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Amours d'Extrême-Orient: Illustrations d'après nature par Amédée Vignola

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FEMMES DE CHINE

Femmes Malabar. Japonaise. Chinoise.
Tagal de Manille. Cochichinoise.
Femmes des Iles Java et Sumatra.

FEMMES DE CHINE

Shang-Haï.

Les Concessions d’abord, c’est-à-dire l’Extrême-Occident, puis des quais bâtis, des ponts par-dessus des arroyos vaseux et fétides, les quais élargis en boulevard d’arbres, et soudain toute cette avancée de grande ville familière, gaie, brisée contre un mur circulaire où une porte met plus d’ombre encore, béant, sur l’ombre de la cité chinoise : cela, cette hésitation, cet étonnement, cette inquiétude, cette peur enfin, c’est l’exacte rencontre du désir européen avec la femme chinoise.

D’ailleurs bien rare est la rencontre vraie. Shang-Haï, sans doute un des quatre premiers centres de transit au monde, n’a pas vu, comme les autres Babels de matelots ou de rouliers de mer, affluer la marchandise avantageuse ; une fois encore la Chine a pu, même dans ce port si peu chinois, annihiler un principe du fonctionnement économique d’Occident, déséquilibrer la loi d’offre et de demande. Car il faut compter pour rien toute la chair parquée dans cette enceinte absolument circulaire. Au soir tombant les portes se ferment, et toute volonté de savoir, d’essayer, exaspérant un corps latin, saxon ou slave, succomberait sous le poids de l’horreur physique qui monte des immondices jointe à « l’horror » qui tombe des dragons larvés sur les temples déformés.

Alors il reste le Shang-Haï de nuit célestiale enclavé dans les concessions étrangères.

Deux rues, Nanking Road et Soo-Chow Road, rayent la ville, aussi lumineuses que des rues de capitales. Mais elles n’ont point été laissées ou faites pour une curiosité de visiteur, pour un essai maladroit de reconstitution expositionnelle. Non, elles sont chinoises, par leurs passants, leurs hôtes de restaurants, leurs restaurants, leurs scènes. Et c’est à l’entrée de ces music-halls que l’on voit s’arrêter les chaises à porteurs des Otéros jaunes.

A l’intérieur, devant des spectateurs maintenant sortis de leur impassibilité, petits marchands de canards aplatis, au lieu de petits Sucriers, vieux mandarins à boutons de cristal en place de vieux marcheurs, sur des planches elles chantent, des bijoux cliquetant qui ont payé leurs faveurs du même prix au moins que les faveurs des étoiles européennes.

Souvent elles miment.

Dans le rythme de leurs attitudes, quelques gestes, des déformations de lignes surprennent. A ces moments-là, par exemple, quand les coudes viennent caresser les hanches, raidis, quand le trait de la bouche s’agrandit extraordinairement jusqu’à barrer, semble-t-il, tout le bas du visage, à ces moments-là l’assemblée chinoise ploie au même frisson. Et le « diable étranger » s’irrite de ne pas comprendre, et il va jusqu’à croire, en contentement d’explication, que des mouvements de volupté chinoise lui seront toujours aussi mystérieux que des sérénités faciles aux mêmes nerfs dans la douleur physique.

Du moins une grande partie du thème mimique lui plaît, facile à suivre, gracieuse dans son déroulement classique : la femme qui fait souffrir et les hommes qui acceptent. La pièce est finie ; l’étoile est rentrée dans la coulisse. Il serait inutile, même avec des coffres pleins de taëls, de l’y chercher : on conte qu’un souverain « présomptif » en voyage ne put y réussir ; on conte que l’une de ces femmes, sauvée par un officier français, plutôt que de se donner par remerciement, l’invita à la venir voir mourir…

Pour retrouver l’apparence et le souvenir des Chinoises, on va près du quai, on passe sous des voûtes, à travers un pâté de hautes constructions qui sont pareilles à des habitations ouvrières, on va dans les Sassoon Builds, chez les Macaïstes. On y va pour les Macaïstes elles-mêmes, à parler franc. Pourtant l’appréhension est grande quand on ne les a point vues, quand on les voit d’abord.

Elles sont nées, ces Macaïstes, de l’union chinoise et portugaise ; les hommes de la race sont affreusement laids, coiffés, principal signe, d’un chapeau d’astrologue, violet, penché en arrière ; ils sont taciturnes et savent vendre. Elles, l’immense majorité exportée de Macao, comme dit le nom, sont très blanches de peau, plus blanches que les blanches ; leur face est aplatie, leurs yeux aussi bridés que ceux des Japonaises, mais si grands qu’ils apparaissent beaux.

