Amours d'Extrême-Orient: Illustrations d'après nature par Amédée Vignola
FEMMES DE MADAGASCAR
Femme Misti. Quarteronne. Mulâtresse.
Capresse.
FEMMES DE MADAGASCAR
Passades lointaines. — Diégo-Suarez.
La première femme, après celles du paquebot, quand la longue escale du navire nous apprend des habitudes, c’est une créole de Bourbon. Elles sont, par toute l’île, les filles de « Port-Louis », les marchandes d’une denrée rare, marchandes sans prévoyance du reste, toujours pauvres, cigales trop endormies seulement pour chanter. L’effort pour elles est, un jour, de venir sur un pont de bateau. Elles ne le recommencent pas. Même ici, à Diégo, elles vivent et meurent cabaretières ou blanchisseuses, ou simplement hétaïres discrètes, qu’on ne voit pas souvent dans Antsirane, dont on ne connaît les cases qu’après des promenades d’impatiente recherche, après l’indication très vague donnée par les nouveaux amis, qui s’étonnent, tous unis à des Betsimisarakas, de votre préférence européenne. Surtout c’est presque encore la chair blanche. Et Hermine Baluzet explique davantage pourquoi les nouveaux venus lui fourniront des amis, chaque fois : « Tu sais, mon ché, ma peau est comme celle de tes doudous là-bas ; mais surtout mes caresses sont blanches. » Elle sourit, malicieuse, puis, sérieuse, continue des comparaisons graves et impudiques… On est dans une chambre où les murs sont plaqués de chromos sacrés, le lit a des rideaux et il y a la machine à coudre. Dehors, de l’eau tombe continuellement d’un robinet sur une dalle, fraîcheur inusitée sous le soleil de deux heures ; la rumeur d’une école, de l’autre côté de la cour, s’enfle avec la brise de mer. Hermine Baluzet, un moment m’intéresse à sa « tite fa-mille ». — A cette école, tout près, elle a plusieurs enfants, et, comme je m’étonne : « Oh ! tu sais, mon ché, dit-elle, c’est si souvent embêtant de se lever après avoir fait l’amour ! » Elle zézaie horriblement ; elle est créole ; elle est Port-Louis. Et en dépit de cela, accablé déjà par l’idée fixe sous la chaleur de Diégo, je songe au Directoire, et la petite âme bête d’Hermine Baluzet s’introduit de force dans un corps ridiculement gracile de merveilleuse. Puis je veux savoir son idée sur les indigènes, sur les Betsimisarakas. Alors indulgente : « Mon ché, elles sont gentilles quand on fait des zamies ! » — Oh ! comme ce z révélateur m’empêche d’insister ! Comme pourtant j’ai envie de me documenter sur le saphisme d’ici ! Mais décidemment Hermine Baluzet est lasse de causer, et les rares minutes de l’après-midi où je rêve un peu, je me complais dans l’idée de son nom, si délicieusement bourgeois avec une pointe de grandesse coloniale, avant l’inconnu de toutes les Tombou et toutes les Samba de l’île.
La première noire. — Un ami me l’a prêtée, pour voir. Il est navré que je réserve mon avis. J’ai retenu que Saboutsi racontait des histoires de fées et de revenants malgaches. Et aussi, du côté de la montagne d’Ambre, elle a des parents qui possèdent pas mal de bœufs. L’ami part fréquemment en excursion avec elle de ces côtés-là. — Saboutsi porte le carnier et les provisions. Avec la famille, les nuits, on chasse le sanglier en battue, et la bête, dirigée par une meute dont un seul chien est dressé, défile devant l’un des chasseurs, et lui la traverse de sa sagaie à trente mètres. « Oui, oui, mon cher, mais votre femme Saboutsi, parlez-m’en un peu ? le soir et le matin, qu’est-elle ? Pareille ou différente ? » L’ami me regarde railleur. Je suis pris : il sait trop que je veux toujours voir pour avoir vu et il me répond froidement : « Pareille ; les moustiques ne la gênent pas. »
En colonne.
