Amours d'Extrême-Orient: Illustrations d'après nature par Amédée Vignola
JAPONAISES
Japonaises. Chinoises. Annamites.
Les Prostituées au Tonkin.
JAPONAISES
La Volupté Vie.
La classique prostitution de jadis n’est plus celle d’aujourd’hui. Ce gros mot de prostitution, laid, banal, s’applique mal, ou plutôt s’appliquait mal à la joliesse mièvre des mousmés. Désormais, son équivalent, dans la langue nipponne, se retrouve et se comprend mieux. Il y a des « femmes du monde » ; il y en a toujours eu, et de haute branche, dans l’Empire du Soleil ; seulement, désormais celles-là, en parlant des autres, disent tout comme en Europe « les filles ».
Le Japon a réalisé pendant des centaines de siècles l’Eden rêvé par les jeunes hommes conquérants, le séjour de délices où toutes les heures sont vouées au spasme. Pourquoi ? Il serait malaisé d’en trouver des raisons psychologiques. Et, non plus, la physiologie n’explique rien. Le tempérament des poupées au sourire perpétuel est plus que modeste. Un Européen, un étranger, ne saurait l’affirmer d’après ses propres expériences, sans songer aux ironiques attitudes de ses maîtresses de passage. Mais les confidences loyales des hommes de la race confirment les apparences.
D’ailleurs la religion ne prêche nullement ce communisme des chairs. Elle n’a pu décider la formation d’un peuple de courtisanes. Le climat ? Il est de genre tempéré ; les froids de l’hiver y sont rigoureux. Quant au motif d’un sol d’abondance, sur lequel la luxuriance des fruits, la profusion naturelle, activeraient des désirs en harmonie avec la vigueur des corps comblés, ce motif se formulerait difficilement : les ressources des terres japonaises, abondantes et variées, n’écrasent pourtant pas l’homme sous la nature.
Reste donc, quelque paradoxal qu’en soit le commentaire, en suffisante explication, le résultat d’une philosophie raisonneuse et raisonnée.
Ainsi que pour son proche voisin, l’Empire du Milieu, la vieillesse de l’Empire du Soleil-Levant est un garant de ses incommensurables méditations à travers le temps. Or, tous deux, à n’en pas douter, avaient, bien avant l’aurore de notre Europe, résolu à leur guise le problème de l’Etre. Leur point de départ, en même temps l’aboutissant de leurs conceptions métaphysiques, est le même. Et, qu’on veuille bien pardonner cette incursion dans les domaines insexuels, à propos de volupté ! L’« être » s’impose, absolu et relatif à la fois, conclurent de chaque côté mandarins et daïmios.
Comment se montrer égal à la fatalité d’exister ? La Chine a choisi l’opium, c’est-à-dire la solution de croire cette fatalité monstrueusement inconsciente, et de la mépriser en refusant d’employer l’activité qu’elle apporte. Le Japon préfère adhérer à une fatalité consciente, et la comprendre éternellement en la renouvelant sans trêve, dans l’action sexuelle.
Mais la transcription de cette acceptation, du domaine de l’idée au royaume des faits, s’est faite sans le moindre ésotérisme. Le peuple du Nippon, certainement enseigné, comprit vite le rôle de la vie, et des affirmations philosophiques de ses prêtres se dégagea pour lui l’évidence assez inébranlable pour asseoir dessus une société :
« Il y a sur terre des hommes et des femmes ; c’est pour que ces hommes jouissent des femmes, et celles-ci des hommes. »
On chercherait vainement la moindre justification de cette hypothèse que l’on sent, partout à travers les siècles, l’origine du Nippon-lupanar. L’origine de cette vocation des mousmés se perd dans la nuit des temps. Des empires ont certainement disparu où elles apportaient leurs gestes d’amour, dans un exode coutumier, des empires qui précédèrent, de longs âges, la gloire d’Alexandrie, cette Alexandrie où l’admirable roman d’Aphrodite nota, avec l’indécision nécessaire, l’existence de ces inconnues d’alors, dans les jardins de la Déesse.
