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Au Pays des Moines (Noli me Tangere)

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Le pueblo

Presque sur les rives du lac, au milieu de prairies et de rivières, est le pueblo de San Diego1. Il exporte du sucre, du riz, du café, des fruits ou bien vend à bas prix ces marchandises à quelque Chinois qui exploite la simplicité ou les vices des paysans.

Quand, par un ciel serein, les enfants grimpent au dernier étage de la tour de l’église qu’ornent les mousses et les plantes grimpantes, la beauté du panorama qui se déroule à leurs yeux leur arrache de joyeuses exclamations. Dans cet amoncellement de toits de nipa, de tuiles, de zinc et de cabonegro2, séparés par des vergers et des jardins, chacun sait retrouver sa petite maison, son petit nid.

Tout sert de repère, un arbre, le tamarin au feuillage léger, le cocotier chargé de noix, un roseau flexible, une bonga, une croix. Là-bas, c’est le rio, monstrueux serpent de cristal endormi sur le vert tapis, dont le courant est ridé de distance en distance par des fragments de rochers, épars dans le lit sableux. Ici, ce lit se rétrécit entre deux rives élevées où se cramponnent en se contorsionnant des arbres aux racines dénudées; là le courant se ralentit et les eaux s’élargissent et dorment. Plus loin, une petite maison construite tout au bord défie l’abîme, les eaux et les vents et, par ses minces étais, donne l’impression d’un monstrueux échassier qui épie le moment favorable pour se jeter sur le reptile argenté. Des troncs de palmiers, des arbres portant encore leur écorce, branlants et vacillants, unissent les deux rives et si, comme ponts, ils laissent à désirer, ce sont en échange de merveilleux appareils de gymnastique pour exercer aux équilibres. Plongés dans le rio où ils se baignent, les enfants s’amusent des angoisses de la pauvre femme qui passe, la tête chargée d’un lourd panier ou du vieillard tremblant qui laisse tomber son bâton dans l’eau.

Mais ce qu’il est impossible de ne pas remarquer, c’est ce que nous pourrions appeler une péninsule boisée dans cette mer de terre labourée. Il y a là des arbres séculaires, au tronc creusé, qui ne meurent que lorsque quelque éclair frappe leur cime hautaine; on dit qu’alors le feu se circonscrit et s’éteint à l’endroit même où il s’alluma; ailleurs sont des roches énormes que le temps et la nature ont revêtues d’un velours de mousse: la poussière se dépose couche par couche dans les creux de leur tronc, la pluie la fixe et les oiseaux apportent des graines. La végétation tropicale s’y développe librement: buissons, broussailles, rideaux de lianes entrelacées, passant d’un arbre à l’autre, se suspendant aux branches, s’accrochant aux racines, au sol et, comme si Flore n’était pas encore satisfaite, elle sème sur les plantes; des mousses et des champignons vivent sur les écorces crevassées et des plantes aériennes, hôtes gracieux, confondent leurs embrassements avec les feuilles de l’arbre hospitalier.

Ce bois était respecté: il était le sujet d’étranges légendes, mais la plus vraisemblable, et par suite la moins crue et la moins connue, paraît être la suivante.

Quand le pueblo n’était qu’un misérable amas de cabanes dans les rues duquel l’herbe croissait encore et où, la nuit, se risquaient les cerfs et les sangliers, arriva un jour un vieil Espagnol aux yeux profonds qui parlait assez bien le tagal. Après avoir parcouru et visité les divers terrains, il s’informa des propriétaires du bois dans lequel jaillissaient des eaux thermales. Quelques-uns se présentèrent qui tous prétendaient à cette propriété et le vieil Espagnol s’en rendit possesseur en échange de costumes, de bijoux et aussi de quelque argent. Ensuite, sans que l’on sût pourquoi ni comment, il disparut. Les gens du pueblo le croyaient déjà enchanté quand une odeur fétide qui partait du bois voisin fut remarquée par quelques pasteurs; ils cherchèrent et trouvèrent le cadavre du vieillard, putréfié, pendu à une branche de balitî3. Vivant, sa voix profonde et caverneuse, ses yeux creux et son rire muet inspiraient déjà une certaine crainte, mais maintenant, mort et suicidé, il troublait le sommeil des femmes. Parmi celles qui avaient reçu quelque chose de lui, il y en eut qui jetèrent les bijoux à la rivière et brûlèrent les costumes; après que le cadavre eût été enterré au pied même du balitî, personne ne voulut plus s’aventurer de ce côté. Un pasteur qui cherchait des animaux égarés de son troupeau raconta avoir vu des lumières; de jeunes gars allèrent voir et entendirent des plaintes. Un amoureux dédaigné qui, pour toucher le cœur de la dédaigneuse, s’était engagé à passer la nuit sous l’arbre, mourut d’une fièvre subite qui le prit le lendemain même de son exploit. D’autres contes, d’autres légendes couraient encore sur cet endroit.

Peu de mois s’étaient écoulés lorsqu’arriva un jeune homme, paraissant être un métis espagnol, qui dit être le fils du défunt; il s’établit en cet endroit, s’adonnant à l’agriculture et surtout à la culture de l’indigo. D. Saturnino était taciturne et de caractère violent, parfois cruel, mais très actif et très travailleur; il entoura d’un mur la tombe de son père que seul il visitait de temps en temps. Plus avancé en âge, il se maria avec une jeune fille de Manille de qui il eut D. Rafael, le père de Crisóstomo.

D. Rafael, dès sa première jeunesse, se fit aimer des paysans: l’agriculture importée et propagée par son père se développa rapidement; de nouveaux habitants affluèrent, de nombreux Chinois vinrent, le hameau fut promptement un village, il eut un curé indigène; puis le village se fit pueblo, le curé indien mourut et Fr. Dámaso le remplaça, mais toujours la sépulture et le terrain qui l’entourait furent respectés. Les enfants se risquaient parfois, armés de bâtons et de pierres, à courir dans les environs pour cueillir des goyaves et des fruits sauvages, papayas, lomboi4, etc.; il arrivait que, au moment où leur cueillette les occupait tout entiers ou bien lorsqu’ils contemplaient silencieux la corde se balançant sous la branche, une ou deux pierres tombaient on ne sait d’où; alors au cri: le vieux! le vieux! ils jetaient fruits et bâtons, sautaient en bas des arbres, couraient entre les roches et les buissons et ne s’arrêtaient qu’après être sortis du bois, tous pâles, les uns essoufflés, les autres pleurant, bien peu ayant le courage de rire.


1 Nous n’avons pu trouver aucun pueblo de ce nom, mais nous en avons vu beaucoup dans les mêmes conditions.—N. de l’Éd. esp.

2 Caryota urens.—N. des T.

3 Figuier banyan des Indes; cet arbre atteint des proportions gigantesques.—N. des T.

4 Papayas, Carica papaya, L.—Lomboi, Eugenia Jambolana, Lam.—N. des T.

XI

Les souverains

Divisez et régnez.

Nouveau Machiavel.

Quels étaient les caciques du pueblo?

Ce n’était pas D. Rafael pendant sa vie, bien qu’il ait été le plus riche, qu’il ait possédé le plus de terres et que presque tous lui aient eu des obligations. Comme il était modeste et s’efforçait de retirer toute valeur à ce qu’il faisait, jamais un parti qui lui fut dévoué ne se forma au pueblo, et nous avons vu comment tous se levèrent contre lui aussitôt que sa fortune fut ébranlée. Serait-ce Capitan Tiago? Quand il arrivait, il est vrai qu’il était reçu en musique par ses débiteurs, ils lui donnaient un banquet et le comblaient de cadeaux, les meilleurs fruits couvraient sa table; si l’on chassait un cerf ou un sanglier, un quartier lui en était réservé; s’il trouvait beau le cheval d’un de ses débiteurs, une demi-heure après il le voyait dans son écurie; sans doute, on lui prodiguait toutes ces marques de respect et de dévouement, mais on riait de lui et, en secret on l’appelait Sacristan Tiago.

Serait-ce par hasard le gobernadorcillo? Celui-là était un malheureux qui ne commandait pas, il obéissait; il ne régnait pas, on régnait sur lui; il ne disposait pas, on disposait de lui; par contre, il devait répondre à l’Alcalde Mayor de tout ce qu’on lui avait commandé, ordonné, de tout ce dont on avait disposé pour lui, comme si tout était sorti de son idée; mais, ceci soit dit à son honneur, il n’avait ni volé ni usurpé cette dignité, elle lui coûtait cinq mille pesos et beaucoup d’humiliations et, étant donné ce qu’elle lui rapportait, il trouvait que c’était très bon marché.

Eh bien! mais alors, serait-ce Dieu?

Ah! le bon Dieu ne trouble ni les consciences ni le sommeil des habitants de San Diego; il ne les fait même pas trembler et il est certain que si, par hasard, en quelque sermon, on leur causait de Lui, ils penseraient en soupirant: Si seulement il y avait un Dieu!... Du bon Seigneur ils s’occupent peu; ils ont assez à faire avec les saints et les saintes. Pour ces braves gens Dieu semble un de ces pauvres rois qui s’entourent de favoris et de favorites; le peuple n’adresse jamais ses suppliques qu’à eux, jamais à lui.

San Diego était une sorte de Rome; non pas une Rome à l’époque où ce fripon de Romulus traçait avec une charrue l’emplacement des murailles, mais une Rome contemporaine où, au lieu d’édifices de marbre et de colisées, s’élèveraient des monuments de saualî1 et une gallera de nipa. Le curé, c’était le pape au Vatican; l’alférez de la garde civile, le roi d’Italie au Quirinal, le tout naturellement en proportion avec le saualî et la gallera de nipa. Ici, comme là-bas, des difficultés naissaient de cette situation, car, chacun voulant être le maître, trouvait que l’autre était de trop.

Fr. Bernardo Salvi était ce jeune et silencieux franciscain dont nous avons déjà parlé. Par ses habitudes et ses manières il se distinguait beaucoup de ses frères et plus encore de son prédécesseur, le violent P. Dámaso. Il était mince, maladif, presque toujours pensif, strict dans l’accomplissement de ses devoirs religieux et soigneux de son bon renom. Un mois après son arrivée, presque tous ses paroissiens se firent frères de la V. O. T.2 à la grande tristesse de sa rivale, la Confrérie du Très Saint-Rosaire. L’âme sautait de joie lorsqu’on pouvait admirer suspendus à tous les cous quatre ou cinq scapulaires, une corde à nœuds autour de toutes les ceintures, et toutes ces processions de cadavres ou de fantômes en habits de guingon. Le sacristain principal gagna un petit capital en vendant—ou en donnant comme aumônes, ainsi que cela doit se dire,—tous les objets nécessaires pour sauver l’âme et combattre le diable. On sait que cet esprit qui, autrefois se risquait à attaquer Dieu lui-même face à face et mettait en doute la parole divine, comme il est dit au saint livre de Job, qui emporta N.-S. Jésus-Christ dans les airs comme il fit depuis au Moyen-Age avec les sorcières et comme il continue, dit-on, à le faire encore avec les asuang3 des Philippines, se trouve aujourd’hui si faible et si honteux qu’il ne résiste pas à la vue d’un morceau d’étoffe où l’on a peint deux bras et qu’il craint les nœuds d’une corde. Ceci ne prouve rien sinon que le progrès s’accomplit aussi de ce côté et que le diable est réactionnaire ou tout au moins conservateur, comme tout ce qui vit dans les ténèbres.

P. Salvi, nous l’avons déjà dit, était très assidu à accomplir ses devoirs religieux; selon l’alférez, il l’était trop. Tandis qu’il prêchait—il aimait beaucoup à prêcher—on fermait les portes de l’église; il ressemblait ainsi à Néron qui ne laissait sortir personne tandis qu’il chantait au théâtre; mais lui le faisait pour le bien et Néron pour le mal des âmes. Il punissait le plus souvent d’amendes les fautes de ses subordonnés, mais frappait très rarement, ce en quoi il se différenciait encore beaucoup du P. Dámaso, lequel arrangeait tout avec des coups de poing et des coups de bâton qu’il distribuait en riant avec la meilleure bonne volonté. On ne pouvait lui en vouloir; il était convaincu que l’indigène ne se traitait qu’à coups de bâton; un frère qui savait écrire des livres le lui avait dit et lui l’avait cru, car il ne discutait jamais les choses imprimées: beaucoup pouvaient se plaindre de cette modestie.

Fr. Salvi frappait très rarement, mais, comme le disait un vieux philosophe du pueblo, ce qui manquait en quantité, abondait en qualité; de cela à lui aussi on n’aurait pu faire de reproches. Les jeûnes et les abstinences appauvrissaient son sang, exaltaient ses nerfs et, comme disait le peuple, le vent lui montait à la tête. Il en résultait que les épaules des sacristains ne distinguaient pas très bien un curé qui jeûnait d’un autre qui mangeait beaucoup.

Le seul adversaire de ce pouvoir spirituel à tendances de temporel était, comme nous l’avons déjà dit l’alférez. Le seul, car, selon ce que racontaient les femmes, le diable fuyait le saint prêtre parce qu’un jour, s’étant avisé de le tenter, il fut pris, attaché au pied d’un lit, flagellé avec une corde et ne fut mis en liberté qu’au bout de neuf jours.

Naturellement, celui qui malgré tout cela se déclarait encore l’ennemi d’un pareil homme en arrivait à avoir une renommée pire que les pauvres diables toujours dupés et battus, et l’alférez méritait son sort. Sa femme, une vieille philippine, poudrée et fardée, se nommait Da Consolacion; le mari et d’autres personnes encore lui donnaient un autre nom. L’alférez vengeait ses malheurs conjugaux sur lui-même en buvant comme un muid, sur ses subordonnés en commandant à ses soldats de faire l’exercice au soleil, lui restant à l’ombre, enfin, et c’était le cas le plus fréquent, sur sa femme en tapant sur elle à cœur joie. Certes, si la brave dame n’était pas une bête à bon Dieu pour décharger personne de ses péchés, elle ne devait pas moins lui éviter beaucoup de souffrances dans le purgatoire, si toutefois il y allait jamais, ce dont doutaient les dévots. Lui et elle, comme pour s’amuser, se battaient merveilleusement, donnant aux voisins des spectacles gratuits, concerts vocaux et instrumentaux à quatre mains, piano, forte, avec pédales, etc.

Pour contrarier le prêtre, l’officier, inspiré par sa femme, défendit que personne se promenât après neuf heures du soir. Da Consolacion prétendait avoir vu le curé, déguisé avec une chemise de piña et un salakot de nitô4 se promenant à toute heure de nuit. Fr. Salvi se vengea saintement: voyant entrer l’alférez dans l’église, il ordonna en secret au sacristain de fermer toutes les portes puis il monta en chaire et commença à prêcher jusqu’à ce que les saints eux-mêmes s’endormissent et que lui demandât grâce l’image de l’Esprit divin, la colombe de bois sculptée au-dessus de sa tête. Comme tous les pécheurs impénitents, l’alférez ne se corrigea pas pour cela; il sortit en jurant et, aussitôt qu’il put attraper un sacristain ou un domestique du curé, il le retint, le frappa, lui fit nettoyer le sol du quartier et celui de sa propre maison qui, grâce à cela, se trouva enfin présentable. Le sacristain, en allant payer l’amende que le curé lui avait imposée pour son absence en exposa les motifs. Fr. Salvi l’écouta silencieusement, garda l’argent, et aussitôt lâcha ses chèvres et ses moutons pour qu’ils pussent aller paître dans le jardin de l’alférez, tandis qu’il cherchait un thème nouveau pour un autre sermon beaucoup plus long et plus édifiant. Cependant tout cela n’empêchait nullement l’alférez et le curé, lorsqu’ils se rencontraient, de se donner la main et de se parler courtoisement.

Quand son mari cuvait son vin ou ronflait pendant la sieste, Da. Consolacion, ne pouvant se disputer avec lui, venait s’installer à la fenêtre, son cigare à la bouche, vêtue d’une chemise de flanelle bleue. Elle, qui ne pouvait supporter la jeunesse, dardait de là ses yeux sur les jeunes filles et les couvrait d’injures. Celles-ci qui la craignaient, s’enfuyaient toutes confuses sans pouvoir lever les yeux, pressant le pas et contenant leur respiration. Da. Consolacion possédait une grande vertu: elle ne s’était probablement jamais regardée dans un miroir.

Tels étaient les souverains du pueblo de San Diego.


1 Sorte de treillis fait de roseaux.—N. des T.

2 V. O. T. Venerable Orden Tercera, Vénérable Tiers Ordre de S. François.—N. des T.

3 Sorciers.—N. des T.

4 Le nito est une sorte de liane.—N. d. T.

XII

La Toussaint

Ce qui seul distingue l’homme de l’animal c’est le culte qu’il rend à ceux qui ne sont plus. Et chose étrange! ce culte semble d’autant plus enraciné chez les peuples qu’ils sont parvenus à un degré de civilisation plus élevé.

Les historiens racontent que les anciens habitants des Philippines vénéraient leurs ancêtres et les déifiaient; maintenant tout est changé: les morts doivent se recommander aux bons soins des vivants. Il paraît que les sauvages de la Nouvelle-Guinée gardent dans des boites les os de leurs morts et conversent avec eux; la plupart des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique leur offrent les plats les plus raffinés, ceux qu’ils préféraient lorsqu’ils étaient en vie, ils leur donnent des banquets auxquels les défunts sont supposés assister. Les Égyptiens leur élevaient des palais, les musulmans de petites chapelles, etc., mais le peuple qui semble être le maître en cette matière et avoir le mieux connu le cœur humain semble être les Dahoméens. Ces nègres savent que l’homme est rancunier, ils en concluent que rien ne peut mieux satisfaire le défunt que de sacrifier sur sa tombe ceux qui furent ses ennemis, et comme il est également avide de nouvelles, et ne doit savoir comment se distraire dans l’autre monde, on lui envoie chaque année un courrier sous la forme d’un esclave décapité.

