Amours d'Extrême-Orient: Illustrations d'après nature par Amédée Vignola
PSYCHOLOGIE DE L’EXOTISME
Fellahine d’Egypte.
Amours d’Extrême-Orient
PSYCHOLOGIE DE L’EXOTISME
Il faut tenter une définition. Et l’étymologie n’aurait ici rien à faire. Nommez à un marin, non point à un globe-trotter, nommez Cadix ou Constantinople, joignez à ces mots la qualification « d’exotique », le marin se récriera. Citez Tahiti ou les Canaries : tout de suite il aura compris qu’on lui parle d’exotisme. Pourquoi ? Pourquoi, au jeu de faire tourner une mappemonde, n’importe lequel des errants, soulignera-t-il, dans la nomenclature des lieux de la terre, les uns exotiques, les autres quelconques ? Et, pour une même terre à classifier, le vote réunira l’unanimité des suffrages.
C’est que reste, dès l’abord, en dehors du monde exotique, le monde cosmopolite. Les termes, à les peser, ne jurent pas ensemble. Des fragments de l’univers se sont unifiés et soudés, soit qu’ils fussent adjacents, comme les Etats d’Europe, ou qu’ils fussent rattachés aux précédents dans une tapisserie seulement plus lâche, la comparaison se décalquant sur l’écheveau des chemins qui juxtaposent l’Amérique du Nord à l’Europe. Le va-et-vient, l’échange mécanique, renouvelé surtout, est ennemi de l’exotisme : il apparaît, pour nous du moins, récepteurs dans la psychologie actuelle, il apparaît qu’une première condition de l’exotisme est de se limiter aux lieux « que l’on ne voit qu’une fois. » La règle souffre peu d’exceptions : l’évocation de Tong-Tabou ne saurait se préciser dans les mêmes lignes, après deux séjours entre lesquels fut de la vie. On signifie la collectivité entière du cosmopolisme, représentée par les membres qui s’en séparent momentanément, en route pour les buts inhabituels. Si vague que se présente cette collectivité, cette peuplade de la masse soudée du monde, son sens est assez net pour écarter le ridicule d’appliquer la première remarque au cas du rustre qui ne s’en vient qu’une fois à la ville, pour la conscription.
Du principe découle aussitôt que le monde exotique comprend seulement des lieux où l’on ne vient que par mer. Non qu’avec cette limitation, les îles seules répondent à la définition. Y correspondent encore la multitude des cités, des sites, centres de rayonnement vers les cités, auxquels les communications mécaniques et terrestres ne sont pas imposées. Mais déjà il ne faut pas reculer devant l’inévitable conclusion, par delà l’analyse, l’évidence que la finalité de l’exotisme soit de ne s’appliquer qu’aux îles.
Le langage usuel choisit encore, parmi le choix auquel nous sommes limités. Pour la plupart des gens, exotisme équivaut à perruches, bananes, hamacs, chaleur enfin. Bref, le royaume de l’exotisme est aussi celui du soleil, du soleil souverain. Si l’on joint à cette qualité celle révélée par les mots ordinaires aux marins, eux qui se plaisent à répéter les senteurs australes, la houle du Sud, le ciel austral, les mers australes, on fixera presque complètement les bornes des choses exotiques.
Enfin il ne semble pas douteux que les souvenirs les plus intenses, conservés de l’exotisme, empruntent quelque peu de leur force à la conscience d’une individualité tout autrement développée qu’à la surface du monde cosmopolite. L’exotisme conditionne des collectivités amorphes, et non point concentrées et rigides, au long de leurs codes ; celles-là aussi on ne les trouve plus guère au nord de l’Equateur.
En résumé : séjour unique ; chemin de la mer ; ciel de chaleur et particulièrement austral ; liberté de primitif ; telles sont les caractéristiques qui définissent les lieux d’exotisme. Elles les limitent autant qu’elles les définissent. Et c’est pour cette raison qu’il était nécessaire, à l’origine, de poser autrement la question pour un marin et pour un globe-trotter.
