Amours d'Extrême-Orient: Illustrations d'après nature par Amédée Vignola
FEMMES DU PACIFIQUE
Femmes d’Hawaï.
FEMMES DU PACIFIQUE
Passades lointaines. — Macassar.
Il faut avoir su beaucoup de géographie pour se rappeler cela, la grosse ville de Célèbes, Célèbes ? Ah ! oui, l’île bizarrement découpée, poulpe nourri entre des mers d’Inde et des flots du Pacifique. Mais, dans cette dernière terre contre qui viennent se chauffer à la fois les deux océans, la sensation d’Inde domine très pleine : le mélange des bois et des eaux en des calmes de divinité, des sommeils et des réveils de fauves, les fleurs qui semblent devenir et les hommes qui paraissent se figer. Par-dessus cet humus antique, les bons et gras Hollandais ont étendu un semis de souveraineté colonisatrice. Puis leur nirvâna habituel, parmi la bière rêveuse, s’est accommodé du nirvâna autochtone.
Leurs croisements avec la race ont réalisé des types invraisemblables, nés, croirait-on, de la fantaisie d’un journal amusant.
L’épaisseur du mâle, accouplée à des maigreurs hiératiques de femmes, s’est portée au hasard sur la ligne des formes. A côté de filles dont la poitrine s’offre, moins large que la taille, d’autres soutiennent à peine des seins débordants sur une taille raide et étroite comme un bambou. Des croupes chevalines abondent ; des silhouettes effilées, traçant dans une verticale le dos et les jambes, sont fréquentes. Parfois des faces de bébés joufflus, parfois des visages tels ceux des affamés du Gange ; des bras courtauds ou des perches de moulins à vent, des cheveux crêpés ou des cheveux nattés jusqu’aux chevilles.
Seulement la diversité d’apparence ne se continue pas en diversité de tempéraments.
La femme, à Macassar, c’est l’esclave biblique, indifférente le plus souvent ; et, si elle ne l’est pas, trop humble pour oser le montrer de quelque façon. On vient, on ne revient pas, ignorant même si les charmeuses de serpents, entrevues au seuil des temples, ont gardé, elles seules, la lascivité de leurs pareilles du Népal.
Nouméa.
Le beau temps est passé où Nouméa, en train de devenir la cité du nickel, regorgeait de cocottes dans les rues et de bar-maids autour des comptoirs. Les miniers, les rouliers, les entrepreneurs improvisés dix-huit mois au long des routes entre le gisement et la côte, sont rentrés dans leurs rangs ordinaires, libérés qui ne sont plus que des demi-individus, ou commis dans les innombrables bureaux d’Etat. Sydney a repris les bar-maids ; les Françaises si recherchées, en veine d’aventure, ont trouvé plus loin, aux Amériques, des amis, ainsi que disait l’une, « aux pieds moins nickelés ». Les popinées ont reparu à la musique ; Nouméa est redevenu et pour toujours le bagne.
Les histoires sont effroyables que l’on conte des condamnées, parquées toutes, affolées par leur sexe. Les dernières sont celles-ci : quinze à vingt de ces femmes assuraient les services du principal hôpital de la pénitentiaire. Un caporal-fourier vint, vers le midi, faire signer des papiers. Tandis qu’il cherchait le major, quelques-unes le conduisirent, l’égarèrent dans les couloirs, l’enfermèrent enfin dans un cabinet reculé. Puis, rassemblant le troupeau des harpies, ensemble elles le violèrent, forcèrent sans relâche son désir, l’épuisèrent à mort.
Autre chose. Après avoir satisfait une folie, elles tentèrent d’assouvir une haine. Comme elles avaient fait de l’homme le matin, elles se mirent le soir sur une religieuse détestée. De toutes leurs caresses, elles polluèrent cette chasteté et cette sainteté. Puis elles s’efforcèrent, par des manœuvres inouïes, que le viol du caporal leur servît à déshonorer jusque dans l’avenir la chair de la vierge consacrée.