« Il en venait de plus loin encore : des petits êtres menus et lents, dont personne ne savait la langue et qui ressemblaient à des singes jaunes. Leurs yeux s’allongeaient vers les tempes ; leurs cheveux noirs et droits se coiffaient bizarrement. Ces filles restaient toute leur vie timides comme des animaux perdus. Elles connaissaient les mouvements de l’amour mais refusaient le baiser sur la bouche. Entre deux unions passagères, on les voyait jouer entre elles, assises sur leurs petits pieds et s’amuser puérilement. »
Depuis les jours de Chrysis, la timidité des Nipponnes s’est évanouie. Ou plutôt les débauchés d’Alexandrie appréciaient mal leur réserve et leur sérénité. Le calme japonais, avec tout ce qu’il signifie et tout ce qu’il cache, devait être un état d’âme inconnu à l’âme extérieure de la ville cosmopolite. Mais, autant qu’elles faisaient dans les jardins, les mousmés jouent encore entre elles, au milieu des passades, maniant les osselets, et n’accordant à l’étreinte finie ou à celle qui va commencer aucune attitude de repos qui en soulignerait une ridicule importance. Telles elles furent dans le parc d’Alexandrie, telles elles demeurent au Kanagãwa.
Mousmés.
De quelque nom que s’appellent les quartiers lupanars, Kanagãwa, Yoshivara, ce n’en sont pas moins des cités énormes. Mais pourtant la cité de volupté se limite, se restreint, se recroqueville. Encore un coup, la prostitution a pris son titre ; bientôt Yoshivara et Kanagãwa ne seront plus guère que des « quartiers réservés », tels ceux des ports ou des Cosmopolis du monde.
Jadis cette partie de la ville était la ville même : les rues marchandes s’y accolaient, médiocres, dédaignées, permises seulement, semblait-il, autant que les imposait la nécessité pour l’approvisionnement et l’entretien du lupanar géant. Du moins, à cette heure encore, le bruit, la gaîté, la lumière, l’art, se mêlent et grouillent dans les artères qui sectionnent le Kanagãwa de Yokohama ; ou le Yoshivara de Tokio. Qui ne connaît, par Loti ou par cent autres, les « expositions », étalages des mousmés pomponnées, en devantures de boutiques, poupées réunies en phalanstères candidement indécents, et que viennent visiter, après le dîner, le soir illuminé, les amis et les amies des parents affectueux, ou les maris qui, par châtiment temporaire, confient leurs épouses à la méditation d’une de ces maisons si ouvertes, qui, ailleurs, sont des maisons closes ?
… Lepassant avait voulu voir si un corps et une âme de maîtresse pouvaient être dans un corps et une âme de japonaise. Car, par hasard, à ce stade d’exotisme, Loti n’avait pas pensé pour toutes les générations de marins. Leurs tendresses enthousiastes de chérubins à perpétuité s’étaient attristées aux dernières pages de « Madame Chrysanthème » ; et il les gênait d’avoir su, par son aveu, que l’aimé, revenu en cachette après les adieux, trouva la mousmé sans larmes, faisant sonner, comme un changeur de la rue, les pièces d’argent reçues le matin. De cette fin, ils gardaient une défiance, une incrédulité, une impossibilité de s’intéresser complètement à une histoire d’amour dont les paroles suprêmes ne seraient pas une douceur. Lui n’espérait ni ne souhaitait ce soir découvrir l’amoureuse ; il s’informait comme à Tahiti, comme partout.
Sa femme de la nuit s’appelait Susu-Sàn. Il ne lui demanderait rien de ces choses d’échange où la question force la réponse. Il verrait et il écouterait. D’ailleurs, une oisiveté, on veut le croire toujours, l’avait seule mené au Kanagãwa. Autrement il occupait, avec plus de sincère satisfaction, ses repos dans les confortables intérieurs des blanches dénichées à l’escale. Et, en attendant Susu, occupée hors de sa chambre à de minuscules préparations d’hôtesse menue, il fixait déjà l’histoire de son temps entre la rue et le logis.
Depuis le crépuscule il pleuvait. Alors, pour venir, il avait chaussé ses bottes. Il sourit, songeant qu’elles avaient effrayé la maison parce que, distrait, il avait marqué le blanc vestibule d’empreintes de boue. Mais, leur stupeur passée, les suivantes s’étaient bientôt précipitées et lui barraient les marches, peureuses encore mais résolues, avec des cris plus suppliants qu’indignés. Puis, rassurées par sa bonne volonté, elles s’étaient toutes jetées à terre pour enlever les grosses choses noires, redevenues vite espiègles, le secouant de leurs forces réunies et amusées de le voir chanceler.
Pourquoi il avait préféré Susu-Sàn entre les mousmés accroupies dans la salle de réception ? Mon Dieu ! sans aucune raison bien nette et pourtant certain qu’elle était, pour l’épreuve, la plus intéressante des femmes-enfants qui fumaient, accroupies, ou jouaient aux osselets. On l’avait guidé vers une chambre, non pas elle, mais l’une des suivantes, car elle, le rejoindrait un peu plus tard ; à lui, on donnait le loisir des réflexions de « mariée ».