A la halte du soir, les Sénégalais ont fini de préparer le pacage des bêtes. Ils ont porté le bois et l’eau. Silencieusement gais, ils regardent leurs femmes autour des feux. On leur a donné, selon la coutume, des femmes malgaches. Entre eux ils ne se comprennent pas ; de langue et de gestes différents. Mais ils sont aux petits soins pour elles, des choses de bonté et de tendresse s’agitent dans leurs cerveaux. Ils savent apporter le fruit, même la fleur qui fait plaisir. Ils admirent leurs compagnes de la saison dans leur attitude de repos et d’occupations ménagères, et leur bouche distendue bée devant l’intimité permise, tandis que leurs yeux cherchent par instants les yeux des camarades voisins heureux de la même joie. Elles, Sakalaves, ou Betsimisarakas, se composent une dignité et, loin des servitudes dans leur race, elles comprennent ce très vague respect des mâles, en sentant naître des caprices. Seulement la nuit, sous le rut trop rapide des soldats, elles regretteront l’étreinte continue des Anjouanais.
La Grande-Terre.
Pour les gens de Nossi-Bé, la Grande-Terre signifie le rivage de Madagascar, en face d’Herville et tout proche. Des bandes de partisans malgaches, les Marovyels, ont soudain brûlé et tué. La colonne formée de marins et de Sénégalais, campe au centre du pays dévasté. Et l’on raconte tout bas que les Sakalaves auraient longtemps encore accepté l’impôt et les prestations, mais qu’ils ont vengé la petite princesse, la Pandjaka, que le commis d’administration voulait prendre après l’avoir séquestrée. Toujours la même histoire ; toujours des vaincus lassés de résignation quand il s’agit de défendre les femelles. On dit aussi : « Le commis, potentat au petit pied, avait une maîtresse emmenée de Nossi-Bé ; jalouse de la Pandjaka, elle a prévenu les Marovyels, elle a présidé à l’émasculation et à la torture de Montin, de son amant ».
Justement voici qu’on amène la femme, des matelots l’ont trouvée dans la brousse à quelques pas du camp. Et le lieutenant l’interroge : « Sais-tu quelque chose ? Comment Montin est-il mort ? Ont-ils brûlé beaucoup de propriétés ? Par où s’est enfuie la bande ? » D’abord elle répond en malgache, puis, confiante, elle compose des phrases en français, simples d’idées et claires de sens. Elle ne sait rien, le soir terrible, elle s’est sauvée quand les brigands ont enfoncé la porte. Elle a erré, maintenant elle est lasse et a faim…
Très tard, quand le lieutenant a fini sa ronde, vérifié les sentinelles, il revient pour dormir quelques heures dans le grand hangar fermé de toiles où il couche au milieu des hommes. Sur une estrade on lui a dressé son lit de campagne et des étoffes de lamba le gardent bien clos. Quand il a soulevé ce rideau, il est tout contre Alimou, étendue sur sa couchette. Comment est-elle là ? L’officier, furieux, va crier. Mais deux yeux qui ne cillent pas, des yeux simples de supplication intense, le fascinent. Et, tandis qu’il hésite, la Sakalave a déjà allongé le bras et, sans le quitter du regard, sans bouger autrement son corps, elle a fait le geste de la caresse souveraine. Elle est nue. Dans l’ombre, ses anneaux d’oreille, grands cercles de cuivre, brillent. Maintenant qu’elle ondule lentement, ses cheveux en touffes énormes, où s’agglomèrent les coques pressées, froissent le drap, avec un bruit doux de jupon qu’on enlève. Son quintuple collier de corail bleui bat la pointe de ses seins. Et tandis qu’elle épand son odeur forte, adoucissant en désir la supplication de ses yeux, elle laisse deviner dans l’ombre le bas de son corps prêt pour la caresse que les blancs lui ont apprise…
A l’aube, Alimou songeuse, secoue l’officier, qui dort : « Va veiller, dit-elle ; puisque tu es mon mari, je ne veux plus de mal à Montin. »
Binaô.
