Amours d'Extrême-Orient: Illustrations d'après nature par Amédée Vignola
CRÉOLES
Créole française de la Guyane.
CRÉOLES
In Memoriam.
Pour parler encore d’elles, il n’est pas trop tard. Le cyclone a enlevé les toits, la terre a remué pour écrouler les murs, l’incendie n’a même pas laissé les pierres des ruines. Quand même les maisons ont recommencé de s’élever devant les palmiers de la Savane, roucoulantes des rythmes zézayés. Et aujourd’hui que non seulement les toits, non seulement les murailles et leurs ruines ont été projetées par une trombe d’Apocalypse, aujourd’hui que la moitié des abeilles bruissantes ont été anéanties avec la plus belle des ruches, celles qui restent rebâtiront les demeures des mortes. Sans doute dans l’affolement du tourbillon, elles s’essaiment confusément ; il paraît que la panique les enlèvera toutes vers des villes, au Sud, envahies de lianes, haletantes sous un soleil blanc qui n’est plus le dispensateur bon des désirs, rafraîchi par l’averse des « lamentins ». Sans regarder derrière elles, elles bruissent dans la fuite, les abeilles éperdues et brûlées. Il semble que jamais plus ne raillera en s’attendrissant, entre les allées de Fort-de-France, la chanson de promesse et d’attente où s’ébat précisément la
Et déjà on croit entendre se gargariser dans l’Ile à prendre l’Ile qui n’est même pas à vendre, les « Chan songs » des yankees d’Alabama.
Eh bien ! la désespérance aura tort, et le feu du ciel n’aura pas dévasté à jamais les Antilles, plus que l’incendie, plus que les cyclones ou les tremblements de terre. Ce qui sera, recommencera ce qui a été, pour que ceci fut la joie. Et, nombrant les gestes rencontrés de noblesse, de tendresse et de caresse, on aura peut-être fait un peu pour renouveler à la tendresse des « Doudous » la confiance de vivre.
Les Doudous.
Si les mots vivent, eux aussi, si de la souffrance ou de la puissance s’écartèle au long de leurs syllabes, le mot qui là-bas signifie amant, le mot de « Doudou » renferme dans la simplicité de sa redondance le cycle des baisers espérés autant que des baisers perdus, le bégaiement de l’unisson extasié dans des larmes et la lamentation des vains appels. Mais la douceur infinie est trop vite devenue l’afféterie, et l’afféterie s’est prolongée en puérilité ridicule.
Mais les Doudous, ce sont les blanchisseuses presque noires du Fort-de-France, ce sont les marchandes d’ananas qui n’ont pas désarmé bien au delà de la cinquantaine, ce sont des quasi négresses tout en croupe et en seins, qui marchent en tendant le ventre. On les connaît tôt. Elles envahissent la frégate-école. Leur rôle est d’apporter l’agréable en même temps que l’utile, fournisseuses de leurs marchandises et de leur chair. La tradition d’année en année se perpétue. Et la tradition ne leur déplaît point. Car, pour le plus grand nombre, hors les exceptions de toute jeunesse, et d’avance éliminées les vieilles véritables, l’âge est indiscernable. Les aspirants, vierges la plupart, choisissent à l’aveuglette les Doudous maternelles, celles qui ont vu paraître déjà vingt fois les vergues de la frégate depuis leur puberté, se réjouissant des jeunes corps qu’elles combleront pendant la sieste. Le soir ne les en trouve pas plus lassées, près des bosquets, sur la Savane, lorsqu’elles s’attardent, au hasard des rencontres, sur les bancs.
Cependant les Doudous qui promènent ainsi leur madras, à l’abri de la lune, se différencient, heureusement pour les autres, des tendres blanchisseuses dont le repos du soir s’écoule avec l’amant sérieux, au seuil de la case. Les femmes de la Savane rappellent un peu trop les pierreuses, si l’on enlève au terme infâme son âpreté de misère et son frisson de crime. Et alors il reste les mêmes caresses sans unisson, payées aussi peu et prises aussi peu confortablement… Plus loin, au milieu de la place, blanchit la statue de l’Impératrice parmi les palmiers superbes, « orgueil de la nature à côté de l’orgueil de la femme », et dont la tête sert à faire « une bonne salade », comme expliquent tranquillement les livres-guides.