Leur vision est du cauchemar. Encore ne voit-on à peu près que celles dont un forçat a voulu pour femme. Et alors celles-là le gardent avec une jalousie atroce, qui tue et lacère au premier doute…
Cependant les indigènes fixées dans la ville, les anthropophages d’il y a cinquante ans à peine, promènent à la musique leur coquetterie enfantine et leur douceur d’animaux inférieurs. Le nom dont on les appelle les confond presque avec les vraies filles du Pacifique, popinées ainsi unies aux faufinées des Samoa ou aux vahinés de Tahiti. Simplicité et caprice des mots. Car, popinées, elles ne sont que des négresses aux cheveux crêpus et lèvres déformées, encore sœurs des Canaques errant par les monts de l’île, qui forcent eux-mêmes les cerfs et tuent avec le casse-tête et la sagaie.
Le soir, sur la place, dans l’ombre tiède alourdie par les relents des flamboyants énormes, elles tournent par bandes autour du kiosque. Elles marchent pieds nus ; leur tête floconneuse est nue ; mais, sans le moindre linge, sur leur corps, elles ont passé une robe éclatante de confection française, coupée et ornementée ni mieux ni plus mal que celles des Européennes de Nouméa, et qu’elles ont pu, au prix d’extraordinaires économies, acheter cent cinquante francs à la maison Ballande. Elles parlent français très suffisamment ; la surprise de leur chair est une chaleur impossible à présager, aussi amollissante que des vapeurs de bain ; et leurs enfants, la plupart, naissent avec de gros ventres comiques.
Il arrive que des hasards de conception les font mères de filles aux lignes pures, la peau à peine éclaircie, mais le visage plaisant et les yeux beaux. A ces filles, elles conservent par des précautions plus efficaces que des morales… la virginité, jusqu’au marché conclu avec quelque amateur riche, qui paiera le plaisir de couper lui-même et non pas au figuré, les derniers fils qui attachaient l’adolescente à son état de chasteté.
Puis ces métisses, maîtresses de leurs corps, deviennent les hétaïres ordinaires de Nouméa. Comme partout ailleurs, elles aguichent le passant, et comme partout, les cochers vous mènent à leur case.
Or, l’argent est rare dans la petite ville anémique ; bien souvent des libérés, travailleurs énergiques, amassent quelque pécule, en vendant des légumes ou des fruits. Et avec les métisses ils dépensent des virilités longuement mûries aux bagnes. Cela, c’est le rendez-vous honteux, caché. La métisse qui se donne à un libéré crève sous le mépris des fonctionnaires, est poussée du pied par eux, ne doit plus rien attendre de cette clientèle, la plus nombreuse naturellement. Oh ! la laide chose ! En tout lieu du monde, il faut trouver une étreinte criée en injure par les blancs tyranniques, quand même elle serait chauffée d’un vrai désir.
Juif, Chinois, ou libéré, sus à la bête immonde ! Et c’est encore Madagascar où glapit la note moins féroce, quand les Betsimisarakas, s’injuriant entre elles, l’une lance à l’autre un seul mot :
« Lilinaweï. » « Va coucher avec un caïman ! »
Nouvelles-Hébrides.
La nuit australe, merveilleusement stellaire et furtive, mêle à l’onde large des effluves de l’oranger l’âcreté brève du varech. Et c’est chose rare. D’ordinaire la mer Pacifique, sans flux, est aussi sans odeur. Ici, la brise absente, un clapotis flaque cependant, au lieu de la sérénité d’eau coutumière ; mais léger, à peine doux, tel à intervalle l’écrasement d’une large goutte de ruisselet sur une dalle de fontaine, à travers des mousses. Le murmure cassé perce des lignes de bananiers, la dernière ligne indiquant le sable. Parmi les premières lignes, des cases ; plus loin, tassées d’ombre, d’autres cases, et, si l’on monte, perdant le clapotis, une vibration qui halète comme des fléaux sur une aire où l’on bat du blé. Plus près, le parfum d’oranger s’étale en nappes, semble-t-il. Plus près encore, voici :
Des noirs, hommes et femmes dansent. Rythme enfantin d’ailleurs. Ils se tiennent par la main, en cercle, sans alterner les sexes. Le chant qui les balance, à ce que l’on en comprend, déclame deux vers, en crie un troisième, assourdit en plainte le quatrième. Les danseurs s’en vont à droite, à gauche, gagnent un pas à peine après chaque double couplet. Et la rapidité de ces courses alternées sur place, imite bien le halètement des fléaux.