Binaô, souveraine d’Ankify, vassale fidèle du général-gouverneur, a prié que le croiseur, actuellement au repos de Nossi-Bé, la vînt chercher, ainsi que toute sa cour. Elle désire vivement passer à Hellville les fêtes du jour de lan. L’état-major du navire s’inquiète du solennel protocole, mal averti de l’entourage de la reine. Surtout la question est débattue de savoir qui des officiers ira diriger l’embarquement de la maison royale. Car Binaô, dont les suivantes assurent de douces récompenses à cette corvée de direction, Binaô, à cinquante ans passés, ne cède à personne l’honneur de compléter, la première, son hospitalité plénière.
Et la cour embarque, et la pandjaka a vraiment grand air au milieu du caquetage discret des petites filles qui se relaient à son service immédiat. Même elle a donné les ordres les plus sévères pour que la majesté du croiseur ne soit point troublée par de rapides passades. Sous son œil infaillible, le troupeau se parque, rieur, défiant aussi bien des matelots que des officiers.
Trois heures sont nécessaires pour venir d’Ankify au mouillage de Hellville, trois heures en outre jusqu’à la nuit close où sous les manguiers, les cases étant trop peu nombreuses devant l’irruption des passagères amoureuses, commencera la saturnale de la nouvelle année. Alors, dociles, les petites suivantes clignent quand même de l’œil vers le personnel du croiseur, et s’étonnent des indignations qui accueillent les gestes naïvement cyniques par lesquels elles conseillent de remédier à l’attente insupportable.
La Grande Comore.
C’est un pays d’Islam, c’est la race, solidement perpétuée, qui peuple lentement Madagascar et qui demeurera, disparus les Houves, fondus les Sakalaves, partis peut-être même les Francs.
Des femmes voilées passent ; des gandourahs blanches se confondent avec la blancheur des murs, et la tache des chéchias pique les profils d’une cité en Kasbah. Des ânes, des porteurs d’eau, des traînées de pas comme de lents pèlerins vers la Mecque. Et le cheik vénéré, le maître, autant qu’il lui plut, de cette île, fut le Français Humblot, Humblot qui vécut l’aventure d’avoir un royaume pour lui seul, et un jour de l’offrir à son ancienne patrie. Maintenant il vit sur la montagne, au creux de vallées qu’emplissent des nuages d’eau, vallées où la flore merveilleuse réunit tous les spécimens connus au monde et en invente de nouveaux.
En bas, dans la ville, les femmes passent muettes, voilées. Mais, musulmanes, ce sont plus les habitantes des harems inviolables. Apres au gain, elles se donnent la nuit ; plus âpres encore, leurs maris ou leurs pères les prostituent.
Le carré de leur front, l’ovale de leur visage est déliné par le sillon blanc d’une poudre de riz mêlée de colle. Du moins leur chair patinée et ferme l’emporte de beaucoup sur l’épiderme gras des Betsimisarakas. On a tort, disant qu’elles se donnent ; elles se prêtent à peine, horrifiées par la souillure du chrétien, jusqu’à en repousser brutalement l’intimité suprême.
Majunga.
« Le Bâl est roi de l’heure et l’heure est longue à vivre. » De la lumière qui fait mal et du sable entre Majunga et Mabib, le village indigène. D’un côté la mer, grasse d’alluvions, et, par delà le chenal, le rougeoiement des falaises d’Ankaramy sous leur toison verte ; de l’autre côté, le bois surchauffé qui exhale de la pourriture. On va, par un sentier où les pas ont tassé le sable, rigole abaissée qui partage l’étendue de la plaine miroitante. Mais le désert montre tôt sa borne ; l’humus ferme se relève et s’accote à une première ligne de manguiers géants, à travers lesquels pointent les cases de Mabib.
Dans le village logent la plupart des bourjanes. A ce moment en particulier ils sont nombreux, car le général-gouverneur est descendu de Tananarive à la mer. Ce sont les parias de l’île, la race inférieure, vouée aux fardeaux. Et sans doute ils répugnent un peu à l’œil. Plus de nudité aux lignes splendides, une couverture en haillons rejetée sur l’épaule les vêt ; ils se couvrent la tête des restes détressés d’un chapeau de paille. Et leur barbe, échevelée par places, enlevée à d’autres places, ajoute à leur hideur de malades mystérieux. Malades, ils le sont, mais leurs femmes et leurs filles sont belles entre toutes les Malgaches. Leur race est sœur des races polynésiennes ; comme elles, elle a gardé dans son sang le fléau que les mères de marins bretons nomment discrètement « la maladie des colonies » et comme elles, elle continue de produire des filles aux traits charmants et aux chevelures admirables, des chevelures adorées après le supplice des toisons crépues à fouiller.
