Au Pays des Moines (Noli me Tangere)
XLVI
La gallera
Pour sanctifier l’après-midi du dimanche, en Espagne, on va d’ordinaire à la plaza de toros; aux Philippines, on se rend à la gallera. Les combats de coqs, introduits dans le pays il y a environ un siècle, sont aujourd’hui un des vices du peuple; les Chinois se passeraient plus facilement d’opium que les Philippins de ce jeu sanglant.
Le pauvre, désireux de gagner de l’argent sans travailler, y va risquer le peu qu’il a, le riche y recherche une distraction au prix de l’argent que lui laissent les festins et les messes d’actions de grâce; l’éducation de son coq lui coûte d’ailleurs beaucoup de soins, plus peut-être que celle de son fils.
Puisque le gouvernement le permet et même le recommande presque, en ordonnant que le spectacle ne se donnera que sur les places publiques, aux jours de fête (afin que tout le monde puisse le voir et que l’exemple entraîne les hésitants), après la grand’messe jusqu’au crépuscule (pendant huit heures!) nous allons nous aussi assister à ce jeu, certains d’y retrouver quelques personnes de connaissance.
La gallera de San Diego ne se différencie de celles que l’on voit dans les autres pueblos que par quelques détails. Elle est divisée en trois compartiments. D’abord l’entrée: c’est un rectangle d’environ vingt mètres de long sur quatorze de large; sur un côté s’ouvre une porte d’ordinaire gardée par une femme chargée de recouvrer le sa pintû, c’est-à-dire le droit d’entrée. De ce droit que chacun verse le Gouvernement prend une part qui lui rapporte en tout quelques centaines de milliers de pesos par an: on dit que cet argent, dont le vice paye sa liberté, sert à élever de magnifiques écoles, à jeter des ponts, à tracer des routes, à instituer des prix pour encourager l’agriculture et l’industrie... béni soit le vice qui produit de si heureux résultats!—Dans cette première enceinte se tiennent les vendeuses de buyo, de cigares, de pâtisseries et de comestibles, etc.; y pullulent également les enfants amenés par leurs pères ou par leurs oncles et par eux soigneusement initiés à tous les secrets de la vie.
Ce compartiment communique avec un autre, de proportions légèrement plus grandes, une sorte de foyer où se réunit le public avant les soltadas1. Là se trouve la plus grande partie des coqs, retenus au sol par une corde attachée à un piquet fait d’un os ou d’une branche de palma brava2, là se réunissent les brelandiers, les aficionados3, l’homme expert à attacher la navaja, là se passent les contrats, se méditent les coups à faire, se sollicitent les emprunts, on y maudit, on y jure, on y rit aux éclats; celui-ci caresse son coq, passant la main sur le brillant plumage, celui-là examine et compte les écailles des pattes; dans ce groupe on rappelle les hauts faits des héros; voyez celui-ci qui, la colère au front, la rage au cœur, emporte suspendu par les pieds un cadavre déplumé: l’animal qui pendant des mois a été le favori, choyé, soigné nuit et jour, sur qui se fondaient tant de brillants espoirs n’est plus qu’un cadavre et va, pour une peseta, être vendu à quelque ménagère qui l’assaisonnera de gingembre et en fera ce soir même la pièce capitale de quelque succulent ragoût: Sic transit gloria mundi. Le décavé s’en retourne chez lui où l’attendent la femme inquiète et les enfants déguenillés; il a perdu à la fois son coq et son pécule. De tout ce rêve doré, de tous ces soins prodigués pendant de longs mois depuis l’aube du jour jusqu’à l’heure où le soleil se cache, de toutes ces fatigues, de tous ces travaux, il lui reste une peseta: toute cette fumée n’a laissé que cette pincée de cendres.—Là, dans ce foyer, le moins intelligent discute, le plus irréfléchi examine consciencieusement la matière, pèse, retourne, étend les ailes, palpe les muscles. Les uns sont vêtus avec élégance, suivis et entourés de tous les partisans de leurs coqs; les autres, sales, le stigmate du vice marqué sur leur face-flétrie, suivent anxieux les mouvements des riches et attendent aux aguets, car la bourse peut se vider, la passion reste; là, pas de visage qui ne soit animé; là, le Philippin n’est ni indolent, ni apathique, ni silencieux; tout y est mouvement, passion, activité; on dirait que tous sont dévorés d’une soif qu’avive encore une eau fangeuse.
De cette enceinte on passe dans l’arène que l’on nomme Rueda4. Le plancher, entouré de bambous, est plus élevé que celui des deux autres compartiments. A la partie supérieure, touchant presque au toit, sont les gradins sur lesquels prennent place les spectateurs qui sont en même temps les joueurs. Pendant le combat ces gradins se remplissent d’hommes et d’enfants qui crient, hurlent, jurent, se disputent: presque aucune femme ne se risque jusque-là. Dans la Rueda même se tiennent les gros messieurs, les riches, les joueurs fameux, le contratista, le sentenciador. Sur le sol, parfaitement damé, luttent les volatiles; c’est de là que le Destin distribue aux familles le rire ou les larmes, la faim ou les joyeux repas.
En entrant, nous pouvons reconnaître aussitôt le gobernadorcillo, Capitan Pablo, Capitan Basilio et aussi José, l’homme à la cicatrice, que nous avons vu si désolé de la mort de son frère.
Capitan Basilio s’approche d’un habitant du pueblo et lui demande:
—Sais-tu quel coq apporte Capitan Tiago?
—Je ne le sais pas, señor, ce matin on lui en a apporté deux, l’un est le lásak qui a gagné le talisain du consul.
—Crois-tu que mon búlik5 puisse lutter avec lui?
—Certainement; j’y mets ma maison et ma chemise!
Mais voici Capitan Tiago. Il est vêtu, comme les grands joueurs, d’une chemise de toile de Canton, d’un pantalon de laine et d’un chapeau de jipijapa6; il est suivi de deux domestiques dont l’un porte le fameux lásak et l’autre un coq blanc de taille colossale.
—Sinang m’a dit que Maria va de mieux en mieux, lui dit Capitan Basilio.
—Elle n’a plus de fièvre, mais elle est encore faible.
—Vous avez perdu hier soir?
—Un peu; je sais que vous avez gagné... je vais essayer de me rattraper.
—Voulez-vous jouer le lásak? demanda Capitan Basilio en regardant le coq qu’il demanda au domestique.
—Cela dépend, s’il y a pari.
—Combien mettez-vous?
—A moins de deux, je ne le joue pas.
—Avez-vous vu mon búlik? demanda Capitan Basilio, et il appela un homme qui apporta un petit coq.
Le Capitan Tiago l’examina et, après l’avoir pesé et analysé les écailles, le rendit.
—Combien mettez-vous? demanda-t-il.
—Ce que vous voudrez.
—Deux cinq cents?
—Trois?
—Trois.
—Pour la suivante.
Le chœur de curieux et de joueurs répandit la nouvelle du combat des deux célèbres coqs dont chacun avait son histoire et sa renommée conquérante. Tous veulent voir, examiner les deux célébrités; on émet des opinions, on prophétise...
Cependant les voix se font plus hautes, la confusion augmente, la Rueda est envahie, on se bouscule sur les gradins. Les soltadores apportent sur l’arène deux coqs, un blanc et un rouge, armés déjà, mais leurs navajas sont encore enfermées dans les gaînes. On entend de nombreux cris: le blanc! le blanc! par ci, par là quelque voix crie: le rouge! Le blanc était le llamado, le rouge le dejado7.
Parmi la multitude circulent des gardes civils; ils ne portent pas l’uniforme de ce corps émérite, mais cependant ils ne sont pas mis comme les paysans. Pantalon de guingon à frange rouge, chemise tachée de bleu par la blouse déteinte, bonnet de quartier, leur déguisement est ici en rapport avec leur conduite: ils parient tout en surveillant et troublent la paix qu’ils parlent de maintenir.
Tandis que l’on crie, que les mains s’agitent, remuant de la monnaie, faisant tinter les pièces; tandis que l’on cherche au fond des poches le dernier cuarto ou que, à son défaut, l’on veut engager sa parole, promettant de vendre le carabao, la prochaine récolte, etc., deux jeunes gens, paraissant être les deux frères, suivent les joueurs d’un œil envieux, s’approchent, murmurent de timides paroles que personne n’écoute, et de plus en plus sombres se regardent par instants avec colère et dépit. José les observe à la dérobée, sourit malignement, fait sonner des pesos d’argent, passe près des deux frères et regarde vers la Rueda en criant:
—Je paie cinquante, cinquante contre vingt pour le blanc!
Les deux frères échangent un regard.
—Je te l’avais dit, murmura le plus grand, je te l’avais dit de ne pas risquer tout l’argent; si tu m’avais écouté nous aurions maintenant pour mettre sur le rouge!
Le plus petit s’approcha timidement de José et lui toucha le bras:
—C’est toi? s’écria celui-ci en se retournant et feignant la surprise! ton frère accepte-t-il ma proposition ou viens-tu parier?
—Comment voulez-vous que nous puissions parier puisque nous avons tout perdu.
—Alors vous acceptez?
—Il ne veut pas! Si vous pouviez nous prêter quelque chose, puisque vous dites que vous nous connaissez...
José secoua la tête, tira sa chemise et reprit:
—Oui, je vous connais; vous êtes Társilo et Bruno, tous deux jeunes et forts. Je sais que votre vaillant père est mort des cent coups de bâton que lui ont donnés ces soldats; je sais que vous ne pensez pas à le venger...
—Ne vous mêlez pas de notre histoire, interrompit Társilo, l’aîné; cela porte malheur. Si nous n’avions pas une sœur, il y a longtemps que nous serions pendus!
—Pendus? On ne pend que les lâches, ceux qui n’ont ni argent ni protection. Et d’ailleurs, la montagne n’est pas si loin.
—Cent contre vingt, pour le blanc! cria quelqu’un en passant.
—Prêtez-nous quatre pesos ... trois ... deux, supplia le plus jeune; nous vous en rendrons le double; l’assaut va commencer.
José secoua de nouveau la tête.
—Tst! Cet argent n’est pas à moi, D. Crisóstomo me l’a donné pour ceux qui veulent le servir. Mais je vois que vous n’êtes pas comme votre père, il était courageux lui; que celui qui ne l’est pas ne cherche pas de diversions.
Et il s’éloigna d’eux, mais n’alla pas très loin.
—Acceptons, dit Bruno. Autant vaut être pendu que fusillé; nous autres pauvres ne servons guère à autre chose.
—Tu as raison, mais je pense à notre sœur.
Cependant le cercle est évacué par la foule, le combat va commencer. Le silence s’établit peu à peu, les deux soltadores et l’expert attacheur de navajas restent seuls au milieu du cercle. A un signal du sentenciador celui-ci sort les éperons d’acier de leurs gaînes et les fines lames brillent, menaçantes.
Les deux frères, tristes, silencieux, s’approchent du cercle et regardent, le front appuyé contre la barrière. Un homme s’approche et leur souffle à l’oreille:
—Pare8! cent contre dix, je suis pour le blanc!
Társilo le regarde, l’air hébété. Bruno lui donne un coup de coude auquel il répond par un grognement.
Les soltadores tiennent les deux coqs avec une magistrale délicatesse, prenant garde de ne pas se blesser. Un silence solennel règne; on croirait que les assistants ne sont que d’horribles figures de cire. On approche les deux coqs l’un de l’autre, maintenant la tête du blanc pour qu’il soit piqué et s’excite, puis on recommence en faisant de même pour le rouge; dans tout duel les chances doivent être égales, qu’il se livre entre deux élégants de Paris ou entre deux coqs philippins9. Après les avoir placés face à face, on les rapproche encore l’un de l’autre afin que les pauvres volatiles sachent qui leur a arraché une petite plume et contre qui ils doivent lutter. Le plumage de leur cou se hérisse, ils se regardent fixement, des éclairs de colère s’échappent de leurs petits yeux ronds. Le moment est venu: on les dépose à terre à une certaine distance et le champ leur est laissé libre.
Lentement ils s’avancent. Leurs pas résonnent sur le sol; personne ne parle, personne ne respire. Baissant la tête puis la relevant comme se mesurant du regard, les deux coqs laissent entendre des gloussements, peut-être de menace, peut-être de mépris. Ils écartent leurs griffes, séparant la brillante lame qui lance des reflets froids et bleus; le péril les anime, ils marchent décidés l’un vers l’autre; mais à un pas de distance ils s’arrêtent, hérissent de nouveau leurs plumes. Leur petit cerveau est inondé de sang, l’éclair jaillit de leurs yeux, courageusement ils s’élancent, se choquent, bec contre bec, poitrine contre poitrine, aile contre aile, acier contre acier: les coups ont été parés avec maestria, seules quelques plumes sont tombées. De nouveau ils se mesurent; de nouveau le blanc vole, s’élève, agitant la meurtrière navaja, mais le rouge a plié les jambes, baissé la tête, le blanc n’a frappé que l’air, mais au moment où il revient à terre, évitant d’être blessé aux épaules, il se retourne rapidement et fait front. Le rouge l’attaque avec furie, il se défend avec calme, s’affirmant le digne favori du public. Tous émus, anxieux, suivent les péripéties du combat, le silence n’est troublé que par quelque rare cri, poussé involontairement. Le sol se couvre de plumes rouges et blanches, teintes de sang; mais ce n’est pas au premier sang qu’est le duel; le Philippin suivant en cela les règles édictées par le gouvernement veut qu’il ne cesse que par la mort ou la fuite de l’un des combattants. Le sang arrose donc le sol, les coups diminuent de force, mais la victoire reste encore indécise. Enfin, tentant un suprême effort, le blanc s’élance pour donner le dernier coup, sa navaja s’enfonce dans l’aile du rouge et s’engage entre les os; mais lui-même a été blessé à la poitrine et tous deux, sanglants, exténués, haletants, cloués l’un à l’autre, restent immobiles jusqu’à ce que le blanc tombe, rendant le sang par le bec, remuant les pattes un instant et meure; le rouge, maintenu par l’aile, reste à son côté, s’affaisse peu à peu et ferme lentement les yeux.
Le sentenciador, d’accord avec ce que prescrit le gouvernement, proclame vainqueur le rouge; un hurlement sauvage salue la sentence, hurlement prolongé, uniforme, qui s’entend par tout le pueblo. Qui l’entend de loin comprend alors que c’est le dejado (outsider) qui a gagné, sans quoi le tumulte durerait moins longtemps. Il en est de même parmi les nations; lorsqu’une petite a réussi à remporter une victoire sur une grande, elle la chante et la raconte pendant des siècles et des siècles.
—Vois-tu? dit Bruno à son frère avec dépit, si tu m’avais écouté, nous aurions maintenant cent pesos, par ta faute nous sommes sans un cuarto.
Társilo ne répondit pas, mais regarda autour de lui comme s’il cherchait quelqu’un.
—Il est là, il parle avec Pedro, ajouta Bruno; il lui donne de l’argent, beaucoup d’argent!
En effet, José comptait des pièces d’argent dans la main du mari de Sisa. Ils échangèrent encore quelques mots en secret puis se séparèrent, paraissant tous deux satisfaits.
—Pedro aura accepté ses conditions; c’est à cela que tu es aussi décidé! soupira Bruno.
Társilo restait sombre et pensif; avec la manche de sa chemise il essuyait la sueur qui perlait à son front.
—Frère, dit Bruno, j’y vais si tu ne te décides pas; la ley10 continue, le lásak doit gagner et nous ne devons laisser perdre aucune occasion. Je veux parier à la prochaine soltada; qui donne le plus? C’est dit, nous vengerons le père.
—Attends! lui dit Társilo qui le regarda fixement dans les yeux—tous deux étaient pâles;—je vais avec toi, tu as raison: nous vengerons le père.
Il s’arrêta cependant et de nouveau s’essuya le front.
—Qu’attends-tu? demanda Bruno impatient.
—Sais-tu quelle est la soltada qui suit? vaut-elle la peine?...
—Comment! tu n’as pas entendu? Le búlik de Capitan Basilio contre le lásak dé Capitan Tiago; selon la loi du jeu c’est le lásak qui doit gagner.