Nos coutumes ne ressemblent en rien à celles de tous ces peuples. Malgré les inscriptions gravées sur les tombes, presque personne ne croit que les morts reposent en paix. Le plus optimiste revoit ses bisaïeuls brûlant encore dans le Purgatoire, où, si lui-même n’est pas définitivement condamné, il pourra leur tenir compagnie de nombreuses années.

Que celui qui nous voudrait contredire visite les églises et les cimetières du pays en ce jour de la fête des Morts, qu’il observe et il jugera. Mais puisque nous sommes à San Diego, entrons dans le cimetière de ce pueblo et visitons-le.

Situé à l’ouest, au milieu des rizières, ce n’est pas la ville, c’est le faubourg des morts: on y accède par un étroit sentier, poudreux les jours de soleil, navigable les jours de pluie. Une porte de bois, un entourage fait moitié de pierre, moitié de tiges de bambou et de pieux semble le séparer des hommes, mais non des chèvres du curé ni des porcs des voisins qui entrent et sortent pour explorer les tombes et égayer de leur présence cette triste solitude.

Au milieu de ce vaste enclos, un piédestal de pierre supporte une grande croix de bois. La tempête a plié la feuille de fer blanc où était peint le I. N. R. I. et la pluie a effacé les lettres. Au pied de la croix, comme sur le véritable Golgotha, s’amoncellent confusément des crânes et des os que le fossoyeur indifférent rejette des fosses qu’il vide. C’est là qu’ils attendront probablement, non pas la résurrection des morts, mais la venue des animaux qui les souilleront de leurs ordures. Alentour on remarque de récentes excavations; ici le terrain est creusé, là il forme un petit monticule. Partout croissent dans toute leur vigueur le tarambulo1 et le pandakaki2: le premier pour percer les pierres de ses baies épineuses, le second pour ajouter son odeur à celle du cimetière. Cependant quelques petites fleurettes nuancent le sol, fleurs qui, comme ces crânes entassés, ne sont connues que de leur Créateur: le sourire de leurs pétales est pâle et leur parfum est le parfum du sépulcre. L’herbe et les plantes grimpantes couvrent les angles, escaladent les murailles et les niches, habillant et embellissant cette laideur dénudée; parfois elles pénètrent par les fissures, œuvre des tremblements de terre, et cachent aux regards les vénérables cavités des tombeaux.

A l’heure où nous pénétrons dans ce champ de repos, les hommes sont occupés à chasser les animaux; seul, un porc, difficile à convaincre, se montre avec ses petits yeux à travers un grand trou de la muraille, il secoue la tête, lève en l’air le groin et semble dire à une femme qui prie:

—Ne le mange pas en entier, laisse-moi quelque chose!

Deux hommes creusent une fosse près du mur qui menace ruine; l’un, le fossoyeur accomplit son travail avec la plus complète indifférence; il jette de côté les vertèbres et les crânes comme un jardinier les pierres et les feuilles mortes; l’autre est préoccupé, il sue, il fume, il crache à tout moment.

—Oh! dit ce dernier, en tagal. Ne ferions-nous pas mieux de creuser en un autre endroit. Cette fosse-ci est trop récente.

—Toutes les fosses sont les mêmes, aussi récentes l’une que l’autre.

—Je n’en puis plus! Cet os sur lequel se trouve encore du sang... hem! et ces cheveux?

—Quelle femmelette! s’écrie l’autre en lui reprochant sa délicatesse. Il fallait te mettre commis du tribunal! Si tu avais déterré, comme moi, un cadavre de vingt jours, la nuit, par la pluie, sans lumière... ma lanterne s’étant soufflée...

Son compagnon ému le regarda.

—Le cercueil s’était décloué, le mort sortait à moitié... il sentait... je me vis forcé de le prendre sur mon dos... il pleuvait, nous étions mouillés tous deux, et...

—Brr! Et pourquoi l’as-tu déterré?

Le fossoyeur parut surpris.

—Pourquoi? Est-ce que je le sais? On me l’avait commandé.

—Qui te l’avait commandé?

A cette question, le fossoyeur recula d’un pas et examina l’indiscret des pieds à la tête.

—Écoute! tu es curieux comme un Espagnol; un Espagnol m’a fait ensuite la même demande, mais en secret. Je vais te répondre ce que je lui ai répondu: c’est le grand curé qui me l’avait commandé.

—Ah! et qu’as-tu fait du cadavre?

—Diable! si je ne te connaissais pas et ne savais pas qui tu es, je te prendrais pour un policier; tu me fais les mêmes questions que l’autre. Le grand curé m’avait ordonné de l’enterrer dans le cimetière des Chinois, mais comme le cercueil était pesant et que le cimetière des Chinois était loin...

—Non, non! ne creuse pas plus! interrompit l’autre avec un cri d’horreur, et jetant la pelle il sauta hors de la fosse; j’ai détaché un crâne et je crains qu’il ne me laisse pas dormir cette nuit.

Le fossoyeur, le voyant s’enfuir et faire des signes de croix, se mit à rire et reprit son travail.

Le cimetière s’emplissait d’hommes et de femmes, en habits de deuil. Quelques-uns cherchaient un instant la fosse, discutaient entre eux et, comme s’ils n’étaient pas d’accord, se séparaient, chacun s’agenouillant là où lui paraissait être le bon endroit; d’autres, ceux qui avaient des niches pour leurs parents, allumaient des cierges et se mettaient dévotement à prier. On entendait aussi des soupirs et des sanglots que, selon les cas, on s’efforçait d’exagérer ou de contenir. Et sur le tout, planait un vague ron-ron de orapreo, d’orapreiss et de requiem æternams.

Un petit vieux, aux yeux vifs, entra la tête découverte. A sa vue, beaucoup se mirent à rire, quelques femmes froncèrent le sourcil. Le petit vieux sembla ne faire aucun cas de ces démonstrations, mais il se dirigea vers le tas de crânes, s’agenouilla et pendant un instant, son regard chercha quelque chose parmi les os; ensuite, avec le plus grand soin, il écarta les crânes, l’un après l’autre et, comme s’il n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait, son front se plissa, il remua la tête, regarda de tous côtés, puis enfin se leva et se dirigea vers le fossoyeur.

—Oh! lui dit-il.

Celui-ci leva la tête.

—Sais-tu où est une belle tête de mort, blanche comme l’intérieur d’une noix de coco, avec les dents au complet, qui se trouvait ici, au pied de la croix, sous ces feuilles?

Le fossoyeur haussa les épaules.

—Regarde, ajouta le vieillard, en lui montrant une pièce d’argent; je n’ai que cela, mais je te le donnerai si tu me la trouves.

Le brillant de la monnaie fit réfléchir l’homme; il regarda vers l’ossuaire et dit:

—Elle n’est pas là? Non? Alors je ne sais pas où elle peut se trouver.

—Tu ne sais pas? Quand ceux qui me doivent me paieront, je te donnerai plus, continua le petit vieux. C’était le crâne de ma femme, et si tu le trouves...

—Elle n’est pas là? alors je n’en sais rien! Mais si vous voulez je puis vous en donner un autre!

—Tu es comme la tombe que tu creuses! s’écria le bonhomme furieux, tu ne sais pas la valeur de ce que tu perds. Pour qui est cette fosse?

—Le sais-je, moi? Pour un mort! répondit l’autre avec humeur.

—Comme la tombe! comme la tombe! répétait toujours le vieux avec un rire sec; tu ne sais ni ce que tu jettes ni ce que tu portes! Creuse, creuse!

Et se retournant, il se dirigea vers la sortie.

Le fossoyeur pendant ce temps avait fini sa tâche; deux monticules de terre fraîchement remuée et de couleur rougeâtre s’élevaient sur les bords. Tirant du buyo de son salakot, il se mit à le mâcher, en regardant d’un air stupide ce qui se passait autour de lui.


1 Solanum sanctum, L.—N. des T.

2 Nom vulgaire du genre Tabernæ montana, apocinacées.—N. des T.

XIII

Présages de tempête

Au moment même où le petit vieux sortait du funèbre enclos, une voiture qui paraissait avoir fait un long trajet s’arrêtait à l’entrée du sentier; elle était couverte de poussière et les chevaux suaient et haletaient.

Ibarra en descendit, suivi d’un vieux domestique; il congédia le cocher d’un geste et se dirigea vers le cimetière, silencieux et grave.

—Ma maladie et mes occupations ne m’ont pas permis de revenir ici depuis le jour des obsèques de votre père, disait timidement le vieux serviteur; Capitan Tiago a dit qu’il se chargerait de faire élever une niche; mais j’ai planté des fleurs et une croix ouvrée par moi-même.

Ibarra ne répondit pas.

—Là-bas, derrière cette grande croix, señor, continua le domestique en montrant une encoignure, quand ils eurent franchi la porte d’entrée.

Ibarra était si préoccupé qu’il ne remarqua pas le mouvement d’étonnement de quelques personnes qui, le reconnaissant, suspendirent leur prière et le suivirent des yeux avec la plus grande curiosité.

Le jeune homme marchait, évitant soigneusement de passer sur les fosses que l’on reconnaissait facilement à un creusement du terrain. Autrefois, il les foulait aux pieds, aujourd’hui il les respectait, car son père gisait dans l’une d’elles. Arrivé de l’autre côté de la croix, il s’arrêta et regarda de tous côtés. Son compagnon restait confus et embarrassé; il cherchait des traces de pas sur le sol et ne voyait nulle part aucune croix.

—C’est ici? murmurait-il entre ses dents;... non, c’est là;... mais la terre est retournée!

Ibarra le regardait avec angoisse.

—Oui, continua le domestique; je me souviens qu’il y avait une pierre à côté; la fosse était un peu courte; le fossoyeur était malade et ce fut un aide qui dut la creuser; mais, demandons à celui-ci ce qu’il a fait de la croix.

Ils marchèrent vers le fossoyeur qui les observait curieusement; quand ils furent près de lui, l’homme les salua en retirant son salakot.

—Pourriez-vous nous dire quelle est la fosse, là-bas, qui avait une croix? demanda le domestique.

L’homme regarda l’endroit et réfléchit.

—Une grande croix?

—Oui, une grande, affirma avec joie le vieux serviteur en regardant significativement Ibarra dont la physionomie s’anima.

—Une croix ornée, attachée avec des lianes? demanda à nouveau le fossoyeur.

—C’est cela, c’est cela! faite comme ceci, et le vieillard traçait à terre un dessin en forme de croix byzantine.

—Et, sur la tombe, on avait parsemé des fleurs?

—Des lauriers-roses, des sampagas1 et des pensées! c’est cela! ajouta le domestique, tout joyeux, et il lui offrit un cigare.

—Dites-nous quelle est la fosse et où est la croix.

Le fossoyeur se gratta l’oreille et tout en bâillant répondit:

—La croix!... mais, je l’ai brûlée.

—Brûlée! et pourquoi l’avez-vous brûlée?

—Parce que le grand curé me l’a ordonné.

—Qui est le grand curé? demanda Ibarra.

—Qui? Celui qui frappe, le Père Garrote2.

Ibarra se passa la main sur le front.

—Mais, au moins, pouvez-vous nous dire où est la fosse? vous devez vous en souvenir.

Le fossoyeur sourit:

—Le mort n’est plus là! répondit-il tranquillement.

—Que dites-vous?

—Oui, ajouta l’homme avec un air ironique, à sa place j’ai mis une femme, il y a huit jours.

—Etes-vous fou? s’écria le domestique; il n’y a pas un an que nous l’avons enterré!

—C’est possible! mais il y a bien des mois que je l’ai déterré. Le grand curé me l’avait commandé, il m’avait dit de le porter au cimetière des Chinois; mais comme il pleuvait et que le mort pesait lourd...

Il ne put en dire plus; il recula terrifié à la vue de Crisóstomo qui s’élança sur lui, le saisit par le bras et le secouant rudement:

—Et, tu l’as fait? demanda-t-il, avec un accent indescriptible.

—Ne vous fâchez pas, señor; répondit-il, pâle et tremblant, je ne l’ai pas enterré avec les Chinois! Mieux vaut être noyé que parmi les Chinois, me dis-je à part moi, et j’ai jeté le mort à l’eau!

Ibarra lui mit les deux poings sur les épaules et le regarda longtemps avec une expression qui ne peut se définir:

—Tu n’es qu’un malheureux! dit-il, et il sortit précipitamment, foulant aux pieds os, fosses, croix, comme un aliéné.

—Voilà ce que les morts nous valent! Le Père Grand m’a donné des coups de bâton pour l’avoir laissé enterrer pendant que j’étais malade; maintenant, il s’en faut de peu que celui-ci ne me casse le bras pour l’avoir déterré. Voilà ce que c’est que les Espagnols! Je vais encore perdre ma place!

Ibarra marchait très vite, ses regards se dirigeaient au loin; le vieux domestique le suivait en pleurant.

Le soleil était près de se coucher; de gros nuages tapissaient le ciel vers l’Orient; un vent sec agitait les cimes des arbres et faisait gémir les roseaux.

Ibarra allait tête nue; de ses yeux ne jaillissait pas une larme, de sa poitrine ne s’échappait pas un soupir. Sa marche ressemblait à une fuite. Que fuyait-il? peut-être l’ombre de son père, peut-être la tempête qui s’approchait. Il traversa le pueblo, allant vers les environs, vers cette ancienne maison que depuis de longues années il n’avait pas habitée. Entourée d’un mur où croissaient diverses sortes de cactus, il semblait qu’elle lui fît des signes; les fenêtres s’ouvraient; l’ilang-ilang3 se balançait, agitant joyeusement ses branches chargées de fleurs; les colombes voletaient à l’entour du toit conique de leur pigeonnier placé au milieu du jardin.

Mais le jeune homme ne s’arrêtait pas à contempler ces joies du retour à l’antique foyer: il clouait ses yeux sur la figure d’un prêtre qui s’avançait vers lui. C’était le curé de San Diego, le franciscain méditatif que nous connaissons, l’ennemi de l’alférez. La brise pliait les larges ailes de son chapeau; l’habit de guingon s’aplatissait et modelait ses formes, montrant des cuisses minces et quelque peu cagneuses. De la main droite il portait un bâton de palasan4 dont la poignée était d’ivoire. C’était la première fois qu’Ibarra et lui se voyaient.

Au moment où ils se rencontrèrent, le jeune homme s’arrêta un instant et le regarda fixement; Fr. Salvi évita le regard et parut plongé dans ses méditations.

L’hésitation ne dura qu’une seconde: Ibarra s’approcha rapidement du prêtre, l’arrêta en laissant tomber avec force la main sur son épaule et d’une voix à peine intelligible.

—Qu’as-tu fait de mon père? demanda-t-il.

Fr. Salvi, pâle et tremblant, pressentant les sentiments qui se peignaient sur le visage du jeune homme, ne put répondre: il se sentit comme paralysé.

—Qu’as-tu fait de mon père? répéta celui-ci d’une voix étouffée.

Le prêtre, pliant sous la main qui le tenait, fit un effort et répondit:

—Vous vous êtes trompé; je n’ai rien fait à votre père!

—Comment non? continua le jeune homme en pesant si fortement sur ses épaules qu’il le fit tomber à genoux.

—Non, je vous assure! ce fut mon prédécesseur, le P. Dámaso...

—Ah! s’écria le jeune homme, qui se frappa le front, lâcha le pauvre P. Salvi et se dirigea précipitamment vers sa maison.

Le domestique arrivait sur ces entrefaites, et aida le moine à se relever.


1 Jasminum Sambac, Ait.—N. des T.

2 Le père La Trique.—N. des T.

3 Cananga odorata ou Uvaria aromatica, anonacée.—N. des T.

4 Calamus maximus, sorte de bois très dur.—N. des T.

XIV

Tasio le fou ou le philosophe

L’étrange petit vieux vaguait distrait par les rues.

C’était un ancien étudiant de philosophie qui, pour obéir à sa vieille mère, avait abandonné ses études, bien qu’il ne manquât ni de moyens ni de capacités; sa mère était riche et l’on disait qu’il avait du talent. La bonne femme craignait que son fils ne devînt un savant et oubliât Dieu, aussi lui donna-t-elle à choisir entre devenir prêtre ou quitter le collège de San José. Lui, qui était amoureux, prit ce dernier parti et se maria. Veuf et orphelin en moins d’une année, il chercha une consolation dans les livres et, par eux, se délivra de la tristesse, de la gallera et de l’oisiveté. Malheureusement ses études l’absorbèrent à l’excès, ses achats de livres furent trop répétés, sa fortune dont il délaissa le soin se fondit peu à peu et un jour vint où il se trouva complètement ruiné.

Les gens de bonne éducation l’appelaient Don Anastasio ou Tasio le philosophe; les autres, qui formaient la majorité, Tasio le fou, à cause de ses idées peu communes et de l’étrange façon dont il agissait envers ses concitoyens.

Comme nous l’avons déjà dit, la soirée menaçait d’une tempête; quelques éclairs illuminaient de leur lumière pâle le ciel couleur de plomb, l’atmosphère était pesante et l’air extrêmement chaud.

Le philosophe Tasio paraissait avoir oublié déjà le crâne de sa chère morte; il regardait maintenant avec un sourire les nuages obscurs.

Arrivé à la porte de l’église il entra et, s’adressant à deux petits garçons, l’un de dix, l’autre de sept ans environ:

—Venez-vous avec moi? leur demanda-t-il. Votre mère vous a préparé un dîner de curés.

