Au Pays des Moines (Noli me Tangere)
XXXVII
Son Excellence
—Je désire parler à ce jeune homme! disait le général à un aide-de-camp; il éveille tout mon intérêt.
—On est allé le chercher, mon général! Mais il y a ici un autre jeune homme de Manille qui demande avec insistance à être introduit. Nous lui avons dit que Votre Excellence n’avait pas le temps et qu’elle n’était pas venue pour donner des audiences, mais pour voir le pueblo et la procession; il a répondu que Votre Excellence avait toujours le temps quand il s’agissait de faire justice...
Le général émerveillé, se retourna vers l’Alcalde.
—Si je ne me trompe pas, répondit celui-ci avec une légère inclinaison de tête, c’est le jeune homme qui ce matin a eu des démêlés avec le P. Dámaso au sujet du sermon.
—Encore un autre? Ce moine s’est-il donc proposé d’ameuter toute la province ou croit-il commander ici? Faites entrer!
Le gouverneur se promenait nerveusement d’un bout à l’autre de la salle.
Dans l’antichambre, quelques Espagnols, des militaires et les fonctionnaires du pueblo de S. Diego et des environs, formés en groupes, conversaient ou discutaient. Tous les moines s’y trouvaient aussi, excepté le P. Dámaso; ils voulaient entrer pour présenter leurs respects à Son Excellence.
—Son Excellence le Capitaine Général supplie Vos Révérences d’attendre un moment, dit l’aide-de-camp. Passez, jeune homme!
Ce Manilène, qui confondait le tagal avec le grec, entra dans le salon, pâle et tremblant.
Tous étaient surpris au dernier point: Son Excellence devait être très irritée pour oser ainsi faire attendre les moines. Le P. Sibyla disait:
—Je n’ai rien à lui dire... je perds mon temps ici!
—Moi de même, ajouta un augustin; partons-nous?
—Ne vaudrait-il pas mieux chercher à savoir ce qu’il pense? demanda le P. Salví; nous éviterions un scandale... et... nous pourrions lui rappeler... ses devoirs envers... la Religion...
—Vos Révérences peuvent entrer si elles le désirent! dit l’aide-de-camp en reconduisant le jeune homme qui sortait radieux.
F. Sibyla entra le premier, puis venaient le P. Salví, le P. Manuel Martin et les autres religieux. Tous saluèrent humblement, sauf le P. Sibyla qui, même en s’inclinant, conservait toujours un certain air de supériorité; le P. Salví, au contraire, courba la tête presque jusqu’à terre.
—Qui, parmi Vos Révérences, est le P. Dámaso? demanda immédiatement Son Excellence, sans les inviter à s’asseoir, sans s’intéresser à leur santé, sans aucune de ces phrases louangeuses qui font partie intégrante du répertoire des hauts personnages.
—Señor, le P. Dámaso n’est pas parmi nous! répondit, presque avec la même sécheresse, le P. Sibyla.
—Le serviteur de Votre Excellence est au lit, malade, ajouta le P. Salvi toujours humble; après avoir eu le plaisir de saluer Votre Excellence et de nous informer de sa santé, comme c’est le devoir de tous les fidèles sujets du Roi et de toute personne d’éducation, nous venions aussi au nom du respectueux serviteur de Votre Excellence, qui a eu le malheur...
—Oh! interrompit avec un nerveux sourire le capitaine général, tandis qu’il faisait tourner une chaise sur un pied, si tous les serviteurs de Mon Excellence étaient comme Sa Révérence le P. Dámaso, je préférerais servir moi-même Mon Excellence!
La paresse habituelle au corps des Révérences gagna cette fois leur esprit; elles ne surent que répondre à cette interruption.
—Que Vos Révérences prennent des sièges! ajouta le Gouverneur sur un ton plus doux.
Capitan Tiago, en frac, marchant sur la pointe des pieds, entrait conduisant par la main Maria Clara, toute hésitante, toute timide. La jeune fille, surmontant son trouble, fit un salut gracieux et cérémonieux à la fois.
—Cette señorita est votre fille? demanda surpris le gouverneur.
—Et celle de Votre Excellence, mon général! répondit sérieusement Capitan Tiago.
Les aides-de-camp, l’Alcalde, se regardèrent et sourirent mais, sans rien perdre de sa gravité, le général tendit la main à la jeune fille et lui dit avec affabilité:
—Heureux les pères qui ont des filles comme vous, señorita! on m’a parlé de vous avec respect et admiration... j’ai désiré vous voir pour vous remercier du bel acte que vous avez accompli aujourd’hui. Je suis informé de tout et, quand j’écrirai au Gouvernement de Sa Majesté je n’oublierai pas votre généreuse conduite. En attendant, permettez-moi, señorita, au nom de S. M. le Roi, que je représente ici, et qui aime la paix et la tranquillité de ses fidèles sujets, comme au mien, en celui d’un père qui, lui aussi, a des filles de votre âge, de vous adresser les plus chaleureux remerciements et de vous proposer pour une récompense.
—Señor...! répondit Maria Clara tremblante.
Le général devina ce qu’elle voulait dire et reprit:
—C’est très bien, señorita, de vous contenter du témoignage de votre conscience et de l’estime de vos concitoyens; par ma foi! c’est la meilleure récompense et nous ne devrions point en demander d’autre. Mais ne me privez pas d’une belle occasion de faire voir que, si la Justice sait punir, elle sait aussi récompenser et surtout qu’elle n’est pas toujours aveugle.
Tous les mots soulignés avaient été prononcés d’une voix plus ferme.
—Le señor Don Juan Crisóstomo Ibarra attend les ordres de Votre Excellence, dit à voix haute un aide-de-camp.
Maria Clara frémit.
—Ah! s’écria le général, permettez-moi, señorita, de vous exprimer le désir de vous revoir avant de quitter ce pueblo, j’ai encore à vous dire des choses très importantes. Señor Alcade, Votre Seigneurie m’accompagnera durant la promenade que je désire faire à pied après la conférence que j’aurai seul avec le señor Ibarra.
—Votre Excellence, dit humblement le P. Salvi, nous permettra de l’avertir que le señor Ibarra est excommunié...
Le général l’interrompit.
—Je suis heureux de n’avoir à déplorer que l’état du P. Dámaso à qui je souhaite sincèrement une guérison complète, car, à son âge, un voyage en Espagne pour des motifs de santé ne doit pas être très agréable. Mais ceci dépend de lui... en attendant, que Dieu conserve la santé à Vos Révérences!
Tous se retirèrent.
—Pour lui aussi, cela dépendra de lui! murmura en sortant le P. Salvi.
—Nous verrons qui fera plus promptement le voyage en Espagne! ajouta un autre franciscain.
—Je m’en vais dès aujourd’hui, dit avec dépit le P. Sibyla.
—Nous repartons aussi! grondèrent à leur tour les augustins.
Les uns et les autres ne pouvaient supporter que, par la faute d’un franciscain, Son Excellence les ait reçus aussi froidement.
Dans l’antichambre, ils se rencontrèrent avec Ibarra qui, quelques heures auparavant, avait été leur amphitryon. Pas un salut ne fut échangé, mais les regards étaient éloquents.
L’Alcalde au contraire, quand les moines furent partis, salua le jeune homme et lui tendit familièrement la main, mais l’arrivée de l’adjudant qui cherchait Crisóstomo ne permit aucune conversation.
Sur la porte, il se rencontra avec Maria Clara: des regards significatifs se croisèrent encore, bien différents de ceux échangés avec les moines.
Ibarra était vêtu de deuil. Bien que la vue des moines lui ait semblé de mauvais augure, il se présenta, l’air assuré et salua profondément.
Le capitaine général fit quelques pas au devant de lui.
—J’éprouve la plus grande satisfaction, señor Ibarra, à serrer votre main. Permettez-moi de vous demander toute votre confiance!
Et en effet, il examinait le jeune homme avec une visible satisfaction.
—Señor... tant de bonté...
—Votre surprise m’offense; elle me montre que vous n’attendiez pas de moi un bon accueil; c’était douter de ma justice!
—Une réception amicale, señor, pour un insignifiant sujet de Sa Majesté comme moi, n’est pas de la justice, c’est de la faveur.
—Bien, bien! dit le général en s’asseyant et en lui montrant un siège, laissez-nous jouir d’un moment d’expansion: je suis très satisfait de votre conduite et je vous ai proposé au gouvernement de Sa Majesté pour une décoration afin de récompenser votre philanthropique projet d’érection d’une école... Si vous m’aviez invité, je me serais fait un plaisir d’assister à la cérémonie et, peut-être, je vous aurais évité un ennui.
—Mon idée me paraissait si ordinaire, répondit le jeune homme, que je ne la croyais pas suffisante pour distraire l’attention de Votre Excellence de ses nombreuses occupations; de plus mon devoir était de m’adresser d’abord à la première autorité de ma province.
Le gouverneur fit un signe de satisfaction et, prenant un air plus familier encore, elle continua:
—Quant à ce qui est arrivé entre vous et le P. Dámaso, n’en gardez ni crainte ni regrets; on ne touchera pas un cheveu de votre tête tant que je gouvernerai les Iles et, pour ce qui est de l’excommunication j’en parlerai à l’Archevêque, parce qu’il faut nous conformer aux circonstances; ici nous ne pourrions en rire comme dans la Péninsule ou dans l’Europe cultivée. Malgré tout, soyez à l’avenir plus prudent; vous vous êtes mis à dos les corporations religieuses qui, par leur rôle et leurs richesses doivent être respectées. Mais je vous protégerai parce que j’aime les bons fils, parce qu’il me plaît que l’on honore la mémoire de ses parents; moi aussi j’ai aimé les miens et, vive Dieu! je ne sais pas ce que j’aurais fait à votre place!...
Puis, changeant rapidement de conversation, il demanda:
—On m’a dit que vous veniez d’Europe; êtes-vous allé à Madrid?
—Oui, señor, quelques mois.
—Avez-vous par hasard entendu parler de ma famille?
—Votre Excellence venait de partir quand j’ai eu l’honneur de lui-être présenté.
—Et alors, comment êtes-vous revenu sans m’apporter aucune recommandation?
—Señor, répondit Ibarra en s’inclinant, parce que je ne viens pas directement d’Espagne, et parce que, ayant entendu parler du caractère de Votre Excellence, j’ai cru qu’une lettre de recommandation, non seulement serait inutile, mais même vous offenserait: les Philippins vous sont tous recommandés.
Un sourire se dessina sur les lèvres du vieux soldat qui répondit lentement comme méditant et pesant ses paroles:
—Je suis flatté que vous pensiez ainsi et... cela devrait être! Cependant, jeune homme, vous devez savoir quelles charges pèsent sur nos épaules aux Philippines. Ici, nous autres, anciens militaires, nous devons faire tout, être tout: Roi, Ministre d’Etat, de la Guerre, de l’Intérieur, de Fomento1, de Grâce et Justice, etc., et le pire encore est que, pour chaque affaire, nous devons consulter la lointaine Mère-Patrie qui, selon les circonstances et parfois à l’aveuglette, approuve ou rejette nos propositions. Et vous connaissez notre proverbe: qui trop embrasse mal étreint. De plus, lorsque nous arrivons, nous connaissons généralement peu le pays et nous le quittons au moment où nous commençons à le connaître... Avec vous, je puis m’exprimer franchement, il me serait inutile de feindre. Si déjà, en Espagne, où chaque branche a son ministre, né et grandi dans le pays, où il y a une presse et une opinion, où une opposition franche ouvre les yeux au gouvernement et l’éclaire, tout est imparfait et défectueux, c’est un miracle qu’ici, où tous ces avantages manquent, où se développe et machine dans l’ombre la plus puissante des oppositions, tout ne soit pas en révolution. Ce n’est pas la bonne volonté qui manque aux gouvernants, mais nous sommes obligés de nous servir d’yeux et de bras étrangers que, pour la plupart, nous ne connaissons pas, et qui, au lieu peut-être de servir leur pays, ne servent que leurs propres intérêts. Ce n’est pas notre faute, c’est celle des circonstances; les moines nous sont d’un puissant secours mais ils ne suffisent pas... Vous m’inspirez un grand intérêt et je voudrais que l’imperfection de notre système gouvernemental actuel ne vous portât en rien préjudice... je ne puis veiller sur tous, tous ne peuvent venir jusqu’à moi. Puis-je vous être utile en quelque chose, avez-vous une demande à m’adresser?
Ibarra réfléchit:
—Señor, répondit-il, mon plus grand désir est le bonheur de mon pays, bonheur que je voudrais qu’il dût à la Mère-Patrie et aux efforts de mes concitoyens, unis à elle et entre eux par les éternels liens de vues communes et de communs intérêts. Ce que je demande, seul le gouvernement peut le donner après de nombreuses années de continuel travail et de réformes bien conçues.
Le général fixa sur lui pendant quelques secondes un regard qu’Ibarra soutint naturellement, sans timidité, sans hardiesse.
—Vous êtes le premier homme avec qui j’aie parlé dans ce pays! s’écria le général en lui tendant la main.
—Votre Excellence n’a vu que ceux qui se traînent dans les villes, elle n’a pas visité les cabanes calomniées de nos pueblos. Là, Votre Excellence aurait pu voir de véritables hommes si, pour être un homme, il suffit d’un cœur généreux et de mœurs simples.
Le capitaine général se leva et se promena d’un côté à l’autre du salon.
—Señor Ibarra, s’écria-t-il en s’arrêtant de nouveau,—le jeune homme s’était levé;—peut-être partirai-je dans un mois: votre éducation,votre façon de penser ne sont pas pour ce pays. Vendez ce que vous possédez, préparez votre valise et venez avec moi en Europe, le climat vous y sera meilleur.
—Je conserverai toute ma vie le souvenir de la bonté de Votre Excellence! répondit Ibarra, quelque peu ému; mais je dois vivre dans le pays où ont vécu mes parents...
—Où ils sont morts, diriez-vous plus exactement! Croyez-moi, je connais peut-être votre pays mieux que vous-même... Ah! je me rappelle maintenant, dit-il en changeant de ton, vous vous mariez avec une adorable jeune fille et je vous retiens ici! Allez, allez auprès d’elle et, pour que vous ayez plus de liberté, envoyez-moi le père, ajouta-t-il en souriant. N’oubliez pas cependant que je désire que vous m’accompagniez à la promenade.
Ibarra salua et s’éloigna.
Le général appela son aide-de-camp.
—Je suis content! dit-il en lui donnant un léger coup sur l’épaule; j’ai vu aujourd’hui, pour la première fois comment on peut être bon Espagnol sans cesser d’être bon Philippin et d’aimer son pays; aujourd’hui je leur ai enfin démontré aux Révérences que nous ne sommes pas tous leur jouet; ce jeune homme m’en a fourni l’occasion et j’aurai promptement réglé tous mes comptes avec le moine! Quel malheur que cet Ibarra un jour ou l’autre... Mais, appelez-moi l’Alcalde!
Celui-ci se présenta immédiatement.
—Señor Alcalde, lui dit-il aussitôt, afin d’éviter que se répètent des scènes comme celle à laquelle Votre Seigneurie a assisté, scènes que je déplore parce qu’elles portent atteinte au prestige du gouvernement et de tous les Espagnols, je me permets de vous recommander efficacement le señor Ibarra pour que, non seulement vous lui facilitiez les moyens de terminer sa patriotique entreprise, mais aussi pour que vous évitiez qu’à l’avenir il soit molesté par qui que ce soit, de n’importe quelle classe et sous n’importe quel prétexte.
L’Alcalde comprit la réprimande et baissa la tête pour cacher son trouble.
—Votre Seigneurie fera transmettre cette recommandation à l’alférez qui commande ici la section, et vous rechercherez si cet officier a des façons de faire qui ne soient point d’accord avec les règlements; j’ai entendu à ce sujet plus d’une plainte.
Capitan Tiago se présenta raide et empesé.
—D. Santiago, lui dit le général d’un ton affectueux, il y a un moment je vous félicitais du bonheur que vous aviez d’avoir une fille comme la señorita de los Santos, maintenant je vous fais mes compliments de votre futur gendre; la plus vertueuse des filles est assurément digne du meilleur citoyen des Philippines. Puis-je savoir la date de la noce?