—Ah, le lásak! moi aussi je parierais... mais assurons-nous en d’abord.
Bruno fit un geste d’impatience, mais suivit son frère; celui-ci examina bien le coq, l’analysa, réfléchit, posa quelques questions; le malheureux avait des doutes; Bruno nerveux le regardait avec colère.
—Mais, ne vois-tu pas cette large écaille ici, près de l’éperon? et ces pattes? que veux-tu de plus? Regarde ces jambes, étends ces ailes! Et cette écaille qui prend sur cette large là, vois, elle est double!
Társilio ne l’entendait pas, il continuait son examen de l’animal; le bruit de l’or et de l’argent arrivait à ses oreilles.
—Voyons maintenant le búlik, dit-il d’une voix étouffée.
Bruno tapa du pied d’impatience et grinça des dents, mais obéit à son frère.
Ils s’approchèrent de l’autre groupe. Là, on armait le coq, on choisissait les navajas, l’attacheur préparait la soie rouge, l’enduisait de cire et la frottait à diverses reprises.
Társilo enveloppa l’animal d’un regard sombre; il lui semblait qu’il ne voyait pas le coq, mais autre chose dans l’avenir. Il se passa la main sur le front et, d’une voix sourde, interrogea son frère.
—Es-tu disposé?
—Moi? il y a longtemps; sans avoir besoin de les voir!
—Est-ce que... notre pauvre sœur...
—Bah! Ne t’a-t-on pas dit que le chef est D. Crisóstomo? ne l’as-tu pas vu passer avec le capitaine général? Quel péril courons-nous?
—Et si nous mourons?
—Notre pauvre père n’est-il pas mort d’avoir reçu des coups de bâton?
—Tu as raison.
Les deux frères cherchèrent José parmi les groupes.
Mais aussitôt l’hésitation reprit Társilo.
—Non! allons-nous en d’ici, nous allons nous perdre! s’écria-t-il.
—Va-t’en si tu veux, j’accepte!
—Bruno!
Malheureusement un homme s’approcha et leur dit:
—Vous pariez? Je suis pour le búlik.
Les deux frères ne répondirent point.
—Je paye!
—Combien? demanda Bruno.
L’homme compta ses pièces de quatre pesos. Bruno le regardait sans respirer.
—J’en ai deux cents; cinquante contre quarante!
—Non! dit Bruno résolu; mettez...
—Bon! cinquante contre trente!
—Doublez si vous voulez!
—Bien! le búlik est à mon patron et je viens de gagner; cent contre soixante.
—Entendu! Attendez que j’aille chercher l’argent.
—Mais je serai dépositaire, dit l’autre à qui la mine de Bruno n’inspirait guère confiance.
—Cela m’est égal, répondit celui-ci se fiant à la force de ses poings.
Et se retournant vers son frère, il lui dit:
—Va-t’en si tu veux, moi je reste.
Társilo réfléchit: il aimait Bruno et le jeu; il ne pouvait laisser seul son cadet.—Soit! murmura-t-il.
Ils vinrent vers José: celui-ci sourit en les voyant.
—Oncle! dit Társilo.
—Qu’y a-t-il?
—Combien donnes-tu?
—Je vous l’ai déjà dit: si vous vous chargez d’en chercher d’autres pour surprendre le quartier, je vous donne trente pesos à chacun et dix à chaque compagnon. Si tout réussit bien, chacun en recevra cent et vous le double: D. Crisóstomo est riche!
—Accepté! s’écria Bruno; donne l’argent.
—Je savais bien que vous étiez vaillants comme votre père! Venez par ici, que ceux qui l’ont tué ne nous entendent pas! dit José en leur montrant les gardes civils.
Et, les emmenant dans un coin, il ajouta en leur comptant l’argent:
—Demain D. Crisóstomo arrive; il apporte des armes. Après-demain soir, vers huit heures, allez au cimetière et là je vous transmettrai ses dernières instructions. Vous avez le temps de chercher des compagnons.
Il s’en alla. Les deux frères paraissaient avoir changé de rôle: Társilo était tranquille, Bruno pâle.
1 Du verbe soltar, lâcher.—N. des T.
2 Corypha minor.—N. des T.
3 Les habitués, les fervents.—N. des T.
4 Rueda, roue, cercle.—N. des T.
5 Lasak, coq blanc et rouge, talisain, coq de couleurs criardes. Bûlik, coq blanc et noir.—N. des T.
6 En Europe, ces chapeaux portent le nom de Panama.—N. des T.
7 Le favori et le délaissé (outsider).—N. des T.
8 Abréviatif de compadre, compère.—N. des T.
9 Le texte porte: entre galos parisienses lo mismo que entre gallos filipinos. Le jeu de mots sur galos (Gaulois, Français) et gallos (coqs) est intraduisible.—N. des T.
10 Partie.—N. des T.
XLVII
Les deux dames
Tandis que Capitan Tiago jouait son lásak, Da. Victorina se promenait à travers le pueblo pour voir ce qu’étaient les maisons et les cultures des indolents Indiens. Elle s’était habillée le plus élégamment qu’elle avait pu, ornant sa robe de soie de tous ses rubans et de toutes ses fleurs afin d’en imposer aux provinciaux et de leur montrer quelle distance les séparait de sa personne sacrée; donnant le bras à son mari boiteux elle se pavanait par les rues du pueblo à la grande stupéfaction des habitants. Le cousin Linares était resté à la maison.
—Quelles vilaines maisons ont donc ces Indiens! commença Da. Victorina en faisant la moue; je ne sais comment on peut y habiter, il faut être indien! Qu’ils sont donc mal élevés et orgueilleux! Ils passent à côté de nous sans se découvrir! Frappe sur leur chapeau comme font les curés et les lieutenants de la garde civile; enseigne-leur la politesse.
—Et, s’ils me battent? demanda le Dr. de Espadaña.
—N’es-tu pas un homme?
—Oui, mais... mais je suis boiteux!
Da. Victorina devenait de mauvaise humeur; les rues n’avaient pas de trottoir, la poussière salissait la queue de sa robe. Des jeunes filles passaient près d’elle qui baissaient les yeux et n’admiraient point comme elles le devaient sa luxueuse toilette. Le cocher de Sinang qui la conduisait avec sa cousine dans un élégant tres-por-ciento1! eut l’audace de lui crier: tabi2! d’une voix si imposante qu’elle dut se ranger:—Regarde cette brute de cocher, protesta-t-elle. Je vais dire à son maître qu’il ait à mieux éduquer ses domestiques.
Puis elle ordonna.
—Allons-nous en!
Son mari, craignant un orage, tourna sur ses talons et obéit au commandement.
Ils se rencontrèrent avec l’alférez; on se salua. Le mécontentement de Da. Victorina s’en accrut encore car, non seulement le militaire ne lui avait adressé aucun compliment sur son costume, mais elle avait cru remarquer qu’il l’avait regardée presque avec moquerie.
—Tu ne devais pas donner la main à un simple alférez, dit-elle à son mari, lorsque l’officier se fut éloigné; à peine s’il a touché son casque et toi tu as retiré ton chapeau; tu ne sais pas garder ton rang!
—I... ici, c’est lui le chef!
—Que nous importe? sommes-nous indiens par hasard?
—Tu as raison! répondit D. Tiburcio qui ne voulait pas se disputer.
Ils passèrent devant le quartier. Da. Consolacion était à la fenêtre, comme d’ordinaire, vêtue de flanelle et fumant son puro. Comme la maison était basse les deux dames se regardèrent et Da. Victorina la distingua très bien; la Muse de la Garde Civile l’examina de pied en cap, puis avançant la lèvre inférieure, elle cracha en tournant la tête d’un autre côté. Cette affectation de mépris mit à bout la patience de la doctoresse qui, laissant son mari sans appui, vint, tremblante de colère, impuissante à articuler une parole, se placer devant la fenêtre de l’alféreza. Da. Consolacion retourna lentement la tête, regarda son antagoniste avec le plus grand calme et, de nouveau, cracha à terre avec le plus grand dédain.
—Qu’avez-vous, Doña? demanda-t-elle.
—Pourriez-vous me dire, señora, pourquoi vous me dévisagez de cette façon? Etes-vous jalouse? put enfin dire Da. Victorina.
—Moi, jalouse, et de vous? répondit nonchalamment la Méduse; oui, je suis jalouse de vos frisures!
—Allons, vous! intervint le docteur; ne fais pas c... cas de ces sot... sottises!
—Laisse-moi, il faut que je lui donne une leçon à cette éhontée! répondit la doctoresse en bousculant son mari qui manqua d’embrasser la terre.
—Faites attention à qui vous parlez! dit-elle en se retournant vers Da. Consolacion. Ne croyez pas que je sois une provinciale ni une femme à soldats! Chez moi, à Manille, les alféreces n’entrent pas; ils attendent à la porte.
—Holà, Excellentissime Señora Puput! les alféreces n’entrent pas, mais vous recevez les invalides, comme celui-ci! ah! ah! ah!
Si elle avait été moins fardée on aurait vu rougir Da. Victorina; elle voulut se précipiter vers son ennemie, mais la sentinelle l’arrêta. La rue se remplissait de curieux.
—Sachez que je m’abaisse en parlant avec vous; les personnes de catégorie comme moi ne doivent pas... Voulez-vous laver mon linge, je vous paierai bien! Croyez-vous que je ne sache pas que vous êtes une blanchisseuse!
Da. Consolacion se redressa furieuse; être appelée blanchisseuse l’avait blessée:
—Croyez-vous que nous ne sachions pas qui vous êtes? Allez, mon mari me l’a dit! Señora, moi au moins je n’ai jamais appartenu qu’à un seul homme, mais vous? Il faut mourir de faim pour s’embarrasser du reste, du rebut de tout le monde.
Le coup atteignit Da. Victorina en pleine poitrine; elle se retroussa, ferma les poings et hurla:
—Descendez donc, vieille truie, que je casse cette figure malpropre! Maîtresse de tout un bataillon, prostituée de naissance!
Rapidement la Méduse disparut de la fenêtre; plus rapidement encore on la vit descendre en courant, agitant le terrible fouet de son mari.
D. Tiburcio, suppliant, s’interposa, mais il n’aurait pas empêché le combat si l’alférez n’était arrivé.
—Eh bien, señoras... D. Tiburcio!
—Donnez un peu plus d’éducation à votre femme, achetez-lui de plus beaux costumes et, si vous n’avez pas d’argent, volez-en à ceux du pueblo, vous avez des soldats pour cela! criait Da. Victorina.
—Je suis là, señora! pourquoi ne me cassez-vous pas la figure? Vous n’avez donc que de la langue et de la salive, Doña Excelencias!
—Señora! s’écria l’alférez furieux! vous êtes heureuse que je me souvienne que vous êtes une femme, car sinon je vous crèverais à coups de pied avec toutes vos boucles et tous vos rubans!
—Se... señor alférez!
—Allez, charlatan! Vous ne portez pas de pantalons, Juan Lanas3!
S’armant l’une de paroles et de gestes, l’autre de cris, d’insultes et d’injures, elles se jetèrent à la tête tout ce qu’il y avait en elles de sale et de honteux, ce fut un fleuve d’ordures qui les inonda toutes deux. Tous quatre parlaient à la fois; dans cette multitude de mots, de nombreuses vérités se révélèrent au grand jour, mais en de tels termes que nous renonçons à les reproduire. S’ils n’entendaient pas tout, les curieux ne laissaient pas de se divertir beaucoup; ils attendaient la bataille. Malheureusement pour les amateurs de spectacle, le curé vint à passer qui rétablit la paix.
—Señores, señoras! quelle honte! Señor alférez!
—Que venez-vous faire ici, hypocrite, carliston?
—D. Tiburcio, emmenez votre femme! Señora, contenez votre langue!
—C’est à ces voleurs de pauvres que je parlais!
Peu à peu le dictionnaire d’épithètes sonores s’épuisa, les deux mégères éhontées ne trouvèrent plus rien à se dire et tout en se menaçant, en s’injuriant encore, les deux couples se séparèrent peu à peu. Fr. Salvi allait de l’un à l’autre, se prodiguant; si notre ami le correspondant avait été là!...
—Nous repartons aujourd’hui même pour Manille et nous nous présenterons au capitaine général! disait Da. Victorina furieuse à son mari. Tu n’es pas un homme!
—Mais... mais, femme, et les gardes? je suis boiteux!
—Tu dois le provoquer au sabre ou au pistolet, ou sinon... sinon...
Et elle regarda sa denture.
—Fille, je n’ai jamais manié...
Da. Victorina ne le laissa pas terminer. D’un mouvement sublime elle lui arracha son dentier, le jeta au milieu de la rue et l’écrasa sous ses pieds. Lui pleurant presque, elle le criblant de sarcasmes, ils arrivèrent à la maison de Capitan Tiago. En ce moment Linares causait avec Maria Clara, Sinang et Victoria et, comme il ne savait rien de la dispute, l’arrivée si brusque de ses cousins l’inquiéta. Maria Clara, qui était couchée sur un fauteuil garni d’oreillers et de couvertures, ne fut pas peu surprise de la nouvelle physionomie de son docteur.
—Cousin, dit Da. Victorina, tu vas aller provoquer l’alférez à l’instant même ou sinon...
—Pourquoi? demanda Linares étonné.
—Tu vas le provoquer immédiatement ou sinon je dis ici et à tout le monde qui tu es.
—Mais, Da. Victorina!
Les trois amies se regardèrent.
—Qu’en dis-tu? L’alférez nous a insultés, il a dit que tu étais ce que tu es! La vieille sorcière est descendue avec un fouet pour nous frapper et celui-ci, celui-ci s’est laissé insulter... un homme!
—Tiens! dit Sinang, on s’est battu et nous n’avons rien vu!
—L’alférez a brisé les dents du docteur! ajouta Victorina.
—Aujourd’hui même nous partons pour Manille; toi, tu vas rester ici pour le provoquer; sinon je dis à D. Santiago que ce que tu lui as raconté n’est qu’un mensonge, je lui dis...
—Mais, Da. Victorina, Da. Victorina! interrompit Linares tout pâle. Et, s’approchant d’elle, il ajouta à voix basse:
—Ne me faites pas souvenir... Ne soyez pas imprudente, surtout en ce moment.
Capitan Tiago entra; il revenait de la gallera, triste, soupirant: il avait perdu son lásak.
Il n’eut pas le temps de souffler; en peu de mots, mélangés de beaucoup d’insultes, Da. Victorina lui raconta ce qui s’était passé en s’efforçant, naturellement, de se mettre en bonne posture.
—Linares va le défier, entendez-vous? ou bien ne le laissez pas se marier avec votre fille, ne le permettez pas! S’il n’est pas courageux, il ne mérite pas Clarita.
—Comment, tu te maries avec ce señor? lui demanda Sinang dont les yeux rieurs se remplirent de larmes; je savais que tu étais discrète, mais je ne te croyais pas inconstante.
Maria Clara, pâle comme la cire, se mit sur son séant, ses grands yeux effarés regardèrent son père, Da. Victorina et Linares. Celui-ci rougit, Capitan Tiago baissa la tête, mais la doctoresse ajouta:
—Rappelle-toi bien ce que je te dis, Clarita, ne te marie jamais à un homme qui ne porte pas de pantalons; ce serait t’exposer à ce que tout le monde t’insulte, même les chiens.
La jeune fille ne lui répondit pas.
—Conduisez-moi à ma chambre, dit-elle à ses amies, je ne puis pas encore y aller seule.
Elles l’aidèrent à se lever, leurs bras ronds entourèrent sa ceinture et, sa tête marmoréenne appuyée sur l’épaule de la belle Victoria, la jeune fille regagna son alcôve.
Le soir même, les deux époux firent leurs paquets, présentèrent à Capitan Tiago leur compte, qui se montait à quelques milliers de pesetas, et le lendemain matin, à la première heure, ils partaient pour Manille dans la voiture de leur hôte. Quant au timide Linares, ils lui confiaient le rôle de vengeur.
XLVIII
L’énigme
Elles reviendront les noires hirondelles...
Gustavo A. Becquer.