De celui-ci nous ne nous occuperons pas. Bien certainement l’avis n’en est point négligeable. Même il est juste de déférer au reproche habituellement adressé par lui au marin. « Le marin, remarque le globe-trotter, à de très rares exceptions près, ne connaît qu’une mince bordure du bord, les franges du tapis universel. » Rien de plus exact. Mais précisément ces franges teintent ou non une terre d’exotisme. Au sens strict du mot, peut-être exotisme signifie simplement être hors de chez soi ; au sens réel et vérifié, il signifie un monde à côté d’un autre monde pour un être qui n’a « pas de chez soi » : pour le marin. Et tandis que le globe-trotter, inconsciemment, différencie chaque place, cosmopolite ou exotique, d’avec une base ferme, sa maison, le marin ne différencie qu’entre elles ces diversités, dont aucune ne constituera un critérium d’appréciation.
Dans les bornes ainsi tracées, confirmation intéressante, l’exotisme passionnel se confond avec l’exotisme géographique. Et peut-être, sans une loyauté critique, sans l’effort de se placer, serein, devant la cinématographie des errances, il suffirait, pour nombrer l’exotisme, d’additionner les passades lointaines, permises au cours des campagnes qu’institue l’organisation des divisions militaires. En tout état de cause, après avoir nettement encerclé l’exotisme, après avoir appris en quels lieux le tâter, nous ne pourrons l’analyser que dans ses échanges avec les passants, ainsi dans le plus éternel et le plus varié en même temps, l’échange des désirs.
Or le fait est celui-ci : la nostalgie reporte les marins, pour la plupart, et paradoxalement, vers les départs. Ils ont, presque unanimement, en eux, la hantise de l’exotisme. Les étreintes lointaines leur restent plus frissonnantes, et leur chair se languit, comme on dit à Toulon, aussi bien des vahinés que des congaïs, des mousmés que des faufinées. Est-elle donc meilleure, autre, et révélatrice la volupté glanée au travers de l’exotisme ?
Voici ceux qui l’affirment. Ils ont quitté les classes après la troisième latine, souvent plus tôt. Et leur intellectualité s’est spécialisée à l’étude des sciences mathématiques. Au plus grand nombre la tâche a été rude d’emmagasiner la provision nécessaire pour franchir le passage entre le lycée et le Borda ; le plus grand nombre, suivant l’expression juste des cancres sensés, « apprend par cœur » et ne saisit en aucune façon la méthode et la philosophie des choses enseignées, géométrie analytique ou algèbre supérieure. Les sorties sont rares, la timidité trop grande, ou pis des abords des lupanars trop surveillés par des envoyés du proviseur, pour que l’immense majorité des chastetés ne demeurent pas intactes, du moins à l’égard de la femme. Ceci n’est point l’exception. Mais le Borda continue et exagère cette réclusion morale et physique. Quelques-uns des futurs officiers, une dizaine à peine sur 80 ou 100, se risquent délibérément aux passades d’une après-midi de dimanche, une fois par mois, ou beaucoup moins, à cause de la facilité avec laquelle les mêmes « libertins » amassent les points de punition qui suppriment le droit de descendre à terre. Les autres, effarés par la discipline nouvelle, traqués par leurs correspondants, renseignés sur l’inquisition de l’Ecole qui les notera d’infamie ou reculera leur classement, en châtiment d’un accouplement, les autres, deux ans encore, ignorent la femme. Cependant des brimades écœurantes, à bord, évoquent continuellement la sensualité, et les plaisanteries s’assortissent perpétuellement à une hantise pédérastique. Plaisanteries seulement, il faut l’affirmer.
Pendant la croisière d’été, cinq ou six des élèves se décident à la douce aventure ; Rouen, Saint-Malo, Dunkerque resteront dans leur mémoire maritime. Ensuite, c’est l’embarquement sur la frégate-école, et, au retour des Antilles dont les maléfices contés ont renforcé les défenses disciplinaires, c’est Barcelone, tombeau des virginités. Cependant les familles, à tous les courriers, supplient le commandant de restreindre encore la liberté des aspirants, pauvre liberté de quatre heures, une après-midi d’une semaine, les familles maritimes dont le chef jadis subit le même entraînement d’anormalité. Le stage est terminé ; les aspirants sont officiers, essaimés aux quatre coins ; sur les cent de la promotion, 70 environ sont encore vierges.