Ces gens paisibles le soir, effrayés et cruels dans le soleil, sont primitifs entre les primitifs. Leurs femmes sont des femelles velues ; le musclage de leur corps déconcerte un peu le désir, mais leurs seins sont de marbre. Les colons épars et les missionnaires qui, depuis longtemps, s’efforcent d’en grouper autour des récoltes de bananes et de cocos, leur ont appris la valeur de la grande pièce d’argent. Depuis ils recherchent l’Européen, lui donnent, même consentants, l’illusion d’un vil préhistorique, et d’ailleurs, horrifiées par la souillure de son contact, en repoussent brutalement l’intimité suprême.
Christchurch.
Le lieu, ville anglaise de colonie, n’est point déplacé dans des rappels du Pacifique, et son passage de maisons à bow-windows et tuileries gaies, ne bouleverse pas la cinématographie des Iles. Il est vrai que c’est une comparaison, étrange, mais exacte absolument, qui ramène à l’évocation la gentille cité de Nouvelle-Zélande. Après le flirt trouvé aux Tonga ou à Wallis, comment ne pas songer au flirt des filles saxonnes, le plus précis ?
Tennis, rallyes, thés dansants vous accueillent ; l’année précédente, l’Affaire avait fermé aux Français toutes les portes de jardinets. Entre toutes les sœurs et amies de l’hôte, il faut choisir, et c’est délicieux. Choisir la moins sport des jeunes filles, parce que le temps des autres est sportif en vérité ; cependant, que le sweetheart sache monter, et pratique ! A l’heure des crépuscules froids sur le fiord profond dont l’évasement forme rade, l’hiver frissonne, et des bois palpitent, sont proches, où des corbeaux serrés en bande croassent le Nevermore…
Voyez, Annie, le thé se refroidit vite comme votre main, et le cake s’effrite, gelé… Mais demain, petite chérie, nous prendrons les chevaux joujoux et nous aurons au galop la chaleur des yeux. Maintenant, racontez-moi, pour convertir le vilain Français qui ne sait pas aimer, comment Lucy et Blundell sont restés cinq ans fiancés ?
Le matin, sur la route sonore, au galop, les yeux chauds. L’hiver est oublié ; voici midi qui sue. Annie a voulu que l’on attachât les chevaux nains à un arbre ; elle sait un banc où l’on sera bien, car il faut déjà s’abriter des rayons.
On est bien, oh ! on est très bien, si bien qu’il y a un moment dont on ne se souvient plus. Comment, que dites-vous ? Avec Annie. Oui, mais Annie est quand même la vierge blonde, et comme on lui fait remarquer qu’elle a perdu son mouchoir sous les arbres, elle sourit divinement : « J’en ai toujours un autre, dit-elle. »
En revenant : « Dites-moi, sweetheart, est-ce que Lucy et Blundell, quand ils étaient fiancés… ? — Mais oui, darling ! »
Puis avec élan : « Oh ! j’attendrais pour vous tout le temps que vous voudriez ! »
Tonga-Tabou.
Bien plus que Tahiti, plus que toute terre où s’accroche la nostalgie, voici venir, dans une sérénité et une volupté à la fois de mémoire, l’île délicieuse. La capitale, la grand’ville s’aperçoit, aussitôt déroulée la dernière sinuosité d’un chenal aux caprices fous. Le front au lac intérieur où le passage serpente depuis la haute mer, le dos à des arbres qui bruissent comme des tombeaux, Nuku-Alofa montre, à cent mètres du mouillage, des allées d’ombre, des enclos de fruits et de fleurs, des murs bas coupés de marches en pierre ainsi que dans la campagne bretonne. Et le nom de la cité : Nuku-Alofa, signifie l’endroit où l’on aime.
L’île est indépendante, absolument. Elle a un roi, un roi que l’on va saluer en grande tenue.
L’évêque des missions, interprète, lui explique le discours de l’amiral, et le monarque lui fait répondre qu’il est heureux de la venue des Français. Cependant son visage est grave. L’amiral s’arrête de nouveau après un second paragraphe : l’évêque déclare que le prince est enchanté de voir des amis. Sa figure est devenue soucieuse. Enfin, tandis que la péroraison répand ses fleurs, Monseigneur s’écrie : « Le roi est au comble du bonheuret de l’enthousiasme. » Le roi semble avoir enterré le matin le plus cher de ses proches.
