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Au Pays des Moines (Noli me Tangere)

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XXVIII

Correspondances

Chacun parle de la fête comme il y est allé.

Rien d’important n’étant arrivé à nos personnages ni cette nuit-là, ni le lendemain, nous passerions avec plaisir au dernier jour de la fête si nous ne considérions que, peut-être, quelque lecteur étranger voudrait savoir comment on célèbre les fêtes aux Philippines. Pour le renseigner nous copierons textuellement diverses lettres; la première émane du correspondant d’un journal de Manille sérieux et distingué, vénérable par son ton et sa haute sévérité. Nos lecteurs rectifieront quelques légères inexactitudes bien excusables.

Le digne correspondant du noble journal écrivait ainsi:

«Señor directeur...

»Mon distingué ami: Jamais je n’avais assisté ni espéré voir dans les provinces une fête religieuse si solennelle, si splendide, si émouvante, que celle de ce pueblo, célébrée par les Très Révérends et vertueux Pères Franciscains.

»L’affluence est très grande; j’ai eu le bonheur de saluer presque tous les Espagnols résidant dans cette province, trois R. R. P. P. Augustins de la province de Batangas, deux R. R. P. P. Dominicains dont l’un est le T. R. P. Fr. Hernando de la Sibyla qui est venu honorer ce pays de sa présence, ce que ne devront jamais oublier ses dignes habitants. J’ai vu aussi un grand nombre de notables de Cavite, Pampanga, beaucoup de troupes de musiciens et une multitude de Chinois et d’indigènes qui, avec la curiosité caractérisant les premiers et la religiosité des seconds, attendent avec impatience le jour où sera célébrée la fête solennelle, pour assister au spectacle comico-mimico-lyrico-choréographico-dramatique, en vue duquel on a élevé une grande et spacieuse scène au milieu de la place.

»Le 10, veille de la fête, à neuf heures du soir, après le plantureux dîner que nous offrit le Frère principal, l’attention de tous les Espagnols et des moines qui étaient dans le couvent fut attirée par les accords de deux musiques qui, accompagnées d’une foule pressée, au bruit des fusées et des bombes et précédées des notables du pueblo, venaient nous chercher au couvent et nous conduire à l’endroit préparé spécialement pour nous permettre d’assister au spectacle.

»Nous n’avons pu refuser une offre aussi gracieuse, bien que nous eussions préféré nous endormir dans les bras de Morphée et reposer nos membres endoloris par les secousses du véhicule qu’avait mis à notre disposition le gobernadorcillo du pueblo de R.

»Nous sommes donc descendus pour aller chercher nos compatriotes qui dînaient dans la maison que possède ici le pieux et opulent D. Santiago de los Santos. Le curé du pueblo, le T. R. P. Fr. Bernardo Salvi et le T. R. P. Fr. Dámaso Verdolagas qui était déjà, par une faveur spéciale du Très-Haut, rétabli du coup qu’une main impie lui a porté, le T. R. P. Fr. Hernando de la Sibyla et le vertueux curé de Tanauan avec d’autres Espagnols encore, étaient les invités du Crésus philippin. Là, nous avons eu le bonheur d’admirer, non seulement le luxe et le bon goût des maîtres de la maison qui n’est pas commun parmi les naturels, mais aussi la très belle, ravissante et riche héritière, qui nous a prouvé qu’elle était une disciple consommée de Sainte-Cécile en jouant sur son élégant piano, avec une maestria qui me fit souvenir de la Galvez, les meilleures compositions allemandes et italiennes. Quel malheur qu’une demoiselle si parfaite soit aussi excessivement modeste et cache ses mérites à la société qui n’a d’admiration que pour elle seule. Je ne dois pas laisser dans l’encrier que notre amphitryon nous fit prendre du champagne et des liqueurs fines, avec la profusion et la splendeur qui caractérisent ce capitaliste connu.

»Nous assistons au spectacle. Vous connaissez déjà nos artistes Ratia, Carvajal et Fernandez; mais leur talent ne fut compris que par nous, car le vulgaire n’en entendit pas un seul mot. Chananay et Balbino, bien qu’un peu enroués—ce dernier lâcha un petit couac—n’en firent pas moins un ensemble d’une bonne volonté admirable. La comédie tagale plut beaucoup aux indiens, surtout au gobernadorcillo; ce dernier se frottait les mains et nous disait que c’était un malheur que l’on n’eût pas fait battre la princesse avec le géant qui l’avait enlevée, ce qui, dans son opinion, aurait été bien plus merveilleux, surtout si le géant n’avait été vulnérable qu’au nombril comme le Ferragus dont parle l’histoire des Douze Pairs. Le T. R. P. Fr. Dámaso, avec cette bonté de cœur qui le distingue, partageait l’opinion du gobernadorcillo et ajoutait que, dans ce cas, la princesse se serait arrangée pour découvrir le nombril du géant et lui donner le coup de grâce.

»Inutile de vous dire que, pendant le spectacle, l’amabilité du Rothschild philippin ne permit pas que rien manquât: sorbets, limonades gazeuses, rafraîchissements, bonbons, vins, etc., etc., circulaient à profusion parmi nous. On a beaucoup remarqué, et avec raison, l’absence du jeune et déjà illustre D. Juan Crisóstomo Ibarra qui, comme vous le savez, doit présider demain la bénédiction de la première pierre du grand monument qu’il fait si philanthropiquement élever. Ce digne descendant des Pélages et des Elcanos (car, d’après ce que j’ai appris, l’un de ses aïeux paternels est de nos nobles et héroïques provinces du Nord, peut-être un des premiers compagnons de Magellan ou de Legaspisne s’est pas non plus laissé voir le reste du jour à cause d’un petit malaise. Son nom court de bouche en bouche, on ne le prononce qu’avec des louanges qui ne peuvent manquer de concourir à la gloire de l’Espagne et des véritables Espagnols comme nous qui ne démentons jamais notre sang, quelque mêlé qu’il puisse être.

»Aujourd’hui 11, le matin, nous avons assisté à un spectacle hautement émouvant. Comme il est public et notoire, c’est la fête de la Vierge de la Paix; elle est célébrée par les frères du Très-Saint Rosaire. Demain, sera la fête de San-Diego, le patron du pueblo, et ceux qui y prennent la plus grande part sont les frères du Vénérable Tiers Ordre. Entre ces deux corporations, s’est établie une pieuse émulation pour servir Dieu, et cette piété en arrive au point de provoquer de saintes querelles, comme il est arrivé dernièrement lorsqu’elles se sont disputé le grand prédicateur si renommé, le très souvent cité T. R. P. Fr. Dámaso qui occupera demain la chaire du Saint-Esprit, et prononcera un sermon qui sera, selon la croyance générale, un événement religieux et littéraire.