La première campagne, l’exotisme les déniaisera. Tahiti, Nossi-Bé, Fort-de-France, Yokohama, autant de lupanars immenses ouverts à la faim des ex-internes de la classe de troisième, sans aucun pion mouchard, sans aucun compte à rendre, le soir, aux parents, de l’emploi du temps. Dans la foule des femmes offertes, même le désir conserve son anonymat, et lentement, sans aucune honte, à son gré, il passe de la respectabilité apprise à la fanfaronnade d’impudeur.
Aucune crainte du ridicule, aucune terreur des maladresses n’arrête désormais l’élan vers la femme. Qu’importe les railleries échangées sur le passant entre deux filles dont il ne sait pas la langue et qui ne comprennent que ses gestes ! Les camarades pourront choisir la même passade. Si une comparaison, si un souvenir s’évoque chez l’impassible mousmé ou la vahiné malicieuse, elles ne la communiqueront pas au second amant, elles ne pourront la communiquer. Elle est loin la France, la France où dans les ports, dans les séjours de congé, l’aspirant n’ose point se risquer à entreprendre une fille, défiant de ses brutalités et de ses moqueries ; où la route vers les maisons closes passe devant des guetteurs dangereux, tandis qu’un poids sur le cœur alourdit la marche.
Et pourtant ce n’est point quand même le lupanar, cet exotisme sexuel qui grouille. L’illusion, l’illusion chère aux cœurs latins, demeure. Car avec eux les officiers, pareils à tous ceux de leur race, transporteront deux dogmes par delà les mers : le mépris du lupanar, et la persuasion d’être amant avec l’une quelconque des hétaïres en liberté. Donc les yeux ne voient plus les mêmes maisons, les mêmes fonctionnaires du désir, le même choix, la même passivité. Un catéchisme se forme et s’apprend en même temps, dont les explications satisfont pleinement à la croissance de la petite fleur bleue.
Un lupanar, dites-vous, du moins le gigantesque Yoshivara de Yokohama ? Non point. Ne savez-vous pas que les mousmés y demeurent de leur plein gré, que les rues, formées par les maisons de plaisir, s’éclairent plus brillamment que les autres, que le mouvement de la cité y ondule tous les soirs, qu’enfin derrière les grilles ou les transparents, protégeant les expositions des Nipponnes, s’agite tout simplement la ruche d’une pension de famille ? Ignorez-vous que ces petites femmes, la plupart, y ramassent une dot ? Que beaucoup d’autres y sont envoyées, en pénitence, par leurs maris ? Enfin, sans prendre tant de peine à raisonner un grincheux, Loti ne vous a-t-il point délicieusement fait sentir l’abîme entre le Yoshivara et le Chapeau-Rouge ?
Loti ! Ecrasé, le grincheux n’insiste point.
Et pour bien se convaincre qu’il a tort d’avoir raison, il récapitule, lorsque revient la discussion classique, après un passé de plusieurs campagnes, il récapitule la diversité du cadre et la force de son enchantement. Le cadre ! Quelque spasme qu’ils y sertissent, les globe-trotters de la marine s’assurent ainsi la précision de souvenir qu’il souligne et qu’il limite. Oubliées les ordinaires préparations à l’étreinte hygiénique, évanouis les bruits de derrière le paravent, fondus les détails d’un confortable où ne saurait muser une véritable chair d’amants ! Il reste l’odeur d’encens emmêlée à la plainte du chamicen, il reste les valses gargarisées par l’accordéon tandis que pâme le « tiaré », il reste la chute des mangues mûres dans l’ombre que traverse le relent des flamboyants. En vérité, il n’y a que l’ombre elle-même, deux épidermes qui se confondent en s’ignorant, et une fantaisie qui peut, dans l’incertitude de son objet, l’harmoniser aux lignes du cadre. Les sens sont rois et comblés ; peut-être la vision seule est-elle confuse, peut-être se vérifie ce paradoxe « que la contemplation n’a plus aucune importance lorsque les deux faces sont rapprochées en deçà du punctum proximum ! »
Si elle est bien réelle cette hantise du cadre ? Si le désir fort des marins a le temps d’y songer sur l’heure ? Mais certainement oui, je sais, vous savez, Madame, fort convenablement sous-entendre l’énergie, générale et particulière des hommes de mer ; et vous doutez que cette… cette énergie dont on vous a conté merveille s’occupe à autre chose qu’à son activité. Veuillez vous détromper. On pourrait se contenter, en toute explication, d’affirmer que la mer n’a qu’une seule fois engendré Aphrodite. La thèse demande plus de généralité.