—Le sacristain principal ne nous laisse pas sortir avant huit heures, señor! répondit le plus âgé. J’attends de toucher ma paye pour la donner à notre mère.

—Ah! et où allez-vous?

—A la tour, señor, sonner les cloches pour les âmes!

—Vous allez à la tour? mais faites attention! ne vous approchez pas des cloches pendant l’orage.

Puis il sortit de l’église, non sans avoir regardé avec pitié les deux pauvres gamins qui montaient les escaliers.

Tasio se frotta les yeux, regarda une autre fois le ciel et murmura:

—Maintenant, je serais désolé que la foudre tombât.

Et, la tête basse, il s’en alla pensif vers les alentours de la bourgade.

—Entrez-vous un instant? lui dit en espagnol un homme accoudé à une fenêtre.

Le philosophe leva la tête et vit une figure, paraissant âgée de trente à trente-cinq ans, qui lui souriait.

—Que lisez-vous là? demanda Tasio en montrant un livre que l’homme tenait à la main.

—C’est un livre d’actualité: Les peines que souffrent les âmes bénies du Purgatoire! répondit l’autre toujours souriant.

—Hombre, hombre, hombre! s’écria le vieillard sur des tons de voix différents, et il entra dans la maison; l’auteur doit être un homme bien malin.

En haut de l’escalier, il fut reçu amicalement par le maître de la maison et sa jeune femme. Lui s’appelait D. Filipo Lino et elle Da. Teodora Viña. D. Filipo était le lieutenant principal des cuadrilleros1 et le chef d’un parti presque libéral, si l’on peut lui donner ce nom, et s’il est possible qu’il y ait des partis dans les pueblos des Philippines.

—Avez-vous rencontré au cimetière le fils de D. Rafael, qui vient d’arriver d’Europe?

—Oui, je l’ai vu comme il descendait de voiture.

—On dit qu’il y allait chercher le tombeau de son père... Le coup doit avoir été terrible!

Le philosophe haussa les épaules.

—Ne vous intéressez-vous pas à ce malheur? demanda la jeune femme.

—Vous savez que j’ai été l’un des six qui ont accompagné le cadavre, c’est moi qui me présentai au capitaine général quand je vis qu’ici tout le monde, même les autorités, se taisait devant la profanation dont il avait été victime; et vous savez que je préfère honorer un homme que j’estime pendant sa vie qu’après sa mort.

—Alors?

—Vous savez, señora, que je ne suis pas partisan de la monarchie héréditaire. Par les gouttes de sang chinois que ma mère m’a transmises, je pense un peu comme les Chinois: j’honore le père pour le fils, non le fils pour le père. Que chacun reçoive la récompense ou le châtiment de ses œuvres, mais non pas de celles des autres.

—Avez-vous commandé une messe pour votre défunte épouse, comme on vous le conseillait hier? demanda la femme en changeant de conversation.

—Non! répondit le vieillard en souriant.

—Quel malheur! s’écria-t-elle avec un véritable chagrin; on dit que jusqu’à demain dix heures les âmes vaguent libres, attendant les bonnes œuvres des vivants, et qu’une messe dite ces jours-ci équivaut à cinq les autres jours de l’année ou même à six, comme disait ce matin le curé.

—Holà! c’est-à-dire que nous avons un délai gracieux dont nous devons profiter?

—Mais, Doray! intervint D. Filipo; tu sais bien que D. Anastasio ne croit pas au Purgatoire.

—Comment je ne crois pas au Purgatoire? protesta le vieillard, se soulevant à demi sur son siège. J’y crois tellement bien que je sais même quelque peu son histoire!

—L’histoire du Purgatoire! s’exclamèrent, pleins de surprise, les deux époux. Voyons! racontez-nous la?

—Ne la savez-vous pas? ne commandez-vous pas des messes à son intention, ne parlez-vous pas des peines qu’on y souffre? Bon! voici qu’il commence à pleuvoir, et il semble que cela va durer; nous n’aurons pas le temps de nous ennuyer, répondit Tasio; et il médita un moment.

D. Filipo ferma le livre qu’il avait à la main, Doray s’assit près de lui, disposée à ne rien croire de ce que le vieux Tasio allait dire. Celui-ci commença ainsi:

—Le Purgatoire existait bien longtemps avant la naissance de N.-S. Jésus-Christ; il devait être au centre de la terre, selon le P. Astete, ou dans les environs de Cluny, d’après le moine dont nous parle le P. Girard. Mais l’endroit est ici ce qui importe le moins. Eh bien, qui donc brûlait dans ces feux allumés depuis le commencement du monde? Car la philosophie chrétienne nous prouve leur existence très ancienne, puisqu’elle nous dit que Dieu n’a plus rien créé après qu’il se fût reposé.

—Le Purgatoire pourrait avoir existé in potentia, mais non in actu! objecta le lieutenant.

—Très bien! Cependant je vous répondrai que quelques-uns en ont eu connaissance comme existant in actu; l’un de ceux-là fut Zarathustra ou Zoroastre, qui écrivit une partie de l’Avesta et fonda une religion qui a certains points de contact avec la nôtre; ce Zarathustra, selon les savants, existait huit cents ans au moins avant Jésus-Christ.

Je dis au moins car Gaffarel, après avoir examiné les témoignages de Platon, de Xanthe de Lydie, de Pline, d’Hermipos, et d’Eudoxe, le croit antérieur à notre ère de quinze cents ans. Qu’il en soit ce que l’on voudra, il est certain que Zarathustra parlait déjà d’une espèce de Purgatoire et donnait les moyens de s’en délivrer. Les vivants pouvaient racheter les âmes de ceux qui étaient morts en état de péché, en récitant des passages de l’Avesta, en faisant de bonnes œuvres, mais à la condition que celui qui priait fût un parent jusqu’à la quatrième génération. Tous les ans, cinq jours étaient consacrés à l’accomplissement de ce devoir. Plus tard, quand cette croyance se fut répandue dans le peuple, les prêtres de cette religion y virent l’occasion d’un grand commerce et exploitèrent

«ces prisons profondément obscures où règne le remords», comme avait dit Zarathustra. Ils établirent alors que, pour le prix de un derem, il paraît que c’était une monnaie de peu de valeur, en pouvait épargner à une âme un an de tortures; mais, comme dans cette religion il y avait des péchés qui coûtaient de 300 à 1000 ans de souffrances, le mensonge, la mauvaise foi, le manquement à une parole donnée, par exemple, etc., il en résultait que les voleurs empochaient des millions de derems. Ici vous voyez déjà quelque chose qui ressemble à notre Purgatoire, bien qu’il faille tenir compte de la différence des religions.

Un éclair, suivi d’un retentissant coup de tonnerre, fît lever la tête à Doray qui dit en se signant:

—Jésus, Marie, Joseph! je vous laisse! je vais brûler la palme bénite et allumer les chandelles de pardon.

La pluie commença à tomber à torrents. Le philosophe Tasio poursuivit, tandis qu’il regardait s’éloigner la jeune femme:

—Maintenant qu’elle est partie, nous pouvons parler sur ce sujet plus raisonnablement. Doray, bien qu’un peu superstitieuse est bonne catholique et je n’aime pas arracher la foi du cœur; une foi pure et simple ne ressemble pas plus au fanatisme que la flamme à la fumée, que la musique à un charivari: les imbéciles et les sourds peuvent seuls s’y tromper. Entre nous, nous pouvons dire que l’idée du Purgatoire est bonne, sainte et raisonnable; elle continue l’union entre ceux qui furent et ceux qui sont encore; elle oblige à une plus grande pureté de vie. Le mal est dans l’abus qui s’en fait.

Mais voyons maintenant comment a pu passer dans le catholicisme cette idée qui n’existait ni dans la Bible ni dans les Saints Évangiles. Ni Moïse ni Jésus-Christ n’en font la plus petite mention et l’unique passage que l’on cite des Macchabées est insuffisant, sans compter que ce livre fut déclaré apocryphe par le concile de Laodicée et que la Sainte Église Catholique ne l’admit que longtemps après. La religion païenne non plus n’avait rien qui y ressembla. Le passage tant cité de Virgile: Aliæ panduntur inanes2, qui donna occasion à Saint Grégoire le Grand de parler des âmes opprimées et que Dante amplifia dans sa Divine Comédie, ne peut être l’origine de cette croyance. Ni les brahmanes, ni les boudhistes, ni les Égyptiens qui donnèrent à la Grèce et à Rome leur Caron et leur Averne, n’avaient non plus rien qui ressemblât à cette idée. Je ne parle pas ici des religions des peuples du Nord de l’Europe; celles-là, religions de guerriers, de bardes et de chasseurs mais non de philosophes, si elles conservaient encore leurs croyances et jusqu’à leurs rites, même christianisées, n’ont pu accompagner les hordes de leurs fidèles aux sacs de Rome ni s’asseoir au Capitole: c’étaient des religions de brumes qui se dissipaient au soleil du midi.—Donc, les chrétiens des premiers siècles ne croyaient pas au Purgatoire; ils mouraient avec cette joyeuse confiance de voir aussitôt Dieu face à face. Les premiers pères de l’Église qui semblent le mentionner, furent S. Clément d’Alexandrie, Origène et S. Irénée; peut-être avaient-ils été influencés par la religion de Zarathustra qui, alors, florissait et était très répandue dans tout l’Orient, car nous lisons très fréquemment des reproches adressés à l’orientalisme d’Origène. S. Irénée voulut en prouver l’existence par le fait que Jésus-Christ était resté «trois jours dans les profondeurs de la terre», trois jours de Purgatoire, et il en concluait que chaque âme devait y rester jusqu’à la résurrection de la chair, bien que cette assertion semble être contredite par le Hodie mecum eris in Paradiso3. S. Augustin parla aussi du Purgatoire, mais, s’il n’affirme pas son existence, il ne la croit pas cependant impossible, en supposant que dans l’autre vie pourraient se continuer les châtiments que nous recevons en celle-ci pour nos péchés.

—Diantre soit de S. Augustin! s’écria D. Filipo; n’était-il pas satisfait de ce que nous souffrons ici-bas qu’il en voulut la continuation?

—Donc, les choses allaient ainsi: les uns y croyaient, les autres n’y croyaient pas. Malgré que S. Grégoire en soit déjà arrivé à l’admettre dans son de quibusdam levibus culpis esse ante judicium purgatorius ignis credendus est4, rien sur ce sujet ne fut définitivement établi jusqu’à l’année 1439, c’est-à-dire huit siècles après, dans laquelle le concile de Florence déclara qu’il devait exister un feu purificateur pour les âmes de ceux qui sont morts dans l’amour de Dieu mais sans avoir satisfait encore à la justice divine. Enfin, le Concile de Trente, sous Pie IV en 1563, dans la XXVe session, rendit le décret du Purgatoire qui commence ainsi: Cum catholica ecclesia, Spiritu Sancto edocta, etc5, où il est dit que les secours des vivants, les prières, les aumônes et autres œuvres pieuses et surtout et avant tout le sacrifice de la messe, sont les moyens les plus efficaces de délivrer les âmes. Les protestants n’y croient pas, ni non plus les pères grecs, car ils cherchent au moins à leurs dogmes un fondement biblique quelconque et disent que le délai pour le mérite ou le démérite se termine à la mort et que le Quodcumque ligaberis in terra6 ne peut dire usque ad purgatorium7, mais à cela on pourrait répondre que le Purgatoire étant au centre de la terre tombe naturellement sous la domination de S. Pierre. Mais je n’en finirais pas si je devais répéter tout ce qui s’est dit sur ce fait. Un jour que vous voudrez discuter avec moi là-dessus, venez chez moi et là nous ouvrirons les livres et nous parlerons librement et tranquillement. Maintenant, je m’en vais; je ne sais pourquoi cette nuit la piété des chrétiens permet le vol—les autorités laissent faire—et je crains pour mes livres. Si on devait me les voler pour les lire, je ne dirais rien, mais je sais que beaucoup voudraient les brûler par charité pour moi et ce genre de charité, digne du calife Omar, est terrible. Il en est qui, à cause de ces livres, me croient déjà damné...

—Mais je suppose que vous croyez à la damnation? demanda en souriant Doray qui revenait en apportant dans un petit brasero des feuilles sèches de palme répandant une fumée insupportable mais un agréable parfum.

—Je ne sais pas, señora, ce que Dieu fera de moi, répondit le vieux Tasio tout pensif. Quand je serai près de mourir, je m’abandonnerai à lui sans crainte: il fera de moi ce qu’il voudra. Mais il me vient une idée.

—Laquelle?

—Si les seuls qui se puissent sauver sont les catholiques et si, comme disent beaucoup de curés, cinq sur cent d’entre eux à peine y réussissent, les catholiques ne formant, à en croire les statistiques, que la douzième partie de la population de la terre, il serait donc vrai qu’après des milliards et des milliards d’hommes damnés pendant les innombrables siècles qui précédèrent la venue du Sauveur, maintenant, après qu’un fils de Dieu est mort pour nous, il ne pourrait échapper aux flammes éternelles que cinq âmes sur douze cents? Oh! certainement non! je préfère dire et croire avec Job: Seras-tu sévère contre une feuille qui vole et poursuivras-tu de ta colère un épi desséché? Non! une telle prédominance du mal est impossible, le croire c’est blasphémer!

—Que voulez-vous, la justice, la pureté divine...

—Oh! mais la justice et la pureté divine voyaient l’avenir avant la création! répondit le vieillard tout ému en se levant. L’homme est un être secondaire et non nécessaire et ce Dieu ne devrait pas l’avoir créé si, pour faire un heureux, il lui fallait en condamner des centaines à une éternité de souffrances, et pourquoi? pour des fautes originelles ou des erreurs d’un moment? Non, si vous êtes sûr de cela, étouffez alors votre fils endormi; si cette croyance n’était pas un blasphème contre un Dieu qui doit être le Suprême Bien, le Moloch phénicien qui se nourrissait de sacrifices humains et de sang innocent, dans les entrailles de bronze duquel étaient brûlés vivants les petits enfants arrachés au sein de leurs mères, cette divinité horrible et sanguinaire serait à côté de lui une douce jeune fille, une amie, la mère de l’Humanité!

Et rempli d’horreur, le fou ou le philosophe—comme on voudra l’appeler—sortit de la maison, courant dans la rue malgré la pluie et l’obscurité.

Un éclair éblouissant, accompagné d’un épouvantable coup de tonnerre remplissant l’espace d’étincelles meurtrières, illumina le vieillard qui, les mains tendues vers le ciel, criait:

—Tu protestes! Je sais que tu n’es pas cruel, que toi seul dois être appelé le Bon!

Les éclairs redoublaient, la tempête devenait de plus en plus furieuse...


1 Cuadrilleros, membres de la Sainte-Hermandad, (Fraternité) sorte de milice formée sous Isabelle la Catholique, pour la poursuite des brigands et des hérétiques.—N. des T.

2 Les autres sont suspendus dans les espaces vides.—N. des T.

3 Aujourd’hui tu seras avec moi en Paradis.—N. des T.

4 Il faut croire que le Purgatoire existe avant le jugement pour les fautes légères.—N. des T.

5 Avec l’Église catholique, enseignée par l’Esprit-Saint, etc.—N. des T.

6 Ce que tu auras lié sur la terre.—N. des T.

7 Jusqu’au Purgatoire.—N. des T.

XV

Les sacristains

Les coups de tonnerre retentissaient coup sur coup, chacun étant précédé d’un terrifiant zig-zag de feu. La pluie tombait à torrents et, dominant à peine le sifflement lugubre du vent, les cloches entonnaient d’une voix plaintive leur mélancolique prière en un triste tintement qui semblait une lamentation.

Les deux enfants que nous avons vus tout à l’heure causant avec le philosophe, se trouvaient au second étage de la tour. Le plus jeune, d’apparence timide malgré ses grands yeux noirs, essayait, de se coller contre son frère qui lui ressemblait beaucoup mais dont le regard était plus profond et la physionomie plus décidée; tout deux étaient pauvrement vêtus de costumes où abondaient les pièces et les reprises. Assis sur une poutre, ils tenaient en main chacun une corde dont l’extrémité se perdait au troisième étage, là-bas, plus haut, dans l’ombre. La pluie, poussée par le vent, arrivait jusqu’à eux et faisait vaciller la flamme d’un reste de cierge brûlant sur une grande pierre dont on se servait le vendredi-saint pour imiter le tonnerre en la faisant rouler dans le chœur.

—Tire ta corde, Crispin! dit le plus grand à son petit frère.

Celui-ci obéit et on entendit en haut une faible plainte qu’éteignit aussitôt un coup de tonnerre, répété par mille échos.

—Ah! si nous étions à la maison avec maman! soupira le plus jeune, je n’aurais pas peur.

L’autre ne répondit pas; il regardait la cire s’épancher et semblait soucieux.

—Au moins là, personne ne me traiterait de voleur! ajouta Crispin; maman ne le permettrait pas. Si elle savait qu’ils me battent...

Le plus grand détourna son regard de la flamme, leva la tête, saisit avec force la grosse corde qu’il tira violemment: on entendit une vibration sonore.

—Allons-nous toujours vivre ainsi, frère! continua Crispin. Je voudrais rentrer malade demain à la maison, avoir une grande maladie pour que maman me soignât et ne me laissât pas retourner au couvent! Alors ils ne m’appelleraient plus voleur et ne me battraient plus! Et toi aussi, frère, tu devrais être malade avec moi.

—Non! répondit l’aîné; cela nous ferait mourir tous; maman de peine, nous autres de faim.

Crispin ne répliqua point.

—Combien as-tu gagné ce mois-ci? demanda-t-il au bout d’un moment.