Une amie de Susu-Sàn entra. Elle parla, courbée et souriante. Il comprit qu’on avait craint qu’il s’impatientât de sa solitude et, très poliment, elle s’était chargée de le distraire une minute. Elle s’assit devant lui, le « chamicen » aux mains, elle chanta. Elle chanta la mélopée qui emplit les rues du Nippon, et qui montait à cette heure de tous les coins du Kanagãwa et les syllabes de Ko-bé, Yoko-ha-ma, se prolongeaient presque en pleurs retenus. Quand Susu parut, suivie d’une servante, l’amie se releva, fit une révérence et sortit, sans avoir manqué d’échanger avec Susu un regard de moqueuse pitié.
La servante portait un en-cas sur un plateau. Oh ! non pas des mets compliqués, pas de crevettes au sucre, pas de céleri aux confitures, pas même de poisson cru. Du thé seulement, quelques fruits confits et une sorte de gâteau de Savoie. A côté, la fumerie de la mousmé. Le plateau fut posé au coin de la natte, presque trop près de leur main.
Puis Lepassant fut seul avec Susu-Sàn.
Brusquement, tandis qu’elle le regardait, immobile, il eut un élan de reconnaissance comique pour elle déjà, pour le cadre de jolie mièvrerie, pour la simplicité gaie de l’heure. Il la prit dans ses bras et lui dit des mots qu’il essayait de trouver petits et pourtant sérieux.
Cela dura peu ; il l’abandonna, et se rejeta sur la natte, étonné de sa tendresse éclose à ce moment, un peu honteux aussi de craindre, au fond de son transport, la flottante écume d’un désir de vieux devant cette femme-enfant. Elle demeurait impassible, le front penché, le regard clair sous les paupières abaissées. Il sut ainsi qu’elle attendait de deviner quelle chose il préférait, de donner ou de recevoir les caresses, dressée à ne pas froisser les fantaisies d’amants quelconques, autant par sa politesse de race que par sa complaisance de courtisane. Quand elle le vit rire, elle devint plus grave.
D’ordinaire, probablement, elle ne connaissait que des traits figés, malgré l’effort, dans l’anxiété du spasme prochain, ainsi que les autres hétaïres d’Europe ou d’Amérique. Mais plus qu’elles, elle versait sur le moment l’ironie d’un éternel sourire. Et le rire franc de ce passant la démontait, lui portait l’inquiétude d’une maladresse professionnelle, surtout d’une impolitesse. Lepassant la rassura, vaguement heureux de l’avoir devinée.
Ses mains cherchèrent tout de suite à dévêtir la mousmé et, content de l’heure, c’est à peine, si, brièvement traverse son souvenir le regret des maladresses, impossibles à cause de la simplicité des voiles, les chères maladresses des « avant » de là-bas, en France.
Sous « l’obi », la ceinture à nœud énorme fixé sur le dos, elle ne portait que le kimono en place de robe, et ses dessous drôles se composaient de diverses ceintures à diverses places sur son corps mignon. Lepassant prit le bout de la première et tira. Puis le bout de l’autre. A la troisième, il disparaissait déjà sous les écharpes. Alors il reprit l’extrémité, marcha vers le fond de la chambre en feignant un labeur, et lorsqu’il eut tendu la ceinture, il se remit à tirer avec quantité de grimaces. Cette fois, Susu-Sàn éclata de rire ; elle levait les bras, se prêtait au déroulement, tournait sur elle-même, infiniment gracieuse. Quand les rubans eurent été dénoués jusqu’au dernier, elle était nue.
Et ce fut le tour de Lepassant de redevenir grave. Rapidement il la prit contre lui ; il se mit du côté de la veilleuse d’huile amère, et lui tourna le dos, pour faire la nuit entre ses lèvres et celles de Susu-Sàn. Il l’étreignait avec précaution, et savourait la peur de froisser sa gracilité. Pourtant elle lui frappa sur les doigts, et, comme il la quittait, elle assura tranquillement, sur l’escabeau creusé en demi-lune, sa chevelure d’art dont l’harmonie ne voulait pas être dérangée. Puis elle se rapprocha de Lepassant…
Maintenant ils causaient. Lepassant avait ouvert son kimono très large, et, comme dans un manteau, il avait caché tout contre lui, le frêle objet qu’était le corps de Susu. D’abord, il ne put lui rien traduire de ses pensées ; mais entre eux, par la voix pressante et chaude de l’amant, il y avait la musique des mots. Il marqua son impatience d’écouter en vain quand elle parlait à son tour. Elle lui fit signe de lui permettre de se lever, puis alla prendre un livre sur une tablette.