Ce qui est vrai, Madame, c’est qu’ici comme en bien d’autres choses, le temps ne fait rien à l’affaire. Et, bien plus, la dureté du service en campagne, les obligations des veilles sur des navires où les officiers sont beaucoup moins nombreux qu’en escadre, le peu de générosité de la nourriture, mille causes ne permettent au marin que de songer à son devoir, et fort peu à l’escale.
L’empressement est assez modéré pour que les souvenirs, heureusement, ne pèsent guère aux rêves, mais, à l’escale, il est trop réel pour qu’un dilettantisme de beauté ou de volupté promène un choix averti parmi une foule de possibilités. L’effort, déjà mince, se réduit au minimum en présence de la quantité, et, seuls quelques hasards d’accouplement se rehaussent de la qualité : Tahiti et Nossi-Bé, si extrêmes, si dissemblables dans la variété de leurs courtisanes rustiques, sont les succursales équivalentes de l’Eden à bon marché et sans garantie.
Les séjournants, comme il sied, ont eu le loisir et la nécessité de trier le tas. Pour le passant, pour le marin, il ne reste à sa soif qu’un lait, très abondant, mais sans la crème. Or, fonctionnaires ou négociants anémiques toléreraient, encore moins que sur la terre de France, l’infidélité de leur maîtresse, et encore moins celle-ci risque-t-elle la banale méprise de « perdre sa situation ». Ainsi se décante et s’agglomère une pâte de chair qui demeure à jamais la « femme d’officier de marine ». Quelques diamants y luisent, ou plutôt y resplendirent. Après des années les nouveaux-venus s’empressent encore à les faire chatoyer, parce qu’on les leur vanta.
L’exotisme a sa vieille garde. Sans fard et sans apprêt quelques vahinés, quelques Houves ou Betsimisarakas survivent, jeunes, à leurs années. Et les globe-trotters maritimes confondent candidement, pour retrouver les amantes telles que les leur dépeignirent des aînés, le cycle d’une saison et celui d’une campagne. Les noms fort peu variés aident à la confusion inverse et ainsi se renouvelle l’éternel baiser de Rara-Hu ou de Sammba sous les lèvres de leurs homonymes, successives adolescentes.
D’ailleurs il faut dire que le culte des amantes historiques n’a que peu de fidèles. Partout, au contraire, domine la recherche des primeurs, recherche que ne limitent plus des codes ou des apophtegmes. Non que la loi du climat s’impose souverainement au marin. Son geste n’est pas spontané de transposer les pubertés en même temps que les âmes ; c’est l’écume mauvaise qui vient de mousser au bord du désir. Et, la chair d’une jeunesse ridicule, le rut encore désordonné, la caresse mal apprise, s’il s’attache quand même à tenter les expériences permises ici, c’est parce que là-bas, en Europe, elles sont le murmure honteux ou le crime. Et l’inconsciente fanfaronnade fait mentir les préférences.
A quoi s’appliqueraient-elles d’ailleurs ces préférences ? La volupté de l’exotisme est très médiocre, et les lignes en sont uniformes. Ne craignez pas d’avoir à courber la tête pour avoir blasphémé, sous la malédiction des errants don-juanistes. Sans doute, graves, car, plus haut que Suez, la grivoiserie se limite à la gauloiserie, graves et un tantinet mélancoliques, ils auront sous-entendu, du fumoir au boudoir, les étreintes étranges que l’on ne peut dire, et des frissons que l’on ne peut doser. Vous avez droit de rire ; aucun ne précisera, et l’ésotérisme quelque peu ridicule de l’exotisme continuera d’être le panache.