»Donc, comme nous le disions, nous avons assisté à un spectacle hautement édifiant et émouvant. Six jeunes religieux, dont trois devaient dire la messe et les trois autres les assister comme servants, sortirent de la sacristie et se prosternèrent devant l’autel; l’officiant qui était le T. R. P. Fr. Hernando de la Sibyla entonna le Surge Domine, qui devait commencer la procession autour de l’église, avec cette magnifique voix et cette religieuse onction que tout le monde lui reconnaît et qui le font si digne de l’admiration générale. Le Surge Domine terminé, le gobernadorcillo, en frac, avec la croix, suivi de quatre servants munis d’encensoirs, se mit en tête de la procession. Derrière eux venaient les candélabres d’argent, la municipalité, les précieuses images vêtues de satin et d’or, représentant saint Dominique, saint Diego et la Vierge de la Paix portant un magnifique manteau bleu avec des plaques d’argent doré, cadeau du vertueux ex-gobernadorcillo, le très digne d’être imité et jamais suffisamment nommé D. Santiago de los Santos. Toutes ces images allaient dans des chars d’argent. Après la Mère de Dieu venaient les Espagnols et les autres religieux; l’officiant était protégé par un dais que portaient les cabezas de barangay; le corps bien méritant de la garde civile fermait la procession. Je crois superflu de dire qu’une multitude d’indiens formaient les deux files du cortège, portant avec grande piété des cierges allumés. La musique jouait des marches religieuses qu’accompagnaient les salves répétées des bombes et des roues de feu. On ne pouvait qu’admirer la modestie et la ferveur inspirées par ces actes dans le cœur des croyants, la foi pure et grande qu’ils professent pour la Vierge de la Paix, la dévotion fervente et sincère avec laquelle célèbrent ces solennités ceux qui ont eu le bonheur de naître sous le pavillon sacro-saint et immaculé de l’Espagne.

»La procession terminée commença la messe exécutée par l’orchestre et les artistes du théâtre. Après l’Evangile, monta au pupitre le T. R. P. Fr. Manuel Martin, augustin de la province de Batangas, qui a tenu absorbé et suspendu à ses lèvres tout l’auditoire, et surtout les Espagnols, par un exorde en castillan qu’il a prononcé avec tant d’énergie, avec des phrases si facilement amenées, si bien appliquées à leur objet, qu’elles remplissaient nos cœurs de ferveur et d’enthousiasme. Ce mot est celui qui doit être appliqué à ce qui touche le cœur et nous sommes émus lorsqu’il s’agit de la Vierge et de notre chère Espagne, et surtout quand on peut intercaler dans le texte, lorsque le sujet s’y prête, les idées d’un prince de l’Eglise, Mgr Monescillo1, qui sont assurément celles de tous les Espagnols.

»La messe terminée nous sommes tous montés au couvent avec les notables du pueblo et les autres personnes d’importance; nous y avons été reçus avec la délicatesse, la grâce et la générosité qui caractérisent le T. R. P. Fr. Salvi; on nous offrit d’abord des cigares, puis un confortable lunch que le frère principal avait fait préparer au rez-de-chaussée du couvent pour tous ceux qui voudraient faire taire les nécessités de leur estomac.

»Pendant le jour, rien ne manqua pour égayer la fête et conserver l’animation caractéristique des Espagnols, qui, en de telles occasions, ne peuvent se contenir, démontrant soit par des chansons et des danses, soit par d’autres simples distractions qu’ils ont le cœur noble et fort, que le chagrin ne les abat pas et qu’il suffit que trois Espagnols se réunissent n’importe où pour en chasser le malaise et la tristesse. On sacrifia donc au culte de Terpsichore en beaucoup de maisons, mais principalement chez l’illustre millionnaire philippin où nous avions tous été invités à dîner. Je n’ai pas besoin de vous dire que le banquet, somptueux et splendidement servi, a été la seconde édition corrigée et augmentée des noces de Cana ou de Gamache. Tandis que nous jouissions des plaisirs de la table, préparés sous la direction d’un cuisinier de la Campana, l’orchestre jouait d’harmonieuses mélodies. La très belle fille de la maison brillait dans un costume de métisse que rehaussait encore une cascade de diamants; elle était la reine de la fête. Tous nous déplorions dans le fond de notre âme qu’une légère foulure de son joli pied l’ait privée des plaisirs du bal car, si nous devons en juger par toutes ses perfections, la señorita de los Santos doit danser comme une sylphide.

»L’Alcalde de la province est arrivé cette après-midi pour solenniser par sa présence la cérémonie de demain. Il a déploré l’indisposition du distingué propriétaire señor Ibarra dont, grâce à Dieu, l’état s’est déjà amélioré, selon ce qui nous a été dit.

»Ce soir encore il y a eu grande procession, mais je vous en parlerai dans ma lettre de demain car, en plus des bombes qui m’étourdissent et me rendent quelque peu sourd, je suis très fatigué et tombe de sommeil. Tandis donc que je vais récupérer des forces dans les bras de Morphée, c’est-à-dire dans le lit du couvent, je vous souhaite, mon distingué ami, une bonne nuit jusqu’à demain qui sera le grand jour.

»Votre affectionné ami

»Q. B. S. M2.

Le Correspondant.

»S. Diego, 11 novembre.»

Ceci était la lettre officielle du correspondant. Voyons maintenant ce qu’écrivait le Capitan Martin à son ami Luis Chiquito:


«Cher Choy: Viens en courant si tu peux car la fête est très gaie, figure-toi que Capitan Joaquin qui tenait la banque a presque sauté: Capitan Tiago l’a doublé trois fois, trois fois il a gagné; aussi Cabezang Manuel, le maître de la maison, en mourait presque de joie. Le P. Dámaso a brisé une lampe d’un coup de poing parce que jusqu’à présent il n’a pas gagné une carte, le consul a perdu, avec ses coqs et à la banque presque tout ce qu’il nous a gagné à la fête de Binang et au Pilar de Santa Cruz.

»Nous attendons que Capitan Tiago nous amène son futur gendre, le riche héritier de D. Rafael, mais il semble vouloir imiter son père, car jusqu’ici on ne l’a pas vu. Malheureusement il paraît ne devoir être d’aucun profit.

»Le chinois Carlos fait une grande fortune avec le liam-pô; je le soupçonne de porter quelque chose de caché, peut-être un aimant; il se plaint continuellement de douleurs à la tête qu’il porte bandée et, quand le dé du liam-pô est pour s’arrêter, il s’incline presque jusqu’à le toucher comme s’il voulait bien l’observer de près. Je me tiens sur mes gardes parce que je connais d’autres histoires semblables.

»Adieu Choy; mes coqs vont bien, ma femme est joyeuse et se divertit.