—Señor... balbutia Capitan Tiago en essuyant la sueur qui perlait à son front.
—Allons, je vois qu’il n’y a rien encore de définitif! Si l’on manque de témoins, j’aurai le plus grand plaisir à être l’un d’entre eux. Cela m’enlèvera le mauvais souvenir que m’ont laissé tant de noces auxquelles j’ai assisté jusqu’ici! ajouta-t-il en se dirigeant vers l’Alcalde.
—Oui, señor! répondit Capitan Tiago, avec un sourire qui inspirait la compassion.
Ibarra était parti presque en courant à la recherche de Maria Clara; il avait tant de choses à lui dire, à lui raconter. A travers la porte d’un appartement, il entendit un murmure de voix de jeunes filles; il frappa.
—Qui est là? demanda Maria Clara.
—Moi!
Les voix se turent... et la porte ne s’ouvrit pas.
—C’est moi... puis-je entrer? demanda le jeune homme dont le cœur battait violemment.
Le silence continua. Quelques secondes après, des pas légers s’approchèrent de la porte et la voix légère de Sinang murmura à travers le trou de la serrure:
—Crisóstomo, nous allons au théâtre ce soir; écris ce que tu as à dire à Maria Clara.
Et les pas s’éloignèrent rapides comme ils étaient venus.
—Qu’est-ce que cela veut dire? murmura Ibarra pensif, en quittant cette porte.
1 Ministère qui, en Espagne, correspond à ceux du Commerce, de l’Agriculture et des Travaux Publics en France.—N. des T.
XXXVIII
La procession
Le soir, à la lumière de toutes les lanternes suspendues aux fenêtres, au son des cloches et des habituelles détonations, la procession sortit pour la quatrième fois.
Le capitaine général, qui s’était promené à pied accompagné de ses deux aides-de-camp, de Capitan Tiago, de l’Alcalde, de l’Alférez et d’Ibarra, précédés par des gardes civils et des autorités qui ouvraient le passage et déblayaient le chemin, fut invité à voir passer la procession de la maison du gobernadorcillo. Ce pieux fonctionnaire avait fait élever une estrade pour que fût récitée une loa1 en l’honneur du Saint Patron.
Ibarra aurait renoncé avec plaisir à l’audition de cette composition poétique; il aurait préféré voir la procession des fenêtres de la maison de Capitan Tiago où Maria Clara était restée avec ses amies, mais Son Excellence voulait entendre la loa et il dut se consoler en pensant qu’il verrait sa fiancée au théâtre.
La procession commençait par la marche des chandeliers d’argent, portés par trois sacristains gantés; suivaient les enfants de l’école avec leur maître; puis venaient d’autres enfants, munis de lanternes en papier de formes et de couleurs variées, placées au bout de bambous plus ou moins longs, ornés suivant le goût du petit porteur, car cette décoration était payée par l’enfance de tous les quartiers. C’est avec plaisir qu’ils accomplissent ce devoir qui leur est imposé par la mantandâ sa náyon2; chacun imagine et compose sa lanterne, la décore à sa fantaisie, et suivant l’état de sa bourse, de plus ou moins de pendeloques et de petites bannières, puis l’éclaire avec un bout de cierge, s’il a un parent ou un ami sacristain, ou bien achète une de ces petites chandelles rouges dont usent les Chinois devant leurs autels.
Au milieu allaient et venaient des alguazils, des lieutenants de justice, veillant à ce que les files ne se rompissent pas, à ce que le peuple ne se portât pas tout entier au même endroit; pour cela, ils se servaient de leurs verges dont quelques coups, donnés convenablement, avec une certaine force, contribuaient à l’éclat et à la gloire des processions, pour l’édification des âmes et le lustre des pompes religieuses.
En même temps que les alguazils répartissaient gratis ces coups de canne sanctificateurs, d’autres, pour consoler les battus, leur distribuaient, gratis également, des cierges et des bougies de différentes grandeurs.
—Señor Alcalde, dit Ibarra à voix basse, ces coups sont-ils donnés en châtiment des péchés ou seulement pour le plaisir?
—Vous avez raison, señor Ibarra! répondit le capitaine général, qui avait entendu la question; ce spectacle... barbare étonne tous ceux qui viennent d’autres pays. Il faudrait l’interdire.
Sans qu’il puisse être expliqué pourquoi, le premier saint qui apparut fut S. Jean-Baptiste. A le voir, on aurait dit que la renommée du cousin de Notre Seigneur n’était pas des meilleures parmi le peuple que ne séduisaient ni ses pieds, ni ses jambes minces, ni sa figure d’anachorète; il s’avançait sur un vieux brancard de bois caché par quelques gamins, armés de leurs lanternes de papier non allumées et se battant en cachette.
—Malheureux! murmura le philosophe Tasio qui, de la rue, assistait à la procession. A quoi te sert-il d’avoir été le précurseur de la Bonne Nouvelle et d’avoir vu Jésus incliné devant toi? Que te valent ta grande foi, ton austérité, ta mort pour la vérité et pour tes convictions? Tout cela les hommes l’oublient! Mieux vaut mal prêcher dans les églises que d’être l’éloquente voix qui clama dans le désert; voilà ce que te prouvent les Philippines. Si tu avais mangé de la dinde au lieu de sauterelles, si tu t’étais vêtu de soie au lieu de peaux de bêtes, si tu t’étais affilié à une Congrégation...
Mais le vieillard suspendit son apostrophe car S. François était là.
—Ne le disais-je pas? continua-t-il avec un sourire sarcastique; celui-ci monte dans un char et, Saint Dieu! quel char! que de lumières, que de lanternes de cristal! Jamais tu ne t’es vu entouré de tant de lumières, Giovanni Bernardone! Et quelle musique! C’étaient d’autres mélodies dont tes fils faisaient retentir les airs après ta mort! Mais, vénérable et humble fondateur, si tu ressuscitais maintenant, tu ne verrais que des Elias de Cortona dégénérés; si tes fils te reconnaissaient, ils t’emprisonneraient et peut-être même te feraient partager le sort de Cesario de Speyer!
Après la musique venait un étendard représentant le même saint, muni de sept ailes, porté par les frères du Tiers Ordre, vêtus de guingon, priant d’une voix haute et lamentable.—Sans que l’on sût pourquoi encore, saint François était suivi de sainte Marie-Madeleine, très belle image ornée d’une abondante chevelure, portant un costume de soie orné de lames d’or, tenant un mouchoir de piña brodé entre ses doigts couverts de bagues. Les lumières et l’encens l’entouraient, on voyait ses larmes de verre refléter les couleurs des feux de Bengale qui donnaient à la procession un aspect fantastique, de telle sorte que la sainte pécheresse pleurait vert, bleu, rouge, etc. Les habitants ne commençaient à allumer ces lumières qu’au passage de S. François; S. Jean-Baptiste ne jouissait pas de ces honneurs, il allait vite comme honteux de son vêtement de peau entre tous ces gens couverts d’or et de pierres précieuses.
—Voici notre sainte! dit la fille du gobernadorcillo à ses invités; je lui ai prêté mes bagues, mais c’est pour gagner le ciel!
Les porteurs de cierges s’arrêtaient autour de l’estrade pour entendre la loa, les saints faisaient de même; eux et leurs pasteurs voulaient entendre les vers. Ceux qui portaient Saint Jean, las d’attendre, s’accroupirent et posèrent la malheureuse statue à terre.
—L’alguazil peut se fâcher! objecta l’un.
—Bah! à la sacristie ils le laissent bien dans un coin parmi les toiles d’araignées!...
Et saint Jean, une fois à terre, rien ne le distinguait plus des gens du peuple.
Après la Madeleine, s’avancent les femmes. Au contraire des hommes, ce ne sont pas les fillettes qui viennent en premier, mais les vieilles: les jeunes filles entourent le char de la Vierge derrière lequel marche le curé sous son dais. Cette coutume provenait du P. Dámaso qui disait: «La Vierge aime les jeunes et non les vieilles.» Beaucoup de dévotes avaient fait la grimace, mais cela ne changeait rien aux préférences de la Vierge.
Saint Diego suit la Madeleine, ce qui ne paraît pas le réjouir beaucoup, car il marche avec autant de componction que ce matin, alors qu’il se promenait derrière saint François. Six frères du Tiers Ordre tirent son char, je ne sais par suite de quel vœu ou de quelle maladie: le fait est qu’ils tirent, et semblent assez fatigués. Saint Diego s’arrête devant l’estrade et attend qu’on le salue.
On n’attend plus que le char de la Vierge. Le voici, précédé de gens habillés en fantômes, au grand effroi des enfants; aussi entend-on pleurer et crier la foule des bébés imprudents. Cependant, au milieu de cette masse obscure d’habits, de capuchons, de cordons et de toques, au son de cette prière monotone et nasillarde, on voit, comme de blancs jasmins, comme de fraîches sampagas parmi de vieux chiffons, douze petites filles, vêtues de blanc, couronnées de fleurs, les cheveux frisés; leurs regards sont brillants comme leurs colliers, on aurait dit de petits génies de la lumière prisonniers des spectres. Elles étaient attachées par deux larges rubans bleus au char de la Vierge, rappelant les colombes qui traînent celui du Printemps.
Déjà toutes les images sont réunies, attentives, pour écouter les vers; tout le monde a les yeux fixés sur le rideau entr’ouvert; enfin un ah! d’admiration s’échappe de toutes les lèvres.
L’exclamation est méritée; un tout jeune homme apparaît, ailé, botté en cavalier, avec écharpe, ceinturon et chapeau à plumes.
—Le señor Alcalde-Mayor! crie quelqu’un. Mais le prodige de la création commence à réciter une poésie aussi extraordinaire que sa personne et ne paraît pas offensé de la comparaison.
Pourquoi transcrire ici ce que dit en latin, en tagal et en castillan, le tout versifié, la pauvre victime du gobernadorcillo? Nos lecteurs ont déjà savouré le sermon prononcé ce matin par le P. Dámaso et nous ne voulons pas les gâter par tant de merveilles; sans compter que le franciscain pourrait nous en vouloir de lui chercher un compétiteur et, en gens pacifiques que nous sommes, nous n’aurions garde de nous en faire un ennemi.
La pièce de vers terminée, saint Jean poursuit son chemin d’amertume.
Au moment où la Vierge passe devant la maison de Capitan Tiago, un chant céleste la salue des paroles de l’archange. C’est une voix tendre, mélodieuse, suppliante, pleurant l’Ave Maria de Gounod, s’accompagnant du piano qui prie avec elle. La musique de la procession s’émeut, la prière cesse, le P. Salvi lui-même s’arrête. La voix tremble, elle fait jaillir les larmes; c’est plus qu’une salutation, c’est une supplication, c’est une plainte.
De la fenêtre où il se trouve, Ibarra entend cette voix et la crainte et la mélancolie descendent dans son cœur. Il comprend ce que cette âme souffre, ce qu’elle exprime dans ce chant, il a peur de s’interroger sur la cause de cette douleur.
Il est sombre, pensif, quand le capitaine général lui parle:
—Vous voudrez bien me tenir compagnie à table, nous causerons de ces enfants qui ont disparu, lui dit-il.
Et le jeune homme regardant sans le voir le Général murmure: «En serais-je la cause?» et le suit machinalement.
XXXIX
Doña Consolacion
Pourquoi étaient fermées les fenêtres de la maison de l’alférez? Où étaient, tandis que passait la procession, la figure masculine et la chemise de flanelle de la Méduse ou de la Muse de la Garde civique? Da. Consolacion aurait-elle compris combien désagréables étaient son front marqué de grosses veines, conductrices en apparence, non de sang, mais de vinaigre et de fiel, le gros cigare, digne ornement de ses lèvres violettes, et son envieux regard? Cédant à une impulsion généreuse, n’aurait-elle pas voulu troubler les plaisirs de la foule par son apparition sinistre?
Ah! pour elle les impulsions généreuses n’existent plus depuis l’Age d’or!
La maison est triste, comme disait Sinang, parce que le peuple est gai. Ni lanternes, ni drapeaux; si la sentinelle ne se promenait pas comme à l’ordinaire devant la porte, on croirait cette demeure inhabitée.
Une faible lumière éclaire le désordre de la salle et perce à travers les conchas1 sales où l’araignée accroche sa toile, où s’incruste la poussière. La dame, selon son habitude d’oisiveté, dort dans un large fauteuil. Vêtue comme tous les jours, c’est-à-dire horriblement mal, elle n’a pour toute coiffure qu’un mouchoir attaché autour de la tête, laissant échapper de minces et courtes mèches de cheveux emmêlés; pour toute toilette qu’une chemise de flanelle bleue passée sur une autre qui a dû être blanche, et une basque déteinte qui moule les jambes minces et plates, croisées l’une sur l’autre et s’agitant fébrilement. De sa bouche s’échappent des bouffées de fumée qu’elle rejette avec ennui vers l’espace où elle regarde quand elle ouvre les yeux. Si en ce moment, D. Francisco de Cañamaque2 l’avait vue, il l’aurait prise pour un cacique du pueblo ou pour le mankukúlam3, ornant ensuite sa découverte de commentaires en une langue de boutiquier, par lui créée pour son usage personnel.
Ce matin, la Dame n’avait pas entendu la messe, non parce qu’elle ne l’avait pas voulu; au contraire, elle aurait aimé se montrer à la multitude et entendre le sermon, mais son mari ne le lui avait pas permis, et la prohibition avait été, comme toujours, accompagnée de deux ou trois séries d’insultes, de jurons et de menaces de coups de pied. L’alférez comprenait que sa femelle s’habillait de façon ridicule, qu’elle avait l’air de ce qu’on appelle une femme à soldats et il ne lui convenait pas de l’exposer aux regards des personnages du chef-lieu et des étrangers.
Mais elle ne l’entendait pas de cette façon. Elle savait qu’elle était belle, attrayante, qu’elle avait des airs de reine et que sa toilette était beaucoup plus belle et plus luxueuse que celle de Maria Clara elle-même. Aussi l’alférez avait-il dû la menacer: «Ou tu vas te taire ou je t’envoie un coup de pied dans ton p—pueblo,» lui avait-il répondu.
Da. Consolacion n’avait pas voulu risquer de recevoir des coups de pied dans son pueblo, mais elle songeait à la vengeance.
Jamais l’obscur visage de la dame n’avait été propre à inspirer confiance à personne, même quand il était peint, mais ce matin-là il devint inquiétant, surtout lorsqu’on la vit parcourir la maison d’une extrémité à l’autre, silencieuse, comme méditant quelque chose de terrible ou de malicieux; son regard avait le reflet qui jaillit de la pupille d’un serpent au moment où, pris, il va être écrasé; il était froid, lumineux, pénétrant à la fois, avec quelque chose de visqueux, de repoussant, de cruel.
La plus petite faute, le bruit le plus insignifiant, lui arrachaient une infâme et obscène injure qui souffletait l’âme, mais personne ne lui répondait: s’excuser eût été commettre un autre crime.
Le jour se passa ainsi. Ne trouvant pas un obstacle qui s’opposât à ses vues—son mari ayant été invité—elle se saturait de bile; on aurait cru que les cellules de son organisme se chargeaient d’électricité et menaçaient d’éclater en une effroyable tourmente. Dans son entourage, tous pliaient, comme les épis au premier souffle de l’ouragan; point de résistance, nulle pointe, nulle hauteur sur qui décharger sa mauvaise humeur: soldats et domestiques rampaient devant elle.
Pour ne pas voir les réjouissances au dehors, elle fit fermer les fenêtres et donna pour consigne à la sentinelle de ne laisser passer personne. Elle s’entoura ensuite la tête d’un mouchoir comme pour en éviter l’explosion puis, bien que le soleil brillât encore, fit allumer les lumières.
