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Amours d'Extrême-Orient: Illustrations d'après nature par Amédée Vignola

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FANTAISIE SUR L’AVENTURE

FANTAISIE SUR L’AVENTURE

Pour l’aventure, il faut être deux. Il faut pour qu’il « arrive » quelque chose, celle d’abord par qui la chose arrivera. Hyménée donc ! Gloire à la volupté parmi les « cas » de l’exotisme ? Voici que par-dessus les Cloches de Corneville, badine l’officier de marine, en veine de souvenir ; le voici qui, suivant l’expression classique, « raconte ses campagnes », il dirait presque, le gaillard, ses compagnes :

Dans mes voyages. . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
Au sein des fêtes — que de conquêtes
Alsacienne — Circassienne. . .

Ah ! que c’est gaulois ! Ah ! que c’est français ? La naïveté du musicien s’ébat délicieusement dans la définition donnée du Français par ses voisins, « un homme qui ne sait pas un mot de géographie ». Et vous de pâmer, mères et grandes sœurs, à l’évocation de ces baisers si lointains qu’ils en deviennent charmants, si nombreux qu’ils en demeurent chastes, baisers prodigués, sans doute, suivant la loi de Planquette, par des gretchens à des amiraux suisses, ou par des filles du « Pont des Caravanes », à des maquignons persans. Les matelots certes sont rigolos, mais les petits bateaux qui vont sur l’eau jamais n’arriveront au pays des « Alsaciennes ou Circassiennes ».

« Eh ! quoi ! raillez-vous trop facilement l’ingénuité du couplet ? et n’avez-vous point, quand même, senti se gonfler les cœurs des futures amantes ? Ne connaissent-elles point ainsi comment, par-delà des couchants et des îles, des femmes, leurs pareilles, après des seins palpitants supporteront des seins raidis par le spasme ? »

Oui, Madame. Peut-être même un jour, si elles furent celles vers qui venaient des étrangers, un jour elles ont vérifié leur hypothèse de délices, et balbutié, dans la communion suprême, le « Bojé Tsara Krani ». Oui, Madame, mais alors, ce fut pour l’alliance !

Pour la peau, il faut être deux aussi. Le premier nous le connaissons, globe-trotter épiant les jalousies lourdes du soleil de la sieste, ou bien officier, nez au vent, dans le frisson de fraîcheur, avant la nuit brusque, au saut du canot-major. L’autre, ah ! l’autre, elle apparaît peu ou prou. Pourquoi ?

La brutale esquisse de ces déambulations, candidement romanesques, à travers les cités ou les villages de la nuit, se résume en deux pages d’un livre. « Vénus ou les Deux Risques » de Michel Corday. L’œuvre pourtant n’étreint aucun exotisme et ne prétend aucunement à théoriser l’aventure. Les termes en sont néanmoins précis et définitifs, soulignant les difficultés de parler la langue en laquelle seule germera l’idylle, les grotesques méprises dans l’enfilade fiévreuse des portes et des couloirs d’ombre prometteuse ; les quolibets acceptés, tête basse, en échange des questions ridiculement cyniques ; la promenade harassante guidée par des associations chimériques d’idées ; la solitude enragée au pied de fenêtres tranquilles ou énigmatiques, comme partout, comme on veut les imaginer ; enfin, par le hasard où se dilate une joie inavouée, la rencontre d’un cabaret ou d’une vieille, havre assez souhaité pour n’hésiter point à le déclarer très sûr ; et alors, la passade confuse qui prépare pour le matin la hantise du risque vénérien.

Celui-ci, les bons apôtres l’invoquent pour se soustraire au « devoir d’aventure ». Ils sont rares, et, apôtres, ils sont devenus. D’ailleurs, il leur paraîtrait indigne que la tâche ne fût point dévolue à des camarades, et que l’exotisme n’apportait point, par quelques-uns, à la collectivité, des légendes où se redore l’auréole. A parler franc, les sages existent peu, aussi bien chez les aspirants que chez les capitaines d’âge : tout au plus ceux-ci, Homais du spasme, ne manquent-ils point de porter, avec leur désir, un attirail de préventifs. Mais certainement la crainte du risque vénérien ne limite en rien la volonté exaspérée vers l’Aventure.

