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Au Pays des Moines (Noli me Tangere)

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Au Pays des moines

I

Une réunion

C’était vers la fin du mois d’octobre; don Santiago de los Santos, plus connu sous le nom de Capitan Tiago, donnait un dîner et bien que, contre sa coutume, il ne l’eût annoncé que dans l’après-midi même, c’était déjà le thème de toutes les conversations, non seulement à Binondo, mais dans les autres faubourgs de Manille et jusque dans la ville. Capitan Tiago passait alors pour le propriétaire le plus fastueux et l’on savait que les portes de sa maison, comme celles de son pays, n’étaient fermées à personne qu’au commerce et à toute idée nouvelle ou audacieuse.

La nouvelle se répandit donc avec une rapidité électrique dans le monde des parasites, des oisifs et des bons à rien que Dieu créa, par un effet de sa bonté infinie, et multiplia si généreusement à Manille.

Le dîner se donnait dans une maison de la calle de Anloague et l’on pourrait encore la reconnaître, si toutefois les tremblements de terre ne l’ont pas ruinée. Nous ne croyons pas que son propriétaire l’ait fait démolir, Dieu ou la Nature se chargeant ordinairement ici de ce genre de travaux, ainsi que de quelques autres pour lesquels ils ont passé contrat avec notre gouvernement. D’un style commun dans le pays, cet édifice suffisamment grand était situé près d’un bras du Pasig, appelé aussi bouche de Binondo; comme toutes les rivières de Manille, ce rio entraîne les multiples détritus des bains, des égouts, des blanchisseries, des pêcheries; il sert aussi de moyen de transport et de communication et fournit même de l’eau potable, si tel est le gré du porteur d’eau chinois. A peine si, sur une distance d’environ un kilomètre, cette puissante artère du faubourg où le trafic est le plus important, le mouvement le plus actif, est dotée d’un pont de bois délabré d’un côté pendant six mois et infranchissable de l’autre le reste de l’année, ce dont, pendant la saison des chaleurs, les chevaux profitent pour sauter à l’eau, à la grande surprise du mortel distrait qui, dans la voiture, sommeillait tranquillement ou philosophait sur les progrès du siècle.

La maison de Capitan Tiago est un peu basse et de lignes assez incorrectes. Un large escalier de balustres verts, tapissé de distance en distance, conduit du vestibule pavé d’azulejos1 à l’étage principal, entre des vases et des pots de fleurs placés sur des piédestaux chinois bigarrés, parsemés de fantastiques dessins.

Si nous montons par cet escalier, nous entrons dans une large salle, appelée ici caida, qui cette nuit sert à la fois de salle à manger et de salon pour la musique. Au milieu, une longue table ornée profusément et luxueusement semble attendre le pique-assiettes et lui promettre les plus douces satisfactions en même temps qu’elle menace la timide jeune fille, la dalaga ingénue qui, pendant deux mortelles heures, devra subir la compagnie d’individus bizarres, dont le langage et la conversation ont d’ordinaire un caractère très particulier.

Par contraste avec ces préparatifs mondains, les tableaux bariolés qui pendent aux murailles représentent des sujets religieux: le Purgatoire, l’Enfer, le Jugement dernier, la Mort du Juste, la Mort du Pécheur; au fond, emprisonné dans un cadre Renaissance aussi élégant que splendide et sculpté par Arévalo, une curieuse toile de grandes dimensions représentant deux vieilles femmes... l’inscription porte: Notre-Dame de la Paix et du Bon Voyage, vénérée à Antipolo, costumée en mendiante, visite pendant sa maladie la pieuse et célèbre capitana Inès2. Si cette composition ne révélait ni beaucoup de goût ni grand sens artistique, elle se distinguait par un réalisme exagéré: à en juger par les teintes jaunes et bleues de son visage, la malade semblait déjà un cadavre en putréfaction et les objets; les vases, qui constituent l’ordinaire cortège des longues maladies étaient reproduits avec la minutie la plus exacte. Le plafond était plus agréablement décoré de précieuses lampes de Chine, de cages sans oiseaux, de sphères de cristal étamé rouges, vertes et bleues, de plantes aériennes fanées, de poissons desséchés et enflés, ce que l’on nomme des botetes, etc.; du côté dominant la rivière, de capricieux arceaux de bois, mi-chinois, mi-européens, laissaient voir sur une terrasse des tonnelles et des berceaux modestement illuminés par de petites lanternes en papier de toutes couleurs.

La salle était éclairée par des lustres brillants se reflétant dans de larges miroirs. Sur une estrade en bois de pin était un superbe piano à queue d’un prix exorbitant, d’autant plus précieux ce soir que personne n’en touche. Au milieu d’un panneau, un grand portrait à l’huile représentait un homme de figure jolie, en frac, robuste, droit, symétrique comme le bâton de borlas3 tenu entre ses doigts rigides, couverts de bagues.

La foule des invités remplissait presque la salle, les hommes étaient séparés des femmes comme dans les églises catholiques et les synagogues. Seule, une vieille cousine de Capitan Tiago recevait les dames; elle paraissait assez aimable mais sa langue écorchait un peu le castillan. Toute sa politesse consistait à offrir aux Espagnoles un plateau de cigarettes et de buyos4 et à donner sa main à baiser aux Philippines, exactement comme les moines. La pauvre vieille, finissant par s’ennuyer, profita du bruit causé par la chute d’une assiette pour sortir précipitamment en grommelant des menaces contre les maladroits.

Elle ne reparut pas.

Soit que les images religieuses les incitassent à garder une dévote attitude, soit que les femmes des Philippines fissent exception, le côté féminin de l’assemblée restait silencieux; à peine entendait-on parfois le souffle d’un bâillement étouffé derrière l’éventail; à peine les jeunes filles murmuraient-elles quelques paroles, conversation banale se traînant mourante de monosyllabes en monosyllabes, semblable à ces bruits que l’on entend la nuit dans une maison et que causent les souris et les lézards. Les hommes, eux, étaient plus bruyants. Tandis que dans un coin quelques cadets parlaient avec animation, deux étrangers, vêtus de blanc, les mains croisées derrière le dos, parcouraient la salle d’un bout à l’autre comme font, sur le pont d’un navire, les passagers lassés du voyage. Le groupe le plus intéressant et le plus animé était formé de deux religieux, de deux paysans et d’un militaire, réunis autour d’une petite table sur laquelle étaient du vin et des biscuits anglais.

Le militaire, vieux lieutenant, haut de taille, la physionomie bourrue, semblait un duc d’Albe mis au rancart dans la hiérarchie de la garde civile; il parlait peu et d’un ton dur et bref. L’un des moines, jeune dominicain, beau, coquet, brillant comme la monture d’or de ses lunettes, affichait une gravité précoce; c’était le curé de Binondo. Quelques années auparavant, il avait été chanoine de Saint-Jean-de-Latran. Dialecticien consommé, jamais l’habile argumentateur B. de Luna n’avait pu l’embrouiller ni le surprendre; il s’échappait des distinguo comme une anguille des filets du pêcheur. Il parlait peu et semblait peser ses paroles.

L’autre moine, par contre, parlait beaucoup et gesticulait plus encore. Bien que ses cheveux commençassent à grisonner, il paraissait avoir conservé toute la vigueur de sa nature robuste. Son allure, son regard, ses larges mâchoires, ses formes herculéennes lui donnaient l’air d’un patricien romain déguisé. Il semblait gai cependant et, si le timbre de sa voix était brusque comme celui d’un homme qui ne s’est jamais mordu la langue, dont la parole est tenue pour sainte et incontestable, son rire joyeux et franc effaçait la désagréable impression de son aspect, à tel point qu’on lui pardonnait d’exhiber dans la salle des pieds sans chaussettes et des jambes velues qui auraient fait la fortune d’un Mendieta aux foires de Quiapo5.

Un des paysans, petit homme à barbe noire, n’avait de remarquable que le nez qui, à en juger par ses dimensions, ne devait pas lui appartenir en entier; l’autre, jeune homme blond, paraissait récemment arrivé dans le pays. Le franciscain discutait assez vivement avec lui.

—Vous verrez, disait-il, quand vous serez ici depuis quelques mois, vous vous convaincrez que gouverner à Madrid et être aux Philippines, cela fait deux.

—Mais...

—Moi, par exemple, continua le Frère Dámaso, en élevant la voix pour ne pas laisser la parole à son contradicteur, moi qui compte déjà vingt-trois ans de platane et de morisqueta6, je puis en parler avec autorité. Sachez que, lors de mon arrivée dans le pays, j’ai été tout d’abord envoyé dans un pueblo petit, c’est vrai, mais très adonné à l’agriculture. Je ne comprenais pas encore très bien le tagal, mais cependant je confessais les femmes et nous nous entendions tout de même. Lorsque je fus nommé dans un pueblo plus grand dont le curé indien était mort, toutes se mirent à pleurer, me comblèrent de cadeaux, m’accompagnèrent avec de la musique...

—Mais cela prouve seulement...

—Attendez, attendez, ne soyez pas si pressé! Eh bien! celui qui me remplaça, bien qu’il ait été beaucoup plus sévère et qu’il ait presque doublé la dîme de la paroisse, eut un cortège plus nombreux encore, plus de larmes et plus de musique.

—Mais, vous me permettrez...

—Bien plus, je suis resté vingt ans dans le pueblo de San Diego; il y a seulement quelques mois que je l’ai... quitté (ici, la figure du moine s’assombrit quelque peu). En vingt ans on connaît un pueblo. San Diego avait six mille âmes; comme je confessais tous ces gens-là, je connaissais chaque habitant comme si je l’avais enfanté et allaité, je savais de quel pied boitait celui-ci, comment bouillait la marmite de celui-là, quel était l’amoureux de cette dalaga, quelle chute avait faite une telle et avec qui, etc., etc. Santiago, le maître de la maison, en est témoin; il a beaucoup de biens à San Diego et c’est là que nous avons fait connaissance. Eh bien, vous allez voir ce que c’est que l’Indien: quand je suis parti, c’est à peine si quelques vieilles femmes et quelques franciscains m’accompagnèrent... après vingt ans!

—Mais je ne trouve pas que tout ceci ait rien à voir avec la libre vente des tabacs! répondit le jeune homme blond profitant d’une pause, pendant laquelle le franciscain prenait un verre de Xérès.

Fr. Dámaso, surpris, manqua de laisser tomber le verre. Il regarda fixement le jeune homme puis s’écria, l’air fort étonné:

—Comment? comment? mais c’est clair comme la lumière! Ne voyez-vous pas, mon fils, que c’est une preuve palpable que les réformes projetées par les ministres sont absurdes?

Ce fut au tour du jeune homme à rester perplexe. Le lieutenant fronça les sourcils, le petit brun remua la tête sans que l’on pût savoir s’il approuvait ou non Fr. Dámaso qui se contentait de les regarder tous, jouissant de sa victoire.

—Croyez-vous...? put enfin lui demander son contradicteur, très sérieux, en l’interrogeant du regard.

—Comment, si j’y crois? comme à l’Evangile! l’Indien est si indolent!

—Ah! pardonnez-moi si je vous interromps, reprit le jeune homme d’une voix plus basse en approchant sa chaise. Vous avez dit un mot qui appelle tout mon intérêt: existe-t-elle véritablement, de naissance, cette indolence des naturels, ou bien, ainsi que le dit un voyageur étranger, n’est-elle qu’une excuse à la nôtre propre, à notre état arriéré, à notre système colonial? Ce voyageur parlait d’autres colonies dont les habitants sont de même race...

—Bah! Jalousies que tout cela! demandez au señor Laruja qui, lui aussi, connaît bien le pays, demandez-lui si l’ignorance et la paresse des Indiens ne sont pas sans égales!

—En effet, s’empressa de confirmer le petit brun ainsi pris à témoin, nulle part vous ne trouverez d’hommes plus nonchalants que ces Indiens.

—Ni plus vicieux, ni plus ingrats.

—Ni plus mal élevés.

Le jeune blond regarda autour de lui avec inquiétude.

—Messieurs, dit-il à voix basse, il me semble que nous sommes chez des Indiens et que ces demoiselles...

—Bah! vous êtes trop craintif! Santiago ne se considère pas comme indien. Et puis, il n’est pas là; d’ailleurs, quand il y serait, tant pis pour lui. Ce sont là des scrupules de nouveaux débarqués. Attendez un peu; quand vous aurez passé quelques mois ici vous changerez de ton, surtout quand vous aurez vu des fêtes, des bailujan7, que vous aurez dormi dans nos lits de sangle et mangé de la tinola.

—Ce que vous appelez tinola, ne serait-ce point, par hasard, le fruit d’une certaine espèce de lotus qui fait perdre la mémoire à ceux qui en mangent?

—Ni lotus, ni loterie! reprit en riant Fr. Dámaso, ne cherchez pas si loin. La tinola est un gulai8 de poule et de citrouille. Depuis quand êtes-vous arrivé?

—Depuis quatre jours, répondit le jeune homme un peu piqué.

—Venez-vous comme employé?

—Non, señor, je voyage pour mon compte personnel, afin d’étudier le pays.

—Quel oiseau rare! s’écria Fr. Dámaso, en le regardant avec curiosité. Venir ici, de soi-même et pour des vétilles! Quel phénomène! Alors qu’il y a tant de livres... et qu’il suffit d’avoir deux doigts d’intelligence.

—Votre Révérence disait, Fr. Dámaso, interrompit brusquement le dominicain en changeant la conversation, qu’elle avait été pendant vingt ans au pueblo de San Diego et qu’elle l’avait quitté... Votre Révérence n’était-elle point satisfaite de ce pueblo?

A cette demande, faite d’un ton très naturel et presque indifférent, Fr. Dámaso devint subitement sérieux, sa joie s’était envolée.

—Non! grogna-t-il sèchement, et il se laissa tomber lourdement contre le dossier de son fauteuil.

Le dominicain poursuivit d’un ton plus indifférent encore:

—Ce doit être une grande douleur de quitter un pueblo après vingt ans de séjour, alors qu’on le connaît comme sa poche. Moi, j’ai regretté Camiling où cependant je n’étais resté que quelques mois... Mais les supérieurs agissaient pour le bien de la Communauté qui sera toujours le mien propre.

Pour la première fois dans cette soirée, Fr. Dámaso parut très préoccupé. Tout à coup, il donna un coup de poing sur le bras de son fauteuil et s’écria avec force:

—Ou il y a une Religion ou il n’y en a pas; donc, ou les curés sont libres ou ils ne le sont pas! Le pays se perd, il est déjà perdu!

Et son fauteuil reçut un second coup de poing.

Tout le monde, surpris, se retourna vers le groupe; le dominicain leva la tête pour regarder sous ses lunettes. Les deux étrangers qui se promenaient s’arrêtèrent un moment, se regardèrent, se sourirent et continuèrent leur promenade.

—Il est de mauvaise humeur parce que vous ne l’avez pas traité de Révérence! murmura le señor Laruja à l’oreille du jeune homme blond.

—Que veut dire Votre Révérence? Qu’y a-t-il? demandèrent à la fois, avec des tons de voix différents, le lieutenant et le dominicain.