»Ton ami.

»Martin Aristorenas


Ibarra, lui, avait reçu un petit billet parfumé, qu’Andeng, la sœur de lait de Maria Clara, lui avait apporté le soir du premier jour de la fête. Ce billet disait:

»Crisóstomo, voici plus d’une journée que l’on ne t’a pas vu; j’ai entendu dire que tu étais malade; j’ai prié pour toi et allumé deux cierges, bien que papa dise que ta maladie n’est pas grave. Hier soir et aujourd’hui ils m’ont ennuyé tous en me demandant de jouer du piano et en m’invitant à danser. Je ne savais pas qu’il y eût tant d’importuns sur la terre! Si ce n’avait pas été pour le P. Dámaso qui essayait de me distraire en me racontant beaucoup d’histoires, je me serais enfermée dans mon alcôve pour dormir. Ecris-moi ce que tu as, que je puisse dire à papa qu’il aille te voir. Pour l’instant, je t’envoie Andeng afin qu’elle te fasse du thé; elle le réussit très bien et probablement mieux que tes domestiques.

Maria Clara.

P. S. Si tu ne viens pas demain, je n’irai pas à la cérémonie. Au revoir.»


1 Archevêque de Tolède, primat des Espagnes.—N. des T.

2 Abréviation de quien beso su mano, qui vous baise la main.—N. des T.

XXIX

La matinée

Les orchestres sonnèrent la diane aux premiers rayons du soleil, réveillant de leurs airs joyeux les habitants fatigués du pueblo.

C’était le dernier jour de la fête, mais en vérité c’était la fête elle-même. On s’attendait à voir beaucoup plus que la veille. Les Frères du Tiers Ordre étaient plus nombreux que ceux du Très-Saint Rosaire et leurs associés souriaient pieusement, sûrs d’humilier leurs rivaux. Ils avaient acheté la plus grande partie des cierges: les marchands de cierges chinois avaient fait une riche moisson, aussi pensaient-ils à se faire baptiser; beaucoup assuraient que ce n’était pas par foi dans le catholicisme mais bien pour le simple désir de prendre femme. A cela, les dévotes répondaient:

—Et quand bien même il en serait ainsi, le mariage de tant de Chinois à la fois n’en serait pas moins un miracle et leurs épouses les convertiraient ensuite.

Chacun avait revêtu ses habits de fête; tous les bijoux étaient sortis de leurs coffrets, les fripons et les joueurs étalaient des chemises bordées de gros boutons en brillants, de pesantes chaînes d’or et de blancs chapeaux de jipijapa1. Seul, le vieux philosophe avait gardé son ordinaire costume: la chemise de sinamay2 à raies sombres, boutonnée jusqu’au col, de grands souliers et un large chapeau de feutre, couleur de cendre.

—Vous paraissez aujourd’hui plus triste que jamais? lui dit le lieutenant principal. Faut-il donc, parce que nous avons tant de sujets de pleurer, que nous ne nous amusions pas une fois de temps en temps?

—S’amuser n’est pas faire des folies! répondit le vieillard. C’est l’orgie insensée de tous les ans! Et pourquoi dépenser l’argent si inutilement quand il y a tant de besoins et tant de misères? Mais, je comprends! c’est l’orgie, c’est la bacchanale qui doit apaiser les lamentations de ceux qui souffrent.

—Vous savez que je partage votre opinion, reprit D. Filipo, moitié sérieux, moitié riant. Je l’ai défendue, mais que pouvais-je faire contre le gobernadorcillo et contre le curé?

—Démissionner! répondit le vieillard et il s’éloigna.

D. Filipo resta perplexe, suivant le philosophe du regard.

—Démissionner! murmura-t-il en se dirigeant vers l’église. Démissionner! Oui, certainement, si mon poste était une dignité et non une charge, je démissionnerais!

Il y avait foule sur le parvis: hommes et femmes, enfants et vieillards, en habits de fête, confondus, entraient et sortaient par les étroites portes. L’odeur de la poudre se mélangeait à celles des fleurs, de l’encens, des parfums; les bombes, les fusées, les serpenteaux faisaient courir et crier les femmes, amusaient les enfants. Un orchestre jouait devant le couvent: d’autres, accompagnant la municipalité, parcouraient les rues où flottaient et ondoyaient une multitude de drapeaux. La lumière et les couleurs distrayaient la vue, les musiques et les détonations l’oreille. Les cloches ne cessaient de tinter; les voitures, les calèches se croisaient et les chevaux, qui parfois s’effrayaient, se cabraient, ruaient, donnaient un spectacle gratuit qui, pour n’avoir pas été prévu au programme de la fête, n’en était moins des plus intéressants.

Le Frère principal avait envoyé des domestiques chercher les convives dans la rue, comme pour ce festin dont nous parle l’Evangile. On invitait les gens, presque par la force, à venir prendre du café, du thé, des pâtisseries. Parfois, l’invitation ressemblait à une querelle.

On allait célébrer la grand’messe, celle que l’on appelle la dalmatique, de la même façon que la veille; le rapport du digne correspondant nous l’a déjà fait connaître; mais aujourd’hui, le célébrant devait être le P. Salvi et, parmi les assistants, on attendait l’Alcalde de la province avec beaucoup d’autres Espagnols et de notables; enfin on allait entendre le P. Dámaso qui, comme prédicateur, jouissait dans la province de la plus grande renommée. L’alférez lui-même, qui se méfiait des sermons du P. Salvi, était venu, tant pour faire preuve de bonne volonté que pour prendre sa revanche des mauvais moments que lui avait fait passer le curé. La réputation du P. Dámaso était telle que, d’avance, le correspondant avait écrit au directeur du journal:

«Tout s’est passé comme je vous l’avais annoncé dans ma lettre d’hier. Nous avons eu la spéciale joie d’entendre le T. R. P. Fr. Dámaso Verdolagas, ancien curé de ce pueblo, transféré aujourd’hui dans un autre plus important en récompense de ses bons services. L’insigne orateur sacré a occupé la chaire du Saint-Esprit en prononçant un très éloquent et très profond sermon qui édifia et laissa pâmés d’admiration tous les fidèles, qui regardaient anxieux sortir de ses lèvres fécondes la fontaine salutaire de la vie éternelle. Sublimité dans le sujet, hardiesse dans les conceptions, nouveauté dans les phrases, élégance dans le style, naturel dans le geste, grâce dans la parole, élégance dans les idées, tels sont les mérites du Bossuet espagnol qui lui ont justement conquis sa haute réputation, non seulement parmi les notables espagnols, mais encore chez les rudes indiens et chez les fils astucieux du Céleste Empire.»