La très simple vérité est que, fausse honte ou fierté, le jeu d’amour est français, pas même Européen. Non seulement les femmes semées dans les îles ignorent les caresses qu’on invente sans les apprendre ; mais elles répugnent à la plus prenante des leçons. Monotone est l’échange, obsédant comme la mer est le geste. Et l’on estimerait vainement que la première résistance chez la première amante serait seule difficile à vaincre, puisque la reconnaissance infinie doit suivre la haine qui se débat. Au même rythme, à un seul rythme, restent asservis les corps des maîtresses exotiques, sans qu’aucune crainte, aucun dogme, aucune raison ne la conditionne aussi unique. Entêtement de demi-brutes sans doute, ou plus probablement et très mystérieusement, volonté de réserver aux mâles de la race le détail des litanies sexuelles.
Et c’est ainsi que commence l’indignation des partenaires à la première des générosités de l’amant, le premier cadeau repoussé avec ardeur, celui dont les Saxonnes ont imposé le nom à travers les océans, le « French game » qu’elles méprisèrent jadis.
Ainsi l’on possède des vahinés, des congaïs, des mousmés pour les avoir possédées, et les marins, globe-trotters par force, se persuadent ainsi, comme les autres, de la douceur de voyager pour avoir voyagé. A quoi bon s’étonner ou railler ? L’extension à l’être, la règle immuable des intellectualités, ne saurait mieux se vérifier que dans les corps. Du moins c’est un devoir de guérir l’envie à ceux qui écoutent les évocations des lointaines hétaïres qu’ils ne verront jamais, et de leur assurer très sincèrement qu’aucune nuit australe ne vaut une passade de Paris.
Vaine serait, pour échapper au radicalisme de cette conclusion, la tentative d’une sélection entre les escales. L’exotisme, c’est le bloc. Seulement un tapis le recouvre, chatoyant comme un arc-en-ciel.
Voici la Chine d’abord : voici « toute la lyre » de Saïgon ; Che-Fou, Trouville d’Extrême-Orient ; l’horreur de Nan-King ; les affranchies jaunes de Frisco, et les ribaudes des troupes, autour de Port-Arthur ; Shang-Haï, rehaussé par des Oteros jaunes, Shang-Haï, marché de primeurs, puis le sadisme de Tien-Tsin, et les hasards étranges au cœur de la Chine des supplices.
A côté, un peu plus loin sur l’espace de la Terre si petite, Madagascar s’apprête. Y bruissent les cigales, créoles de Diégo-Suarez ; les Betsimisarakas aux chevelures roulées suivant les Sénégalais en colonne. La volupté et le sang se mêlent parmi les insurrections de la Grande-Terre ; Majunga apporte la révélation des Houves aux chevelures splendides. Le grand rut surgit de Vohémar à Fort-Dauphin. Et Nossi-Bé, laineux de verdure, dresse un fantôme de Tahiti.
Encore dénombrons les étreintes semées par les îles du Pacifique énorme : à Macassar, caricature de l’Inde ; à Nouméa, hideux des surprises de bagne et enjolivé par les métisses ; aux Nouvelles-Hébrides où point à peine une aube de féminité. Le flirt le plus précis comble les heures de Christchurch en Nouvelle-Zélande. L’Eden, le vrai, se découvre sous les arbres de Tonga. Tabou, Wallis et Mingareva, dans une même supplication, à l’Istar malaise, confondent des balbutiements d’hétaïres impubères et des tendresses de forbans. Sydney d’Australie ressuscite le Quartier Latin autant que le passage d’Auteuil ; et si le rêve casse en désillusion sur les routes de Tahiti, aux Marquises le royaume d’Aphrodite éblouit les plus merveilleuses des voluptés imaginées.