—Deux pesos; on m’a infligé trois amendes.

—Paye ce qu’ils disent que j’ai volé; ainsi on ne nous appellera plus voleurs; paye-le, frère!

—Es-tu fou, Crispin? Maman n’aurait pas de quoi manger; le sacristain principal dit que tu as dérobé deux onces, et deux onces font trente-deux pesos.

Le petit compta sur ses doigts jusqu’à trente-deux.

—Six mains et deux doigts! Et chaque doigt fait un peso, murmura-t-il ensuite tout pensif. Et chaque peso... combien de cuartos?

—Cent soixante.

—Cent soixante cuartos? Cent soixante fois un cuarto? Maman! Et combien est-ce cent soixante?

—Trente-deux mains, répondit le plus grand. Crispin s’arrêta un moment, regardant ses petites mains.

—Trente-deux mains! répétait-il; six mains et deux doigts et chaque doigt trente-deux mains... et chaque doigt un cuarto... Maman, que de cuartos! Un homme ne pourrait les compter tous en trois jours... et avec, on peut acheter des souliers pour les pieds, un chapeau pour la tête quand le soleil chauffe, un grand parapluie pour les mauvais temps, des vêtements pour toi et notre mère, des...

Crispin devint pensif.

—Maintenant, je regrette de ne pas avoir volé!

—Crispin! gronda son frère.

—Ne te fâche pas! Le curé a dit qu’il me tuerait à coups de bâton s’il ne retrouvait pas l’argent; si je l’avais pris, je pourrais le faire retrouver... si je dois mourir, au moins vous auriez eu des vêtements, maman et toi. J’aurais dû le voler!

Le plus grand se tut et tira sa corde: puis il répondit en soupirant:

—Ce que je crains c’est que notre mère ne se fâche après toi quand elle le saura.

—Le crois-tu? demanda le petit surpris. Tu diras qu’ils m’ont battu beaucoup, je lui montrerai les bleus qu’ils m’ont fait et ma poche déchirée: je n’ai jamais eu qu’un cuarto qu’ils m’ont donné à Pâques et le curé me l’a repris hier. Je n’ai jamais vu de cuarto plus beau. Maman ne croira pas que j’aie volé, elle ne le croira pas!

—Si le curé lui dit...

Crispin commença à pleurer, murmurant entre ses sanglots:

—Alors, va-t’en tout seul, je ne veux pas m’en aller; dis à maman que je suis malade; je ne veux pas m’en aller.

—Crispin, ne pleure pas! dit l’aîné. Maman ne le croira pas; le vieux Tasio a dit qu’un bon dîner nous attendait...

—Un bon dîner! Je n’ai pas encore mangé; ils ne veulent pas me donner à manger jusqu’à ce que les deux onces aient été retrouvées...

—Et puis, si maman semblait croire que tu as volé, tu lui dirais que le sacristain principal ment, que le curé qui l’écoute ment aussi; que tous mentent, qu’ils disent que nous sommes des voleurs parce que notre père est un méchant qui...

Mais une tête apparut sortant de l’ombre du petit escalier qui conduisait à l’étage principal et, comme si c’eût été celle de la Méduse, la parole se gela sur les lèvres de l’enfant. La tête était longue, sèche, avec de grands cheveux noirs; des lunettes bleues cachaient un œil borgne. C’était le sacristain principal qui faisait ainsi son entrée à la sourdine.

Les deux frères se sentirent trembler.

—Toi, Basile, je t’impose une amende de deux réaux pour ne pas tirer régulièrement, dit-il d’une voix caverneuse. Et toi, Crispin, tu resteras cette nuit jusqu’à ce que se retrouve ce que tu as volé.

Crispin regarda son frère comme pour lui demander protection.

—Nous avons la permission... mère nous attend à huit heures, murmura timidement Basile.

—Tu ne t’en iras pas non plus à huit heures; tu resteras jusqu’à dix.

—Mais, señor, à partir de neuf heures on ne peut plus passer dans les rues, et la maison est loin.

—Est-ce que tu voudrais me commander? lui demanda l’homme irrité. Et, prenant Crispin par le bras, il chercha à l’entraîner.

—Señor, depuis une semaine nous n’avons pas vu notre mère! supplia Basilio, prenant son frère comme pour le défendre.

D’une gifle, le sacristain principal lui fit lâcher prise, puis il entraîna Crispin qui commença à pleurer, se laissa tomber à terre et cria à son frère:

—Ne me laisse pas, ils vont me tuer!

Mais le sacristain, sans s’occuper de sa résistance, l’entraîna brusquement et l’emporta dans les escaliers qu’il descendit, disparaissant dans les ombres...

Basilio restait muet. Il entendit dans l’escalier les heurts du corps de son petit frère contre les marches, un cri, des coups et des accents déchirants qui se perdirent peu à peu.

L’enfant ne respirait pas, il écoutait debout, les yeux grands ouverts, les poings serrés.

—Quand donc serai-je assez fort! murmura-t-il entre ses dents, et il descendit précipitamment.

Arrivé au chœur, il écouta avec attention: la voix de son petit frère s’éloignait rapidement et le cri: Maman! mon frère! s’éteignit tout à fait; il entendit une porte se fermer. Tremblant, suant, il s’arrêta un moment; mordant son poing pour étouffer un cri qui s’échappait de son cœur, il laissa ses regards errer dans la demi-obscurité de l’église. La lampe du chœur brûlait faiblement, le catafalque était au milieu, toutes les portes fermées, des grilles aux fenêtres.

Il remonta le petit escalier de la tour, ne s’arrêta pas au second étage où brûlait le reste du cierge et alla jusqu’au troisième. Là, il détacha les cordes qui assujettissaient les battants des cloches, puis redescendit tout pâle, les yeux brillants mais sans larmes.

La pluie commençait à s’apaiser et le ciel s’éclaircissait peu à peu.

Basilio noua les cordes, attacha une extrémité à un montant de la balustrade et, oubliant d’éteindre la lumière, il se laissa glisser dans l’obscurité.

Quelques minutes après, dans une des rues du pueblo, on entendit des voix, deux coups de feu retentirent; mais personne ne s’alarma et tout rentra dans le silence.

XVI

Sisa

La nuit est obscure, les voisins dorment en silence, les familles qui se sont souvenues de ceux qui n’étaient plus tranquilles et satisfaites s’abandonnent au sommeil, après avoir récité trois parties de rosaire avec requiem, la neuvaine pour les âmes et brûlé nombre de cierges en cire devant les images sacrées. Les riches et les puissants ont accompli leurs devoirs envers ceux dont ils ont hérité; demain ils entendront les trois messes que dit chaque prêtre, donneront deux pesos pour une autre à leur intention et ensuite achèteront la bulle d’indulgence des défunts. Il semble que la Justice divine est moins difficile à satisfaire que celle des hommes.

Mais le pauvre, l’indigent qui gagne à peine de quoi vivre et doit encore payer tous les directeurs, fonctionnaires, scribes et soldats pour qu’ils le laissent vivre en paix, ne dort pas avec cette tranquillité que se plaisent à célébrer les poètes courtisans qui n’ont pas souffert des âpres caresses de la misère. Le pauvre est triste et pensif. Cette nuit, s’il a peu récité, il a prié beaucoup, le cœur plein de douleur, des larmes plein les yeux. Il ne sait pas les neuvaines, il ignore les prières jaculatoires, et les vers, et les oremus composés par les moines pour ceux qui n’ont pas d’idées à eux, de sentiments qui leur soient propres; à peine s’il les comprend. Il prie dans la langue de sa misère; son âme pleure pour lui et pour les chers morts dont l’amour était son seul bien. Ses lèvres peuvent réciter des salutations, tout son être crie des plaintes et révèle des sanglots. Dis-nous, toi qui as béni l’indigence, dites-nous aussi vous, pauvres ombres tourmentées, est-elle suffisante la simple prière du misérable agenouillé devant une estampe mal gravée, à la lueur d’un timsin1, ou bien, par hasard, est-il nécessaire de brûler des cierges de cire devant des Christs sanglants, des Vierges à bouche petite, aux yeux de cristal et de faire dire des messes en latin que récite mécaniquement un prêtre indifférent? Et toi, Religion prêchée pour l’humanité qui souffre, as-tu oublié ta mission, ne te souviens-tu plus que tu es la consolation des opprimés dans leur misère, l’humiliatrice des puissants dans leur orgueil et n’as-tu plus de promesses que pour les riches, pour ceux qui peuvent te les payer!

La pauvre veuve veille entre ses fils qui dorment à son côté; elle pense aux bulles qu’il faut acheter pour le repos de ses parents et du mari défunt. «Un peso, dit-elle, c’est une semaine d’amours pour mes fils, une semaine de plaisirs et de joies, mes économies d’un mois, une robe pour ma fille qui grandit...»

—Mais il est nécessaire que tu les apaises ces feux, dit la voix qu’elle entendait prêcher, il faut que tu te sacrifies.» Oui, il le faut! Pour toi l’Eglise ne sauvera pas gratuitement les âmes chères, elle ne donne pas ses indulgences. Tu dois les acheter et, au lieu de dormir la nuit, tu travailleras. Ta fille, qu’elle continue à marcher à demi-dénudée; toi, jeûne; le ciel coûte cher. Malgré la divine parole, le ciel n’est pas fait pour les pauvres!

Ces pensées prennent leur vol dans le demi-cercle qui sépare le sahig2, où est étendue l’humble natte, du palupu3, où est suspendu le hamac dans lequel se balance le petit enfant. La respiration du pauvre être endormi est régulière; de moment en moment il mâche sa salive et articule des sons inintelligibles: il rêve qu’il mange, qu’il satisfait enfin son pauvre estomac toujours affamé...

Les cigales continuent leur chant monotone et unissent leur note invariable aux fredonnements du grillon, caché dans l’herbe, ou de la courtillière qui sort de son trou pour chercher sa nourriture, tandis que le chacon4, peu craintif de l’eau, trouble le concert de sa voix fatidique et passe la tête par le trou d’un tronc délabré. Les chiens hurlent lamentablement dans les rues et le superstitieux qui les écoute est persuadé que les esprits et les âmes sont visibles pour les animaux. Mais ni les chiens ni les insectes ne voient les douleurs des hommes et cependant, hélas! le nombre en est immense.

A presque une heure de marche du pueblo, habite la mère de Basilio et de Crispin, femme d’un homme sans cœur qui passe son temps à fainéanter et à jouer au coq, tandis qu’elle s’efforce de faire vivre ses enfants. Le mari et la femme se voient rarement et ces entrevues sont toujours pénibles. Lui l’avait dépouillée de ses rares bijoux pour alimenter ses vices et, quand la malheureuse Sisa5 n’eut plus rien pour satisfaire à ses caprices, il commença à la maltraiter. Faible de caractère, douée de plus de cœur que de raison, elle ne savait qu’aimer et pleurer. Son mari était son Dieu, ses fils étaient ses anges. Lui, qui savait combien il était à la fois adoré et craint, se conduisait comme tous les faux dieux, il devenait de plus en plus autoritaire, barbare, cruel.

Quand Sisa, un jour qu’il paraissait plus sombre que jamais, lui demanda s’il consentait à ce que l’on fît de Basilio un sacristain, il continua à caresser son coq, ne dit oui ni non, et ne s’inquiéta que de savoir s’il gagnerait beaucoup d’argent. Elle n’insista pas cette fois mais, pressée par le besoin et voulant que ses enfants apprissent à lire et à écrire à l’école du pueblo, elle reparla de son projet. Son mari ne lui répondit rien encore.

Cette nuit-là, il pouvait être dix heures et demie ou onze heures, les étoiles brillaient de nouveau dans le ciel que la tempête avait éclairci; Sisa était assise sur un banc de bois, regardant quelques branches qui brûlaient à demi dans son âtre composé de pierres vives, plus ou moins régulières. Sur ces pierres était posée une petite marmite où cuisait du riz et, sur les cendres, trois sardines sèches, de celles que l’on vend à raison de trois pour deux cuartos.

Le menton appuyé sur la paume de la main, elle regardait la flamme jaune et débile que donnaient les roseaux, dont la braise fugitive se réduisait bien vite en cendres: un triste sourire illuminait son visage. Elle se souvenait de la naïve devinette de la marmite et du feu que Crispin lui avait un jour proposée. L’enfant disait:

Naupû si Maitim, sinulut ni Mapulà

Nang malaó y kumará-kará6.

Elle était jeune encore et l’on voyait qu’elle avait dû être belle et gracieuse. Ses yeux que, avec son âme, elle avait donnés à ses fils, étaient beaux, d’un profond regard ombragé de longs cils; son nez correct, ses lèvres pâles, d’un dessin élégant. Elle était ce que les tagals appellent kayumanging-kaligátan, c’est-à-dire brune mais de teint clair et pur. Malgré sa jeunesse, la douleur, parfois même la faim, commençait à creuser les joues pâlies; la chevelure abondante, autrefois l’ornement de sa personne, était encore soignée mais par habitude, non par coquetterie: un chignon très simple, sans aiguilles ni peignes...

Depuis plusieurs jours elle n’était pas sortie, restant chez elle pour achever le plus promptement possible un travail de couture dont on l’avait chargée. Pour gagner quelque argent elle avait manqué la messe ce matin; il lui aurait fallu perdre deux heures pour aller au pueblo et en revenir—la pauvreté force à pécher. Son travail terminé, elle le porta à celui qui l’avait commandé, mais il lui en promit seulement le payement.

Toute la journée elle avait pensé au plaisir qui l’attendait ce soir, elle savait que ses fils allaient venir et voulait les régaler d’un bon repas. Elle acheta des sardines, cueillit dans son jardin les tomates les plus belles, parce qu’elle savait que c’était le mets favori de Crispin; à son voisin, le philosophe Tasio, qui habitait à un demi-kilomètre, elle demanda un filet de sanglier et une cuisse de canard sauvage pour Basilio, puis, toute à son espérance, elle fit cuire le riz le plus blanc qu’elle ait elle-même pu choisir sur les aires; ce devait être pour les pauvres enfants un véritable repas de curés.

Mais par malheur le père arriva. Adieu le dîner! Il mangea le riz, le filet de sanglier, la cuisse de canard, les cinq sardines et les tomates. Sisa ne dit rien, heureuse de voir son mari satisfait; d’autant plus heureuse qu’aussitôt repu, il se souvint qu’il avait des enfants et demanda où ils étaient; la pauvre mère sourit; elle se promit de ne rien manger, car il ne restait pas assez pour trois, mais le père avait pensé à ses fils, cela valait plus pour elle que le meilleur des repas.

Puis il prit son coq et fit mine de s’en aller.

—Ne veux-tu pas les voir? demanda-t-elle tremblante; le vieux Tasio m’a dit qu’ils tarderaient un peu; Crispin sait déjà lire et... peut-être que Basilio apportera sa paie!

Cette dernière raison parut le toucher, il hésita, mais son bon ange triomphant:

—En ce cas, garde-moi un peso! dit-il et il partit. Sisa, restée seule, pleura amèrement; mais elle se souvint de ses enfants et sécha ses larmes. Elle fit cuire un peu de riz qui lui restait et prépara les trois dernières sardines: chacun en aurait une et demie.

—Ils auront bon appétit, pensait-elle, la route est longue et les estomacs affamés n’ont pas de cœur.

Attentive à tout bruit, nous la trouvons écoutant les plus légers bruits de pas; forts et nets, c’était Basile; légers et inégaux, Crispin.

La kalao7 avait déjà chanté deux ou trois fois dans le bois depuis que la pluie avait cessé, mais ses fils n’arrivaient pas.

Elle mit les sardines dans la marmite pour qu’elles ne se refroidissent pas, puis s’approcha de l’entrée de la porte pour regarder sur le chemin. Pour se distraire, elle fredonna à voix basse; sa voix était belle et, quand ses fils l’entendaient chanter «kundiman8», ils pleuraient sans savoir pourquoi. Mais ce soir, sa voix tremblait et les notes paresseuses sortaient avec peine de ses lèvres.

Elle suspendit son chant et fouilla l’obscurité de son regard. Personne ne venait du côté du pueblo, on n’entendait rien que le vent secouant les larges feuilles des platanes dont l’eau tombait en grosses gouttes.

Regardant dehors pour la seconde fois, elle vit devant elle un chien noir; il semblait chercher quelque chose sur le chemin. Sisa eut peur, elle ramassa une pierre et la jeta au chien qui s’enfuit en hurlant lugubrement.

Sisa n’était pas superstitieuse, mais elle avait entendu parler si souvent des pressentiments et des chiens noirs que la terreur la saisit. Elle ferma précipitamment la porte et s’assit à côté de la lumière. La nuit favorise les folles croyances et, facilement, l’imagination peuple de spectres l’obscurité des deux.

Elle pria, invoqua la Vierge, Dieu lui-même, pour qu’ils prissent soin de ses fils, surtout de son petit Crispin. Puis distraite de la prière par son unique préoccupation, elle ne pensa plus qu’à eux, se rappelant les manières de chacun, ces manières qui lui paraissaient si douces, dans toutes leurs actions comme pendant leur sommeil. Mais de nouveau, elle sentit ses cheveux se hérisser, ses yeux démesurément s’ouvrirent: illusion ou réalité, elle voyait Crispin debout, près de l’âtre: c’était là qu’il s’asseyait pour babiller avec elle. Maintenant il ne disait rien; il la regardait avec de grands yeux pensifs et souriait.

—Mère, ouvre-moi! ouvre-moi, mère! disait au dehors la voix de Basilio.

Sisa frémit et la vision disparut.