Le confiant correspondant se vit néanmoins obligé de biffer une grande partie de ce qu’il avait écrit. Le P. Dámaso se plaignait d’un léger rhume qui l’avait pris la nuit précédente; après avoir chanté quelques joyeuses peteneras3, il avait mangé trois sorbets et assisté un moment au spectacle. Aussi voulait-il renoncer à être l’interprète de Dieu auprès des hommes; mais, comme il ne se trouva pas d’autre prêtre qui connût la vie et les miracles de saint Diego—le curé les savait, lui, mais officiant il ne pouvait prêcher—les autres religieux furent unanimes à trouver que le timbre de la voix du P. Dámaso était parfait et que ce serait un grand malheur si un sermon aussi éloquent que celui qu’il avait composé et appris ne devait pas être prononcé. La vieille gouvernante lui prépara donc des limonades, lui oignit le cou et la poitrine d’onguents et d’huiles, l’enroula dans des draps chauds, le massa, etc. Le P. Dámaso avala des œufs crus battus dans du vin, puis il ne mangea ni ne parla de la matinée; à peine prit-il un verre de lait, une tasse de chocolat et une petite douzaine de biscuits, renonçant héroïquement à son poulet frit et à son demi fromage de la Laguna ordinaires, parce que, selon la gouvernante, le poulet et le fromage ont du sel et de la graisse et peuvent provoquer la toux.

—Il fait tout pour gagner le ciel et nous convertir! se dirent émues les sœurs du Tiers Ordre lorsqu’elles apprirent tous ces sacrifices.

—C’est la Vierge de la Paix qui le punit! murmurèrent les sœurs du Très-Saint Rosaire qui ne pouvaient lui pardonner d’avoir penché du côté de leurs rivales.

A huit heures et demie la procession sortit à l’ombre de la tenture de cotonnade. C’était exactement celle de la veille avec, en plus, comme nouveauté, la Confrérie du Vénérable Tiers Ordre. Des vieux, des vieilles et quelques jeunes femmes à démarche de vieilles, se montraient en longs habits de guingon; les pauvres les portaient en toile, les riches en soie ou même en véritable guingon franciscain; ils les choisissaient parmi ceux qu’avaient le plus usés les Révérends Moines Franciscains. Tous ces habits sacrés étaient authentiques; ils venaient du couvent de Manille où le peuple les acquiert par charité, en échange d’un prix fixe4, s’il est permis d’employer ici le langage des boutiques. Ce prix fixe peut augmenter mais ne peut jamais diminuer. Ce même couvent et celui de Santa Clara vendent aussi d’autres habits qui possèdent, en plus de la grâce toute spéciale de procurer beaucoup d’indulgences aux morts qu’on y ensevelit, la grâce plus spéciale encore de coûter d’autant plus cher qu’ils sont plus vieux, plus râpés, plus hors d’usage. Nous écrivons ceci pour renseigner les lecteurs pieux qui voudraient faire usage de ces reliques sacrées et aussi pour apprendre à quelque gueux de drapier courant après la fortune, qu’en envoyant aux Philippines un chargement d’habits mal cousus et crasseux, ils s’y vendront encore seize pesos, et même plus, selon qu’ils paraîtront plus ou moins en guenilles.

Saint Diego de Alcalá était traîné dans un char orné de plaques d’argent repoussé. Le saint, suffisamment sec avait un buste en marbre d’une expression sévère et majestueuse, malgré son abondante tignasse tonsurée, frisée comme celle des nègres. Son vêtement était de satin brodé d’or.

Notre vénérable Père Saint François suivait, puis la Vierge, dans le même équipage que la veille; mais cette fois, sous le dais, marchait le P. Salvi et non plus l’élégant P. Sibyla aux manières distinguées. Toutefois, si le P. Salvi n’avait pas la belle allure de son rival, il le surpassait en onction: les mains jointes, les yeux baissés, le corps à demi courbé, il édifiait la foule par son humble et mystique attitude. Le dais était porté par les cabezas de barangay eux-mêmes, suant de satisfaction en se voyant à la fois demi-sacristains, recouvreurs d’impôts, rédempteurs de l’humanité vagabonde et pauvre et, par conséquent, Christs au petit pied, donnant leur sueur sinon leur sang pour racheter les péchés des hommes. Le vicaire, en surplis, allait d’un char à l’autre, portant l’encensoir dont il envoyait par instant la fumée vers les narines du curé qui se faisait alors plus sérieux et plus grave encore.

Ainsi, lentement et posément, la procession s’avançait au son des cloches, des cantiques et des religieux accords éparpillés dans l’air par les orchestres qui suivaient chaque char. Entre temps, le Frère principal distribuait avec une louable sollicitude des cierges que nombre de fidèles emportaient chez eux; c’était de la lumière pour jouer aux cartes pendant quatre soirées. Dévotement les curieux s’agenouillaient au passage du char de la Mère de Dieu et récitaient avec ferveur des Credo et des Salve.

Le char s’arrêta en face d’une maison aux fenêtres ornées de riches tentures où se montraient l’Alcalde, Capitan Tiago, Maria Clara, Ibarra, divers Espagnols et des jeunes filles. Le P. Salvi leva les yeux, mais ne fit pas le plus petit geste de salut, le moindre signe de reconnaissance; un instant seulement il se redressa, et sa chape tomba sur ses épaules avec plus de grâce et d’élégance.

Dans la rue, sous la fenêtre, une jeune fille au visage sympathique, vêtue avec beaucoup de luxe, portait dans son bras un enfant en bas âge. Elle devait être nourrice ou bonne d’enfants, car le bébé était blanc et blond et elle brune, avec des cheveux plus noirs que du jais.

En voyant le curé, le pauvre poupon tendit ses petites mains, sourit de ce rire de l’enfance qui ne cause pas de douleurs et n’est jamais causé par elles et, balbutiant, au milieu d’un court silence, il cria: Pa...pa! papa! papa!

La jeune fille tressaillit, posa précipitamment sa main sur la bouche du bébé, et, confuse, s’éloigna en courant. L’enfant se mit à pleurer.

Les gens à l’esprit malin se regardèrent, les Espagnols qui avaient vu cette courte scène sourirent. La pâleur naturelle du P. Salvi se changea en un ton de coquelicot.

Et cependant les rieurs avaient tort: cette femme était une étrangère et le curé ne la connaissait pas.


1 Nom indien des chapeaux de Panama.—N. des T.

2 Toile fabriquée avec le filament d’une variété de l’abaca, nommée albay.—N. des T.

3 Airs andalous.—N. des T.

4 En français dans le texte.—N. des T.

XXX

A l’église

Le local exigu que les hommes assignent pour demeure au Créateur de tout ce qui existe était comble.