Et nous allons chercher une de ces Hovas, une Houve, comme on dit ici. Le docteur du bord s’est complètement informé et nous a rassurés. Pas tous cependant, quelques-uns ne surmontent pas l’effroi classique à cause du nom prononcé. Mais les autres sont curieux d’une autre chair que celles des Sakalaves ordinaires, curieux aussi du village que les Sénégalais ont failli saccager l’autre jour. Une de leurs femmes s’était enfuie du quartier des casernes à Majunga ; réveillés par le mari malheureux, ils ont pris leurs armes et sont venus donner l’assaut aux cases de Mabib. Il y a eu du sang et les femmes Houves se réjouissaient en secret.
La case est ignoble où l’on nous fait entrer, surtout basse à étouffer, Et, parce que l’attente se prolonge, des autres il ne reste plus qu’un enthousiaste… Quand il nous rejoint, il nous dit tous les détails, mais nous retenons qu’il a revécu une sensation d’Océanie. Il a retrouvé dans ce corps de Houve toutes les souplesses inconnues sur la terre malgache de la côte, les abandons et les refus qui font si diverse l’aimée passagère, la science des baisers qui touchent à peine, l’ardeur des vahinés de Tahiti et des Marquises. Il conte encore l’enfantillage gracieux des mouvements, la brusquerie des attitudes, l’élégance complète du geste d’amour, Puis, comme il se perd en de comiques évocations, quelqu’un essaye de définir, ironique, en disant : « la femme-bilboquet, n’est-ce pas ? »
Mais le temps de rire, ceux qui ne restent pas songent qu’ils reviendront demain.
Nossi-Bé.
Nossi-Bé, l’autre Tahiti. Petite île, comme l’île délicieuse ; comme elle, terre chaude d’amour. Mais ici il faut s’étonner d’abord que ces douceurs de rêve puissent germer ; il faut dire avec des mots prudents très francs aussi, quelle distance sépare les amantes polynésiennes des sakalaves ; il faut pardonner aux officiers de marine, pour avoir connu l’Eden du Pacifique, de l’avoir rebâti à Nossi-Bé avec la tendresse du sol et la docile illusion des filles très nombreuses, avec aussi le contentement facile de désirs très jeunes. Et alors, la mauvaise part faite, revient à tous l’âme amie des nuits australes… Depuis la jetée, on marche sous la voûte des manguiers ; les mangues mûres tombent, coupant la faible voix des jets d’eau invisibles ; ou bien un « jack » détaché de la branche qui s’ébroue ensuite dans l’ombre, roule en tonnerre sur le zinc d’une toiture de case.
Des voix parlent un moment, des noms se répondent, piquant des roucoulements de rires, étouffés ou lointains. Puis dans le silence repris, le jet d’eau balbutie, mal remis d’une peur, semble-t-il.
Nossi-Komba.
L’île dressée, laineuse de verdure, sous la seule clarté stellaire apporte le mensonge de son fantôme à toucher la hauteur d’Hellville ; la baie, en bas, s’oublie dans l’union des deux terres. Et parmi la fragrance de vanille qui traverse d’un relent de spasme l’effluve continu des flamboyants, on marche plus vite, sans le savoir, vers les femmes dont la peau sent fort.
Leurs noms ? D’abord toute la dynastie des Tombou-Tombou-Safy, Tombou-Helli, Tombou-Lava ; puis Tani-Kelli, Saniwa, Anngui ; encore des noms français, Victoire, Marie, Rose ; tous de nuance claire ou de pensée légère.