Et cependant il s’amusait. Il vient à bord en uniforme de général allemand ; au grand mât on frappe son pavillon particulier et trois salves de vingt et un coups saluent au pied de la coupée, au départ de terre et au retour.
D’ailleurs c’est un monarque malheureux : superbe de prestance, crevant de santé, dans ce pays dont il est le maître et où aucune femme n’est laide, il vit chaste. Il doit vivre chaste. Exil ou mort, il ne reste plus à Nuku-Alofa qu’une seule personne digne de son alliance, une royale personne de deux ans. Dix ans d’attente, oh ! le supplice, et pourtant la loi tongienne est inflexible.
Plus inflexible encore est la rigueur des filles de Tonga-Tabou pour les étrangers.
Un français charmant, fonctionnaire du royaume, nous avoue qu’il se passa dix-huit mois entre son établissement à Nuku-Alofa et le moment où il put discrètement prendre une maîtresse.
On s’étonne, on admire la puissance des religions semées sur cette terre, aussi bien catholique que Wesleyenne, sans compter un troisième culte indigène inventé par un wesleyen dissident. Mais non. Cela ne suffirait pas, ne suffit pas car entre les mâles et les femmes de la race, ardentes et belles, le nombre des naissances illégitimes est de une sur deux. Cela, Monseigneur nous le conte, désolé. Du moins, il a quand même, lui ou d’amères prêtres, trouvé une ingénieuse limitation à l’œuvre de chair, et si les filles superbes repoussent l’étranger, c’est parce qu’elles ont été persuadées des maladies et des démons qui leur passeraient sûrement dans le corps. Cela, Monseigneur ne nous le dit pas. Mais lorsque nous sommes avertis, sa bonne grâce réussit à peine, même au prix des festins bibliques, à gagner notre pardon.
Il a trop réussi ; en vain chercherait-on un marin, qui depuis trente ans, ait été l’amant d’une femme à Tonga-Tabou.
L’amant complet du moins. Et il n’est pas très certain que Dieu ait sujet d’être absolument satisfait des résultats obtenus par Monseigneur. Les jeunes filles de Nuku-Alofa ont découvert le flirt et inventé les demi-virginités. Quelqu’un a dit cette aventure : invité, le soir à un « Kawâ » avec d’autres officiers, il s’était échappé du cercle officiel. Dans la cour, envahie par les curieuses de Nuku-Alofa, il tenta une fois de plus, et aussi vainement, de fléchir le désir d’une fille. Alors, avec de comiques gestes de découragement qui amusèrent la bande, il vint s’asseoir au bout de la galerie, au milieu de toutes les femmes serrées en ce coin comme des hirondelles. Des rires lui éclataient aux oreilles, des grimaces l’enrageaient, des poses inconsciemment lascives l’affolaient. Ses voisines de droite et de gauche, par dessus lui, se prirent à jouer à la main chaude. Soudain, les rires redoublant, des menottes, toutes les menottes qui purent, se fourrèrent dans ses poches de pantalon. Il ne protesta point, d’ailleurs submergé, et depuis il n’a point confessé sa honte.
Peut-être est-ce le même qui, oublieux de toute Europe, voulut, par un matin d’Eden, violer une pêcheuse rencontrée ? Probablement c’en est un autre.
Dans cet Eden-Tantale, la moindre réunion, le plus petit Kawâ, comme on dit là-bas, assemble des dizaines de beautés. Elles chantent et dansent adorablement. Sous les allées ombreuses, des enfants, alignés et graves, jonglent avec des oranges, jusqu’à huit ensemble ; des théories s’enroulent et se déroulent aussi flexibles et eurythmiques que celles de l’Hellade.
Puis, on entre, pour se reposer ou pour boire, dans des cases. La nuit claire descend du toit ; quelle que soit l’heure, toute la famille s’éveille, vous entoure, apporte les cocos frais, et attend indéfiniment qu’il vous plaise de sortir. Des sourires vous détendent ; une case est catholique, une autre wesleyenne, la troisième tongienne.