1 Mot chinois désignant la mèche d’une petite lampe.—N. des T.

2 Parquet fait de tiges de roseaux.—N. des T.

3 Faîtage du toit.—N. des T.

4 Lézard habitant les maisons indigènes des Philippines et remarquable par son cri qui répète plusieurs fois le mot toco.—N. des T.

5 Diminutif de Basilisa, Narcisa, et d’autres noms de même terminaison.—N. des T.

6 Le noir s’assit, le rouge le regarda; un moment s’écoula et le cocorico retentit.—N. des T.

7 Buceros hydrocorax.—N. des T.

8 Réponds-moi.—N. des T.

XVII

Basilio

La vie est un songe.

Basilio eut à peine la force d’entrer; tout trébuchant, il se laissa tomber dans les bras de sa mère.

Un froid inexplicable s’empara de Sisa lorsqu’elle le vit arriver seul. Elle voulut parler, mais ne trouva pas de mots; elle voulut embrasser son fils mais ne trouva pas non plus de forces; pleurer et parler lui étaient également impossibles.

Cependant, à la vue du sang qui baignait le front de l’enfant, elle recouvra la voix et cria d’un accent qui semblait annoncer la rupture d’une corde de son cœur:

—Mes enfants!

—Ne crains rien, maman! lui répondit Basilio; Crispin est resté au couvent.

—Au couvent? Il est resté au couvent? Vivant? L’enfant levant ses yeux vers elle.

—Ah! s’écria-t-elle, passant de la plus grande angoisse à la plus grande joie. Elle pleurait, embrassant son fils, couvrant de baisers son front ensanglanté.

—Crispin vit! tu l’as laissé au couvent... et pourquoi es-tu blessé, mon fils? Tu es tombé.

Elle l’examinait soigneusement.

—En emmenant Crispin, le sacristain principal me dit que je ne pourrais sortir avant dix heures, et comme il est très tard, je me suis échappé. En traversant le pueblo, deux soldats me crièrent: qui vive? je me mis à courir, ils firent feu et une balle m’effleura le front. Je craignais qu’ils ne me prissent et ne me fissent nettoyer le quartier à coups de bâtons comme ils l’ont fait avec Pablo qui en est encore malade.

—Mon Dieu! mon Dieu! murmura la mère tout émue; merci, tu l’as sauvé!

Et tandis qu’elle cherchait des mouchoirs, de l’eau, du vinaigre et de la charpie, elle ajouta:

—Un doigt de plus et ils te tuaient, ils tuaient mon fils! Les gardes civils ne pensent pas aux mères!

—Tu diras que je suis tombé d’un arbre, personne ne doit savoir que l’on m’a poursuivi.

—Et pourquoi Crispin est-il resté? demanda Sisa après qu’elle eut soigné son fils.

Celui-ci la regarda un instant, puis l’embrassa, puis enfin lui raconta peu à peu l’histoire de l’argent volé; mais cependant il ne lui parla pas des tourments que l’on infligeait à son petit frère.

La mère et l’enfant confondirent leurs larmes.

—Mon bon Crispin, accuser mon bon Crispin! C’est parce que nous sommes pauvres et que les pauvres doivent tout souffrir! murmura Sisa en regardant, les yeux pleins de larmes, le tinhoy1 dont l’huile finissait de brûler.

Ils restèrent un moment ainsi sans rien dire.

—As-tu mangé? Non? il y a du riz et des sardines sèches.

—Je n’ai pas mangé, mais je n’ai pas faim; donne-moi de l’eau, je ne veux rien de plus.

—Si, mange, reprit la mère avec tristesse; je savais que tu n’aimais pas les sardines sèches, je t’avais préparé autre chose, mais ton père est venu, mon pauvre enfant!

—Mon père est venu? demanda Basilio, et instinctivement il examina la figure et les mains de sa mère.

La question de son fils peina Sisa qui comprit quelle était la pensée de l’enfant; aussi s’empressa-t-elle de répondre.

—Oui, il est venu et il a demandé après vous; il voulait vous voir; mais il avait très faim. Il a dit que si vous étiez de bons enfants il reviendrait vivre avec nous...

—Ah! interrompit Basilio, et ses lèvres se contractèrent avec déplaisir.

—Mon fils! reprit-elle.

—Pardonne-moi, mère! ne sommes-nous pas bien nous trois, toi, Crispin et moi? Mais tu pleures; je ne dis rien.

Sisa soupira.

—Tu ne manges pas? Alors couchons-nous, car il est déjà tard.

Sisa ferma la porte de la hutte et couvrit avec de la cendre la braise qui restait encore pour conserver un peu de feu. L’homme fait de même avec les sentiments de l’âme, il les couvre de cette cendre de la vie qui s’appelle l’indifférence, pour que ne les étouffent pas les rapports quotidiens avec ses semblables.

Basilio murmura ses oraisons et se coucha près de sa mère qui priait agenouillée.

Il avait froid, il avait chaud; il chercha à fermer les yeux en pensant à son petit frère qui espérait dormir cette nuit dans le sein de sa mère et, maintenant, tremblait de peur dans un coin obscur du couvent.

Ses oreilles lui répétaient les cris du pauvre petit tels qu’il les avait entendus dans la tour, mais la nature confondit bientôt ses idées et le génie du sommeil descendit sur ses yeux.

Il vit une sorte d’alcôve où brûlaient deux cierges. Le curé, un jonc à la main, l’air sombre, écoutait le sacristain principal qui lui parlait dans une langue étrangère avec des gestes horribles. Crispin tremblait et tournait de tous côtés des yeux pleins de larmes, comme s’il cherchait quelqu’un pour le protéger ou un endroit pour se cacher. Le curé se retournait vers lui et l’interpellait irrité, le jonc sifflait. L’enfant courait se cacher derrière le sacristain, mais celui-ci le prenait et l’exposait à la fureur du curé; le malheureux frappait des poings, des pieds, criait, s’attachait au sol, se roulait, se levait, fuyait, glissait, tombait et parait les coups avec ses mains que, blessées, il cachait vivement en hurlant. Basilio le vit se tordre, frapper le sol de la tête: il vit, il entendit siffler le jonc! Désespéré, son jeune frère se levait; fou de douleur, il se ruait sur ses bourreaux et mordait le curé à la main.

Celui-ci poussait un cri, laissait tomber le terrible jonc; le sacristain principal prenait un bâton, en frappait un coup sur la tête de l’enfant qui tombait assommé; le curé, le voyant blessé, lui donnait un coup de pied, mais le pauvre petit ne se défendait plus, il ne criait plus; roulé sur le sol comme une masse inerte, il laissait une trace humide2...

La voix de Sisa le rappela à la réalité.

—Qu’as-tu? pourquoi pleures-tu?

—Je rêve... Mon Dieu! s’écria Basilio couvert de sueur en se blottissant près de sa mère. C’était un rêve; dis-moi, maman, n’est-ce pas que ce n’était qu’un rêve et rien de plus!

—Qu’as-tu rêvé?

L’enfant ne répondit pas. Il s’assit pour essuyer ses larmes et éponger la sueur qui coulait de son front. Dans la pauvre cabane, l’obscurité était complète.

—Un rêve, un rêve! répétait Basilio à voix basse.

—Raconte-moi ce que tu as rêvé, je ne puis dormir! dit la mère quand son fils revint se coucher.

—Eh bien! dit-il à voix basse, je rêvais que nous étions en train de glaner... dans un champ où il y avait beaucoup de fleurs... les femmes avaient des paniers pleins d’épis... les hommes avaient aussi des paniers pleins d’épis... et les enfants aussi! Je ne me rappelle plus, mère, je ne me souviens pas du reste!

Sisa n’insista pas; elle n’attachait aucune importance aux songes.

—Mère, j’ai projeté quelque chose ce soir, dit Basilio après quelques minutes de silence.

—Quel est ce projet? demanda-t-elle à son fils, humble en tout, même devant ses enfants à qui elle croyait plus de bon sens qu’à elle-même.

—Je ne voudrais pas être sacristain.

—Comment?

—Écoute, maman, ce que j’ai projeté: Le fils du défunt D. Rafael est arrivé aujourd’hui d’Espagne, il sera aussi bon que père. Eh bien! demain, va chercher Crispin, touche ma paye et dis que je ne serai pas sacristain.

Aussitôt que je le pourrai, j’irai voir D. Crisóstomo et je le supplierai de me prendre comme gardeur de vaches ou de carabaos, je suis assez grand pour cela. Crispin pourra continuer à apprendre chez le vieux Tasio, qui ne frappe pas et est très bon, meilleur que ne le croit le curé. Qu’avons-nous à craindre du Père? Peut-il nous faire plus pauvres que nous ne le sommes? Crois-moi, mère, le vieux est un brave homme; je l’ai vu souvent à l’église quand il n’y avait personne; il s’agenouillait et priait. Crois-moi! Que perdrai-je à n’être pas sacristain? On gagne peu et, encore, tout ce que l’on gagne sert à payer des amendes! Tous en sont là. Je serai berger, et en soignant bien les animaux qu’il m’aura confiés, je me ferai aimer de mon maître; peut-être qu’il nous laissera traire une vache pour prendre le lait; Crispin aime beaucoup le lait. Qui sait! peut-être nous fera-t-il cadeau d’une petite génisse s’il voit que je me comporte bien; nous la soignerons et l’engraisserons comme notre poule. Dans le bois je cueillerai des fruits et je les vendrai au pueblo avec les légumes de notre potager, et ainsi nous aurons de l’argent. Puis je disposerai des lacets et des pièges pour prendre des oiseaux et des chats sauvages, je pêcherai dans la rivière et, quand je serai plus grand, j’irai à la chasse. Je pourrai aussi couper du bois pour le vendre ou le donner au maître des vaches, et ainsi il sera content de nous. Quand je pourrai labourer, je lui demanderai de me confier un bout de terrain pour semer de la canne à sucre ou du maïs et tu n’auras plus besoin de coudre jusqu’à minuit. Nous aurons des habits neufs à chaque fête, nous mangerons de la viande et de grands poissons. Et cependant je vivrai libre, nous nous verrons tous les jours et prendrons ensemble nos repas. Et puisque le vieux Tasio dit que Crispin a beaucoup de facilité, nous l’enverrons étudier à Manille et je travaillerai pour lui. N’est-ce pas, ma mère? Il sera docteur. Qu’en dis-tu?

—Qu’en puis-je dire sinon que tu as raison! répondit Sisa en embrassant son fils.

Elle remarqua que, dans ses projets d’avenir, l’enfant ne tenait pas compte de son père et pleura silencieusement.

Basilio, poursuivant ses projets, parlait avec cette confiance propre à la jeunesse qui ne voit rien de plus que ce qu’elle veut voir. Sisa disait oui à tout, tout lui paraissait bien. Le sommeil cependant redescendait de nouveau peu à peu sur les paupières fatiguées de l’enfant et, cette fois, le Ole-Luköie dont nous parle Andersen déploya au dessus de sa tête son beau parasol orné d’allègres peintures.

Il se voyait pasteur avec son petit frère; ils cueillaient dans le bois des goyaves, des alpay3 et d’autres fruits encore; ils allaient de branche en branche, légers comme des papillons, ils entraient dans les cavernes et en admiraient les parois brillantes; ils se baignaient dans les sources et le sable était comme de la poudre d’or, les pierres comme les brillants de la couronne de la Vierge. Les petits poissons les saluaient et leur souriaient; les plantes inclinaient vers eux leurs branches chargées de monnaies et de fruits. Ensuite, il vit une cloche pendue à un arbre, avec une longue corde pour la mettre en branle; à la corde une vache était attachée, entre ses cornes était un nid d’oiseaux, et Crispin était dans la cloche qui se mit à sonner...

Mais la mère, qui n’était plus à l’âge des insouciants sommeils et n’avait pas couru pendant une heure, ne dormait pas.


1 Petite lampe d’argile.—N. des T.

2 Songe ou réalité, nous ne savons pas que ceci soit arrivé à aucun franciscain; du Père augustin Piernavieja, on raconte quelque chose de semblable.—N. de l’Éd. esp.

3 Nephelium glabrum, Noronh.—N. des T.

XVIII

Ames en peine

Il était sept heures du matin quand Fr. Salvi acheva de dire sa dernière messe: les trois avaient été expédiées en une heure.

—Le Père est malade, disaient les dévotes; il n’a pas officié avec la lenteur élégante qui lui est habituelle.

Il se dépouilla de ses ornements sacerdotaux sans dire une parole, sans regarder personne, sans faire aucune observation.

—Attention! chuchotaient les sacristains; sa mauvaise humeur augmente. Les amendes vont pleuvoir, et tout cela par la faute de ces deux enfants!

Il sortit de la sacristie pour monter au presbytère sous le perron duquel l’attendaient sept ou huit femmes assises sur un banc et un homme qui se promenait de long en large. En le voyant venir elles se levèrent, une femme se leva pour lui baiser la main, mais le religieux fit un tel geste d’impatience qu’elle s’arrêta net.

—Il aura perdu un réal Kuriput1? s’écria, d’un ton moqueur, la femme vexée d’une telle réception. Ne pas donner la main à baiser à la zélatrice de la confrérie, à la sœur Rufa! voilà qui ne s’est jamais vu!

—Il n’a pas siégé au confessionnal, ce matin! ajouta sœur Sipa, une vieille édentée. Je voulais me confesser pour communier et gagner les indulgences...

—Oh! moi, répondit une jeune femme de physionomie candide, j’ai gagné trois indulgences plénières et je les ai appliquées à l’âme de mon mari.

—Vous avez eu tort, sœur Juana! dit Rufa offensée. Une plénière suffisait pour le sortir du Purgatoire; vous ne devez pas prodiguer les saintes indulgences, faites comme moi.

—Je me disais: plus il y en aura, mieux cela vaudra! répondit en souriant l’innocente sœur Juana. Mais dites-moi, qu’est-ce que vous en faites?

Sœur Rufa ne répondit pas immédiatement; d’abord elle demanda un buyo, le mâcha, regarda son auditoire attentif, cracha, puis enfin se décida à parler tout en suçant encore un peu de tabac.

—Je ne gâche jamais un jour du Paradis! Depuis que j’appartiens à la confrérie, j’ai gagné 457 indulgences plénières et 760.598 années d’indulgences simples. Je marque tout ce que je gagne, parce que j’aime à tenir mes comptes en règle ne voulant pas tromper personne ni être trompée moi-même.

Sœur Rufa fit une petite pause et continua à mâcher son tabac; les femmes la regardaient avec admiration, mais l’homme qui se promenait s’arrêta et lui dit un peu dédaigneusement.

—Eh bien, moi! dans cette année seulement, j’ai gagné quatre plénières et cent ans d’indulgences de plus que vous, sœur Rufa, et cependant j’ai fort peu prié.

—Vous en avez gagné plus que moi? plus de 689 plénières et de 994.856 années? répéta sœur Rufa sans cacher son dépit.

—Mais oui, huit plénières et cent quinze années de plus, et tout cela en quelques mois! assura l’homme au cou de qui pendaient des rosaires et des scapulaires crasseux.

—Ce n’est pas étonnant, fit la Rufa, s’avouant vaincue, vous êtes le maître et le chef de la province!

L’homme sourit flatté:

—En effet, il n’est pas étonnant que je gagne plus d’indulgences que vous; je puis presque dire que, même en dormant, j’en gagne.

—Et qu’en faites-vous? demandèrent quatre ou cinq voix à la fois.

—Bah! répondit l’homme avec un geste de souverain mépris, je les dépense par ci par là!

—Il n’y a pas de quoi vous en vanter! protesta la Rufa. Vous irez vous-même au Purgatoire pour avoir gâché des indulgences. Sachez que chaque parole inutile se paie par quarante jours de feu, d’après ce que dit le curé; chaque bout de fil par soixante, chaque goutte d’eau par vingt! Vous irez au Purgatoire!

—Je saurai bien en sortir, répondit le frère Pedro avec une confiance sublime. J’ai retiré du feu tant d’âmes, j’ai fait tant de saints! Et de plus, à l’article de la mort, je puis gagner encore, si je veux, sept plénières et ainsi, même mourant, me sauver moi-même et en sauver d’autres!

Ceci dit, il s’éloigna orgueilleusement.

—Cependant, vous devriez faire comme moi, reprit sœur Rufa; je n’en perds pas un jour et je tiens bien mes comptes. Je ne veux tromper personne, mais je ne veux pas non plus qu’on me trompe.

—Que faites-vous donc? demanda la Juana.

—Eh bien! il faut imiter ce que je fais. Par exemple: supposez que je gagne une année d’indulgences; je la marque sur mon cahier et je dis: Bienheureux Père Señor saint Dominique, faites-moi la grâce de voir si dans le Purgatoire il y a quelqu’un qui ait précisément besoin d’une année, ni un jour de plus, ni un jour de moins. Puis je joue à pile ou face; s’il retourne face, non; s’il retourne pile, oui. Supposez qu’il sorte pile, j’écris reçu; s’il sort face? alors je retiens l’indulgence et je fais ainsi des petits groupes de cent ans dont j’ai toujours l’emploi. Il est malheureux qu’on ne puisse faire avec les indulgences ce que l’on fait avec l’argent: les prêter à intérêts, on pourrait sauver plus d’âmes. Croyez-le, faites comme moi.

—Mais, je fais mieux que cela! répondit sœur Sipa.

—Comment mieux? mais c’est impossible, mon système ne peut pas être perfectionné!

—Écoutez-moi un moment et vous serez convaincue, ma sœur! reprit sévèrement la vieille Sipa.

—C’est à voir, écoutons! dirent les autres.

Après avoir toussé un peu cérémonieusement la vieille s’expliqua ainsi:

—Vous savez très bien qu’en récitant le Bendita-sea-tu-Pureza et le Señor-mio-Jesucristo, Padre-dulcisimo-por-el-gozo2, on gagne dix ans pour chaque lettre...