Ainsi que José l’avait annoncé, Ibarra arriva le lendemain. Sa première visite fut pour la famille de Capitan Tiago; il espérait voir Maria Clara et lui annoncer que Son Illustrissime Grandeur l’avait réconcilié avec la Religion; il apportait pour le curé une lettre de recommandation, écrite de la main même de l’archevêque. La tante Isabelle, qui avait beaucoup d’affection pour le jeune homme et voyait avec plaisir son mariage avec sa nièce, en fut toute réjouie. Gapitan Tiago était sorti.
—Entrez, lui dit la tante en son mauvais castillan; Maria, D. Crisóstomo est rentré en grâce avec Dieu, l’archevêque l’a désexcommunié!
Mais le jeune homme ne put avancer, le sourire se gela sur ses lèvres, la parole s’enfuit de sa mémoire. Appuyé au balcon, debout, à côté de Maria Clara, était Linares; il faisait des bouquets avec les fleurs et les feuilles des plantes grimpantes; sur le sol gisaient des roses effeuillées et des sampagas; Maria Clara, couchée dans son fauteuil, pâle, pensive, le regard triste, jouait avec un éventail d’ivoire moins blanc que ses doigts effilés.
A la vue d’Ibarra, Linares blêmit et les joues de Maria Clara se teintèrent de carmin. Elle essaya de se lever mais, les forces lui manquant, elle baissa les yeux et laissa tomber son éventail.
Pendant quelques secondes régna un silence embarrassant. Enfin Ibarra put s’avancer et, tremblant, il murmura:
—J’arrive à l’instant, je suis accouru pour te voir... Je te trouve mieux que je ne le croyais.
On aurait dit que Maria Clara était devenue muette; les yeux toujours baissés elle ne répondit pas un mot.
Ibarra toisa Linares d’un regard que le timide jeune homme soutint avec hauteur.
—Allons, je vois que mon arrivée n’était pas attendue, reprit-il lentement. Pardonne-moi, Maria, de ne pas m’être fait annoncer, un autre jour je pourrai te donner des explications sur ma conduite... car nous nous verrons encore... sûrement!
Ces derniers mots furent accompagnés d’un regard à l’adresse de Linares. La jeune fille leva vers son fiancé ses beaux yeux, pleins de pureté et de mélancolie, si suppliants et si doux qu’Ibarra s’arrêta confus.
—Pourrai-je venir demain?
—Tu sais que pour moi tu es toujours le bienvenu, répondit-elle d’une voix faible.
Ibarra s’éloigna tranquille en apparence, mais une tempête agitait son cerveau, un froid intense glaçait son cœur. Ce qu’il venait de voir et de comprendre lui semblait incompréhensible: était-ce du doute, de l’oubli, une trahison?
—Oh, femme! murmura-t-il.
Sans s’en apercevoir, il était arrivé au terrain où se construisait l’école. Les travaux étaient très avancés; son mètre et son fil à plomb à la main, Nor Juan allait et venait au milieu des nombreux ouvriers. En voyant Ibarra, il courut à sa rencontre.
—D. Crisóstomo, lui dit-il, enfin vous voici! nous vous attendions tous; voyez où en sont les murs, ils ont déjà un mètre dix de haut; dans deux jours ils auront la hauteur d’un homme. Je ne me suis servi que de molave, de dungon, d’ipil, de langil; j’ai demandé du tindalo, du malatapay, du pino et du narra1 pour les œuvres mortes. Voulez-vous visiter les fondations?
Les travailleurs saluaient respectueux.
—Voici la canalisation que je me suis permis d’ajouter, disait señor Juan; ces canaux souterrains conduisent à une espèce de réservoir situé à trente pas. Ce réservoir donnera de quoi fumer le jardin; ceci n’avait pas été prévu par le plan. Vous n’approuvez pas...?
—Bien au contraire, je vous approuve et je vous félicite de votre idée. Vous êtes un véritable architecte; qui vous a appris?
—Moi-même, señor, répondit modestement le vieillard.
—Ah! que je n’oublie pas une chose assez importante: que ceux qui auraient des scrupules et qui craindraient de me parler sachent que je ne suis pas excommunié; l’Archevêque m’a invité à dîner.
—Ahl señor, nous ne faisons guère cas des excommunications! Excommuniés, mais nous le sommes tous, le P. Dámaso lui-même l’est aussi et cependant cela ne le fait pas maigrir.
—Que voulez-vous dire?
—Sans doute; l’an dernier il a donné un coup de bâton à un vicaire et les vicaires sont aussi prêtres que lui. Qui donc fait cas des excommunications?
Ibarra remarqua Elias parmi les travailleurs; celui-ci le salua comme les autres mais, d’un regard, lui fît comprendre qu’il avait à lui parler.
—Señor Juan, dit Ibarra, voulez-vous m’apporter la liste des travailleurs?
Le señor Juan disparut et Ibarra s’approcha d’Elias qui, seul, soulevait une grosse pierre et la chargeait sur un chariot.
—Si vous pouvez, señor, m’accorder quelques heures de conversation, nous nous promènerons ce soir, de bonne heure, sur les rives du lac et nous prendrons ma barque, car nous aurons à parler de choses graves.
Ibarra consentit d’un signe, Elias s’éloigna.
Le señor Juan apportait la liste; vainement D. Crisóstomo la parcourut: le nom d’Elias n’y figurait point.
1 Molave mucho, Vitex geniculata, Bl.; molave hembra (femelle), Vitex op. Dungon, Heritiera littoralis ou Heritiera sylvatica Vid. Ipil, Afzelia bijuga ou Eperua decandra, P. Bl., légumineuses. Langil, Mimosa lebbek (?), P. Bl. Tindalo ou balayon, Eperua rhomboidea, Bl. Malatapay, Diospyros embriópteris, Bl., Pino ou palo-pino, Pinus merkusii, Jungh et Vrieuse, Pinus insularis, Lindl. Narra colorada, bois rouge de grande dimension ressemblant à l’acajou, Pterocarpus Santalinus, L.; narra blanca ou arana, Pterocarpus pallidus, Bl.—N. des T.
XLIX
La voix des persécutés
Le soleil n’était pas encore couché lorsque, sur le bord du lac, Ibarra mit le pied dans la barque d’Elias. Le jeune homme paraissait contrarié.
—Pardonnez-moi, señor, dit Elias avec une certaine tristesse; pardonnez-moi de m’être permis de vous donner ce rendez-vous; je voulais vous parler librement et, ici, aucun témoin n’est à craindre; dans une heure nous pourrons être de retour.
—Vous vous trompez, ami Elias, répondit Ibarra s’efforçant de sourire; il vous faudra me conduire à ce pueblo dont nous voyons d’ici le clocher. La fatalité m’y oblige, je suis forcé de m’y rendre.
—La fatalité?
—Oui; figurez-vous qu’en venant je me suis rencontré avec l’alférez qui voulait absolument m’imposer sa compagnie; pensant à vous et sachant qu’il vous connaissait j’ai dû, pour l’éloigner, lui dire que je me rendais à ce pueblo où je devais rester toute la journée; il tient à venir m’y chercher demain soir.
—Je vous remercie de cette attention, répondit Elias du ton le plus naturel, mais vous auriez pu simplement lui dire que je vous accompagnerais.
—Comment? vous?
—Il ne m’aurait pas reconnu. Il ne m’a vu qu’une seule fois et je ne crois pas qu’il ait pensé à prendre mon signalement.
—C’est jouer de malheur! soupira Ibarra en pensant à Maria Clara. Qu’aviez-vous à me dire?
Elias regarda autour de lui. Déjà ils étaient loin de la rive; le soleil maintenant avait disparu derrière la crête des montagnes et comme, sous ces latitudes, le crépuscule dure peu, la nuit descendait rapidement, éclairée par le disque de la lune en son plein.
—Señor, répondit le pilote d’une voix grave; je suis le porte-parole de beaucoup de malheureux.
—Des malheureux? que voulez-vous dire?
En peu de mots, Elias le mit au courant de la conversation qu’il avait eue avec le chef des tulisanes, en omettant les doutes que le vieillard avait émis et les menaces qu’il avait proférées. Ibarra l’écouta avec attention mais, quand Elias eut terminé son rapport, il garda encore quelques instants le silence avant d’interroger.
—De sorte que l’on voudrait?...
—Des réformes radicales dans la force armée, dans le clergé, dans l’administration de la justice; en un mot on demande que le Gouvernement jette sur nous un regard paternel.
—Des réformes? dans quel sens?
—Par exemple: plus de respect pour la dignité humaine, plus de sécurité pour l’individu, moins de force à la force armée, moins de privilèges pour ce corps qui facilement en abuse.
—Elias, répondit le jeune homme, je ne sais rien de vous, mais je devine que vous n’êtes pas un homme vulgaire; vous pensez, vous travaillez autrement que personne en ce pays. Vous me comprendrez quand je vous dirai que, si défectueux que soit l’état actuel des choses, il le deviendrait plus encore si on le changeait. Je pourrais, en les payant, faire agir les amis que j’ai à Madrid, je pourrais causer au Capitaine général, mais ni les uns n’obtiendraient, ni l’autre n’aurait le pouvoir d’introduire tant de nouveautés; d’ailleurs, je ne ferai jamais un pas dans ce sens parce que je comprends très bien que, si les Congrégations ont leurs défauts, elles sont utiles en ce moment; elles sont ce que l’on appelle un mal nécessaire.
Surpris à l’extrême, Elias leva la tête et stupéfait le regarda.
—Vous aussi, señor, vous croyez au mal nécessaire? demanda-t-il d’une voix légèrement tremblante; vous croyez qu’il faut passer par le mal pour arriver au bien?
—Non; j’y crois comme à un violent remède dont nous nous servons quand nous voulons nous guérir d’une maladie. A l’heure actuelle, le pays souffre d’une affection chronique et, pour sa guérison, le Gouvernement se voit contraint d’user de moyens, durs et violents, si vous voulez, mais efficaces, indispensables même!
—C’est un mauvais médecin, señor, celui qui ne cherche qu’à faire disparaître les symptômes et à les étouffer sans chercher à découvrir l’origine de la maladie, ou bien qui, la connaissant, craint de l’attaquer dans son germe. La Garde civile n’a d’autre raison d’existence que la répression du crime par la force et la terreur, et ce but elle ne l’atteint guère que par hasard. Encore faudrait-il remarquer que la société n’a le droit d’être sévère avec les individus que lorsqu’elle a mis à leur disposition tous les moyens de développer leur perfectibilité morale. Dans notre pays, comme il n’y a pas de société puisque le peuple et le gouvernement ne forment pas une unité, un tout parfait, les détenteurs du pouvoir devraient être indulgents, non seulement parce qu’ils ont eux-mêmes besoin d’indulgence, mais parce que, négligé et abandonné par eux, l’individu n’a qu’une responsabilité moindre ayant été moins éclairé. De plus, en poursuivant votre comparaison, le traitement que l’on applique aux maux dont souffre le pays est si destructeur que ses effets se font sentir uniquement dans la partie de l’organisme encore saine, dont il affaiblit la vitalité et qu’il prédispose à la maladie. Ne serait-il pas plus raisonnable de fortifier les organes malades et de modérer un peu la violence du médicament?
—Affaiblir la Garde civile serait mettre en péril la sécurité des pueblos.
—La sécurité des pueblos! s’écria Elias avec amertume. Il y aura bientôt quinze ans que ces pueblos ont leur Garde civile, et voyez: nous avons encore des tulisanes, nous entendons encore dire que l’on pille des maisons, que l’on attaque sur les chemins; les vols continuent et les auteurs n’en sont jamais découverts; le crime subsiste mais le véritable criminel se promène librement, tandis que le pacifique habitant des pueblos est inquiété. Demandez à tous les gens honorables de ce pays s’ils considèrent cette institution comme un bien, comme une protection du Gouvernement ou bien comme une charge, un despotisme dont les abus font plus de ravages que les violences des brigands. Ces violences, pour grandes qu’elles soient, sont rares et de plus on peut s’en défendre; contre les vexations de la force légale la protestation n’est pas permise et, si elles sont moins retentissantes, elles sont continues et sanctionnées par les autorités supérieures. Aussi, quel rôle joue cette institution dans la vie de nos pueblos? Elle paralyse les communications, tous craignant d’être maltraités sous de futiles prétextes; elle s’attache plus aux formalités qu’au fond même des choses, ce qui est un premier symptôme d’incapacité; parce qu’un pauvre diable, fût-il honnête et bien considéré, aura oublié sa cédule, doit-on lui mettre les menottes et le maltraiter? Les chefs considèrent comme étant leur premier devoir de se faire saluer de gré ou de force, fût-ce par les nuits les plus obscures et leurs inférieurs les imitent; quand il s’agit de battre ou de dépouiller le malheureux paysan, tout prétexte leur est bon; le respect du foyer n’existe pas pour eux: il y a peu de temps, à Calamba, ils ont, en passant par la fenêtre, envahi la maison d’un pacifique habitant du pays à qui leur chef devait et argent et assistance; nulle sécurité personnelle: quand ils veulent nettoyer leur quartier ou leur habitation ils sortent et arrêtent le premier venu qui ne résiste pas pour le faire travailler tout le jour. Plus encore: pendant ces dernières fêtes les jeux prohibés n’ont pas été entravés, mais vous les avez vus brutalement troubler les réjouissances permises par l’autorité; vous avez vu ce que le peuple pensait d’eux. Que lui a-t-il servi de refréner ses colères et d’attendre satisfaction de la justice des hommes? Ah! señor, si c’est là ce que vous appelez conserver l’ordre...
—Je conviens qu’il y a des abus, répliqua Ibarra, mais nous acceptons ces abus pour les biens qu’ils accompagnent. L’institution peut être imparfaite, mais, croyez-le, la terreur qu’elle inspire empêche de s’accroître le nombre des criminels.
—Dites plutôt que cette terreur en crée chaque jour de nouveaux, rectifia Elias. Avant la création de ce corps, presque tous les malfaiteurs—à de rares exceptions près—étaient des affamés; ils pillaient, ils volaient pour manger; la disette passée, les chemins redevenaient libres; il suffisait, pour mettre en fuite ces malheureux, des pauvres mais vaillants cuadrilleros, si mal armés, si calomniés par tous ceux qui ont écrit sur notre pays, qui n’ont d’autre droit que de mourir, d’autre devoir que de combattre, d’autre récompense que l’insultante moquerie. Aujourd’hui, il y a des tulisanes qui le sont pour toute leur vie. Une faute, un premier délit châtié inhumainement, la résistance aux excès de pouvoir, la crainte de supplices atroces, les arrachent pour toujours de la société et les condamnent à tuer ou à être tués. Le terrorisme de la Garde civile leur ferme les portes du repentir et comme, dans la montagne où il s’est réfugié, un tulisan pour se défendre, guerroie beaucoup mieux que le soldat dont il se rit, nous ne pouvons remédier au mal que nous avons créé. Souvenez-vous des résultats obtenus par la prudente conduite du capitaine général de La Torre: l’amnistie, accordée par lui à ces malheureux, a prouvé que dans ces montagnes le cœur de l’homme bat encore pour le bien et démontré toute la puissance du pardon. Le terrorisme peut servir quand le peuple est esclave, que la montagne n’a pas de cavernes, que le pouvoir peut aposter une sentinelle derrière chaque arbre et que, dans le corps de l’opprimé, il n’y a qu’un estomac et un ventre; mais quand le désespéré luttant pour sa vie se sent un bras fort, un cœur vivant, que la rage l’anime, le terrorisme pourra-t-il éteindre l’incendie allumé par lui-même, dont il a lui-même entassé les combustibles?
—Je suis confondu, Elias, en vous entendant parler ainsi; je croirais que vous avez raison si mes propres convictions n’étaient déjà formées. Mais,—et je ne le dis pas pour vous offenser, car je vous considère comme une exception,—remarquez ceci: quels sont ceux qui demandent cette réforme? Presque tous sont des criminels ou des gens prêts à le devenir.