—Tous les malheurs viennent de là! Le gouvernement soutient les mécréants contre les ministres de Dieu! continua le franciscain en levant ses poings robustes.

—Que voulez-vous dire? demanda de nouveau le lieutenant aux sourcils froncés, se levant à demi.

—Ce que je veux dire? répéta Fr. Dámaso élevant encore la voix et dévisageant le lieutenant. Je le dis ce que je veux dire. Oui, moi, je dis que lorsque le curé débarrasse son cimetière de la carcasse d’un mécréant, personne, pas même le roi, n’a le droit de s’en mêler et encore moins de le punir. Et un général de rien, un petit général de malheur...

—Père, Son Excellence est vice-roi! cria le militaire, se levant tout à fait.

—Quelle excellence, quel vice-roi?... répondit le franciscain se levant à son tour. En d’autres temps on l’aurait jeté en bas des escaliers, comme l’ont fait une fois les Congrégations avec l’impie gouverneur Bustamente. C’étaient là des temps où l’on avait la foi!

—Je vous avertis que je ne permets pas... Son Excellence représente S. M. le Roi!

—Quel est ce roi? Pour nous, il n’y a qu’un seul roi, le roi légitime...

—Halte! commanda le lieutenant, comme s’il s’adressait à ses troupes; ou vous allez retirer ce que vous avez dit, ou demain même j’en ferai part à Son Excellence.

—Allez-y tout de suite, allez, répondit d’un ton sarcastique Fr. Dámaso; et il s’approchait de lui les poings fermés. Croyez-vous que parce que je porte l’habit de moine je ne sois point un homme? Allez, je vous prête ma voiture!

La scène devenait comique, par bonheur le dominicain intervint:

—Señores, dit-il, d’un ton d’autorité, avec cette voix nasillarde qui sied si bien aux moines; on ne doit pas confondre les choses ni chercher des offenses où il n’y en a pas. Nous devons distinguer dans les paroles de Fr. Dámaso, celles de l’homme et celles du prêtre. Celles de celui-ci, comme telles, per se, ne peuvent jamais offenser puisqu’elles proviennent de la vérité absolue. Dans celles de l’homme il convient de faire une sous-distinction: celles qu’il dit ab irato, celles qu’il dit ex ore, mais non pas in corde, et celles qu’il dit in corde. Ces dernières sont les seules qui puissent offenser et encore, cela dépend: si déjà elles étaient préméditées in mente pour un motif quelconque ou si seulement elles surviennent per accidens, dans la chaleur de la conversation; s’il y a...

—Mais moi, par accidens et par mi, je sais à quoi m’en tenir, père Sibyla! interrompit le militaire qui se voyait embrouillé dans le tas de distinctions et craignait que de subtilités en subtilités, il ne fut prouvé que c’était lui le coupable. Je connais les causes de cet éclat et Votre Révérence va les distinguer. Pendant une absence du P. Dámaso, son vicaire à San Diego enterra un homme très honorable... oui, señor, très honorable, je l’ai reçu plusieurs fois chez moi et il fut également mon hôte. Qu’il ne se soit jamais confessé, c’est possible, mais quoi! moi non plus je ne vais pas à confesse; quant à s’être suicidé, c’est là un mensonge et une calomnie. Un homme comme lui, qui a un fils en qui reposent tout son amour et toutes ses espérances, un homme qui croit en Dieu, qui connaît ses devoirs envers le monde, un homme honorable et juste ne se suicide pas. Cela, je l’affirme. Quant au reste, je me tais, Votre Révérence peut m’en savoir gré.

Et tournant les épaules au franciscain il ajouta:

—A son retour au pueblo, ce prêtre, après avoir maltraité le pauvre vicaire, fit déterrer le cadavre que l’on jeta hors du cimetière pour l’enfouir je ne sais où. Le peuple de San Diego fut assez lâche pour ne pas protester. Il est vrai que la chose resta presque ignorée, le défunt n’avait pas de parents et son fils unique était en Europe. Mais Son Excellence a su ce qui s’était passé et, obéissant à la droiture de son cœur, elle a demandé une punition... Le P. Dámaso fut transféré dans un autre pueblo, meilleur encore. C’est tout. Maintenant, Votre Révérence peut faire ses distinctions.

Ceci dit, il s’éloigna du groupe.

—Je regrette beaucoup d’avoir touché sans le savoir une question si délicate, insinua le P. Sibyla, d’un air contrarié. Mais enfin, si vous avez gagné au changement de pueblo...

—Il ne s’agit pas de gagner... Et ce qui se perd dans les déménagements... et les papiers... et les... et ce qu’on égare? interrompit en balbutiant Fr. Dámaso qui pouvait à grand’peine contenir sa colère.

Peu à peu, la réunion recouvra sa tranquillité primitive.

Diverses autres personnes étaient arrivées, parmi lesquelles un vieil espagnol, boiteux, de physionomie douce et inoffensive, appuyé au bras d’une vieille indigène, affublée de boucles, de frisettes, très fardée et habillée à l’européenne.

C’étaient le docteur de Espadaña et sa femme, la doctora Doña Victorina. Ils prirent place avec le groupe que nous connaissons et furent salués amicalement.

Des journalistes, des boutiquiers, allaient, venaient, échangeaient des saluts, sans savoir que faire.

—Pouvez-vous me dire, señor Laruja, quel est le maître de la maison? demanda le jeune blond. Je ne lui ai pas encore été présenté.

—On dit qu’il est sorti: je ne l’ai pas vu.

—Les présentations ne sont pas nécessaires ici, intervint Fr. Dámaso. Santiago est de bonne composition.

—Il n’a pas inventé la poudre, ajouta Laruja.

—Comment, vous aussi, señor de Laruja! reprocha mielleusement Da. Victorina, tout en s’éventant. Comment le pauvre homme aurait-il inventé la poudre puisque, si ce que l’on dit est vrai, les Chinois en fabriquaient déjà il y a plusieurs siècles?

—Les Chinois? Etes-vous folle? s’écria Fr. Dámaso. Allez donc, c’est un franciscain qui l’a inventée, un de mon ordre, Fr. Savalls9, je crois, au... septième siècle!

—Un franciscain, c’est bien cela. Il aura été missionnaire en Chine ce Fr. Savalls, répliqua la dame qui n’abandonnait pas ainsi son idée.

—Schwartz, voulez-vous dire, señora, reprit Fr. Sibyla, sans la regarder.

—Je ne sais pas; Fr. Dámaso a dit Savalls, je n’ai fait que répéter!

—Bien! Savalls ou Chevas10, c’est la même chose. Pour une lettre on n’est pas Chino11, répliqua le franciscain avec humeur.

—C’est au quatorzième siècle et non au septième, ajouta le dominicain d’un ton pédant, comme pour mortifier l’orgueil de Fr. Dámaso.

—Bah! un siècle de plus ou de moins n’en fait pas un dominicain.

—Que Votre Révérence ne se fâche pas, dit le P. Sibyla en souriant. S’il l’a inventée, tant mieux; il a ainsi épargné cette peine à ses frères.

—Et vous dites, P. Sibyla, que ce fut au quatorzième siècle? demanda avec grand intérêt Da. Victorina. Avant ou après Jésus-Christ?

Heureusement pour celui à qui cette question était posée, deux personnes entrèrent dans la salle.


1 Carreaux de faïence colorés.—N. des T.

2 Un autre tableau semblable existe au couvent d’Antipolo.—N. de l’Ed. esp.

3 Bâton à pompons que portent les gobernadorcillos, petits gouverneurs ou chefs de pueblos (villages), et qui est l’insigne des représentants d’une autorité.—N. des T.

4 Feuilles de bétel recouvertes de chaux éteinte et enroulées autour d’un morceau de noix de bonga (Areca Catechu L.) On se sert, non de chaux vive, mais de chaux fortement hydratée. En langue tagale, buñga signifie: le fruit par excellence.—N. des T.

5 Mendieta, personnage populaire à Manille, concierge de l’Hôtel-de-Ville, impresario de théâtres enfantins, directeur de chevaux de bois, etc. Quiapo, village des environs de Manille.—N. des T.

6 Platano, fruit des palmiers du genre platano. Morisqueta, riz cuit à l’eau qui forme la base de la nourriture des indigènes.—N. des T.

7 Bals populaires.—N. des T.

8 Ragoût.—N. des T.

9 Savalls, célèbre chef de bande carliste, renommé pour sa férocité, que l’ignorance monastique de Fr. Dámaso confond avec Schwartz.—N. des T.

10 Chevas, autre chef de bande, même confusion.—N. des T.

11 Jeu de mot intraduisible, chino qui signifie chinois étant parfois, et par extension, employé dans le sens de niais.—N. des T.

II

Crisóstomo Ibarra

Ce n’étaient pas de belles et fringantes jeunes filles dignes d’appeler l’attention de tous, même de Fr. Sibyla; ce n’était pas non plus S. E. le capitaine général avec ses aides-de-camp, et cependant le lieutenant sortait de son recueillement et s’avançait de quelques pas tandis que Fr. Dámaso restait comme pétrifié: c’était simplement l’original du portrait de l’homme au frac, conduisant par la main un jeune homme rigoureusement vêtu de deuil.

—Bonsoir, señores, bonsoir, Pères! furent les premières paroles que prononça Capitan Tiago en baisant la main des deux prêtres qui oublièrent de donner la bénédiction: le dominicain avait retiré ses lunettes pour mieux regarder le nouvel arrivé; quant à Fr. Dámaso, il restait pâle et les yeux démesurément ouverts.

—J’ai l’honneur de vous présenter D. Crisóstomo Ibarra, fils de mon défunt ami, continua Capitan Tiago. Le señor arrive d’Europe et je suis allé le recevoir.

Le nom d’Ibarra souleva diverses exclamations; le lieutenant ne pensa pas à saluer le maître de la maison, mais il s’approcha du jeune homme et l’examina de pied en cap. En ce moment, celui-ci échangeait les phrases usuelles avec tous ceux qui composaient le groupe. Il semblait n’avoir rien qui le distingua des autres invités que son costume noir. Sa taille avantageuse, ses manières, ses mouvements dénotaient cependant une saine et forte jeunesse dont l’âme et le corps ont été également cultivés. Son visage franc et joyeux, d’un beau brun, traversé de quelques légères rides, traces du sang espagnol, était légèrement rosé aux joues, par suite de son séjour dans les pays froids.

—Tiens! s’écria-t-il, surpris et joyeux à la fois, le curé de mon pueblo! P. Dámaso, l’intime ami de mon père!

Tous les regards se tournèrent vers le franciscain qui ne bougea pas.

—Pardon, s’excusa Ibarra confus, je me suis trompé.

—Tu ne t’es pas trompé, répondit enfin le prêtre d’une voix altérée; mais jamais ton père ne fut mon ami.

Ibarra retira lentement la main qu’il avait tendue, le regarda d’un air étonné, se retourna et trouva devant lui la figure bourrue du lieutenant qui ne l’avait pas quitté des yeux.

—Jeune homme, êtes-vous le fils de D. Rafael Ibarra?

Crisóstomo s’inclina.

Fr. Dámaso s’assit à moitié dans son fauteuil et dévisagea le lieutenant.

—Soyez le bienvenu dans votre pays, et puissiez-vous y être plus heureux que votre père, s’écria le militaire avec émotion. Je l’ai bien connu et je puis dire que c’était un des hommes les plus dignes et les plus honorables des Philippines.

—Señor, répondit Ibarra, l’éloge que vous faites de mon père dissipe mes doutes sur son sort que moi, son fils, j’ignore encore.

Les yeux du vieillard se remplirent de larmes, il fit demi-tour et s’éloigna précipitamment.

Le jeune homme resta seul au milieu de la salle: le maître de la maison avait disparu, personne n’était là pour présenter le nouvel arrivé aux demoiselles dont beaucoup le regardaient avec intérêt. Après avoir un instant hésité, il s’adressa à elles avec une grâce simple et naturelle.

—Permettez-moi, dit-il, de sortir des règles d’une étiquette rigoureuse. Il y a sept ans que j’ai quitté mon pays; en le revoyant, je ne puis m’empêcher de saluer son plus précieux ornement, ses femmes.

Personne ne répondant, le jeune homme s’éloigna, puis se dirigeant vers un groupe qui, à son approche, se forma en demi-cercle:

—Señores, dit-il, en Allemagne la coutume est que lorsqu’un inconnu se trouve dans une réunion où personne ne le présente, il dise lui-même son nom, et chacun se nomme à son tour. Permettez-moi d’agir ainsi, non pour introduire dans notre pays des mœurs étrangères, les nôtres sont assez belles, mais parce que j’y suis obligé. J’ai déjà salué le ciel et les femmes de ma patrie; je veux maintenant en saluer les citoyens, mes compatriotes. Señores, je me nomme Juan Crisóstomo Ibarra y Magsalin.

Les autres déclinèrent à leur tour des noms plus ou moins insignifiants, plus ou moins inconnus.

—Je m’appelle A—a, dit un jeune homme d’un ton sec, en s’inclinant à peine.

—Aurais-je par hasard l’honneur de parler au poète dont les œuvres ont, au loin, réchauffé mon enthousiasme pour ma patrie? On m’a dit que vous n’écriviez plus, mais on n’a pu me dire pourquoi...

—Pourquoi? Parce que l’on n’invoque pas l’inspiration pour la traîner rampante et servile et la prostituer au mensonge. On a poursuivi un auteur qui avait mis en vers une vérité de Pero Grullo1. On m’a appelé poète, on ne m’appellera pas fou.

—Pourriez-vous me dire quelle était cette vérité?

—C’était que le fils du lion était un lion lui-même. Il s’en est fallu de peu qu’on ne l’exilât.

Et l’étrange jeune homme s’éloigna du groupe.

Un homme de physionomie joviale, vêtu comme les indigènes, avec des boutons en brillants à sa chemise, arriva presque en courant, s’approcha d’Ibarra et lui dit:

—Señor Ibarra, je désirais vous connaître; Capitan Tiago est mon ami et j’ai connu votre père... Je suis le Capitan Tinong, j’habite Tondo, où vous avez votre maison; j’espère que vous m’honorerez de votre visite et viendrez demain dîner avec nous.

Ibarra était enchanté de tant d’amabilité. Capitan Tinong souriait et se frottait les mains.

—Merci, répondit affectueusement Crisóstomo, mais demain même, je dois partir pour San Diego...

—Quel malheur! alors ce sera pour votre retour.

—La table est servie! annonça un garçon du café La Campana.

Les invités commencèrent à se diriger vers la table, non sans que se fissent beaucoup prier les femmes, surtout les indigènes.


1 Pero Grullo, M. de la Palisse naturalisé espagnol.—N. des T.

III

Le dîner

Jele Jele bago quiere1.

Fr. Sibyla paraissait très content de lui. Il marchait tranquillement, et sur ses lèvres fines et pincées ne se lisait que le dédain; il consentait cependant à converser avec le docteur boiteux de Espadaña, qui lui répondait par monosyllabes, tout en bégayant quelque peu. Le franciscain était d’une humeur épouvantable, il donnait des coups de pied aux chaises qui se trouvaient sur son chemin et gratifia même d’un coup de coude un élève de l’école des cadets. Le lieutenant restait toujours aussi grave; quant aux autres, ils parlaient avec animation et ne tarissaient pas en éloges sur la magnificence du service.