Elles sont des fruits de toute première saison, jetés toute l’année en primeur aussi sur le marché. A dix-huit ans, il n’en reste plus qu’une mollesse bizarrement laiteuse : elles font songer aux Levantines. De là-bas, de Macao, elles viennent, simplement achetées à leurs familles où elles grouillaient comme des petites filles chinoises. Et à Shang-Haï, leurs virginités deviennent aussi peu mets de luxe que le saumon aux bords des lacs poissonneux…

Elles caquettent, elles sautillent, leurs élans inharmonieux plaisent par leur fréquence et leur soudaineté. On leur a appris, comme à toutes les filles de joie en tout pays, les mots les moins convenables de chaque langue. Et Français, stupéfait, l’on est accueilli par une vingtaine de ces perruches roulant une même phrase de bienvenue : « Bonjour, Monsieur, cochon, c…, sal… » sans qu’à aucune insulte elles joignent un autre sens que celui du bonjour donné. Leur vice reste charmant.

Réunies à trois ou quatre parfois elles supplient l’ami de passage d’apprendre à une très jeune amie la caresse qu’elle ignore, et, avidemment curieuses, se précipitent tôt, trop tôt dans la chambre pour questionner, interviewer l’amie. Elles rient, on rit. Quelques-uns demandent et emportent leurs photographies, le plus grand succès des chambres d’officiers au cours d’autres campagnes, sûrement partout ailleurs.

Avec les Macaïstes seulement, au reste à peu près semblables à leurs femmes ordinaires, les Chinois prennent des habitudes nouvelles d’amour. Non qu’ils aient la répugnance de l’Européenne. A Manille, les plus ravissantes filles espagnoles pur sang ne se donnent qu’aux prêtres, par terreur, et aux millionnaires chinois par vénalité et certitude de discrétion.

A Shang-Haï, la Chinoise n’est point celle qu’on représente trop semblable à la Japonaise, comme fragilité de corps et chiffonnage de figure. Surtout au bas de la rivière, à Woo-Sung, où mouillent les navires de guerre, dans la pleine campagne, travaillent de fortes filles. En chassant au crépuscule le faisan, les paysannes rencontrées apportent la parfaite ressemblance des plus belles Bretonnes ou Normandes. Avec un fichu de poitrine, une sorte de coiffe sur les cheveux, elles tiendraient leur place dans un paysage de Beauce. Les matelots sont de cet avis. Parfois, quand le dimanche ils ont congé sans la permission de monter à Shang-Haï, ils errent dans la campagne de Woo-Sung, et plusieurs y trouvent, comme dans les rues borgnes de Brest, de fortes filles qui les font boire et les aiment. L’eau-de-vie et l’amour chinois leur sont aussi mauvais que l’amour et l’eau-de-vie bretons.

Ces paysannes sont leurs rares femmes, puisqu’ils ignorent le plus souvent les Macaïstes. Et les Américaines coûtent trop cher, trop cher aussi pour bien d’autres qu’eux. Américaines, elles sont en majorité, les hétaïres étrangères de Shang-Haï, de tout l’Extrême-Orient ; mais le nom est plutôt générique. Leur souvenir d’ailleurs, reste quelconque au passage ; hétaïres comme tant d’autres, mais plus douces, agréables partenaires de causerie, partenaires d’intérieur très luxueux, jolie note au cadre de la promenade classique, Bubling-Well, où elles conduisent des tonneaux, tribune élégante, mais rigoureusement séparée, au pesage du champ de courses.

Et la curiosité toujours insatisfaite va vers une autre tribune séparée, lors des meetings sérieux de printemps et d’automne, la tribune de gros marchands chinois où s’asseoit discrète leur femme légitime, toute menue, vêtue de blouses et de pantalons lamés et pailletés comme ceux des bébés bretons à Plougastel, les mains invisibles sous des brillants qu’écrasent des ors jaunes, la figure émaillée sans une ligne de fêlure, les petites femmes aux regards perdus que les maris, après avoir joué des sommes énormes, ramènent en coupé vers des gynécées qui sentent l’opium et la cire des bougies rouges brûlant devant l’ancêtre.

Tien-Tsin.