—Des criminels ou de futurs criminels! sans doute, mais pourquoi sont-ils devenus tels? Parce qu’on a troublé leur paix, détruit leur bonheur, blessé leurs plus chères affections et, qu’à demander protection à la justice ils ont appris qu’ils ne la pouvaient espérer que d’eux-mêmes! Mais vous vous trompez, señor, si vous croyez que les réformes ne sont réclamées que par ces infortunés; allez de pueblo en pueblo, de maison en maison, écoutez les secrets soupirs des familles, et vous vous convaincrez que les maux dont la Garde civile est continuellement l’auteur sont égaux, sinon supérieurs, à ceux auxquels elle remédie. Ou bien en conclurez-vous que tous les citoyens sont des criminels? Alors pourquoi les défendre contre les autres? Pourquoi ne pas les détruire tous?
—Quelque défaut existe ici qui maintenant m’échappe, quelque erreur dans la théorie qui vicie la pratique, car en Espagne, dans la Mère Patrie, la Garde civile a rendu et rend encore les plus grands services.
—Je n’en doute pas; peut-être là-bas, est-elle mieux organisée, le personnel est-il mieux choisi; peut-être aussi l’Espagne en a-t-elle un besoin qui n’existe pas aux Philippines? Nos mœurs, nos coutumes, que l’on invoque toujours chaque fois qu’il s’agit de nous dénier un droit, sont totalement oubliées quand on veut nous imposer quelque charge nouvelle. Dites-moi, señor, pourquoi les autres nations qui, par leur voisinage de l’Espagne doivent lui ressembler plus que les Philippines, n’ont-elles pas adopté cette institution? Serait-ce parce que les vols y sont moins nombreux, que les trains y sont moins souvent arrêtés sur les chemins de fer, que les insurrections y sont moins fréquentes, qu’on y assassine moins, que les rues de leurs capitales sont plus sûres?
Ibarra baissait la tête, il méditait les paroles d’Elias.
—Cette question, mon ami, répondit-il, mérite une sérieuse étude; si mes recherches me prouvent que ces plaintes sont fondées, j’écrirai à mes amis de Madrid puisque nous n’avons pas de députés. Cependant, croyez bien que le Gouvernement a besoin d’un corps dont la force soit illimitée, pour se faire respecter et dont l’autorité s’impose.
—Vous avez raison, señor, quand le Gouvernement est en guerre avec le pays; mais pour le bien même du Pouvoir nous ne devons pas faire croire au peuple qu’il est en opposition avec ses gouvernants. D’ailleurs, s’il en est ainsi, si nous préférons la force au prestige, encore devons-nous bien regarder à qui nous confions cette force illimitée, cette autorité toute-puissante. Une telle force dans la main d’hommes et d’hommes ignorants, pleins de passions, sans éducation morale, sans honorabilité prouvée, est une arme remise à un insensé au milieu d’une foule désarmée. J’accorde, je veux bien croire qu’il faille un bras au Gouvernement, mais qu’il choisisse bien ce bras, qu’il ne confie sa force qu’aux plus dignes et, puisqu’il préfère l’autorité qu’il se donne lui-même à celle que le peuple pourrait concéder, qu’au moins il fasse voir qu’il sait se la donner!
Elias parlait avec passion, avec enthousiasme; ses yeux brillaient et le timbre de sa voix résonnait vibrant. Un silence suivit ses derniers mots; la barque que la rame ne dirigeait plus semblait se maintenir immobile à la surface des eaux; la lune resplendissait majestueuse dans un ciel de saphir; au loin, vers la rive, brillaient quelques étoiles.
—Et, que demande-t-on encore? interrogea Ibarra.
—La réforme de l’organisation religieuse, répondit Elias d’une voix triste et découragée; les malheureux demandent à être mieux protégés...
—Contre les Ordres religieux?
—Contre leurs oppresseurs, señor.
—Les Philippines auraient-elles oublié ce qu’elles doivent à ces ordres? Renieraient-elles la dette de gratitude qu’elles ont contractée envers ceux qui les ont tirées de l’erreur pour leur donner la foi, qui les ont protégées contre la tyrannie du pouvoir civil? Le mal est que l’on n’enseigne pas l’histoire de la patrie!
Elias, surpris, semblait à peine certain de ce qu’il entendait.
—Señor, répondit-il d’une voix grave, vous accusez le peuple d’ingratitude; permettez que moi, qui suis de ce peuple qui souffre, je le défende. Les bienfaits, pour mériter la reconnaissance, doivent être désintéressés. Laissons de côté la mission divine, la charité chrétienne dont on a tant usé; faisons abstraction de l’Histoire, ne demandons pas ce qu’a fait l’Espagne du peuple juif qui a donné à toute l’Europe un livre, une religion et un Dieu; ce qu’elle a fait du peuple arabe qui lui avait donné sa civilisation, qui s’est montré tolérant pour sa religion, qui a réveillé son amour-propre national, tombé en léthargie, anéanti presque pendant la domination des Romains et des Goths. Vous dites que les Ordres nous ont donné la foi, qu’ils nous ont retirés de l’erreur; appelez-vous foi ces pratiques extérieures; religion, ce commerce de courroies et de scapulaires; vérité, ces miracles et ces contes que nous entendons tous les jours? Est-ce la loi de Jésus-Christ? Il n’était point nécessaire qu’un Dieu se laissât crucifier, que nous nous obligeassions à une gratitude éternelle: la superstition existait depuis longtemps, il suffisait de la perfectionner et de hausser le prix des marchandises. Vous me direz que, si imparfaite que soit notre religion actuelle, celle qu’elle a remplacée était pire encore; je le crois, j’en conviens, mais ne l’avons-nous pas payée trop cher par la perte de notre nationalité, de notre indépendance? Pour elle nous avons donné à ses prêtres nos meilleurs pueblos, nos champs les plus fertiles, et nous leur donnons encore nos économies pour l’achat d’objets religieux. On a importé pour notre usage un article d’industrie étrangère, nous l’avons largement payé, nous sommes en paix. Si vous me parlez de la protection accordée contre les encomenderos1, je pourrais vous répondre que c’est grâce aux religieux que nous sommes tombés sous le pouvoir des encomenderos; mais non, je reconnais qu’une foi sincère, qu’un véritable amour de l’humanité guidaient les premiers ministres qui abordèrent sur nos plages, je reconnais la dette de gratitude contractée envers ces nobles cœurs, je sais que l’Espagne d’alors abondait en héros de toutes classes, dans la religion comme dans la politique, dans l’ordre civil comme dans l’ordre militaire. Mais parce que les ancêtres furent vertueux, devons-nous consentir à tous les excès de leurs descendants dégénérés? Parce que l’on nous a fait un grand bien, sommes-nous si coupables de demander que l’on ne nous fasse pas de mal? Le pays n’exige pas l’abolition des Ordres, il demande seulement des réformes en rapport avec des circonstances nouvelles, avec des nécessités nouvelles.
—J’aime notre Patrie comme vous pouvez l’aimer, Elias; je comprends quelque peu ce que vous désirez, j’ai écouté avec attention ce que vous avez dit et surtout, mon ami, je crois que nous voyons un peu avec les yeux de la passion: en cette question, moins qu’en toute autre, je ne vois la nécessité de réformes.
—Serait-il possible, señor? demanda Elias. Mais vos propres malheurs de famille...
—Ah! je m’oublie, j’oublie mes propres malheurs lorsqu’il s’agit de la sécurité des Philippines, de la sécurité de l’Espagne! interrompit vivement Ibarra. Pour conserver les Philippines à la Mère Patrie, il faut que les moines restent ce qu’ils sont et, dans l’union avec l’Espagne, est le bien de notre pays.
Ibarra avait cessé de parler qu’Elias l’écoutait encore; sa physionomie s’était attristée, ses yeux avaient perdu leur éclat.
—Les missionnaires ont conquis le pays, c’est vrai, reprit-il, mais croyez-vous que ce soit par les moines que l’Espagne puisse garder les Philippines?
—Oui, et seulement par eux; cette opinion est celle de tous ceux qui ont écrit sur les Philippines.
—Oh! s’écria Elias en rejetant avec découragement la rame dans la barque; je ne croyais pas que vous eussiez une si pauvre idée du gouvernement et du pays. Pourquoi ne méprisez-vous ni l’un ni l’autre? Que diriez-vous d’une famille qui ne vivrait en paix que par l’intervention d’un étranger? Un pays qui n’obéit que parce qu’on le trompe, un gouvernement qui ne commande que parce qu’il se sert du mensonge, qui ne sait pas se faire aimer ni respecter par lui-même! Pardonnez-moi, señor, mais je crois que votre gouvernement se déshonore et se suicide lorsqu’il se réjouit de la croyance aveugle d’un peuple trompé! Je vous remercie de votre amabilité et vous prie de me dire où vous voulez que je vous conduise maintenant?
—Non, répondit Ibarra; discutons, il faut savoir qui a raison lorsque le sujet de la conversation est si important.
—Vous m’excuserez, señor, reprit Elias en secouant la tête; je ne suis pas assez éloquent pour vous convaincre; si j’ai reçu quelque éducation, je suis un Indien, mon existence est pour vous douteuse, et mes paroles vous sembleront toujours suspectes. Ceux qui ont exprimé des opinions contraires aux miennes sont Espagnols et, comme tels, quelque frivolité, quelque niaiserie qu’ils débitent, leur ton, leurs titres, leur origine les consacrent, leur donnent une telle autorité qu’ils désarment d’avance toute contradiction. De plus, quand je vois que vous qui aimez votre pays, vous dont le père repose sous ces tranquilles flots, vous qui avez été provoqué, insulté, poursuivi, vous conservez ces opinions malgré tout, quand je considère ce que vous valez, je commence à douter de mes convictions et j’admets qu’il soit possible que le peuple se trompe. Je dois dire à ces malheureux qui ont mis leur confiance dans les hommes qu’ils la placent en Dieu ou dans leurs propres bras. Je vous remercie de nouveau et vous prie de m’indiquer où je dois vous conduire.
—Elias, vos amères paroles pénètrent jusqu’à mon cœur et me font douter, moi aussi. Que voulez-vous? Je n’ai pas été élevé au milieu du peuple, je ne connais pas ses besoins; j’ai passé mon enfance au Collège des Jésuites, j’ai grandi en Europe, je ne me suis formé que par les livres et je n’ai pu lire que ce que les hommes ont apporté à la lumière; ce qui est resté dans l’ombre, ce que n’ont pas révélé les écrivains, je l’ignore. Et cependant, comme vous, j’aime notre patrie, non seulement parce que c’est le devoir de tout homme d’aimer le pays à qui il doit l’existence et à qui, peut-être, il devra son dernier asile; non seulement parce que mon père me l’a enseigné, parce que ma mère était indienne et que mes plus chers souvenirs vivent en lui, je l’aime de plus parce que je lui dois et lui devrai mon bonheur!
—Et moi, parce que je lui dois mon malheur, murmura Elias.
—Oui, ami, je sais que vous souffrez, que vous êtes malheureux; votre situation vous obscurcit la vision de l’avenir et influe sur votre manière de penser; c’est pour cela que j’écoute vos plaintes avec une certaine prévention. Si je pouvais apprécier les motifs, une partie de ce passé...
—Mes malheurs ont une autre origine; si je supposais que cela puisse être de quelque utilité, je vous les raconterais, car non seulement je n’en fais aucun mystère mais ils sont connus de beaucoup.
—Peut-être que les connaître rectifierait mes jugements; vous savez que je me méfie beaucoup des théories, je me guide surtout d’après les faits.
Elias resta quelques instants pensif:
—S’il en est ainsi, señor, je vous raconterai brièvement mon histoire.
1 Propriétaires de biens fonciers qu’ils faisaient exploiter par des Indiens asservis.—N. des T.
L
La famille d’Elias
—Il y a environ soixante ans, mon grand-père vivait à Manille; il était employé comme comptable chez un commerçant espagnol. Bien qu’il fût alors très jeune, il était marié et avait un fils. Une nuit, sans que l’on sût comment, le magasin prit feu et l’incendie se communiqua à toute la maison et aux habitations environnantes. Les pertes furent innombrables, on chercha un coupable et le commerçant accusa mon grand-père. En vain protesta-t-il de son innocence, il était pauvre, il ne pouvait payer les avocats célèbres, on le condamna à être bâtonné publiquement et promené par les rues de Manille. Il y a peu de temps qu’a été supprimé ce châtiment infamant, que le peuple appelle caballo y vaca1, pire mille fois que la mort elle-même. Mon aïeul, abandonné de tous, excepté de sa jeune épouse, se vit attaché à un cheval, suivi d’une foule cruelle, frappé à chaque carrefour, à la face des hommes, ses frères, dans le voisinage des nombreux temples d’un Dieu de paix. Quand le malheureux, marqué à jamais d’infamie, eut satisfait de son sang, de ses tortures et de ses cris, la vengeance des hommes, on le détacha, mais il eût mieux valu pour lui être mort! Par une de ces cruautés raffinées que savent parfois inventer les bourreaux, la liberté lui fût rendue; sa femme, alors enceinte, s’en alla vainement de porte en porte mendier du travail ou quelque aumône pour soigner son mari malade et son pauvre enfant; qui pouvait avoir confiance ou pitié? N’était-ce pas la femme d’un incendiaire et d’un infâme? L’épouse, donc, dut s’adonner à la prostitution!
Ibarra se leva de son siège.
—Oh! ne vous inquiétez pas! La prostitution n’était un déshonneur ni pour elle ni pour son mari; honneur et honte, n’existaient plus pour eux. Le mari guérit de ses blessures et, avec sa femme et son fils, il vint se cacher dans les montagnes de cette province. La femme y mit au jour un fœtus estropié et malade qui eut la chance de ne point vivre. Eux y restèrent quelques mois encore, misérables, isolés, détestés, repoussés de tout le monde. Mon grand-père, moins courageux que sa femme, ne put supporter une telle existence: il se pendit, désespéré de voir celle qu’il aimait malade, enceinte de nouveau, privée de tout secours et de tout soin. Le fils, qui pouvait à peine soigner sa mère, dut laisser se pourrir le cadavre que la mauvaise odeur signala bientôt à la justice. Mon aïeule fut accusée à son tour et condamnée pour n’avoir point révélé la mort de son mari; on lui attribua le crime, on prouva qu’elle l’avait commis: de quoi n’était point capable la femme d’un tel misérable qui, elle-même, avait été une prostituée? Si elle prêtait serment on l’appelait parjure, si elle pleurait on lui reprochait de jouer une comédie, on répondait blasphème si elle invoquait Dieu. Cependant, en considération de son état, on résolut d’attendre sa délivrance pour la bâtonner: vous savez que les moines ont répandu cette croyance que les Indiens ne doivent se traiter qu’à coups de bâtons: lisez ce qu’en dit le P. Gaspar de S. Augustin.
Une femme ainsi condamnée doit maudire le jour où son enfant verra la lumière; c’était donc à la fois prolonger son supplice et violer ses sentiments maternels. Par malheur sa délivrance s’opéra bien, par malheur aussi l’enfant naquit vivant et robuste. Deux mois après, la sentence s’accomplissait à la grande satisfaction des hommes qui croyaient ainsi remplir un devoir. Ayant perdu la tranquillité dans ces montagnes, elle s’enfuit avec ses deux enfants dans la province voisine et, là, ils vécurent comme des fauves, haïssant et haïs. L’aîné des deux fils qui, au milieu de tant de misères, se rappelait les joies de son enfance se fit tulisan dès qu’il en eut la force, et le nom sanguinaire de Bâlat s’étendit de province en province, terreur des pueblos, car dans sa soif de vengeance il mettait tout à feu et à sang. Le plus jeune, à qui la Nature avait donné un cœur bon, s’était résigné à son sort et à son infamie; il vivait à côté de sa mère, se nourrissant tous deux des fruits de la forêt, s’habillant des guenilles que leur jetaient les passants; elle avait perdu son nom; on ne la connaissait que par les sobriquets de delincuente, prostituta, apaleada2; lui, n’était connu que comme fils de sa mère, parce que la douceur de son caractère ne permettait pas de le croire né de l’incendiaire et qu’il est toujours permis de douter de la moralité des Indiens. Enfin, le fameux Bâlat tomba un jour entre les mains de la Justice qui lui demanda sévèrement compte de ses crimes, elle qui jamais n’avait rien fait pour lui enseigner le bien; un matin, le jeune garçon cherchant sa mère qui était allée au bois pour y cueillir des champignons et n’était pas encore revenue, la trouva étendue à terre, sur le bord du chemin, sous un cotonnier, la figure vers le ciel, les yeux fixes, hors des orbites, les doigts crispés, enfoncés dans le sol taché de sang. Quand le malheureux leva la tête et tourna sa vue vers où regardait le cadavre il aperçut un panier suspendu à une branche et, dans ce panier, la tête ensanglantée de son frère!