Partout même accueil, partout même désir. Et quand on demande à une aïeule le droit de poser sa bouche sur la bouche d’une jeune fille, avant de partir, elle accorde et rit, étonnée, femme d’une terre où la langue n’a point de mot pour traduire baiser.
Wallis.
Dans la salle de classe à la case des Sœurs enseignantes, une fille de douze ans cause avec la religieuse. C’est une grande, une de celles que l’on peut à grand’peine jusqu’à cet âge faire rentrer au dortoir, dès neuf heures le soir, loin des hommes du village.
La fille. — Il y a longtemps que tu n’as vu le prêtre de Vâo ?
La religieuse. — Oui, pourquoi ?
La fille. — Tu dois être bien gênée.
La religieuse. — ? ?
La fille. — Le grand bon Dieu a bien fait de mettre dans l’île en même temps que toi un homme de ceux que tu peux avoir dans ton lit, n’est-ce pas ? Mais tu feras bien de lui en commander un autre, car le père de Vâo est déjà vieux.
La religieuse. — Veux-tu te taire, malheureuse ! Que dis-tu ! Ne te souviens-tu pas que tu me vois toujours seule au dortoir ?
La fille (très calme). — Sûrement ! mais je pense que ton corps n’est pas fabriqué pour les hommes d’ici, et que seul le père Vâo peut lui donner la caresse.
La religieuse. — Mon enfant, je vous en prie, taisez ces vilaines choses ; récitez la prière que je vous ai apprise.
La fille (têtue). — Le grand bon Dieu a envoyé les hommes noirs (les prêtres) parce qu’il y a les femmes blanches (les sœurs).
La religieuse. — Mon Dieu !
La fille (docile). — « O Vierge immaculée, daignez, etc… »
Au dehors, le rivage est proche. Le corail blanchit dans la mer saphirine. Le crépuscule bref se fond en tiédeurs, et les pêcheurs de nacre chantent vers l’Istar malaise.
Sydney.
« What do you think about our beautiful harbour ? » La question sort aussi naturellement qu’un bonjour des lèvres de tous les hôtes, de tous les amis de passage, même des voisins de tramway qui devinent l’étranger. Eh ! oui, la rade est extraordimaire, formée, après un goulet qui lèche des falaises, d’innombrables baies distinctes, cases successives disposées, semble-t-il, pour remplir d’itinéraires un mois d’excursion. Mais à quoi bon s’arrêter à cette joliesse ? Un peu Fort-de-France, un peu Diégo, beaucoup Nagasaki, et voilà l’aquarelle linéée et teintée.
Le « beautiful harbour » n’échappe pas plus que n’importe quel rivage du monde à l’inquiétude vicieuse des errants, l’interrogation irritante : « A quoi cela ressemble-t-il ? »
Ce qu’il y a de curieux, de quelque peu nouveau, c’est le faubourg énorme Wolloomoloo découvert à un détour de cap et dont la masse des maisons alors donne l’illusion, se chevauchant, d’un troupeau qui serait descendu boire et qu’on effraierait. Wolloomoloo plein de matelots, avec ses quais bordés de quatre-mâts qui regorgent de laines, est le royaume des filles à pirates et baleiniers.
Mais aussi c’est le domaine des blanchisseuses, accortes et fraîches, sous leur bonnet et leurs cheveux pâles, Mimi Pinson sans anémie. Les ordonnances qui, du bord, s’en vont leur porter du linge souvent prétexté, en causent entre eux après dîner, et les officiers ne peuvent ignorer souvent quelles faveurs ils ont partagées.
D’ailleurs les lieutenants de l’escadre anglaise n’en font point fi, meilleurs garçons que leurs camarades du Channel Squadron, par exemple. Quelquefois ils les paient avec des invitations reçues pour les bals du Town Hall. Quelques-unes, bien nippées, en profitent, et à un aspirant français qui s’informait, enthousiaste, du nom d’une danseuse assise dans un coin de l’immense salle, on répondit : « Her name ? Two pounds ! »
D’autres coûtent plus cher. Sur les champs de courses s’exhibent les filles cotées. Elles s’habillent avec un goût très sûr, et leur charme est certainement celui du monde le plus semblable à celui des Parisiennes. Peut-être connaissent-elles mieux les pedigrees, peut-être savent-elles trop la carrière de Trenton ou Carnage, ou Aurum. Leur société est charmante et vaut presque son prix, prix tel que les Australiens eux-mêmes, pour désigner ces horizontales, se servent du mot « harpers ».