Proprement recouvert ainsi qu’un livre de petite fille, traversé de signets, c’était moitié un dictionnaire, moitié une grammaire d’anglais. La mousmé suivit du doigt, en épelant dans un gazouillis, et Lepassant comprit qu’ils pourraient échanger des mots saxons, et les piquer, sans essayer les verbes difficiles, comme des jalons nets et bien en ligne, à travers le sol inconnu de leurs âmes. Susu avait déjà essayé ; il ne s’en était point aperçu, à cause de son étrange prononciation, de sa nécessité d’adoucir les consonnes et de nourrir des diphtongues avec un gazouillis de baisers. Elle disait : « soulipou » au lieu de « sleep », — « wouritou » au lieu de « write ». — Et il lui fut reconnaissant de ce premier essai d’échange.
Quand elle ne douta plus de son application, elle lui expliqua confusément qu’elle suivait des cours, l’après-midi, pour apprendre l’anglais. Aussitôt Lepassant l’évoqua au milieu d’une centaine de mousmés semblables à elle, à une sortie d’école, babillarde et gazouillante. Mais l’idée mauvaise de la femme-enfant passa plus vite cette fois ; il ne resta que la figure sérieuse de Susu-Sàn, embellie d’une extraordinaire volonté de réussite.
D’ailleurs son visage ne gardait rien des traits qu’on imagine le plus souvent, d’après les potiches ou les écrans. Les joues épaisses et fraîches, la bouche débordante, le front proéminent, sont la beauté des Nipponnes du sud, celles de Nagasaki. Au contraire, Susu-Sàn, comme les femmes de Yokohama, avait l’ovale allongé et pur, le nez de lignes franches, le front petit et bien diminué, la bouche mignonne.
Lepassant avait repoussé le livre : il baisait la mousmé à petits coups, et partout, patiemment attentif à la révélation d’une caresse spontanée, il ne s’irritait point de la docilité de sa maîtresse. Il attarda ses lèvres sur les seins piriformes ; la fraîcheur de la peau suffisait au plaisir profond de sa bouche. Car aucun frisson ne passait sur la poitrine de Susu, malgré cette caresse qu’il avait si souvent vu vaincre l’indifférence des amantes lointaines. Il épuisa, et attendri de le faire, les ressources de son baiser, obligé lui-même de se ressaisir pour ne pas mordre gloutonnement à la saignée des bras, aux oreilles, à la nuque, pour ne pas donner à l’ironique mousmé le spectacle d’un véritable abandon de chair, qui serait grossier devant sa correction.
Un moment, il releva la tête, et, légèrement écarté d’elle, appuyé sur ses mains pour se soulever au-dessus d’elle, il la vit assez tôt pour savoir qu’elle avait fermé les yeux, au moins engourdie par le bercement des gestes.
Ensuite elle le regarda de nouveau, placide, les yeux grands ouverts et calmes. Mais Lepassant voulut s’assurer de sa première impression, de cette béatitude surprise qui l’étonnait. Il retrouva ses baisers à la place où il les avait laissés et repartit de cette place. Susu le laissait faire. A un moment elle comprit ce qu’il voulait ; elle se déroba, lui pinça les joues pour l’arrêter, et avec son indignation si mesurée, son parler anglais si travesti, elle lui cria des mots que Lepassant feignit de ne pas traduire. Pourtant il avait bien entendu le joli nom de la grande caresse, nom qu’il avait toujours aimé, et qui est le même de Saïgon à Sydney. « French game, no ! » disait Susu-Sàn. « No French game ! »
Il la poursuivit un moment ; il lui sembla qu’elle s’échappait mollement, plus mollement dans chaque fuite. Moqueur, il n’insista plus. Dès lors, doutant s’il l’avait déçue et riant de nouveau et plus gaminement, il mit sa main sur la bouche de Susu, lui murmurant en nippon : « Franzomenzei » (vivent les Français).