Sisa avait été arrêtée comme perturbatrice de l’ordre et conduite au quartier où, en l’absence de l’alférez, elle dut passer la nuit sur un banc, indifférente et inconsciente. Le lendemain, l’alférez la vit et, craignant que la malheureuse ne devînt le jouet de la foule en fête et ne fût l’objet de scènes regrettables, il chargea les soldats d’en prendre soin, leur ordonnant de la traiter avec pitié et de lui donner à manger. La pauvre folle passa ainsi deux jours.
Ce soir-là, soit que la proximité de la maison de Capitan Tiago lui ait permis d’entendre le triste chant de Maria Clara, soit que d’autres accords aient réveillé le souvenir de ses propres refrains, soit pour toute autre cause, Sisa commença à chanter de sa voix douce et mélancolique les kundiman4 de sa jeunesse. Les soldats l’écoutaient et se taisaient; ces airs ils les connaissaient, ils les chantaient eux-mêmes au temps où, libres encore, ils n’étaient pas corrompus.
Da. Consolacion, dans son ennui, l’entendait aussi: elle s’informa de la chanteuse.
—Qu’elle monte de suite! ordonna-t-elle après quelques secondes de méditation. Quelque chose qui pouvait ressembler à un sourire errait sur ses lèvres desséchées.
Les soldats amenèrent Sisa qui se présenta sans se troubler, sans crainte comme sans étonnement: elle semblait ne voir personne. La vanité de la Muse qui prétendait imposer le respect et la terreur en fut blessée.
Elle toussa, fit signe aux soldats de se retirer et, détachant la cravache de son mari, dit à la folle d’un ton sinistre.
—Vamos, magcantar icau!5
Sisa naturellement ne la comprit pas et cette ignorance redoubla la colère de la mégère dont une des affectations était d’ignorer le tagal, ou tout au moins de paraître l’ignorer en l’estropiant le plus possible: elle pensait se donner ainsi des airs de véritable Orofea6, comme elle se plaisait à dire. Heureusement! car si elle martyrisait le tagal, elle ne traitait guère mieux le castillan, se faisant une idée tout à fait particulière de sa grammaire comme de sa prononciation. Et cependant son mari, les chaises et les souliers, chacun pour sa part avait contribué à lui donner des leçons. Un des mots qui lui avaient coûté plus de travail encore qu’à Champollion les hiéroglyphes était celui de Filipinas7.
On raconte que le lendemain même de son mariage, causant avec son mari, qui alors était caporal, elle avait dit Pilipinas; il crut devoir la corriger et, accompagnant sa remontrance d’une gifle: «Dis, Felipinas, femme! Ne fais pas l’ignorante! ne sais-tu pas que l’on appelle ainsi ton p—8 pays dont le nom vient de Felipe9?» La femme, qui rêvait à sa lune de miel, voulut obéir et dit Felepinas. Il sembla au caporal qu’elle approchait de la bonne prononciation il redoubla les gifles et la réprimanda plus sévèrement:
«Mais, femme, ne peux-tu prononcer: Felipe? Ne l’oublie pas, c’est le nom du roi Don Felipe... cinq... Dis Felipe, et ajoute nas, qui, en latin, signifie îles d’Indiens, et tu as le nom de ton rep—pays!»
La Consolacion, blanchisseuse à cette époque, tout en frottant ses joues où les soufflets laissaient leurs traces, recommença à répéter, perdant un peu de patience:
—Fe... lipe, Felipe... nas, Felipenas, c’est bien comme cela, n’est-ce pas?
Le caporal n’y voyait plus: il se demandait s’il ne rêvait pas. Comment de sa règle résultait-il Felipenas et non Felipinas? De deux choses l’une: ou l’on doit dire Felipenas, ou l’on doit dire Felipi?
Ce jour-là il crut prudent de se taire; il laissa sa femme et s’en fut soigneusement consulter les imprimés. Son étonnement fut au comble, il n’en pouvait croire ses yeux:—Comment... doucement!—Filipinas, disaient tous les imprimés en caractères bien moulés, irréprochables; ni lui ni sa femme n’étaient dans le vrai.
—Comment l’Histoire peut-elle mentir ainsi? murmurait-il. Ce livre ne dit-il pas que Alonso Saavedra a donné ce nom au pays en l’honneur de l’infant D. Felipe. Comment ce nom s’est-il corrompu? Ce Saavedra serait-il un indien?
Il confia ses doutes au sergent Gomez qui, dans son enfance, avait voulu être curé. Celui-ci, sans daigner le regarder, lui répondit avec la plus grande emphase, tout en lâchant une bouffée de fumée:
—Autrefois on disait Filipi au lieu de Felipe; nous, les modernes, comme nous devenons Franchutes10, nous ne pouvons tolérer deux i de suite. C’est pour cela que les gens instruits, à Madrid surtout,—tu n’es pas allé à Madrid?—les gens instruits, dis-je, commencent déjà à prononcer: menistro, enritacion, embitacion, endino11, etc.; c’est ce qui s’appelle suivre la mode.
Le pauvre caporal n’avait pas été à Madrid; voilà pourquoi il ignorait la difficulté. Que de choses on apprend à Madrid!
—De sorte que l’on doit aujourd’hui dire?
—A l’ancienne mode, homme! ce pays n’est pas encore cultivé; à l’ancienne mode, Filipinas! répondit Gomez, non sans quelque mépris.
Le caporal, s’il était mauvais philologue, en échange était un bon mari; ce qu’il venait d’apprendre, sa femme devait le savoir aussi: il continua son éducation.
—Consola, comment appelles-tu ton p—pays?
—Comment je dois l’appeler? comme tu me l’as appris: Felifenas!
—Je te jette la chaise à la tête, p—! hier déjà tu le prononçais un peu mieux, à la moderne; mais maintenant il faut le prononcer à la vieille mode! Feli, je dis, Filipinas!
—Mais je ne suis pas vieille! qu’est-ce qui te prend?
—Cela m’est égal! dis: Filipinas!
—Ne m’ennuie pas! Je ne suis pas un vieux meuble... j’ai à peine trente petites années! répondit-elle en retroussant ses manches comme pour se préparer au combat.
—Dis-le, rep—ou je te jette la chaise!
Consolacion vit le mouvement, réfléchit et balbutia tout oppressée:
—Feli... Fele... File...
Poum! crracc! la chaise s’abattit avec le mot.
Et la leçon se termina par des coups de poing, des gifles, des coups de griffes, etc. Le caporal l’empoigna par les cheveux, elle le prit par la barbiche, puis par n’importe où—elle ne pouvait mordre, ses dents n’étant pas solides—; il poussa un cri, la lâcha, lui demanda pardon, le sang coula, il y eut un œil plus rouge que l’autre, une chemise en morceaux, elle cracha beaucoup de choses, mais Filipinas ne sortit point.
Chaque fois qu’il s’agissait du langage, de pareilles scènes se renouvelaient. Le caporal, en jugeant les progrès linguistiques de sa femme, calcula avec douleur qu’avant dix ans elle aurait perdu complètement l’usage de la parole. C’est ce qui arriva. Quand ils se marièrent elle connaissait encore le tagal et se faisait comprendre en espagnol; maintenant, elle ne parlait aucun idiome; elle s’était attachée au langage des gestes, choisissant toujours les plus bruyants et les plus contondants.
Sisa, donc, avait eu la chance de ne point la comprendre. Les plis de son front se desserrèrent un peu, un sourire de satisfaction anima sa figure; du moment qu’on ne l’entendait pas, c’est qu’elle ne savait pas le tagal, elle était donc véritablement orofea.
—Dis à cette femme qu’elle chante! commanda-t-elle à l’ordonnance, elle ne me comprend pas, elle ne connaît pas l’espagnol!
La folle comprit l’ordonnance et commença la Chanson de la Nuit.
D’abord Da. Consolacion écoutait avec un rire moqueur, mais peu à peu le rire s’effaça de ses lèvres, elle devint attentive, puis sérieuse et quelque peu réfléchie. La voix, le sens des vers, la musique du chant, tout l’impressionnait: ce cœur aride et sec était cette fois altéré de pluie. Elle comprenait bien: «La tristesse, le froid et l’humidité qui descendent du ciel enveloppés dans le manteau de la nuit», lui paraissaient descendre sur son cœur, «la fleur fanée et flétrie qui durant le jour, avait étalé ses splendeurs et cherché l’admiration, pleine de vanités, à la chute du jour, repentie et détrompée, fait un effort pour élever ses pétales desséchés vers le ciel, demandant un peu d’ombre pour s’y cacher et mourir, dans la raillerie de la lumière qui l’a vue dans sa pompe, qui rirait de la vanité de son orgueil, mendiant aussi une goutte de rosée qui pleurait sur elle. L’oiseau des nuits laisse sa solitaire retraite, le creux du tronc noueux, il trouble la mélancolie des forêts...»
—Non, ne chante pas! s’écria, en parfait tagal, l’alféreza qui se leva agitée; ne chante pas; ces vers m’ennuient!
La folle se tut; l’ordonnance murmura: «Aba! elle sait paler tagal!» et il regarda sa patronne plein d’admiration.
Celle-ci comprit qu’elle s’était trahie: elle devint honteuse et, comme sa nature n’était pas d’une femme, la honte chez elle se transforma en rage et en haine. Elle montra la porte à l’imprudent et d’un coup de pied la ferma derrière lui, puis elle fit quelques tours dans la chambre, tordant la cravache entre ses mains nerveuses et, se plantant de nouveau devant la folle, elle lui dit en espagnol:—Danse!
Sisa ne remua pas.
—Danse, danse! répéta-t-elle d’une voix sinistre; la folle la regardait avec des yeux vagues, sans expression: la mégère lui leva un bras, puis l’autre, en les secouant: inutile, Sisa ne comprenait pas.
En vain Da. Consolacion se mit à sauter, à s’agiter, faisant signe à la malheureuse de l’imiter. On entendait de loin la musique de la procession jouer une marche grave et majestueuse; mais la dame sautait furieusement, suivant une autre mesure, une autre musique, celle qui résonnait en elle-même. Sisa immobile la regardait; quelque chose qui ressemblait à de la curiosité se peignait dans ses yeux, un faible sourire remua ses lèvres pâles: c’était une joie pour elle que la danse de l’alféreza.
La danseuse s’arrêta enfin, comme ayant honte, mais elle leva le fouet, ce terrible fouet connu des voleurs et des soldats, fait à Ulangô et perfectionné par l’alférez au moyen de fils de fer tordus.
—Maintenant, dit-elle, c’est à toi de danser... danse!
Et elle commença à frapper lentement les pieds nus de la folle dont la figure se contracta de douleur; la malheureuse chercha à se défendre avec les mains.
—Ah! tu commences! s’écria-t-elle avec une joie sauvage, et du lente elle passa à un allegro vivace.
Sisa poussa un cri et leva vivement le pied.
—Veux-tu danser, p—indienne? et le fouet vibrait et sifflait.
La folle se laissa tomber à terre, les deux mains cachant ses jambes et regardant son bourreau avec des yeux hagards. Deux forts coups sur l’épaule la forcèrent à se relever: ce ne fut plus une plainte, ce furent deux hurlements! La fine chemise fut déchirée, la peau ouverte, le sang jaillissait.
La vue du sang fait la joie du tigre; celui de sa victime exalta encore Da. Consolacion.
—Danse, danse, maudite damnée! Malheur à celle qui t’a engendrée! danse ou je te tue à coups de fouet.
Et elle-même, la saisissant d’une main tandis qu’elle, la frappait de l’autre, recommença à sauter et à danser.
La folle l’avait enfin comprise et la suivait en remuant les bras, sans rythme ni mesure. Un sourire de satisfaction contracta les lèvres de l’horrible femme, sourire d’un Méphistophelès femelle qui vient de faire un bon élève: il y avait de la haine, du mépris, de la moquerie, de la cruauté; un éclat de rire n’aurait rien dit de plus.
Absorbée par la joie de ce spectacle, elle n’avait pas entendu arriver son mari, jusqu’à ce que, d’un coup de pied, la porte se fût précipitamment ouverte.
L’alférez était pâle et sombre; il vit ce qui se passait et lança à sa femme un regard terrible. Celle-ci ne bougea pas et garda son sourire cynique.
Aussi doucement que possible, il posa la main sur l’épaule de l’étrange ballerine et l’arrêta. La folle respira et s’assit sur le sol taché de son sang.
Le silence continuait; l’alférez respirait avec force; la mégère qui l’observait d’un œil inquiet reprit le fouet et lui demanda d’une voix tranquille et lente:
—Qu’as-tu donc? tu ne m’as pas encore dit bonsoir!
L’alférez ne répondit pas; il appela l’ordonnance.
—Emmène cette femme, dit-il, que la Marta lui donne une autre chemise et la soigne! Tu la feras bien manger, tu lui donneras un bon lit... Fais attention qu’elle soit bien traitée! Demain on la conduira chez le señor Ibarra!
Puis il ferma soigneusement la porte, poussa le verrou et s’approcha de sa femme.
—Tu veux que je te brise? lui dit-il en serrant les poings.
—Qu’est-ce qui te prend? demanda-t-elle en se levant et reculant un peu.
—Ce qui me prend? cria-t-il d’une voix de tonnerre, avec un blasphème, voilà ce qui me prend.
Et il lui montra un papier rempli de pattes de mouche plus ou moins mal alignées.
—N’as-tu pas écrit cette lettre à l’Alcalde en lui disant que l’on me payait pour que je permette le jeu, p—? je ne sais comment je ne t’écrase pas!
—Voyons, voyons, si tu l’oses! lui dit-elle avec un rire moqueur, celui qui m’écrasera sera un autre mâle que toi!
Il entendit l’insulte, mais il vit le fouet. Il prit une assiette sur une table et lui lança à la tête; mais la femme accoutumée à ces luttes se baissa rapidement, l’assiette vola en éclats contre le mur; une tasse, puis un couteau la suivirent.
—Lâche! lui cria-t-elle, tu n’oses pas t’approcher.
Et pour mettre le comble à son exaspération, elle cracha à terre. Aveugle, hurlant de rage, il s’élança mais avec une rapidité surprenante elle lui fit une croix sur la figure avec deux coups de fouet puis, se sauvant brusquement, s’enferma dans sa chambre dont elle tira violemment la porte. Rugissant de colère et de douleur l’alférez la poursuivit, mais il se heurta contre la porte qu’il frappa du poing et du pied, proférant d’épouvantables jurons.
—Maudite soit ta descendance, truie! Ouvre, p— p—, ouvre ou je te brise le crâne! hurlait-il.
Da. Consolacion ne répondait pas. On entendait un remuement de chaises et de coffres comme si elle avait voulu élever une barricade de meubles. La maison tremblait sous les coups de pied et les cris de son mari.
—N’entre pas, n’entre pas! disait la voix aigre de la mégère, si tu te montres, je fais feu.
Lui, peu à peu, paraissait se calmer; il se promenait en long et en large comme un fauve en cage.
—Sors, va te rafraîchir la tête! continua moqueuse la femme qui semblait avoir terminé ses préparatifs de défense.
—Je te jure que si je t’attrape, personne, même Dieu, ne te reverra plus!
Et ce fut une bordée d’injures.
—Va! tu peux dire ce que tu voudras...! Tu n’as pas voulu que j’aille à la messe? tu ne m’as pas laissée accomplir mes devoirs envers Dieu! disait-elle de ce ton sarcastique où elle excellait.
L’alférez prit son casque, répara un peu le désordre de sa toilette et sortit à grands pas, mais, au bout de quelques minutes, il revint sans faire le moindre bruit, ayant retiré ses bottes. Les domestiques, accoutumés à ce spectacle, ne s’émouvaient guère, mais les bottes retirées constituaient une nouveauté qui appela leur attention; ils se regardèrent en clignant de l’œil.
L’officier s’assit sur une chaise, près de la sublime porte et, patiemment, attendit plus d’une demi-heure.
—Es-tu sorti pour de bon ou es-tu ici, bouc? demandait la voix de temps en temps, changeant d’épithètes mais criant toujours plus fort.
Enfin, elle commença à retirer peu à peu les meubles; il écoutait et souriait. Elle appela l’ordonnance:
—Le señor est-il sorti?