Le théâtre leur fait peu ou point de concurrence. La mise en scène des ballets est splendide, les danseuses sont jolies. Mais ici, la pruderie reprend ses droits et les exagère en chantage. Si, confiant dans les regards échangés, l’on fit porter sa carte à l’entracte par un boy de service, l’enfant, tôt après, vous indique le chemin des coulisses. On va, on trouve le rat choisi, on se réjouit de n’avoir aucune désillusion, et l’on cause. Soudain apparaît une mère en furie ; le manager herculéen la suit. Elle hurle, il s’indigne : la loi est avec eux. Il faut être bien calme pour n’être point intimidé par la menace de quatre-vingts livres d’amende à payer.
Après ces épreuves au milieu de harpers ou beautés de music-hall, il fait bon retrouver les douces filles ou sœurs des hôtes. Les parties de campagne se succèdent. Dans les ferrys, on chante ; presque toujours une harpe et un accordéon se trouvent là pour soutenir les voix, ces voix de Sydney qui diphtonguent les voyelles. Le thé sous les arbres, s’accompagne de raisins miraculeux et des balançoires s’envolent au rythme de la musique en vogue, la Geisha ou le Mikado.
Comme à Christchurch, les sweethearts ont toujours en poche deux mouchoirs, mais, en outre, les mamans apportent parfois autre chose.
Mangareva.
Sérénité ! Pourtant les gens qui sont là, Américains rudes et barbus, y sont pour faire fortune, au sens le plus banal, le plus romanesque aussi, du mot. Les uns disposent pour l’embarquement dans la goélette le tas de coprat, et cette odeur de cocos vidés est l’odeur du Pacifique. Les autres peinent pour la nacre ; quelques-uns enfin surveillent les plongeurs qui ramènent les huîtres perlières. Derrière un rideau d’arbres le camp fume ; des enfants bruns pincent des cordes de banjo, et la ritournelle sonne à la bordure du lagon. L’eau, encerclée par la dune, s’alourdit en splendeur ; des barques d’écorce, nombreuses, mortes depuis des ans, mamelonnent le fond. La goélette tirée au sable, s’affaisse. Aucun cri d’oiseau.
Les hommes de Frisco, qui resteront exilés de l’Ouest cinq ans, dix ans peut-être, ont pris avec eux, dans l’île plate, des filles de Tahiti ou des Marquises. Et avec elles ils vivent, sans obsession du but lointain mais sûr. Ces femmes sont heureuses, et les aiment. Car, Américains ou autres, ces lutteurs sont des mâles. Pionniers, pêcheurs, baleiniers, déserteurs des navires, tous ont la colère qui fait trembler délicieusement ou les tendresses maladroites qui attendrissent. Jadis des pareils à eux, s’emparèrent de la Bounty et, avec les aïeules des amantes d’aujourd’hui, colonisèrent une terre ignorée longtemps. Maintenant, il n’y a pas six ans, le drame de la Ninhuoariti a reporté des rêves vers les forbans splendides, et les frères Rorique, avant d’émouvoir les belles dames de Brest, avaient, en de nombreux Mangareva, semé du désir aux vahinés.
Quand même sur eux et sur elles, sur un passé de meurtre ou sur un avenir de dollars, le ciel profond de Mangareva épand sa sérénité.
Plusieurs resteront qui songeaient à des orgies prochaines, dont les sommeils se peuplaient d’« enfers » mexicains ou de Monte-Carlos contés vaguement ; plusieurs ont désappris déjà de frapper la femme avec le fouet court à lanière large ; plusieurs resteront parce qu’un regard, la voix est trop humble pour s’élever, parce qu’un regard les aura suivis jusqu’à la goélette…
Tahiti.