Errantes ou sédentaires, péripatéticiennes du square mal famé que demeure la Savane à certains moments ou bien travailleuses défatiguées par les jeux de la volupté, Florises Bonheur des tropiques, toutes les Doudous effarent, à la prime approche, le désir qui veut choisir. Car à parler franc, on attendait des chairs, sinon blanches, du moins agrémentées par le pigment sous lequel vaudraient mieux les lignes, et l’on trouve, sous sa caresse, des peaux noires. Oui, c’est méchant, c’est inexact que de dire « noires » ; nous nous mettrons d’accord, voulez-vous ? en les définissant « chocolat éclairci ». Malgré tout, malgré les différences essentielles dans le visage, la tentation est forte de qualifier dédaigneusement de négresses les amoureuses Doudous. Dépit d’un jour, de la première rencontre, car, avant deux nuits remplies, les récits mêmes des Doudous auront éclairé le passant sur l’abîme approfondi entre elles et les femmes noires.
Les filles de Béhanzin ont intéressé longtemps les potinières de la Savane. Elles suivirent jadis l’exil de leur royal père, séparées par quelques égards du harem, transportées avec lui jusqu’à la Martinique. Et leurs sens ne s’atrophièrent point dans la béatitude de la défaite. Or Béhanzin autant que le seul monarque, se trouvait le seul mâle de la horde. Il fit courtoisement comprendre les naturelles nécessités de ses filles ; le Seigneur Qui de droit ne s’opposa point à ce qu’une grande latitude d’approche fut concédée aux hommes de bonne volonté, quand les demoiselles s’ébattaient autour du fort.
Or les Doudous assurent qu’aucun ne s’avança. Le mépris de la chair nègre l’emporta sur la vanité d’avoir forniqué avec une princesse. A Madagascar jadis, et pour une fille beaucoup moins belle, un officier général pensa différemment. Bref, après des semaines d’attente, les filles de Béhanzin se découragèrent. Elles durent organiser quelques divertissements dans l’intimité de la famille, et enfin, depuis l’introduction jusqu’à la fin, recommencèrent l’épisode des filles de Loth.
D’ailleurs, après gorges chaudes sur cette vaine recherche d’un mâle, la Martinique ne songeait point à s’effaroucher ni à s’étonner des autres ébats entre les jeunes princesses. Et cette fois, dans le terme de la Martinique, il faut comprendre davantage que la catégorie des Doudous pour navires et passagers. Le saphisme naquit sans doute en d’autres îles que Lesbos. On peut ici l’observer, quelque paradoxe ce semble, avec la gravité d’un étymologiste en voyage de documentation.
Loin de considérer le fait comme un mal déplorable ! Les mères les plus franches, de causerie loyale et avertie par toute cette terre chaude, décrètent tranquillement la chose d’utilité publique. A sa pratique ne se mêle pas la grivoiserie vicieuse, plus que la honte ne se confondait avec la nudité de l’Anadyomène.
Même l’élégante explication d’art tomberait à faux, essayant d’apporter l’excuse qui proclame : « Tout ce que vous faites, vous, femmes, est délicieux. » La vérité est que la puberté des filles créoles se déchaîne plus irrésistible encore que celle de leurs sœurs continentales.
Alors, avec une belle audace, les mamans sans hypocrisie favorisent une solution qui préserve la race des vices solitaires, et surtout qui diffère la victoire sans garanties du mâle, le plus longtemps possible. Ainsi se créent des couples de « Z’Amies », comme ailleurs, comme partout, mais sur ce sol, encore un coup, sinon affichés, du moins aussi largement tolérés, dirigés que des fredaines de jeunes hommes, sans que des unes comme des autres il convienne de causer au salon.