Instinctivement, peut-être par habitude, les deux religieux se dirigèrent vers l’extrémité de la table: ce qui était à prévoir se produisit; comme deux candidats pour une chaire vacante, ils commencèrent à se décerner mutuellement les louanges les plus exagérées, tout en se servant de sous-entendus habilement suggestifs, quitte pour l’aspirant évincé à exprimer son mécontentement par des grognements et des murmures.

—Cette place est pour vous, Fr. Dámaso.

—Mais non, pour vous, Fr. Sibyla.

—Je ne saurais... vous êtes plus ancien que moi parmi les amis de la maison... confesseur de la défunte... l’âge, la dignité, l’autorité...

—Pas si ancien que vous le dites. Par contre, vous êtes le curé du faubourg, répondit d’un ton sec Fr. Dámaso, sans cependant abandonner la chaise.

—Puisque vous l’ordonnez, j’obéis, conclut le P. Sibyla en se disposant à s’asseoir.

—Mais je n’ordonne rien, protesta le franciscain, je ne me permettrais pas...

Fr. Sibyla allait cependant s’asseoir sans faire cas de ces protestations quand son regard se rencontra avec celui du lieutenant. Selon l’opinion religieuse aux Philippines, le plus haut gradé des officiers est inférieur au cuisinier du couvent. Cedant arma togæ, disait Cicéron au Sénat; cedant arma cottæ, disent les moines à Manille. Mais Fr. Sibyla était fin et il reprit:

—Señor lieutenant, nous sommes ici dans le monde et non pas à l’église; cette chaise vous appartient.

Rien qu’à en juger par le son de sa voix il était clair que, même dans le monde, il considérait la place en litige comme la sienne.

Le lieutenant ne voulut-il pas le contrarier? lui déplut-il de s’asseoir entre deux moines? toujours est-il qu’il refusa d’un mot bref.

Pendant leur lutte de politesses, aucun des deux compétiteurs ne s’était occupé du maître de la maison.

Ibarra s’en était aperçu, il avait regardé tout en souriant:

—Comment, dit-il, vous ne vous asseyez donc pas avec nous, D. Santiago?

Mais tous les invités étaient placés, aucun siège ne restait libre, Lucullus ne dînait pas chez Lucullus.

—Ne vous dérangez pas, restez tranquille, répondit Capitan Tiago, posant la main sur l’épaule du jeune homme. Cette fête a été donnée pour rendre grâces à la Vierge de votre heureuse arrivée. Ho! qu’on apporte la tinola! J’ai commandé de la tinola exprès pour vous qui, depuis quelque temps, n’y avez pas goûté.

On apporta un grand plat fumant. Le dominicain, après avoir murmuré le Benedicite, auquel presque personne ne sut répondre, commença à servir les invités. Ce fut sans doute par inattention, mais il ne mit dans l’assiette du P. Dámaso qu’un peu de citrouille et de la sauce où nageaient un cou dénudé et une aile de poule suffisamment dure, tandis que les autres se régalaient des pattes et du blanc. Ibarra privilégié avait reçu les rognons. Le franciscain avait tout vu, il hacha les pépins, prit un peu de bouillon, laissa tomber bruyamment la cuiller et repoussa bruyamment l’assiette devant lui. Le dominicain, très distrait, conversait avec le jeune homme blond.

—Depuis combien de temps avez-vous quitté le pays? demanda Laruja à Ibarra.

—Depuis presque sept ans.

—Alors, vous devez l’avoir oublié?

—Bien au contraire! mon pays peut, comme il me semble, ne plus se souvenir de moi, j’ai toujours pensé à lui.

—Que voulez-vous dire? demanda le jeune homme blond.

—Je veux dire que, depuis un an, je n’ai plus reçu de nouvelles d’ici, de telle sorte que je me trouve comme un étranger qui ne sait ni quand ni comment est mort son père.

Le lieutenant ne put retenir un cri de stupéfaction.

—Et où étiez-vous que l’on ne vous a pas télégraphié? interrogea Da. Victorina. Quand nous nous sommes mariés, nous avons envoyé des dépêches dans la Pegninsule2.

—Señora, ces deux dernières années, je les ai passées dans le Nord de l’Europe, en Allemagne et dans la Pologne russe.

Le docteur de Espadaña, qui jusqu’alors ne s’était pas risqué à prendre la parole, crut qu’il était convenable de dire quelque chose:

—Co... connaissez-vous en Espagne un Polonais de Va... Varsovie, appelé Stadtnitzki, si je me souviens bien de son nom? L’avez-vous rencontré, par hasard? demanda-t-il timidement et presque en rougissant.

—C’est très possible, répondit Ibarra avec amabilité, mais, en ce moment, je ne me le rappelle pas.

—Mais on ne peut pas le con... confondre avec un autre, ajouta le docteur qui commençait à retrouver un peu de hardiesse; il était blond comme l’or et parlait un bien mauvais espagnol.

—Le signalement est excellent, mais malheureusement, je ne parlais pas un mot d’espagnol si ce n’est dans quelques consulats.

—Et comment vous arrangiez-vous? remarqua avec surprise Da. Victorina.

—Je me servais de la langue du pays, señora.

—Parlez-vous aussi l’anglais? dit le dominicain qui avait été à Hong-kong et parlait assez bien le Pidgin-English3, cette corruption de l’idiome de Shakespeare défiguré par les fils de l’Empire Céleste.

—J’ai habité un an en Angleterre avec des gens qui ne parlaient que l’anglais.

—Et quel est le pays qui vous plaît le plus, en Europe? demanda le jeune blond.

—Après l’Espagne, ma seconde patrie, toutes les nations de l’Europe libre!

—Et puisque vous avez tant voyagé, dites-nous ce que vous avez vu de plus intéressant? questionna Laruja.

Ibarra parut réfléchir.

—Intéressant, dans quel sens?

—Par exemple... dans ce qui touche à la vie des peuples, à leur vie sociale, politique, religieuse, en général, dans leur essence même, dans l’ensemble...

Ibarra médita un long moment.

—Franchement, ce qu’il y a de surprenant dans ces pays, à part l’orgueil national de chacun... Avant de visiter un pays, je cherchais à étudier son histoire, son Exode, si je puis employer ce mot et, ensuite, tout me semblait naturel; j’ai vu que toujours la richesse et la misère des peuples étaient en raison directe de leurs libertés et de leurs préjugés et, par conséquent, en proportion avec les sacrifices ou avec l’égoïsme de leurs devanciers!

—N’as-tu rien vu de plus? demanda avec un rire moqueur le franciscain qui, depuis le commencement du dîner n’avait pas dit une parole, occupé qu’il était par le soin de son estomac. Ce n’était vraiment pas la peine de gaspiller ton argent pour apprendre si peu de choses. Il n’est pas un gamin à l’école qui n’en sache autant.

Ibarra, interloqué, ne savait que dire; les convives surpris se regardèrent, craignant un scandale.—Le dîner touche à sa fin, et Sa Révérence en a déjà assez, allait-il répondre, mais il se contint:

—Señores, observa-t-il très doucement, ne vous étonnez pas de ces familiarités de notre ancien curé! Il me parlait ainsi quand j’étais enfant, et, pour Sa Révérence les années ne comptent pas. Aussi, je la remercie de ce souvenir des jours passés, du temps où elle venait fréquemment chez nous et honorait de sa présence la table de mon père.

D’un regard furtif, le P. Sibyla observa le franciscain qui tremblait un peu.

Ibarra se leva:

—Vous me permettrez de me retirer. A peine arrivé, je dois me remettre en route dès demain et j’ai encore beaucoup d’affaires à terminer. Le dîner est presque achevé, je bois peu de vin et prends à peine de liqueurs.

Et, levant un petit verre qu’il n’avait pas touché jusqu’alors:

—Señores, tout pour l’Espagne et pour les Philippines!

Capitan Tiago lui dit à voix basse:

—Ne partez pas; Maria Clara va venir, Isabel est allée la chercher. J’attends aussi le nouveau curé de son pueblo; c’est un saint.

—Je ne puis rester plus longtemps, je dois faire aujourd’hui une très importante visite; demain, je viendrai avant de partir.

Et il s’en alla. Entre temps, le franciscain exhalait sa bile:

—Avez-vous vu, disait-il au jeune blond tout en jouant avec le couteau à confitures, avez-vous vu cet orgueil! Ces jeunes gens se croient des personnages, ils ne peuvent tolérer qu’un prêtre les reprenne. Voilà ce que l’on gagne à les envoyer en Europe: le gouvernement devrait interdire ces voyages.

Cette même nuit, le jeune blond ajoutait, entre autres remarques, à ses «Etudes coloniales» le chapitre suivant: «Comment un cou et une aile de poulet dans l’assiette de tinola d’un moine peuvent troubler la gaieté d’un festin» et, parmi ses observations, se trouvaient celles-ci: «Aux Philippines, la personne la plus inutile dans une fête ou dans un dîner est celle qui invite: on peut commencer par mettre à la porte le maître de la maison et tout va bien.—Dans l’état actuel des choses, c’est presque un bien de ne pas laisser un Philippin sortir de son pays et de ne pas apprendre à lire aux indigènes.»


1 Dans le dialecte de Cavite et des Indiens de Manille appelé español de cocina (de cuisine), ces mots signifient: Il dit qu’il ne veut pas et précisément c’est ce qu’il désire.—N. des T.

2 Les Philippins illettrés changent d’ordinaire le n en ñ (gn liés).—N. des T.

3 Pour donner une idée de la façon dont les Chinois prononcent les langues européennes, il suffit d’indiquer que le mot Pidgin n’est autre que le mot anglais Business; le Pidgin-English, c’est l’anglais des affaires, la langue commerciale.—N. des T.

IV

Hérétique et flibustier

Ibarra était indécis. Le vent de la nuit qui, d’ordinaire dans cette saison, apporte quelque fraîcheur à Manille parut effacer de son front les légers nuages qui l’avaient un instant obscurci. Il se découvrit et respira longuement. Devant lui des voitures passaient comme des éclairs, des calèches de louage roulaient au petit pas, des promeneurs de toutes nationalités se coudoyaient. De cette marche inégale à laquelle se reconnaît de suite le distrait ou l’oisif, il se dirigea jusqu’à la place de Binondo, regardant de tous côtés comme s’il cherchait quelqu’un. Rien n’était changé: c’était la même rue avec les mêmes maisons blanches et bleues, les mêmes murs badigeonnés à la chaux et peints à fresque, imitant mal le granit; la tour de l’église montrait toujours la même horloge au cadran transparent; c’étaient les mêmes boutiques chinoises avec les mêmes rideaux sales et les mêmes tringles de fer; jadis, un soir, imitant les gamins mal élevés de Manille, il avait tordu une de ces tringles: personne depuis ne l’avait redressée.

—Comme le progrès est lent! murmura-t-il, et il suivit la calle de la Sacristia.

Les vendeurs de sorbets le suivaient en criant: Sorbeteee... Des lampions éclairaient encore les mêmes échoppes où des Chinois et des femmes vendaient des comestibles et des fruits.

—C’est merveilleux, s’écria-t-il, ni le Chinois ni la vieille femme n’ont changé depuis sept ans! On dirait que mon voyage en Europe est un rêve et ... Santo Dios! le pavé est toujours aussi mauvais que lors de mon départ.

En effet, la dalle du trottoir qui forme le coin des calles de San Jacinto et de la Sacristia était restée soulevée.

Tandis qu’il contemplait cette merveille de la stabilité urbaine dans ce pays de l’instabilité, une main se posa doucement sur son épaule: il leva la tête et reconnut le vieux lieutenant qui le regardait en souriant. Le militaire n’avait plus cette figure dure ni ces sourcils froncés qui le caractérisaient d’ordinaire.

—Jeune homme, lui dit-il, prenez garde! Souvenez-vous de votre père!

—Pardonnez-moi, mais il me semble que vous avez beaucoup d’estime pour mon père. Pourriez-vous me renseigner à son sujet? lui demanda Ibarra en le regardant.

—Ne savez-vous donc rien?

—J’ai interrogé D. Santiago, mais il ne veut pas me répondre avant demain. Si par hasard vous connaissez son sort, dites-le moi!

—Certainement, je le connais, comme tout le monde!... Votre père est mort en prison.

Le jeune homme recula d’un pas; son regard fixa le lieutenant.

—En prison? qui est mort en prison?

—Votre père! répondit le vieux soldat, non sans quelque surprise.

—Mon père!... en prison?... que dites-vous? savez-vous qui était mon père? êtes-vous...? et Crisóstomo saisit le bras du vieillard.

—Il me semble que je ne me trompe pas, reprit celui-ci, il s’agit bien de D. Rafael Ibarra?

—Oui, D. Rafael Ibarra... put à peine articuler le jeune homme défaillant.

—Je croyais que vous saviez tout! murmura le militaire plein de compassion, devinant ce qui se passait dans l’âme d’Ibarra. Je supposais que vous... mais quoi! vous avez du courage? Ici on ne peut être un honnête homme si l’on n’a pas été en prison.

—J’espère que vous ne vous moquez pas de moi, reprit Ibarra, d’une voix faible, après quelques instants de silence. Pourriez-vous me dire pourquoi il était en prison?

Le vieillard parut réfléchir:

—Je m’étonne beaucoup qu’on ne vous ait pas tenu au courant des affaires de votre famille.

—Dans la dernière lettre qu’il m’a adressée, il y a un an, mon père me recommandait de n’avoir pas d’inquiétude s’il ne m’écrivait pas car il était très occupé: il m’engageait à poursuivre mes études... et m’envoyait sa bénédiction.

—Mais alors, cette lettre, il vous l’a écrite peu de temps avant sa mort; voici bientôt un an que nous l’avons enterré dans son pays.

—Pour quel motif avait-il été arrêté?

—Rassurez-vous, ce motif ne touchait en rien à son honorabilité. Mais, accompagnez-moi, je dois aller au quartier, nous causerons en route. Appuyez-vous sur mon bras.

Ils marchèrent quelque temps en silence; le vieillard réfléchissait, il caressait sa barbiche et semblait lui demander de l’inspirer:

—Ainsi que vous le savez, commença-t-il, votre père était l’homme le plus riche de la province et si beaucoup l’aimaient et le respectaient, nombre d’autres, par contre, le haïssaient et lui portaient envie. Nous autres, Espagnols, qui venons aux Philippines, ne sommes malheureusement pas toujours ce que nous devrions être; je dis ceci aussi bien pour un de vos ancêtres que pour les ennemis de votre père. Les changements continuels, la démoralisation des classes dirigeantes, le favoritisme, le bas prix et la rapidité du voyage sont la cause de tout le mal: ici viennent tous les gens perdus de la Péninsule; s’il en est quelques-uns de bons, le pays a vite fait de les corrompre. Eh bien! votre père s’était fait de très nombreux ennemis, surtout parmi les curés et les Espagnols.