—Vingt!—Non, pas tant!—Cinq! dirent quelques voix.

—Un an de plus ou de moins, cela ne fait rien! Maintenant, quand un domestique ou une servante me casse une assiette, un vase ou une tasse, je lui fais ramasser tous les morceaux et pour chacun, même pour le plus petit, le coupable doit me réciter le Bendita-sea-tu-Pureza et le Señor-mio-Jesucristo-Padre-dulcisimo-por-el-gozo; les indulgences qu’il gagne ainsi je les applique aux âmes du Purgatoire. Chez moi, il n’y a que les chats qui ne savent pas ces prières.

—Mais ces indulgences ce sont vos servantes qui les gagnent, ce n’est pas vous, sœur Sipa, objecta la Rufa.

—Et mes tasses, et mes plats, qui me les rembourse? Elles sont contentes de les payer de cette façon et moi aussi. Je ne les frappe pas, mais pas un éclat, pas une pincée...

—Je vais faire comme vous!—Et moi aussi!—Et moi! disaient les femmes.

—Mais si l’assiette ne s’est cassée qu’en deux ou trois morceaux, vous ne gagnez pas grand chose! observa encore l’obstinée Rufa.

—Vous croyez! répondit la vieille Sipa; non seulement je les fais prier aussi, mais de plus ils recollent les morceaux et je ne perds rien.

Sœur Rufa ne sut plus que dire.

—Permettez-moi de vous soumettre un doute, dit timidement la jeune Juana. Vous autres, señoras, vous comprenez très bien toutes ces choses du Ciel, de l’Enfer et du Purgatoire... j’avoue que je ne suis qu’une ignorante.

—Parlez!

—J’ai vu souvent dans les neuvaines et dans les autres livres cette recommandation: Trois Pater noster, trois Ave Maria et trois Gloria Patri...

—Eh bien?

—Je voudrais savoir comment on doit les dire: est-ce trois Pater noster de suite, trois Ave Maria de suite et trois Gloria Patri de suite, ou trois fois un Pater noster, un Ave maria et un Gloria patri?

—Cela doit être ainsi: trois fois un Pater noster...

—Pardonnez, sœur Sipa, interrompit la Rufa; on doit réciter autrement: on ne doit pas mêler les mâles avec les femelles; les Pater noster sont les mâles, les Ave Maria les femelles et les Gloria sont les fils.

—Hé! pardonnez, sœur Rufa, Pater noster, Ave Maria et Gloria sont comme du riz, de la viande et de la sauce; c’est un seul mets pour les saints...

—Vous êtes dans l’erreur! Voyez un peu: vous qui priez de cette façon vous n’obtenez jamais ce que vous demandez!

—Et vous, parce que vous priez autrement, vous ne retirez rien de vos neuvaines! répliqua la vieille Sipa.

—Que dites-vous? dit la Rufa en se levant; il n’y a pas longtemps, j’ai perdu un petit cochon, j’ai fait une prière à saint Antoine et je l’ai retrouvé; peu après je l’ai vendu un bon prix, voilà!

—Oui, c’est pour cela que votre voisine dit que vous avez vendu un petit cochon qui lui appartenait.

—Quoi! l’effrontée! Alors je suis comme vous...?

Pedro dut intervenir pour rétablir la paix; on ne se souvenait plus des Pater noster, on ne parlait que des cochons.

—Allons, allons, il ne faut pas se brouiller pour un cochon, mes sœurs! Les saintes Écritures nous en donnent un exemple: les hérétiques et les protestants n’ont pas renié N.-S. Jésus-Christ qui avait jeté à l’eau un troupeau de porcs qui leur appartenait, et nous qui sommes chrétiens, et de plus frères du Très saint Rosaire, nous devrions nous fâcher pour un petit cochon? Que diraient de nous nos rivaux, les frères du Tiers-Ordre?

Toutes se turent, admirant la profonde sagesse du maître et craignant les moqueries des frères du Tiers-Ordre. Lui, satisfait de tant d’obéissance, changea de ton et poursuivit:

—Le curé va bientôt nous appeler. Il faut lui dire quel prédicateur nous choisissons parmi les trois qu’il nous a proposés hier: le P. Dámaso, le P. Martin ou le vicaire. Je ne sais si ceux du Tiers-Ordre ont déjà choisi; il faut décider.

—Le vicaire... murmura timidement la Juana.

—Hem! le vicaire ne sait pas prêcher! dit la Sipa, le P. Martin vaudrait mieux.

—Le P. Martin! s’écria une troisième avec dédain; il n’a pas de voix; le P. Dámaso, voilà celui qu’il faut.

—C’est cela, c’est cela! dit la Rufa. Le P. Dámaso sait très bien prêcher, lui. On dirait un acteur, c’est cela!

—Mais nous ne le comprenons pas! murmura la Juana.

—C’est parce qu’il est très profond! Pourvu qu’il prêche bien...

Sur ces entrefaites, Sisa entra portant une corbeille sur la tête; elle dit bonjour aux femmes et monta les escaliers.

—Puisque celle-là monte, montons aussi! dirent-elles.

Sisa sentait battre son cœur avec violence; elle ne savait que dire au curé pour apaiser sa colère ni quelles raisons lui donner pour défendre son fils. Ce matin, aux premières lueurs de l’aurore, elle était descendue au potager cueillir les plus beaux de ses légumes qu’elle avait placés dans une corbeille entre des feuilles de platane et des fleurs. Comme elle savait que le curé aimait la salade de pakô3, elle en avait été chercher sur les bords de la rivière. Puis, parée de ses plus beaux vêtements, la corbeille sur la tête, sans réveiller son fils, elle était partie pour le pueblo.

S’efforçant de faire le moins de bruit possible, elle monta les marches lentement, écoutant attentivement si, par hasard, elle n’entendait pas une voix connue, fraîche, enfantine.

Mais elle ne rencontra ni n’entendit personne et s’en fut droit à la cuisine.

Là, elle regarda de tous côtés; les domestiques et les sacristains la reçurent froidement. Elle salua, c’est à peine s’ils lui rendirent son salut.

—Où pourrai-je laisser ces légumes? demanda-t-elle sans paraître offensée.

—Là... où vous voudrez! répondit le cuisinier sans se déranger de son travail; il plumait un chapon.

Sisa plaça en ordre sur la table les aubergines, les amargosos, les patolas, les zarzalidas4 et les tendres branches de pakô. Puis, par dessus, elle étendit les fleurs, sourit à demi et demanda à un domestique qui lui paraissait plus aimable que le cuisinier:

—Pourrais-je parler au Père?

—Il est malade, lui répondit cet homme à voix basse.

—Et Crispin, savez-vous s’il est à la sacristie?

Le domestique la regarda surpris:

—Crispin? répondit-il en fronçant les sourcils. N’est-il pas chez vous?

—Basile est bien à la maison, mais Crispin est resté ici, reprit Sisa; je veux le voir...

—Oui, fît le domestique; il est resté, mais ensuite... ensuite il s’est sauvé, en volant toutes sortes de choses. Le curé m’a envoyé ce matin de bonne heure au quartier pour en prévenir la garde civile. Les gardes doivent être partis chez vous pour chercher les enfants.

Sisa ne voulait pas entendre, elle ouvrit la bouche, mais ses lèvres se remuèrent vainement, aucun son n’en sortit.

—Allez avec vos fils! ajouta le cuisinier. On voit bien que vous êtes une femme fidèle; les enfants sont le portrait de leur père! Prenez garde, le petit pourrait bien le dépasser!

Sisa étouffa un amer sanglot; à bout de forces, elle se laissa tomber sur un banc.

—Ne pleurez pas ici! lui cria le cuisinier. Vous savez que le Père est malade, ne le dérangez pas! Allez pleurer dans la rue.

La pauvre femme descendit l’escalier presque de force, en même temps que les sœurs qui murmuraient et bavardaient sur la maladie du curé.

La malheureuse mère cachait sa figure dans son mouchoir et comprimait ses larmes.

Dans la rue, elle regarda autour d’elle indécise, puis comme si elle avait pris une résolution subite, s’éloigna rapidement.


1 Kuriput, mesquin, avare.—N. des T.

2 Bénie-soit-ta-Pureté et Mon-Seigneur-Jésus-Christ, Père-très-doux-pour-la-joie.—N. des T.

3 Hemionitis incisa, espèce de chou originaire de la Chine que Baillou nomme pak-choï.—N. des T.

4 Amargoso, Momordica balsamino, dont le fruit s’emploie à la confection du potage. Patola, Luffa ægyptica Mill.; son fruit est très apprécié aux Philippines. Zarzalida ou salsalida, Mollugo subserrata.—N. des T.

XIX

Aventures d’un maître d’école

Le vulgaire est stupide et, comme il paye, il est juste

De lui parler stupidement pour lui faire plaisir.

Lope de Vega.

Le lac, entouré de ses montagnes, dort tranquille, comme si la nuit précédente il n’avait pas lui aussi été secoué par la tempête. Aux premiers reflets de lumière qui réveillent dans les eaux les génies phosphorescents, se dessinent au loin, presque aux confins de l’horizon, des silhouettes grises; ce sont les barques des pêcheurs qui lèvent leurs filets, des cascos et des paraos1, qui tendent leurs voiles.

Du sommet d’une hauteur, deux hommes, vêtus de deuil, regardaient l’eau, silencieux; l’un n’est autre qu’Ibarra; son compagnon est un jeune homme d’humble aspect et de physionomie mélancolique.

—C’est ici! disait ce dernier. C’est ici que le fossoyeur nous a conduits, le lieutenant Guevara et moi.

Ibarra serra avec effusion la main du jeune homme.

—Vous n’avez pas à me remercier. Je devais beaucoup à votre père et tout ce qu’a pu faire ma reconnaissance a été de l’accompagner au tombeau. J’étais venu ici sans y connaître personne, sans recommandations, sans fortune, comme maintenant. Mon prédécesseur avait abandonné l’école pour se consacrer à la vente du tabac. Votre père me protégea, me procura une maison et m’aida autant qu’il fut nécessaire au commencement de mon installation; il venait visiter l’école et distribuait des cuartos aux enfants pauvres et appliqués; il leur fournissait aussi des livres et du papier. Mais hélas! comme tout ce qui est bon, ce temps fut de courte durée.

Ibarra se découvrit et sembla prier un long moment. Puis il se retourna vers son compagnon et lui dit:

—Vous disiez que mon père secourait les enfants pauvres, mais maintenant?

—Maintenant ils font de leur mieux et écrivent comme ils peuvent, répondit le jeune homme.

—Et pourquoi?

—La cause en est dans leurs chemises trouées et dans leurs yeux humiliés.

Ibarra garda le silence.

—Combien d’élèves avez-vous? demanda-t-il avec un certain intérêt.

—Plus de deux cents sur la liste; dans la classe vingt-cinq.

—Comment cela se fait-il?

Le maître d’école sourit mélancoliquement:

—Vous en dire les causes serait vous raconter une longue et fastidieuse histoire.

—N’attribuez pas cette question à une vaine curiosité, reprit Ibarra en regardant gravement au loin. J’ai beaucoup réfléchi et je crois que réaliser les pensées de mon père vaut mieux que de le pleurer, mieux même que de le venger. Sa tombe est la Nature sacrée et ses ennemis le peuple et un prêtre: je pardonne à l’ignorance du premier; je respecte le caractère du second, parce que l’on doit respecter la Religion qui fait l’éducation de la société. Je veux m’inspirer de l’esprit de celui qui m’a donné la vie et c’est pour cela que je désire connaître les obstacles qui s’opposent ici à l’instruction des enfants.

—Le pays bénira votre mémoire, señor, si vous réalisez les beaux projets de votre défunt père, dit l’instituteur. Vous voulez connaître les obstacles auxquels nous nous heurtons? Eh bien, dans les circonstances actuelles, sans un puissant concours jamais il n’y aura d’enseignement organisé ici, d’abord parce que l’enfance n’est ni attirée ni stimulée, ensuite parce que, quand même il serait remédié à ce double défaut, les moyens manquent et les besoins sont trop nombreux. On dit qu’en Allemagne le fils du paysan étudie pendant huit ans à l’école du village; qui voudrait ici consacrer à apprendre la moitié de ce temps quand on en retirerait si peu de fruits? On lit, on écrit, on apprend par cœur des passages, des livres entiers même, en castillan sans en comprendre un seul mot; de quelle utilité est l’école pour le fils de nos campagnards?

—Puisque vous voyez distinctement le mal, quel remède y proposeriez-vous?

—Ah! répondit le pauvre maître en remuant tristement la tête, seul, je ne puis lutter contre tous les besoins ni contre certaines influences. Il faudrait avant tout avoir une école, un local et non, comme maintenant, faire la classe à côté de la voiture du P. Curé, en bas du couvent. Là, les enfants qui aiment lire tout haut incommodent le Père; souvent il descend énervé, surtout quand il a ses attaques; il crie après eux et parfois même m’insulte. Comprenez-vous que de cette façon je ne puis les instruire, ils ne puissent rien apprendre; l’enfant ne respecte plus le maître qu’il a vu maltraiter, qu’il sait ne pouvoir faire prévaloir ses droits. Le maître, pour être écouté, pour que l’on ne doute pas de son autorité, a besoin de prestige, de bonne renommée, de force morale, d’une certaine liberté; permettez que je vous parle de ces tristes détails. J’ai voulu introduire des réformes et l’on s’est moqué de moi. Pour remédier à ce mal que je vous signalais, je cherchai à enseigner l’espagnol aux enfants, non seulement parce que c’était l’ordre du gouvernement mais parce que je pensais que ce serait avantageux pour tous. J’employai la méthode la plus simple, des phrases et des mots, sans me servir de règles compliquées, attendant pour leur apprendre la grammaire qu’ils aient acquis un vocabulaire. Au bout de quelques semaines, déjà les plus intelligents me comprenaient et composaient de petites phrases.

Le maître s’arrêta et parut hésiter, puis, comme s’il avait pris une décision, il continua.

—Je ne dois pas être honteux des insultes que j’ai reçues; qui que ce soit à ma place aurait agi de même. Comme je vous le disais, cela commençait bien; mais quelques jours après le P. Dámaso, le curé d’alors, me fit appeler par le sacristain principal. Comme je connaissais son caractère et craignais de le faire attendre, je montai immédiatement, le saluai et lui dis bonjour en castillan. Lui qui pour tout salut me tendait sa main à baiser la retira et, sans me répondre, se mit à rire aux éclats d’une façon burlesque. Je restai déconcerté; devant moi était le sacristain principal. Je ne savais que dire, je le regardais, il riait toujours. Je commençais à m’impatienter et craignais de commettre une imprudence, car il me semble que l’on peut à la fois être bon chrétien et garder sa dignité. J’allais lui demander ce que cela signifiait quand, passant du rire à l’insulte, il me dit d’un air sournois: «Que de buenos dias? buenos dias? c’est très gracieux! tu sais parler l’espagnol?» Et il continua à se réjouir.

Ibarra ne put réprimer un sourire.

—Vous riez, reprit l’instituteur; moi aussi, maintenant; mais j’avoue qu’alors je n’en avais pas envie. J’étais debout; je sentis que le sang me montait à la tête, un éclair obscurcit mon cerveau. Je voyais le curé loin de moi, très loin; je m’approchai pour lui répondre, sans savoir ce que j’allais dire. Le sacristain principal s’interposa; le P. Dámaso se leva et me dit très sérieusement en tagal: «Ne porte pas des habits qui ne sont pas les tiens; contente-toi de parler ton idiome et n’estropie pas l’espagnol qui n’est pas fait pour vous. Connais-tu maître Ciruela? Eh bien! Ciruela était un maître qui ne savait ni lire ni écrire et pourtant il faisait l’école2.» Je voulus le retenir, mais il partit dans sa chambre et ferma violemment la porte. Qu’allais-je faire, moi qui avais à peine de quoi vivre avec mes appointements, qui pour les toucher avais besoin du visa du curé et devais aller au chef-lieu de la province? que pouvais-je contre lui, la première autorité morale, politique et civile du pueblo, soutenu par sa corporation, craint par le gouvernement, riche, puissant, consulté, écouté et cru toujours par tous? S’il m’insultait, je devais me taire; si je répliquais, je perdais ma place, je brisais ma carrière sans espoir de gagner ma vie autrement; au contraire, car tous se seraient mis avec le prêtre, m’auraient maudit, appelé vaniteux, orgueilleux, fanfaron, mauvais chrétien, peut-être même anti-espagnol et flibustier. D’un maître d’école on n’attend ni savoir ni zèle, on ne lui demande que de la résignation, de l’humilité et de l’inertie. Que Dieu me pardonne si j’ai renié ma conscience et ma raison, mais je suis né en ce pays, je dois y vivre, j’ai une mère et je m’abandonne à mon sort comme un cadavre à la vague qui le roule!

—Et cet obstacle vous a découragé pour toujours? Vous n’avez plus rien tenté depuis?

—Plût à Dieu que cela m’eût corrigé! répondit-il; mes malheurs se seraient terminés là. Il est vrai que depuis lors j’avais pris en dégoût mon métier; je pensais pouvoir faire comme mon prédécesseur et chercher une autre occupation, parce que le travail, quel qu’il soit, quand on le fait avec honte et dégoût, est un martyre et l’école, me rappelant tous les jours mon affront, me faisait passer des heures bien amères. Mais, que faire? Je ne pouvais détromper ma mère; je devais lui dire que les trois années de sacrifices qu’elle s’était imposés pour me donner cette carrière faisaient maintenant mon bonheur; il fallait lui faire croire que cette profession était la plus honorable, que le travail y était agréable, le chemin semé de fleurs, que l’accomplissement de mes devoirs ne me valait que des amitiés; que les gens me respectaient et me comblaient de leur considération; autrement, sans cesser d’être malheureux, je faisais une autre malheureuse, ce qui eût été un péché inutile. Je restai donc à mon poste et, ne me laissant pas décourager, j’essayai de lutter.