Les résultats cherchés sont-ils acquis ? Ce serait fatuité et imprudence d’en discuter. Sans sourire on peut presque affirmer que l’effort est louable, et que toutes assument avec conviction la tâche de démentir le prêtre maladroit dont un sermon, assez récent, débuta par cet exorde. « Mes sœurs, nous célébrons aujourd’hui l’office de sainte Rose de Lima, vierge quoique créole ».
Le culte de la chasteté est célébré dans ces Antilles suivant les mêmes rites que le catholicisme ordonnance partout, indifférent aux latitudes. La terre est chaude, mais les chairs s’efforcent de ne s’harmoniser point avec elle. Les créoles ne sont ni blanches ni noires. Leurs désirs ne sont pas tout à fait primitifs, ni tout à fait civilisés. On est loin des îles voluptueuses du Pacifique, loin de l’abandon au spasme et à la lumière. Ainsi que par dessus le septentrion froid et cérébral, la Vierge aux lèvres scellées se dresse pour commander la voie à des théories d’adolescentes. Et celles-ci, soumises, se souviennent que la Maria divinement authentique, fut noire.
Par les allées, elles vont, côtoyant la Savane, enfants de Marie, dont le symbole de blancheur raille étrangement la chair chocolat. Deux par deux elles balancent leurs pas entre l’Eglise et la maison de sainteté, deux par deux, comme défilent les pensionnaires dans les villes de France. Impuissance des disciplines ! Voici que l’expérience des mamans avisées se confirme sur le troupeau des adolescentes enrégimentées ; voici que les chastes couples ne sont plus que des accouplements…
Des Blanches.
On secoue l’impression mauvaise, trop souvent heurtée. Les Doudous, les z’amies, blanchisseuses rebondies et adolescentes mûries, est-ce là le résumé de la volupté languide qu’on imaginerait ? Où donc trouver la chair mate de créole blanche, lassée des gestes de la vie banale, mais lassée parce que ses gestes, elle les a multipliés et splendidement dépensés dans la besogne d’amour ?
Des guides, éphèbes rabatteurs, vous proposent un chemin vers ces délices. Et aussitôt la défiance naît, plutôt que la joie d’une réussite, accrue par le mystère. Pourquoi en effet ces créoles rêvées restent-elles inapprochables ? Comment, si des gynécées imprévus les renferment, confient-elles à des négrillons le soin de leurs caprices ? En définitive elles sont Françaises, elles sont femmes libres de la civilisation…
Alors le débat s’engage entre la méfiance largement interrogative du passant et l’impudence de l’adolescent, le premier signifiant par gestes comiques et par répétition des mêmes mots sa ferme volonté de ne point retomber à l’aventure trop connue d’une mulâtresse, l’autre affirmant par sa pantomime et répétant « la femme blanche, tout blanche, ça o très bon femme pour France ». Enfin l’on va.
La déconvenue, chaque fois renouvelée, aurait tort de se retourner furieusement contre le guide. Il n’a pas menti, le plus souvent, c’est bien chez une blanche qu’il a conduit le promeneur. Quelle blanche ! Epave d’une troupe théâtrale qui jadis remplit une saison à la ville, un jadis très lointain, quand Mademoiselle déjà jouait les duègnes. Ou bien nourrice demeurée par débauche ou mollesse, dans l’île où elle accompagna une femme d’officier maintenant archi-galonné ; encore une ex-femme de chambre à bord d’un paquebot, débarquée pour s’établir ici, sans le souvenir gênant de l’âge canonique exigé par son premier métier. Malgré tout elle fait de bonnes affaires ; elle n’a plus d’âge, elle est blanche, cela suffit, suffit aux trois quarts chez lesquels s’enracine le goût pour la chair blanche, aussi vivace sans doute que chez leurs quasi-congénères d’Amérique, sans que ceux d’ici du moins aient seulement la ressource du viol payé par le lynchage.