Comment elles se déshabillent ? Oh ! les étoffes drapées, les lambas, ne donnent chacun en tombant que la sensation de la chère chemise de France, et rien de l’autre linge compliqué de France ne permet l’attardement et les délices successifs. Seulement parfois des colliers à plusieurs rangs s’embrouillent, et l’on aide, femme de chambre méchante, à prolonger l’impatience de l’amie…
Si elles vous aiment ? Si on en est sûr ? Mon Dieu ! comment dire cela à d’ironiques amants ? Comment ne pas mériter, restant sincère, leur pitié étonnée ? Tant pis ! Non, on n’est jamais sûr, et ce sera crié très haut. On ajoutera, bien bas, qu’elles ont appris des gestes pour qu’aucun ne serve seul à une heure meilleure ; plus bas encore, que dans une monstrueuse hypocrisie, candide quand même, elles veulent ne point terminer leur toilette d’avant, pour permettre l’illusion…
D’ailleurs, elles croient plaire davantage dans leur effort d’intellectuelles que dans leur simplicité d’amoureuses. Oui, d’intellectuelles, elles ne savent pas le français tout uniment. Marie Rose lit des romans de George Sand et, après avoir fermé Indiana, elle dit très sérieuse à son ami… : « Mon ami, si j’en juge par ce livre, tes femmes de France sont de vraies p… » Heureusement d’autres que Marie Rose ignorent George Sand. Celles-ci se contentent d’apprendre des chansons obscènes de lycée ou de caserne ; et les unes et les autres adorent la limonade très sucrée.
Sur toutes règne Charlotte ; Charlotte, qui habite au faubourg d’Andouane, est la proxénète-reine. Elle a des troupeaux. Le général-gouverneur lui accorde une concession à la Grande-Terre et elle viendra voir l’Exposition. C’est une camarade et une maman. Elle passe des matinées à bord. L’après-midi on reste à causer chez elle à Andouane, et l’on s’intéresse à ses nièces, mignonnes impubères, dont la virginité est promise à de longues échéances. Il y a aussi chez Charlotte, des cousins et des neveux, assez nécessaires depuis un certain 14 Juillet où elle se trouva trop seule devant les matelots en bordée.
Une chose marque d’originalité les amours d’Hellville ou ceux de l’île entière. De ces passades aussi bien que des unions plus longues qui retiennent en ménage une Sakalave et un officier, il reste presque toujours des traces ; les femmes souhaitent que le moment se prolonge, que l’amour devienne amitié.
Alors très souvent l’amant et l’amante se font « frère et sœur de sang ». Une cérémonie consacre l’échange. On s’attendrit un peu ce jour-là dans un cadre familial et l’on se fâche contre les sceptiques qui assurent que la solennité sert simplement à procurer aux petites femmes une orgie de limonade. Au reste, en dehors de cette manifestation sacrée, la langue de Nossi-Bé exprime d’un seul mot l’idée de si douce chimère, hélas ! aux blancs, de : « celui qui a été l’amant d’une femme et qui est resté son ami ».
Si les abandons des femmes Sakalaves ne se donnent que rarement aux Européens, ils se donnent presque aussi rarement aux mâles de leur race.
Mystérieuse, intelligente, méprisante, solide, une autre race existe dont les hommes sont là-bas les amants ardemment désirés : ce sont les Anjouanais, Arabes de sang presque pur. Effacés devant l’Européen, heureux seulement de le tromper en affaires, ils dressent leur souvenir irritant parmi les nuits. Et s’ils voulaient, ils veulent d’ailleurs parfois, ils organiseraient sur la terre malgache un syndicat d’alphonses souverains et chéris… Pourquoi ? Ils sont beaux, mais d’autres charmes les imposent aux femmes Sakalaves ; on pourrait presque dire des philtres. Outre leur virilité remarquable, ils ont gardé le secret des aphrodisiaques. L’ont-ils reçu de l’Orient passé ? Peut-être. Ils vivent en tout cas pour le spasme. Sous les allées d’Hellville des adolescents avec du sable émeuvent par avance la sensibilité de leurs muqueuses.
Vohémar.
Le spectacle est comique, en passant, tout à fait en passant. Il est artificiel aussi ; cependant il s’est glissé au milieu des choses non oubliées.