Sur un signe de l’alférez, celui-ci répondit:
—Oui, señora, il est sorti.
Elle se mit à rire joyeusement et tira le verrou.
Très doucement, l’alférez se leva; la porte s’entr’ouvrit...
On entendit un cri, le bruit d’un corps qui tombait, des jurons, des hurlements, des malédictions, des coups, des voix étranglées... Qui pourrait décrire ce qui se passa là dans l’obscurité?
L’ordonnance, revenu à la cuisine, fit un signe très significatif au cuisinier.
—C’est toi qui vas le payer! lui dit celui-ci.
—Moi? Peut-être; en tout cas le pueblo! Elle m’a bien demandé s’il était sorti, mais non s’il était revenu.
1 Aux Philippines, les fenêtres des maisons sont en bois avec, en guise de vitres, des écailles de nacre blanches, fines et transparentes; on les dispose en treillis, par carrés et par losanges.—N. des T.
2 Politicien espagnol, auteur d’ouvrages sur les Philippines: Las Islas Filipinas, Madrid, 1880, Recuerdas de Filipinas, Las I. F. de todo un poco.—N. des T.
3 Sorcier.—N. des T.
4 Airs, chansons.—N. des T.
5 Mélange de tagal et de castillan: Allons donc, chante!—N. des T.
6 Corruption de Europea, Européenne.—N. des T.
7 Philippines.—N. des T.
8 Mot intraduisible.—N. des T.
9 Philippe.—N. des T.
10 Péjoratif de Franceses, Français.—N. des T.
11 Pour ministro, irritation, invitacion, indigno.—N. des T.
XL
Le droit et la force
Il était dix heures du soir. Les premières fusées montent paresseusement dans le ciel obscur où brillent, tels de nouveaux astres, quelques globes de papier gonflés de fumée et d’air chaud, qui viennent de s’enlever. Quelques-uns, ornés de feux, s’allument, menaçant d’incendier toutes les maisons; aussi, sur les poutres des toits, voit-on des hommes munis d’un long bambou portant un torchon à l’extrémité, avec à leur portée un seau plein d’eau. Leurs noires silhouettes se détachent sur la vague clarté de l’air et semblent des fantômes descendus des espaces pour assister aux réjouissances des hommes.—On a brûlé également une multitude de roues, de châteaux, de taureaux et de carabaos de feu ainsi qu’un grand volcan surpassant en beauté et en grandeur tout ce qu’avaient vu jusqu’alors les habitants de S. Diego.
Maintenant la foule se dirige en masse vers la place pour assister à la dernière représentation du théâtre. Ici et là brûlent des feux de Bengale, éclairant fantastiquement les groupes joyeux; les enfants se munissent de torches pour chercher dans l’herbe les bombes tombées et d’autres restes qu’ils puissent utiliser, mais la musique donne le signal et tous abandonnent la prairie.
La grande estrade est splendidement illuminée; des milliers de lumières entourent les piliers, pendent du toit et parsèment le sol en groupes entassés. Un alguazil est là pour y veiller et, quand il s’approche pour les arranger, le public le siffle et lui crie: «Il est là, le voilà!»
Devant la scène, l’orchestre accorde les instruments, prélude aux airs qu’il doit jouer; derrière est l’endroit dont parlait le correspondant dans sa lettre. Les principaux du pueblo, les Espagnols et les riches étrangers occupent les sièges alignés. Le peuple, ceux qui n’ont ni titres ni traitements, occupe le reste de la place; quelques-uns ont apporté un banc, bien plus pour monter dessus que pour s’y asseoir; les autres protestent bruyamment; ceux qui sont juchés sur le banc en descendent mais pour y remonter immédiatement, comme si rien n’était.
Les allées, les venues, les cris, les exclamations, les éclats de rires, un quolibet, un sifflet augmentent le tumulte. Ici, le pied d’un banc se brise et ceux qui l’occupaient tombent au milieu des rires de la multitude, là on se dispute pour une place, un peu plus loin on entend un fracas de verres et de bouteilles qui se brisent; c’est Andeng qui apporte des rafraîchissements et des boissons; de ses deux mains elle soutient le large plateau, mais par malheur elle se rencontre avec son fiancé qui veut profiter de la situation...
Le lieutenant principal, D. Filipo, préside le spectacle, car le gobernadorcillo est un fervent du monte1. D. Filipo converse avec le vieux Tasio:
—Que dois-je faire? disait-il, l’Alcalde n’a pas voulu accepter ma démission. «Ne vous sentez-vous pas suffisamment de force pour accomplir votre devoir?» m’a-t-il demandé.
—Et que lui avez-vous répondu?
—Señor Alcalde, lui ai-je dit; les forces d’un lieutenant principal, pour insignifiantes qu’elles puissent être, sont comme celles de toute autorité: elles viennent de ce qui leur est supérieur. Le Roi lui-même reçoit les siennes du peuple qui les tient de Dieu. Cette force supérieure me manque, señor Alcalde! Mais l’Alcalde n’a pas voulu m’écouter, il m’a dit que nous en parlerions après les fêtes!
—Alors que Dieu vous aide! dit le vieillard, et il se disposa à se retirer.
—Ne voulez-vous pas voir la représentation?
—Merci! pour rêver et divaguer, je me suffis à moi-même, répondit en riant le philosophe; mais je me souviens d’une question que je voulais vous soumettre. Le caractère de notre peuple n’a-t-il jamais appelé votre attention? Pacifique, il aime les spectacles belliqueux; démocrate, il adore les empereurs, les rois et les princes; irréligieux, il se ruine pour les pompes du culte; nos femmes ont un caractère doux, elles délirent quand une princesse brandit une lance... en savez-vous la cause? Eh bien!...
L’arrivée de Maria Clara et de ses amies coupa la conversation. D. Filipo les reçut et les accompagna à leurs places. Puis venaient le curé avec un autre franciscain et quelques Espagnols, sans compter un certain nombre de ceux dont l’office est de former l’escorte des moines.
—Dieu les récompense aussi dans l’autre vie! dit le vieux Tasio en s’éloignant.
La séance commença avec Chananay et Marianito dans Crispino et la Commère. L’attention de tous était accaparée par la scène; seul le P. Salvi restait indifférent au spectacle; il semblait n’être venu que pour surveiller Maria Clara dont la tristesse donnait à sa beauté un caractère si idéal, si particulier, que l’on aurait compris qu’il s’absorbât avec ravissement dans sa contemplation. Mais ce n’était pas le ravissement qu’exprimaient les yeux du prêtre, profondément enfoncés dans leurs creuses orbites; en ce regard sombre se lisait quelque chose de désespérément triste: c’est avec de tels yeux que Caïn aurait contemplé de loin le Paradis dont sa mère lui avait dépeint les délices.
L’acte se terminait quand Ibarra entra; sa présence occasionna un murmure; les regards se concentrèrent sur lui et sur le curé.
Mais le jeune homme ne parut s’apercevoir de rien; il salua gracieusement Maria Clara et ses amies, et prit place à côté de sa fiancée. La seule qui lui parla fut Sinang.
—Tu as été voir le volcan? lui demanda-t-elle.
—Non, petite amie, j’ai dû accompagner le capitaine général.
—Quel malheur! Le curé est venu avec nous et nous a raconté des histoires de damnés; qu’en dis-tu? pour nous faire peur et nous empêcher de nous amuser, n’est-ce pas?
Le P. Salvi s’était levé, il s’approcha de D. Filipo et parut avoir avec lui une vive discussion. Il parlait avec vivacité, le lieutenant avec mesure et à voix basse.
—Je regrette de ne pouvoir satisfaire Votre Révérence, disait-il, le señor Ibarra est un des principaux contribuables et a le droit d’être ici tant qu’il ne trouble pas l’ordre.
—Mais n’est-ce pas troubler l’ordre que de scandaliser les bons chrétiens? C’est laisser entrer un loup dans la bergerie! Tu répondras de ceci devant Dieu et devant les autorités!
—Je réponds toujours des actes qui émanent de ma propre volonté, Père, répondit D. Filipo en s’inclinant légèrement; mais ma petite autorité ne me permet pas de me mêler des choses religieuses; que ceux qui veulent éviter son contact ne lui parlent pas; le señor Ibarra n’y force personne.
—Mais c’est faciliter le péril et qui aime le péril périt par lui!
—Je ne vois là aucun péril, Père; le señor Alcalde et le capitaine général, mes supérieurs, ont accepté sa compagnie toute l’après-midi; il ne m’appartient pas de leur donner une leçon.
—Si tu ne le chasses pas d’ici, c’est nous qui sortirons.
—J’en serai très fâché, mais je ne puis chasser d’ici qui que ce soit.
Le curé se repentit de sa démarche, mais il n’y avait plus de remède. Il fit un signe à son compagnon qui se leva avec ennui et tous deux sortirent. Leur petite escorte les imita, non sans lancer à Ibarra un regard chargé de haine.
Les murmures et les chuchotements recommencèrent; quelques personnes s’approchèrent de Crisóstomo, le saluèrent et lui dirent:
—Nous sommes avec vous; ne faites pas cas de ceux-là!
—Quels sont ceux-là? demanda-t-il avec étonnement.
—Ceux qui sont sortis pour éviter votre contact?
—Pour éviter mon contact? mon contact?
—Oui! ils disent que vous êtes excommunié.
Ibarra, surpris, ne sut que dire et regarda autour de lui. Il vit Maria Clara qui se cachait derrière son éventail.
—Mais, est-ce possible? s’écria-t-il enfin; sommes-nous encore en plein Moyen-Age? De sorte que...
Et s’approchant des jeunes filles, il changea de ton.
—Excusez-moi, dit-il; j’avais oublié un rendez-vous; je reviendrai pour vous accompagner.
—Reste donc! lui dit Sinang; Yeyeng va danser dans la Calandria; elle danse divinement.
—Je ne puis pas, petite amie, mais je reviendrai.
Les murmures redoublèrent.
Pendant que Yeyeng sortait, habillée en femme du peuple avec le: Da Usté su permiso? et que Carvajal lui répondait: Pase usté adelante2, etc., deux soldats de la Garde Civile s’approchèrent de D. Filipo, lui demandant de suspendre la représentation.
—Et pourquoi? demanda-t-il surpris.
—Parce que l’alférez et sa dame se sont battus et ne peuvent dormir.
—Dites à l’alférez que nous avons la permission de l’Alcalde Mayor et que, contre ce permis, personne ne peut rien dans le pueblo, même le gobernadorcillo, qui est mon u-ni-que su-pé-rieur.
—Mais il faut suspendre la séance! répétèrent les soldats.
D. Filipo haussa les épaules et leur tourna le dos. Les gardes s’en allèrent.
Pour ne pas troubler la tranquillité, D. Filipo ne dit rien à personne de cet incident.
Après un vaudeville qui fut très applaudi, le Prince Villardo se présenta défiant tous les Mores qui retenaient son père prisonnier; le héros les menaçait de leur couper à tous la tête d’une seule estafilade et de les envoyer dans la lune. Heureusement pour les Mores, qui se disposaient à combattre au son de l’hymne de Riego, un tumulte se produisit. L’orchestre s’arrêta, les musiciens assaillirent le théâtre en jetant leurs instruments. Le vaillant Villardo, qui ne les attendait pas, les prenant pour des alliés des Mores, jeta aussi son épée et son bouclier et prit la fuite; les Mores, en voyant fuir un si terrible chrétien s’enhardirent, à l’imiter; on entendait des cris, des interjections, des imprécations, des blasphèmes; tout le monde courait, se heurtait, les lumières s’éteignaient, on lançait en l’air les verres lumineux, etc.
—Les tulisanes, les tulisanes, criaient les uns.—Au feu, au feu! aux voleurs! criaient les autres; les femmes et les enfants pleuraient, les bancs et les spectateurs roulaient à terre au milieu de la confusion, du brouhaha et du tumulte.
Que s’était-il passé?
Les deux gardes civils, bâton en main, avaient poursuivi les musiciens pour arrêter le spectacle, le lieutenant principal et les cuadrilleros armés de leurs vieux sabres, essayant vainement de les retenir.
—Conduisez ces hommes au tribunal! criait D. Filipo; faites attention de ne pas les laisser échapper!
Ibarra était revenu et cherchait Maria Clara. Les craintives jeunes filles s’accrochaient à lui tremblantes et pâles; la tante Isabel récitait les litanies en latin.
Lorsque la foule fut revenue de son effroi et se rendit compte de ce qui s’était passé, l’indignation éclata. Les pierres plurent sur le groupe des cuadrilleros conduisant au tribunal les deux gardes civils; on proposa de mettre le feu au quartier et d’y rôtir Da. Consolacion avec l’alférez.
—C’est à cela qu’ils servent! criait une femme en retroussant ses bras; à troubler le pueblo! Ils ne poursuivent que les honnêtes gens. C’est là que sont les tulisanes et les joueurs! Le feu au quartier!
L’un, se tâtant le bras, demandait à être confessé; des accents plaintifs sortaient de dessous les bancs renversés: c’était un pauvre musicien. La scène était pleine d’artistes et d’habitants du pueblo qui parlaient tous à la fois. Là, Chananay, dans son costume de Léonor du Trouvère causait en jargon de tienda3 avec Ratia, vêtu en maître d’école; Yeyeng, enveloppée dans un châle de soie, conversait avec le prince Villardo; Balbino et les Maures s’efforçaient de consoler les musiciens chagrinés. Quelques Espagnols allaient de côté et d’autre, haranguant tous ceux qu’ils rencontraient.
Mais déjà s’était formé un rassemblement. D. Filipo avait appris les intentions de la foule et courait la contenir.
—Ne troublez pas l’ordre! criait-il; demain nous demanderons satisfaction, on nous fera justice; je vous réponds qu’on nous fera justice!
—Non! répondirent quelques-uns; ils ont fait de même à Calamba4, on leur a également promis justice et l’Alcalde n’a rien fait! Nous nous ferons justice nous-mêmes! Au quartier!
En vain s’efforçait le lieutenant; la foule ne s’apaisait pas. D. Filipo cherchant autour de lui quelqu’un qui pût le seconder aperçut Ibarra.
—Señor Ibarra, par grâce! maintenez-les tandis que je vais chercher les cuadrilleros.
—Que puis-je faire? demanda le jeune homme perplexe; mais déjà le lieutenant était loin.
A son tour, Ibarra regarda autour de lui, cherchant quelqu’un sans savoir qui. Par bonheur, il crut distinguer Elias qui, impassible, assistait au mouvement. Ibarra courut à lui, le prit par le bras et lui dit en espagnol:
—Pour Dieu! faites quelque chose si vous le pouvez, moi je ne puis rien.
Le pilote devait l’avoir compris, car il se perdit dans la foule.
On entendit de vives discussions, de rapides interjections, puis, peu à peu le groupe commença à se dissoudre, prenant une attitude moins hostile.
Il était temps, les soldats arrivaient armés, baïonnette au canon.
Pendant ce temps, que faisait le curé?
Le P. Salvi ne s’était point couché. Debout, le front appuyé contre les persiennes, il regardait vers la place, immobile, laissant échapper parfois un soupir comprimé. Si la lumière de sa lampe avait été moins basse, peut-être aurait-on pu voir ses yeux se remplir de larmes. Il passa ainsi une heure.
Le tumulte le surprit dans cette position. Etonné, il suivit des yeux les allées et les venues du peuple; les cris arrivaient confusément jusqu’à lui. Un domestique qui accourait à perdre haleine l’informa de ce qui se passait.
Une pensée traversa son imagination. Au milieu de la confusion et du tumulte, le moment est propice aux libertins pour profiter de l’effroi et de la faiblesse des femmes: toutes fuient, chacun ne pense qu’à soi, un cri ne s’entend pas, les pauvrettes s’évanouissent, se renversent, tombent, la terreur fait taire la pudeur et, au milieu de la nuit... quand on s’aime! Il s’imagina voir Crisóstomo emportant dans ses bras Maria Clara défaillante et disparaissant avec elle dans l’obscurité.
Il bondit dans les escaliers, sans chapeau, sans canne et, comme un fou, courut vers la place.