L’amoncellement de la saleté, la variété affreuse de ses détails, deviennent du cauchemar. La vie ainsi déformée et souillée ne se distingue plus de la pourriture ; et sur les condamnés qu’on heurte rivés à la cangue dans des recoins d’arcade, sur ces corps que le carcan paraît séparer absolument de la tête, icônes anatomiques, les mouches se posent comme sur une charogne. Autour des bêtes éventrées qui suent leur corruption au soleil, des corbeaux et des buses ivres, le bec dégoulinant et les plumes dégoûtantes, des entassements prodigieux d’excréments apportés et renouvelés par la main d’hommes, la nourriture vendue aux étaux presque semblable aux déjections qui rendent gluante la rue.

Dans ce cadre, une touche étrange de sadisme teinte l’amour. Sans doute, cette attirance entre l’horrible et le désir anormal est cataloguée dans de spéciales pathologies. On s’étonne, malgré cela, de la voir, à Tien-Tsin, sinon fréquente, du moins pas rare parmi des Occidentaux que des inquiétudes diplomatiques laissent presque continuellement autour des légations en poste armé et avancé. Pour dire davantage, dans les maisons de femmes semées ou groupées parmi ce cloaque, moins qu’indifférents, attirés par le relent du flot des immondices, des gens s’égarent dont la large et artiste souvenance de globe-trotters vous ravissait tout à l’heure à table, au milieu des causeurs les plus avertis. Qu’en rapportent-ils de ces maisons ? Ils n’y vont point chercher du document ; ils n’en parleront pas demain, et il ne faut que s’étonner, se reporter à des livres lus qui n’étaient pas médicaux, quelques pages peut-être de la « Maison de la Vieille » !…

Le document est plus spécial encore, mais moins incompréhensible quand on a eu jadis le loisir de bien connaître Naples, quand on a voulu bien regarder Saïgon et le Tonkin.

A Tien-Tsin, il n’existe pas que des maisons de femmes, et des séjournants assurent, excuse quêtée ou réalité vérifiée, s’être aperçus très vite d’une particularité commune à la race chinoise et à la race annamite, la beauté réservée seulement au sexe fort.

Chine intérieure.

Oh ! le joli lac, plein d’îles si vertes cerclées de flots si bleus ! Les îles pour la plupart, sont plates, et alors ce vert et ce bleu, aussi franc l’un et l’autre, semblent aussi liquides, et l’on se demande, à les voir bizarrement et nettement séparés, comment ils demeurent sans se mêler. La nappe d’eau, flaque arrondie entre des terres régulièrement réparties en cercle ; ou bien elle court en ruisseau quand deux taches vertes sont rapprochées, tellement rapprochées qu’on les pense ridicules de n’avoir pas bu le filet qui se promène entre elles ; ou bien elle défile en fleuve devant de minuscules falaises tranchées comme des morceaux de gâteau sec ; ou encore, comme une fille qui gamine sous un drap, elle fait trembler au-dessus d’elle une étendue de lotus graves.

On est infiniment loin de Shang-Haï ; aucune canonnière, jusqu’à ce jour, n’est venue jusqu’ici. Et la monnaie, ce sont de grossiers lingots d’argent dont on coupe un morceau au hasard des équivalences.

L’idée sérieuse de pénétration, l’idée orgueilleuse de conquête se fond en douceur pastellée de ce vert et de ce bleu tranquilles. Sur une rive de la grande terre, des hommes et des femmes attendent l’embarcation. Et les étrangers ne sont plus des diables étrangers. Pourquoi ? Pourquoi ce coin charmant au cœur de la Chine des supplices ?

Malgré les défiances ordinaires, les étrangers se sont un peu séparés les uns des autres, oh ! seulement de toute l’étendue d’une pudeur d’homme. Car les femmes trouvées sur la rive, auxquelles d’ailleurs on ne tenait pas du tout, mais pas du tout, les petites femmes beaucoup plus drôles que les fortes paysannes de Woo-Sung, se sont précipitées sur les étrangers qui débarquent. Et les diables étrangers n’ont point sujet d’en être très fiers ; c’est pour voir, rien que pour voir, que les petites femmes ont apporté de l’amour aux nouveaux venus. Au bout d’un instant elles s’enfuient, roulant sur leurs jambes tordues, riant de rires craquelés. Eves chinoises !

Che-Fou.

