Voici, au reste, l'argument du chrétien: Si deux lois ne peuvent être conservées en même temps, il faut maintenir la plus importante; de là, la condamnation de la loi juive. Le philosophe paraît jusqu'à un certain point souscrire à cette proposition, et le chrétien poursuit en défendant sa loi. Ce que vous appelez éthique ou loi morale, nous l'appelons loi divine, dit-il; et il demande une bonne définition de la loi morale.

Le philosophe alors prend la parole, et il expose que la science de cette loi ou la philosophie n'est, en définitive, que la science du souverain bien. Or, la superstition seule pourrait contester à la raison d'être l'unique guide dans cette précieuse science. Le christianisme rejette la foi qui n'est pas fondée sur la raison; et il est sans cesse forcé de discuter et de s'appuyer sur des textes ou des arguments à la manière de la philosophie. Et le chrétien s'empresse de reconnaître qu'il n'est pas en effet de meilleure méthode pour amener un philosophe à la foi catholique; et, de concert avec son adversaire, ils se livrent à la recherche du souverain bien.

Ici, adoptant un procédé assez analogue à celui de Socrate dans Platon, le chrétien amène le philosophe par des questions dont la conclusion reste cachée, à concéder, pour arriver à définir le souverain bien, un certain nombre de propositions, et ils tombent ainsi tous deux d'accord que le souverain bien de l'homme ou la fin de l'honnête homme est la béatitude de la vie future à laquelle nous conduisent les vertus. Or, s'il est vrai que la loi juive n'ait jamais promis cette béatitude, ce reproche ne peut certes s'adresser à la loi de Jésus-Christ. La différence entre la philosophie et la foi, c'est que la première tend à une béatitude humaine, et l'autre à une béatitude divine. Une béatitude humaine varie suivant les hommes, et c'est du souverain bien absolu et non relatif a l'homme qu'il faut se préoccuper.

Après quelques contestations sur ce point, le philosophe, sommé de définir les vertus qui donnent le souverain bien, développe, suivant les idées de la sagesse antique, ce que c'est que la prudence, la justice, la force et la tempérance. Puis, passant aux espèces de ces quatre genres, il rattache à la justice le respect par lequel on rend soit a Dieu, soit aux hommes, l'hommage qui leur est dû, la bienfaisance, qui vient au secours des souffrances humaines, la véracité, qui nous inspire la fidélité à nos promesses, enfin, la vengeance, vindicatio, ou la ferme disposition à vouloir que le mal commis porte sa peine. Un principe domine toutes les vertus de justice, c'est que le bien commun en est la règle, et non pas le bien individuel. Telle est la justice dans l'âme du stoïcien, dans l'âme de Caton. La justice, au reste, repose sur deux sortes de droit, le droit naturel et le droit positif.

La force se divise en magnanimité et en tolérance; la magnanimité est la disposition à tenter le difficile pour une cause raisonnable; la tolérance supporte les épreuves de la tentative et y persévère.

La tempérance se décompose en humilité, en frugalité, en douceur, en chasteté, en sobriété.

La prudence est nécessaire à toutes ces vertus; elle les dirige et les éclaire539.

Le chrétien semble approuver toute cette analyse; puis, revenant à la recherche interrompue du souverain bien, il demande au philosophe ce qu'il pense du souverain mal. Comme il résulte de la réponse que le souverain mal consiste dans les tourments qui attendent dans le monde à venir l'homme qui les a mérités, le chrétien veut savoir comment, si ce châtiment est juste, il peut être un mal; car ce qui est juste est bon, et ce qui est bon est un bien. Et le philosophe, remarquant qu'une peine peut être bonne sans être un bien, est poussé à cette contradiction qu'une chose bonne soit le souverain mal, opinion que le chrétien achève de ruiner, en observant que la faute, qui amène la peine est un plus grand mal encore que la peine, laquelle ne peut par conséquent être appelée le souverain mal. Quels sont donc le souverain mal et le souverain bien? La haine et l'amour de Dieu, ce qui nous rend meilleurs et ce qui nous rend pires, ce qui nous porte à lui plaire, ce qui nous pousse à lui déplaire. Seulement il s'agit de l'amour souverain, de la haine souveraine. Les degrés s'en mesurent sur ceux de la vision de Dieu. Dieu est immuable, invariable; mais on le connaît, on le comprend plus ou moins, et l'amour croît avec l'intelligence.

Note 539: (retour) Dialog., p 83.

Ici le philosophe, qui n'a pas oublié sa dialectique, demande brusquement si le suprême amour de Dieu étant un accident de l'homme, le souverain bien est accidentel ou substantiel. C'est la doctrine du siècle et de la terre, s'écrie le chrétien, qui se repaît de ces distinctions. Elles importent peu à la vie céleste. Comment d'ailleurs décider la question, sans l'expérience; et qui a l'expérience de la vie céleste? Il est indifférent à la béatitude d'être accident ou substance; puisqu'elle n'est pas en tous, elle n'est pas substance; puisqu'une fois qu'elle est, elle ne peut cesser d'être, elle n'est pas accident. Qu'est-elle donc? Dieu, Dieu même; Dieu est proprement le souverain bien, et participer à la vision, à la connaissance de Dieu, est véritablement la béatitude.