Il semble que Loti ait dressé un bilan définitif de cette aventure. Sa nomenclature résume, en quelque sorte, la sexualité géographique, et, si les noms d’Aziyadé et de Rara-Hu saillent particulièrement sur le tas des maîtresses, chacune néanmoins, à travers les pages, offre curieusement un « cas d’aventure ». Heureux soit-il lui qui les vécut ! Es basse envie de ses camarades, et l’ignominie qu’ils attachèrent ingénieusement au souvenir du divin mélancolique, suffiraient à authentiquer les récits et à identifier les héroïnes.

Et pourtant ! Pour qui a vécu la vie d’officier embarqué, une incompatibilité déconcertante surgit trop souvent entre les libertés permises, dans l’œuvre, aux fringales d’amour, et le service tellement astreignant des quarts à bord. Le don-juanisme heureux d’un globe-trotter s’accorderait assez bien avec ces chevauchées, ces réclusions, ces départs et ces retours ; moins évidemment cadre avec cette volupté aventureuse la sujétion des journées découpées par fragments de quatre heures, entre le carré, le pont et la terre.

Mais il faut croire, nous voulons croire : la foi en ces amantes est assez merveilleuse. Il n’en apparaît pas moins que le substratum de ce désir mondial fut le plus souvent très humble. Aziyadé, Rara-hu, la chevrière monténégrine, les autres, ne furent pas des aubaines différentes à l’abord, de celles ordinaires aux maritimes échappés des canots-majors. Du moins il sut, lui Loti, les abstraire de leur chair universelle, les isoler dans son laboratoire de sexualité psychologique, traduire leur âme après leur en avoir donné une, en cataloguer les étreintes et en léguer la suite à des solutions futures. D’autres que Loti sans doute tentèrent cet effort avec des filles de bar ou des chanteuses de café-concert : de ceux qui, parmi ceux-là, ne se brûlèrent pas la cervelle ou n’éventrèrent pas la caisse, plus d’un goûta des délices uniques « d’aventure ». Mais le cadre où ils sertirent leurs nuits se comparerait mal au cadre des natures naturantes empreignant la jouissance de Loti, près des eaux du Bosphore ou dans les verdures malaises. Ainsi les petites femmes de Loti se sont érigées au socle des grandes amoureuses, et l’amant qui eut à ce point le sens cérébral de l’Aventure, méritait bien celle d’être porté au triomphe sur des épaules nues de femmes, dans un salon académique.

S’il fallait définir l’Aventure — la différencier par le temps de tous les autres désirs, depuis leur conception jusqu’à leur satisfaction ; si l’on s’attachait néanmoins à lui conserver ce caractère, étymologique, d’une chose advenant et autre que celles de même finalité — on pourrait hésiter à trancher si le phénomène se rapporte aux liaisons ou bien aux passades.

Le propre même de l’Aventure est de se sentir d’une autre essence qu’un rut épisodique : donc un loisir est indispensable, pendant lequel étudier l’objet, la partenaire. Mais aussi un caractère essentiel de l’Aventure comporte que la partenaire, évoquée dans l’avenir, ne s’appellera jamais maîtresse : donc il s’impose que la brièveté des rapports entre, dans l’événement, en principal facteur.

Que conclure ? Dira-t-on que l’Aventure est une liaison dont le terme s’aperçoit aussitôt que se compte le départ ? Ou bien une passade telle que, les sens comblés, subsiste la nécessité de prolonger moralement la sensation par enquête réciproque des amants ?

Admettons, voulez-vous ? En tout état de cause, une part prépondérante de la volonté dans l’Aventure. On cherche aventure, dit l’expression ; et, si l’histoire de Joseph avec Mme Putiphar fut indiscutablement une aventure pour Joseph, les mâles, sans exception, préparent le geste final avec science et conscience. Que cette volonté se manifeste en ses dernières énergies, le cas est beaucoup plus rare, et voilà comment tant de rapprochements et de possibilités ne seront jamais devenus des aventures. Le viol vraiment recule à des temps trop préhistoriques. Tant pis pour les « aventuriers » ! Car puisque l’événement les place, par définition, en dehors de l’ordinaire, ils devraient songer que leurs moyens aussi ont besoin d’échapper à la banalité. La nécessité de l’assaut saute aux yeux aussi bien qu’à la pensée… mais combien de fois après l’affaire manquée.