Il s’arrêta un instant et reprit:

—Quelques mois après votre départ, les difficultés commencèrent avec le P. Dámaso, sans que je puisse m’expliquer le véritable motif de leur brouille. P. Dámaso l’accusa de ne pas aller à confesse; il ne se confessait pas plus au temps où ils étaient amis, vous vous en souvenez! Et d’ailleurs, D. Rafael était un homme plus honorable et plus loyal que beaucoup qui confessent les autres et se confessent eux-mêmes: il se conduisait selon les principes d’une morale très rigide et me disait souvent, lorsqu’il m’entretenait de ses ennuis: Señor Guevara, croyez-vous que Dieu pardonne un crime, un assassinat par exemple, simplement parce que le criminel se sera dénoncé à un prêtre, c’est-à-dire à un homme qui a le devoir de garder le secret, et parce que la crainte de brûler en enfer lui aura dicté un acte de contrition? Ce serait un singulier mélange de hardiesse, de lâcheté et de honte. Je me fais une autre idée de Dieu: pour moi, il ne corrige pas un mal par un autre mal, et son pardon ne s’achète pas par de vaines pleurnicheries ni par quelques aumônes jetées à l’Église. Si j’ai assassiné un père de famille, si d’une femme heureuse j’ai fait une malheureuse veuve et d’enfants joyeux des orphelins abandonnés, serai-je quitte envers l’éternelle Justice parce qu’avant de me laisser pendre, j’aurai confié mon crime à un prêtre qui ne peut pas parler, donné de l’argent aux curés qui n’en ont guère besoin, acheté la bulle de pardon et pleurniché nuit et jour. Ainsi raisonnait votre père, et l’on ne peut dire qu’il ait jamais fait le moindre tort à qui que ce soit. Au contraire, il se préoccupait de racheter par ses bonnes œuvres certaines injustices commises par ses parents. Mais, pour en revenir à ses débats avec le curé, ceux-ci prirent rapidement un caractère dangereux. Le P. Dámaso le dénonça presque du haut de la chaire et, s’il ne prononça pas son nom, ce fut un miracle; mais, de lui, on pouvait tout attendre. Je prévoyais que tôt ou tard, les choses tourneraient mal.

Le vieux lieutenant fit une autre pause.

—Un ex-artilleur, chassé de l’armée à cause de sa brutalité et de son ignorance, parcourait alors la province. Comme il devait gagner sa vie et que, en sa qualité d’Espagnol, les travaux manuels qui pourraient nuire à notre prestige lui étaient interdits, il obtint, grâce à je ne sais qui, l’emploi de collecteur de l’impôt sur les véhicules. Le malheureux n’avait reçu aucune éducation, ce dont les indigènes s’aperçurent bien vite: pour eux, un Espagnol qui ne sait ni lire ni écrire est un phénomène. Tout devint prétexte à moqueries contre l’infortuné, on lui faisait payer en avanies de tout genre l’impôt qu’on lui versait; au bout de peu de temps, il n’était plus que le jouet de la risée publique. Il s’en aperçut et son caractère déjà brusque et méchant s’en aigrit encore. On faisait exprès de lui remettre les écrits à l’envers, il faisait semblant de les lire et signait où il voyait une place blanche en griffonnant quelques traits qui le peignaient tout entier. Les indigènes payaient, mais riaient; il se morfondait, mais recevait l’argent; dans cette disposition d’esprit, il en était arrivé à ne plus avoir de considération pour personne et votre père n’échangeait avec lui que de très rares paroles fort peu amicales. Un jour, tandis qu’il retournait pour essayer de le déchiffrer un papier qui lui avait été remis dans une maison indigène, un enfant de l’école se mit à faire des signes à ses camarades, à rire et à le montrer au doigt. L’homme entendit les rires et vit l’ironie dans les regards des personnes qui se trouvaient là. Perdant patience, il se retourna et poursuivit les enfants qui s’enfuirent en criant: Ba, be, bi, bo, bu! Fou de colère et impuissant à les attraper, il leur jeta son bâton qui en blessa un à la tête et l’étendit à terre. Il courut alors au pauvre petit et le frappa du pied; personne de ceux qui riaient n’eut le courage d’intervenir. Par malheur, votre père passait; indigné, il s’élança vers le percepteur, le prit par le bras et lui adressa les plus vifs reproches. Celui-ci qui, sans doute, voyait rouge, leva la main, mais votre père vit le geste et, avec cette force qui est l’apanage des petits-fils des Basques... les uns disent qu’il le frappa, les autres qu’il se contenta de le repousser; ce qui est certain, c’est que l’homme vacilla et tomba à quelques pas de là, donnant de la tête contre une pierre. D. Rafael releva tranquillement l’enfant blessé et le porta au tribunal. Quant à l’ex-artilleur, il rendait le sang par la bouche et ne reprit pas connaissance. Quelques minutes après, il expirait. Naturellement la justice s’émut, votre père fut arrêté. Aussitôt tous ses ennemis se découvrirent, les calomnies plurent de tous côtés, il fut dénoncé comme hérétique et flibustier1. Passer pour hérétique est toujours mauvais, et à cette époque où l’alcalde de la province faisait profession de dévotion—il récitait le rosaire à voix haute dans l’église afin que tous l’entendissent et récitassent avec lui—le cas était particulièrement dangereux; mais passer pour flibustier est pire encore et mieux vaudrait avoir sur la conscience le meurtre de trois collecteurs d’impôts sachant lire, écrire et raisonner. Ses rares amis l’abandonnèrent, on fit main basse sur ses livres et ses papiers. Tout l’accusa: son abonnement au Correo de Ultramar et à quelques autres journaux de Madrid, votre voyage en Europe, des lettres qu’on trouva chez lui, le portrait d’un prêtre qui avait été exécuté, je ne sais quoi encore. On alla jusqu’à l’incriminer parce que, comme descendant de péninsulaires, il faisait usage de chemises. A la place de votre père un autre eût été promptement remis en liberté, le médecin ayant déclaré que la mort du percepteur avait été causée par une congestion, mais sa fortune, sa confiance dans la justice, sa haine de tout ce qui n’était pas légal et droit le perdirent. Moi-même, malgré ma répugnance à implorer la grâce de personne, je me présentai au capitaine général—c’était le prédécesseur du gouverneur actuel. Je lui démontrai que ce ne pouvait être un flibustier, celui qui accueillait si généreusement tout nouvel arrivé d’Espagne, pauvre ou émigré, lui donnant l’abri et la nourriture, celui dans les veines de qui coulait le généreux sang espagnol, je lui répondis sur ma tête de son innocence, je pris à témoin ma pauvreté et mon honneur militaire, je ne trouvai qu’un accueil hostile; on me congédia brusquement tout en me traitant d’imbécile.

Le vieillard s’interrompit encore une fois pour reprendre haleine. Son compagnon silencieux l’écoutait sans le regarder.

—Votre père, reprit-il, m’avait chargé de toutes les démarches relatives à son procès. Je m’adressai au jeune et déjà célèbre avocat philippin A—, mais il refusa de se charger de la cause: «Je la perdrais, me dit-il, et ma plaidoirie serait le sujet de nouvelles accusations; moi-même, je pourrais être compromis. Voyez donc le señor M. C’est un orateur véhément et fécond, ayant ce grand avantage d’être péninsulaire et jouissant d’un très grand prestige.» Je suivis ce conseil, l’éloquent avocat accepta de défendre votre père et soutint cette cause de la façon la plus brillante et la plus grandiose. Mais les ennemis étaient nombreux, beaucoup d’entre eux inconnus et cachés n’étaient pas les moins redoutables. A peine son avocat avait-il réduit à néant une calomnie en mettant les calomniateurs en contradiction avec eux-mêmes et avec les faits, que de nouvelles accusations renaissaient aussitôt. On lui reprocha de s’être emparé injustement de beaucoup de terrains, on lui réclama des dommages et intérêts pour des torts imaginaires, on assura qu’il était en relations avec les tulisanes2 pour que ses plantations et ses troupeaux fussent respectés. Un an après l’arrestation de votre père, l’affaire était embrouillée de telle sorte que personne ne s’y retrouvait plus. L’alcalde dut quitter son poste; son successeur avait une grande réputation d’intégrité, mais, par malheur, il ne resta que quelques mois, et celui qui remplaça cet honnête homme avait pour les beaux chevaux un goût trop prononcé. Quant à votre père, les ennuis, les souffrances morales, les incommodités du régime de la prison, la douleur de voir tant d’ingrats se lever contre lui, altérèrent sa santé de fer; il tomba terrassé par cette maladie que la tombe guérit seule. Et, au moment où, en dépit de l’acharnement et de la puissance de ses adversaires, le procès allait être terminé, où il allait se retrouver libre enfin, absous de la double accusation d’assassinat sur la personne du percepteur et de trahison envers sa patrie, il mourut en prison, sans que personne de ceux qui l’aimaient pût se trouver à son chevet. Je n’arrivai que pour le voir expirer.

Le vieux lieutenant se tut. Ibarra n’avait pas prononcé une seule parole. La porte du quartier était devant eux, ils s’arrêtèrent.

—Jeune homme, ajouta le vieillard en lui tendant la main, Capitan Tiago vous donnera les détails, et maintenant bonne nuit! Il faut que je voie s’il n’est rien arrivé de nouveau.

Ibarra serra avec effusion cette main décharnée, et, toujours en silence, il suivit des yeux son vieil ami. Quand il l’eut perdu de vue, il se retourna lentement, aperçut une voiture et fit un signe au cocher.

—Fonda de Lala! articula-t-il d’un accent à peine intelligible.

—Ce doit être encore quelque échappé de l’Hospice, pensa le cocher en donnant un coup de fouet à ses chevaux.


1 On sait que le gouvernement espagnol qualifie de flibustier tout homme qui par la parole, la plume ou les armes, réclame des réformes.—N. des T.

2 Tulisanes, nom particulier des bandits des Philippines et que parfois les Espagnols appliquent aussi aux flibustiers.—N. des T.

V

Une étoile dans la nuit obscure

Ibarra monta à sa chambre qui donnait sur la rivière, se laissa tomber sur un fauteuil et regarda l’espace qui se déroulait devant lui par la fenêtre ouverte. Sur l’autre rive, la maison qui faisait face, brillamment illuminée, retentissait des joyeux accords d’instruments dont les échos arrivaient jusqu’à lui. Si le jeune homme avait été moins préoccupé et plus curieux et qu’à l’aide de jumelles il eût examiné ce qui se passait dans cette atmosphère de lumières, il aurait admiré une de ces apparitions magiques, une de ces fantastiques visions qui, parfois, dans les grands théâtres d’Europe, accompagnées par les mélodies éteintes de l’orchestre, se dévoilent au milieu d’une pluie de lumières, d’une cascade d’or et de diamants, de toute la féerie des pompes orientales. C’est une jeune fille de beauté merveilleuse, svelte, parée du pittoresque costume des natives des Philippines, assise au centre d’un demi-cercle de courtisans de toutes conditions, de toutes races: Chinois, Espagnols, indigènes, militaires, curés, vieilles, jeunes, tous, enivrés de lumière et de musique, gesticulent, causent, discutent avec animation. Tout à côté de la jeune fille, s’est installé le P. Dámaso dont la figure souriante dénote qu’il n’eût pas changé sa place pour celle d’un bienheureux; Fr. Sibyla, Fr. Sibyla lui-même, daigne adresser la parole à la reine de cette fête dans les magnifiques cheveux de qui Da. Victorina arrange un diadème de perles et de brillants reflétant les splendides couleurs du prisme. Elle est blanche, trop blanche peut-être, ses yeux presque toujours baissés laissent voir lorsqu’elle les ouvre toute la pureté de son âme et, quand elle sourit, découvrant ses dents petites et ivoirines, la rose la plus brillante n’est plus que la plus vulgaire des fleurs des champs. Autour de son cou blanc et parfaitement arrondi, entre le tissu transparent de la piña1, clignotent, comme disent les Tagals, les yeux joyeux d’un collier de brillants. Un seul homme paraît insensible à cette attraction toute puissante de la lumière et de la beauté: c’est un jeune franciscain, grêle, décharné, pâle, qui de loin la contemple, respirant à peine, immobile comme une statue.

Mais Ibarra ne voit rien de tout cela. Un autre spectacle s’offre à sa pensée, s’impose à ses yeux. Quatre murs dénudés et sales enferment une étroite prison où par une grille serrée pénètre à peine un jour incertain; sur le sol humide et souillé, une natte; sur cette natte agonise un vieillard. Le moribond, terrassé par la fièvre, promène de tous côtés son regard défaillant; d’une voix entrecoupée il prononce un nom en pleurant. Personne ne l’assiste, d’instant en instant le bruit d’une chaîne, l’écho d’un gémissement traversent seuls les murailles du cachot. Et pendant ce temps, là-bas, au loin, un jeune homme rit, crie, chante, verse le vin sur les fleurs aux applaudissements joyeux de ses compagnons de fête! Hélas! ce jeune homme a sa taille et sa figure, le vieillard agonisant ressemble à son père et le nom que le prisonnier prononce en sanglotant, c’est le sien.

Une à une les lumières s’éteignent dans la maison en fête, on n’entend plus ni le bruit, ni les chants, ni la musique, mais à l’oreille d’Ibarra résonne toujours le cri angoissé de son père mourant. L’haleine profonde du silence a soufflé sur Manille et tout paraît y reposer dans les bras du néant; seul, le chant du coq alterne avec le tintement des horloges des tours et le mélancolique cri d’alerte de la sentinelle lassée; un quartier de lune apparaît éclairant de sa pâle lueur cet universel sommeil. Ibarra, lui aussi, fatigué peut-être de ses tristes pensées autant que de son long voyage, s’est endormi.

Seul, le jeune franciscain que nous avons vu tout à l’heure immobile et silencieux au milieu de l’agitation et du bruit de la fête, veille encore: le coude appuyé sur l’embrasure de la fenêtre de sa cellule, la tête pâle et émaciée posée sur la paume de sa main, il regarde au loin une étoile qui brille dans le ciel obscur. L’étoile pâlit et s’éclipse, l’astre des nuits perd sa faible lueur de lune décroissante, mais le moine ne bouge pas: immobile, il contemple au loin l’horizon perdu dans la brume de l’aurore, vers le camp de Bagumbayan, vers la mer encore endormie.


1 Étoffe faite avec la fibre de l’ananas piña (Bromelia ananas).—N. des T.

VI

Capitan Tiago

Que soit faite aussi ta volonté sur la terre!...

Tandis que nos héros dorment encore ou déjeunent, nous allons esquisser le portrait de Capitan Tiago; n’ayant jamais été de ses invités nous n’avons aucune raison pour le dédaigner en le passant sous silence.

Petit de taille, le teint moins foncé que celui de la généralité de ses compatriotes, de figure ronde et de corpulence satisfaisante, grâce à un embonpoint qui lui venait du ciel selon ses amis, du sang des pauvres au dire de ses détracteurs, Capitan Tiago semblait plus jeune que son âge. A l’époque où se passaient les faits que nous racontons, l’expression de son visage était toujours celle d’un homme parfaitement heureux. Son crâne arrondi, très petit, couvert de cheveux noirs comme l’ébène, allongé par devant, très court par derrière contenait beaucoup de choses, du moins le disait-on. Ses yeux petits, mais non obliques comme ceux des Chinois, conservaient toujours la même expression; le nez était fin et droit et, si sa bouche n’avait pas été déformée par l’abus du tabac et du buyo, dont le sapa1 en se réunissant sur une joue déformait la symétrie de ses traits, nous dirions qu’il ne se trompait pas en se croyant et en se faisant passer pour un bel homme. Mais, en dépit de cet abus, il conservait toujours ses dents parfaitement blanches, aussi bien les siennes propres que celles que lui fournissait un dentiste à raison de douze douros la pièce.