Le Trouville chinois. On y vient du sud, on y descend du nord. A côté de la plage, Watering-Place ou ville d’eaux ; la pauvre vieille sale cité a tenté en vain de se nettoyer. Ce n’est plus le méchant mendiant qui tue comme il vole, c’est le mendiant en loques qu’on plaint. Malgré tout, une petite colline, qu’escaladent des villas de tout style, marque la frontière, l’abîme. La plage est la plage, et Che-Fou est Che-Fou. Des navires de guerre sont toujours mouillés dans cette baie de houle longue, soudaine, les obligeant à prendre le large. Mais, le temps beau, les musiques des « flag-ships » jouent tour à tour en haut de la dune, les flirts palpitent ou raillent, les officiers convalescents de l’hôpital tout proche viennent attendrir des sourires et savoir quand on appareillera…

Aussi, de ce bord de mer européanisé, il ne resterait qu’un souvenir d’escale coupant l’exotisme, n’était la vision en même temps retrouvée de quelques ombres célestiales passant dans cette miniature de Trouville. Des femmes chinoises, des filles, errent à l’heure de la marée sur la lisière de la plage, quelquefois même à toucher les groupes. Elles ont remarqué, plusieurs étés durant, la joie animée de ce coin de Che-Fou où elles sont nées ; elles s’imaginent que toutes les Européennes qu’elles coudoient dans leur pleine gaieté sont des courtisanes : et le plus sérieusement du monde elles viennent pour les imiter, pour plaire à des matelots ensuite, prendre une leçon en plein air.

Or, elles ont une grande régularité de traits ; beaucoup d’entre elles gardent le sang tartare. Et on les écoute parfois la nuit, au seuil des portes ; et, la porte close, on ignore bien des nuits la leçon qu’elle répètent lorsque, devant l’amant impatient, se balançant dans un rocking-chair acheté au « store-house », pareil à ceux du bain, elles lui font l’hommage de leur moue copiée et de leurs gestes aussi parfaitement élégants que ceux des flirteuses russes ou saxonnes.

Bateaux-fleurs.

N’importe où, par exemple, à Canton. Aussi aucune note de volupté nouvelle. Un confortable emploi d’après-dîner, ainsi qu’en un lieu quelconque de la terre. Seulement le cadre est joli, fraîcheur d’eau et fraîcheur d’appartement, coloris de soirs uniquement émeraudés, coloris de femmes et coloris de glycines en grappes. Seulement les femmes, longues filles aux yeux morts, flottant dans des matités de peau comme deux astéries sous une nappe immobile, les femmes impassibles, savent mieux qu’aucune au monde quelles caresses successives ou simultanées casseront le dîneur qui les attend après leur chant, et, plus qu’aucune au monde, les donnant, ne s’y intéressent point.

Laotienne. Cambodgienne. Tonkinoise.
Femmes du Cambodge.

Nan-King.

Il vente grand vent sur le fleuve ; les rafales d’amont descendent larges et s’enflent aux vallées ; elles paraissent lutter de vitesse avec le courant boueux ; et l’eau bat les rives avec un glougloutement gourmand d’inondation. Il gèle 10 degrés au-dessous de zéro. Les jonques se sont toutes réfugiées dans le canal qui monte vers Nan-King, et l’enchevêtrement de leurs agrès simples au lieu de parer le fond du paysage, salit davantage encore sa lividité. Deux portes, l’une sitôt après la grève, l’autre à l’horizon, dressée en arc triomphal, marquent un chemin d’immense tristesse vers un Golgotha d’ombre : entre elles, sur la route, des peupliers se froissent. Des Chinois, démesurément grossis par les peaux de bêtes, passent, portés par des ânes lilliputiens ; sans timbre, les clochettes des colliers toussent ainsi que des asthmatiques. Et de l’autre côté du fleuve roi, les biches brament sous un tournoiement d’aigles malpropres.

Nous sommes entrés au hasard dans une maison. L’embarcation tarde, le froid n’est pas supportable auprès de l’arroyo ; nous cherchons où nous chauffer.

L’intérieur est à peu près sombre, le feu rougeoie à peine ; comment donc se réchauffent-ils là-dedans ? Avec une mèche de poche, nous avons vu. Nous avons vu ceci : deux tas énormes, indéfinissable à l’abord, sont élevés face à face sur deux cadres de planches très larges ; des vêtements, des toisons apparaissent dont nous éventrons prudemment l’épaisseur ; et alors se découvrent deux pareils grouillements : sur chaque lit de bois, une femme, large comme le cadre, est étendue ; et sur elle, autour d’elle, sous elle, en travers d’elle, pour avoir chaud, sont serrés des mâles de tout âge, seulement pour avoir chaud, dans des positions de la plus diverse débauche.