Le résident s’est composé un harem de petites Houves. Elles s’habillent à l’européenne, et elles valsent. Vraiment, le premier étonnement envolé d’une tête noire sur des corsages bleus ou roses, elles ne sont point grotesques. Le bal devient charmant, la fin de nuit est exquise, remplie du déshabillage si rare et de la science d’amour des petites filles aux belles chevelures.
Fort Dauphin.
Quelle désolation que cette baie qui pourtant enferme le plus de passé ! Un fort d’avant Richelieu encombre la falaise ; des collines se bousculent et au lointain s’estompent de tristesse au-dessus de lacs sans vie. La houle énorme et continuelle envahit le cirque trop étroit ; une plage de sable coupée d’épaves, garde des attitudes de long squelette blanchi où se reposent des corbeaux.
Et des matelots ont vécu là un mois, après le naufrage d’un navire de guerre. La terre, une fois de plus, peu habituelle, leur a soufflé des idées de sang et de viol. Et une nuit ils ont brisé les clôtures du campement, ils ont forcé les cases éparses des indigènes ; ils ont forcé des femmes, non pas des filles complaisantes, comme celles d’Hellville ou de Majunga, mais des femmes farouches qui les mordaient ou déchiraient leur sexe. Et l’antique histoire des races étrangères, condamnées à fournir toujours des vainqueurs et des vaincus, s’est revécue une fois près de flots lourds qui ne sont plus les vagues des tropiques, qui sont les houles mystérieuses de l’océan du Sud.
Tamatave.
Des blanches, des Sakalaves, des Houves, des créoles, même des Japonaises. Mais comme le fait remarquer un fonctionnaire honoraire d’une fonction honorifique : « la Japonaise, comme l’anti-cléricalisme, n’est pas un objet d’exportation ».
C’est vrai. Alors il reste des chairs trop connues. Il reste autre chose, la blanche ignorée depuis un an, et qui vous refait un peu l’Aventure.
Japonaises de Tamatave.
Il faut bien en parler, puisque le quartier chaud de la capitale très vite devient un Yoshivara, que les mousmés y prennent un monopole que leur disputent mal les Sakalaves et dont se désintéressent les créoles. Et depuis des siècles, des dizaines de siècles, elles continuent le métier d’apporter leur chair par le monde, devançant les Colomb et les Cook, rencontrées partout avant que l’on sût la place de l’Empire du Soleil, semées dans la Carthage de Flaubert et l’Alexandrie de Louÿs. « Il en venait de plus loin encore : des êtres menus et lents, dont personne ne savait la langue… leurs yeux s’allongeaient vers les tempes… Elles connaissaient les mouvements de l’amour, mais refusaient le baiser sur la bouche… Entre deux unions passagères, on les voyait jouer entre elles, assises sur leurs petits pieds et s’amuser puérilement. »
Etrangeté ! elles paraissent plus faites pour cette grosse île éloignée du Nippon, que pour d’autres transplantations, celle de Saïgon par exemple. Leur goût exclusif du poisson cru déjà leur crée une fraternité matérielle avec les Sakalaves. Dans le sable des avenues elles enfoncent leurs socques aussi décidément qu’elles les claquaient sur le sol caillouteux de Nagasaki. Leurs veilleuses, leurs papiers dorés, leurs bâtonnets rouges sur l’autel minuscule des ancêtres, ont pu ne froisser ni étonner les Malgaches, seule race peut-être au monde qui ignore la moindre des conceptions de l’au-delà.
Ce ne sont plus des mousmés, ce ne sont plus des geishas, mais elles demeurent quand même de frêles choses, dont on a toujours la tentation de faire joujou, et c’est ainsi que les créoles, d’autres encore, s’en amusent trop et trop complètement. Vis-à-vis du mâle, elles demeurent, comme là-bas dans le Nippon, aussi dédaigneuses, aussi mystérieusement railleuses, aussi indifférentes ; mais elles exagèrent encore les défiances de leur propreté d’hermine. Et avant certains baisers, qu’ici elles consentent assez souvent à donner, elles se capitonnent les bajoues d’un rempart de papier.