On se bousculait, on s’écrasait, on se piétinait; ceux qui sortaient en petit nombre comme ceux qui entraient, beaucoup plus nombreux, poussaient des exclamations à chaque bourrade. De loin, on tendait le bras pour mouiller les doigts dans l’eau bénite, mais de plus près on en sentait l’odeur et la main se retirait; on entendait alors un grognement, une femme refoulée blasphémait un juron, mais les bousculades n’en continuaient pas moins. Quelques vieillards qui étaient arrivés à rafraîchir leurs doigts dans cette eau couleur de fange où s’était lavée toute la population, sans compter les étrangers, s’en oignaient dévotement, non sans peine, l’occiput, le sommet du crâne, le front, le nez, la barbe, la poitrine et le nombril, avec la conviction qu’ayant ainsi sanctifié toutes ces parties de leur corps ils ne souffriraient plus ni de torticolis, ni de douleurs de tête, ni de phtisie, ni d’indigestion. Quant aux personnes jeunes, peut-être moins sujettes aux maladies, peut-être ayant moins de foi dans les vertus prophylactiques de ce bourbier, à peine humectaient-elles l’extrémité de leur doigt, pour ne pas donner prise aux bavardages de la gent dévote, et faisaient-elles semblant de se signer le front, sans le toucher.

«Elle peut être bénite et tout ce que l’on voudra! pensait plus d’une jeune fille, mais elle a une couleur...!»

On respirait à peine; la chaleur, l’odeur de l’animal humain étaient insupportables; mais le prédicateur valait bien que l’on endurât toutes ces misères et son sermon coûtait au pueblo deux cent cinquante pesos. Le vieux Tasio avait dit à ce propos:

—Deux cent cinquante pesos pour un sermon! Un seul homme et une seule fois! Le tiers de ce que l’on donne aux comédiens qui travailleront pendant trois soirées! Décidément vous êtes bien riches!

—Qu’est-ce que ceci a à voir avec le prix de la comédie! répondit avec mauvaise humeur le nerveux maître des Frères du Tiers Ordre; avec la comédie, les âmes vont en enfer; elles vont au ciel avec le sermon! S’il avait demandé mille pesos nous les aurions payés et nous lui devrions encore des remerciements...

—Après tout, vous avez raison! répliqua le philosophe; pour moi du moins le sermon m’amuse plus que la comédie!

—Eh bien! moi, la comédie ne m’amuse pas plus que le sermon! cria l’autre, furieux.

—Je le crois bien, vous comprenez autant l’un que l’autre!

Et l’impie s’en alla sans faire cas des insultes et des funestes prophéties sur sa vie future que lui lançait l’irritable dévot.

En attendant l’Alcalde, on suait, on bâillait: les éventails, les chapeaux, les mouchoirs agitaient l’air; les enfants pleuraient et criaient, donnant à travailler aux sacristains qui devaient les chasser du temple, ce qui faisait dire au consciencieux et flegmatique maître de la Confrérie du Très-Saint Rosaire:

—N.S. Jésus-Christ disait: «Laissez venir à moi les petits enfants», c’est vrai, mais il devait entendre par là, les enfants qui ne pleurent pas!

Une vieille, habillée de guingon, la sœur Puté, disait à sa petite fille, une gamine de six ans, agenouillée près d’elle:

—Sois attentive, écoute bien, damnée! tu vas entendre un sermon comme celui du Vendredi-Saint!

Et elle la gratifia d’un léger pinçon pour réveiller la piété de la fillette; celle-ci fit la moue, allongea le museau et fronça les sourcils.

Quelques hommes accroupis dormaient près des confessionnaux; un vieillard à tête blanche enseignait à une vieille, qui mâchait des prières et faisait rapidement courir les doigts sur les grains de son chapelet, quelle était la meilleure manière de se soumettre aux desseins du ciel et, peu à peu, il se mettait à faire comme elle.

Ibarra était dans un coin; Maria Clara s’agenouillait près du grand autel à une place que le curé avait eu la galanterie de faire réserver par les sacristains. Capitan Tiago, en frac, avait pris rang au banc des autorités; aussi les enfants, qui ne le connaissaient pas, le prenaient pour un autre gobernadorcillo et n’osaient l’approcher.

Enfin, le señor Alcalde arriva avec son État-Major; il venait de la sacristie et s’assit dans un des magnifiques fauteuils placés sur un tapis. L’Alcalde portait un costume de grand gala, sur lequel reluisait le cordon de Charles III accompagné de quatre ou cinq autres décorations.

Le peuple ne le reconnut pas.

—Tiens! s’écria un paysan, un civil habillé en comédien.

—Imbécile! lui répondit son voisin, en lui donnant un coup de coude, c’est le prince Villardo que nous avons vu hier soir au théâtre.

Aux yeux du peuple, l’Alcalde montait en grade; il en arrivait à être prince enchanté, vainqueur de géants.

La messe commença. Ceux qui étaient assis se levèrent, ceux qui dormaient se réveillèrent au bruit de la sonnette et de l’éclatante voix des chantres. Le P. Salvi, en dépit de sa gravité, paraissait très satisfait, car ce n’étaient rien moins que deux Augustins qui lui servaient de diacre et de sous-diacre.

Chacun à leur tour, ils chantaient d’une voix plus ou moins nasale, avec une prononciation plus ou moins claire, sauf l’officiant dont l’organe était tremblant, assez souvent faux même, au grand étonnement de ceux qui le connaissaient. Il se mouvait cependant avec précision et élégance, disait le Dominus vobiscum avec onction, inclinant un peu la tête de côté et regardant la voûte. En voyant de quel air il recevait la fumée de l’encens, on aurait dit que Galien avait raison d’admettre que la fumée passait des fosses nasales dans le crâne par le crible des ethmoïdes. Il se redressait, rejetait la tête en arrière et s’avançait ensuite vers le centre du maître-autel, avec une telle emphase, une telle gravité, que Capitan Tiago le trouva plus majestueux encore que le comédien chinois qu’il avait vu la veille, revêtu d’habits impériaux, barbouillé, l’épée ornée d’un flot de rubans, orné d’une barbe en crins de cheval et de babouches à hautes semelles.

—Indubitablement, pensait-il, un seul de nos curés a plus de majesté que tous les empereurs.

Enfin, le moment tant espéré arriva: on allait entendre le P. Dámaso. Les trois prêtres s’assirent dans leurs fauteuils et prirent une attitude édifiante, pour parler le langage de l’honorable correspondant; l’Alcalde et les autres gens à verge et à bâton les imitèrent, la musique cessa.