Le philosophe ne conteste pas, mais il demande si la vision de Dieu est bornée localement, et comme il lui est répondu que partout où sont les âmes, elles peuvent trouver la béatitude dans la participation à la vision de Dieu: Pourquoi donc, dit-il, la béatitude est-elle reléguée dans le ciel? c'est au ciel qu'est monté votre Christ, et l'Écriture a plus d'un passage où une place est donnée à Dieu. Le souverain bien est dans le ciel, le souverain mal est en enfer.

Le chrétien répond par la distinction du sens littéral et du sens figuré; il faut donner aux expressions un sens parabolique; il faut dans le récit des faits chercher le sens mystique. Le philosophe revient une seconde fois au souverain bien, et demande ce que c'est que bien, ce que c'est que mal; il entraîne ainsi le chrétien dans le labyrinthe des définitions. Après quelques réflexions sur la difficulté de définir, celui-ci recherche quelles sont les bonnes et les mauvaises choses, et il reproduit quelques-unes des idées que nous avons rencontrées dans le Scito te ipsum, ce qui le conduit à la question tant de fois abordée: Dieu a-t-il fait le mal, et comment le permet-il? Nous connaissons le sentiment d'Abélard sur cette question profonde, et ce sentiment n'a pas changé.

A cet endroit du Dialogue, il semble que nous touchions au point décisif. Mais par malheur le manuscrit est interrompu: nous n'avons ni la fin de la controverse, ni la sentence du juge. Cette perte est fort regrettable. Si le Dialogue contient peu de choses neuves, il est écrit avec une liberté philosophique et une élégance littéraire qui lui donnent un véritable prix; la question est fondamentale; elle est traitée hardiment, et l'on aurait aimé à voir Abélard prononcer à la fin un jugement net et motivé entre le juif, le philosophe et le chrétien. Il est probable que son arrêt était une conciliation, en ce sens que l'identité pour le fond entre la loi naturelle et la loi de Dieu aurait été déclarée. On eût accordé au philosophe que, par la raison, la science et la vertu, il pouvait s'élever à cette pureté d'âme et de vie qui plaît à Dieu, et qui, étant le meilleur fruit de l'amour qu'on lui porte, préjuge et suppose en quelque sorte cet amour. Mais cette concession ne lui eût été faite qu'à condition de reconnaître que la loi de Dieu selon l'Évangile, plus parfaite, plus authentique, plus explicite, rendue plus sainte et plus aimable par le divin sacrifice du Christ, consacre la vraie philosophie, mais aussi l'achève et la remplace, et que la sagesse des sages n'est plus en droit de se tenir séparée de la foi des chrétiens. Quant au juif, dans ce compromis, je ne sais trop quelle aurait été sa part; je crains bien que ce ne fût lui qui payât les frais du procès. Tout au plus lui aurait-on accordé que la loi mosaïque avait été une traduction, même un complément de la loi universelle, appropriée à un peuple, nécessaire pour un temps, mais qu'elle devait se fondre et disparaître dans le sein de la loi chrétienne. C'est du moins là l'opinion que déjà nous avons entendu soutenir par Abélard, et rien n'annonce dans tout cet ouvrage qu'il l'eût abandonnée540.

Note 540: (retour) Le Dialogue est suivi dans le manuscrit de deux courts fragments que M. Rheinwald a publiés. L'un est une exhortation adressée par un maître à son élève qu'il appelle son fils chéri, et qu'il loue d'avoir remarqué dans le Dialogue du maître Pierre ce qui y est dit du souverain bien, et le trouvant insuffisant, d'avoir fait sur ce point de nouvelles recherches et rédigé quelque dissertation. L'autre fragment est une partie, ou de cette dissertation même, ou plutôt d'une note sur la même question, que le maître en finissant a promise à son élève. Le tout semble un travail d'école. (Dialog., p. 125-180.)

Tous les principes d'Abélard sont respectés ou reproduits dans cet ouvrage. Rien donc, pour le fond des idées, n'empêche de le lui attribuer. La forme est nouvelle; le style diffère de celui auquel il nous a habitués. Le ton est plus dégagé et l'expression plus vive et plus moderne. Mais dans le cadre imaginaire où il place la controverse, il a pu prendre une liberté d'allure qu'il s'interdit, dans ses écrits didactiques, et l'imitation assez visible des anciens a pu relever et rajeunir son talent. Il serait bien sévère, parce qu'un ouvrage est mieux écrit que les autres, de le contester à celui dont il porte le nom, et nous consentons à en croire M. Rheinwald, qui ne doute pas de l'authenticité de ce dialogue. Si elle pouvait, au reste, être ébranlée, il faudrait au moins considérer cette composition comme une fiction littéraire dont l'auteur aurait entendu faire parler Abélard, comme Platon fait parler Socrate, comme Cicéron introduit Brutus ou Caton.

Le monde dure, les siècles passent, l'esprit humain change de croyance, de méthode ou de langage. Cependant, qui ne reconnaît dans ce dialogue si longtemps ignoré, qui ne croit lire sur ces parchemins si longtemps couverts de la poudre des ans, les idées mêmes et les paroles par où commencerait encore aujourd'hui une controverse sérieuse sur la vérité de la religion? Nous ne sommes pas de ceux qui méconnaissent les révolutions de l'esprit humain. Il se renouvelle pour tout ce qui n'a qu'un temps; il change pour tout ce qui passe. Mettez-le en présence des questions éternelle, il ne change pas.

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