Une fois encore, la nuit se fit entre leurs chairs, et de même que l’autre fois, Lepassant pensa qu’il devait être avec la fragile mousmé la femme de leur tendresse. Pendant le songe divin, il sentit que soudain s’ouvraient chaudement les lèvres de Susu-Sàn, obstinément fermées jusque là. Elle le fit rouler sur les nattes de toute la force de ses bras d’enfant, sans dénouer l’étreinte et, stupéfait, Lepassant dégrisé vit que les yeux de Susu-Sàn tremblaient au-dessous des siens, dans un enlacement qu’elle ne dénouait pas…
Lorsqu’il se fut habillé, lorsque Susu eut enroulé autour d’elle ses nombreuses ceintures, Lepassant ne s’approcha point, mais il la fixa longuement. Impassible, elle soutint son regard, le sourire d’idole plus mystérieux qu’auparavant. Elle lui versa le thé. Sur son ordre elle ouvrit la porte à la tiédeur de l’ombre. Au même étage, de l’autre côté de la terrasse, un couple dont l’homme était japonais, fumait l’opium dans des chambres pareilles à la leur.
Lepassant montra l’homme du doigt à Susu-Sàn, et dit, oubliant qu’elle ignorait sa langue : « Me le préférerais-tu vraiment ? » La mousmé comprit le geste qui unissait les deux mâles ; son sourire s’élargit. Elle mena par la main Lepassant en pleine lumière, et elle indiqua du doigt aussi son propre corps d’abord puis celui d’une femme d’Europe dessiné sur une réclame de parfumerie qui pendait au mur. Puis, plissant ses paupières aux cils écartés, elle attendit.
Et l’homme de France n’osa point répondre par le geste d’un choix qui aurait menti…
L’aventure, dans la volupté japonaise, le plus souvent se trouvera plus banale. Et l’aventure ainsi, du moins au premier contact pris avec le Nippon, se limite aux mousmés communes. Vain serait l’espoir qui, même au prix d’un séjour prolongé, escompterait la curiosité de l’adultère dans le monde japonais. Les grandes dames sont très peu certaines encore que l’amant étranger ne les confondrait pas avec ses petites amies des rues chaudes. S’il existe chez elles, peut-être, une solidarité avec les filles, conservée des siècles où elles furent à peu près les pareilles, si cette fraternité se découvre parfois peu lointaine, comme dans l’élan d’apporter des yens à la souscription pour le trésor de guerre, les mondaines de Yokohama et de Tokio en refoulent soigneusement les manifestations.
L’énorme orgueil de la race frémit de voir trop souvent reparaître chez leurs hôtes la conception du Nippon-lupanar. Alors les femmes du monde japonais affichent les plus terribles mépris pour les mousmés irresponsables, ou, mieux, plus cruellement, ne manquent point de rappeler aux Français gaffeurs la réputation de la Ville-Lumière et les archives de la tournée des grands ducs.
Mousmés et femmes du monde ne résument pas la légende d’amour du Japon. En tout lieu du monde le globe-trotter n’observe qu’une bordure, ne juge que sur la côte, par les ports ou mieux par les grosses villes. Mais, sur la terre nipponne, plus qu’ailleurs, il ne convient pas d’ignorer la masse épaisse et remuante des campagnes. Certes les paysannes menues, rencontrées en excursion, ou cherchées dans la solitude locale qui recommence à deux lieues des voies ferrées, ne sont pas différentes des complaisantes courtisanes de la ville, et, comme elles, sont fort disposées à contenter sans façon le passant. Mais, précisément, ce caractère du peuple sur la glèbe, ne peut être soupçonné d’avoir subi des empreintes, corruption ou civilisation. Il atteste plus fortement que le Yoshivara la conception de vie, admise par la race qui fonda sur les jeux de l’amour sa raison et son plaisir d’être.
Parmi leurs bonnes volontés, le plaisir des paysannes compte peu ; mais la curiosité de voir et de savoir, les intéresse aux étrangers en quête d’hospitalité. La porte fermée, au moment du tub, se rouvre d’elle-même ; pendant le changement de linge il sied de demeurer impassible, sourd aux rires qui gargouillent au moindre trou, derrière les cloisons de papier. D’ailleurs le personnel des lupanars se renouvelle naturellement dans les femmes de la campagne. Point n’est besoin d’embauchage, ni de résolutions désespérées pour amener les filles des champs à la ville. Elles y viennent tranquillement amasser un pécule, s’instruire dans l’intervalle de leurs passades, et préciser avec sang-froid leurs notions sur les différentes marines d’Europe.