Là, il rencontra les Espagnols qui réprimandaient les soldats; il regarda vers les sièges qu’occupaient Maria Clara et ses amies: ils étaient vides.
—Père Curé! Père Curé! lui criaient les Espagnols. Mais il ne s’arrêta pas, il courait vers la demeure de Capitan Tiago. Là, il respira; il vit à travers le rideau transparent la silhouette adorable, gracieuse, aux suaves contours de Maria Clara et celle de la tante qui apportait des tasses et des verres.
—Allons! murmura-t-il, il semble qu’elle est seulement malade.
Tante Isabel ferma ensuite les conchas des fenêtres et l’ombre charmante disparut.
Le curé s’éloigna sans voir la foule. Il avait devant les yeux le superbe buste d’une belle jeune fille endormie, respirant doucement; les paupières sont ombragées par de longs cils, formant des courbes gracieuses comme aux Vierges peintes par Raphaël; la petite bouche sourit; tout le visage respire la virginité, la pureté, l’innocence; c’est une douce vision au milieu des draperies blanches de son lit; c’est une tête de chérubin parmi les nuages.
Son imagination emportée achevait le tableau, lui montrait encore... mais qui donc pourrait décrire tous les rêves de ce cerveau ardent?
Peut-être en aurait été capable l’infatigable correspondant du journal de Manille qui terminait la description de la fête et de tous les événements qui l’avaient accompagnée par ces lignes:
«Merci mille fois, infiniment merci pour l’opportune et active intervention du T. R. P. Fr. Salvi qui, défiant tout péril, parmi ce peuple furieux, au milieu de la tourbe effrénée, sans chapeau, sans canne, apaisa les fureurs de la multitude, ne faisant usage que de sa persuasive parole, de la majesté et de l’autorité qui jamais ne manquent au prêtre d’une Religion de paix. Le vertueux religieux, avec une abnégation sans exemple, a abandonné les délices du tranquille sommeil dont jouit toute bonne conscience, comme la sienne, pour éviter que le plus petit malheur ne vînt frapper son troupeau. Les habitants de San Diego n’oublieront sans doute pas ce sublime acte de leur héroïque pasteur et sauront lui en être éternellement reconnaissants».
XLI
Deux visites
Dans l’état d’esprit où se trouvait Ibarra dormir lui était impossible; aussi, pour distraire son esprit et éloigner les tristes idées que la nuit rend plus tristes encore, il se mit à travailler dans son cabinet solitaire. Le jour le surprit faisant des combinaisons et des mélanges, à l’action desquels il soumettait de petits morceaux de canne à sucre ou d’autres substances, qu’il enfermait ensuite dans des flacons numérotés et cachetés.
Un domestique entra annonçant l’arrivée d’un paysan.
—Qu’il entre! dit Crisóstomo sans se retourner.
C’était Elias qui, debout, attendait sans rien dire.
—Ah! c’est vous? s’écria Ibarra en le reconnaissant. Excusez-moi si je vous ai fait attendre un moment, je ne m’étais pas aperçu de votre entrée, je faisais une expérience importante.
—Je ne veux pas vous déranger! répondit le jeune pilote; je suis venu d’abord pour vous demander si vous aviez une commission pour la province de Batangas où je pars, et ensuite pour vous donner une mauvaise nouvelle...
Du regard Ibarra l’interrogea.
—La fille de Capitan Tiago est malade, ajouta tranquillement Elias, mais non gravement.
—Je le craignais, répondit Ibarra d’une voix débile. Savez-vous quelle est sa maladie?
—Une fièvre? Maintenant si vous n’avez rien à me demander...
—Merci, mon ami, je vous souhaite un bon voyage... mais, avant de partir, permettez-moi une question; si elle est indiscrète, ne répondez pas.
Elias s’inclina.
—Comment avez-vous pu conjurer l’émeute d’hier soir? demanda Ibarra en fixant ses yeux sur lui.
—Très simplement! répondit Elias avec le plus grand naturel; ceux qui dirigeaient le mouvement étaient deux frères dont le père est mort sous les bâtons de la garde civile; j’eus un jour le bonheur de les sauver des mêmes mains qui avaient tué leur père et tous deux m’en sont restés reconnaissants. C’est à eux que je me suis adressé, ils se sont chargés de dissuader les autres.
—Et ces deux frères?...
—Finiront comme leur père, répondit Elias à voix basse; quand une fois le malheur a marqué une famille, tous les membres doivent périr; quand la foudre a frappé un arbre, elle ne tarde pas à le réduire en cendres.
Puis, voyant qu’Ibarra se taisait, il partit.
Resté seul, Crisóstomo perdit l’attitude sereine qu’il avait conservée en présence du pilote et la douleur se manifesta sur sa figure.
—C’est moi, c’est moi qui la fais souffrir! murmura-t-il.
Il s’habilla rapidement et descendit les escaliers.
Un petit homme en deuil, portant une grande cicatrice à la joue gauche, le salua humblement, l’arrêtant dans son chemin.
—Que voulez-vous? lui demanda Ibarra.
—Señor, je m’appelle José, je suis le frère de celui qui a été tué hier.
—Ah! je vous assure que je ne suis pas insensible à votre chagrin... que désirez-vous?
—Señor, je veux savoir combien vous allez payer à la famille de mon frère.
—Payer? répéta le jeune homme sans pouvoir réprimer un mouvement d’ennui, nous reparlerons de ceci. Venez cette après-midi, car je suis pressé.
—Dites-moi seulement ce que vous voulez donner? insista José.
—Je vous dis que nous en parlerons un autre jour; aujourd’hui je n’ai pas le temps! dit Ibarra avec impatience.
—Vous n’avez pas le temps maintenant, señor? demanda José avec amertume en se plaçant devant lui. Vous n’avez pas le temps de vous occuper des morts?
—Venez cette après-midi, bonhomme! répéta Ibarra en se contenant; je dois à l’instant voir une personne malade.
—Ah! et pour un malade vous oubliez les morts? Vous croyez que parce que nous sommes pauvres...?
Ibarra le regarda et lui coupa la parole.
—Ne mettez pas ma patience à l’épreuve! dit-il, et il poursuivit son chemin. José le suivit des yeux avec un sourire plein de haine.
—On voit bien que c’est le petit-fils de celui qui exposait mon père au soleil! murmura-t-il entre ses dents; il est du même sang!
Et changeant de ton, il ajouta:
—Mais, si tu payes bien... amis!
XLII
Les époux de Espadaña
La fête est terminée; les habitants du pueblo s’aperçoivent maintenant, comme tous les ans, que leur bourse est vide, qu’il ont travaillé, sué et veillé beaucoup sans s’amuser guère, sans s’être même acquis de nouveaux amis, en un mot, qu’ils ont acheté très cher du bruit et des maux de tête. Mais, qu’importe! l’année prochaine on recommencera, le siècle prochain il en sera encore de même, car, jusqu’à présent on l’a fait et il n’y a rien qui puisse faire renoncer à une habitude, même coûteuse et nuisible.
Chez Capitan Tiago, la maison est triste. Toutes les fenêtres sont fermées, à peine si l’on ose faire quelque bruit et c’est à la cuisine seulement que l’on se risque à parler à voix haute. Maria Clara, l’âme de la maison, est clouée au lit; l’état de sa santé se lit sur tous les visages comme se lisent dans nos gestes les chagrins de notre âme.
—Qu’en dis-tu, Isabel? dois-je faire un don à la croix de Tunasan ou à celle de Matahong? demande à voix basse le père tout troublé. La croix de Tunasan grandit, mais celle de Matahong sue; quelle est selon toi la plus miraculeuse?
La tante Isabel réfléchit, hoche la tête et murmure:
—Grandir... grandir est plus miraculeux que suer; tous nous suons, mais nous ne grandissons pas tous.
—C’est vrai, oui, Isabel, mais songe bien que suer... pour du bois semblable à celui des pieds de banc, ce n’est pas un petit miracle... Allons, le mieux sera de faire un don aux deux croix, comme cela aucune ne sera fâchée et Maria Clara guérira plus vite...
—Les appartements sont prêts? Tu sais qu’avec le docteur vient un jeune homme nouvellement arrivé, parent par alliance du P. Dámaso; il faut que rien ne manque.
A l’autre bout de la salle à manger sont les deux cousines, Sinang et Victoria, qui viennent de tenir compagnie à la malade. Andeng les aide à nettoyer un service d’argent pour prendre le thé.
—Connaissez-vous le docteur Españada? demanda avec intérêt à Victoria la sœur de lait de Maria Clara.
—Non! tout ce que j’en sais, c’est qu’il coûte très cher, d’après Capitan Tiago.
—Alors il doit être très bon! dit Andeng; celui qui a percé le ventre de Da. Maria a pris très cher, aussi était-il très savant.
—Sotte! s’écria Sinang; celui qui prend cher n’est pas savant pour cela. Regarde le docteur Guevara; il n’a pas su aider à l’accouchement, il a coupé la tête de l’enfant et cependant a pris cinquante pesos au veuf... tout ce qu’il savait c’était toucher!
—Qu’en sais-tu? lui demanda sa cousine en lui poussant le coude.
—Ne dois-je pas le savoir? Le mari qui est un scieur de bois, après avoir perdu sa femme, perdit aussi sa maison, parce que l’Alcalde qui était l’ami du docteur l’obligea à payer... ne dois-je pas le savoir? mon père lui a prêté l’argent pour faire le voyage à Santa Cruz1.
Une voiture s’arrêtant devant la maison coupa court à toutes les conversations.
Capitan Tiago, suivi de la tante Isabel, descendit en courant les escaliers pour recevoir les nouveaux arrivés.—C’étaient le docteur D. Tiburcio de Espadaña, sa dame, la doctora Da. Victorina de los Reyes de de Espadaña et un jeune Espagnol de physionomie sympathique et d’aspect agréable.
Elle portait une robe de soie, bordée de fleurs et un chapeau avec un grand perroquet, à demi aplati entre des rubans bleus et rouges; la poussière du chemin, se mêlant sur ses joues à la poudre de riz, accentuait plus fortement ses rides; comme lorsque nous l’avons vue à Manille, aujourd’hui encore elle donnait le bras à son mari boiteux...
—J’ai le plaisir de vous présenter notre cousin D. Alfonso Linares de Espadaña! dit Da. Victorina en désignant le jeune homme; le señor est fils adoptif d’un parent du P. Dámaso, et secrétaire particulier de tous les ministres...
Le jeune homme salua gracieusement; un peu plus, Capitan Tiago lui aurait baisé la main.
Tandis que l’on monte les nombreuses malles, valises et sacs de voyage des nouveaux arrivés et que Capitan Tiago les conduit à leurs appartements, faisons plus ample connaissance avec ce couple que nous avons seulement entrevu dans les premiers chapitres.
Da. Victorina est une dame âgée de quarante-cinq étés qui, selon ses calculs arithmétiques, sont équivalents à trente-deux printemps. Elle avait été très belle dans sa jeunesse, avait eu de bonnes chairs—ainsi disait-elle d’habitude,—mais extasiée, dans sa propre contemplation, elle avait regardé avec le plus parfait dédain ses nombreux adorateurs philippins; ses aspirations la portaient vers une autre race. Aussi n’avait-elle voulu accorder à personne sa main blanche et fine, bien que souvent elle ait livré à divers passagers étrangers ou compatriotes des joyaux et des bijoux de valeur inestimable.
Depuis six mois elle avait réalisé son plus beau rêve, celui de toute son existence, pour lequel elle avait dédaigné les hommages de la jeunesse et même les serments d’amour jadis murmurés à ses oreilles ou chantés en quelque sérénade par Capitan Tiago. Bien tard, il est vrai, s’accomplissait ce songe mais, bien qu’elle ne parlât qu’un fort mauvais castillan, Da. Victorina était plus espagnole que la Agustina de Zaragoza2, elle connaissait le proverbe: Mieux vaut tard que jamais, et se consolait en se le redisant sans cesse.—Sur la terre il n’est point de bonheur complet, était son autre maxime, mais ses lèvres ne prononçaient jamais devant qui que ce soit ni l’un ni l’autre de ces deux dictons.
Sa première jeunesse, puis sa seconde, puis sa troisième, s’étant passées à tendre les filets pour pêcher dans l’océan du monde l’objet de ses insomnies, Da. Victorina dut à la fin se contenter de ce que le sort lui voulut bien départir. Si, au lieu d’avoir trente-deux avrils, la pauvrette n’en avait eu que trente et un—la différence était considérable pour son arithmétique—elle aurait abandonné au Destin la prise qu’il lui offrait et en eût attendu une autre plus conforme à ses désirs. Mais la femme propose et la nécessité dispose; ayant absolument besoin d’un mari, elle se vit obligée de se contenter d’un pauvre homme qui, arraché de son Estremadure, après avoir, moderne Ulysse, quelque six ou sept ans erré de par le monde, trouva enfin dans l’île de Luzon l’hospitalité, de l’argent et une Calypso fanée... Le malheureux avait nom Tiburcio Espadaña et, bien qu’il eût trente-cinq ans et parût vieux, il était cependant plus jeune que Da. Victorina qui n’en avait que trente-deux: le pourquoi en est facile à comprendre mais difficile à dire.
Il était parti pour les Philippines comme petit employé des Douanes, mais sa mauvaise chance voulut qu’après avoir beaucoup navigué et s’être fracturé une jambe pendant ses voyages il fût forcé de donner sa démission.
Se défiant de la mer, il ne voulait pas retourner en Espagne sans avoir fait fortune et chercha une occupation. L’orgueil espagnol ne lui permettait aucun travail corporel; ce n’était pas que le pauvre homme, désireux de vivre honorablement, n’eût accepté de faire n’importe quoi avec plaisir, mais les nécessités du prestige des Péninsulaires lui interdisaient certains métiers et le prestige ne le nourrissait point.
D’abord il vécut aux dépens de quelques-uns de ses compatriotes mais, ayant du cœur, ce pain lui semblait amer et loin d’engraisser, il maigrissait. Comme il n’avait ni science, ni argent, ni recommandations, ses protecteurs, désireux de se débarrasser de lui, conseillèrent donc à notre ami Tiburcio de s’en aller dans les provinces et de s’y faire passer pour docteur en médecine. Cet expédient ne lui convenait guère, il se refusa d’abord à l’adopter; son service comme garçon à l’Hôpital de San Carlos ne lui avait rien appris de la science de guérir: il se bornait à épousseter les bancs et à allumer le feu; encore n’y était-il resté que peu de temps. Cependant, la nécessité le pressant, ses amis lui démontrant la vanité de ses scrupules, il fit ce qu’on lui disait, parcourut la province et se mit à visiter quelques malades, ne demandant qu’un prix modique que fixait sa conscience. Mais, de même que le jeune philosophe dont parle Samaniego3, ses prétentions devinrent très hautes et il finit par attacher un tel prix à ses visites que promptement on le prit pour un grand médecin. Il était en voie de faire fortune et y aurait probablement réussi si le Protomedicato4 de Manille n’avait pas été informé des honoraires exorbitants qu’il exigeait et de la concurrence qu’il faisait aux autres médecins.
Des particuliers, des professeurs intercédèrent pour lui.—Laissez-le donc! disaient-ils au jaloux Dr. C., laissez-le faire sa petite pelote et, quand il aura ramassé six ou sept mille pesos, il s’en retournera dans son pays et y vivra en paix. En quoi cela vous gêne-t-il qu’il trompe ces bonnes dupes d’Indiens? que ne sont-ils plus malins? C’est un pauvre diable, ne lui retirez pas le pain de la bouche, montrez-vous bon Espagnol!
Le docteur était bon Espagnol et consentit à fermer les yeux, mais le bruit de l’affaire était arrivé aux oreilles du public, la confiance disparut peu à peu et avec elle la clientèle; la misère revint et D. Tiburcio Espadaña se retrouva devoir presque mendier le pain de chaque jour. C’est alors que, par un de ses amis qui avait été l’intime de Da. Victorina, il apprit dans quelle affliction se trouvait cette dame et quels étaient son patriotisme et son bon cœur. D. Tiburcio vit là un coin de ciel bleu et demanda à être présenté.