Le maître d’école s’arrêta un instant, puis il poursuivit:

—Du jour où j’avais été si grossièrement insulté, je m’examinai moi-même et je me vis en effet, tel que j’étais, très ignorant. Je me mis à étudier jour et nuit l’espagnol et tout ce qui se rapportait à ma carrière: le vieux philosophe me prêta quelques livres, je lus ce que je trouvai et j’analysai ce que je lus. Avec les nouvelles idées que j’acquérais ainsi de part et d’autre, mon point de vue se modifia et l’aspect de beaucoup de choses changea à mes yeux. Je vis des erreurs là où j’avais vu des vérités, des vérités m’apparurent que j’avais cru être des erreurs. Les châtiments corporels, par exemple, qui depuis un temps immémorial étaient la base de l’éducation et passaient pour le seul moyen efficace de forcer l’attention des enfants, me semblèrent non seulement inutiles mais nuisibles aux progrès de leur éducation. Je me convainquis qu’il était impossible de raisonner la verge ou le fouet en main; la crainte, la terreur troublent l’esprit du plus tranquille, et d’autant plus que l’intelligence de l’enfant est plus vive et plus impressionnable. Et comme, pour que l’esprit s’imprègne des idées il est nécessaire qu’il conserve le calme intérieur et extérieur, qu’il ait la sérénité, la tranquillité matérielle et morale et la bonne volonté, je crus qu’il me fallait avant tout inspirer aux enfants la confiance, la sûreté et la juste appréciation d’eux-mêmes. Je compris de plus que le spectacle journalier des châtiments corporels tuait la pitié dans le cœur et éteignait cette flamme de la dignité, le levier du monde, avec laquelle se perd aussi cette pudeur morale qui ne revient jamais. J’observai aussi que lorsqu’un enfant est frappé, il trouve une consolation à ce que les autres le soient à leur tour et sourit avec satisfaction en entendant les pleurs de ses camarades; quant à celui que l’on charge de frapper, si le premier jour il n’obéit qu’avec répugnance, par la suite il s’accoutume et finit même par prendre plaisir à sa triste mission. Le passé me peinait, je voulus sauver le présent en modifiant l’ancien système. Je m’efforçai de rendre l’étude aimable et souriante, je voulus faire du petit livre de classe, non pas le triste et noir instrument de torture baigné des larmes de l’enfance, mais l’ami qui va lui découvrir de merveilleux secrets; je voulus que l’école au lieu d’être un lieu de douleurs devînt un endroit de récréation intellectuelle. Je supprimai donc, peu à peu, les punitions corporelles, je laissai chez moi verges et fouet et les remplaçai par l’émulation et par l’estime de soi-même. Si une leçon n’avait pas été apprise, j’en attribuais la faute au manque de volonté, jamais au manque d’intelligence; je leur faisais croire qu’ils avaient de meilleures dispositions qu’ils n’en pouvaient avoir en réalité et cette croyance qu’ils s’efforçaient de confirmer les obligeait à travailler, de même que la confiance qui conduit à l’héroïsme. Au commencement il semblait que le changement fût impraticable, beaucoup cessèrent d’étudier; mais je ne me laissai pas rebuter et je vis que peu à peu les âmes s’élevaient, que les enfants venaient à l’école plus nombreux et plus assidus; de plus celui qui avait été félicité devant les autres apprenait mieux encore le lendemain. Le bruit se répandit rapidement dans le pueblo que je ne frappais plus les élèves; le curé me fit appeler et, craignant une autre scène, je le saluai sèchement en tagal. Cette fois, il resta très sérieux. Il me dit que je gâtais les enfants, que je perdais leur temps et le mien, que je n’accomplissais pas mon devoir, que le père qui ne châtiait pas son fils ne l’aimait pas, ainsi que le dit l’Esprit-Saint, que l’on n’apprend que par la force, etc., etc.; il me rappela une partie de tous les dictons des temps barbares, comme s’il suffisait qu’une chose eût été dite par les anciens pour être indiscutable. Enfin, il me recommanda de faire attention à ses observations et de revenir à l’ancien système, sinon il ferait à l’Alcalde un rapport contre moi. Mon malheur ne s’arrêta pas là; quelques jours après, les parents des enfants se présentèrent devant le couvent et je dus appeler à mon aide toute ma patience et toute ma résignation.

Ils commencèrent à me faire l’éloge du vieux temps où les maîtres avaient du caractère et enseignaient comme enseignèrent leurs ancêtres. «Ceux-là étaient des savants, disaient-ils, ceux-là battaient et redressaient l’arbre tordu. Ce n’étaient pas des jeunes, c’étaient des vieillards à cheveux blancs, expérimentés et sévères. D. Catalino, le roi de tous et le fondateur de cette école, ne donnait jamais moins de vingt-cinq coups de bâton, aussi fit-il de savants élèves dont quelques-uns devinrent prêtres. Ah! les anciens valaient mieux que nous, oui, señor, mieux que nous.» D’autres ne se contentèrent pas de ces grossièretés indirectes; ils me dirent clairement que si je suivais mon système, leurs fils n’apprendraient rien et qu’ils se verraient obligés de les retirer de l’école. Il était inutile de raisonner avec eux: comme j’étais jeune ils n’avaient guère confiance en moi. Que n’aurais-je pas donné pour avoir des cheveux blancs? On me cita l’autorité du curé, de celui-ci, de celui-là, ils se citèrent eux-mêmes, disant que s’ils n’avaient pas été battus par leurs maîtres, ils n’auraient jamais rien appris. La sympathie que quelques personnes me témoignèrent adoucit un peu l’amertume de mon chagrin.

Je dus donc renoncer à un système qui, après beaucoup de travail, commençait à porter ses fruits. Désespéré, je rapportai le lendemain à l’école les verges et les fouets, je repris ma tâche barbare. La joie disparut, la tristesse revint sur les visages de ces pauvres enfants qui, déjà, commençaient à m’aimer; c’étaient les seules personnes que j’eusse fréquentées, mes seuls amis. Bien que je m’efforçasse d’économiser les punitions et de les infliger avec toute la douceur possible, les pauvrets ne s’en sentaient pas moins vivement blessés, humiliés, ils pleuraient avec amertume. J’en avais le cœur déchiré mais, bien qu’irrité intérieurement contre leurs stupides familles, je ne pouvais cependant me venger sur ces innocentes victimes des préventions de leurs parents. Leurs larmes me brûlaient; le cœur se gonflait dans ma poitrine et, ce jour-là, je quittai la classe avant l’heure et partis pleurer chez moi dans la solitude... Ma sensibilité vous étonne peut-être, mais si vous aviez été à ma place vous eussiez fait comme moi. Le vieux D. Anastasio me disait: «Les parents demandent des corrections? Pourquoi ne les corrigez-vous pas eux-mêmes?» A la fin, le chagrin me rendit malade.

Ibarra écoutait pensif.

—A peine rétabli, je revins à l’école; le nombre de mes élèves était réduit au cinquième. Les meilleurs avaient déserté lorsqu’on avait rétabli l’ancien système et, parmi ceux qui restaient, quelques-uns ne venaient en classe que pour fuir les travaux domestiques. Aucun ne manifesta de joie en me revoyant, aucun ne me félicita de ma guérison; ma santé leur importait peu; ils auraient préféré même que je restasse malade, car mon substitut, s’il frappait plus que moi, s’absentait la plupart du temps.

Mes autres élèves, ceux que leurs parents continuaient à envoyer à l’école, allaient se promener aux champs. On m’accusait de les avoir gâtés et tous les jours c’étaient de nouvelles récriminations. Un seul, le fils d’une paysanne, était venu me voir pendant ma maladie; il s’est fait sacristain et le sacristain principal dit que les serviteurs de l’église ne doivent pas fréquenter l’école: ce serait déchoir.

—Et vous vous êtes résigné à votre nouvelle situation? demanda Ibarra.

—Pouvais-je faire autrement, répondit l’instituteur. D’ailleurs, pendant ma maladie, divers événements s’étaient produits, nous avions changé de curé. Je conçus un nouvel espoir et tentai une autre expérience, pour que les enfants ne perdissent pas tout à fait leur temps et tirassent le plus grand profit possible des corrections.

Puisque maintenant ils ne pouvaient m’aimer, je voulais que leur ayant appris quelque chose d’utile, ils conservassent au moins de moi un souvenir qui ne fût pas uniquement amer. Vous savez que, dans la plus grande partie des écoles, les livres sont en castillan, à l’exception du catéchisme tagal qui varie selon la corporation religieuse à laquelle appartient le curé. Ces livres ne sont que des recueils de neuvaines et de rosaires avec le catéchisme du P. Astete; ils sont aussi édifiants que les ouvrages des hérétiques. Comme il m’était impossible de leur apprendre le castillan ni de traduire tant d’écrits divers, je m’efforçai de les remplacer peu à peu par de courts passages, extraits d’œuvres tagales utiles telles que le traité de politesse de Hortensio et Feliza, quelques petits manuels d’agriculture, etc., etc. Parfois, je traduisais moi-même des opuscules comme l’Histoire des Philippines du P. Barranera et les leur dictais ensuite pour qu’ils les réunissent en cahiers, les augmentant parfois de leurs propres observations. Comme je n’avais pas de cartes pour leur apprendre la géographie, je copiai celle de la province que j’avais vue au chef-lieu et, avec cette reproduction et les carreaux du sol, je leur donnai quelques idées sur le pays. Cette fois, ce furent les femmes qui s’ameutèrent; les hommes se contentaient de sourire ne voyant là qu’une de mes folies. Le nouveau curé me fit appeler et si, à vrai dire, il ne me reprocha rien, il me déclara cependant que je devais en premier lieu m’occuper de l’enseignement de la religion et que, avant d’apprendre toutes ces choses, les enfants devaient prouver par un examen qu’ils savaient bien et par cœur les Mystères, le Rosaire et le Catéchisme de la Doctrine Chrétienne.

Et depuis lors je travaille de mon mieux à convertir ces pauvres petits en perroquets qui apprennent et récitent tant de choses auxquelles ils ne comprennent pas un seul mot. Beaucoup savent déjà les Mystères et le Rosaire, mais je crains que mes efforts ne se brisent contre le P. Astete, car ils ne distinguent pas encore bien les demandes des réponses ni ce que ces deux choses peuvent signifier. Et nous mourrons ainsi, et ainsi feront à leur tour ceux qui doivent naître, et en Europe on parlera de progrès!

—Ne soyons pas si pessimistes! répondit Ibarra. Le lieutenant principal m’a envoyé une invitation pour assister à une assemblée au tribunal... Qui sait si là vous n’aurez pas une réponse à vos questions?

L’instituteur secoua la tête en signe de doute.

—Vous verrez que le projet dont on m’a parlé ne s’exécutera pas plus que les miens. Sinon, nous le verrons!


1 Petites barques, les paraos sont ornés de roseaux.—N. des T.

2 Ciruela, personnage proverbial, dont on donne le nom à ceux qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas.—Note des T.

XX

L’assemblée au tribunal1

C’était une salle de douze à quinze mètres de long sur huit à dix de large. Les murs, blanchis à la chaux, étaient couverts de dessins au charbon, plus ou moins laids, plus ou moins indécents, avec des inscriptions qui complétaient leur sens. Dans un coin, appuyés ordinairement au mur, une dizaine de vieux fusils à pierre parmi des sabres rouillés, des espadons et des casse-tête: c’était l’armement des cuadrilleros..

A une extrémité de la salle qu’ornaient des rideaux rouges sales se cachait, accroché au mur, le portrait de S. M. le Roi; sous le portrait, sur une estrade de bois, un vieux fauteuil ouvrait ses bras dépecés; devant, une grande table tachée d’encre, gravée et entaillée par des inscriptions et des monogrammes comme beaucoup de tables des tavernes allemandes fréquentées par les étudiants. Des chaises boiteuses et des bancs délabrés complétaient le mobilier.

Dans cette salle se tenaient les réunions, siégeait le tribunal, s’infligeait la torture, etc. En ce moment les autorités du pueblo et des divers quartiers y sont réunies; le parti des vieillards ne se mélange pas avec celui des jeunes, les uns et les autres ne peuvent se souffrir: ils représentent les conservateurs et les libéraux, seulement ces luttes politiques acquièrent dans les pueblos un caractère très violent.

—La conduite du gobernadorcillo m’indigne! disait à ses amis le chef du parti libéral, D. Filipo; il apporte un plan préconçu pour retarder jusqu’au dernier moment la discussion du projet. Notez qu’il nous reste à peine onze jours.

—Il est resté au couvent à conférer avec le curé qui est malade! observa un des jeunes.

—Cela ne fait rien! reprit un autre; nous avons déjà tout préparé. Pourvu que le projet des vieux n’obtienne pas la majorité...

—Je ne le crois pas! dit D. Filipo; je présenterai le projet des vieux...

—Comment? que dites-vous? demandèrent ses auditeurs surpris.

—Je dis que, si je parle le premier, je présenterai le projet de nos adversaires.

—Et le nôtre?

—Vous vous en chargerez, vous, répliqua le lieutenant en souriant et il s’adressa à un jeune cabeza de barangay2: vous parlerez après que ma proposition aura été rejetée.

—Nous ne vous comprenons pas, señor! dirent ses interlocuteurs en le regardant, pleins de doute.

Écoutez! dit D. Filipo à voix basse à deux ou trois amis qui l’écoutaient. Ce matin je me suis rencontré avec le vieux Tasio.

—Eh bien?

—Il m’a dit: «Vos ennemis en veulent plus à votre personne qu’à vos idées. Voulez-vous qu’une chose ne se fasse pas? Proposez-la et, serait-elle plus utile qu’une mitre, elle sera repoussée. Une fois qu’ils vous auront battu, faites que le plus modeste d’entre vous présente ce que vous vouliez, et, pour vous humilier, vos adversaires l’approuveront.» Mais, gardez-moi le secret.

—Mais...

—C’est pour cela que je proposerai le projet de nos adversaires en l’exagérant jusqu’au ridicule. Silence! voici le señor Ibarra avec le maître d’école!

Les deux jeunes gens saluèrent tous les groupes, sans prendre part à leurs conversations.

Quelques instants après le gobernadorcillo entra, l’air mécontent. Aussitôt les murmures cessèrent, chacun prit place et le silence régna peu à peu.

Le capitaine3 s’assit dans le fauteuil placé sous le portrait de Sa Majesté, toussa quatre ou cinq fois, se passa la main sur le crâne et sur la figure, toussa de nouveau et, d’une voix défaillante, commença enfin:

—Señores, je me suis risqué à vous convoquer tous pour cette assemblée... hem! hem!... parce que nous devons célébrer le 12 de ce mois la fête de notre patron S. Diego... hem! hem! aujourd’hui, nous sommes le 2... hem! hem!

Il en était à ce point de son discours lorsqu’une toux sèche et régulière le réduisit au silence.

Alors, du banc des vieux, se leva un homme d’aspect arrogant, paraissant âgé d’environ quarante ans. C’était le riche Capitan Basilio, un ennemi du défunt D. Rafael; il prétendait que, depuis la mort de saint Thomas d’Aquin, le monde n’avait pas fait un pas en avant et que, depuis que saint Jean de Latran l’avait quitté, l’Humanité avait commencé à reculer.

—Que Vos Seigneuries me permettent, dit-il, de prendre la parole dans une circonstance si intéressante. Je parle le premier, bien que beaucoup de ceux qui sont ici aient plus de droits que moi, mais si je parle le premier c’est qu’il ne me semble pas que, dans ce cas, parler le premier signifie que l’on soit le premier, de même que parler le dernier ne signifierait pas non plus que l’on soit le dernier. De plus, les choses que j’aurai à dire sont d’une telle importance qu’elles ne doivent ni être laissées de côté ni être dites en dernier, et c’est pour cela que j’ai voulu parler le premier afin de leur donner la place qui leur convenait. Vos Seigneuries me permettront donc de parler le premier dans cette assemblée où je vois de très notables personnes comme le señor Capitan actuel, son prédécesseur, mon distingué ami D. Valentin, son autre prédécesseur, mon ami d’enfance D. Julio, notre célèbre capitaine des cuadrilleros, D. Melchior et tant d’autres encore que, pour être bref, je ne veux pas mentionner et que vous voyez ici présents. Je supplie Vos Seigneuries de me permettre l’usage de la parole avant que quelqu’un d’autre ne parle. Aurai-je le bonheur que l’Assemblée accède à mon humble prière?

Et l’orateur s’inclina respectueusement, souriant à demi.

—Vous pouvez parler, nous vous écoutons avec plaisir! dirent les amis louangeurs et les autres personnes qui le tenaient pour un grand orateur; les anciens toussaient avec satisfaction et se frottaient les mains.

Capitan Basilio, après avoir épongé la sueur de son front avec un mouchoir de soie, continua:

—Puisque Vos Seigneuries ont été assez aimables et assez complaisantes envers mon humble personne pour me concéder l’usage de la parole avant tout autre de ceux qui sont ici présents, je profiterai de cette permission, si généreusement accordée, et je vais parler. Je m’imagine, avec mon imagination, que je me trouve au milieu du très respectable Sénat romain, senatus populusque romanus, comme nous disions en ces beaux temps qui, malheureusement pour l’Humanité, ne reviendront plus, et je demanderai aux patres conscripti, comme dirait le sage Cicéron s’il était à ma place, je leur demanderai, puisque le temps nous manque et que le temps est d’or, comme disait Salomon, que, dans cette importante question, chacun expose son avis clairement, brièvement et simplement. J’ai dit.