Yokohama et Tokio, et la banlieue entre les deux énormes agglomérations, sont assez vastes pour disperser discrètement l’orgie rude et sincère des matelots. D’ailleurs, sur cette rade, de luxe en quelque sorte, ils se trouvent moins souvent, et plus rarement on leur y accorde la liberté de la terre mauvaise conseillère. Aussi est-ce Nagasaki qui, non seulement parmi celles du Japon, mais parmi toutes les escales des Océans, leur donne les paradis dont on parle vaguement aux pays bretons comme sur la Clyde, à Naples autant qu’à Hambourg. Le charme des mousmés même est assez puissant pour lutter contre l’emprise de l’alcool. Les eaux-de-vie nipponnes ne sont pas meilleures, à beaucoup près, que le genièvre et le trois-six pour les cerveaux des grands enfants. Mais d’abord la peine est rebutante de découvrir le cabaret, de s’y faire entendre, et les petites poupées sont si proches ! Et elles sont si drôles ! Et leur chambre est si propre ! Car cette extraordinaire blancheur des nattes du parquet, des bambous, des papiers, ravit le matelot habitué à s’humilier de la moindre tache, de la plus petite poussière, à bord. La langue, les mots gazouillés, il ne les comprend pas et les devine encore moins que ses officiers. Alors une étrange combativité descend en lui et double sa volupté : il lui paraît que la mousmé complaisante est le fruit d’une victoire, qu’il l’a conquise sur un ennemi héréditaire, et c’est le langage inconnu qui forme la totalité de cette illusion confuse dans un cœur simple, le Nippon scandé en lequel le marin breton imaginera soudain le parler « anglish », en lequel le « jacktar » découvrira un bafouillage de « frenchy ».
A vrai dire les consonnances japonaises ne rappellent aucunes autres très particulièrement. Peut-être, avec quelque raison, et si bizarre paraisse le rapprochement, assimilerait-on la langue de l’Empire du Milieu avec celle de l’Italie, au point de vue très superficiel de l’oreille, s’entend. Peut-être aussi y a-t-il autant de différence entre la phonétique de Nagasaki et celle de Yokohama qu’entre le type de la Japonaise joufflue et courte et celui de la Japonaise allongée, au visage d’un ovale ravissant. La sélection, dans cette race, s’est exercée avec une force unique et les aristocraties européennes auraient peine à soutenir la comparaison, pour la tradition du sang. Des dizaines de siècles durant, les unions dans la caste supérieure ont été triées aussi implacablement que par les soins d’un reproducteur professionnel, et cependant la caste était assez nombreuse et saine pour qu’une affinité trop proche n’affaiblît pas les meilleures combinaisons. De là la différence si marquée entre les deux types de femmes, apparente au point que, à prendre des extrêmes, on y évaluerait autant de dissemblance qu’entre un setter et un loulou.
La tradition du geste.
De la race supérieure sont sorties et se sont renouvelées à travers le temps, les guéchas ou « geishas » puisque Sada-Yacco nous conserva la couleur du mot. Recluses d’abord comme des religieuses, éduquées aussi complètement que dans les plus célèbres maisons, dressées comme des courtisanes sacrées, elles ne sont pourtant ni l’une ni l’autre de ces closes. L’école des Geishas n’a que peu de rapports avec ce qui fut jadis le Didascalion d’Alexandrie. Au mieux, il conviendrait de l’assimiler à l’un de nos conservatoires, conservatoire à la méthode duquel s’adjoindrait une indispensable prédestination. La fille, préparée dans le recueillement de l’Ecole, doit servir bien plus à la collectivité qu’à des individualités. Elle sera principalement danseuse et chanteuse, mais son élocution et son geste serviront à perpétuer la légende des gloires nationales. Entre toutes les manifestations d’art, la plus classique est aussi la plus symbolique, cette danse des Samouraï, qui, malgré la modernisation de l’Empire du Milieu, conserve le souvenir de son passé moyenâgeux.
Ce serait peu, à dire vrai, du moins pour la question de volupté, que de spécialiser ces Geishas telles que des aèdes homériques. Dans son amour de la vie et son acceptation de l’amour qui le conditionne, le Nippon n’a pas manqué d’associer l’exaltation de la pensée aux délices des corps qui la supportent. Et voilà certainement pourquoi en place de faire déclamer leurs fastes par des rhéteurs ou de les laisser nasiller par des enfants, les hommes de la race ont décidé que le cours des années révolues s’enroulerait autour des souplesses de la femme.
La souplesse, telle est la caractéristique des Geishas : on comprend que les charmes de l’étreinte s’en déduisent aussi bien que l’évocation des figurations guerrières. A la fin des dîners somptueux, les geishas viennent, chair moins banale que celle des joueuses de flûte alexandrines, intellectualité plus désirable à conquérir, par delà la résignation.