Une odeur, définissable par celle de la volaille vidée jointe à une aigreur d’ancienne étable, couvre ou renforce le relent des chairs dégoûtantes… Et l’impression est semblable à celle d’un fumier retourné où surgirait un nid de couleuvres.

Chinoises d’exportation.

A Manille, à Tahiti, à San Francisco, les Chinois qui viennent s’établir sont accueillis par des huées et des pierres ; à coups de pied on les mène dans des bureaux d’immatriculation où ils laissent leur dignité d’homme et leur premier pécule. Puis ils disparaissent dans la foule toujours grossissante des travailleurs jaunes, dans un ghetto où ils vivront de rien pour économiser l’argent du cercueil qui les ramènera dans une plaine de tombeaux, quelque part autour de Canton.

Les femmes de ceux-là sont heureuses. Peut-être, les Chinoises richissimes exceptées, peut-être sont-elles les seules Chinoises vraiment femmes, vraiment capables d’un pouvoir sur l’homme. Les maris travaillent ; elles jouissent de repos gras et qui engendrent des coquetteries étudiées ; elles ont le temps de songer à l’adultère. Et les Tagals splendides de Manille, les nègres hercules de San Francisco font assez souvent avec elles des couples réels d’amant et maîtresse.

Port-Arthur.

Le contraste est saisissant, lorsqu’on vient du Petchili, quand, la veille, on a quitté Takou, Takou où l’on mouille dans une eau de sable sans voir la terre. Takou dont les forts seuls se distinguent de la hune. Ici, à Port-Arthur, la baie s’ouvre comme un fjord entre deux pans de falaises ; puis, au delà, l’aridité reprend, plate ou bosselée, sans caprices de lignes.

Des troupes chinoises sont campées aux environs de la ville ; elles n’ont pas encore évacué cette Corée que la guerre laisse au Japon ; leur apparence est une apparence de force ; les réguliers tartares, coiffés en bonnets ronds, en loutre, moustachus, les sourcils broussailleux, la bouche énorme, rappellent les hommes d’Attila.

Aux angles du camp hexagonal, bruissent les tentes des femmes à soldats ; des ribaudes marchent avec ces reîtres, et les mots moyenâgeux correspondent bien à la forme de ces groupes. Le verbe haut, la danse prompte, l’ivresse continuelle, elles sont à tous ; nulle admiration de courage physique, de bravoure au combat, ne les décide au choix d’un amant. De l’amour, elles ne conservent que le goût de la douleur ; ce sont les harpies du meurtre, les prêtresses de supplices qui, sans exception, se rapportent à des atrocités sexuelles.

Le moins terrible d’entre eux, pour les hommes ennemis, est leur épouvantable caresse de la main prolongée plus loin que l’épuisement, plus loin que le jaillissement du sang, jusqu’à la mort.

Et c’est pour échapper à ces ribaudes que les blessés de la colonne Seymour acceptaient le coup de grâce donné par leurs camarades.

Saïgon.

Il faut s’arrêter à cette place, qui n’est pas encore la Chine. Non que la transition, entre le paquebot et les cités immondes du Yang-Tsé, s’y marque dans une gradation d’accoutumance à l’horreur. Aussitôt voici le fossé : il faut le franchir, malgré que quelques coins odorent le cloaque.

Et Saïgon c’est aussi l’oasis merveilleusement variée entre des escales mornes ou inquiètes.

La Rivière y conduit, méandreuse, brusque, follement contorsionnée, comme si elle retardait le plus possible l’arrivée de joie, comme si elle défendait naturellement l’humus plein de tombeaux, autant que les enchevêtrements artificiels protègent partout, depuis le cap Saint-Jacques, vers le Nippon, le mystère des choses d’Asie. Le navire peine dans l’effort d’assortir continuellement sa rigidité aux dessins de la rive grasse, échappé aux bancs pour piquer l’étrave sur des bosquets chevelus d’où pleuvent les fourmis rouges. A droite et à gauche du sillon bruissant de la Rivière, la rizière fume. Et la rivière soudain brise et éparpille la certitude de son chemin en une multitude d’arroyos éventaillés. De nouveau il semble que cette traîtrise lutte pour le secret des choses vers lesquelles on va, tâche à égarer la conquête. Et, au bord de l’eau, les buffles qui rôdent, le muffle dans le vent, dociles pourtant au boy qui les parque, s’apprêtent à foncer sur l’étranger qu’ils hument.