—Mon Dieu! s’écria Ibarra.
—C’est le cri qui échappa à mon père, continua froidement Elias. Les hommes avaient dépecé le brigand et enterré le tronc, mais les membres dispersés furent exposés en différents pueblos. Si parfois vous allez de Calamba à Santo Tomas vous trouverez encore un misérable arbre de lomboy3 où une jambe de mon oncle fut suspendue et se putréfia: la Nature l’a maudit, l’arbre n’a plus ni grandi ni donné de fruits. Il en fut de même des autres membres, mais la tête, comme étant le meilleur de l’individu, ce qui s’en reconnaît le plus facilement, on l’avait pendue devant la cabane de la mère!
Ibarra baissa la tête.
—Le jeune homme s’enfuit comme un maudit, de pueblo en pueblo, à travers les monts et les vallées, et quand il se crut assez loin pour ne plus être reconnu, il entra, comme travailleur, chez un riche de la province de Tayabas. Son activité, la douceur de son caractère lui assurèrent l’estime de tous, car on ignorait son passé. A force de travail et d’économie il arriva à se créer un petit capital, et comme la misère était passée, qu’il était jeune, il pensa à être heureux. Sa bonne prestance, sa jeunesse et sa situation quelque peu indépendante lui captèrent l’amour d’une jeune fille du pueblo dont il n’osait point demander la main de peur que son origine se découvrît. Mais l’amour fut le plus fort et tous deux manquèrent à leurs devoirs. Pour sauver l’honneur de sa maîtresse, il risqua tout et la demanda en mariage; on chercha les papiers; la vérité éclata: le père de la jeune fille était riche, il porta plainte contre l’homme, le procès fut instruit, le malheureux ne chercha pas à se défendre, admit tout ce dont on l’accusa et fut envoyé au presidio. La jeune fille mit au monde deux jumeaux, un fils et une fille qui furent élevés en secret; on leur fit croire que leur père était mort, ce qui n’était pas difficile, car ils avaient vu, encore en bas âge, mourir leur mère, et ne pensaient guère à rechercher leur généalogie. Comme notre grand-père était riche, notre enfance fut très heureuse; ma sœur et moi nous grandîmes ensemble, nous aimant comme peuvent seuls s’aimer deux jumeaux qui ne connaissent pas d’autres amours. Très jeune, on m’envoya étudier au Collège des jésuites et ma sœur, pour que nous ne fussions pas complètement séparés, entra à la pension de la Concordia. Notre éducation fut courte, car nous n’ambitionnions que d’être agriculteurs; aussitôt qu’elle fut terminée, nous revînmes au pueblo pour prendre possession de l’héritage de notre grand-père. Là, pendant quelque temps, nous vécûmes heureux, l’avenir nous souriait; nous avions de nombreux domestiques, nos champs donnaient de bonnes récoltes et ma sœur était à la veille de se marier avec un jeune homme qu’elle adorait et qui répondait à son amour. Pour des questions pécuniaires et aussi par mon caractère alors hautain, je m’étais attiré la rancune d’un lointain parent: un jour il me jeta à la face ma ténébreuse origine et l’infamie de mon ascendance. Je crus à une calomnie, je demandai satisfaction: la tombe où dormaient tant de misères s’ouvrit et la vérité en sortit pour me confondre. Pour comble de malheur, nous avions alors depuis quelques années un vieux domestique qui souffrait tous mes caprices sans se plaindre jamais, se contentant seulement de pleurer et de gémir quand les autres serviteurs l’accablaient de leurs moqueries. Je ne sais comment mon parent s’informa, toujours est-il qu’il cita le vieillard devant la justice et lui fit déclarer la vérité: notre vieux domestique était notre père que souvent j’avais maltraité et dont la déposition frappait ses enfants chéris. Notre bonheur s’évanouit, je renonçai à notre fortune, ma sœur perdit son fiancé, et, avec mon père, nous abandonnâmes le pueblo pour aller vivre ailleurs, n’importe où. La pensée qu’il avait contribué à notre malheur abrégea les jours du vieillard; ses lèvres me révélèrent tout le passé douloureux. Ma sœur et moi nous restions seuls.
Elle pleura beaucoup mais, en dépit de tant de malheurs qui fondaient sur nous elle ne pouvait oublier son amour. Sans une plainte, sans un mot, elle vit se marier avec une autre son ancien fiancé, mais moi, peu à peu et sans que rien pût la consoler, je la voyais dépérir. Un jour elle disparut: en vain je la cherchai de tous côtés, en vain je m’informai d’elle auprès de tous; six mois après seulement j’appris que, vers l’époque où je l’avais perdue, après un débordement du lac, on avait trouvé sur la plage de Calamba, dans les rizières, le cadavre d’une jeune fille noyée ou assassinée; elle avait, disait-on, un couteau cloué dans la poitrine. Les autorités de ce pueblo avaient fait publier le fait dans les pueblos voisins; personne ne s’était présenté pour réclamer le cadavre, aucune jeune fille n’avait disparu. Aux différents signes que l’on me donna ensuite, au costume, aux bijoux, à la beauté de son visage et de son abondante chevelure, je reconnus ma pauvre sœur. Et depuis lors, j’erre de province en province, ma renommée et mon histoire se transmettent de bouche en bouche, on m’attribue beaucoup de choses, parfois on me calomnie, mais je fais peu de cas des hommes et je continue mon chemin. Voici, en résumé, mon histoire et celle de l’un des jugements humains.
Elias se tut et continua à ramer.
—Je commence à croire que vous n’avez pas tort, murmura Crisóstomo à voix basse, quand vous dites que la justice devrait tendre vers le bien pour la récompense de la vertu et l’éducation des criminels. Seulement... c’est impossible, c’est une utopie, car d’où tirer l’argent qu’il faudrait, comment créer tant d’emplois nouveaux?
—Et pourquoi ne se servirait-on pas de ces prêtres qui prônent leur mission de paix et de charité? Serait-il plus méritoire de mouiller d’un peu d’eau la tête d’un enfant, de lui donner à manger quelques grains de sel, que de réveiller, dans la conscience obscurcie de chaque criminel, cette étincelle allumée par Dieu en chaque homme pour le guider à la recherche du bien? Serait-il plus humain d’accompagner un condamné à la potence que de lui indiquer le difficile sentier qui du vice conduit à la vertu? Et les espions, les bourreaux, les gardes civils, ne les paye-t-on pas? Bien que sale, cela aussi coûte de l’argent.
—Mon ami, quand nous le voudrions, ni vous ni moi, nous ne pourrions réussir.
—Seuls, c’est vrai, nous ne sommes rien; mais faites vôtre la cause du peuple, unissez-vous au peuple, ne refusez pas d’écouter sa voix, donnez l’exemple, propagez l’idée de ce qu’on appelle une patrie!
—Ce que demande le peuple est impossible; il faut attendre.
—Attendre, attendre c’est souffrir!
—Si je le demandais, on se moquerait de moi.
—Et si le peuple vous soutient?
—Jamais! je ne serai jamais celui qui conduira la foule pour qu’elle arrache de force ce que le gouvernement ne croira pas opportun de lui accorder, non! Et si je voyais un jour s’armer cette multitude, je me rangerais du côté du gouvernement et je la combattrais car, en cette tourbe, je ne reconnaîtrais pas mon pays. Je veux son bien, c’est pourquoi je bâtis une école; je le cherche ce bien au moyen de l’instruction, par le continuel progrès; sans lumière il n’y a pas de route, pas d’issue possible.
—Sans lutte il n’y a pas non plus de liberté! répondit Elias.
—C’est que je ne veux pas de cette liberté!
—Sans liberté pas de lumière! vous disiez que vous connaissez peu votre pays, je le crois. Vous ne voyez pas la lutte qui se prépare, vous ne voyez pas le nuage à l’horizon; le combat commence dans la sphère des idées pour descendre dans l’arène qui se teindra de sang; écoutez la voix de Dieu, malheur à ceux qui voudront résister! l’Histoire ne leur appartient pas.
Elias était transfiguré; debout, découvert, son visage mâle, illuminé par la blanche lumière de la lune, avait quelque chose d’extraordinaire. Il secoua son abondante chevelure et continua.
—Ne voyez-vous pas comme tout se réveille? Le sommeil a duré des siècles, mais un jour la foudre tombe, et la foudre, au lieu de détruire, appelle la vie; et voici que de nouvelles tendances travaillent les esprits, voici que ces tendances, aujourd’hui séparées s’unissent un jour, guidées par Dieu. Dieu n’a pas manqué aux autres peuples, il ne manquera pas non plus au nôtre; sa cause est la cause de la liberté!
Un solennel silence suivit ces paroles. La barque, entraînée par les vagues s’approchait de la rive. Le premier, Elias reprit la parole.
—Que dois-je dire à ceux qui m’envoient? demanda-t-il en changeant de ton.
—Je vous l’ai déjà dit; je déplore beaucoup leur situation, mais il faut qu’ils attendent! on ne guérit pas le mal par un autre mal et, dans nos malheurs, nous avons tous notre part de fautes.
Elias n’insista pas; il baissa la tête, continuant de ramer; quand le bateau toucha la rive, il prit congé d’Ibarra:
—Je vous remercie, señor, lui dit-il, de votre condescendance envers moi; dans votre intérêt, je vous demande de m’oublier désormais et de ne jamais me reconnaître en quelque situation que vous me trouviez.
Puis, tandis que Crisóstomo s’éloignait, il se remit à ramer, conduisant la barque vers une touffe de roseaux sur la plage. Seuls paraissaient occuper son attention les milliers de diamants que soulevait la rame et qui retombaient et disparaissaient aussitôt dans le mystère des flots doucement azurés.
Enfin, il toucha terre; un homme sortit des roseaux et s’approcha de lui.
—Que dois-je dire au Capitaine? demanda l’homme.
—Dis lui qu’Elias, s’il ne meurt pas avant, accomplira sa parole, répondit tristement le pilote.
—Alors, quand nous rejoindras-tu?
—Quand votre Capitaine croira que l’heure du péril est arrivée.
—C’est bien, adieu!
—Si je ne meurs pas avant! murmurait Elias.
LI
Commerce
Le timide Linares était inquiet et triste. Il venait de recevoir une lettre de Da. Victorina dont nous corrigeons un peu l’orthographe afin de la rendre intelligible:
«Estimé cousin: Je veux savoir avant trois jours si tu as été tué par l’alférez ou bien lui par toi. Je ne veux pas qu’un jour de plus s’écoule sans que cet animal soit puni. Si, passé ce délai, tu ne l’as pas encore provoqué, je dis à don Santiago que jamais tu n’as été secrétaire de personne, que tu n’as jamais plaisanté avec Canovas ni avec le général don Arsenio Martinez, je dis à Clarita que tout est mensonge et ne te donne plus un cuarto. Si tu le défies je te promets tout ce que tu voudras; je te préviens que je n’admettrai ni excuses ni motifs de retard.
Ta cousine qui t’aime de cœur:
Victorina de los Reyes de De Espadana.
Sampaloc, lundi, 7 h. du soir.»
L’affaire était grave: Linares connaissait le caractère de Da. Victorina, il savait de quoi elle était capable; lui parler raison, c’était parler honneur et politesse à un carabinier des douanes quand il cherche un contrebandier là où il n’y en a pas; supplier était inutile, jouer de ruse dangereux; il n’y avait qu’un seul parti à prendre: provoquer.
—Mais comment? se disait-il en se promenant de long en large. S’il m’envoie paître? Si je me trouve avec sa femme? Qui voudra être mon témoin? Le curé? Capitan Tiago? Maudite soit l’heure où j’ai écouté ses conseils! Latera!1 Qui m’obligeait à me donner de l’importance, à raconter des histoires, à les tromper par des fanfaronnades! que va dire de moi cette demoiselle...? Cela m’ennuie maintenant d’avoir été secrétaire de tous les ministres.
Le bon Linares continuait encore son triste soliloque quand entra le P. Salvi. En vérité, le franciscain était encore plus maigre et plus pâle que de coutume, mais ses yeux brillaient d’une lueur singulière et sur ses lèvres s’épanouissait un étrange sourire.
—Sr. Linares, vous êtes seul? dit-il en saluant le jeune homme, et il se dirigea vers le salon dont la porte entr’ouverte laissait entendre quelques notes de piano.
—Et D. Santiago? ajouta le curé.
Au même instant, Capitan Tiago entrait. Il baisa la main du curé, le débarrassa de son chapeau et de sa canne, souriant comme un bienheureux.
—Allons, allons! dit le curé en entrant dans le salon, suivi de Linares et de Capitan Tiago; j’ai de bonnes nouvelles à vous communiquer à tous. J’ai reçu de Manille des lettres qui me confirment celle que le Sr. Ibarra m’a apportée hier... de telle sorte, D. Santiago, que l’obstacle disparaît.
Maria Clara, assise au piano entre ses deux amies, fit un mouvement pour se lever, mais les forces lui manquèrent, elle dut se rasseoir. Linares devint blême et regarda Capitan Tiago qui baissait les yeux.
—Ce jeune homme me semble très sympathique, continua le curé; d’abord je l’avais mal jugé... il est d’esprit un peu vif, mais, quand il fait une faute, il sait si bien s’arranger qu’on ne saurait lui en garder rancune. Si ce n’était pour le P. Dámaso...
Et le curé lança un regard vers Maria Clara qui écoutait de toutes ses oreilles, mais ne quittait pas des yeux son cahier de musique, malgré les pinçons de Sinang qui exprimait ainsi son allégresse: si elles avaient été seules elle aurait dansé.
—Le P. Dámaso...? demanda Linares.
—Oui, le P. Dámaso a dit, continua le curé sans perdre de vue Maria Clara, que, comme parrain, il ne pourrait permettre... mais enfin, je crois que, si le Sr. Ibarra lui demande pardon, tout s’arrangera.
Maria Clara se leva, proféra une excuse et, accompagnée de Victoria, se retira dans sa chambre.
—Et, si le P. Dámaso ne lui pardonne pas? demanda Capitan Tiago à voix basse.
—Alors,... Maria Clara verra... le P. Dámaso est son père... spirituel; mais je crois qu’ils s’entendront.
Un bruit de pas se fit entendre, Ibarra entra, suivi de la tante Isabel; son entrée produisit une impression toute particulière, différente pour chacune des personnes présentes. Il salua avec affabilité Capitan Tiago qui ne savait s’il devait sourire ou pleurer, puis s’inclina profondément devant Linares. Le P. Salvi, lui, se leva et tendit la main à Ibarra si affectueusement que celui-ci ne put contenir un regard de surprise.
—Ne soyez pas étonné, dit le prêtre, à l’instant même je faisais votre éloge.
Ibarra remercia et s’approcha de Sinang.
—Où as-tu été toute la journée? lui demanda-t-elle dans son enfantin babil; nous nous interrogions et nous disions: Où aura pu aller cette âme rachetée du Purgatoire? Et chacune de nous disait son avis.
—Et ne puis-je savoir ce que vous disiez?
—Non, c’est un secret, mais je te le dirai quand nous serons seuls. Maintenant dis-nous où tu es allé, pour voir qui a le mieux deviné.
—Non, c’est aussi un secret, mais je te le dirai entre nous si ces señores le permettent.
—Mais certainement, certainement! dit le P. Salvi.
Sinang emmena Crisóstomo à un bout du salon; l’idée qu’elle allait connaître un secret la rendait toute joyeuse.
—Dis-moi, petite amie, demanda Ibarra, Maria est-elle fâchée contre moi?
—Je ne sais pas, mais elle dit qu’il vaut mieux que tu l’oublies, puis se met à pleurer. Capitan Tiago veut qu’elle se marie avec ce señor, le P. Dámaso aussi, mais elle ne dit ni oui ni non. Ce matin, quand nous lui avons causé de toi, j’ai dit: qui sait s’il n’est pas allé faire la cour à une autre? elle m’a répondu: Dieu le veuille!