Il n’empêche que la souplesse n’exclut pas les autres arts érotiques, appris de la même sorte, avec des années d’étude : les complications de la caresse, les procédés secrets du glottisme, l’usage des regards, sont la même science acquise avec le rythme varié des mouvements du corps.
Le Japon n’a pas seulement, dans son sens de l’art, une admiration de dilettante pour les efforts d’une souplesse qui se cherche et qui se réalise en multitude de gestes. Sa conception atteint à un certain degré d’utilitarisme, si l’on peut parler ainsi, puisque c’est dans cet empire du Milieu que des générations, les unes après les autres, s’efforcèrent à la tâche d’élargir la fatalité sexuelle qu’ils acceptent, dès l’abord, joyeusement.
Par les soins de ces générations, le symbolisme d’une ruée, dans la multitude des êtres soumise à cette fatalité, s’est traduit avec la plus magnifique des obscénités, obscénité inégalée par la recherche des civilisations desquelles naquit l’Europe.
La fantaisie des chèvres saillies par des satyres, ou celle des bacchantes en délire sous la griffe de bêtes apocalyptiques, a été continuée et développée par une imagination multiforme. On croirait à une hantise de malade : il n’y a, dans le fait, que de la grivoiserie placide, et le terme si français de grivoiserie correspond bien aux seuls Japonais. Sans parler des ventes spéciales ou des reproductions classiques en la matière, le plus minuscule ivoire acheté dans un bazar, offre, sous un certain angle, quelque scène merveilleusement travaillée, qui dépasse de loin les plus célèbres Rops. Inutile d’insister sur les mécomptes de ces surprises faites, de la meilleure foi du monde, aux parents et amis désireux de japonaiseries.
Le livre consacré, l’Evangile, pour ainsi dire, de cette collection, consiste dans la « Légende des Pêcheurs ». A l’obscénité de ses détails dessinés, l’ouvrage a l’avantage de joindre un texte vraiment drôlatique, et, des feuillets crissants du papier japonais, aucun n’est banal : l’arrivée des pêcheurs nippons, poussés par une tempête dans une île inconnue où ne vivent que des femmes ; la ripaille première ; ensuite l’enseignement parfait des caresses ; les exigences de la population s’arrachant les trois hommes ; la fuite heureuse des malheureux efflanqués, courant de nouveau à l’incertitude de le mer plutôt que de demeurer aux bras des furieuses d’amour.
Les images dressent invariablement des phallus énormes, des phallus anatomiques zébrés de nerfs et d’artères, taillés en profils irritants, exacts néanmoins, suant jusqu’au sol, puérilement figuré, des ruisseaux de sève, aplatis en mare sur la vignette. A d’autres pages, des vagins baillent comme des antres, ou bien leur ovale velu, démesurément étendu, dresse de fantaisistes arcades, comme émondées en forêt. Et partout l’enchevêtrement des membres pour la rencontre des sexes, les corps simplement linéés, l’ignorance des ombres, transforment la curiosité d’un dessin en une difficile intellectualité pour percevoir le rythme d’amour représenté.
Swa-Youv.
De cette souplesse, sur laquelle nous avons insisté, qui précise les geishas et explique les livres de volupté, la Japonaise qui désormais symbolise sa race aux yeux de la France ne saurait nous illustrer l’exemple. A considérer, au contraire, Sada-Yacco dans son jeu scénique, on ne retient qu’une grâce tâtonnante, des pas incertains, un inachevé de mouvements, lesquels, s’ils préparent ensuite par leur soudaineté et leur déséquilibre même, l’émotion dramatique, ne commandent pas à l’harmonie d’une continuité tragique. Mais, en vérité, la contradiction n’existe pas : et la manière de l’actrice souligne au contraire, par sa contre-partie, la sérénité pliante et souriante de sa race.
Car la conception dramatique des protagonistes japonais n’adopte aucunement la transposition sur les planches, pour sa représentation, de la vie ordinaire avec ses accidents. Ce que nous appellerions réalisme, en dépit de toute opinion préconçue, ne se retrouve pas, et la tranche de vie n’est jamais servie au public. On conçoit donc le parallélisme irréductible de deux sortes d’attitudes : Sada-Yacco, au Japon s’entend, est d’autant plus grande artiste que ses expressions et leur substratum sont « différents de la vie japonaise. » Hors cette brève analyse du reste, qu’on veuille seulement s’imaginer quelle conception réalise la tragédienne expositionnelle. L’Empire du Soleil Levant ne connaît pas les artistes femmes : leurs personnages, là-bas, sont toujours tenus par des mâles costumés.