Qu’est-ce donc que l’on voulait cacher ? Où donc le trésor qui demeure par-dessus les siècles, hostile au conquérant ? Cinq heures, l’après-midi : le « tour de l’Inspection » grouille ; le mouvement, malabars, phaétons, cycles des palanquins rares, le mouvement se diversifie et se renouvelle avant le crépuscule bref. Les phaétons sont les phaétons, attelés seulement d’une paire de chevaux nains, venus de Manille ; les malabars sont les « sapins ». Et la halte où l’on boit les apéritifs gigantesques, comme on y boira le lait, vers l’aube, se nomme le Pré Catelan. L’Inspection, le Bois ? On ne sait plus bien ; à côté, au flanc de la promenade, comme là-bas en France, un jardin botanique où des fauves en amour commencent à miauler. Maintenant la file des voitures est doublée, triplée même. Au pas l’on défile ou bien l’on frôle ; les petits chevaux, qui ne stoppent pas, encensent, parmi l’ondoiement de leurs crinières non rasées. Monocles sur presque toutes les faces ; smokings blancs, les revers de soie thé ou mauve ; blanches aussi toutes les robes, blanches surtout les robes sans tailles, les fourreaux des congaïs qui mènent leur charrette anglaise… Des landaus plus graves, désagrègent la terre rougeoyante : le général a passé ; le lieutenant-gouverneur passe…

La nuit s’abat avec la durée seule du tournoiement d’un oiseau monstrueux frappé à mort. Le bruit meurt, les voitures filent d’un seul élan… Pour les avoir suivies, on est à la lisière de l’Inspection, du Bois, et l’on voit : on voit que la bordure bruyante n’encercle que la plaine mystérieuse et vide. Tout près, si près de la ville franque, recommence le mamelonnage de la terre, crevée des cadavres en myriades… Le tour de l’Inspection bifurque à la Route des Tombeaux.

Mais, pour revenir s’asseoir aux terrasses, dans la rue Catinat, les beaux et les belles ont pris une autre route. A peine, comme tous les soirs, ont-ils près du pont de bois, sur l’arroyo, fixé les payottes, devant lesquelles s’accroupissent, autour du riz, des créatures aux dents laquées. Le faubourg étrange, bientôt disparu, importe peu. Quelle curiosité d’ailleurs intéresserait, aujourd’hui que le paquebot a débarqué la troupe théâtrale, engagée pour la nouvelle saison ?

L’enchère, depuis le midi, est haute déjà. Pour réussir des accords, des gens ont presque supprimé leur sieste, oui, vous avez bien entendu, la sieste. Et d’autres ont fumé une vingtaine de pipes d’opium en moins que la ration journalière, résignés à mâcher des boules, pour ne pas perdre le temps du marchandage. Autour de l’absinthe, qu’une bizarrerie du climat fait vraiment meilleure, aussi différente de l’absinthe d’Europe qu’un bordeaux de crû d’un vin au litre, les nouvelles s’échangent :

— L’avocat défenseur du boulevard Charner donne 1500 piastres par mois à la dugazon.

— La soprano a accepté les 1200 piastres que lui offrait le président du cercle.

— Il paraît que la chanteuse légère a un béguin parmi ses camarades ; elle ne le lâchera pas contre 2000 piastres.

— Je vous dis, moi, que le lieutenant-gouverneur s’est déjà entendu avec elle.

— A propos, combien vaut la piastre aujourd’hui.

— 2 fr. 69, mon cher.

— Parbleu ! »

La bienvenue de la troupe, c’est de jouer le soir même de son installation. Combien les soupers seront, après la représentation, plus fastueux encore qu’à l’ordinaire ! Les noctambules qui ne peuvent se payer une théâtreuse au titre de maîtresse, ou qui se sont trop tard présentés, afficheront à des tables voisines le luxe de leurs agapes, et signifieront de quel prix se paiera une passade furtive, entre la sieste et le tour de l’Inspection. Puis, le poker formidable, cette nuit s’enflera plus formidablement encore : qui sait si la veine d’une relance sur trois fulls et un carré ne permettra pas à quelqu’un de devancer, au matin, les messages du lieutenant-gouverneur à la chanteuse légère ?