Da. Victorina et D. Tiburcio se virent. Tarde venientibus ossa5, se serait-il écrié s’il avait su le latin! Elle n’était plus passable, elle était passée; sa chevelure abondante s’était réduite à un chignon qui, au dire de sa domestique, ne dépassait guère la grosseur d’une tête d’ail; des rides zébraient son visage et ses dents abandonnaient leur poste; les yeux avaient également souffert et beaucoup; seul, son caractère n’avait pas changé.
Après une demi-heure de conversation, ils s’étaient compris, ils s’étaient acceptés. Sans doute, elle aurait préféré un Espagnol moins boiteux, moins bègue, moins chauve, moins brèche-dents, mais ceux-là ne lui avaient jamais demandé sa main. Souvent elle avait entendu dire que l’occasion était chauve et, très fermement, elle crut que D. Tiburcio était l’occasion en personne, lui qui devait à ses nuits blanches une calvitie prématurée. A trente-deux ans quelle femme n’est pas prudente?
Pour sa part, D. Tiburcio ne pouvait songer sans une vague mélancolie à ce que serait sa lune de miel. Il se résigna cependant, surtout lorsqu’il vit se dresser le spectre de la faim. Ce n’est pas qu’il eût jamais eu ni grandes prétentions ni grandes ambitions: ses goûts étaient simples, ses désirs limités; mais son cœur, jusqu’alors vierge, avait rêvé d’une divinité bien différente.—Là-bas, dans sa jeunesse, lorsque lassé par le travail, il allait, après un frugal repas, se coucher dans un mauvais lit pour digérer le gazpacho6, il s’endormait en pensant à une image souriante et caressante. Ensuite, quand les privations et les ennuis se furent accrus, que les années écoulées n’eurent point amené la poétique figure, il rêva d’une bonne femme, économe, travailleuse, qui lui apporterait une petite dot, le consolerait des fatigues du travail et se disputerait avec lui de temps en temps!—oui, il songeait aux disputes comme à une joie! Mais, quand obligé de vaguer de pays en pays à la recherche, non pas de la fortune mais du pain quotidien, lorsque illusionné par les récits de ses compatriotes qui revenaient des colonies il se fut embarqué pour les Philippines, le réalisme de la femme de ménage céda la place à une métisse arrogante, à une belle indienne aux grands yeux noirs, drapée dans la soie et les tissus transparents, chargée d’or et de diamants, qui lui apporterait son amour, ses voitures, etc. Il arriva aux Philippines et crut son rêve réalisé, car les jeunes filles qui, en des calèches argentées, roulaient à la Luneta et au Malecon l’avaient d’abord regardé avec une certaine curiosité. Mais bientôt la métisse disparut ainsi que l’indienne et, après un long travail, le malheureux en fut réduit à se forger la vision d’une veuve, mais d’une veuve agréable. Quand il vit son rêve prendre corps en partie, la tristesse l’envahit, mais, comme il avait une certaine dose de philosophie naturelle, il se dit: «C’était un rêve; dans le monde on ne vit pas en rêvant!» Et il raisonnait ainsi: «Elle use beaucoup de poudre de riz, bah! quand on se marie! et puis je ferai qu’elle s’en déshabitue; elle a beaucoup de rides, mais mon habit a beaucoup de pièces et de déchirures; c’est une vieille prétentieuse et impérieuse, mais la faim est plus impérieuse et plus prétentieuse encore, d’ailleurs je suis né avec un caractère très doux et puis, qui sait? l’amour modifie bien des choses et bien des esprits; elle parle très mal le castillan, moi non plus je ne le parle pas très bien, le chef de Division me l’a dit en me notifiant ma démission; de plus qu’importe ceci? C’est une vieille laide et ridicule? je suis boiteux, édenté, chauve!» D. Tiburcio préférait soigner les autres que d’être soigné lui-même pour maladie d’inanition. Quand quelques amis se moquaient de lui: «Donne-moi du pain, répondait-il, et appelle-moi niais.»
Il était de ceux dont on dit vulgairement qu’ils ne feraient pas de mal à une mouche; modeste, incapable d’une mauvaise pensée, aux temps anciens il se fût fait missionnaire. Son séjour dans le pays n’avait pu lui donner cette conviction de haute supériorité, d’extraordinaire valeur et de grande importance qu’y acquièrent en peu de semaines la plupart de ses compatriotes. Son cœur n’avait jamais connu la haine, il n’avait encore pu trouver un seul flibustier; il ne voyait que des malheureux qu’il lui fallait plumer s’il ne voulait pas être plus malheureux qu’eux. Quand on parla de le poursuivre pour exercice illégal de la médecine, il n’en eut de ressentiment contre personne, il ne se plaignit pas; il reconnaissait le bien fondé de l’accusation et se contentait de répondre: Il me faut pourtant vivre.
Ils se marièrent donc7 et s’en allèrent à Santa Anna passer leur lune de miel; la nuit même des noces, Da. Victorina eut une terrible indigestion, D. Tiburcio rendit grâces à Dieu et se montra dévoué et empressé. La seconde nuit cependant il se comporta en homme honorable mais, lorsque le lendemain il se regarda dans un miroir, il sourit avec mélancolie, découvrant ses gencives dégarnies: il avait vieilli d’au moins dix ans.
Enchantée de son mari, Da. Victorina le fit doter d’une bonne denture postiche, habiller et équiper par les meilleurs tailleurs de la ville, commanda des lustres et des voitures, et alla jusqu’à l’obliger à avoir deux chevaux pour les courses prochaines.
Tandis qu’elle transformait ainsi son époux, elle ne s’oubliait pas elle-même: elle abandonna la jupe de soie et la chemise de piña pour le costume européen; elle substitua les fausses nattes à la simple coiffure des Philippines, et par ses atours qui lui allaient divinement mal, troubla la paix de tout son oisif et tranquille voisinage.
Son mari, qui jamais ne sortait à pied,—elle ne voulait pas qu’il affichât son infirmité—la promenait toujours là où il n’y avait personne; elle, qui aurait voulu faire briller son mari aux yeux de tous, en souffrait beaucoup, mais elle se taisait, ne voulant pas troubler la lune de miel.
L’éclat de cet astre commença à pâlir lorsqu’il voulut lui faire des observations sur l’abus qu’elle faisait des poudres de riz.
Comme il lui faisait remarquer que rien n’était plus laid que le faux ni mieux que le naturel, Da. Victorina fronça les sourcils et regarda sa denture postiche. Il comprit et se tut.
Au bout de peu de temps elle se crut mère et annonça l’heureux événement à tous ses amis:
—Le mois prochain, moi et de Espadaña nous irons à la Pegninsule; je ne veux pas que notre fils naisse ici et qu’on l’appelle révolutionnaire.
Elle mit un de avant le nom de son mari; le de ne coûtait rien et donnait un genre. Elle signait: Victorina de los Reyes de de Espadaña; ce de de Espadaña était sa manie; ni le graveur de ses cartes de visite ni son mari n’avaient pu l’y faire renoncer.
—Si je ne mets qu’un seul de, on peut croire que tu ne l’as pas, imbécile! disait-elle à D. Tiburcio.
Continuellement elle parlait de ses préparatifs de voyage, apprenant par cœur les noms des points d’escale et c’était un plaisir de l’entendre dire:—Je vais voir l’isme du canal de Suez; De Espadaña croit que c’est le plus joli et De Espadaña a parcouru le monde entier.—Il est probable que je ne reviendrai jamais dans ce pays de sauvages.—Je ne suis pas née pour vivre ici; Aden ou Port-Saïd me conviendraient mieux; toute enfant je le croyais, etc. Dans sa géographie particulière, Da. Victorina divisait le monde en deux parties, l’Espagne et les Philippines.
Le mari sentait le ridicule de ces barbarismes mais il ne disait rien, craignant qu’elle ne se moquât de lui et ne lui fît honte de son bégaiement. Elle fit la fantasque pour augmenter ses illusions de maternité et affecta de se vêtir de couleurs chatoyantes, de s’orner de fleurs et de rubans, de se promener en robe de chambre sur l’Escolta, mais, ô désillusion! trois mois se passèrent et le rêve s’évanouit. Aucune raison ne subsistant plus pour que l’enfant devînt un révolutionnaire, elle renonça au voyage. Elle eut beau consulter les médecins, les matrones, les vieilles femmes, tout fut inutile, et, comme au grand mécontentement de Capitan Tiago elle s’était moquée de S. Pascual Bailon, elle ne voulut recourir à aucun saint ni à aucune sainte. Aussi, un ami de son mari lui dit-il un jour:
—Croyez-moi, señora, vous êtes le seul esprit fort qu’il y ait dans ce pays.
Elle sourit sans comprendre, mais le soir, avant de s’endormir, elle demanda à son mari ce que c’était que de l’esprit fort.
—Ma chère, lui répondit-il, l’es... l’esprit le plus fort que je connaisse, c’est l’ammoniaque; mon ami aura fait une figure de rhé... rhétorique.
Depuis lors, chaque fois qu’elle en trouvait l’occasion, elle ne manquait pas de dire:
—Je suis le seul ammoniaque de ce pays abruti, soit dit par rhétorique, c’est l’avis du señor N. de N. péninsulaire de très grande catégorie.
Quand elle parlait, on devait obéir; elle avait réussi à dominer complètement son mari qui, sans résistance, en était arrivé à n’être plus que son petit toutou d’appartement. S’il la gênait, elle ne le laissait pas sortir et, dans ses moments de grande colère, elle lui arrachait sa fausse mâchoire, le laissant un ou plusieurs jours, selon le cas, horriblement défiguré.
Elle s’avisa que son mari devait être docteur en médecine et chirurgie.
—Tu veux donc que l’on me mette en prison? demanda-t-il épouvanté.
—Ne fais pas la bête et laisse-moi arranger cela! répondit-elle; tu ne soigneras personne, mais je veux que l’on t’appelle docteur et moi doctoresse, voilà!
Le lendemain, Rodoreda recevait l’ordre de graver sur une plaque de marbre noir:
Dr de
Espadaña,
Spécialiste En Toutes Sortes de Maladies.
Toute la valetaille dut leur donner les nouveaux titres; le nombre de fanfreluches s’augmenta, l’enduit de poudres de riz s’épaissit, les rubans et les dentelles s’entassèrent, Da. Victorina regarda avec plus de dédain que jamais ses pauvres compatriotes qui n’avaient pas eu le bonheur d’avoir un mari d’aussi haute catégorie que le sien. Chaque jour elle se sentait s’élever, se dignifier plus; en continuant ainsi, au bout d’un an, elle se serait persuadée qu’elle était d’origine divine.
Toute cette gloire, tous ces sublimes pensers n’empêchaient pas cependant que chaque jour elle ne fût plus vieille et plus ridicule. Chaque fois que Capitan Tiago se trouvait avec elle et se rappelait lui avoir vraiment causé d’amour, il envoyait aussitôt un peso à l’église pour une messe d’actions de grâces; cependant il avait beaucoup de respect pour D. Tiburcio, à cause de son titre de spécialiste en toutes sortes de maladies, et écoutait avec attention les rares phrases que son bégayement lui permettait de prononcer. C’est pour cela, et aussi parce que ce docteur ne prodiguait pas ses visites à tout le monde comme les autres médecins, que Capitan Tiago l’avait choisi pour soigner sa fille.
Quant au jeune Linarès, son histoire était différente. Au moment où elle se disposait à partir en Espagne, Da. Victorina, peu confiante dans les Philippins, chercha à prendre un intendant péninsulaire; son mari se souvint d’un de ses cousins qui étudiait le droit à Madrid et qui était considéré comme le plus malin de la famille; ils lui écrivirent donc, lui envoyant d’avance le prix du passage et, quand le rêve se fût évanoui, le jeune homme était déjà en route.
Tels étaient les trois personnages qui arrivaient chez Capitan Tiago.
Le père Salvi entra tandis qu’ils prenaient le second déjeuner et les époux qui le connaissaient déjà lui présentèrent, avec tous ses titres, le jeune Linarès qui rougit quelque peu.
Naturellement on parla de Maria Clara; la jeune fille reposait et dormait. On parla aussi du voyage; Da. Victorina fit briller sa loquacité en critiquant les coutumes des provinciaux, leurs maisons de nipa, leurs ponts de bambou, elle n’oublia pas de faire savoir au curé ses relations amicales avec le Segundo Cabo8, avec l’Alcalde un tel, avec le Conseiller ceci, avec l’Intendant cela, toutes personnes de catégorie qui avaient pour elle la plus grande considération.
—Si vous étiez venue deux jours plus tôt, Da. Victorina, reprit Capitan Tiago, profitant d’une petite pause de la dame, vous vous seriez rencontré avec Son Excellence le Capitaine Général: il était assis à cette place.
—Quoi? Comment? Son Excellence était ici? Et chez vous? Ce n’est pas possible!
—Je vous dis qu’il s’est assis là! Si vous étiez venue il y a deux jours...
—Ah! quel malheur que Clarita ne soit pas tombée malade plus tôt, s’écria-t-elle, véritablement ennuyée; et s’adressant à Linares:
—Ecoute, cousin? Son Excellence était ici! Vois-tu comme De Espadaña avait raison quand il te disait de ne pas aller chez un misérable Indien? Parce que vous saurez, D. Santiago, que notre cousin, à Madrid, était l’ami des ministres et des ducs et qu’il dînait chez le comte du Campanario.
—Chez le duc de la Torre9, Victorina, corrigea son mari.
—C’est la même chose; si tu me disais...?
—Trouverai-je aujourd’hui le P. Dámaso à son pueblo? interrompit Linares en s’adressant au P. Salvi; on m’a dit qu’il était tout près d’ici.
—Le P. Dámaso est justement ici même et va venir d’un moment à l’autre, répondit le curé.
—J’en suis bien content! j’ai une lettre pour lui, s’écria le jeune homme, et si une heureuse chance ne m’avait pas amené ici, je serais venu exprès pour lui rendre visite.
Entre temps, l’heureuse chance, c’est-à-dire Maria Clara, s’était réveillée.
—De Espadaña? dit Da. Victorina, quand le déjeuner fut terminé, allons-nous voir Clarita?
Et, se tournant vers Capitan Tiago, elle ajouta:
—C’est pour vous qu’il le fait, D. Santiago, pour vous seul! Mon mari ne soigne que les personnes de catégorie, et encore! Mon mari n’est pas comme ceux d’ici... à Madrid, il ne visitait que les personnages de catégorie.
Ils passèrent dans la chambre de la malade.
L’appartement était presque dans l’obscurité, les fenêtres closes par crainte des courants d’air; seuls, deux cierges brûlant devant une image de la Vierge d’Antipolo projetaient quelque lumière.
La tête ceinte d’un mouchoir imbibé d’eau de Cologne, le corps soigneusement enveloppé dans des draps blancs dont les multiples plis voilaient ses formes virginales, la jeune fille était étendue dans son lit de Kamagon10 entre des rideaux de jusi et de piña. Ses cheveux, encadrant son visage, augmentaient cette pâleur transparente qu’animaient seulement ses deux grands yeux pleins de tristesse. Près d’elle étaient ses deux amies et Andeng tenant une branche de lis.
De Espadaña lui prit le pouls, examina la langue, fit quelques questions et hochant la tête:
—E... elle est malade, mais cela peut se guérir!
Da. Victorina regarda l’assistance avec orgueil, mais le praticien ordonnait:
—Du lichen avec du lait pour le matin, du sirop de guimauve, deux pilules de cynoglosse!
—Prends courage, Clarita, dit Da. Victorina en s’approchant; nous sommes venus pour te guérir... Je vais te présenter notre cousin!
Linares contemplait, absorbé, ces yeux éloquents qui semblaient chercher quelqu’un; il n’entendit pas Da. Victorina.
—Señor Linares, lui dit le curé en l’arrachant à son extase; voici le P. Dámaso.
C’était lui, en effet, pâle et quelque peu triste; aussitôt relevé, sa première visite était pour Maria Clara. Mais ce n’était plus le P. Dámaso d’antan, si robuste, si décidé; maintenant il s’en allait silencieux, d’une marche indécise.