Le Sourire.
Acceptons donc que le geste symbolique de la race nipponne réside dans le sourire, non pas dans la mobilité du masque d’une Sada-Yacco, encore qu’admirable. Et ce sourire, dont le leit-motiv remplit le plus bref récit de voyageur, s’évoque, pareil et perpétuel, sur le visage de la mousmé caressée comme sur le facies du cocher que l’on insulte. Il serait long d’en fouiller la psychologie ; mais aussi le sourire est trop essentiel à l’histoire de la volupté pour qu’il ne s’impose pas un devoir de le définir. Ainsi l’homme d’Europe, étonné, gagnera du moins l’avantage de ne pas interpréter l’apparence de ces visages comme un signe de stupidité ou de platitude.
Un Japonais, au service d’un Américain, et jadis de haute race, avait dû, dans le besoin, engager les armes d’un aïeul samouraï. Le maître, averti, les racheta, et la reconnaissance du serviteur loué lui fut acquise, sans bornes. Or, dans l’emportement d’une colère, l’Américain, un jour, frappa son valet. Une seconde, déjà calmé et navré de son emportement, il lui parut que l’homme s’était redressé terrible, et que, de son poignard court, il allait égorger l’insulteur, sans souci d’une actuelle différence sociale. Cependant le domestique, presque instantanément, se courba pour sortir, le visage traversé de l’immuable sourire. Le soir en rentrant, l’Américain le trouva mort ; il s’était ouvert le ventre avec le sabre de l’aïeul samouraï. Or, voici ce qu’il avait écrit : « Tu m’as insulté de telle sorte que la fin de l’un de nous est indispensable. Mais je te dois la reconnaissance d’avoir pu conserver ces armes, patrimoine qu’il m’eût été insupportable de laisser en des mains étrangères. Elles ne peuvent donc se retourner contre toi ; c’est donc à trancher mon destin qu’elles serviront. »
Cette impassibilité, tellement différente du flegme saxon, cette impassibilité traditionnellement soulignée d’urbanité gracieuse, se retrouve, on ne saurait trop le répéter, dans les actes les plus tumultueux de l’être selon toute autre conception humaine. La méthode des lutteurs en est l’exemple le plus extraordinaire. Au Japon, pas d’enlacements, point de chairs en sueur, jamais de nerfs roidis par l’effort de bras gonflés, de jambes arcboutées. La lutte du Nippon, le « jiutsu » est une science statique, une science d’anatomie. Les professionnels occupent leurs longues années d’entraînement à apprendre le plus mince fonctionnement de la machine humaine : aucune fibre ne leur demeure inconnue, dans ses rapports avec la dynamique générale des mouvements. En même temps, ces lutteurs se sont engraissés démesurément, jusqu’à ne présenter plus qu’une masse et une surface gélatineuse, sous laquelle ne transparaisse aucune ligne du squelette.
Alors, l’heure venue du combat, les deux monstres se touchent, se tâtent, se palpent, sans la moindre brutalité. Des jours, parfois, ils demeurent en présence, immobiles l’un devant l’autre, ou occupés à cette mystérieuse auscultation de leur corps. Puis, une minute soudaine, rompant en gloussements admiratifs le silence du public, l’un des deux athlètes s’écroule sur l’arène. Il est vaincu ; le vainqueur, après de patientes recherches, a découvert sous la graisse de l’adversaire un muscle à casser, un tendon à rompre, un seul ressort à fausser pour entraîner la chute de l’ennemi, et sans doute l’estropier à jamais.
Une exacte réflexion sur les multiples traductions d’un masque japonais, barré du sourire, conduira à une plus juste défiance des mousmés rieuses et caressantes. Toutes les manifestations qui s’appliquent aux hommes de la race ont leurs correspondances chez les femmes. Aussi, parlant des premiers, commente-t-on les autres. Et à ces autres, à ces poupées mystérieuses, à ces minuscules âmes de lupanar, s’appliquera la conclusion de crainte, que la première impression de joliesse et de joujou n’aurait pu présager en aucune manière.
Est-ce trop dire ? En tous cas une impression demeure des nuits passées au Kanagãwa ou dans le Yoshivara : quelque bien seul qu’on soit avec la maîtresse de passage, il semble que chaque étreinte s’enlace dans les yeux d’un tiers ironique.