Il avait la réputation d’être le plus riche propriétaire de Binondo et l’un des plus importants hacenderos2 par ses terrains dans la Pampanga et à la lagune de Bay, mais surtout dans le pueblo de San Diego, terrains dont le revenu s’accroissait chaque année. Par ses bains agréables, sa fameuse gallera3 et les souvenirs qu’il en conservait, San Diego était son pueblo favori; il y passait environ deux mois tous les ans.

Il avait encore des propriétés à Santo Cristo, dans la calle de Anloague et dans la calle Rosario; l’exploitation de la traite de l’opium était partagée entre un Chinois et lui et il est inutile de dire qu’ils en tiraient de très grands bénéfices. Il avait l’entreprise de la nourriture des prisonniers de Bilibid et fournissait de zacate4 plusieurs maisons principales de Manille, moyennant contrat naturellement. Bien avec toutes les autorités, habile, souple, audacieux même, lorsqu’il s’agissait de spéculer sur les besoins des autres, c’était le seul et redoutable adversaire d’un certain Perez pour les adjudications des diverses charges et emplois que le gouvernement des Philippines confie toujours à des mains particulières. Ainsi donc, à ce moment, Capitan Tiago était un homme heureux, aussi heureux que peut l’être en ces pays un homme dont le petit crâne dénonce l’origine indigène: il était riche, il était en paix avec Dieu, avec le gouvernement et avec les hommes.

Qu’il fut en paix avec Dieu, on n’en saurait douter, cela faisait presque partie du dogme: on n’a pas de motif pour être mal avec Dieu quand on est bien sur la terre, qu’on ne lui a jamais rien demandé et qu’on ne lui a jamais prêté d’argent. Jamais il ne s’était adressé à lui dans ses prières, même dans ses plus grands ennuis; il était riche et son or priait pour lui; pour les messes et les prières, Dieu avait créé des prêtres puissants et orgueilleux; pour les neuvaines et les rosaires, le même Dieu, dans sa bonté infinie, avait créé, pour le salut des riches, de pauvres gens qui, pour un peso, sont capables de réciter seize mystères et de lire tous les Livres Saints, même la Bible hébraïque, pour peu que l’on augmente le prix. Si, dans une grande extrémité, il avait besoin d’un secours céleste et que ne se trouvait point à sa portée un cierge rouge de Chinois, il s’adressait aux saints et aux saintes qu’il vénérait particulièrement en leur faisant toutes sortes de promesses pour les convaincre de la justice de sa cause et du bien fondé de ses désirs. Mais celle à qui il promettait le plus et envers qui il tenait le mieux ses promesses était la Vierge d’Antipolo, Nuestra Señora de la Paz y de Buenviaje, car avec certains petits saints il ne se croyait pas tenu à beaucoup de ponctualité ni même de politesse; parfois, ses souhaits étant exaucés, il ne se souvenait plus de ses promesses; il est vrai que, lorsque l’occasion s’en présentait à nouveau, il ne dérangeait plus les malheureux saints qu’il avait trompés; Capitan Tiago savait que le calendrier en compte nombre d’inoccupés, ne sachant parfois à quoi passer leur temps dans le ciel.

Nous avons vu que dans la grande salle était une petite porte cachée par un rideau de soie; elle conduisait à une petite chapelle, à un oratoire, accessoire obligé de toute maison philippine: là étaient les dieux lares de Capitan Tiago et, si nous nous servons de ce terme, dieux lares, c’est que la religion du maître de la maison se rapprochait en effet beaucoup plus du polythéisme que du monothéisme, auquel d’ailleurs il n’avait jamais rien compris. On y voyait des statues et des images de la Sainte Famille avec le buste, les mains et les pieds en ivoire, les yeux de cristal, de longs cils et des chevelures blondes et frisées, chefs-d’œuvre de la sculpture de Santa Cruz. Quatre tableaux à l’huile par les artistes de Paco et Hermita, représentaient des martyres de saints, des miracles de la Vierge, etc., Sainte Lucie regardant le ciel et portant dans un plat deux yeux avec cils et sourcils comme ceux qui sont peints dans le triangle de la Trinité ou sur les sarcophages égyptiens, Saint Pascal Baylon, Saint Antoine de Padoue, en habit de guingon5, contemplant les larmes aux yeux un Enfant Jésus en uniforme de capitaine général, avec tricorne, sabre et bottes, paraissant sortir d’un bal d’enfants de Madrid; cela, pour Capitan Tiago, signifiait que Dieu ajoutait à sa puissance celle d’un capitaine général des Philippines, les moines jouant toujours avec lui comme avec une marionnette. On voyait aussi un Saint Antoine Abad flanqué d’un cochon trottant à son côté, cochon qui, pour le digne Capitan, était aussi miraculeux que le saint lui-même; aussi ne se risquait-il pas à l’appeler cochon, mais créature du saint seigneur Saint Antoine; un Saint François d’Assises, avec sept ailes et un habit couleur de café, était placé au-dessus d’un Saint Vincent qui n’en avait que deux, mais, en échange, portait une trompette; un Saint Pierre martyr, dont la tête coupée avec une hachette de brigand était pendue au poing d’un infidèle agenouillé près de lui, faisait pendant à un Saint Pierre coupant l’oreille à un Maure, Malcus sans doute, se mordant les lèvres et se contorsionnant de douleur, tandis qu’un coq sasabungin6 chante et bat des ailes sur une colonne dorique; ce dont Capitan Tiago conclut que, pour être saint, il revient au même de couper les autres en morceaux ou d’être partagé soi-même. Qui pourrait énumérer cette armée d’images et dire les qualités et les perfections qui se trouvaient amassées là? Un chapitre ne suffirait pas! Cependant, nous ne pouvons oublier un beau Saint Michel en bois doré et peint, ayant presque un mètre de hauteur; l’archange, se mordant la lèvre inférieure, les yeux brillants, le front ridé, les joues roses, du bras gauche tient un bouclier grec et brandit de la main droite un kris comme ceux dont s’arment les sauvages de Jolo; à son attitude comme à son regard, on voit qu’il menace bien plus le dévot qui s’approche de lui que le démon cornu à longue queue qui enfonce ses crocs dans la maigre jambe de demoiselle de son vainqueur; aussi Capitan Tiago, craignant un miracle, se tient toujours à prudente distance. Car ce ne serait pas la première fois qu’une image, fût-elle aussi mal taillée que celles que fabriquent les charpentiers de Paete, se serait animée pour le châtiment et la confusion des pécheurs incrédules.

Capitan Tiago, un homme prudent et religieux évitait donc de s’approcher du kriss de Saint Michel.—Fuyons les occasions, se disait-il—je sais bien que c’est un archange, mais je ne m’y fie pas, non, je ne m’y fie pas.

Tous les ans, sans y manquer jamais, il prenait part avec un orchestre à l’opulent pèlerinage d’Antipolo. Alors il payait deux messes d’actions de grâces, puis il se baignait dans le batis, c’est-à-dire dans la célèbre fontaine où l’image sacrée elle-même s’était baignée. Là, près de cette même fontaine, Capitan Tiago mangeait du cochon de lait rôti, du sinigang de dalag avec des feuilles d’alibambang7 et d’autres mets plus ou moins appétissants. Les deux messes lui coûtaient environ quatre cents pesos, mais elles lui paraissaient encore bon marché en considération de la gloire qu’acquérait la Mère de Dieu par les roues de feu, les fusées, les bombes, les pétards ou bersos, comme on dit là-bas, dont elles étaient accompagnées; de plus, il calculait aussi les gros bénéfices que, grâce à ces messes, il était assuré de réaliser pendant le reste de l’année.

Mais Antipolo n’était pas le seul théâtre de sa bruyante dévotion. A Binondo, dans la Pampanga, à San Diego, quand il avait engagé de forts paris sur un coq, il envoyait au curé quelques pièces d’or pour des messes propitiatoires et, comme les Romains qui, avant une bataille, consultaient les augures en donnant à manger aux poulets sacrés, Capitan Tiago consultait aussi les siens avec les modifications de forme apportées par le temps et les nouvelles vérités. Il observait la flamme des cierges, la fumée de l’encens, la voix du prêtre, etc., et du tout cherchait à déduire son sort futur. Il était généralement admis que Capitan Tiago perdait peu de paris, encore ces rares pertes étaient-elles dues à ce que l’officiant était enroué, à ce qu’il y avait peu de lumières, à ce que les cierges contenaient beaucoup de suif ou à ce qu’une pièce fausse s’était glissée dans l’argent remis au curé, etc., etc. Le surveillant d’une confrérie lui avait assuré aussi que ces pertes étaient des épreuves auxquelles le ciel le soumettait pour mieux s’assurer de sa foi et de sa dévotion. Aimé des curés, respecté des sacristains, flatté par les marchands de cierges chinois et les artificiers ou castelleros, notre homme était heureux dans la religion de cette terre et des personnes de caractère et de haute piété lui attribuaient aussi une grande influence à la Cour céleste.

Qu’il fût en paix avec le gouvernement, pour difficile que la chose paraisse, on n’en doit pas douter. Incapable d’imaginer une pensée nouvelle et content de sa situation, il était toujours disposé à obéir au dernier des fonctionnaires, à offrir des jambons, des chapons, des dindons et des fruits de Chine en toute saison. S’il entendait médire des indigènes, lui qui ne se considérait pas comme tel, il faisait chœur et disait pire; si l’on critiquait les métis sangleyes8 ou espagnols, il les critiquait aussi parce qu’il se croyait déjà un pur Ibère. Il était toujours le premier à applaudir toute imposition nouvelle, surtout lorsqu’il flairait qu’elle devait être suivie d’un contrat avantageux pour lui. Il avait toujours des orchestres à sa disposition pour féliciter et aubader toutes sortes de gouverneurs, alcaldes, procureurs, etc., etc., aux jours de fêtes, d’anniversaires, pour la naissance ou la mort d’un parent, à quelque occasion que ce fût qui rompît la monotonie habituelle de l’existence. Il commandait alors des vers louangeurs, des hymnes dans lesquels on célébrait le suave et aimable gouverneur, le vaillant et intrépide alcalde qu’attend dans le ciel la palme des justes ou la palmeta9—et beaucoup d’autres compliments encore plus flatteurs.

Il fut pendant deux ans gobernadorcillo de la riche association des métis, malgré les protestations de beaucoup qui le prenaient pour un indigène. En résumé, les deux phrases chrétienne et profane le définissaient très exactement: «Heureux les pauvres d’esprit!» et «Heureux ceux qui possèdent!» Et l’on pouvait aussi lui appliquer celle-ci que quelques-uns trouvent être une équivoque traduction du grec: «Gloire à Dieu dans les cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté!» Plus loin, la suite de cette histoire nous apprendra qu’il ne suffit pas que les hommes aient bonne volonté pour vivre en paix! Les impies le prenaient pour un fou, les pauvres le disaient impitoyable, cruel, exploiteur de la misère et ses inférieurs, despote et tyran.

Et les femmes? Ah! les femmes! des rumeurs calomnieuses bourdonnaient dans les misérables cabanes de nipa10 et l’on assurait avoir entendu des plaintes, des sanglots mêlés aux vagissements d’un petit enfant. Plus d’une jeune fille est montrée au doigt malicieux des voisins; elle a le regard indifférent et le sein flétri. Mais rien de tout cela n’ôte le sommeil à Capitan Tiago; aucune femme ne trouble sa paix; seule, une vieille le fait souffrir, une vieille qui lui fait concurrence en dévotion, à qui de nombreux curés ont décerné d’enthousiastes louanges, comme il n’en n’avait jamais obtenu dans ses meilleurs jours. Entre Capitan Tiago et cette veuve, héritière de frères et de neveux, existait une sainte émulation qui concourait au bien de l’Église, comme la concurrence entre les vapeurs de la Pampanga concourt au bien du public. Capitan Tiago donnait-il un bâton d’argent enrichi d’émeraudes et de topazes à une Vierge quelconque, aussitôt Doña Patrocinio en commandait un autre d’or et de brillants à l’orfèvre Gaudinez; qu’à la procession de la Naval, Capitan Tiago ait élevé un arc avec des façades de toile bouillonnée, avec des miroirs, des globes de cristal, des lampes, des lustres, aussitôt Doña Patrocinio en élevait un autre avec quatre façades, deux colonnes plus hautes encore, et des ornements et des pendeloques en bien plus grande quantité. Alors, il revenait à ses habitudes, à sa spécialité, aux messes avec bombes et feux d’artifices et Doña Patrocinio n’avait plus qu’à se mordre les lèvres avec ses gencives, car, excessivement nerveuse, elle ne pouvait supporter l’ébranlement des cloches et moins encore la détonation des pétards. Elle prenait sa revanche en payant un beau sermon au plus fameux chanoine de la cathédrale et la lutte continuait ainsi ad majorem Dei gloriam. Les partisans de sa vieille ennemie ont pleine confiance qu’à sa mort elle sera canonisée et que Capitan Tiago lui-même sera contraint de la vénérer devant les autels; notre ami ne demande pas mieux, à la condition qu’elle se fasse canoniser bientôt.

Tel était à cette époque Capitan Tiago.

Quant au passé, il était fils unique d’un marchand de sucre de Malabon, suffisamment riche, mais si avare qu’il ne voulut jamais dépenser un sou pour l’instruction de son fils. Aussi ce fut le domestique d’un bon dominicain, homme très vertueux, nommé Santiaguillo, qui s’efforça de lui enseigner tout ce qu’il pouvait et savait de bon. Lorsqu’il allait avoir la joie d’être appelé logico par ses amis, c’est-à-dire quand il allait commencer l’étude de la logique, la mort de son protecteur, bientôt suivie de celle de son père, mit fin à ses études et il dut s’adonner tout entier aux affaires. Il se maria avec une jeune fille de Santa Cruz, qui l’aida à faire sa fortune et lui fit partager sa situation sociale. Doña Pia Alba ne se contenta pas d’acheter du sucre, du café et de l’indigo: elle voulut semer et récolter. Le nouveau couple acquit des terrains à San Diego et c’est de ce temps que dataient ses relations avec le P. Dámaso et D. Rafael Ibarra, le plus riche capitaliste du pueblo.