Ce subit passage du bruit au silence réveilla la vieille sœur Puté qui ronflait déjà, grâce à la musique. Comme Sigismond ou comme le cuisinier du conte de Dornröschen, la première chose qu’elle fit en se réveillant fut de donner une tape sur la tête de sa petite-fille qui, elle aussi, s’était endormie. L’enfant commença à pleurer, mais de suite elle s’arrêta, distraite, en regardant une femme qui se donnait des coups sur la poitrine avec une conviction enthousiaste.

Tous s’efforçaient de se placer le plus commodément possible; ceux qui n’avaient pas de banc s’accroupirent, les femmes à même le sol ou sur leurs propres jambes, à la façon des tailleurs.

Le P. Dámaso traversa la multitude, précédé de deux sacristains et suivi d’un autre moine qui portait un grand cahier. Il disparut dans l’escalier en colimaçon, mais promptement on revit sa grosse tête, puis son buste herculéen. Tout en toussottant, il promena de tous côtés un regard assuré; il vit Ibarra, et d’un clignement d’œil particulier l’assura qu’il ne l’oublierait pas dans ses prières, puis il lança un regard de satisfaction au P. Salvi, un autre de dédain au P. Manuel Martin, le prédicateur de la veille, et cette revue terminée, se retourna en disant à son compagnon dissimulé à ses pieds:

«Attention, frère!» Celui-ci ouvrit le cahier.

Mais le sermon mérite un chapitre à part. Un jeune homme, qui apprenait alors la tachygraphie et avait la passion des grands orateurs, l’a sténographié; grâce à lui, nous pouvons produire ici un échantillon de l’éloquence sacrée dans ces régions.

XXXI

Le sermon

Fr. Dámaso commença lentement à mi-voix:

Et spiritum tuum bonum dedisti, qui doceret eos, et manna tuum non prohibuisti ab ore eorum, et aquam dedisti eis in siti. Et tu leur as donné ta sagesse pour les instruire, et tu n’as pas retiré la manne de leur bouche, et tu leur as donné de l’eau quand ils avaient soif! Paroles que dit le Seigneur par la bouche d’Esdras, livre II, chap. IX, vers. 20.

Le P. Sibyla regarda surpris le prédicateur, le P. Manuel Martin pâlit et se mordit les lèvres; ce début était meilleur que le sien.

Etait-ce un effet préparé ou bien l’enrouement persistait-il encore, mais le P. Dámaso toussa à plusieurs reprises, appuyant les deux mains sur l’appui de la sainte tribune. L’Esprit-Saint était sur sa tête, repeint à neuf, blanc, propre, le bout des pattes et le bec couleur de rose.

—Excellentissime Señor (à l’Alcalde), très vertueux prêtres, chrétiens, frères en Jésus-Christ!

Ici une pose solennelle, un nouveau regard circulaire sur l’auditoire, dont l’attention et le recueillement donnèrent satisfaction à l’orateur.

La première partie du sermon devait être en castillan, l’autre en tagal: loquebantur omnes linguas1.

Après le préambule et la pose, il étendit majestueusement la main droite vers l’autel en regardant fixement l’Alcalde, puis se croisa lentement les bras sans dire une parole et, passant de ce calme à la mobilité, rejeta la tête en arrière, montra l’entrée principale en coupant l’air du bord de la main avec une telle impétuosité que les sacristains interprétèrent le geste comme un ordre et fermèrent les portes: l’alférez devint inquiet, il ne savait s’il devait sortir ou rester. Mais déjà le prédicateur commençait à parler d’une voix forte, pleine et sonore: décidément la vieille gouvernante était un bon médecin.

—Éclatant et splendide est l’autel, large la porte principale, l’air est le véhicule de la sainte parole divine qui jaillira de ma bouche; écoutez donc, avec les oreilles de l’âme et du cœur, pour que les paroles du Seigneur ne tombent pas dans un terrain pierreux, où les mangeront les oiseaux de l’Enfer, mais qu’elles croissent et s’élèvent comme une sainte semence dans le champ de notre vénérable et séraphique Père S. François! Vous, grands pécheurs, captifs des Mores de l’âme qui infestent les mers de la vie éternelle dans les puissantes embarcations de la chair et du monde, vous qui êtes chargés des chaînes de la lascivité et de la concupiscence et ramez sur les galères du Satan infernal, voyez ici, avec une révérente componction, celui qui rachète les âmes de la captivité du Démon, l’intrépide Gédéon, le courageux David, le victorieux Roland du Christianisme, le garde civil céleste, plus vaillant que tous les gardes civils réunis, du passé et de l’avenir;—l’alférez fronça le sourcil—oui, señor alférez, plus vaillant et plus puissant que tous, qui, sans autre fusil qu’une croix de bois, vainquit avec hardiesse l’éternel tulisan des ténèbres, avec tous les partisans de Luzbel, et les aurait pour toujours écrasés si les esprits n’étaient pas immortels! Cette merveille de la création divine, ce phénomène impossible est le bienheureux Diego de Alcalá dont, en employant une comparaison,—parce que, comme dit l’autre, les comparaisons aident bien à la compréhension des choses incompréhensibles—dont je dirai que ce grand saint est seulement et uniquement un simple soldat, un vivandier, dans notre très puissante compagnie, que commande du ciel notre séraphique Père S. François et à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir comme caporal ou sergent par la grâce de Dieu.

Les rudes indiens, comme dit le correspondant, ne pêchèrent dans ce paragraphe que les mots garde civil, tulisan, S. Diego et S. François; ils avaient observé la grimace de l’alférez, le geste belliqueux du prédicateur et ils en déduisirent que celui-ci était fâché après le garde civil parce qu’il ne poursuivait pas les tulisanes, que S. Diego et S. François s’en chargeraient, et y réussiraient très bien, comme le prouve une peinture visible au couvent de Manille, où l’on voit S. François, sans autre arme que son cordon, arrêter l’invasion chinoise dans les premières années de la découverte. Les dévotes en furent enchantées, elles remercièrent Dieu de ce secours, ne doutant pas qu’une fois les tulisanes disparus, S. François détruirait aussi les gardes civils. L’attention redoubla donc, tandis que le P. Dámaso continuait:

—Excellentissime señor: Les grandes choses sont toujours grandes, même à côté des petites, et les petites toujours petites, même à côté des grandes. L’Histoire le dit, mais comme l’Histoire frappe un coup sur le clou et cent sur le fer, comme elle est faite par les hommes et que les hommes se trompent: errarle es hominum2, comme dit Cicéron, celui qui a une bouche se trompe, comme on dit dans mon pays, il en résulte qu’il y a de très profondes vérités que l’histoire passe sous silence. Ces vérités, Excellentissime señor, l’esprit divin l’a dit dans sa suprême sagesse, que l’intelligence humaine n’a jamais comprise depuis les temps de Sénèque et d’Aristote, ces savants religieux de l’antiquité, jusqu’à nos jours pécheurs. Ces vérités sont que les choses petites ne sont pas toujours petites, mais sont parfois grandes, non pas à côté des petites, mais à côté des plus grandes de la terre, et du ciel, et des nuages, et des eaux, et de l’espace, et de la vie et de la mort.