Sur Ranavalo.
Paquebot Yang-Tsé, Février 1899. — C’est seulement après une presque demi-journée d’installation à bord ; seulement par le hasard des causeries avec ceux qui y sont, à ce bord, depuis la Réunion, comme Elle ; ce n’est que l’étonnement, rapide mais aussitôt renseigné, de voir occupée la cabine de luxe ; ce seul examen bref, bien juste précisé dans l’accoutumance aux allers et aux retours, qui révèle la passagère royale, Ranavalo. Le gouvernement de France a jugé bon de lui prendre son oisiveté après son pays. Sans doute, il est meilleur juge que l’errant dont la pensée, après des heures en ce voisinage, ne trouve une curiosité de la Houve, suprême « pandjaka », qu’au loisir de l’absinthe plus émeraudée sur la glace plus cailloutée et plus lisse. Cependant, après avoir écouté ceux qui peuvent savoir, il ne paraît pas que l’exil dans l’autre île, à trois jours de Fort-Dauphin, maintenait aux souvenirs des vaincus l’énergie d’une présence lointaine…
Au reste, Ranavalo quitte la Réunion avec joie.
De la hâte brutale parmi laquelle on la fit dévaler les pentes de l’Emyrne, jusqu’à la mer geôlière ; du filanzane, galopé entre les troupes, semées encore presque jusqu’à Tamatave, disparus les quelques-uns que la fortune mena coucher au Palais d’Argent ; des robes et des trésors, perdus entre les haltes et la reprise de la chevauchée, à l’aube, Ranavalo n’a regretté que les robes. Et elle en a commandé beaucoup d’autres à Paris, Paris qu’elle va voir, déjà ivre de sa légende.
Car elle a compris, elle raconte, elle confie au commandant du navire ; aux officiers entourant, goguenards, le capitaine chargé de sa personne, que le président Faure, à qui elle écrivit son désir éperdu, va lui offrir le spectacle de la Ville en Exposition…
Donc le temps est mesuré où elle pourra épuiser ses malles pleines, trop fièrement coquette pour ne point rechanger le trousseau neuf, lorsqu’elle aura mis le pied sur les Champs-Elysées. Les Champs-Elysées, comment cela est-il ? Mais, une allée, conservée dans une forêt de jadis, semblable aux bois d’Emyrne, sans que les fûts s’en dressent plus altiers, et c’est l’allée sur laquelle défilent les cortèges de rois, sur laquelle a roulé le gala du tsar… Ranavalo rêve ; même des larmes du bonheur escompté embuent ses yeux en gouttes de café.
Voici Aden déjà et pas une fois la reine ne s’est mise à table, vêtue comme une autre fois auparavant, depuis le premier repas. Elle mange dans le salon des premières, mais à une table réservée, en retrait de la ligne occupée par les rares passagers.
Elle s’amuserait d’avoir une place au milieu de tous, reconnaissante quand même de cette déférence gardée à sa personne, malgré d’autres lèse-majesté. Car, si elle n’a jamais été qu’une reine fainéante, une « pandjaka » de gaieté, couvrant des Richelieus Houves, il lui reste néanmoins le vif sentiment de son extériorité de souveraine, et la conscience qu’il en doit demeurer immuablement un symbole : faire pour elle ce que l’on ne fait pas pour tous les autres. Humble protocole, protocole de Gérolstein ! A la même table, il faut que siège, en face d’elle, son interprète ou factotum, vague première utilité, peut-être apparenté à la Houve pandjaka, en tous cas pour lequel elle déroge à la solitude du festin royal. Et le troisième convive est une femme de son rang du moins, sa tante.