L’énormité est unique, parmi la volupté mondiale, d’hommes d’une race convoitant jusqu’à la mort les femmes d’une race étrangère. Il semble que la malédiction des livres saints pèse sur la descendance de Cham. Le supplice est pitoyable, à bien y penser. Vues à travers l’orgueil européen, ces manifestations d’un désir irrésistible pourraient paraître flatteuses autant que naturelles. Alors, pour bien sentir l’étrange exception, que l’on se souvienne du Japon, où la fatuité des Latins, des Saxons, ou des Slaves, d’abord hautaine et railleuse vis-à-vis des mâles nippons, se déconcerte et tâtonne devant la placidité méprisante d’un sourire de mousmé.
Ainsi adulée par les nègres, mulâtres, comblée par eux dans son été de la Saint-Martin, l’ancienne duègne ou nourrice, ou chambrière de paquebot, s’étonne d’abord du recul marqué par le passant d’Europe, au seuil de la chambre où le conduisit un guide. Puis lentement, douloureusement aussi, elle comprend. Par bonheur, car la psychologie triste n’aurait ici rien à faire, la galanterie compatissante du Français a recouvert aussitôt la désillusion. La politesse le fait asseoir, au ravissement du guide. Pendant les dix minutes accordées à la vieille hétaïre, si l’échange ne se borne qu’à des paroles, du moins le globe-trotter aura retrouvé un peu de ce qu’il cherchait, un peu de l’atmosphère nationale, parmi laquelle s’ébat l’histoire de « celle qui fut la fille d’un officier supérieur et que séduisit un homme marié ».
Faut-il donc, las de ces piètres rencontres, renoncer à l’aventure de la créole blanche « ardente et belle » ? A peu près. La réponse en tout état de cause, serait plus formelle, appliquée au passant, à l’officier de marine, au globe-trotter, à tous ceux qui voyagent pour avoir voyagé, qui aiment pour avoir aimé. Les femmes des Antilles, car désormais (et nous reviendrons à cette solution) il faut distinguer entre elles et les femmes de Bourbon, avec l’amour de leur terre mêlent une forte conception de son honneur particulier.
Toutes, de toutes leurs volontés, rarement amollies par une passade, s’efforcent de détruire la facile légende de volupté accolée aux récits de là-bas. Il ne leur plaît point que la Martinique, les Saintes, la Guadeloupe s’assimilent à d’autres Tahitis. Parce que le climat y trahit, parce que l’air est chaud de tendresse et de caresses, parce que même les nécessités du vêtement en font souvent un appât au désir, les créoles luttent pour apporter l’oubli de ces prémices alliciants. Non qu’elle ne veuillent point se souvenir, elles-mêmes.
Aucune pruderie ne gêne leurs mots, ou leurs gestes de beauté, et ces corps, harmonisés avec l’ardeur de leur cadre, ne se dérobent point à leur destin d’étreintes précoces et multipliées. Mais, pour les posséder, il faut accepter avec eux le destin doux du sol qui les porte.
A quoi bon insister ? On aurait mauvaise grâce à reprocher à ces créoles désirées de ne vouloir point être confondues avec des filles de joie, et de se dérober au dénombrement des passades lointaines, suivant la litanie des escales et des ruts.
Les Saintes.
Ailleurs qu’à la Martinique et qu’à la Guadeloupe, d’autres raisons prévalent qui empêchent, pendant un court séjour, de documenter un avis sur la sincérité des apparences créoles, ailleurs, c’est-à-dire aux Saintes. Devant ces terres calmes, qu’un seul jour dans l’histoire bouleversa, lorsque luttaient à mort les escadres françaises et anglaises, sur ce sol alterné de bois et de sables, les uns et les autres tranquilles éternellement, la fierté de maintenir un dogme réfrénerait mal les élans voluptueux. Et le nom de l’archipel minuscule, les Saintes, n’est pas pour signifier un isolement consacré aux mortifications et hostile à la volupté. Pourtant l’île habitée nourrit un phalanstère, en vérité.