Ainsi s’agite, ondoie, rayonne, fulgure, hypnotise, le tapis splendide de l’exotisme, sous la mousson fraîche, au souffle des alizés parfumés, au gré du Khamsin de feu, au frisson des bouffées qui viennent de terres mystérieuses et inconnues. Puis, lorsque le vent de France, suroît ou mistral, a effiloché l’étoffe colibri, l’a dispersé aux profondeurs informes de l’espace et du rêve, il demeure le bloc tout nu, le bloc de l’exotisme. Pour le bâtir, les chairs diverses des mousmés, des congaïs, des vahinés, se sont trouvées extraordinairement pareilles, et les mêmes passivités, les mêmes gestes appris, le même sourire où la mièvrerie s’efforce d’être de la douceur en même temps que du désir, ont été brassés pour la coulée sans fêlure, avec laquelle s’ébauchera la statue érectée en symbole des femmes du lupanar mondial, silhouette résumée entre le nombril et les pieds.
Si les caractéristiques de chaque morceau d’exotisme n’importent guère, tôt uniformisées, si la différenciation des maîtresses lointaines ne s’impose pas à un même amant, la succession des cadres dissemblables peut seule faire croire à une variété infinie d’étreintes. Car le cadre en soi ne saurait magnifier davantage la volupté exotique. Qu’il soit le plus souvent splendide, neuf surtout, c’est accordé. Mais il n’apparaît pas que des souvenirs de chair rattachés à Venise ou aux lacs de Westmoreland doivent se préciser moins que ceux de Manille ou de Mangareva. Il faudrait joindre à l’explication une sentimentalité, pour le moment hors de cette psychologie, à savoir que moins d’amants unissent au souvenir d’une femme l’évocation de Manille ou de Mangareva, que par suite ils estiment leur possession plus complète et plus « historique », si l’on peut dire, que la possession révolue dans Venise ou dans Windermere. Cette sentimentalité-là n’est, à bien voir, qu’un des avatars de la multiforme extension à l’être ; n’y revenons donc pas.
Plutôt concevons-la dans la plus certaine et la plus forte de ses manifestations rapportées à l’exotisme, sa lutte pour la perpétuité, sa haine de l’instabilité. Non qu’il s’agisse de développer une théorie de l’arrachement : l’œuvre de Loti en demeure à jamais le plus merveilleux et le plus saignant des commentaires. Et la terrible analyse, avec des mots douloureux de toutes les petites morts avant la mort suprême, et aussi inadmissibles qu’elle, l’analyse a joint implacablement la psalmodie d’un de Profundis au chant de la joie de vivre, en les îles délicieuses. Du moins les livres admirables, s’ils n’ont pas fait penser tous les marins mal habitués à la pensée, ont souligné, pour les tiers impartiaux, la majeure des relations psychologiques qui, entre toutes les étreintes, spécialisent celle de l’exotisme.
Le dogme de perpétuité qui, si facilement, si inconsciemment, se glisse parmi les moindres échanges dans la terre-patrie, est, au lointain, par avance aboli. Aucune illusion de baisers éternels ne pare le premier baiser, si longue doit être l’escale, par exemple deux ans, sur une goélette de Tahiti. La séparation s’effare au milieu des plus ardentes communions ; et la spiritualité des lois chrétiennes se matérialise, implacablement heure par heure, dans le cauchemar du départ inévitable, des fins dernières. L’arrachement ! Voilà le véritable motif d’aimer l’exotisme en aimant sa douleur. Les plus intellectuels s’enfièvrent davantage à jouir de la minute sachant que les minutes pareilles sont comptées. Les autres, stupéfaits, se lamentent à la dernière minute, et, non rassasiés, se souviendront mieux qu’ils n’avaient jamais pensé que cette minute dût venir et combien alors elle leur fut lamentable. L’archange qui garde l’Exotisme s’appelle « Nevermore ».
Outre la réalité de cet arrachement, un atavisme maritime de deux siècles ou plus renforce le goût de l’exotisme, salé des larmes de la séparation. Répétons qu’aujourd’hui, à l’exception de deux ou trois stations, desquelles quitte à peine le navire affecté, les plus longs séjours à l’escale ne dépassent guère six semaines.