Le manque d’héritier dans les six premières années de mariage faisait presque de cette soif de richesses une ambition blâmable et, cependant, Doña Pia était svelte, robuste et bien formée. En vain elle fit des neuvaines, visita, sur le conseil des dévotes, la Vierge de Caysasay à Taal et prodigua des aumônes; en vain dansa-t-elle à la procession, en plein soleil de mai, devant la Vierge de Turumba à Pakil; rien ne réussit jusqu’à ce que Fr. Dámaso lui eût conseillé d’aller à Obando; là, elle dansa à la fête de saint Pascal Bailon et lui demanda un fils. On sait qu’à Obando est une Trinité qui donne des fils ou des filles au choix: Nuestra Señora de Salambau, sainte Clara et saint Pascal. Grâce à ce sage conseil, Doña Pia se sentit enfin mère... Hélas! comme le pêcheur dont parle Shakespeare et qui cessa de chanter dès qu’il eut trouvé un trésor, elle perdit la gaieté et plus jamais on ne la vit sourire.—Caprices! disaient les gens, et Capitan Tiago lui-même. Une fièvre puerpérale mit fin à sa tristesse, laissant orpheline une belle enfant que tint sur les fonts Fr. Dámaso; et, comme saint Pascal n’avait pas donné le fils qu’on lui avait demandé, la fillette fut nommée Maria Clara en l’honneur de la Vierge de Salambau et de sainte Clara; ainsi fut châtié par le silence l’honorable saint Pascal Bailon.

L’enfant grandit grâce aux soins de la tante Isabel, cette bonne vieille de politesse monacale que nous avons déjà vue; la plus grande partie de l’année, elle habitait San Diego à cause de son climat salutaire et P. Dámaso lui faisait toujours bon accueil.

Maria Clara n’avait pas les petits yeux de son père; ainsi que ceux de sa mère, les siens étaient grands, noirs, assombris par de larges cils; joyeux et rieurs quand elle jouait, tristes, profonds et pensifs quand elle ne souriait pas. Dès l’enfance sa chevelure bouclée était presque blonde; son nez, de correct profil, n’était ni effilé ni camus; la bouche, avec les agréables fossettes des joues, rappelait celle de sa mère, petite et gracieuse; sa peau avait la finesse du lys et aussi sa blancheur, et ses parents bavards trouvaient le trait de parenté de Capitan Tiago dans les oreilles petites et bien modelées de Maria Clara.

La tante Isabel attribuait ses manières demi-européennes aux envies de Doña Pia; elle se rappelait l’avoir vue souvent, dans les premiers mois de la grossesse, pleurer devant saint Antoine; une autre cousine de Capitan Tiago était du même avis, seulement elle différait dans le choix du saint; pour elle, c’était la Vierge ou saint Michel. Un fameux philosophe, cousin de Capitan Tinong, et qui savait l’Amat11 par cœur, cherchait l’explication de ce fait dans les influences planétaires.

Maria Clara, idole de tous, grandit entre des sourires et des amours. Les moines eux-mêmes lui faisaient fête quand, aux processions, ils l’habillaient de blanc, sa chevelure abondante et bouclée entremêlée de jasmins et de lis, deux petites ailes d’argent et d’or enracinées aux épaules du costume et, à la main, deux colombes blanches, attachées avec des rubans bleus. Elle était si joyeuse ensuite, elle avait un babil si candidement enfantin que Capitan Tiago, fou d’amour, passait son temps à bénir les saints d’Obando et à conseiller à tous l’achat de belles sculptures.

Dans les pays du soleil, à treize ou quatorze ans l’enfant se fait femme, comme le bouton de la nuit éclot en fleur à la première aurore. À ce moment de transition plein de mystères, elle entra sur les conseils du curé de Binondo au couvent de Santa Catalina, pour recevoir des sœurs la sévère éducation religieuse. Ce fut avec des larmes qu’elle se sépara du P. Dámaso et de son unique ami, seul compagnon des jeux de son enfance, Crisóstomo Ibarra, qui lui aussi partit bientôt pour son voyage en Europe. Là, dans ce couvent où l’on ne communiquait avec le reste du monde qu’à travers une double grille, et encore sous l’œil vigilant de la Mère-Surveillante, elle vécut sept ans. D. Rafael et Capitan Tiago, chacun avec leurs vues particulières et comprenant la mutuelle inclinaison des jeunes gens, concertèrent l’union de leurs enfants. Cet arrangement, conclu quelques années après le départ du jeune Ibarra, fut accueilli avec une même allégresse par deux cœurs battant aux deux extrémités du monde, placés en des conditions aussi dissemblables qu’était grande la distance qui les séparait.


1 Buyo mâché.—N. des T.

2 Propriétaires fonciers.—N. des T.

3 Lieu où se livrent les combats de coqs. V. le chap. XLVI.—N. des T.

4 Herbe à fourrage, zacate ou talango, Russelia junceum?—N. des T.

5 Étoffe de coton fabriquée aux Indes.—N. des T.

6 Coq déjà armé d’un éperon.—N. des T.

7 Sinigang, potage fait de poisson cuit à l’eau et assaisonné de quelques fruits acides. Dalag (Ophiocephalus), poisson pullulant dans les rivières, les lacs et les marais, envahissant dans la saison des pluies les rizières et les champs inondés. Alibambang, Bauhinia malabarica Roxb.—N. des T.

8 Sangleyes, marchands ambulants chinois.—N. des T.

9 Palmeta, férule; le jeu de mots se comprend de lui-même.—N. des T.

10 Nipa fruticans. Burm. On appelle aux Philippines casas de nipa les maisons indigènes dont les toits sont faits de la large feuille de cet arbre.—N. des T.

11 Du nom de Torres Amat, archevêque de Tarragone, auteur d’une traduction de la Bible.—N. des T.

VII

Idylle sur une terrasse

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Ce matin-là, tante Isabel et Maria Clara avaient été à la messe de bonne heure, la jeune fille élégamment vêtue, portant au bras un chapelet à gros grains bleus qui lui servait à demi de bracelet, la respectable dame munie d’un binocle pour lire son «Ancre de Salut» pendant le saint sacrifice.

A peine le prêtre était-il descendu de l’autel que la jeune fille voulut se retirer, ce qui causa à la bonne tante autant de surprise que de déplaisir, car elle croyait à sa nièce la plus grande piété et la supposait au moins aussi amie de la prière qu’une religieuse. Tout en se signant, tout en grommelant, elle se leva.

«Bah! croyez-moi, tante Isabel, le Bon Dieu qui connaît mieux que vous le cœur des jeunes filles me pardonnera bien,» lui avait dit Maria Clara pour couper court à ses sermons sévères mais toujours maternels.

Maintenant leur déjeuner est terminé; la jeune fille trompe son impatience en tissant une bourse de soie, pendant que la tante s’efforce de faire disparaître avec son plumeau les traces de la fête. Capitan Tiago examine quelques papiers.

Qu’un bruit quelconque monte de la rue, qu’une voiture passe, et Maria Clara frémit et son sein se soulève! Comme elle regrette son tranquille couvent, ses camarades aimées! Là, elle pouvait le voir sans trembler, sans se troubler. N’était-ce pas son ami d’enfance, le compagnon de ses premiers jeux; tout, jusqu’au souvenir de leurs passagères et puériles querelles, revenait à sa mémoire et charmait sa pensée. Je n’insiste pas; si tu as aimé, lecteur, tu comprendras; sinon, à quoi bon des explications? le profane n’entend rien à ces mystères.

—Je crois, Maria, que le médecin a raison, dit Capitan Tiago, tu as besoin d’aller à la campagne, tu es pâle, il te faut le grand air. Que préfères-tu, Malabon... ou San Diego?

A ce dernier nom, la jeune fille devint rouge comme un coquelicot. Elle ne put répondre.

—Et maintenant, il te faut aller au couvent prendre tes affaires et dire au revoir à tes amies. Isabel t’accompagnera.

Et, sans lever la tête il ajouta:

—Tu n’y retourneras plus.

Maria Clara se sentit au cœur cette vague mélancolie qui s’empare de l’âme quand on quitte pour toujours un lieu où l’on a été heureux; mais une autre pensée amortit aussitôt cette douleur.

—D’ici quatre ou cinq jours, quand tu auras une robe neuve, nous irons à Malabon... Ton parrain n’est plus à San Diego; le jeune Père que tu as vu ici cette nuit l’a remplacé comme curé du pueblo; c’est un saint.

—Je crois qu’elle préfère San Diego, cousin! observa la tante Isabel; de plus la maison y est plus confortable et c’est bientôt la fête.

Maria Clara aurait voulu embrasser sa tante, mais elle entendit s’arrêter une voiture et devint subitement très pâle:

—Ah! c’est vrai! répondit Capitan Tiago, et changeant de ton il ajouta: D. Crisóstomo!

Maria Clara laissa tomber l’ouvrage qu’elle avait dans les mains, elle voulut se remuer mais cela lui était impossible: un frémissement nerveux parcourait son corps. On entendit des pas dans l’escalier, puis une voix fraîche et mâle. Comme si cette voix avait possédé un pouvoir magique, la jeune fille surmonta son émotion et s’enfuit dans l’oratoire où étaient les saintes images. Les deux cousins se mirent à rire et, en entrant, Ibarra put entendre le bruit d’une porte qui se fermait.

Pâle, la respiration haletante, la jeune fille, comprimant son sein palpitant, s’approcha de la porte et tendit l’oreille. C’était bien sa voix, cette voix tant de fois entendue en rêve, cette voix tant aimée! il s’informait d’elle! Folle de joie, elle embrassa le saint qui se trouvait à côté d’elle; c’était Saint Antoine Abad! Heureux Saint Antoine, vivant ou sculpté en bois, toujours l’objet des plus charmantes tentations!

Ensuite elle chercha un observatoire, le trou de la serrure. Quand sa tante vint la tirer de sa contemplation, sans savoir pourquoi, elle se jeta au cou de la bonne dame et l’embrassa à plein cœur.

—Mais, grande sotte! qu’est-ce qui te prend? gronda la vieille en essuyant une larme.

Maria Clara honteuse se couvrit la figure de son bras arrondi.

—Allons, va te faire belle, va! ajouta la tante d’une voix caressante; pendant qu’il parle de toi avec ton père... viens, ne te fais pas attendre.

La jeune fille se laissa emmener comme une enfant et toutes deux s’enfermèrent dans leur chambre.

Capitan Tiago et Ibarra parlaient avec animation quand apparut la tante Isabel, traînant à demi sa nièce dont les regards errants se fixaient sur tout, excepté sur les personnes...

Que se dirent ces deux âmes lorsqu’elles communiquèrent par le langage des yeux, plus parfait que celui des lèvres, langage donné à l’âme pour que le son ne trouble pas l’extase du sentiment? En ces instants, quand les pensées de deux êtres heureux se mêlent au travers des pupilles, la parole est lente, grossière, débile, elle est comme le bruit rauque et lourd du tonnerre comparé à l’éblouissante lumière et à la rapidité de l’éclair; elle exprime un sentiment déjà connu, une idée déjà comprise, et si on l’emploie, c’est que l’ambition du cœur qui domine tout l’être et qui déborde de joie veut que tout l’organisme humain, avec toutes ses facultés physiques et psychiques, répète le poème de joie qu’entonne l’esprit. A la question amoureuse que pose un regard qui brille ou se voile, seuls peuvent répondre les sourires, les soupirs et les baisers.

Et ensuite, lorsque le couple amoureux, fuyant le plumeau de la tante Isabel qui soulevait la poussière de tous côtés, se réfugia sur la terrasse et qu’ils purent causer en liberté, que se contèrent-ils avec des murmures dont vous frémissiez, petites fleurs rouges du cabello de angel2?

Le ciel était bleu, une fraîche brise agitait les feuilles et les fleurs et faisait frémir les cabellos de angel, les plantes aériennes et les multiples ornements de la terrasse. Le bruit d’un saguan3 qui troublait les eaux bourbeuses de la rivière, celui des voitures et des charrettes passant sur le pont de Binondo arrivait distinctement jusqu’à eux. Mais ils n’entendaient pas la voix trop faible de la tante Isabel qui leur disait tout bas:

—Vous êtes bien ici, là vous seriez surveillés par tout le voisinage.

D’abord ils ne se dirent que ces futilités douces et charmantes, si douces et si charmantes pour ceux qui les disent et les entendent, si insignifiantes pour les indifférents.

Elle est sœur de Caïn, c’est-à-dire jalouse; aussi demande-t-elle à son fiancé:

—As-tu toujours pensé à moi? ne m’as-tu pas parfois oublié dans tous tes voyages, dans tant de grandes villes où sont tant de belles femmes...?

Lui aussi est frère de Caïn, un peu menteur et sachant éluder les questions embarrassantes:

—Pourrais-je t’oublier? répondit-il en regardant comme extasié les noires pupilles de la jeune fille; pourrais-je manquer à un serment, à un serment sacré? Te souviens-tu de cette nuit de tempête où, me voyant seul pleurer près du cadavre de ma mère, tu t’approchas de moi, tu posas ta main sur mon épaule, ta main que depuis longtemps déjà tu ne me laissais plus prendre.

«Tu as perdu ta mère,» me dis-tu, «je n’en ai jamais eu...» et tu pleuras avec moi. Tu l’aimais et elle t’aimait comme une fille. Dehors la pluie tombait, les éclairs brillaient, mais il me semblait entendre une douce harmonie et voir sourire le visage pâli de la morte...! O si mes parents vivaient et pouvaient te voir maintenant! Alors moi je pris ta main et celle de ma mère, je jurai de t’aimer, de te faire heureuse quel que soit le sort que le ciel me réservât, et comme ce serment ne m’a jamais causé de regrets, aujourd’hui je le renouvelle. Pouvais-je t’oublier? Ton souvenir ne m’a jamais abandonné, il m’a sauvé des périls du chemin, il a été ma consolation dans la solitude où se trouvait mon âme en ces lointains pays; il a rendu impuissant le lotus d’Europe, la fleur d’oubli qui chasse de la mémoire de beaucoup de nos compatriotes les espérances et les malheurs de la Patrie! Dans mes rêves, je te voyais debout, sur la plage de Manille, regardant l’horizon lointain encore enveloppé dans la tiède lumière de l’aurore; j’écoutais un chant langoureux et mélancolique qui réveillait en moi des sentiments endormis et évoquait dans mon cœur l’image des premières années de mon enfance, nos joies, nos jeux, tout l’heureux passé que je vécus par toi lorsque tu étais à San Diego. Il me semblait parfois que la fée, le génie, l’incarnation poétique de cette Patrie, c’était toi, belle, simple, aimable, candide fille des Philippines, de ce beau pays qui unit les vertus d’un peuple jeune aux grandes qualités de la Mère Espagne, comme s’unissent en tout ton être la grâce et la beauté des deux races; et par là, l’amour que j’ai pour toi et celui que j’ai voué à ma Patrie se fondent en un seul... Pouvais-je t’oublier? Que de fois j’ai cru entendre le son de ton piano ou les accents de ta voix! En Allemagne, à la chute du jour, lorsque trop rarement les trilles variées du rossignol venaient charmer mon oreille, c’était ta présence qui inspirait le céleste chanteur. Si j’ai pensé à toi! la fièvre de ton amour donnait une âme aux brouillards et réchauffait les glaces de ces pays du Nord. En Italie, le beau ciel azuré, par sa limpidité et par sa profondeur me parlait de tes yeux, les gracieux paysages me redisaient ton sourire, comme les campagnes d’Andalousie, embaumées d’aromes, peuplées de souvenirs orientaux, remplies de couleur et de poésie, m’entretenaient de ton amour.