Les patriarches sont, pour la plupart, d’anciens révolutionnaires, non point ceux de la commune, mais des rêveurs plus antiques, expulsés de leur rêve au temps du « crime de décembre » ainsi qu’ils disent. De collinette à collinette, d’anse en anse, ils joignent, sur ce sol des Saintes leurs mains fraternelles pour s’unir dans la sérénité de leur repos, et pour former, contre un ennemi imaginaire, un cercle autour des progénitures étayées sur des générations quadruples. Et il se trouve comme un jeu classique, que les moutons, d’ailleurs faciles à compter, sont bien protégés du loup. D’ailleurs, l’idée passe vite d’aider ici l’élément à prendre sa revanche sur le dogme. On finit par s’attendrir, dans la compagnie des vieux, sur la grâce des filles qui se pressent à la fontaine et remontent, gracieuses, les sentes. Ils ne les voient point à travers leur chaude beauté. Ils ne comptent que par leur patronymie, avec les souvenirs qu’ils imaginent être de l’histoire.
Alors, sans savoir, on hoche la tête gravement quand ils disent, pointant une adolescente que furieusement l’on évoque pâmée dans un viol au coin des plus proches taillis : « C’est la nièce du fameux Combalot ».
Avec des vierges inquiètes des Saintes on n’entrelace ainsi que des idylles. Brèves soirées, plus cruelles sûrement pour elles que l’étreinte, soirées où l’on se joint, seulement pour parler d’amour et se baiser la bouche, à la lisière du cimetière, si joli entre les coudriers qui arrêtent la dune, et la route piquée de flox en myriades, le cimetière où n’apparaît pas le mamelonnement funèbre des tombes, où la place de ceux qui furent se garde, pareille pour tous, sans bousculade, étiquetée par deux valves de coquilles, telle une foule de papillons endormis parce que leur bruissement soyeux serait même de trop parmi le silence… Avec les vierges des Saintes on n’entrelace que des idylles cruelles…
Mulâtresse.
Rencontres.
Près du marché à Basse-Terre. Deux aspirants piétinent sur place ; ils ont fait mine d’aborder un mulâtre qui les fixe ; puis ils ne se décident plus. Alors, lui, venant à eux, amer et grandiloquent.
« Oui, je sais, Messieurs… vous cherchez des femmes, n’est-ce pas ?… Vous alliez vous informer près de moi des bons coins, près de moi qui « suis du pays ». Pardieu ! si j’en suis de ce beau pays, une perle de votre couronne coloniale, Messieurs. Est-ce que la France s’en occupe seulement ? Si la France se souciait de la colonie, alors, Messieurs, vous ne chercheriez pas honteusement bonne fortune, au hasard et sans conseils. Couronnées de fleurs, le sein gonflé d’émoi, les filles de cette terre vous attendraient à la descente des embarcations, et vous convieraient aussitôt à célébrer les mystères de l’amour !… La voix de l’homme s’attendrit, son geste officie :
« Tandis qu’à cette heure, reprend-il en criant, nous n’avons même pas de lupanar dans notre ville, pas de lupanar entendez-vous, Messieurs ? La métropole ne s’est pas préoccupée d’organiser un lupanar. Et négligemment, tandis qu’il s’éloigne :
« Du moins, accorde-t-il avec noblesse, quand vous désirerez quelque repos, voici la carte de ma sœur, je me porte garant de ses bons soins pour vous ».
Rencontre d’exception, mais qui valait d’être notée. Une autre rencontre, plus exceptionnelle encore, si étrange que l’on hésite à transcrire sa réalité, si irréelle qu’un moment après s’en être abstrait il semblait déjà s’être échappé d’une extase opiacée, aussi merveilleuse, aussi sensuellement attestée que logiquement bâtie. Et voici la vision, quelle elle soit, exacte comme elle fut dans sa matérialité.
Il convient que le détail s’en déroule brièvement, aussi soudain qu’il fulgure, à son évocation, dans la mémoire de ceux que sa lueur traversa une seconde, malgré que cette seconde emplit une fin d’après-midi.