Syphilitiques, phtisiques, et alcooliques, telles sont, et toutes, les vahinés de l’île chantée. Des Rara-Hu se sont trouvées, nombreuses à l’âge d’or des découvertes dans le grand Océan, en plus petit nombre quand les Chiliens ont envahi, et infecté la terre au long du siècle, éparses depuis la possession française et l’absinthe. Mais une seule peut-être, en des jours aussi prochains que ceux du Livre, put symboliser la volupté du Pacifique, brisante d’étreintes nouvelles, mélancolique au travers de l’éternel arrachement. D’ailleurs, qui ne se souvient des dernières pages : « Depuis que tu as quitté l’île, la petite fille s’est prise à boire… » Maintenant la fierté des officiers de marine qui parlent des nuits de Papeete se traduit pareillement : « Oui, mon cher, tout le temps que j’ai passé avec elle, elle n’a jamais bu que du lait de coco. »
Hélas ! Frêles vahinés, pardonnables malades gourmandes d’alcool ! Longtemps après avoir quitté la marine, le duc de Fitz-James, énumérant des bonnes fortunes variées comme un caprice d’homme, donnait encore sa plus chère préférence de souvenir aux filles de Tahiti. Et un commandant cria à un aspirant, sans larmes au moment de l’appareillage : « Monsieur, vous déshonorez la jeunesse du Corps ! »
Jadis les vierges des cantons demeuraient douces et naïves, loin de Papeete. Les liqueurs maintenant s’en vont par le courrier dans tous les villages. Et l’argent gagné dans le commerce de la vanille fuit en rasades. Une année les gens du district de Papara, établis en une sorte de communisme, amassèrent plus de cent mille francs. Longtemps le courrier n’eut plus de rapports avec eux, longtemps on n’en vit plus un seul au marché de Papeete. Lorsqu’enfin un percepteur d’impôts fit la tournée des villages, il ne trouva que tonneaux défoncés et silence : le district entier était ivre depuis trois mois.
La lucidité des filles du moins est rieuse. Elles chantent par plaisir, elles chantent de l’amour ou des légendes guerrières, et les choses d’amour ont imposé leur nom aux traditionnels récitatifs que sont les hyménées. La gloire de l’île s’y exalte : la tendresse pour le sol, la conscience de ses délices uniques, enlacent leur merci aux appels de chair. C’est une sorte de litanie qui détaille les places d’adoration de la terre aussi bien que celles de l’amant, des Français chéris, « Rupe Farani ! » Des tribus de chanteurs ont recueilli les airs vagabonds depuis deux siècles, et les orchestrent à leur façon. Au 14 juillet, fête sacrée où s’étalent les robes nouvelles, il y a concours d’hyménées ; des groupes de quarante ou cinquante personnes s’en viennent de tous les districts, ou de Moréa, même des Iles-sous-le-Vent. Et pendant deux jours la plainte ardente à Aphrodite s’élève sur la Grand’Place de Papeete.
Les troupes ambulantes miment aussi des scènes en parties. Ce sont des danses piétinées où se déroule, par exemple, la figuration de la pêche à la baleine depuis le départ des barques jusqu’au dépeçage de la bête ; ou bien encore la vie d’un pâtre qui devient roi ; ou bien les aventures d’une Belle au Bois dormant. La grâce est beaucoup moins naturelle que dans les spectacles à peu près semblables au Japon ; la félinité des geishas ne se répète pas ici. Seul l’assemblage des masses dans le rythme retient le regard, et la suite du récit mimique matérialise mieux que tout rappel classique les mouvements du chœur antique. Strophe, antistrophe, épode, chacun des trois temps est nettement marqué. Ces coryphées ont le geste puissant de précision ; les ondulations des rangs font fleurir le désir, et le tiaré couvre le moment de sa fragrance.
Le tiaré ? Avec ses grappes sont tressées les couronnes, cerclées sur Les épais cheveux des Tahitiennes, dans la moindre photographie rapportée de là-bas. Son parfum pesant est l’âme de l’île, lourde comme la volupté. Le soir, sur le marché, les étals se couvrent de la fleur d’amour. Par deux ou par bandes, les vahinés vont et viennent entre les haies de marchandes. Quelques lanternes éclairent la place embaumée. C’est l’heure où les officiers descendent à terre ; les amants retrouvent là les maîtresses, et les solitaires y errent pour ne point s’en retourner seuls à la case.