L’Aventure c’est le Viol tendre,

A Las Palmas, une fleur est tombée de derrière une jalousie ; à Fort-de-France, au balcon, par dessus le crépuscule de la Savane, la femme d’un tabellion, offrait une splendeur unique d’octavonne ; et, le matin où quelqu’un s’était trompé de porte, dans un hôtel d’Honolulu, il a paru que la miss auburn, aux goûts de sang, ne s’était guère retournée, penchée sur sa glace. Ah ! pourtant que ces chairs sont demeurées lointaines !

D’ailleurs les problématiques partenaires n’eussent pas pu dire le « ni vu, ni connu » si commun de l’acceptation. Car les blanches d’outre-mer, piquées comme de hauts lys en un jardin, ne sauraient escompter aucune complicité de la foule ou de la nuit. Et c’est ainsi que l’exotisme, Eden des désirs multiples et sans mystère, surchauffe, jusqu’à la tuer immédiatement, l’Aventure.

Mais, entre les terres d’Europe que l’on quitte et les Iles vers qui l’on va, il existe un terrain où la tendresse a, pour fleurir, le même temps que le désir pour se combler, un lieu où des amants entrent inconnus l’un à l’autre et duquel ils sortiront oubliés l’un de l’autre ; un coin de monde où la femme peut imaginer borner indéfiniment son rêve tandis que l’homme songe sur quelle courte durée il peut étendre les précisions de ce rêve. N’est-ce point là le royaume de l’Aventure ? Ce sol béni c’est le plancher des paquebots.

Ne riez point, sans doute le lyrisme a tort devant la banalité immense le plus souvent, des rencontres entre la Sicile et Tamatave, Marseille et Saïgon, Bordeaux et la Havane. Pourtant beaucoup des caprices échangés entre le ciel et l’eau furent de véritables aventures, et, nulle part ailleurs, les caractères de la possession ne se retrouveront plus complets et en même temps plus particuliers, nulle part la réalité d’un rêve ne se bornera mieux, pour un double agrément, dans le temps des amants et l’espace des baisers.

… Le piano s’est tu à l’arrière. Un timonier vient de hisser, sous le taud, le fanal « de la pudeur ». Des points de cigare piquent encore la houle des fauteuils et des pliants. La tente cache tout le ciel. Pleurée par les étoiles et la lune qui court une clarté tombe, puis se blottit, apportée par le rebroussement de l’eau. C’est la nuit du navire. Des ombres, quelque temps encore, ont passé sur vos yeux mi-clos. Parmi ces ombres, l’ombre chère. Et, à un moment, comme si sa course seule se balançait devant votre piège d’amour, vous en avez cassé le rythme, brutalement et tendrement. Vos mains maladroites, vos mains fermes quand même pressent, comme pour les rapprocher, les hanches presque nues de la passagère.

Comme il y a longtemps, semble-t-il, que vous la connaissez, que vous la désirez, cette femme ! N’y a-t-il pas des mois que le navire s’en est allé de la Joliette et vous a emporté avec l’amie, avec elle… Résistante, la voici qui, peu à peu, s’asseoit sur vos genoux, suppliée par les mains fermes et maladroites. S’il y avait quelqu’un encore à l’arrière du paquebot, il ne verrait qu’elle, sur la chaise d’ombre, contre le mât… Vous ne lui demandez rien, à la passagère ; sincèrement elle croirait ne pouvoir rien donner. Mais vous savez, vous, les délices spéciaux et coquets des navires qui s’en vont droit, portant sur eux l’amour… Et l’amie, en son Aventure, s’étonnera d’apprendre, à l’arrière du paquebot énorme, comment, pour s’être laissée attirer vers votre bouche, elle s’est délicieusement assise au sein de son rêve.

Pointe de sadisme, grain de tendresse, marine, hors d’œuvre des désirs affamés sur l’océan, l’Aventure !