Ibarra était grave.
—Dis à Maria que je voudrais lui parler à elle seule.
—Toute seule? s’écria Sinang en fronçant les sourcils et en le regardant.
—Toute seule, non; mais que celui-ci ne soit pas là.
—C’est difficile; mais, ne t’en occupe pas, je lui en parlerai.
—Et, quand saurai-je la réponse?
—Demain, viens de bonne heure. Maria ne veut jamais rester seule, nous lui tenons compagnie; Victoria et moi passons chacune une nuit près d’elle; demain, c’est mon tour. Mais, écoute, et le secret? tu t’en vas sans me dire le principal.
—C’est vrai; je suis allé au pueblo de Los Baños; je vais y exploiter les cocotiers, je pense construire une fabrique; ton père sera mon associé.
—Ce n’est que cela? En voilà un secret! s’écria Sinang à voix haute, du ton d’un usurier refait; je croyais...
—Prends garde! Je ne veux pas que tu le dises.
—Je n’en ai pas envie! répondit Sinang le nez pincé. Si c’eût été quelque chose d’important, je l’aurais dit à mes amies, mais acheter des cocos! des cocos! qui donc s’intéresse aux cocos?
Et elle s’enfuit vivement chercher ses amies.
Quelques moments après, voyant que la conversation ne pouvait que languir, Ibarra prit congé; Capitan Tiago avait l’air aigre-doux, Linares se taisait, seul le curé affectait la gaieté et racontait des histoires. Aucune des jeunes filles n’était revenue.
1 Mot d’argot qui pourrait se traduire à Paris par: Raseuse.—N. des T.
LII
La carte des morts et les ombres
Le ciel nuageux cache la lune; un vent froid, précurseur du prochain Décembre, entraîne quelques feuilles desséchées et soulève la poussière dans l’étroit sentier qui conduit au cimetière.
Sous la porte, trois ombres parlent entre elles à voix basse.
—Tu as causé à Elias? demande une voix.
—Non, tu sais qu’il est très bizarre et très circonspect, mais il doit être des nôtres; D. Crisóstomo lui a sauvé la vie.
—C’est aussi pour cela que j’ai accepté, dit la première voix; D. Crisóstomo fait soigner ma femme chez un médecin à Manille! Je me suis chargé du couvent pour régler mes comptes avec le curé.
—Et nous du quartier pour dire aux gardes civiles que notre père avait des fils.
—Combien serez-vous?
—Cinq; avec cinq c’est suffisant. Le domestique de D. Crisóstomo dit que nous serons vingt.
—Et, si cela finit mal?
—Pssit! fit quelqu’un; tous se turent.
Dans la demi-obscurité on voyait venir une ombre; elle se glissait en suivant le détour du sentier, s’arrêtant de temps à autre comme si elle se retournait pour regarder derrière elle.
Elle avait un motif pour se retourner. A vingt pas, en effet, une autre ombre la suivait, plus grande, et qui semblait plus sombre encore: elle foulait légèrement le sol, disparaissant aussitôt que celle qui marchait devant s’arrêtait et se retournait, comme si la terre s’entr’ouvrait pour la cacher.
—On me suit! murmurait l’une; serait-ce la garde civile? le sacristain m’aurait-il menti?
—Il paraît que le rendez-vous est ici, disait la seconde à voix basse; du moment que les deux frères me l’ont caché, c’est qu’il doit s’agir de quelque chose de mauvais.
La première ombre arriva enfin à la porte du cimetière. Les trois autres s’avancèrent.
—C’est vous?
—C’est vous?
—Séparons-nous, on m’a suivi! Demain vous aurez les armes, ce sera pour le soir. Le cri est: «Vive D. Crisóstomo!» Allez!
Les trois ombres disparurent derrière les murs en torchis. Le nouvel arrivé se cacha dans le creux de la porte et attendit silencieux.
—Voyons qui me suivait! murmura-t-il.
Avec beaucoup de précaution, la seconde ombre s’approcha et s’arrêta comme pour regarder autour d’elle.
—J’arrive en retard! dit-elle à mi-voix, mais peut-être reviendront-ils.
Et, comme une pluie fine et menue commençait à tomber, menaçant de durer, elle pensa à se mettre à l’abri sous l’auvent de la porte.
Naturellement elle se rencontra avec le premier occupant.
—Ah! qui êtes-vous? demanda-t-elle d’une voix mâle.
—Et vous, qui êtes-vous? répondit l’autre très tranquillement.
Un moment de pause; tous deux s’efforçaient de se reconnaître par le timbre de la voix et les manières.
—Qu’attendez-vous ici? demanda la voix mâle.
—Que sonnent huit heures pour avoir la carte des morts; je veux gagner beaucoup, cette nuit, répondit l’autre; et vous... pourquoi venez-vous?
—Pour... la même chose.
—Ah! tant mieux! je ne serai pas seul. J’ai apporté des cartes, au premier coup de cloche je pointe, au second, le coq: celles qui retournent sont les cartes des morts et l’on doit se les disputer à mort! Vous avez aussi apporté des cartes?
—Non!
—Alors?
—Simplement; de même que vous tenez la banque, j’attends qu’ils la prennent.
—Et si les morts ne la prennent pas?
—Que faire? Le jeu n’est pas encore obligatoire chez eux...
Il y eut un moment de silence.
—Vous êtes venu avec des armes? Comment allez-vous vous battre avec les morts?
—Avec mes poings, répondit le plus grand.
—Ah, diable! je me souviens maintenant! Les morts n’indiquent rien quand il y a plus d’un vivant, et nous sommes deux.
—C’est vrai? eh bien! je ne veux pas m’en aller.
—Moi non plus, j’ai besoin d’argent, répondit le plus petit; mais faisons ceci: jouons entre nous, le perdant s’en ira.
—Soit... répondit l’autre avec un certain déplaisir.
—Alors, entrons... avez-vous des allumettes?
Ils entrèrent et cherchèrent dans cette demi-obscurité un endroit propice; ils ne furent pas longs à trouver une niche où ils s’assirent. Celui qui avait apporté des cartes les tira de son salakot, l’autre fît flamber une allumette.
A la lumière, ils se regardèrent l’un l’autre, mais, à en juger par l’expression de leurs visages, ils ne se connaissaient pas. Cependant, nous qui les avons déjà vus, reconnaîtrons Elias dans le plus grand, à la voix mâle, et dans l’autre José, portant sa cicatrice à la joue.
—Coupez! dit celui-ci, sans cesser de l’observer.
Il écarta quelques os qui se trouvaient dans la niche et tira un as et un cheval. Elias allumait des allumettes l’une après l’autre.
—Au cheval! dit-il, et pour signaler la carte, il posa dessus une vertèbre.
—Je joue! dit José et, en quatre ou cinq cartes, il tira un as.
—Vous avez perdu, ajouta-t-il; maintenant laissez-moi seul, que je cherche ma vie.
Sans dire un mot, Elias s’éloigna et se perdit dans l’obscurité.
Quelques minutes après, huit heures sonnèrent au clocher de l’église et la cloche annonça l’heure des âmes, mais José n’invita personne à jouer; il n’évoqua pas les morts comme le lui commandait la superstition; il se découvrit seulement, murmurant quelques prières et multipliant les signes de croix avec autant de ferveur que s’il avait été le chef de la confrérie du Très Saint Rosaire.
La pluie continuait. Dans le pueblo, à neuf heures, les rues étaient déjà obscures et solitaires; les lanternes à huile que doit suspendre chaque habitant, éclairaient à peine un cercle de un mètre de rayon; elles ne paraissaient allumées que pour faire voir les ténèbres.
Deux gardes civils se promenaient d’un bout à l’autre de la rue, près de l’église.
—Il fait froid! dit l’un, en tagal, avec un accent visaya1, pas de sacristain à prendre, pas de quoi regarnir le poulailler de l’alférez... C’est ennuyeux, la mort de l’autre les a effrayés.
—Oui, c’est ennuyeux, lui répondit son compagnon; personne ne vole, personne ne fait de bruit; mais, grâce à Dieu! le bruit court que le fameux Elias est dans le pueblo. L’alférez a dit que celui qui le prendrait ne serait pas battu pendant trois mois.
—Ah! Connais-tu son signalement de mémoire? demanda le visaya.
—Je crois! taille, grande selon l’alférez, ordinaire selon le P. Dámaso; teint brun; yeux, noirs; nez, régulier; bouche, régulière; barbe, aucune; cheveux, noirs...
—Ah, ah! et signes particuliers?
—Chemise noire, pantalon noir, bûcheron...
—Ah! il ne s’échappera pas; il me semble déjà le voir.
—Ne le confonds pas avec un autre qui lui ressemblerait.
Et les deux soldats poursuivirent leur ronde.
A la lumière des lanternes nous voyons s’avancer deux ombres, l’une suivant l’autre en se dissimulant de son mieux. Un énergique: Qui vive? les arrêta toutes deux. D’une voix tremblante, la première répondit: Espagne!
Les deux soldats s’en saisirent et la conduisirent devant une lanterne pour la reconnaître. C’était José, mais les gardes, moins instruits que nous de sa personnalité, hésitaient, se consultaient du regard.
—L’alférez nous a dit qu’il avait une cicatrice! dit à voix basse le visaya. Où vas-tu?
—Commander une messe pour demain!
—N’as-tu pas vu Elias?
—Je ne le connais pas, señor! répondit José.
—Je ne te demande pas si tu le connais, imbécile! nous non plus nous ne le connaissons pas, je te demande si tu l’as vu.
—Non, señor.
—Écoute bien, je vais te dire son signalement. Taille à la fois haute et ordinaire, cheveux et yeux, noirs; tout le reste est ordinaire. Le connais-tu maintenant!
—Non, señor, répondit José ahuri.
—Alors, sulung2! brute, bourrique!—Et ils lui rendirent la liberté avec une bourrade.
—Sais-tu pourquoi Elias est grand pour l’alférez et ordinaire pour le curé? demanda pensif le tagal au visaya.
—Non.
—C’est parce que, quand ils l’ont vu, l’alférez était enfoncé dans la mare, tandis que le curé était debout.
—C’est vrai! s’écria le visaya; tu as du talent..... comment se fait-il que tu sois garde civil?
—Je ne l’ai pas toujours été; autrefois j’étais contrebandier! répondit le tagal avec jactance.
Mais une autre ombre attira leur attention. Ils l’arrêtèrent d’un qui vive? et l’amenèrent aussi à la lumière. Cette fois, c’était Elias lui-même qui se présentait.
—Où vas-tu?
—Je poursuis, señor, un homme qui a battu et menacé de tuer mon frère; il a une cicatrice à la figure et s’appelle Elias...
—Ha? s’écrièrent à la fois les deux gardes, et ils se regardèrent épouvantés, puis se mirent à courir dans la direction de l’église, du côté où, quelques minutes auparavant, José avait disparu.
1 «Les Visayas ou Bisayas sont une population d’origine malaise qui, lors de l’arrivée des Espagnols possédait déjà une civilisation et une écriture spéciales. Ils demeurent dans les îles qui portent leur nom, excepté ceux qui se sont établis au Nord et sur la côte Est de Mindanao, dont la population musulmane se bisayarisera de plus en plus car certaines tribus ont accepté le christianisme et apprennent dans les écoles la langue bisaye. Au temps de la découverte, ils étaient tatoués; aussi avaient-ils reçu des Espagnols le nom de Pintados qui leur est resté jusqu’au XVIIIe siècle. Ils sont chrétiens; leur langue comprend plusieurs dialectes dont les plus importants sont le Cebuano et le Panayano.» F. Blumentritt.
En ces derniers temps, ils ont manifesté quelque disposition à séparer leur cause de celle des Tagals et à proclamer une République des Visayas, indépendante du gouvernement institué par Aguinaldo.—N. des T.
2 Va-t’en!—N. des T.
LIII
Il buon di si conosce da mattina1.
Dès le matin, la nouvelle se répandit dans le pueblo que, la veille au soir, de nombreuses lueurs avaient brillé dans le cimetière.
Le chef de la V. O. T. parlait de cierges allumés et décrivait leur forme et leur grosseur, mais il n’était pas bien certain du nombre, il en avait seulement compté plus de vingt.
Sœur Sipa, de la Confrérie du Très Saint Rosaire, ne pouvait tolérer qu’un membre de l’Association rivale pût seul se vanter d’avoir vu cet effet de la grâce de Dieu; Sœur Sipa, donc, bien qu’elle n’habitât pas près de là, avait entendu des lamentations et des gémissements, elle avait même cru reconnaître les voix de certaines personnes avec qui autrefois... mais, par charité chrétienne, non seulement elle leur pardonnait mais même elle priait pour elles et taisait leurs noms, ce qui la faisait incontinent déclarer sainte par tout l’entourage. Sœur Rufa en vérité n’avait pas l’oreille aussi fine, mais elle ne pouvait souffrir que Sœur Sipa eût entendu quelque chose et elle rien; aussi avait-elle eu un songe dans lequel lui étaient apparues non seulement des personnes mortes mais encore des vivantes; les âmes en peine demandaient une part de ses indulgences, notées régulièrement et thésaurisées. Elle pourrait dire les noms aux familles intéressées, ne demandant qu’une petite aumône pour secourir le Pape dans ses nécessités.
Un petit gamin, pasteur de son métier, qui se risqua à déclarer n’avoir vu rien de plus qu’une lumière et deux hommes coiffés de salakots eut peine à échapper aux insultes et aux coups de bâton. Il eut beau jurer, seuls ses carabaos étaient avec lui et auraient pu parler.
—Tu vas peut-être en savoir plus long que le zélateur et les Sœurs, paracmason2, hérétique? lui disait-on en le regardant avec de mauvais yeux.
Le curé monta en chaire et recommença à prêcher sur le Purgatoire; les pesos aussitôt sortirent de leurs cachettes pour payer des messes.
Mais laissons là les âmes en peine et écoutons la conversation de D. Filipo et du vieux Tasio, malade, dans sa petite maison solitaire. Depuis quelques jours le philosophe—ou le fou, comme on voudra—ne quittait pas le lit, prostré par une faiblesse qui progressait rapidement.
—En vérité, je ne sais si je vous féliciterai de ce qu’on ait accepté votre démission; l’autre jour, quand le gobernadorcillo refusa si impudemment de tenir compte de l’avis de la majorité, solliciter votre retraite eût été juste; mais maintenant que vous êtes en lutte avec la garde civile, votre départ est fâcheux. En temps de guerre on doit rester à son poste.
—Oui, mais pas quand le général est vendu à l’ennemi, répondit D. Filipo; vous savez que le lendemain de la fête le gobernadorcillo a mis en liberté les soldats que j’avais fait arrêter et qu’il s’est refusé à toute démarche pour obtenir justice. Sans l’appui de mon supérieur, je ne puis rien.
—Vous seul, rien, mais avec les autres, beaucoup. Vous auriez pu profiter de cette occasion pour donner un exemple aux autres pueblos. Au dessus de la ridicule autorité du gobernadorcillo, il y a le droit du peuple; c’était le commencement d’une bonne leçon et vous n’en avez pas profité.
—J’aurais été impuissant. Voyez le Sr. Ibarra, il s’est incliné devant les croyances de la foule; pensez-vous qu’il croie à l’excommunication?
—Vous n’étiez pas dans la même situation; le Sr. Ibarra veut semer et, pour semer, il faut se baisser et obéir à la matière; votre mission était de secouer et, pour secouer, il ne faut que de la force et de l’énergie. De plus, la lutte ne devait pas être dirigée contre le gobernadorcillo; la formule devait être: contre celui qui abuse de sa force, contre celui qui trouble la tranquillité publique, contre celui qui manque à son devoir. Et vous n’auriez pas été seul, le pays d’aujourd’hui n’est plus le pays d’il y a vingt ans.
—Le croyez-vous? demanda D. Filipo.