Ceux-là, ceux qui ont peur de se souvenir et qui pourtant sont certains que la chose fut, ceux-là avaient erré depuis le matin dans les grands bois, au-dessus de Basse-Terre, entre les fraîcheurs touffues du Matouba et les cirques velus, successifs, jusqu’à la Soufrière. Au moment où l’eau des bassins, remplis par les cascades, cesse de s’attiédir sous la chaleur du soleil déclive, ils se baignèrent. Or, comme ils levaient les yeux, secoué le premier ébrouement lustral, ils virent une oréade, une nymphe nue comme eux, comme eux, livrant son corps au courant rafraîchi. Elle s’ébattait au-dessus d’eux, dans une vasque qui surplombait, sur la pente naturelle du torrent, leur piscine. Et, parmi ce cadre d’eau et de bois, parmi cette sérénité où des loisirs d’Olympiens se seraient harmonisés avec toutes les légendes, les deux globe-trotters ne s’étonnèrent point de l’apparition. Il fallut, pour que la stupeur comblât brusquement leurs esprits, que la fuite de l’oréade les persuadât qu’une femme d’admirable beauté s’échappait devant eux guidant leur poursuite par son rire, alors, habillés en hâte, appelés par la voix de raillerie, ils la suivirent, haletants, au travers des halliers.
Le crépuscule tomba avec le silence. Mais, si le rire ne guidait plus les chasseurs, il les avait menés au sentier net, frayé, sans doute, vers un mystérieux séjour. C’est ainsi qu’ils entrèrent, précédés par les aboiements d’une meute, dans la maison où deux femmes les reçurent, comme attendus. Pourtant, dans la silhouette de la plus jeune, rien ne rappelait aux deux hommes la nymphe poursuivie. Comment eussent-ils pu se rappeler, pour les comparer ici, des lignes et des carnations ? Les hôtesses se trouvaient vêtues en dames du grand siècle, sans mascarade aucune, sans le moindre geste d’emprunt, et les étrangers, abasourdis, comprirent cependant que « certainement », ces deux femmes, qui se révélaient d’ailleurs mère et fille, n’avaient jamais revêtu d’autres vêtements. Elles ne questionnaient pas leurs visiteurs, la conversation se déroula comme un questionnaire d’histoire, uniquement rapporté au grand Roi. L’heure marcha jusqu’à une heure pareille en 1650. Les globe-trotters sans conscience désormais, s’émerveillèrent de savoir que l’admirable vierge, paisible devant eux, se trouvait petite cousine de Mlle d’Aubigné née sur cette terre, et, le plus sérieusement, ils s’accordèrent le don divin de prescience pour avoir aussitôt senti que Mlle d’Aubigné s’appellerait plus tard Mme de Maintenon.
Quand cessa l’envoûtement, lorsque leur pensée effroyablement tendue se détendit, les visiteurs avaient quand même devant eux les deux femmes à falbalas, mère et fille presque appareillées par la splendeur de chair. Et il ne demeura pour les hommes, dans l’incompréhensible fantasmagorie, que leur rut formidable, dans cet isolement, vers les étreintes qui leur semblaient préparées. Mais la vierge impassible arrêta d’un seul geste un élan, et, comme l’étranger repoussé, hagard et furieux, la suppliait avec des mots fous autant que le moment lui rappelant le bain, la nudité, la fuite par les bois. « Oui, dit-elle, calme, c’était moi ».
— Mais pourquoi nous avoir attirés ? nous n’avons rien à faire avec vous.
Elle reprit :
« Si, à désirer ma beauté ».
Et, désignant aux deux hommes sa mère qui resplendissait comme sa sœur, « d’ailleurs, termina-t-elle, ma mère comblera vos désirs à tous deux ».
Or, la chose se passa comme la vierge créole qui vivait le temps de sa cousine d’Aubigné, l’avait commandé.
L’Ame des corps.