—Amen! répondit le maître du Tiers Ordre, et il se sanctifia.

Avec cette figure de rhétorique qu’il avait apprise d’un prédicateur de Manille, le P. Dámaso voulait surprendre son auditoire, et, en effet, il dut toucher du pied son Esprit-Saint qui, hébété par tant de vérités, avait complètement oublié sa mission.

—Patente est à vos yeux!... souffla l’esprit d’en bas.

—Patente est à vos yeux la preuve concluante et frappante de cette éternelle vérité philosophique! Patent ce soleil de vertus, et je dis soleil et non lune, parce qu’il n’y a pas grand mérite à ce que la lune brille pendant la nuit; dans le royaume des aveugles le borgne est roi, la nuit une lumière quelconque, une toute petite étoile peut briller; le plus grand mérite est de pouvoir, comme le soleil, briller encore au milieu du jour: ainsi le frère Diego brille encore au milieu des plus grands saints! Là, vous avez patente à vos yeux, à votre incrédulité impie, l’œuvre maîtresse du Très-Haut pour confondre les grands de la terre, oui, mes frères, patente, patente pour tous, patente!

Un homme se leva pâle et tremblant et se cacha dans un confessionnal. C’était un vendeur d’alcools qui sommeillait; il avait rêvé que les carabiniers lui demandaient la patente qu’il n’avait pas! On assure qu’il ne sortit pas de sa cachette tant que dura le sermon.

—Humble et rare saint! ta croix de bois—celle que portait l’image était d’argent—, ton habit modeste honorent le grand François dont nous sommes les fils et les imitateurs! Nous propageons ta sainte race dans le monde entier, dans tous les coins, dans les villes, dans les villages, sans distinguer le blanc du noir—l’Alcalde ne respira plus—souffrant le jeûne et le martyre, ta sainte race armée de foi et de religion—Ah! respira l’Alcalde—qui maintient le monde en équilibre et l’empêche de tomber dans l’abîme de la perdition!

Les auditeurs, sans en excepter Capitan Tiago, bâillaient peu à peu. Maria Clara n’entendait pas le sermon; elle savait qu’Ibarra n’était pas loin et pensait à lui, tandis qu’elle regardait en s’éventant l’un des évangélistes dont le taureau avait toutes les allures d’un petit carabao.

—Tous nous devrions connaître par cœur les Saintes Écritures et, ainsi, je n’aurais pas à vous prêcher, pécheurs; vous devriez savoir des choses aussi importantes, aussi nécessaires que le Pater noster; mais, pour beaucoup, vous l’avez déjà oublié, en vivant comme des protestants ou des hérétiques qui ne respectent pas les ministres de Dieu, comme les Chinois, mais je vais vous condamner, je serai impitoyable pour vous, damnés!

—Qu’est-ce qu’il nous raconte là, ce Palé Lámaso3, murmura le chinois Carlos, en regardant avec colère le prédicateur, qui poursuivait en improvisant et déchaînait une série d’apostrophes et d’imprécations.

—Vous mourrez dans l’impénitence finale, race d’hérétiques! Dieu vous châtie déjà sur cette terre par les cachots et les prisons! Les familles, les femmes doivent vous fuir, les gouvernants doivent vous pendre tous, pour que la semence de Satan ne germe pas dans la vigne du Seigneur! Jésus-Christ a dit: Si vous avez un membre mauvais qui vous induise au péché, coupez-le, jetez-le au feu!...

Fr. Dámaso était nerveux, il avait oublié son sermon et sa rhétorique.

—Entends-tu? demanda à son compagnon un jeune étudiant de Manille, il faut couper?

—Bah! qu’il commence, lui! répondit l’autre en montrant le prédicateur.

Ibarra s’inquiétait; il regarda derrière lui, cherchant quelque coin, mais toute l’église était pleine. Maria Clara ne voyait ni n’entendait rien, elle analysait le tableau des âmes bénies du Purgatoire, âmes en forme d’hommes et de femmes nues avec des mitres, des chapeaux, des toques, brûlant dans les flammes et s’accrochant au cordon de S. François qui supportait tout ce poids sans se rompre.

Dans toute cette improvisation, le moine qui jouait le rôle de l’Esprit-Saint inférieur perdit le fil du sermon et sauta trois longs paragraphes, manquant ainsi à son rôle de souffleur auprès du P. Dámaso qui, haletant, se reposait de son apostrophe.

—Lequel de vous, pécheurs qui m’écoutez, lécherait les plaies d’un mendiant pauvre et dépenaillé? Qui? que celui-là réponde et lève la main! Personne! Je le savais déjà; seul pouvait le faire un saint comme Diego de Alcalá; lui, lécha toute la foule des pauvres, disant à un frère qui s’étonnait: C’est ainsi que l’on guérit ce malade! O charité chrétienne! O piété sans exemple! O vertu des vertus! O modèle inimitable! O talisman sans tache!...

Et il poursuivit lançant toute une longue série d’exclamations, les bras en croix, les élevant, les abaissant, comme s’il avait voulu s’envoler ou épouvanter les oiseaux.

—Avant de mourir il parla en latin sans savoir le latin! Soyez anéantis, pécheurs! Vous, malgré que vous l’ayez étudié, que l’on vous ait donné des coups pour vous le faire apprendre, vous ne parlez pas le latin, vous mourrez sans le parler! Parler latin est une grâce de Dieu, c’est pour cela que l’Église parle latin! Moi aussi je parle latin! Comment? Dieu allait dénier cette consolation à son cher Diego? Il pouvait mourir, il pouvait le laisser mourir sans qu’il ait parlé latin? Impossible! Dieu n’aurait pas été juste, il n’aurait pas été Dieu! Diego parla donc latin, les auteurs de l’époque nous en apportent le témoignage!—Et il termina son exorde par le morceau qui lui avait coûté le plus de travail et qu’il avait plagié d’un grand écrivain, Sinibaldo de Mas.