1 Un fait semblable s’est passé à Calamba.—N. de l’Éd. esp.
2 Héroïne de la guerre de l’Indépendance espagnole qui se fit remarquer au siège de Saragosse (1809).—N. des T.
3 Félix de Samaniego, célèbre fabuliste espagnol.—N. des T.
4 Jury chargé de l’examen des aspirants au doctorat en médecine.—N. des T.
5 A ceux qui viennent tard les os.—N. des T.
6 Sorte de soupe de laboureurs.—N. des T.
7 Dans le texte: Casáronse ó cazáronse pues, ils se marièrent ou se chassèrent donc; calembour intraduisible.—N. des T.
8 Sous-gouverneur.—N. des T.
9 Da. Victorina donne au duc de la Tour le titre de comte du Clocher; l’erreur est peu excusable chez une personne de catégorie.—N. des T.
10 Diospyros sp.—N. des T.
XLIII
Projets
Sans se soucier de personne, le P. Dámaso vint droit au lit de la malade et, lui prenant la main:
—Maria! dit-il avec une indicible tristesse, et ses larmes jaillirent, Maria, ma fille, tu ne dois pas mourir!
Maria Clara ouvrit les yeux et le regarda avec un certain étonnement.
Personne de ceux qui connaissaient le franciscain ne le supposait capable de tendres sentiments; sous cette rude et grossière enveloppe personne ne croyait que battît un cœur.
Le P. Dámaso ne put en dire plus et, s’éloignant de la jeune fille en pleurant comme un enfant, il s’en fut derrière la tapisserie pour donner libre cours à sa douleur, sous les plantes grimpantes favorites du balcon de Maria Clara.
—Comme il aime sa filleule! pensaient-ils tous.
Fr. Salvi le contemplait immobile et silencieux, se mordant légèrement les lèvres.
Lorsque son chagrin fut un peu apaisé, Da. Victorina lui présenta le jeune Linares qui s’approcha de lui avec respect.
Fr. Dámaso, sans rien dire, le contempla, des pieds à la tête, prit la lettre qu’il lui tendait et la lut sans paraître y rien comprendre, puis lui demanda:
—Eh bien! qui êtes-vous?
—Alfonso Linares, le filleul de votre beau-frère... balbutia le jeune homme.
Le P. Dámaso rejeta la tête en arrière, examina de nouveau le jeune homme et son visage s’éclairant, se leva:
—Comment, c’est toi le filleul de Carlicos1! s’écria-t-il en le serrant dans ses bras; viens que je t’embrasse... Il y a quelques jours j’ai reçu une lettre de lui...! Comment c’est toi! Je ne t’ai pas connu... tu n’étais pas encore né quand j’ai quitté le pays, je ne te connaissais pas!
Et le P. Dámaso serrait dans ses bras robustes le jeune homme qui devenait rouge, peut-être par timidité, peut-être aussi parce qu’il étouffait. Le P. Dámaso paraissait avoir complètement oublié son chagrin.
Les premiers moments d’effusion passés, les premières questions touchant Carlicos et la Pepa faites, le P. Dámaso l’interrogea:
—Voyons, qu’est-ce que Carlicos veut que je fasse pour toi?
—Je crois qu’il dit quelque chose dans la lettre... balbutia de nouveau Linares.
—Dans la lettre? Voyons? C’est vrai. Il veut que je te trouve un emploi et une femme! Hein! L’emploi... l’emploi, c’est facile. Tu sais lire et écrire?
—J’ai fait mes études à l’Université Centrale et y ai été reçu avocat!
—Carambas! serais-tu par hasard un menteur? Tu n’en as pas la touche... on dirait une mademoiselle; mais tant mieux! Quant à te donner une femme... hem! hem! une femme...
—Père, cela n’est pas si pressé, dit Linares confus.
Mais le P. Dámaso se promenait de long en large en murmurant: Une femme! une femme!
Son visage n’était plus ni triste ni réjoui; il était du plus grand sérieux, on y voyait la préoccupation de son esprit. De loin, le P. Salvi regardait toute cette scène.
—Je ne croyais pas que la chose pût me faire tant de peine! murmura le P. Dámaso d’une voix plaintive; mais de deux maux il faut choisir le moindre.
Et levant la voix, il s’approcha de Linares.
—Viens par ici, garçon, dit-il; nous allons causer à Santiago.
Linares pâlit et se laissa entraîner par le prêtre qui marchait pensif.
Ce fut alors au tour du P. Salvi de se promener en méditant comme toujours.
Une voix qui lui souhaitait le bonjour le tira de sa rêverie; il leva la tête et aperçut José qui le saluait humblement.
—Que veux-tu? demandèrent les yeux du curé.
—Père, je suis le frère de celui qui est mort le jour de la fête! répondit José d’un ton larmoyant.
Le P. Salvi se recula.
—Eh bien! quoi? murmura-t-il d’une voix imperceptible.
L’homme fit un effort pour pleurer, il s’essuyait les yeux avec son mouchoir.
—Père, dit-il en pleurnichant, je suis allé chez D. Crisóstomo pour lui demander l’indemnité... il m’a d’abord reçu à coups de pied, me disant qu’il ne voulait rien payer, car lui-même avait failli être tué par la faute de mon cher et malheureux frère. Hier, je suis retourné pour lui parler, mais il était parti à Manille, me laissant, comme par charité, cinq cents pesos et me faisant dire de ne jamais revenir. Ah, Père, cinq cents pesos pour mon pauvre frère, cinq cents pesos... ah! Père...
Le curé surpris l’écoutait d’abord avec beaucoup d’attention; puis lentement, sur ses lèvres, se refléta un sourire empreint d’un mépris si sarcastique que José s’il l’avait vu, se serait sauvé à toutes jambes.
—Et que veux-tu maintenant? lui demanda le prêtre en haussant les épaules.
—Ah! Père, dites-moi pour l’amour de Dieu, ce que je dois faire; le Père a toujours donné de bons conseils.
—Qui te l’a dit? Tu n’es pas d’ici...
—Le Père est connu de toute la province!
Le P. Salvi, le regard irrité, s’approcha de José épouvanté et, lui montrant la rue:
—Va-t’en chez toi et rends grâce à D. Crisóstomo qu’il ne t’ait pas fait envoyer en prison. Va-t’en d’ici!
Oubliant de jouer son rôle, José murmura:
—Mais je croyais...
—Va-t’en d’ici! cria le P. Salvi avec un accent nerveux.
—Je voudrais voir le P. Dámaso....
—Le P. Dámaso est occupé... va-t’en! commanda encore une fois impérieusement le curé.
José descendit les escaliers en murmurant:
—Celui-ci est comme l’autre... comme il ne paye pas bien!... Celui qui paye le mieux...
A la voix du curé tous étaient accourus, même le P. Dámaso, Santiago et Linares.
—C’est un insolent vagabond qui vient demander l’aumône et ne veut pas travailler! leur dit le P. Salvi en prenant son chapeau et sa canne pour retourner au couvent.
1 Diminutif familier de Carlos.—N. des T.
XLIV
Examen de conscience
De longs jours suivis de tristes nuits ont été passés au chevet de la malade; quelques moments après s’être confessée, Maria Clara avait eu une rechute et, pendant son délire, elle ne prononçait que le nom de sa mère qu’elle n’avait jamais connue. Ses amies, son père, sa tante, la veillaient, comblant d’aumônes et d’argent pour des messes, toutes les images miraculeuses; Capitan Tiago avait promis un bâton d’or à la Vierge d’Antipolo. Enfin lentement et régulièrement la fièvre commença à décroître.
Le Dr. De Espadaña était stupéfait des vertus du sirop de guimauve et de la décoction de lichen, prescriptions qu’il n’avait pas variées. Da. Victorina était si contente de son mari que, celui-ci ayant un jour marché sur la queue de sa robe, elle ne lui appliqua pas son code pénal ordinaire en lui arrachant la denture, mais se contenta de lui dire:
—Si tu n’étais pas boiteux tu m’écraserais jusqu’à mon corset.
Cette modération n’était guère dans ses habitudes.
Une après-midi, tandis que Sinang et Victorina étaient allées voir leur amie, le curé, Capitan Tiago et la famille de Espadaña causaient dans la salle à manger.
—J’en suis désolé, disait le docteur, et le P. Dámaso en sera aussi bien frappé.
—Et, où dites-vous qu’on l’envoie? demanda Linares au curé.
—Dans la province de Tabayas! répondit négligemment celui-ci.
—Maria Clara également le regrettera beaucoup, ajouta Capitan Tiago, elle l’aimait comme un père.
Fr. Salvi le regarda du coin de l’œil.
—Je crois, Père, continua Capitan Tiago, que sa maladie ne provient que du chagrin qu’elle a eu le jour de la fête.
—Je suis du même avis que vous; aussi avez-vous bien fait en ne permettant pas au Sr. Ibarra de lui parler, cela n’aurait pu qu’aggraver son état.
—Et c’est seulement grâce à nous, interrompit Da. Victorina, que Clarita n’est pas déjà au ciel à chanter les louanges de Dieu.
—Amen Jésus! crut devoir dire Capitan Tiago.
—Il est heureux pour vous que mon mari n’ait pas eu un malade de plus haute catégorie, car vous auriez dû appeler un autre médecin et ici tous sont ignorants; mon mari...
—Je crois et je sais pourquoi je le dis, interrompit à son tour le curé, que la confession de Maria Clara a provoqué cette crise favorable qui lui a sauvé la vie. Une conscience pure vaut mieux que beaucoup de médicaments; ne croyez pas que je nie le pouvoir de la science, surtout celui de la chirurgie! mais une conscience pure... Lisez les livres pieux et vous verrez combien de guérisons ont été opérées sans autre médecine qu’une bonne confession!
—Pardonnez, objecta Da. Victorina piquée, quant au pouvoir de la confession... guérissez donc la femme de l’alférez avec une confession!
—Une blessure, señora, n’est pas une maladie sur laquelle puisse influer la conscience! répliqua sévèrement le P. Salvi. Cependant une bonne confession la préserverait de recevoir désormais des coups comme ceux qu’elle a reçus ce matin.
—Elle les mérite! continua Da. Victorina, comme si elle n’avait pas entendu ce qu’avait dit le P. Salvi. Cette femme est très insolente! A l’église, elle n’a fait que me regarder; on voit bien ce qu’elle est; j’avais envie de lui demander ce que j’avais de curieux sur la figure, mais qui donc se salirait à parler avec ces gens qui ne sont pas de catégorie?
Le curé, de son côté, comme s’il n’avait pas entendu toute cette tirade, continua:
—Croyez-moi, D. Santiago; pour achever de guérir votre fille, il est nécessaire qu’elle communie demain; je lui apporterai le viatique... je crois qu’elle n’a pas besoin de se confesser, mais cependant... si elle veut recommencer une seconde fois ce soir...
—Je ne sais pas, reprit immédiatement Da. Victorina profitant d’une pause, je ne comprends pas qu’il puisse exister des hommes capables de se marier avec de tels épouvantails, on voit de loin d’où elle vient, cette femme; elle se meurt d’envie, cela saute aux yeux; que peut gagner un alférez?
—Ainsi donc, D. Santiago, dites à votre économe de prévenir la malade qu’elle communiera demain; je viendrai ce soir l’absoudre de ses peccadilles...
Et voyant que la tante Isabel sortait, le curé lui dit en tagal:
—Préparez votre nièce à se confesser ce soir; demain je lui apporterai le viatique; comme cela elle guérira plus vite.
—Mais, Père, se risqua à objecter timidement Linares, ne va-t-elle pas se croire en danger de mort?
—Ne vous inquiétez pas! lui répondit le prêtre sans le regarder, je sais ce que je fais; j’ai déjà assisté de nombreux malades; de plus elle dira si oui ou non elle veut recevoir la sainte communion et vous verrez comme elle dira oui à tout.
Capitan Tiago dut lui aussi dire promptement oui à tout.
La tante Isabel entra dans l’alcôve de la malade.
Maria Clara était toujours couchée, pâle, très pâle; à côté d’elle étaient ses deux amies.
—Prends encore une pilule, disait Sinang à voix basse, en lui présentant un granule blanc qu’elle tira d’un petit tube de cristal; il a dit que tu suspendes le traitement quand tu entendras du bruit ou un bourdonnement dans les oreilles.
—Il ne t’a pas récrit? demanda tout bas la malade.
—Non, il doit être très occupé!
—Il ne te demande pas de me rien dire?
—Non, il me dit seulement qu’il va faire ses efforts pour se faire absoudre par l’Archevêque de son excommunication afin que...
L’arrivée de la tante suspendit la conversation.
—Le Père a dit que tu te disposes à te confesser, ma fille, dit-elle; laissez-la faire son examen de conscience.
—Mais il n’y a pas une semaine qu’elle s’est déjà confessée! protesta Sinang. Je ne suis pas malade et je ne pèche pas si vite!
—Pourquoi pas? Ne savez-vous pas ce que dit le curé: le juste pèche sept fois par jour? Allons, veux-tu que je t’apporte l’Ancre, le Bouquet ou le Droit chemin pour aller au ciel?
Maria Clara ne répondit pas.
—Allons, il ne faut pas te fatiguer, ajouta la bonne tante pour la consoler; je lirai moi-même l’examen de conscience et tu n’auras qu’à te souvenir de tes péchés.
—Ecris-lui qu’il ne pense plus à moi! murmura la malade à l’oreille de Sinang quand celle-ci prit congé d’elle.
—Comment?
Mais la tante était revenue et Sinang dut s’éloigner sans comprendre ce que son amie lui avait dit.
La bonne tante approcha une chaise près de la lumière, assura ses lunettes sur la pointe de son nez et, ouvrant un petit livre, dit:
—Fais bien attention, ma fille; je vais commencer par les Commandements de Dieu; j’irai lentement pour que tu puisses méditer; si tu ne m’entends pas bien, tu me le diras pour que je répète; tu sais que pour ton bien je ne me lasse jamais.
Et, d’une voix monotone et nasillarde, elle commença à lire les considérations relatives aux occasions de pécher. A la fin de chaque paragraphe elle s’arrêtait longuement pour donner le temps à la jeune fille de se souvenir de ses péchés et de s’en repentir.
Vaguement, Maria Clara regardait l’espace. Le premier commandement d’aimer Dieu par dessus toutes choses terminé, la tante Isabel l’observa par dessus ses lunettes et parut satisfaite de son air triste et méditatif. Elle toussa pieusement et, après une longue pause, commença le second commandement. La bonne vieille lut avec onction et, les considérations terminées, regarda de nouveau sa nièce qui lentement tourna la tête de l’autre côté.
—Bah! dit en elle-même la tante Isabel; pour ce qui est de jurer son saint nom, la pauvre petite n’a rien à y voir. Passons au troisième.
Et le troisième commandement épluché et commenté, lues toutes les causes de pécher contre lui, elle regarda de nouveau vers le lit; maintenant la tante levait ses lunettes et se frottait les yeux; elle avait vu sa nièce porter son mouchoir à ses yeux comme pour essuyer des larmes.
—Hum! dit-elle, hem! la pauvre enfant s’est endormie pendant le sermon.
Et, replaçant ses lunettes sur le bout de son nez, elle ajouta:
—Nous allons voir si, de même qu’elle n’a pas sanctifié les fêtes, elle n’a pas honoré son père et sa mère.
Et, d’une voix plus lente, plus nasillarde encore, elle lut le quatrième commandement, croyant donner ainsi plus de solennité à son acte, comme elle l’avait vu faire à beaucoup de moines; la tante Isabel n’avait jamais entendu prêcher un quaker, sans quoi elle se serait mise aussi à trembler.
La jeune fille, en ce moment, s’essuyait de nouveau les yeux, sa respiration devenait plus forte.
—Quelle âme pure! pensait la vieille dame; elle qui est si obéissante, si soumise avec tous? J’ai péché beaucoup plus que cela et n’ai jamais pu pleurer pour de bon!