En attendant de s’assembler autour des marquises au champagne ou des tables de jeu, il reste la distraction de visiter les « Moldos » du boulevard Charner. Leurs cabarets, qui seraient des bars à Singapour ou à Shang-Haï, sont éparpillés au long du terrain vague qui, plus tard, très tôt quand même, sera le « boulevard ». Moldos, le mot abrège celui de Moldo-Valaques, décrété jadis par on ne sait quel géographe officiel des mœurs. Tchèques ou juives, Roumaines courtes, Viennoises épaisses, et combien d’autres de toutes races uniformisées dans l’appellation slave, tziganes femelles de l’Extrême-Orient, elles roulent sans trêve et sans fatigue sur leur cycle inévitable : le Caire, puis Port-Saïd, puis Singapour, ensuite Saïgon, enfin Hanoï. Commerçantes apathiques, mais dont les gestes ne se départissent jamais d’une suite machinale, elles n’ouvrent leur lit qu’après les volets clos sur la salle d’en bas.

Alors, brisées par la journée que ne repose guère leur sieste intermittente, elles dorment comme un roulier, aussitôt sous, ou plutôt sur les draps. Et l’amant de passage qui veille, se résigne à leur inconsciente bonne volonté, surpris par l’automatisme de leurs gestes accoutumés, tel un enfant qui tette sans se réveiller…

Et le matin, quand on s’évade du lit moite, il faut chercher loin la douche, à l’hôtel ou dans la batterie du ponton-stationnaire. Quelle rancœur ! Quel subit et franc élan vers des chastetés lustrales ! On se méprise d’avoir payé la réclusion du paquebot par l’abandon précipité aux étreintes déjà connues, courtisanes de trottoirs, théâtreuses, Moldos. Le châtiment, qu’aggravera avant de l’effacer le jet implacable de la douche, solde le rut de France transporté ici, inharmonisé avec la terre d’Asie. Et, tandis qu’une nouvelle hâte grouille de se purifier en des chairs exotiques, tandis que se précise parmi l’ébrouement de l’eau, l’évidence du sacrilège nocturne, on ne pense pas que seul a dévasté le désir fort et l’ordinaire hygiène, seul le Soleil, sensible même parmi l’ombre de volupté, le Soleil qui maintenant, calme, balance ses semences de mort dans son vol de clartés…

Et l’on va vers Chôlen. Qu’a-t-on besoin des repos renouvelés qui permettent des minutes d’activité entre chacun d’eux ?… Partout la sieste pantèle, sieste d’après-midi après la sieste du matin, avant la sieste d’après le tour d’Inspection… Les jambes fermes, on saccade la promenade vers le bourg annamite ; on ne sait pas la raison de ces torpeurs qu’on méprise indulgemment. On saura trop tôt… Dans la lumière vide et sèche, les flamboyants ne peuvent odorer. Des champs engraissés monte l’haleine infecte des déjections.

Fumerie d’opium au Tonkin.

Enfin voici Chôlen, discret, Chôlen que l’on verra mouvant splendidement des cortèges du Dragon ; car, au premier jour d’escale, s’entassent, sous les tempes chaudes, le tas du devenir… A cette heure, sur les rues, les profils minces des cases en vis-à-vis ne se joignent même pas au milieu du sillon. Il n’y a qu’une plaque d’ombre, étroite, géométrique, où s’inscrit le relief d’une créature figée sur un escabeau ; des fumées d’opium, parfois, crépues et roulées, barbouillent cette plaque. Ou bien c’est un rideau, entre l’ombre et le réduit ombreux ; la femme annamite attend derrière ce vélum loqueteux, peut-être rien, ou seulement ce qui est venu.

Eux, ceux qui sont venus, reculent. Comment ces hideurs sont-elles sœurs des congaïs pimpantes, qui, dans leur sarreau blanc, mènent sur l’Inspection les charrettes anglaises ? Ce n’est pas possible ; non, vraiment, il est impossible d’imaginer le plus lointain des rapprochements avec cette femme, indifférente et muette pendant la délibération des étrangers ! Car les visiteurs n’ont vu et ne voient, ils ne verront toujours que la joue grimaçante dans l’effort du bétel chiqué, les dents mi-noircies, mi-rougeoyantes, offrant l’image d’une tête suppliciée dont on aurait retourné des lèvres, le jus mal essuyé qui balafre un coin de la joue.