Et, satisfait de lui-même et de l’attention de la salle, l’orateur s’assit, non sans adresser à Ibarra qui était placé dans un coin un regard de supériorité et à ses amis un autre fort expressif, leur disant: «Ha! Ai-je bien parlé? Ha!»

Ses amis reflétèrent les deux regards en se tournant vers les jeunes, comme pour les faire mourir d’envie.

—Maintenant la parole est à celui qui voudra que... hem! reprit le gobernadorcillo sans pouvoir achever sa phrase, la toux lui livrant une nouvelle attaque.

A en juger par le silence général, personne ne voulait accepter d’être l’un des patres conscripti, personne ne se leva; alors D. Filipo profita de l’occasion et prit la parole.

Les conservateurs se regardèrent, échangeant des œillades et se faisant des gestes significatifs.

—Señores, je vais présenter mon projet pour la fête, dit D. Filipo.

—Nous ne pouvons pas l’admettre! répondit un vieux poitrinaire, conservateur intransigeant.

—Nous votons contre! dirent les autres adversaires.

—Señores, dit D. Filipo en réprimant un sourire, je ne vous ai pas encore exposé le projet que nous, les jeunes, nous apportons ici. Ce grand projet, nous en sommes sûrs, sera préféré par tous, quoi que pensent ou que puissent penser nos contradicteurs.

Ce présomptueux exorde acheva d’irriter les conservateurs qui jurèrent in corde de lui faire une terrible opposition. D. Filipo poursuivit:

—Nous avons un budget de 3,500 pesos. Eh bien! avec cette somme nous pouvons faire une fête qui surpasse toutes celles que nous avons vues jusqu’ici, soit dans notre province, soit dans les provinces voisines.

—Quoi? s’écrièrent les incrédules; tel pueblo avait 5000, tel autre 4000! C’est de la plaisanterie!

—Ecoutez-moi, señores, et vous serez convaincus, continua D. Filipo intrépide. Je propose que, au milieu de la place, on élève un grand théâtre, qui coûtera 150 pesos.

—150 ne suffiront pas, il faut en mettre 160! objecta un tenace conservateur.

—Notez, señor directeur, 200 pesos pour le théâtre! dit D. Filipo. Je propose que l’on traite avec la troupe de comédie de Tondo pour qu’elle donne des représentations pendant sept soirées consécutives. Sept représentations à 200 pesos par soirée font 1400. Notez 1400, señor directeur.

Vieux et jeunes se regardèrent surpris; seuls, ceux qui étaient dans le secret ne bougèrent pas.

—Je propose encore de grands feux d’artifices; pas de ces toutes petites lumières, de ces toutes petites fusées qui n’amusent que les enfants et les vieilles filles, rien de tout cela! Nous voulons de grosses bombes et de colossales fusées. Je propose donc 200 grosses bombes à deux pesos chacune et 200 fusées du même prix. Nous les commanderons aux artificiers de Malabon.

—Hum! interrompit un vieux, une bombe de deux pesos ne m’effraye guère et ne me rend pas sourd; elles doivent être à trois pesos.

—Notez 1000 pesos pour 200 bombes et 200 fusées.

Les conservateurs ne purent se contenir; quelques-uns se levèrent et conférèrent entre eux.

—De plus, pour que nos voisins voient que nous sommes des gens qui n’épargnent rien et que l’argent ne nous manque pas, continua D. Filipo en élevant la voix et en lançant un rapide regard vers le groupe des vieux, je propose: 1o quatre frères principaux pour les deux jours de fête et 2o, que chaque jour on jette au lac 200 poules rôties, 100 chapons farcis et 50 cochons de lait, comme faisait Sylla, contemporain de ce Cicéron dont vient de parler Capitan Basilio.

—C’est cela, comme Sylla! répéta Basilio flatté.

L’étonnement s’accroissait par degrés.

—Comme beaucoup de gens riches vont accourir et que chacun apporte les pesos par milliers, ses meilleurs coqs, le liampo4 et les cartes, je propose quinze jours de gallera, la liberté d’ouvrir toutes les maisons de jeu...

Mais les jeunes se levèrent, l’interrompirent; ils croyaient que le lieutenant principal était subitement devenu fou. Les vieux discutaient avec chaleur.

—Et enfin, pour ne pas négliger les plaisirs de l’âme...

Les murmures et les cris partis de tous les coins de la salle couvrirent totalement sa voix: ce ne fut bientôt plus qu’un tumulte.

—Non! criait un intransigeant conservateur; je ne veux pas qu’il se flatte d’avoir fait la fête, non! Laissez-moi, laissez-moi parler!

—D. Filipo nous a trompés! disaient les libéraux. Nous voterons contre. Il est passé aux vieux. Nous votons contre.

Le gobernadorcillo, plus abattu que jamais, ne faisait rien pour apaiser le tumulte; il attendait que l’ordre se rétablît de lui-même.

Le capitaine des cuadrilleros demanda la parole; on la lui octroya, mais il n’ouvrit pas la bouche et retourna s’asseoir confus et honteux.

Par bonheur, Capitan Valentin, le plus modéré des conservateurs, se leva et dit:

—Nous ne pouvons admettre ce qu’a proposé le lieutenant principal, cela nous semble une exagération. Tant de bombes et tant de théâtres ne peuvent être proposés que par un jeune homme comme le lieutenant, qui peut passer beaucoup de soirées au théâtre et entendre de nombreuses détonations sans devenir sourd. J’ai pris l’opinion des personnes sensées et toutes désapprouvent unanimement le projet de D. Filipo. N’est-il pas vrai, señores?

—Oui! oui! dirent à la fois jeunes et vieux. Les jeunes étaient enchantés d’entendre un vieux parler ainsi.

—Qu’avons-nous à faire de quatre frères principaux? poursuivit D. Valentin. Qu’est-ce que ces poules, ces chapons et ces cochons de lait jetés dans le lac? Plaisanterie! diraient nos voisins, et ensuite nous jeûnerons la moitié de l’année. Qu’avons-nous à voir avec Sylla et avec les Romains? Nous ont-ils par hasard invités à leurs fêtes? Pour ma part, tout au moins, je n’ai jamais reçu aucun billet de leur part et réfléchissez que je suis déjà vieux!

—Les Romains vivent à Rome, où est le Pape! lui murmura tout bas Capitan Basilio.

—Je comprends maintenant, continua l’orateur sans se troubler. Ils célébraient leur fête lors d’une vigile et le Pape leur commanda de jeter les victuailles à la mer pour ne pas commettre un péché. Mais, de toutes façons, votre projet de fête est inadmissible, impossible, c’est une folie.

D. Filipo, vivement combattu, dut retirer sa proposition.

Les conservateurs les plus intransigeants, satisfaits de la défaite de leur plus grand adversaire, virent sans inquiétude se lever un jeune cabeza de barangay qui demanda la parole:

—Je prie Vos Seigneuries de m’excuser si, à mon âge, je me permets de parler devant tant de personnes très respectables, tant par leur expérience que par la prudence et par le discernement avec lesquelles elles jugent toutes choses, mais puisque l’éloquent orateur, Capitan Basilio, nous a invités tous à manifester notre opinion, sa parole autorisée servira d’excuse à l’insuffisance de ma personne.

Les conservateurs satisfaits inclinèrent la tête.

—Ce jeune homme parle bien!—Il est modeste!—Il raisonne admirablement, se disaient-ils.

—Si je vous présente, señores, un programme ou un projet, ce n’est pas avec la pensée que vous le trouverez parfait ni que vous l’accepterez; je veux, en même temps que je me soumets une fois de plus à la volonté de tous, prouver aux anciens que nous pensons toujours comme eux puisque nous faisons nôtres les idées que Capitan Basilio a si élégamment exprimées.

—Très bien! très bien! s’écriaient les conservateurs si délicatement encensés. Capitan Basilio faisait des signes au jeune homme pour lui indiquer comment il devait remuer le bras et placer le pied. Seul, le gobernadorcillo restait impassible; il semblait à la fois distrait et préoccupé. Le jeune homme poursuivit en s’animant:

—Mon projet, señores, se réduit à ceci: inventer de nouveaux spectacles qui ne soient pas les banalités que nous voyons chaque jour et faire en sorte que l’argent recueilli ne sorte pas du pueblo, ne se dépense pas vainement en poussière, en un mot l’employer à quelque chose d’utile pour tous.

—C’est cela! c’est cela! interrompirent les jeunes, c’est ce que nous voulons.

—Très bien! ajoutèrent les vieillards.

—Quel profit tirerons-nous d’une semaine de comédie, comme le demande le lieutenant? Que nous apprendront ces rois de Bohême ou de Grenade qui commandent de couper la tête à leurs filles ou les font mettre en guise de boulet dans un canon lequel, à leur grande surprise, se convertit en trône? Nous ne sommes ni des rois, ni des barbares, nous n’avons pas de canons et, si nous imitions tous ces gens-là, on nous ferait pendre à Bagumbayan. Qu’est-ce que ces princesses qui prennent part aux combats et frappent de taille et d’estoc, font la guerre comme des princes et chevauchent seules par monts et vallées, comme séduites par le Tikbâlang5? Nous avons pour habitude d’aimer dans une femme la douceur et la tendresse et nous ne pourrions unir sans crainte notre main à la main tachée de sang de quelque damoiselle, ce sang fût-il celui d’un More ou d’un Géant; de même nous méprisons et tenons pour vil l’homme qui lève la main sur une femme, que ce soit un prince, un alférez ou même un rude paysan. Ne vaudrait-il pas mieux mille fois que nous fissions la peinture de nos propres mœurs, pour corriger nos vices et nos défauts et faire l’éloge des qualités que nous nous reconnaissons?

—C’est cela! répétèrent ses partisans.

—Il a raison, murmurèrent pensifs quelques vieux.

—Je n’avais jamais pensé à cela! murmura Capitan Basilio.

—Mais, comment allez-vous faire? objecta l’obstiné conservateur.

—C’est très facile, répondit l’orateur. J’apporte ici deux comédies que, très certainement, le bon goût et le discernement bien connus des hommes respectables qui sont ici réunis trouveront acceptables et divertissantes. La première a pour titre: L’Election du Gobernadorcillo; c’est une comédie en prose, en cinq actes, écrite par l’une des personnes présentes. L’autre est en deux actes et la représentation en durera deux soirées; c’est un drame fantastique, de caractère satirique, écrit par un des meilleurs poètes de la province; il est intitulé Mariang Makiling6. Voyant que la discussion des préparatifs de la fête était retardée et craignant que le temps ne manquât, nous avons cherché en secret nos acteurs et nous leur avons fait apprendre leurs rôles. Nous espérons qu’avec une semaine de répétitions ils pourront jouer avec succès. Et remarquez, señores, que non seulement cette façon de faire est neuve, utile et raisonnable, mais qu’elle a le grand avantage d’être économique. Point de costumes à acheter, les nôtres, ceux que nous portons tous les jours, sont les seuls qui doivent servir.

—Je paie le théâtre! s’écria enthousiasmé Capitan Basilio.

—S’il est besoin de cuadrilleros je prête les miens, dit le capitaine de cette brave milice.

—Et moi... et moi... s’il faut un vieux... balbutiait un vieillard avec ostentation.

—Accepté! accepté! crièrent nombre de voix.

Le lieutenant principal était pâle d’émotion, ses yeux se remplirent de larmes.

—Il pleure de dépit, pensa l’intransigeant et il cria: Accepté, accepté sans discussion!

Et satisfait de sa vengeance et de la complète défaite de son adversaire, il commença à faire l’éloge du projet du jeune homme. Celui-ci poursuivit:

—Une partie de l’argent recueilli, le cinquième par exemple, peut être employée à distribuer quelques prix, au plus studieux élève de l’école, au meilleur berger, au plus habile laboureur, au plus adroit pêcheur, etc. Nous pourrons organiser des régates sur la rivière et sur le lac, des courses de chevaux, élever des mâts de cocagne et organiser d’autres jeux auxquels nos paysans prendront part. Quant aux feux d’artifice, comme l’habitude prise est telle qu’on s’imaginerait difficilement une fête où ils seraient supprimés, je leur laisse une place: des roues et des châteaux de feu offrent d’ailleurs de très beaux et très intéressants spectacles, mais je crois inutiles les bombes que proposait le lieutenant. Deux orchestres sont suffisants pour donner de la gaieté à la fête et nous éviterons ainsi ces inimitiés et ces querelles qui faisaient de ces malheureux, dont le travail est de nous réjouir, de véritables coqs de combat s’en allant ensuite mal payés, mal nourris, battus et parfois blessés. Avec le surplus des fonds on pourrait commencer la construction d’un petit édifice pour servir d’école, car nous ne pouvons guère attendre que Dieu lui-même descende du ciel et nous la bâtisse; il est triste de penser qu’alors que nous avons une gallera de premier ordre l’endroit où nos enfants s’instruisent n’est pas même l’écurie du curé. Voici le projet tracé dans ses grandes lignes, le perfectionner sera l’œuvre de tous.

Un léger murmure s’éleva dans la salle; presque tous étaient de l’avis du jeune homme, quelques-uns seulement murmuraient:

—Nouveautés que tout cela! ce sont des choses nouvelles! Dans notre jeunesse...!

—Acceptons-les pour aujourd’hui, disaient les autres, le principal est d’humilier celui-ci!

Et ils montraient le lieutenant.

Quand le silence se rétablit, tous étaient d’accord. Il ne manquait plus que la décision du gobernadorcillo.

Celui-ci suait, s’agitait, se retournait, se passait la main sur le front et put enfin bégayer en baissant les yeux:

—Moi aussi, j’approuve... mais, hem!

Toute l’assemblée écoutait en silence.

—Mais? demanda Capitan Basilio.

—J’approuve complètement, répéta le fonctionnaire; c’est-à-dire... je n’approuve pas... je dis oui,... mais...

Il se frotta les yeux avec le revers de la main.

—Mais, continua le malheureux se décidant enfin, mais le curé, le Père curé veut autre chose.

—Est-ce le curé ou bien nous qui payons la fête? A-t-il donné au moins un cuarto? s’écria une voix pénétrante.

Tous regardèrent du côté d’où était partie cette demande: là siégeait le philosophe Tasio.

Le lieutenant restait immobile, les yeux fixés sur le gobernadorcillo.

—Et que veut le curé? demanda D. Basilio.

—Mais le curé veut... six processions, trois sermons, trois messes solennelles... et, s’il reste de l’argent, une comédie avec du chant dans les entr’actes.

—Mais nous ne voulons pas de cela, dirent les jeunes et quelques vieux.

—Le Père curé le veut! répéta le gobernadorcillo, j’ai promis au curé que ce qu’il voulait serait fait.

—Alors, pourquoi nous avez-vous convoqués?

—Précisément, pour vous en faire part.

—Et pourquoi ne l’avez-vous pas dit dès le commencement?

—Je voulais le dire, señores, mais Capitan Basilio a parlé et je n’ai pas eu le temps... Il faut obéir au curé!

—Il faut lui obéir! répétèrent quelques vieux.

—Il faut lui obéir, ou l’Alcalde nous enverrait tous en prison! ajoutèrent tristement d’autres conservateurs.

—Eh bien! obéissez et faites la fête à vous seuls! s’écrièrent les jeunes en se levant. Nous retirons notre contribution.

—Tout a déjà été recouvré! dit le gobernadorcillo.

D. Filipo s’approcha de lui et lui dit amèrement:

—J’ai sacrifié mon amour-propre en faveur d’une bonne cause; vous sacrifiez votre dignité d’homme pour une mauvaise et vous brisez tout ce qui pouvait être fait de bien.

Ibarra disait au maître d’école:

—Avez-vous une commission pour le chef-lieu de la province, je pars immédiatement?

—Pour vos affaires?

—Pour nos affaires! répondit Ibarra d’un ton mystérieux.

Sur la route, en s’en retournant, le vieux philosophe disait à D. Filipo qui maudissait son sort:

—C’est notre faute! Vous n’avez pas protesté quand ils vous ont donné pour chef un esclave et moi, fou que je suis, je l’avais oublié!


1 On appelle tribunal aux Philippines, la mairie qui, en Espagne, porte le nom de ayuntamiento.—N. des T.

2 Chef de barangay ou balangay c’est-à-dire d’un groupe de 50 à 60 familles, officier municipal. «A une époque inconnue mais certainement très lointaine, les Malais, ancêtres des Philippins, débarquaient sur les rivages des îles et s’y établissaient à demeure: le nom de balangay ou barque, donné encore de nos jours aux villages, rappelle le temps où l’équipage, la barquée, désormais campée sur la grève, avait à peine changé son genre de vie et travaillait d’abord comme si elle s’était encore trouvée sur son banc de rame. Plus tard, les colons chinois vinrent à leur tour sur des sampan ou nefs «à trois planches» et l’appellation de cet esquif, hissé sur l’estran, est également devenue celle des groupes d’habitations qu’ils élevèrent. Chaque balangay, chaque sampan était le berceau d’une colonie.—Elisée Reclus».—N. des T.

3 C’est le titre que l’on donne aux gobernadorcillos.—N. d. T.

4 Jeu chinois.—N. des T.

5 Suivant la croyance populaire, les âmes des enfants morts-nés se transforment en duendes, en tianaks ou en tikbâlangs. Ces derniers sont des géants qui tiennent à la fois de Tantale, du Juif-Errant et des Génies des contes orientaux.—N. des T.

6 Marie du Makiling, le Makiling est une montagne de l’île de Luzon.—N. des T.

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