Et la passagère, au bout du voyage, ira se perdre dans le petit groupe des blanches que l’exotisme défend contre l’aventure, et l’ami cher de la traversée, redeviendra au bout du voyage, l’officier que les heures immuables du canot-major ramèneront à bord quand il pourrait, peut-être, essayer de rencontrer une solitude comme celle d’après-minuit à l’arrière du paquebot. Et ce sera fini pour lui de l’Aventure jusqu’à revenir au doux pays de France.

Pour elle, la femme, un peut-être plus probable germera du jour où elle sera devenue femme d’outre-mer.

Blasphème du mot joli, interprétation, nul doute, trop large de la passade sentimentale, il faut pourtant effleurer cette façon d’aventure qui est la curiosité mauvaise de la blanche déracinée pour le nègre. L’habitude de voir constamment les hommes de couleur d’abord vainc la répugnance ; les entretiens naïvement impudiques de la domesticité noire, peu à peu, intéressent la maîtresse ; des histoires soufflées au vent des pankas, après dîner, l’étonnent ; et lui reviennent à la mémoire les bilans des viols et des lynchages transatlantiques. Elle a ri, elle s’est moquée. Mais, avant la semaine écoulée, elle essaie. N’est-ce point insolent d’admettre les affirmations des dîneurs bien renseignés, savoir que l’étreinte de ces horribles femelles avec leurs époux ou leurs amants se prolonge toute la nuit, et que la virilité des mâles ne cesse de s’affirmer jusqu’à la séparation des amoureux ? Alors, si c’était vrai, avec les blanches pour le baiser desquelles ils risquent périodiquement la mort, que serait…

Ce que c’est, oh ! les curieuses éclairées en font rarement la confidence : la merveilleuse physiologie des partenaires ne suffit sans doute pas à renverser l’obstacle éternel, l’incompatibilité des races devant le désir.

Que nous voilà loin, sur ce même chemin de l’Aventure, loin des échanges préparés par les cartes postales, la petite correspondance des journaux, les photographies contemplées dans des albums ou sur des cheminées. Demeurez donc dans les villes de la vieille Europe, vous tous « aventuriers », et vous « aventurières ». Souvenez-vous que Carnegie donne ce premier conseil pour conquérir le monde des affaires : séjourner dans les cités anciennes où l’argent est plus concentré. Ainsi plus de baisers sont amassés dans les rues où l’on aima depuis plus de siècles. Et le livre délicieux de Pierre Veber, le livre exact qui s’appelle l’Aventure, tient fort bien entre Montmorency et le Bon Marché.

Que si la paresse, mols aventuriers et aventurières veules, si la paresse vous empêche, la souhaitant, de chercher l’Aventure, vous affirmerez qu’il y a pourtant des pays, des nuits, où l’Aventure vous cherche ; qu’ainsi il apparaît du dernier mauvais goût de théoriser comment l’imprévu des étreintes n’existe pas ; et qu’à tout bien considérer l’impertinence de ces conclusions se pardonne dédaigneusement à un « exclu ». Halte ! je pourrais dire…, mais je ne dirai rien.

Je dirai seulement : « Vous avez raison, Monsieur, et vous Mesdames, d’assurer qu’en prenant le train pour Séville, pour Naples, ou seulement pour la Riviera, vous partez à l’aventure. Certes, dans le moindre hall d’hôtel entre Cannes et Menton, devant le passant du Long’Arno, auprès des bénitiers de la cathédrale à Séville, vous aurez le droit d’espérer, avec beaucoup de raisons, qu’il va « vous arriver quelque chose ». D’ailleurs l’inimitable Lorrain ne vous a-t-il pas dénombré les frissons épars sur la Côte d’Azur ? Parbleu, vous vous y arrêterez, et, s’il vous plaît d’aller à Venise, qui vous empêchera de trouver la chose dont on se souvient entre la place Saint-Marc et l’hôtel Danieli ? Quant à Naples… il suffit.

Oui, il suffit, Monsieur, de votre sourire, du vôtre surtout, Madame…

Et j’aime mieux me taire, ne pas dire que Tartarin aussi, partant sur l’Alpe, s’attendait à ce qu’il « lui arrivât quelque chose », et que Bézuquet eut peine à lui expliquer comment catastrophes, éboulements, abîmes, tout était prévu par un programme parfait… Arrêtez ! Bézuquet pour une fois, n’eut pas raison.

… Il y avait une fois, une fois, il y a bien longtemps…

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