Dans les nuits de lune, de cette somnolente lune d’Europe, je me demandais, voguant dans une barque sur le Rhin, si je ne pourrais pas tromper ma fantaisie pour te voir apparaître entre les peupliers de la rive, assise sur le rocher de la Lorelay ou bien chantant au milieu des ondes, dans le silence de la nuit, comme la jeune fée des consolations chargée d’égayer la solitude et la tristesse de ces vieux châteaux ruinés. J’errais par les bois peuplés des fantastiques créatures, filles des poètes, remplis des mystérieuses légendes des générations passées; je prononçais ton nom, je croyais te voir dans la brume s’élevant du fond de la vallée, je croyais t’écouter dans le murmure des feuilles et, quand les paysans revenant du travail faisaient entendre au loin leurs refrains populaires, il me semblait que ces accords s’harmonisaient avec mes voix intérieures, qu’ils chantaient pour toi, qu’ils donnaient une réalité à mes illusions et à mes rêveries. Parfois, je me perdais dans les sentiers des montagnes et la nuit qui, là-bas, descend très lentement, me trouvait encore vaguant, cherchant mon chemin entre les pins, les hêtres et les chênes; si quelque rayon de lune se glissait entre les branches touffues, je croyais te voir au milieu du bois comme une ombre vague, tour à tour paraissant à la lumière et se cachant dans les épaisses ténèbres des profonds taillis!

—Je n’ai pas voyagé comme toi, je ne connais rien de plus que ton pueblo, Manille et Antipolo, répondit-elle en souriant, car elle croyait jusqu’au moindre mot tout ce qu’il lui avait raconté, mais depuis que je t’ai dit adieu, que je suis entrée au couvent, toujours je me suis souvenue de toi et, bien que mon confesseur me l’ait souvent commandé et que cela m’ait valu nombre de pénitences, jamais je n’ai pu t’oublier. Je me souvenais de nos jeux, de nos querelles quand nous étions enfants. Tu choisissais les plus beaux sigüeyes4 pour jouer au siklot, tu cherchais dans la rivière les cailloux les plus ronds et les plus fins, ceux qui s’ornaient des plus belles couleurs, pour jouer au sintak5; tu étais très lourd, tu perdais toujours et, pour châtiment, je te donnais le bantil6 avec la paume de la main, pas fort, car j’avais pitié de toi. Au jeu de la chouka7, tu étais très tricheur, plus encore que moi, et tout cela finissait par des brouilles. Te rappelles-tu ce jour où tu te fâchas pour de bon? J’en eus alors beaucoup de peine, mais depuis, lorsqu’au couvent ces souvenirs me revenaient à la mémoire, je souriais, je te cherchais pour nous disputer encore... et faire la paix ensuite, et je ne te trouvais pas. Nous étions encore des enfants; avec ta mère, nous allions nous baigner dans le ruisseau, à l’ombre des roseaux. Sur les rives, croissaient des fleurs et des plantes nombreuses, dont, fier de la science que déjà tu acquérais à l’Athénée, tu me disais les noms étranges en latin et en castillan. Je ne t’écoutais pas; j’étais trop occupée à poursuivre les papillons et les libellules dont le corps, fin comme une épingle, brille de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, de tous les reflets de la nacre, qui pullulent, se mêlent, se poursuivent parmi les fleurs. Parfois, avec la main, je voulais surprendre et saisir les petits poissons qui se glissaient rapides entre la mousse et les cailloux de la rive. Toi, tu n’étais plus là; quand tu revins, tu m’apportas une couronne de feuilles et de fleurs d’oranger que tu posas sur ma tête en m’appelant Chloé; tu t’en étais fait une autre pour toi avec des plantes grimpantes. Mais ta mère prit ma couronne, la broya avec une pierre et en mélangea les débris avec le gogo8 dont elle devait se servir pour laver notre chevelure: les larmes jaillirent de tes yeux et tu lui reprochas de ne rien comprendre à la mythologie:—«Sot! répliqua ta mère, tu verras comme vos cheveux sentiront bon!» Moi, je ris, tu te fâchas de mes rires et ne voulus plus me parler de la journée; ta rancune me donna à mon tour envie de pleurer. De retour au pueblo, comme le soleil était très ardent, je cueillis des feuilles de sauge croissant au bord du chemin et te les donnai pour que tu les misses dans ton chapeau afin d’éviter les maux de tête. Tu me fis comprendre par un sourire ta reconnaissance de cette attention, alors je te pris la main et, bien vite, nous étions réconciliés.

Ibarra souriait de bonheur; il ouvrit son portefeuille, en tira un papier dans lequel étaient enveloppées quelques feuilles noirâtres, desséchées, mais parfumées encore.

—Tes feuilles de sauge! répondit-il au regard qu’elle tournait vers lui; c’est là tout ce que tu m’as donné!

A son tour, elle sortit rapidement de son corsage une petite bourse de satin blanc.

—Fi! dit-elle en lui donnant une chiquenaude sur la main; on ne touche pas! c’est une lettre d’adieux.

—Est-ce celle que je vous ai écrite avant de partir?

—M’en avez-vous écrit d’autres, Señor mio?

—Et, que te disais-je alors?

—Beaucoup de mensonges, des excuses de mauvais payeur! répondit-elle souriante et laissant voir que ces mensonges n’avaient rien qui lui fût désagréable. Reste sage! je te la lirai, mais je supprimerai tes galanteries pour ne pas te faire trop souffrir.

Et levant le papier pour cacher sa figure elle commença:

«Ma...», je ne te lis pas ce qui suit parce que c’est un mensonge! et, des yeux, elle parcourut quelques lignes. «Mon père veut que je parte malgré toutes mes prières.—Tu seras un homme, m’a-t-il dit, tu dois apprendre à penser à l’avenir et aux devoirs qu’il t’impose. Tu dois apprendre la science de la vie, que ta patrie ne peut te donner, afin de pouvoir lui être utile un jour. Si tu restes à mes côtés, à mon ombre, dans cette atmosphère de préoccupations journalières, tu ne sauras jamais regarder au loin, et le jour où je te manquerai, tu te trouveras comme la plante dont parle notre poète Baltazar «crue dans l’eau, quand l’eau lui manque ses feuilles se flétrissent peu à peu, un instant de chaleur achève de la dessécher.» Vois! tu es presque un jeune homme et tu pleures encore!—Ce reproche me fut sensible et je confessai alors à mon père mon amour pour toi. Il se tut, réfléchit et me posant la main sur l’épaule, me dit d’une voix tremblante:—Crois-tu que toi seul saches aimer, que ton père ne t’aime pas aussi, qu’il ne lui coûte rien de se séparer de toi? Il y a peu nous avons perdu ta mère. Déjà je m’approche de la vieillesse, de cet âge où l’on cherche l’appui et les consolations de la jeunesse, et cependant, j’accepte ma solitude, je cours le risque de ne plus te revoir! Mais d’autres pensées plus hautes doivent guider ma conduite... Pour toi, l’avenir s’ouvre, il se ferme pour moi; tes amours naissent, les miennes se meurent; le feu bout dans ton sang, le froid pénètre dans le mien et c’est toi qui pleures, c’est toi qui ne sais pas sacrifier le présent à un lendemain utile pour toi et pour ton pays!—Les yeux de mon père se remplirent de larmes, je tombai à genoux à ses pieds, je l’embrassai, lui demandai pardon et lui dis que j’étais prêt à partir...»

L’agitation d’Ibarra la força d’interrompre cette lecture; le jeune homme était devenu très pâle, il allait et venait d’un côté à l’autre.

—Qu’as-tu? es-tu malade? lui demanda-t-elle.

—Tu m’as fait oublier que j’ai des devoirs à remplir et que je dois partir de suite pour le pueblo: demain est la fête des morts!

Maria Clara se tut. Elle fixa sur lui ses grands yeux songeurs et, cueillant quelques fleurs:

—Va! lui dit-elle d’une voix émue, je ne te retiens plus. Dans quelques jours nous nous reverrons. Dépose ces fleurs sur la tombe de tes parents.

Quelques minutes après, tandis que Maria Clara s’enfermait dans l’oratoire, Crisóstomo accompagné de Capitan Tiago et de la tante Isabel descendait l’escalier.

—Faites-moi le plaisir de dire à Andeng qu’elle prépare la maison, que Maria Clara et Isabel vont arriver. Bon voyage! dit Capitan Tiago à Ibarra qui montait dans la voiture et s’éloignait dans la direction de la place San Gabriel.

Puis, voyant Maria Clara pleurant et priant aux pieds d’une image de la Vierge:

—Allons! lui dit-il pour la consoler, brûle deux cierges de deux réaux chacun, l’un au seigneur saint Roch, l’autre au seigneur saint Raphaël, patron des voyageurs! Allume la lampe de Nuestra Señora de la Paz y Buenviaje, car les tulisanes sont nombreux et mieux vaut dépenser quatre réaux de cire et six cuartos d’huile que leur payer une grosse rançon.


1 Le Cantique des Cantiques.—N. des T.

2 Cabello de angel (tête d’ange) ou Cidra cayote, cucurbitacée, Cucurbita citrulus.—N. des T.

3 Aviron fait d’une seule pièce de bois.—N. des T.

4 Petits coquillages (Cypræa moneta), servant de monnaie comme les cauries. On en exporte beaucoup au Siam.—N. des T.

5 Sintak et Siklot, jeux d’enfants.—N. des T.

6 Gage payé par le perdant qui doit recevoir des coups sur les bras.—N. des T.

7 Jeu philippin pour deux personnes fait d’une pièce de bois percée de trous où l’on jette de petites pierres.—N. des T.

8 Savon fabriqué avec la racine triturée de l’Entada scandens, Benth. ou de l’Entada purseta (mimosées).—N. des T.

VIII

Souvenirs

La voiture d’Ibarra parcourait une partie du faubourg le plus vivant de Manille; ce qui le rendait triste la nuit précédente le faisait sourire, malgré son chagrin, à la lumière du jour.

L’animation qui bouillait de toutes parts, tant de voitures au galop courant en tous sens, les charrettes, les calèches, les Européens, les Chinois, les indigènes, le mélange des costumes, les vendeuses de fruits, les commissionnaires, le débardeur à demi-nu, les échoppes de victuailles, les auberges, les restaurants, les boutiques, jusqu’aux chariots traînés par le bœuf carabao indifférent et impassible qui semble se distraire par des dissertations philosophiques tout en tirant de lourds fardeaux, le bruit, le roulement des voitures, le soleil lui-même, une certaine odeur particulière, les couleurs bigarrées, tout réveillait dans sa mémoire un monde de souvenirs endormis.

Ces rues n’étaient pas encore pavées. Aussi le soleil brillait-il deux jours de suite, elles se convertissaient en une poussière qui recouvrait tout, transperçait tout, attaquait la gorge et les yeux des passants; au contraire, pleuvait-il une journée, c’était un marais où la nuit se reflétaient les lanternes des voitures qui, à cinq mètres de distance, éclaboussaient les piétons sur les trottoirs étroits. Que de femmes avaient laissé leurs souliers brodés dans ces vagues de boue! En ce moment des forçats en file étaient occupés à damer les rues; la tête rase, vêtus d’une chemise à manches courtes et d’un caleçon tombant jusqu’au genou, leurs effets marqués de chiffres et de lettres bleues, ils portaient aux jambes des chaînes à demi-enveloppées de chiffons sales afin d’atténuer le frottement et peut-être aussi le bruit du fer. Ils travaillaient, attachés deux à deux, grillés par le soleil, énervés par la chaleur et la fatigue, harcelés et rossés par l’un d’entre eux qui, armé d’une verge, se consolait en maltraitant à son tour ses malheureux camarades. C’étaient des hommes de haute taille, de physionomie sombre que n’éclairait jamais la lueur d’un sourire; cependant, leurs yeux brillaient quand la verge sifflait et tombait sur les épaules ou bien quand un passant leur jetait le bout d’un cigare à demi mâché et déroulé: celui qui était le plus près le ramassait et le cachait dans son salakot1: les autres, immobiles, regardaient les passants avec une expression étrange. Ibarra croyait entendre encore le bruit qu’ils faisaient en broyant la pierre pour remplir les vides du pavé et le tintement léger des chaînes pesantes rivées à leurs chevilles enflées. Il se rappelait avec émotion une scène qui avait blessé son esprit d’enfant: c’était une après-midi, le soleil laissait tomber d’aplomb ses rayons les plus chauds. A l’ombre d’un tombereau de bois gisait un de ces hommes; il était inanimé, les yeux encore entr’ouverts; les autres silencieux, sans un signe de colère ou de douleur, arrangeaient patiemment—selon ce qui passe pour être le caractère des indigènes—une civière de roseaux. «Aujourd’hui toi, demain nous», semblaient-ils dire entre eux. Autour d’eux, sans se soucier de rien, chacun allait et venait; les femmes passaient, regardaient et continuaient leur route, le spectacle était trop commun pour attirer l’attention, sa fréquence endurcissait les cœurs; les voitures couraient, reflétant dans leur caisse vernie les rayons du soleil qui brillait dans un ciel sans nuages. Lui seul, enfant de onze ans, arrivant de son pueblo, ressentit une émotion profonde et ne dormit pas la nuit suivante.

L’excellent et honorable pont de bateaux, ce pont bien philippin qui faisait tout son possible pour être utile malgré ses imperfections naturelles et s’élevait ou s’abaissait selon les caprices du Pasig, ce brave pont qui plus d’une fois avait été maltraité et détruit par le fleuve, n’existait plus.

Les amandiers de la place San Gabriel toujours chétifs et malingres, n’avaient pas grandi.

La Escolta lui parut moins belle, bien qu’un grand édifice orné de cariatides eût remplacé les anciennes Camarines2. Le nouveau Pont d’Espagne appela son attention; à l’endroit où se termine la Escolta et où commence l’île du Romero, les maisons espacées sur la rive droite de la rivière parmi les roseaux et les arbres lui faisaient se souvenir des fraîches matinées où il passait là en barque, se rendant aux bains de Ulî-Ulî. Il rencontrait de nombreuses voitures tirées par de magnifiques attelages de petits chevaux nains; dans ces voitures se prélassaient des employés se rendant à leur bureau sommeillant encore à demi, des militaires, des Chinois infatués et ridicules, de graves moines, des chanoines, etc. Dans une élégante victoria, il crut reconnaître le P. Dámaso, sérieux, le front plissé, mais la victoria fila rapide; d’une voiture découverte où il était accompagné de sa femme et de ses deux filles, Capitan Tinong le salua amicalement.

Le pont dépassé, les chevaux prirent le trot vers la promenade de la Sabana. A droite la fabrique de tabacs de Arroceros faisait entendre le bruit des cigarières frappant les feuilles. Ibarra ne put s’empêcher de sourire en se rappelant cette odeur forte qui, vers cinq heures de l’après-midi, saturait le Pont de Bateaux et lui donnait la nausée lorsqu’il était enfant. Les conversations animées, les plaisanteries bruyantes emportaient son imagination vers le quartier de Lavapiés à Madrid, vers ses émeutes de cigarières si fatales aux malheureux guindillas3.