Hors une semblable folie, une hallucination des gloires de femmes dans le passé créole, un même sentiment de fierté traditionnelle perce chez tous les êtres de là-bas qui savent mieux la légende de Joséphine que la légende de l’Aigle. Ce sentiment, c’est la forme la plus habituelle de la « Grandesse », grandesse qui fait aussi bien l’espoir des adolescentes aux songes impériaux que la bravoure physique et indiscutable des jeunes hommes ; grandesse qui avait d’instinct la culture de la beauté du geste, avant d’en entendre formuler le dogme. La statue de l’Impératrice Joséphine, blanche, dressée sur la savane de Fort-de-France, plane en réalité sur toutes les Antilles. En elle s’est résumée, pour ses compatriotes, l’apothéose de la femme et, facilement, avec une candide sincérité, ils déduisent de cette élection providentielle la preuve d’une royauté des corps créoles sur tous les corps de femme au monde.
Malgré tout, cette conviction et cette fierté demeurent au tréfonds des âmes. Apparente et affirmée cette foi deviendrait insupportable. Pleines de tact, les créoles, les vraies créoles blanches le sentent, et leurs hymnes ne sont plus que des chansons où le charme des rythmes correspond bien à une sorte d’urbanité qui traduit en musique, pour ne blesser aucun étranger, un amour vraiment fier et profond du sol où s’unissent l’instinct de la volupté première et des variantes psychologiques qui le raffinent, empruntés à la France maternelle et vieillie.
Le caractère des chansons créoles est mal exprimé d’ailleurs lorsqu’on veut n’en vanter que le rythme. A l’encontre des refrains traditionnels qui, partout dans le monde exotique halètent l’étreinte par des répétitions de sons et d’onomatopées pressantes, les morceaux, chaque jour nés sur les Savanes, valent par leur sens et leur humour. La malice, la plaisanterie gaie, le trait juste d’observation, y ressortent à chaque ligne. Si ces caractéristiques définissent peu son mode voluptueux il ne faut pas oublier le désir qui palpite en raillant, s’affirme avec plus de force et plus de spasme, quand il s’angoisse jusqu’à la gravité. Ici encore l’apparence tromperait ; et l’on serait cruellement ridicule d’apprécier en badinage et en passe-temps l’amour physique des créoles.
Sans doute plusieurs d’entre elles demandent beaucoup à l’amour et lui donnent peu. La plainte charmante des Doudous abandonnées, les tendres lamentations pareilles à celles que débite la fameuse cantilène des Aspirants, mettent une sourdine de lamento dans un cadre de joliesse. Mais ce n’est point là l’expression adéquate à l’unisson créole, aussi souvent réalisé qu’ailleurs. Malgré le sophisme, en dépit de la fierté traditionnellement raidie sous le masque d’accordailles sans importance, l’étreinte à mourir s’étire, prête à enlacer sans désunion possible.
Une preuve presque toujours retrouvée, marque la violence des ardeurs par leur simplicité. La débauche, à prendre le mot dans la plus compréhensible de ses acceptions, est à peu près ignorée. Alors que les pratiques du saphisme encore sembleraient engendrer le plaisir multiforme, et vite lassé, il arrive que les créoles, après avoir donné leur virginité, demeurent simplement des amoureuses plus que des passionnées. Peu leur importe les complications de l’étreinte. Le désir fond sur leurs chairs de volupté comme l’épervier sur l’alouette. Elles s’étonneraient de souhaiter autre chose que la plus pleine et la plus rationnelle de ses réalisations. Bref, s’il est permis de former un avis définitif, avis que sa défiance même peut infirmer dès l’abord, on peut dire qu’un nom souvent employé, serait bien spécialisé aux véritables créoles blanches « L’eau qui dort ».
Et cela est meilleur, nul doute, que la comédie des déhanchements et des castagnettes, plus souhaitable que le mensonge des filles aux lèvres rouges, contentes de la moindre passade, où l’amant ne sait même pas quelle part exacte elles prennent.