D’ailleurs, en surmontant le dégoût, l’effort d’une sereine curiosité ne révèle pas, supprimée la tête, un corps de beauté. L’impression est reçue ineffaçable, dans cette première rencontre. Et l’on ne s’intéressera point, plus tard, aux confidences d’amis intrépides qui ont usé de femmes à Chôlen, dans la pleine obscurité pour ne les voir point, et qui affirment alors la science des rythmes éprouvée, et, pour la première fois peut-être dans une étreinte exotique, l’exception aux passivités insupportables…

Mais, sur la même route, au retour, dans le faubourg épars, tranché par les boulevards et les voies ferrées, s’offre une station encore d’épreuve, un port sans doute où s’abriter des Moldos… Ecoutez… n’est-ce pas ? Vous avez aussitôt reconnu le grêlement du chamicen ; la mélopée, qui, à la même heure, remplit les rues du Nippon, monte de tous les coins de ces maisons développées autour de Calnelages. Les syllabes de Ko-bi, Yoko-ha-ma se prolongent presque en pleurs retenus. Oh ! la bonne aubaine : tout près de nous, des Japonaises, des mousmés !

Hélas ! ces exilées du Nippon sont de pauvres et laides choses. Le caprice de quelques gros fonctionnaires autant que l’humeur vagabonde a transporté dans cette campagne empuantie d’ordures et pâmée aux relents de flamboyants, un coin du Kanagãwa, la débauche mièvre et multiple de Yokohama. La transplantation n’a pas réussi et les greffes sont impossibles. Ainsi songe-t-on, après une heure dans la chambrette, sans les nattes merveilleuses de là-bas, à Nagasaki et sans la nuit fraîche du fiord où s’ébattent les poupées de volupté. Et, déçu, abruti par cette exploration de l’exotisme de Saïgon, sous le soleil méchant, on regarde vers l’arroyo où les sampans se heurtent, remplis sans doute du grouillement qui parfait l’horreur, serrant autour de la résine qui pleure les faces au rictus du bétel.

Pendant l’entière durée de l’escale, la contrition est vaine qui veut revenir aux Européennes, d’en haut ou d’en bas sur l’échelle cochinchinoise, même aux Moldos. Car il y a des raisons que l’on n’a pas sues le premier jour. Les blanches, là-bas, n’ont guère de mérite à la résistance, si un désir réussit à les pâmer. Pauvres femmes d’Europe, loques malpropres et honteuses ! Elles portent la peine biblique, semble-t-il, de n’être point restées où elles naquirent pour leur rôle d’amantes, plus simplement pour la soumission à leur féminité. Une à une elles s’en vont, effondrées peut-être pour la vie, l’une après l’autre elles désapprennent de changer les camélias, et leur intimité n’est plus que la réclusion à perpétuité…

Il reste les congaïs, les femmes annamites, pimpantes, mièvres, musquées, dont le sarreau blanc jalonne l’Inspection. A quoi bon parler de celles-là : chair domestiquée par des conquérants, elles n’apprennent rien au passant puisque ses pareils leur ont tout appris. Leur nom pourtant complète la trilogie des symboles de l’exotisme : congaïs à côté des mousmés et des vahinés. Même ce nom, promené sur toutes les mers, demeure le plus généralement employé par ceux qui, à une terrasse de café, en France, diraient « une femme ». Et il y demeure vraiment une empreinte plus souveraine de possession, de « chose » qui appartient sans restriction, et, dans la légende de volupté, une signification de passivité prête à tous les sadismes.

Comment exprimer que la beauté de la race a été surtout donnée à leurs frères ? Il est malaisé de faire comprendre que les déracinés fiévreux de là-bas s’en aperçoivent trop, et de rappeler trop longuement que Saïgon est la patrie des boys. Il vaut mieux entendre conter au fumoir des histoires étranges, en lesquelles se transposent exactement les termes du langage éternel, passion, étreinte, jalousie, et il suffit de retenir que l’échange diffère de ceux pareils, nés de brutalités sahariennes ou de solitudes de steppes. Car là-bas, entre l’Inspection et la rizière, où rôdent les buffles, ce n’est pas à sa propre joie que songe l’Européen…

Voici, pour balayer cette effluve malsaine que s’enfle le souffle de mer, venu du cap Saint-Jacques. Il faut peser les hasards du chemin à cette escale. Car Saïgon n’est qu’un entr’acte entre l’anormal splendide de l’Inde et l’anormal immonde de la Chine.

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