Le jardin botanique chassa ces agréables souvenirs. Le démon des comparaisons le replaça devant les jardins botaniques d’Europe où, pourtant, il faut dépenser tant de patience, tant de soins et tant d’argent pour qu’une feuille pousse et que s’ouvre le calice d’une fleur; il revit même ceux des colonies, tous riches, bien soignés et ouverts au public. Puis il détourna son regard vers la droite et l’antique Manille, encore enfermée dans ses fossés et ses murailles, lui fit l’effet d’une jeune anémique affublée d’un costume datant des beaux jours de son aïeule.

Au delà, la mer immense se perdait au loin!...

—Là-bas, de l’autre côté, est l’Europe! pensait le jeune homme, l’Europe et ses belles nations en perpétuel mouvement, recherchant le bonheur, faisant tous les matins de nouveaux rêves dont elles se détrompent au coucher du soleil... toujours heureuses au milieu de toutes les catastrophes! Oui, là-bas, par delà la mer infinie, sont les véritables patries spirituelles, bien qu’elles ne condamnent pas la matière et qu’elles ne se flattent pas d’adorer uniquement l’esprit...!

Mais il vit devant lui la petite colline du camp de Bagumbayan4 et toute autre pensée s’enfuit de son imagination. Le monticule isolé, près de la promenade de la Luneta, attirait seul son attention et s’imposait à ses méditations.

Il pensait à l’homme qui avait ouvert les yeux de son intelligence, qui lui avait appris à distinguer le bon et le juste. Les idées qu’il lui avait inculquées ne constituaient pas un lourd bagage, mais ce n’étaient pas de vaines répétitions de banales formules; c’étaient des convictions qui n’avaient pas pâli à la lumière des plus ardents foyers du Progrès. C’était un vieux prêtre... ce saint homme était mort là!...

A toutes ces apparitions il répondait en murmurant à voix basse:—Non, malgré tout, d’abord la Patrie, d’abord les Philippines, filles de l’Espagne, d’abord la patrie espagnole! Non, ce qui ne se peut empêcher ne saurait ternir la gloire de la Patrie!

Il passa indifférent devant la Hermita, Phénix en bois de nipa, qui renaissait de ses cendres et étalait de nouveau ses maisons blanches et bleues couvertes de toits de zinc peints en rouge. Son attention ne fut pas non plus éveillée ni par Malate, ni par le quartier de cavalerie, ni par les arbres qui lui font face, ni par les habitants, ni par leurs petites maisons de nipa dont les toits plus ou moins pyramidaux ou prismatiques ressemblent à des nids cachés parmi les platanes et les bongas5.

La voiture roule toujours. Elle croise un chariot tiré par deux chevaux dont les harnais d’abaka6 décèlent l’origine provinciale. Le charretier fait de son mieux pour voir le voyageur qu’emporte le brillant attelage et passe sans dire un mot, sans un salut. Parfois, la longue et poudreuse chaussée, baignée par l’éclatant soleil des tropiques, s’anime du pas lent et lourd d’un carabao pensif traînant un pesant tombereau dont le conducteur, juché sur sa peau de buffle, accompagne de son chant monotone et mélancolique le strident grincement des roues frottant sur l’énorme essieu; parfois aussi c’est le bruit sourd des patins usés d’un paragos, ce traîneau des Philippines, embarrassé parmi la poussière et les flaques d’eau de la route. Dans les champs, paissent les troupeaux parmi lesquels de blancs hérons se promènent gravement, quelques-uns tranquillement se posent sur le dos de bœufs somnolents, savourant béats les herbes de la prairie; au loin sautent et courent les juments, poursuivies par un jeune poulain bouillant d’ardeur, livrant au vent sa longue et abondante crinière, hennissant et frappant la terre de ses puissants sabots.

Laissons le jeune homme rêver endormi à moitié dans la voiture qui l’emporte. Animée ou mélancolique, la poésie de la campagne ne le distrait pas de ses pensées. Ce soleil qui fait briller les cimes des arbres et courir les paysans dont le sol échauffe et brûle les pieds à travers leurs épaisses chaussures; ce soleil qui arrête la paysanne à l’ombre d’un amandier ou d’un bouquet de gigantesques roseaux et la fait penser à des choses vagues et inexplicables, ce soleil n’a plus d’enchantement pour lui.

Tandis que, chancelant comme un homme ivre, la voiture roule sur le terrain accidenté, qu’elle passe sur un pont de bambous, qu’elle monte la côte rude ou descend la pente rapide, retournons à Manille.


1 Chapeau fait de roseaux et de fibres d’anajao, Coripha minor.—N. des T.

2 La Escolta est une des principales rues de Manille et la plus commerçante; il y a quelques années, on donnait le nom de Camarines à certains vieux bâtiments, d’un seul étage, d’aspect délabré, où étaient établies de petites boutiques tenues par des Chinois.—N. des T.

3 Guindilla, dans le calo de Madrid équivaut à sergot ou flic dans l’argot parisien.—N. des T.

4 Lieu où se font les exécutions. Rizal y fût fusillé.—N. des T.

5 Bonga, Areca catechu, L. C’est avec la noix de bonga que se fait le buyo.—N. des T.

6 Ou abaca, chanvre de Manille, fabriqué avec le tronc d’une des nombreuses variétés de bananiers dont le fruit n’est pas comestible, mais dont l’écorce renferme un filament semblable à celui de l’aloès. Cette plante atteint de 4 à 5 mètres de hauteur, sans compter le développement des feuilles. Elle appartient à la classe It. Escandria, ordre Monoguna, genre Musa. Les variétés aujourd’hui connues sont en grand nombre (René Menant). On en fait un très grand commerce.—N. des T.

IX

Choses du pays

Ibarra ne s’était pas trompé. C’était bien le P. Dámaso qu’il avait vu dans une victoria se dirigeant vers la maison dont lui-même venait de sortir.

Maria Clara et la tante Isabel se disposaient à monter dans une voiture rehaussée d’ornements d’argent quand le moine arriva.

—Où alliez-vous? leur demanda-t-il; et, au milieu de sa préoccupation, il donnait de petites tapes légères sur les joues de la jeune fille.

—Nous allions au couvent, chercher mes effets, répondit celle-ci.

—Ah! ah! c’est bien! nous allons voir qui sera le plus fort, nous allons voir... murmura-t-il distrait en laissant là les deux femmes quelque peu surprises. Et la tête basse, il gagna l’escalier d’un pas lent et monta.

—Il prépare quelque sermon et probablement il l’apprend par cœur! dit la tante Isabel; monte, Maria, nous arriverons trop tard.

Nous ne saurions dire si le P. Dámaso préparait un sermon, mais son attention devait être absorbée par des choses bien importantes, car il ne tendit pas la main à Capitan Tiago qui dut faire une demi-génuflexion pour la baiser.

—Santiago! lui dit-il tout d’abord, nous avons à causer très sérieusement; allons dans ton bureau.

Capitan Tiago se sentit inquiet; il ne put répondre, mais obéit et suivit docilement le gigantesque prêtre qui, derrière lui, ferma la porte.

Tandis qu’ils s’entretiennent en secret, voyons ce qu’est devenu Fr. Sibyla.

Le savant dominicain n’était pas au presbytère; de très bonne heure, sitôt sa messe dite, il s’était mis en chemin vers le couvent de son ordre situé à l’entrée de la ville, près de la porte qui, selon la famille régnante à Madrid, porte tour à tour les noms d’Isabelle II et de Magellan.

Sans s’occuper de la délicieuse odeur de chocolat ni du bruit des tiroirs et des monnaies qui venaient de la procuration et répondant à peine au salut respectueux du frère procureur, Fr. Sibyla monta, traversa quelques couloirs et des doigts frappa à une porte.

—Entrez! soupira une voix.

—Dieu réserve la santé à Votre Révérence! dit en entrant le jeune dominicain.

Assis dans un grand fauteuil, on voyait un vieux prêtre décharné, quelque peu jauni, semblable à ces saints que peignit Rivera. Les yeux se creusaient dans leurs orbites profondes couronnées de sourcils épais qui, toujours contractés, augmentaient encore l’éclat des prunelles moribondes.

P. Sibyla le regarda ému; les bras croisés sur le vénérable scapulaire de saint Dominique. Puis il inclina la tête et, en silence, parut attendre.

—Ah! soupira le malade, on me conseille l’opération! l’opération, à mon âge! oh! ce pays, ce terrible pays! Tu vois ce qu’il fait de nous tous, Hernando!

Fr. Sibyla levant lentement les yeux, les fixa sur la physionomie du malade.

—Et qu’a décidé Votre Révérence? demanda-t-il.

—De mourir! Puis-je faire autre chose? Je souffre trop, mais... j’ai fait souffrir beaucoup... je paye ma dette! et toi? comment vas-tu? qu’apportes-tu?

—Je venais vous parler de ce dont vous m’aviez chargé.

—Ah! et qu’y a-t-il à ce propos?

—On nous a raconté des histoires, répondit avec ennui le jeune moine qui s’assit et détourna le regard; le jeune Ibarra est un garçon prudent; il ne me paraît pas bête, mais je le crois un brave homme.

—Tu le crois?

—Les hostilités ont commencé hier soir.

—Ah! et comment?

Fr. Sibyla raconta brièvement ce qui s’était passé entre le P. Dámaso et Crisóstomo.

—De plus, ajouta-t-il en concluant, le jeune homme se marie avec la fille de Capitan Tiago dont l’éducation a été faite à la pension de nos sœurs; il est riche, il ne voudra pas se faire d’ennemis et compromettre à la fois son bonheur et sa fortune.

Le malade remua la tête en signe d’assentiment.

—Oui, tu as raison, avec une telle femme et un tel beau-père, il est à nous corps et âme. Si, au contraire, il se déclare notre ennemi, tant mieux!

Fr. Sibyla regarda le vieillard avec surprise.

—Pour le bien de notre sainte corporation, s’entend, ajouta-t-il en respirant avec difficulté; je préfère les attaques aux louanges et aux adulations des amis... il est vrai que ceux-ci sont payés.

—Votre Révérence croit-elle cela?

Le vieillard le regarda attristé.

—Rappelle-toi bien ceci! répondit-il, la respiration entrecoupée. Notre pouvoir durera tant qu’on croira en lui. Si l’on nous attaque, le gouvernement se dit: on les combat parce qu’on voit en eux un obstacle à la liberté, donc conservons-les.

—Et si le Gouvernement prêtait l’oreille à nos ennemis, si parfois...

—Il ne le fera pas!

—Cependant si, entraîné par la cupidité, il en arrivait à vouloir pour lui ce que nous avons amassé... s’il se trouvait un homme hardi, un téméraire...

—Alors, gare à lui!

Tous deux gardèrent le silence.

—D’ailleurs, continua le malade, nous avons besoin qu’on nous attaque, qu’on nous réveille; cela nous découvre nos défauts et nous améliore. Les louanges exagérées nous trompent, nous endorment; au dehors, elles nous rendent ridicules, et le jour où nous deviendrons ridicules, nous tomberons comme nous sommes tombés en Europe. L’argent alors ne rentrera plus dans nos églises, personne n’achètera plus ni scapulaires, ni cordes de pénitence, ni rien, et quand nous cesserons d’être riches, nous ne pourrons plus convaincre les consciences.

—Bah! nous aurons toujours nos fermes, nos plantations.

—Nous perdrons tout comme nous avons tout perdu en Europe! Et le pire est que nous-mêmes travaillons à notre propre ruine. Par exemple: cette soif démesurée de gain qui nous fait chaque année élever arbitrairement le prix de nos terrains; cette soif de gain qu’en vain j’ai combattue dans tous les chapitres, cette soif nous perd! L’Indien se voit obligé d’acheter à d’autres des terres qu’il trouve aussi bonnes sinon meilleures que les nôtres. Je crains que nous ne commencions déjà à baisser. Dieu aveugle ceux qu’il veut perdre. Il est temps, le peuple murmure déjà, n’augmentons pas encore le poids dont nous lui pesons sur les épaules. Ta pensée était bonne; laissons les autres arranger là-bas leurs affaires, conservons le prestige qui nous reste et puisque, d’ici peu, nous devons comparaître devant Dieu, lavons-nous les mains... Que le Dieu des miséricordes ait pitié de nos défaillances!

—De sorte que Votre Révérence croit que le revenu...

—Ne parlons plus d’argent! interrompit le vieillard avec une certaine aversion. Tu disais que le lieutenant avait menacé le P. Dámaso...!

—Oui, Père! répondit en souriant à demi Fr. Sibyla. Mais je l’ai vu ce matin et il m’a dit qu’il était fâché de ce qui s’était passé hier soir; que le Xérès lui avait monté à la tête, qu’il croyait qu’il en avait été de même pour le P. Dámaso.—Et la menace? lui demandai-je en plaisantant. «Père curé, me dit-il, je sais accomplir ma parole quand elle n’entache pas mon honneur; je ne suis pas, je n’ai jamais été un délateur et c’est pourquoi je ne suis que lieutenant.»

Après avoir parlé de diverses choses insignifiantes, Fr. Sibyla se retira.

En effet, le lieutenant n’avait pas été à Malacanan1, mais le capitaine général n’en avait pas moins appris ce qui s’était passé.

Comme il s’entretenait avec ses aides de camp des allusions que les journaux de Manille y faisaient sous forme de discussion entre des comètes et des apparitions célestes, un de ses jeunes officiers lui rapporta la sortie du P. Dámaso, non sans charger un peu les couleurs tout en se servant d’une forme plus correcte.

—De qui le savez-vous? demanda Son Excellence en souriant.

—De Laruja, qui le racontait ce matin à la rédaction.

Le capitaine général sourit de nouveau et il ajouta:

—Langue de femme, langue de moine, cela ne blesse pas! Je veux vivre en paix le temps qui me reste à passer ici et je ne tiens pas à m’attirer des histoires avec ces hommes en jupes. Bien plus! je sais que le provincial s’est moqué de mes ordres; pour punir ce moine je lui avais demandé de le changer de paroisse, eh bien! il l’a envoyé dans un autre pueblo meilleur. Ce sont là des moineries, comme nous disons en Espagne!

Mais quand Son Excellence se trouva seule, elle cessa de sourire.

—Ah! si le peuple n’était pas si stupide, comme on les briderait mes Révérences! dit-il. Mais chaque peuple mérite son sort et nous ne faisons que ce que fait tout le monde.

Entre temps, Capitan Tiago achevait sa conférence avec le P. Dámaso ou, pour mieux dire, venait de recevoir ses ordres.

—Et maintenant tu es averti! disait le franciscain en s’en allant. Tout cela aurait pu être évité si tu m’avais consulté auparavant, si tu ne m’avais pas menti quand je t’ai demandé ce qu’il en était. Tâche de ne plus faire de bêtises et aie confiance en son parrain!

Capitan Tiago fit deux ou trois tours dans la salle, réfléchissant et soupirant. Puis, subitement, comme s’il lui était survenu une bonne pensée, il courut à l’oratoire et éteignit immédiatement les cierges et la lampe qu’il avait fait allumer pour la sauvegarde d’Ibarra.

—Il est encore temps et le chemin est bien long! murmura-t-il.


1 Palais du Capitaine général des Philippines.—N. des T.

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