—Ne le voyez-vous pas? répondit le vieillard en se redressant sur sa couche. Ah! c’est que vous n’avez pas vu le passé, que vous n’avez pas étudié l’effet de l’immigration européenne, de l’introduction des nouveaux livres, des voyages de la jeunesse en Europe. Examinez et comparez: il est vrai que la Royale et Pontificale Université de Santo Tomás existe encore avec son sapientissisme cloître et que quelques intelligences s’y exercent encore à formuler des distingos et à utiliser les subtilités de la scolastique; mais où voyez-vous maintenant cette jeunesse de notre temps, imprégnée de métaphysique, d’instruction archéologique, qui, l’encéphale torturé, mourait en sophistiquant dans un recoin de province, sans avoir achevé de comprendre les attributs de l’ente, sans avoir résolu la question de l’esencia et de l’existencia, concepts élevés sans doute, mais qui nous faisaient oublier les choses essentielles, notre propre existence, notre propre entité? Voyez l’enfance d’aujourd’hui! Pleine d’enthousiasme à la vue des plus larges horizons, elle étudie l’Histoire, les Mathématiques, la Géographie, la Littérature, les Sciences physiques, les Langues, toutes matières dont nous n’entendions parler qu’avec horreur comme d’autant d’hérésies; le plus libre penseur de notre époque n’hésitait pas à les déclarer inférieures aux catégories d’Aristote et aux lois du syllogisme. L’homme a compris enfin qu’il est homme; il renonce à l’analyse de son Dieu, à pénétrer l’impalpable, à expliquer ce qu’il n’a pas vu, à donner des lois aux fantômes créés par son cerveau; il comprend que son héritage est le vaste monde dont la domination est à sa portée; las d’un travail inutile et présomptueux, il baisse la tête et examine ce qui l’entoure. Voyez maintenant comment naissent nos poètes; les Muses de la Nature nous révèlent peu à peu leurs trésors et commencent à nous sourire pour nous enhardir au travail. Les sciences expérimentales ont déjà donné leurs premiers fruits: seul le temps les perfectionnera. Les nouveaux avocats se modèlent suivant la nouvelle philosophie du Droit; quelques-uns commencent à briller au milieu des ténèbres qui entourent notre tribune et annoncent un changement dans la marche des temps. Écoutez ce que dit la jeunesse, visitez les centres d’enseignement, de nouveaux noms résonnent sous les voûtes de ces cloîtres où nous n’entendions citer que ceux de saint Thomas, de Suarez, d’Amat, de Sanchez et autres idoles de mon temps. En vain, du haut de la chaire, les moines clament contre la démoralisation comme clament les vendeurs de poisson au marché contre l’avarice des acheteurs, sans vouloir remarquer que leur marchandise est désormais passée et hors d’usage! En vain les couvents étendent leurs ramifications, leurs tentacules, pour étouffer partout l’idée nouvelle qui court; les dieux s’en vont: les racines de l’arbre peuvent affaiblir les plantes qui s’appuient sur lui, elles sont impuissantes contre les autres êtres qui, comme l’oiseau, montent triomphants vers les cieux.
Le philosophe parlait avec animation, les yeux brillants.
—Cependant, le germe nouveau est bien faible; si tous s’y efforcent, le progrès, si cher acheté, peut encore être étouffé, objecta D. Filipo incrédule.
—L’étouffer! Qui? L’homme, ce nain infirme, étouffer le Progrès, le fils puissant du temps et de l’activité? Quand l’a-t-il pu? Le dogme, l’échafaud et le bûcher tentèrent de l’arrêter, de le repousser. E pur si muove, disait Galilée quand les dominicains l’obligeaient à déclarer que la terre était immobile; c’est aussi la devise du progrès humain. On violentera quelques volontés, on sacrifiera quelques individus, qu’importe: le Progrès poursuivra sa route et le sang de ceux qui sont tombés fertilisera le sol d’où s’élèveront de nouveaux rejetons. Voyez! la presse, si rétrograde qu’elle veuille être, fait aussi sans le vouloir un pas en avant; les dominicains eux-mêmes n’échappent pas à cette loi; ils imitent les jésuites, leurs irréconciliables ennemis, ils donnent des fêtes dans leurs couvents, élèvent de petits théâtres, composent des poésies, parce que, comme ils ne manquent pas d’intelligence bien que se croyant au XVe siècle, ils comprennent que les jésuites ont raison s’ils veulent encore prendre part à l’avenir des peuples jeunes qu’ils ont instruits.
—Selon vous, les jésuites vont avec le progrès? demanda étonné D. Filipo, pourquoi donc les combat-on en Europe?
—Je vous répondrai comme le fit un ecclésiastique ancien, répliqua, en reposant sa tête sur l’oreiller, le philosophe dont la physionomie reprit son air moqueur. Il y a trois manières de marcher avec le Progrès: devant, à côté et derrière; les premiers le guident, les seconds le suivent, les derniers sont entraînés; c’est de ceux-là que sont les jésuites. Ils auraient bien voulu diriger le mouvement, mais comme ils le voient puissant, animé de tendances contraires aux leurs, ils capitulent, préférant suivre qu’être écrasés ou que rester au milieu de la route, seuls, dans l’ombre. A l’heure actuelle, aux Philippines, nous suivons la marche générale avec au moins trois siècles de retard; à peine commençons-nous à sortir du Moyen-Age; aussi les jésuites qui, en Europe, sont la réaction, vus d’ici représentent le Progrès; les Philippines leur doivent leur instruction naissante, l’introduction des Sciences Naturelles, âme du XIXe siècle, de même qu’elles doivent aux dominicains le Scolasticisme, mort maintenant, en dépit de Léon XIII, car il n’y a pas de Pape qui puisse ressusciter ce qu’a condamné le sens commun... Mais, où allons-nous? demanda-t-il en changeant de ton; ah! nous parlions de l’état actuel des Philippines... Oui, nous entrons en ce moment dans une période de lutte; vous entrez, devrais-je dire, car notre génération appartient déjà à la nuit, nous nous en allons. La lutte est entre le passé qui s’accroche, se cramponne avec des malédictions au vacillant château féodal, et l’avenir dont le chant de triomphe s’entend au loin dans les splendeurs d’une naissante aurore et qui, des pays lointains, nous apporte la Bonne-Nouvelle... Qui donc doit tomber et s’ensevelir sous les ruines de ce qui s’écroule?
Le vieillard se tut, et voyant que D. Filipo le regardait pensif, il sourit et reprit:
—Je devine presque ce que vous pensez.
—Vraiment?
—Vous pensez que je puis très bien me tromper, dit-il en souriant tristement; aujourd’ui j’ai la fièvre et je ne suis pas infaillible: homo sum et nihil humani a me alienum puto3, disait Térence; mais quelquefois on se permet de rêver; pourquoi ne pas rêver agréablement aux dernières heures de la vie? Et puis, je n’ai jamais vécu que de songes! Vous avez raison; je rêve! nos jeunes gens ne pensent qu’aux amours et aux plaisirs: ils dépensent plus de temps et se donnent plus de travail pour tromper et déshonorer une fille que pour concourir au bien de leur pays; nos femmes, pour s’occuper de la famille et de la maison de Dieu, oublient et leur propre famille et leur propre maison; nos hommes n’ont d’activité que pour le vice, d’héroïsme que dans la honte; l’enfance se réveille dans la routine et les ténèbres, la jeunesse vit ses meilleures années sans idéal, et l’âge mûr, stérile, ne sert qu’à corrompre la jeunesse de son exemple... Je me réjouis de mourir... claudite jam rivos, pueri4.
—Voulez-vous quelque médicament? demanda D. Filipo pour changer le cours de la conversation en voyant s’assombrir le visage du malade.
—Ceux qui meurent n’ont pas besoin de médicaments; mais bien ceux qui restent. Dites à D. Crisóstomo qu’il vienne me voir demain; j’ai des choses très importantes à lui dire. D’ici quelques jours je m’en irai. Les Philippines sont dans les ténèbres.
Quelques minutes après, D. Filipo, grave et pensif, quittait la maison du malade.
LIV
Quidquid latet, apparebit.
Nîl inultum remanebit1.
La cloche annonce la prière du soir; en entendant le religieux tintement tous, abandonnant leurs occupations, s’arrêtent et se découvrent; le laboureur qui revient des champs suspend son refrain, prend l’allure compassée du carabao qu’il monte et prie; les femmes, au milieu de la rue, se signent et remuent les lèvres avec affectation pour que personne ne doute de leur dévotion; l’homme cesse de caresser son coq et récite l’Angelus pour que la chance lui soit propice; dans les maisons on prie à voix haute, tout bruit qui n’est pas celui de l’Ave Maria se dissipe, s’arrête.
Cependant le curé, le chapeau sur la tête, traverse rapidement la rue au grand scandale de quelques vieilles et, scandale plus grand encore, c’est vers la maison de l’alférez qu’il se dirige. Les dévotes croient le moment venu de suspendre le mouvement de leurs lèvres pour baiser la main du prêtre, mais le P. Salvi semble ne pas les voir; il ne trouve aucun plaisir à placer sa main osseuse sous une chrétienne narine pour, de là, la glisser en cachette (selon que l’a observé Da. Consolacion) dans le sein d’une jeune dalaga qui s’incline pour demander la bénédiction. Une importante affaire doit le préoccuper pour qu’il oublie ainsi ses propres intérêts et ceux de l’Eglise!
En effet, il monte précipitamment les escaliers et frappe avec impatience à la porte de l’alférez; celui-ci vient ouvrir tout en grondant, suivi de sa douce moitié qui sourit comme doivent sourire les damnés.
—Ah! Père curé, j’allais aller vous voir, votre jeune bouc...
—J’ai une chose importante...
—Je ne puis permettre que l’on brise la clôture... s’il revient, je lui tire dessus!
—Qui sait si demain vous vivrez encore! dit le curé tout haletant en se dirigeant vers la salle.
—Quoi, vous croyez que cet avorton peut me tuer? Mais j’en aurai fini d’un coup de pied!
Le P. Salvi recula et instinctivement regarda le pied de l’alférez.
—De qui parlez-vous? demanda-t-il tremblant.
—De qui puis-je parler sinon de ce blanc bec qui me propose un duel au revolver à cent pas?
—Ah! respira le curé. Je viens, ajouta-t-il, vous parler d’une affaire très urgente.
—Laissez-moi avec vos affaires! Serait-ce comme celle des deux petits sacristains?
Si la lumière n’eût pas été la pâle lueur d’une lampe à huile tamisant péniblement à travers la poussière qui recouvrait le globe, l’alférez aurait vu la pâleur du curé.
—Aujourd’hui, c’est de la vie de tous qu’il s’agit! répondit le prêtre à mi-voix.
—Sérieusement! répéta l’alférez en pâlissant; il tire bien, ce jeune homme?
—Je ne parle pas de lui.
—Alors?
Le moine lui montra la porte qu’il ferma à sa manière, d’un coup de pied. Pour l’alférez les mains étaient superflues; il n’eût rien perdu à cesser d’être bimane. Du dehors une imprécation et un rugissement répondirent.
—Brutal! tu m’as fendu le front! cria son épouse.
—Maintenant, allez-y! dit-il au curé tranquillement.
Celui-ci le regarda un long moment; puis lui demanda de cette voix nasale et monotone qu’affectent les prédicateurs:
—Avez-vous vu comme je courais en venant?
—Redios! je croyais que vous aviez la colique!
—Eh bien! continua le P. Salvi sans se soucier de la grossièreté de l’alférez; quand je manque ainsi à mon devoir, c’est qu’il y a de graves motifs.
—Et lesquels donc? Parlez!
Et l’officier frappa le sol d’un nouveau coup de pied.
—Du calme!
—Alors, pourquoi courir si vite?
Le curé s’approcha de lui et mystérieusement lui demanda:
—Ne... savez... vous... rien de nouveau?
L’alférez haussa les épaules.
—Vous avouez ne savoir absolument rien.
—Vous voulez me parler d’Elias, que cette nuit votre sacristain principal a caché?
—Non, je ne m’occupe pas en ce moment de ces histoires, répondit le curé avec mauvaise humeur; je parle d’un grand péril.
—Eh bien, p.....! finissez-en, alors!
—Allez, dit le moine lentement avec quelque dédain; vous verrez une fois de plus de quelle importance nous sommes, nous autres, religieux; le dernier frère lui vaut un régiment, un curé donc...
Et baissant la voix, avec grand mystère:
—J’ai découvert une grande conspiration.
L’alférez fit un saut et, stupéfait, regarda le curé.
—Une conspiration terrible et bien ourdie qui doit éclater ce soir même.
—Ce soir même! s’écria l’alférez en s’élançant d’abord vers le P. Salvi; puis il courut à son revolver et à son sabre pendus au mur.
—Qui faut-il arrêter? qui? criait-il.
—Calmez-vous; il est encore temps grâce à la hâte que j’ai mise à vous avertir; jusqu’à huit heures...
—Je les fusille tous!
—Ecoutez! Tantôt, une femme dont je ne dois pas dire le nom (c’est un secret de confession) s’est approchée de moi et m’a tout découvert. A huit heures ils s’empareront du quartier par surprise, mettront à sac le couvent, s’empareront de la falua2 et nous assassineront avec tous les Espagnols.
L’alférez était anéanti.
—La femme ne m’a rien dit de plus que ceci, ajouta le curé.
—Elle n’a rien dit de plus? Mais je l’arrête!
—Je ne puis le permettre: le tribunal de la pénitence est le trône du Dieu des miséricordes.
—Il n’y a ni Dieu ni miséricordes qui tiennent! je l’arrête!
—Perdez-vous la tête? Ce que vous avez à faire, c’est de vous préparer; armez silencieusement vos soldats et placez-les en embuscade; envoyez-moi quatre gardes pour le couvent et avertissez ceux de la falua.
—La falua n’est pas là. Je vais demander du renfort aux autres sections.
—Non, car on le remarquerait et on ne poursuivrait pas ce qui se trame. Ce qu’il faut, c’est que nous les prenions vivants et les fassions chanter; je veux dire, que vous les fassiez chanter; moi, en ma qualité de prêtre, je ne puis me mêler de ces affaires. Attention! vous pouvez y gagner des croix et des galons; tout ce que je vous demande c’est de faire constater que je vous ai prévenu.
—On le constatera, Père, on le constatera, et peut-être cela décrochera-t-il une mitre! répondit l’alférez radieux en contemplant les manches de son uniforme.
—Surtout, envoyez-moi les quatre gardes déguisés; eh? de la discrétion! Ce soir à huit heures les étoiles et les croix vont pleuvoir.
Pendant que se déroulait cette conversation, un homme courait vers la maison d’Ibarra et, en hâte, montait les escaliers.
—Le señor est là? demanda la voix d’Elias au domestique.
—Il est dans son cabinet, il travaille.
Pour distraire son impatience en attendant l’heure où il pourrait avoir une explication avec Maria Clara, Crisóstomo s’était mis à travailler dans son laboratoire.
—Ah, c’est vous, Elias! s’écria le jeune homme; je pensais à vous; hier, j’avais oublié de vous demander le nom de cet Espagnol chez qui travaillait votre grand-père...
—Señor, il ne s’agit pas de moi...
—Voyez, continua Ibarra qui, sans remarquer l’agitation d’Elias, approcha de la flamme un morceau de bambou; j’ai fait une grande découverte: ce bois est incombustible...
—Ce n’est pas de bambou qu’il est question en ce moment, señor; il s’agit de prendre vos papiers et de fuir avant une minute.
Surpris, Ibarra regarda Elias. En voyant la gravité de son visage, l’objet qu’il tenait lui échappa des mains.
—Brûlez tout ce qui peut vous compromettre et que, d’ici une heure, vous ayez trouvé un endroit plus sûr!
—Mais, pourquoi?
—Mettez en sûreté ce que vous avez de plus précieux...
—Pourquoi?
—Brûlez tout papier écrit par vous ou pour vous, le plus innocent peut être mal interprété...
—Mais pourquoi, enfin?
—Pourquoi? parce que je viens de découvrir une conspiration que l’on vous attribue pour vous perdre.
—Une conspiration? Et qui la trame?
—Il m’a été impossible d’en trouver l’auteur; je viens à l’instant de causer avec un des malheureux payés pour cela et que je n’ai pu dissuader.