Autrefois la vie de mer n’était pas organisée comme elle l’est maintenant, et l’on aurait tort, une fois de plus, laudator temporis acti, de penser qu’elle était plus mâle et plus glorieuse. Il suffit, pour être renseigné, d’écouter les récits des officiers supérieurs ou généraux, les fois, très rares d’ailleurs, où il leur plaît de se souvenir avec sincérité. Les traversées étaient plus longues au temps de la navigation à la voile, mais, contrairement à l’opinion reçue, elles se présentaient assez souvent. L’escale consistait vraiment à attacher un morceau d’existence comme un lieu d’exotisme. Cinq, six mois, la frégate demeurait à Tahiti, ou en un port du Sud-Amérique. L’échange se fortifiait, les liens se créaient, la vie de France s’oubliait complètement, remplacée par la vie présente. Et si ce déracinement n’était pas pour faire plaisir aux femmes demeurées à Toulon ou à Brest, du moins il conditionnait pour les maris un arrachement réel autant que douloureux.
C’est donc cet atavisme qui suggestionne les marins de l’heure actuelle. La durée de l’escale a été complètement réduite, une campagne s’écoule presque entière entre des traversées multiples et courtes. Malgré tout, l’âme des pères s’agite dans les corps des fils, et, naïvement ridicules, ils apportent à la conclusion de leurs six semaines de repos exotique la farouche désespérance que les marins de Cook ou de Bougainville manifestaient en terminant six mois de nirvana autant que de volupté.
Cependant, puisque nous avons prononcé le mot de Cook, n’imaginons pas que les marins de toutes les nations ont la même chair devant l’étreinte de l’exotisme. Rappelons-nous comment la petite fleur bleue ne pousse que sur le sol français. Il serait malaisé de prétendre connaître exactement les frissons saxons, germains ou slaves. Peut-être le masque d’impassibilité des autres races que la race latine conserve-t-il des tendresses insoupçonnées pour le lointain ou des arrachements aussi saignants que celui de Rara-Hu. C’est peu probable. En tous cas, Italiens et Espagnols ne paraissent point suffisamment retournés par le charme de l’exotisme pour qu’un Loti y puisse germer, et il semble qu’ils ne comprennent guère l’essence de son adorable génie.
Seules les haines, les jalousies, les puérilités, les folies de l’amour français se transportent dans la sérénité des Iles. Et, ainsi que dans la statistique d’Europe, le bilan des catastrophes passionnelles se solde par un passif au désavantage de la France ou plutôt de ses officiers. Car, pour les chairs chaudes et les cœurs simples des matelots, le mirage affolant est le même, et, depuis l’ère des découvertes, la proportion des déserteurs, grisés par la douceur australe, doit être pareille dans toutes les marines.
Pardonnables, respectables même, seraient l’ardeur et la tendresse enfantine de ces passades lointaines, si elles correspondaient à l’éternelle recherche de l’unisson. Oui, il importerait peu, et les tiers sceptiques n’auraient alors aucun droit à juger que la science de volupté est nulle dans l’exotisme, que la caresse y est monotone, que les chairs y sont sans imprévu. Etre amant et maîtresse, mettre entre soi l’infini de ces deux mots, ne suppose pas absolument le devoir et la hantise de faire vibrer toutes les cordes de la lyre. Aussi bien que sur le sol de France les hyménées attendries jailliraient vers les « deux fondus en un », à Tonga ou bien à Diégo, à Tien-Tsin ou bien à Manille.
Hélas ! L’inquiétude d’un geste qui froisse l’étreinte, la félicité de voir des yeux qui voient comme les nôtres, l’angoisse du désir partagé, la supplication humble ou passionnée, l’accord parfait, lettre morte que tout cela pour les hallucinés d’exotisme ! Ils embellissent leur spasme en le sertissant dans un cadre splendide, c’est tout.
D’ailleurs elles, congaïs, mousmés, vahinés, petites dispensatrices de rêve, leur donnent généreusement l’illusion haïssable. Mais s’ils peuvent croire à leur communion c’est qu’ils n’auront jamais visité l’éden le plus complet d’entre ceux semés sur la mer Pacifique, la terre qui semble pétrie de volupté, et où la langue n’a pas de mots pour traduire le mot « baiser ».