Dans la petite demeure, la vahiné, femme d’un enseigne ou d’un lieutenant de vaisseau, joue bien les maîtresses de maison, au moins une heure, tant qu’elle se retient de boire. On voisine, on s’invite, on chante et on danse tous les soirs, furtivement les dédaignées prennent leur place au cercle de leurs amies avantageusement établies ; qu’importe une bouteille vidée de plus ? Lorsqu’à minuit le punch flambe, le couple des hôtes maugrée contre les invités qui leur diffèrent l’étreinte. En vain. Il leur faudra passer dans leur chambrette, sans essayer de remuer des corps de vahinés raides d’alcool. A leurs amants elles tressent des chapeaux. La paille en est surfine et la façon parfaite. Le chapeau souvent remplace la déclaration d’amour ; en tous cas, il dit l’invitation au double adultère. Alors « surgissent des drames, un peu grotesques sous les bananiers et autour des nattes qui potinent, un peu tristes quand des rancunes les transportent dans le service avec la différence des grades. Les vahinés y prennent rarement une part active, chair facile, à peu près indifférentes au goût exclusif d’une seule chair d’homme.
Le plaisir pour elles, presque toujours partagé dans l’étreinte, est plus tard d’avoir un enfant blanc. L’orgueil de cette maternité est inouï, et, non loin de Papeete, un fils du plus vert de nos actuels vice-amiraux croît parmi l’admiration du district.
Toujours à court d’argent, malgré la générosité des officiers, et toujours dévorées de coquetteries, les vahinés sont venues vite à l’ordinaire alliance de l’amant de cœur et du monsieur sérieux. Le monsieur sérieux ici, c’est le Chinois. Oh ! ne racontez pas cela à un officier de marine. La petite fille lui a quelquefois confié, le matin surtout, au lever, qu’elle allait manger quelque chose, un rien, chez le Chinois d’en face, restaurateur. Et, reconnaissant de la nuit, il l’a crue…
Sensations monotones, passé quelconque, un peu d’écœurement d’orgies trop complètes, un peu de lassitude de voluptés trop faciles, voilà donc ce qui reste à un sceptique de l’île délicieuse. Pourtant ? Oui, il hésite à conclure, il craint d’affirmer. Ne s’est-il point trompé, seul, honni des enthousiastes ? Avait-il tressailli trop souvent déjà, ou était-il trop rigide encore pour vibrer simplement ? Il est malaisé de parler haut après Fitz-James, et devant Atéri, la vahiné délicieuse, maintenant vieillie, qu’un officier intelligent traîna après lui, dans sa famille même de Touraine, et pour laquelle il vola.
La baie des Vierges (Iles Marquises).
Des îles au doux nom du passé, les Marquises. Mais ce sont des profils dressés en un temps de cataclysme ; et des châteaux-forts de rocs, quand on attendait des grâces de femmes. C’est ici la véritable patrie des vahinés, c’est ici que paraissent les visages adorables d’Espagnoles sur des corps bruns et graciles de Malaises. Pour les « goélettes », pour les officiers, hors de Tahiti, Taï-o-ha, c’est la passade, loin de la solide tendresse qui attend à Papeete. Et souvent le lieutenant de vaisseau ou l’enseigne accordent passage aux errants qui abandonnent leur paradis pour les délices imaginés de Papeete trop sûrs d’ailleurs que, n’était cette indulgence, ils trouveraient aussitôt au large, des femmes cachées dans tous les coins du yacht militaire.
Mais, hélas ! sur cette terre d’amour, autour de Taï-o-Ha, pullulent les lépreux. Cid Campéador arracha son gant pour serrer la main d’un effroyable malade. Ici, lorsqu’un homme se marie, après la cérémonie religieuse, il s’asseoit sur la place du village ; et, les mains aux hanches de l’épousée, il la tourne vers le désir de tout venant. Le village entier défile, et, s’il plaît à chacun, use de la vierge : or, après le roi, les lépreux ont droit de contenter aussitôt leur envie.
Un nom domine des noms, dans ces îles, royaume de l’Aphrodite, celui de la baie des Vierges, c’est là que vraiment les civilisés rebâtissent l’Eden. Mais :