—Et cet homme ne vous a pas dit qui l’avait payé?
—Si, en exigeant le secret il m’a dit que c’était vous.
—Mon Dieu! s’écria Ibarra et il resta atterré.
—Señor, ne doutez pas, ne perdons pas de temps, peut-être la conjuration doit-elle éclater ce soir même!
Ibarra, les yeux démesurément ouverts, la tête dans les mains, semblait ne pas entendre.
—Le coup ne peut être paré, continua Elias; je suis arrivé tard, je ne connais pas leurs chefs ... sauvez-vous, señor, conservez-vous pour votre pays!
—Où fuir! On m’attend ce soir! s’écria le jeune homme en pensant à Maria Clara.
—Dans un autre pueblo quelconque, à Manille, chez quelque autorité, mais ailleurs, que l’on ne dise pas que vous dirigiez le mouvement!
—Et, si moi-même je dénonçais la conspiration?
—Vous, dénoncer? s’écria Elias le regardant et reculant d’un pas; vous passeriez pour traître et lâche aux yeux des conspirateurs et les autres vous tiendraient pour trop habile ou trop prudent; on dirait que vous aviez tendu un piège à de pauvres égarés pour vous en faire mérite; on dirait...
—Mais que faire?
—Je vous l’ai déjà dit: détruire tous les papiers que vous avez et qui vous touchent, fuir et attendre les événements...
—Et Maria Clara? s’écria Crisóstomo; non, mieux vaut mourir!
Elias se tordait les mains:
—Eh bien! dit-il, évitez au moins le coup, préparez-vous pour quand on vous accusera!
Ibarra regarda autour de lui l’air affolé.
—Alors, aidez-moi; ici, dans ces pupitres, j’ai les lettres de ma famille; choisissez celles de mon père qui, cette fois, pourraient me compromettre. Lisez les adresses.
Et le jeune homme, étourdi, anéanti, ouvrait et fermait des tiroirs, choisissait des papiers, lisait en hâte des lettres, rejetait les unes, gardait les autres, tirait des livres, les feuilletait, etc. Elias faisait de même avec moins de trouble mais autant de hâte; tout d’un coup il s’arrêta, ses yeux se dilatèrent; il tourna et retourna un papier dans sa main, puis d’une voix tremblante:
—Votre famille connaissait D. Pedro Eibarramendia?
—Certainement! répondit Ibarra en ouvrant un tiroir dont il sortit un monceau de papier, c’était mon bisaïeul!
—Votre bisaïeul, D. Pedro Eibarramendia? insista Elias, livide, l’air altéré.
—Oui, répondit Ibarra distrait; nous avons coupé ce nom qui était très long.
—Il était basque? répéta Elias en s’approchant de lui.
—Basque, oui, mais qu’avez-vous? demanda Crisóstomo surpris.
Elias ferma le poing, l’appuya contre son front et regarda Crisóstomo qui recula en voyant l’expression de sa figure.
—Savez-vous qui était D. Pedro Eibarramendia? interrogea-t-il entre ses dents. D. Pedro Eibarramendia est ce misérable qui a calomnié mon grand-père et causé tout notre malheur... Je cherchais son nom, Dieu vous livre à moi... vous allez me rendre compte de nos malheurs!
Crisóstomo anéanti le regarda, mais Elias lui secoua le bras et d’une voix amère où rugissait la haine:
—Regardez-moi bien voyez si j’ai souffert; et vous vivez, et vous aimez, vous avez de la fortune, un foyer, on vous estime, vous vivez... vous vivez!
Et hors de lui, il courut vers une petite collection d’armes; mais à peine avait-il arraché deux poignards qu’il les laissa tomber, regarda comme un fou Ibarra qui restait immobile:
—Qu’allais-je faire? murmura-t-il, et il s’enfuit hors de la maison.
LV
La catastrophe
Dans la salle à manger Capitan Tiago, Linares et la tante Isabel dînaient; du salon, l’on entendait le bruit des assiettes et des couverts. Maria Clara avait dit n’avoir pas faim et s’était assise au piano, accompagnée de la joyeuse Sinang qui lui murmurait à l’oreille de mystérieuses phrases, tandis que le P. Salvi inquiet se promenait de long en large.
Ce n’était pas que la convalescente n’eût pas faim, non; mais elle attendait quelqu’un et profitait du moment où son Argus ne pouvait être là: c’était l’heure de dîner pour Linares.
—Tu vas voir que ce fantôme va rester jusqu’à huit heures, murmura Sinang en montrant le curé; à huit heures il doit venir. Celui-ci est aussi amoureux que Linares.
Maria Clara regarda son amie avec épouvante. Celle-ci, sans le remarquer, continua avec son terrible babillage.
—Ah! je sais pourquoi il ne s’en va pas malgré les pointes que je lui lance: il ne veut pas dépenser de lumière chez lui! Sais-tu? depuis que tu es tombée malade, les deux lampes qu’il faisait allumer se sont de nouveau éteintes... Mais, regarde-le, quels yeux et quelle figure!
En ce moment, l’horloge de la maison sonna huit heures. Le curé frissonna et s’assit à l’écart, dans un coin.
—Il vient! dit Sinang à Maria Clara, le voilà, écoute! et elle lui pinça le bras.
Mais le premier coup de huit heures sonnant à l’église: tous se levèrent pour prier. D’une voix faible et tremblante le P. Salvi dit la consécration mais, chacun étant absorbé par ses propres pensées, personne ne s’occupa de lui.
A peine la prière terminée, Ibarra entra. Il était triste et ses habits rigoureusement noirs semblaient moins endeuillés que sa figure; Maria Clara surprise, se leva, fit un pas pour l’interroger, le bruit d’une fusillade lui coupa la parole. Muet, les yeux hagards, Ibarra resta cloué sur place, le curé courut se cacher derrière un pilier. Du côté du couvent, on entendit de nouveaux coups de feu, puis des cris, des clameurs. En même temps, Capitan Tiago, tante Isabel, Linares entrèrent en criant: tulisan, tulisan! suivis d’Andeng qui, brandissant une broche, venait rejoindre sa sœur de lait.
Tante Isabel tomba à genoux et, larmoyante, se mit à réciter le Kyrie eleison; pâle, à demi-mort de frayeur, Capitan Tiago emporta au bout d’une fourchette le foie d’une poule qu’il offrit en pleurant à la Vierge d’Antipolo; Linares, la bouche pleine, s’armait d’une cuiller; Sinang et Maria Clara s’embrassaient, seul Crisóstomo restait immobile, comme pétrifié, plus blanc qu’un mort.
Les cris, le tumulte continuaient, les fenêtres se fermaient en claquant, d’instant en instant on entendait l’éclat d’un coup de feu.
—Christe eleyson! Santiago, c’est la prophétie qui s’accomplit... ferme les fenêtres! gémit la tante Isabel.
—Cinquante grandes bombes et deux messes d’actions de grâce! répliqua Capitan Tiago. Ora pro nobis!
Peu à peu tout retomba dans un silence terrible... On entendait la voix de l’alférez criant en courant.
—Père curé! P. Salvi!! Venez!
—Miserere! L’alférez demande la confession! s’écria la tante Isabel.
—L’alférez est blessé! demanda enfin Linares. Ah!!!
Et la santé parut lui revenir.
—Père curé, venez! il n’y a plus rien à craindre! cria de nouveau l’alférez.
Tout bouleversé encore, Fr. Salvi se décida enfin à sortir de sa cachette; il descendit les escaliers.
—Les tulisanes ont tué l’alférez! Maria, Sinang, dans votre chambre, barricadez bien la porte! Kyrie eleison!
Ibarra, lui aussi, se dirigea vers les escaliers, malgré la bonne tante qui, se souvenant qu’elle avait été très amie de sa mère, ne voulait pas le laisser sortir qu’il ne se fût confessé.
Il était dans la rue: bouleversé, il lui parut que tout tournait autour de lui, ses oreilles bourdonnaient, ses jambes se mouvaient avec peine, des flots de sang, des lueurs entremêlées de ténèbres passaient dans ses yeux.
La rue était déserte, la lune brillait splendide au ciel et cependant ses pieds trébuchaient contre chaque pierre, contre chaque morceau de bois.
Près du quartier, baïonnette au fusil, des soldats parlaient avec animation, ils ne l’aperçurent pas.
Dans le tribunal on entendait des cris, des coups, des plaintes, des malédictions; la voix de l’alférez surpassait et dominait tout.
—Au cepo1! Les menottes! Deux coups de feu à qui bouge! Aujourd’hui ni personne ni Dieu ne passe! Capitan, ce n’est pas le moment de dormir.
Ibarra pressa le pas vers sa maison: ses domestiques l’attendaient, inquiets.
—Sellez le meilleur cheval et allez dormir! leur dit-il.
Il entra dans son cabinet et, à la hâte, voulut préparer une valise. Il ouvrit un coffre de fer, prit tout l’argent qui s’y trouvait et le mit dans un sac. Il se munit de ses bijoux, n’oublia pas un portrait de Maria-Clara et se dirigea vers une armoire où étaient renfermés ses papiers.
En ce moment, trois coups secs et forts résonnèrent à la porte.
—Qui est là? demanda-t-il d’une voix lugubre.
—Ouvrez, au nom du Roi, ouvrez de suite ou nous enfonçons la porte! répondit en espagnol une autre voix impérieuse.
Ibarra jeta un coup d’œil vers la fenêtre: son regard s’alluma, il arma son revolver; mais, changeant d’idée, il jeta ses armes et s’avança vers la porte qu’il ouvrit lui-même, au moment où arrivaient ses domestiques.
Trois gardes se saisirent immédiatement de lui.
—Je vous fais prisonnier, au nom du Roi! dit le sergent.
—Pourquoi?
—On vous le dira là-bas; il m’est défendu de parler.
Le jeune homme réfléchit un moment, et ne voulant pas que les soldats découvrissent ses préparatifs de fuite, il prit un chapeau et leur dit:
—Je suis à votre disposition! Je suppose que ce ne sera pas pour longtemps.
—Si vous me promettez de ne pas vous échapper, nous vous laisserons les mains libres; l’alférez vous fait cette faveur; mais si vous essayez de fuir...
Ibarra les suivit laissant ses serviteurs consternés.
Pendant ce temps, qu’avait fait Elias?
En sortant de la maison de Crisóstomo, il courut comme un fou, sans savoir où il allait. Violemment agité, il traversa les champs et arriva au bois; il fuyait les hommes, les maisons, il fuyait la lumière, la lune même le faisait souffrir, il s’enfonça sous les arbres dans l’ombre mystérieuse. Là, tantôt s’arrêtant, tantôt parcourant des sentiers inconnus, tantôt grimpant entre les broussailles, il regardait vers le pueblo qui, là-bas, se baignait dans la lumière de la lune, s’étendait dans la plaine, comme incliné vers le rivage du lac aux eaux tranquilles. Les oiseaux, réveillés de leur sommeil, voletaient; de gigantesques chauves-souris, des chouettes, des hiboux passaient d’une branche à l’autre, le saluant de leurs cris stridents, le regardant de leurs gros yeux arrondis. Elias ne les voyait pas, ne s’occupait pas d’eux. Il s’imaginait que les ombres irritées de ses ancêtres le suivaient; il voyait pendu à chaque branche le terrible panier contenant la tête ensanglantée de Bálat, telle que la lui avait dépeinte son père; il croyait trébucher au pied de chaque arbre contre le cadavre refroidi de sa propre grand’mère, il lui semblait que se balançait parmi les ombres le squelette pourri de son aïeul infâme;.... et le squelette, et le cadavre, et la tête sanglante lui criaient: lâche, lâche!
Il s’enfuit, il abandonna la montagne et redescendit vers la plage sur laquelle il erra fiévreux; mais ses yeux vagues se fixaient là-bas vers un point de la surface tranquille et voici qu’entourée par les reflets de la lune comme d’un nimbe argenté, une ombre s’élève, comme bercée par le flot. Il lui semble la reconnaître! Mais oui, ce sont ses cheveux épars si longs et si beaux; mais oui, c’est sa poitrine trouée d’un coup de poignard, c’est elle, c’est sa sœur!
Et le malheureux, à genoux sur le sable, tend les bras vers la vision chérie:
—Toi! toi aussi! s’écrie-t-il.
Le regard inébranlablement attaché sur l’apparition, il se relève, s’avance, entre dans l’eau, descend la douce pente du banc de sable; déjà il est loin de la rive, la vague lui arrive à la ceinture, il s’avance, il s’avance encore, fasciné. Il a de l’eau jusqu’à la poitrine, qu’importe, s’en aperçoit-il seulement?... Soudain, une détonation déchire l’air; grâce au calme, au silence de la nuit, le bruit des coups de feu arrive clair et distinct jusqu’à lui. Il s’arrête, écoute, se souvient... et la vision s’efface, et le rêve s’enfuit. Il remarque qu’il est dans l’eau; le lac est tranquille, il distingue les lumières des pauvres cabanes de pêcheurs.
Il a repris conscience de la réalité, s’en retourne vers la rive et se dirige vers le pueblo. Pourquoi? Il n’en sait rien.
San Diego est désert. Les maisons sont fermées; les animaux eux-mêmes se taisent, les chiens n’envoient point à la lune leur ordinaire sérénade, craintifs, ils se sont cachés tout au fond de leurs niches. La lumière argentée qui inonde les rues et détache vigoureusement les ombres semble augmenter encore la tristesse de cette solitude.
Craignant de rencontrer des gardes civils, il s’était caché dans les jardins et les enclos qui entourent les habitations; un moment il crut distinguer dans une de ces huertas deux formes humaines; sans chercher à les reconnaître, il poursuivit sa route, escaladant murs et haies, arrivant ainsi—au prix de quels efforts!—à l’autre bout du pueblo d’où il courut vers la maison d’Ibarra. Sur la porte, les domestiques se lamentaient, commentant l’arrestation de leur maître.
Il s’informa de ce qui s’était passé, fit semblant de s’éloigner puis, passant derrière la maison, il franchit le mur, grimpa par une fenêtre et pénétra dans le cabinet où brûlait encore la bougie qu’y avait laissée Crisóstomo.
Il vit les livres, les papiers; trouva les armes, les petits sacs renfermant l’argent et les bijoux; promptement il reconstitua ce qui s’était passé; ne voulant pas laisser tant de papiers qui pouvaient être compromettants, il songea à les prendre, à les emporter par la fenêtre et à les enterrer.
Il regarda vers le jardin et vit reluire des casques et des baïonnettes: c’étaient deux gardes civils accompagnés d’un adjudant.
Sa résolution fut vite prise: il mit en tas au milieu du cabinet les effets et les papiers, vida sur le tout une lampe à pétrole et mit le feu avec la bougie. Puis, s’emparant précipitamment des armes, il aperçut le portrait de Maria Clara, hésita... le mit dans un des petits sacs et, emportant le tout, sauta par la fenêtre.
Il était temps; les gardes civils forçaient l’entrée.
—Laissez-nous monter pour saisir les papiers de votre maître, disait l’adjudant.
—Avez-vous la permission? Sinon, vous ne monterez pas, répondait un vieillard.
A coups de crosse, les soldats chassèrent ces fidèles serviteurs et montèrent l’escalier... mais une épaisse fumée envahit toute la maison, puis de gigantesques langues de feu sortirent du cabinet.
—Au feu! au feu! crièrent à la fois domestiques et soldats.
Tous se précipitèrent pour essayer de sauver quelque chose, mais la flamme avait gagné le petit laboratoire; quelques-uns des produits chimiques qui s’y trouvaient firent explosion; les gardes civils durent reculer; l’incendie mugissant, menaçait de leur fermer le passage; en vain, on tira de l’eau du puits, en vain tous criaient, demandaient du secours, ils étaient isolés. Les autres appartements brûlaient à leur tour et la flamme s’élevait vers le ciel accompagnée de grosses spirales de fumée. Toute la maison était sa prisonnière; quelques paysans des environs accouraient contempler l’épouvantable foyer et l’effondrement de ce vieil édifice si longtemps respecté par les éléments.
1 Instrument de torture fait de deux pièces de bois entaillées où l’on place les jambes du prisonnier.—N. des T.