Cette tante seule occupe l’attention des passagers, les amuse, hélas ! surtout. En vain la reine l’a grondée, en vain, au départ, le général d’infanterie coloniale, avec une discrète fermeté, lui a fait écouter des recommandations : la tante, majestueuse, immense, le regard fixe parmi les bouffissures de peau et sous la crépelure de ses cheveux, différents de la belle chevelure de Ranavalo, la tante s’oublie entre le Bourgogne, le Champagne et le Whisky. Le plus souvent, sa faiblesse ne gêne personne ; seule Ranavalo s’en désole et ne se promène, calme, sur l’arrière, qu’après s’être assurée du profond sommeil de la parente. Mais voici qu’un soir, la mer plate, le repas s’est prolongé dans le salon, et nombre de gens sont encore à table que derrière eux la tante continue de boire. Soudain exaspérée de sa solitude, des gestes et des voix des dîneurs, qui sait ? peut-être crachant la rancœur de vaincue, d’exilée et d’abandonner, que la frêle et mélancolique Ranavalo cache ou ne sent plus, la grosse femme hurle. Or on écoute, par loisir, et parce que Ranavalo n’est pas là. On entend que la tante insulte tous les hommes présents et leur dit son mépris de n’avoir encore été forcée par aucun d’eux. Puis incapable de se lever, elle boit, boit toujours. Ranavalo est accourue ; la tante méconnaît la majesté royale ; on a peine à la coucher et la petite reine désespérée pleure à chaudes larmes le scandale, appuyée contre un bastingage. Le capitaine Bon……, son cavalier servant, celui qui doit la remettre à Marseille au chargé du gouvernement, essaie vainement de l’entraîner, de lui offrir son bras pour une promenade sur le pont.
Quel vraiment gros chagrin ! Car la joie de Ranavalo est précisément de marcher ainsi au bras du capitaine. Et souvent l’officier, dérangé dans son whist, peste contre la timide apparition de la reine qui, sans oser parler, va et vient devant le fumoir, attendant le cher appui et préparant la solennité d’un pas pour son pied menu.
Elle se couche comme un enfant sage. Depuis les craintes de la guerre, de la fuite, de l’exil, elle imagine des sujétions continuelles. Très humble, elle se persuade que seule la bonté du capitaine Bon……oy lui permet des fantaisies et des libertés, et alors, pour ne point le faire punir lui-même par quelque diable méchant et galonné, elle se retire très tôt dans la cabine de luxe, plus près de Paris que la veille, avec la douceur sommeillante d’être plus près encore au matin proche.
Sur la carte, comme tous, elle s’intéresse au point marqué. Mais des professeurs complaisants n’ont pu lui faire comprendre l’échelle des milles. Les explications de distance tournaient dans sa cervelle de femme-enfant. Elle ne compte que par nuits, avant l’éblouissement de Marseille, dans le soleil dont on lui parle. Rien ne l’occupe, hors l’arrivée, hors Marseille pour Paris.
L’enfant royal mange, sans crier, dans l’avant-carré, sous la surveillance d’une nourrice. Ranavalo d’ailleurs n’est point sa mère. Il croît, celui-là, inutilement puisqu’il n’y a plus de trône où le hucher, sélectionné quand même dans un cercle de familles traditionnelles, choyé avec l’aveugle intelligence d’une communauté d’abeilles dispersées.
Et lorsque le Yang-Tsé s’amuse au raz, lorsque Ranavalo haletante de l’écrasant espoir de Paris, se pencha pour voir un messager du président, elle aperçut le préfet accompagné ainsi que pour recevoir le Masque de Fer ou Eyraud, et elle sut que le lendemain, à midi, un autre paquebot l’emporterait en Algérie, encore vers des hommes noirs, encore loin de Paris.
Alors elle défaillit, plus vaincue qu’au Palais d’Argent. En route, à Suez, au premier crépuscule de froidure, elle avait appris la mort du président Faure ; ici, elle adjura son ombre, et pensa qu’un méchant génie avait remplacé le bon chef de jadis… Maintenant elle voudra lui pardonner puisqu’il l’appela ; surtout elle aura eu le temps de comprendre que son titre de « pandjaka » est demeuré toujours une chose grande et terrible pour les Francs ; elle se sera étonnée que la gracieuse chose qu’elle est, ait pu effrayer. Et, désormais consciente que ses caprices d’enfant-reine ont droit du moins à d’autres amusements que ceux ordinaires aux enfants, elle prendra à pleines mains son énorme joujou souhaité, Paris.