Et elle commença le cinquième commandement, avec des pauses plus longues, une voix plus parfaitement nasillarde encore, et un tel enthousiasme qu’elle n’entendait pas les sanglots étouffés de sa nièce. Ce ne fut qu’en s’arrêtant après les considérations sur l’homicide à main armée qu’elle perçut les gémissements de la pécheresse. Alors, d’un ton qui surpassait le sublime, d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre menaçante, elle lut la suite du commandement et voyant que Maria Clara n’avait pas cessé de pleurer.
—Pleure, ma fille, pleure! lui dit-elle en s’approchant du lit; plus tu pleureras, plus promptement te pardonnera Dieu. Que ta douleur de contrition soit meilleure que celle d’attrition. Pleure, ma fille, pleure, tu ne sais pas quelle joie te vient de pleurer! Frappe-toi aussi la poitrine, pas trop fort, car tu es encore malade.
Mais, comme si la douleur avait besoin de mystère et de solitude, Maria Clara, se voyant surprise, cessa peu à peu de soupirer, sécha ses yeux sans dire un mot, sans rien répondre à sa tante.
Celle-ci poursuivit sa lecture mais, comme la plainte de son public avait cessé, elle perdit son enthousiasme; les derniers commandements lui donnèrent sommeil et la firent bâiller, ce qui interrompit le monotone nasillement.
—Il faut l’avoir vu pour le croire! pensait la bonne vieille; cette enfant pèche comme un soldat contre les cinq premiers commandements et du sixième au dixième, pas un péché véniel; c’est le contraire de nous toutes! On voit de drôles de choses maintenant.
Et elle alluma un grand cierge à la Vierge d’Antipolo et deux autres plus petits à Notre-Dame du Rosaire et à Notre-Dame del Pilar, prenant bien soin de décrocher et de mettre dans un coin un crucifix d’ivoire pour lui donner à entendre que les cierges ne brûlaient pas pour lui. La Vierge de Delaroche fut également exclue de cette illumination; c’était une étrangère inconnue et la tante Isabel n’avait pas encore entendu dire qu’elle eût fait aucun miracle.
Nous ignorons ce qui se passa pendant la confession qui se fit le soir; nous respectons ces secrets. Elle fut longue et la tante, qui de loin veillait sur sa nièce, put remarquer que, au lieu de tendre l’oreille aux paroles de la malade, le curé au contraire avait la figure tournée vers elle; on aurait dit qu’il voulait deviner les pensées de la jeune fille ou les lire dans ses beaux yeux.
Pâle, les lèvres serrées, le P. Salvi sortit de l’appartement. A voir son front obscurci et couvert de sueur on aurait dit que c’était lui qui s’était confessé et que l’absolution lui avait été refusée.
—Jésus, Marie, Joseph! dit la tante en se signant pour chasser une mauvaise pensée; qui peut comprendre les jeunes filles d’à présent?
XLV
Les persécutés
A la faveur de la faible clarté que diffuse la lune à travers les épaisses frondaisons des grands arbres, un homme vague par le bois; son pas est lent mais assuré. De temps en temps, comme pour s’orienter, il siffle un air particulier auquel, de loin, un autre sifflement répond par le même air. L’homme attentif écoute, puis poursuit sa route vers le côté d’où partent ces sons lointains.
Enfin, après avoir lutté contre les multiples obstacles qu’oppose une forêt vierge à la marche de l’homme, surtout la nuit, il arrive à une petite clairière baignée par la lumière de la lune en son premier quartier. Des roches élevées, couronnées d’arbres, s’érigent à l’entour formant comme un amphithéâtre en ruines; d’autres arbres récemment coupés, des troncs encore carbonisés gisent au milieu, confondus avec d’énormes rocs que la nature recouvre à demi de son vert manteau.
A peine l’inconnu entrait-il dans la clairière qu’une autre forme humaine, sortant prudemment de derrière un grand rocher, s’avança un revolver à la main.
—Qui es-tu? demanda-t-elle en tagal, d’une voix impérieuse en armant le chien de son arme.
—Le vieux Pablo est-il parmi vous? répondit l’arrivant d’une voix tranquille, sans déférer à la question qui lui était posée, sans paraître intimidé.
—Tu parles du capitaine? Oui, il est là.
—Dis-lui alors qu’Elias le cherche.
—Vous êtes Elias? demanda l’autre avec un certain respect; et il s’approcha, sans pour cela cesser de tenir son revolver prêt à faire feu; eh bien!... venez.
Elias le suivit.
Ils pénétrèrent dans une sorte de caverne qui se creusait dans les profondeurs de la terre. Le guide, qui connaissait le chemin, avertissait le pilote quand il fallait descendre, s’incliner ou se traîner couché; cependant le trajet ne dura pas longtemps; ils arrivèrent à une espèce de salle, éclairée misérablement par des torches de goudron où, les uns assis, les autres couchés, douze ou quinze individus armés, sales, déchirés, sinistres, causaient tout bas entre eux. Les coudes appuyés sur une pierre faisant l’office de table, un vieillard, la physionomie triste, la tête enveloppée d’un bandeau sanglant, contemplait cette lumière qui répandait tant de fumée pour si peu de clarté; si nous ne reconnaissions pas l’endroit pour une caverne de tulisanes, le désespoir qui se peignait sur la figure du vieillard nous aurait fait croire que c’était la Tour de la Faim, la veille du jour où Ugolin dévora ses enfants.
Lorsque Elias arriva avec son guide, les hommes furent pour se lever, mais un signe de leur camarade les tranquillisa, ils se contentèrent d’examiner le pilote qui était complètement désarmé.
Le vieillard tourna lentement la tête et aperçut Elias qui restait debout, grave, la tête découverte, plein de tristesse, le cœur ému.
—C’était donc toi? demanda le vieux chef, dont le regard, en reconnaissant le jeune homme s’anima quelque peu.
—En quel état vous trouvai-je? murmura Elias à mi-voix et remuant la tête.
Le vieillard baissa la tête en silence, fît un signe aux hommes qui se levèrent et s’éloignèrent, non sans mesurer des yeux la taille et les muscles du pilote.
—Oui! dit le vieillard à Elias lorsqu’ils se trouvèrent seuls; il y a six mois lorsque je te donnai l’hospitalité chez moi, c’était moi qui avais pitié de toi; maintenant le sort a changé, c’est à toi de me plaindre. Mais assieds-toi et dis-moi comment tu as fait pour arriver jusqu’ici.
—Il y a quinze jours qu’on m’a parlé de votre malheur, répondit le jeune homme lentement et à voix basse, regardant vers la lumière; je me suis mis aussitôt en route, vous cherchant de montagne en montagne; j’ai parcouru presque deux provinces.
—Pour ne pas verser le sang innocent, j’ai dû fuir; mes ennemis craignaient de se présenter et je ne voyais jamais devant moi que quelques malheureux ne m’ayant pas fait le moindre mal.
Après une courte pause, pendant laquelle il s’efforça de lire sur le visage sombre du vieillard les pensées qui s’y peignaient, Elias reprit:
—Je suis venu vous soumettre une proposition. Après avoir inutilement recherché quelque reste de la famille qui a causé le malheur de la mienne, je me suis décidé à quitter la province où je vivais pour émigrer vers le Nord et me fixer là, parmi les tribus infidèles et indépendantes. Voulez-vous abandonner la vie que vous commencez et venir avec moi? Je serai votre fils, puisque vous avez perdu vos enfants et que je n’ai plus de famille, je retrouverai en vous un père à aimer et à servir.
Le vieillard remua la tête en signe de refus.
—A mon âge, dit-il, quand on a pris une résolution désespérée c’est qu’on n’en peut plus prendre d’autre. Quand un homme comme moi, qui a passé sa jeunesse et son âge mûr à travailler pour assurer son avenir et celui de ses enfants, qui s’est toujours soumis à toutes les volontés de ses supérieurs, dont la conscience est nette, qui a tout subi pour vivre en paix, pour s’assurer toute la tranquillité possible, quand cet homme, arrivé à un âge où le temps a refroidi l’ardeur de son sang, presque sur le bord de la tombe, renonce à tout son passé, à tout ce qu’il croyait devoir être le bonheur de ses derniers jours, c’est parce qu’après mûre réflexion il a jugé que la paix n’existe pas, qu’elle n’est pas le suprême bien! Pourquoi traîner sur une terre étrangère de misérables jours? J’avais deux fils, une fille, un foyer, une fortune; je jouissais de la considération, du respect de tous; maintenant je suis comme un arbre dépouillé de ses branches nu et désolé, comme un fauve dans la forêt, j’erre fugitif sentant derrière moi la meute et le chasseur, et tout cela, pourquoi? Parce qu’un homme a déshonoré ma fille, parce que mes fils ont voulu demander raison de son infamie à cet homme, placé au dessus des autres par le titre de ministre de Dieu. Eh bien! moi, père, moi, déshonoré dans ma vieillesse, j’ai pardonné l’injure, je me suis montré indulgent pour les passions de la jeunesse et les faiblesses de la chair; et puis, le mal était irréparable, que pouvais-je, que devais-je faire, sinon me taire et sauver tout ce qui pouvait être sauvé? Mais lui, le criminel, a eu peur d’une vengeance plus ou moins prochaine, il a cherché la perte de mes fils. Savez-vous ce qu’il a fait? Non? Savez-vous que l’on a simulé un vol au couvent et que l’on impliqua un de mes fils dans le procès? L’autre étant absent ne put être inquiété. Vous imaginez-vous les tortures auxquelles il fut soumis? Oui, n’est-ce pas, elles sont en usage dans tous les pueblos. Eh bien! j’ai vu mon fils pendu par les cheveux, j’ai entendu ses cris, ses appels, mon nom, et moi, lâche, ne voulant point compromettre la paix de mon existence, je n’ai su ni tuer ni mourir! Le vol ne put être prouvé, la calomnie se révéla, le curé fut puni, changé de pueblo, mais mon pauvre enfant mourut de ses blessures.
Alors ils eurent peur de mon autre fils qu’ils savaient moins couard que moi; ils craignirent en lui le bourreau qui vengerait la mort de son frère! comme il avait oublié de se munir d’une cédule de domicile, on saisit ce prétexte pour le faire arrêter par la garde civile, il fut maltraité, excité, et à force d’injures et de mauvais traitements, acculé au suicide! Et moi j’ai survécu à tant de honte! mais si le courage du père m’a manqué pour défendre mes fils, il me reste un cœur pour me venger et je me vengerai! Les mécontents se sont réunis sous mon commandement, mes ennemis par leurs exactions renforcent ma troupe chaque jour, le jour où je me trouverai assez fort je descendrai dans la plaine et j’éteindrai dans le feu ma vengeance et ma vie! Oui, ce jour viendra ou il n’y a pas de Dieu1!
Le vieillard se leva nerveux, et le regard scintillant, la voix caverneuse, il ajouta en arrachant ses longs cheveux:
—Malédiction, malédiction sur moi qui ai contenu la main vengeresse de mes fils; c’est moi qui les ai assassinés! Si j’avais laissé mourir le coupable, j’aurais au moins pu croire à la justice de Dieu et à celle des hommes et mes fils seraient encore là, à mes côtés, fugitifs sans doute, mais je les aurais et ils ne seraient pas morts dans les supplices! Je n’étais pas né pour être père, c’est pour cela que je ne les ai plus! Malédiction sur moi qui malgré mon âge n’avais pas, avec les années, appris à connaître le milieu dans lequel je vivais! Mais par le feu, par le sang et par ma propre mort je saurai les venger!
Dans l’excès de sa douleur le malheureux père avait arraché son bandage et rouvert la blessure de son front, d’où jaillit un filet de sang.
—Je respecte votre douleur, reprit Elias, et comprends votre vengeance; moi aussi, comme vous, j’ai une haine à assouvir et cependant, par crainte de frapper un innocent, je préfère oublier la cause de mes malheurs.
—Tu peux oublier, toi, tu es jeune, tu n’as perdu ni un fils ni l’espérance dernière! Moi non plus, je te le jure, je ne frapperai pas un innocent. Vois-tu cette blessure? Je me la suis laissé faire pour ne pas blesser un pauvre cuadrillero qui accomplissait son devoir.
—Mais, dit Elias après un moment de silence, voyez quel épouvantable incendie vous allez allumer dans notre malheureux pays. Si, de votre propre main, vous satisfaites votre vengeance, vos ennemis prendront de terribles représailles, non contre vous, non contre ceux qui ont des armes, mais contre le peuple qui, selon l’habitude, restera le seul accusé. Que d’injustices s’en suivront!
—Que chacun, que le peuple apprenne à se défendre!
—Vous savez bien que ce n’est pas possible! Ecoutez, je vous ai connu autrefois, quand vous étiez heureux, alors vous me donniez de sages conseils; me permettrez-vous...
Le vieillard se croisa les bras et parut attendre.
—Señor, continua Elias en pesant chacune de ses paroles, j’ai eu le bonheur de rendre un grand service à un jeune homme riche, au cœur bon, noble, voulant le bien de son pays. Qu’il ait des relations à Madrid, on le dit, mais je l’ignore; ce que je puis vous assurer, c’est qu’il est des amis du capitaine général. Que diriez-vous si nous l’intéressions à la cause des malheureux, si nous en faisions le porte-voix des plaintes du peuple?
Le vieillard secoua la tête:
—Il est riche, dites-vous? Les riches ne pensent qu’à accroître leurs richesses; l’orgueil, le désir de paraître les aveugle, et, comme d’ordinaire leur vie est facile, surtout lorsqu’ils ont des amis puissants, il n’en est pas un qui veuille risquer de compromettre son repos pour venir en aide à ceux qui souffrent. Je le sais moi qui fus riche!
—Celui dont je vous parle ne ressemble point aux autres; c’est un fils qui a été insulté dans la mémoire de son père, c’est un jeune homme qui, devant se marier avant peu, songe à l’avenir, à un avenir qu’il veut beau pour ses enfants.
—Alors c’est un homme qui va être heureux; notre cause n’est pas celle des gens heureux.
—Non, mais c’est celle des hommes de cœur!
—Soit, reprit le vieillard en s’asseyant; je suppose qu’il consente à être notre porte-parole même auprès du capitaine général, je suppose qu’il trouve à Madrid des députés qui plaident pour nous, croyez-vous qu’on nous fera justice?
—Essayons, avant de recourir aux mesures sanglantes, répondit Elias. Cela doit vous surprendre que moi, autre persécuté, jeune et robuste, je vous propose, à vous, vieux et faible, des moyens pacifiques! C’est que je les ai vues si nombreuses les misères dont nous sommes la cause aussi bien que nos tyrans; ce sont toujours les désarmés qui paient.
—Et si nos démarches n’aboutissent à aucun résultat!
—Il y aura toujours un résultat, croyez-moi; tous les gouvernants ne sont pas injustes. Mais si l’on ne nous écoutait pas, si l’on dédaignait notre plainte, si les puissants restaient sourds à la douleur de leurs semblables, je serais le premier à me tenir à vos ordres!
Rempli d’enthousiasme, le vieillard embrassa le jeune homme.
—J’accepte ta proposition, Elias; je sais que tu tiendras ta parole. Tu viendras à moi et je t’aiderai à venger tes parents comme tu m’aideras à venger mes fils, mes fils qui étaient jeunes, fiers et braves comme toi!
—En attendant, señor, vous éviterez, toute action violente.
—Tu exprimeras les plaintes du peuple, tu les connais. Quand saurai-je la réponse?
—Dans quatre jours, envoyez-moi un homme à la plage de San Diego, je lui dirai la décision de la personne sur qui je compte... Si elle accepte, on nous fera justice; sinon, je serai le premier qui tombera dans la lutte que nous entreprendrons.
—Elias ne mourra pas, Elias sera le chef, quand le Capitan Pablo sera tombé satisfait dans sa vengeance, dit le vieillard.
Et lui-même accompagna le pilote jusqu’à ce qu’il fût sorti de la caverne.
1 Tanauan ou Pateros?—N. de l’Ed. esp. Pateros, village renommée pour l’élevage des canards (pateros).—N. des T.