—Je te salue donc, illustre Diego, honneur de notre corporation! Tu fus l’exemple de toutes les vertus, modeste avec honneur, humble avec noblesse, soumis avec orgueil, sobre avec ambition, ennemi avec loyauté, compatissant avec pardon, religieux avec scrupule, croyant avec dévotion, crédule avec candeur, chaste avec amour, silencieux avec secret, souffrant avec patience, vaillant avec crainte, continent avec volupté, hardi avec résolution, obéissant avec sujétion, honteux avec conscience du point d’honneur, soigneux de tes intérêts avec détachement, adroit avec capacité, cérémonieux avec urbanité, astucieux avec sagacité, miséricordieux avec piété, prudent avec honte, vindicatif avec courage, pauvre par amour du travail avec résignation, prodigue avec économie, actif avec négligence, économe avec libéralité, simple avec pénétration, réformateur avec suite, indifférent avec désir d’apprendre: Dieu te créa pour goûter les délices de l’amour platonique...! Aide-moi à chanter tes grandeurs et ton nom plus haut que les étoiles et plus pur que le soleil même qui tourne à tes pieds! Aidez-moi, vous, demandez à Dieu l’inspiration suffisante en récitant l’Ave Maria!

Tous s’agenouillèrent, un murmure s’éleva comme le bourdonnement de mille moucherons. L’Alcalde plia laborieusement un genou en remuant la tête avec ennui; l’alférez était pâle et contrit:

—Au diable le curé! murmura un des deux jeunes gens qui venaient de Manille.

—Silence! répondit l’autre, sa femme nous écoute...

Pendant ce temps, au lieu de réciter l’Ave Maria, le P. Dámaso, après avoir réprimandé son Esprit Saint qui avait sauté trois des meilleurs paragraphes, prenait deux meringues et un verre de Malaga, certain de trouver dans cette légère collation plus d’inspiration que dans tous les Esprits Saints possibles, qu’ils soient en bois, sous forme de colombe, au dessus de sa tête, ou de chair et d’os, sous la forme d’un moine distrait, à ses pieds. Il allait commencer le sermon tagal.

La vieille dévote donna une autre bourrade à sa petite fille qui se réveilla de mauvaise humeur et demanda:

—Est-ce déjà le moment de pleurer?

—Pas encore; mais ne t’endors pas, petite damnée, répondit la bonne grand’mère.

Sur cette deuxième partie du sermon, en langue tagale, nous n’avons que des aperçus. Le P. Dámaso improvisait, non pas qu’il sût mieux le tagal que le castillan, mais, tenant les Philippins de la province pour fort ignorants en rhétorique, il ne craignait pas de dire des sottises devant eux. Avec les Espagnols, c’était autre chose: il avait entendu parler des règles de l’éloquence et peut-être, parmi ses auditeurs, pouvait-il s’en trouver, comme l’Alcalde principal, par exemple, qui eussent fait leurs classes: aussi écrivait-il ses sermons, les corrigeant, les limant, puis les apprenant de mémoire et s’essayant à les répéter deux ou trois jours avant de monter en chaire.

Il est certain qu’aucun des assistants ne comprit l’assemblage du sermon: ils avaient l’intelligence si obtuse, le prédicateur était si profond, comme disait sœur Rufa que c’est en vain qu’ils attendirent l’occasion de pleurer et la petite fille damnée de la vieille dévote se rendormit.

Mais cependant cette seconde partie eut des conséquences plus graves que la première, au moins pour certains de nos personnages.

Il commença avec un Maná capatir con cristiano4, que suivit une avalanche de phrases intraduisibles; il parla de l’âme, de l’enfer, du mahal na santo pintacisi5, des pécheurs indiens et des vertueux Pères Franciscains.

—Menche6! dit un des irrévérents Manilènes à son compagnon; c’est du grec pour moi, je m’en vais.

Et, voyant les portes fermées, il sortit par la sacristie au grand scandale de l’assistance et du prédicateur qui pâlit et s’arrêta au milieu de sa phrase. Quelques-uns s’attendaient à une violente apostrophe, mais le P. Dámaso se contenta de les suivre du regard et poursuivit son sermon.

Des malédictions se déchaînèrent contre le siècle, contre le manque de respect, l’irréligiosité naissante. Ce point paraissait être son fort, car il se montrait inspiré et s’exprimait avec force et clarté. Il parla des pécheurs qui ne se confessent pas, qui meurent en prison sans sacrements, des familles maudites, des petits métis orgueilleux et affectés, des jeunes savantasses, philosophaillons7, avocaillons, étudiantillons, etc. On connaît l’habitude de beaucoup lorsqu’ils veulent ridiculiser leurs ennemis; ils ajoutent à chaque mot une terminaison diminutive parce que leur cerveau ne leur fournit pas autre chose; cela leur suffit, ils en sont très heureux.

Ibarra écouta tout et comprit les allusions. Conservant une tranquillité apparente, ses yeux cherchaient Dieu et les autorités, mais il n’y avait rien de plus que des images de saints; quant à l’Alcalde il dormait.

Pendant ce temps, l’enthousiasme du prédicateur montait par degrés. Il parlait des anciens temps où tout philippin, rencontrant un prêtre, se découvrait, mettait le genou en terre et lui baisait la main.—«Mais, maintenant, ajouta-t-il, vous ne faites autre chose que quitter le salakot ou le chapeau de castorillo8 que vous inclinez sur votre tête pour ne pas déranger l’ordre de votre coiffure! Vous vous contentez de dire: bonjour, among9, et il y a d’orgueilleux étudiantillons, sachant quelque peu de latin qui, parce qu’ils ont étudié à Manille et en Europe, se croient le droit de nous serrer la main au lieu de la baiser.... Ah! le jour du jugement approche, le monde va finir, beaucoup de saints l’ont prédit, il va pleuvoir du feu, des pierres et des cendres pour châtier votre superbe!»

Et il exhortait le peuple à ne pas imiter ces sauvages, mais à les fuir, à les détester, parce qu’ils étaient excommuniés.

Écoutez ce que disent les saints conciles: Quand un indien rencontrera un curé dans la rue, il courbera la tête et tendra le cou pour que l’among s’appuie sur lui; si le curé et l’indien sont tous deux à cheval, alors l’indien s’arrêtera et retirera révérencieusement son salakot ou son chapeau; enfin, si l’indien est à cheval et le curé à pied, l’indien descendra de cheval et n’y remontera pas jusqu’à ce que le curé lui ait dit: sulung ou soit suffisamment éloigné. Voilà ce que disent les saints conciles et qui ne leur obéira pas sera excommunié!

—Et quand l’indien est monté sur un carabao? demanda un paysan scrupuleux à son voisin.

—Alors.... il poursuit son chemin! répondit celui-ci qui était un casuiste.

Mais, malgré les gestes et les cris du prédicateur, beaucoup s’endormaient ou tout au moins n’écoutaient plus, car ces sermons étaient de toujours et de partout; en vain quelques dévotes essayèrent de soupirer et de pleurnicher sur les péchés des impies, elles durent y renoncer, personne ne faisant chœur avec elles... Même la sœur Puté pensait à toute autre chose. Un homme assis à son côté s’était si bien endormi qu’il tomba sur elle en lui fripant son corsage: la bonne vieille prit son sabot et, tapant sur l’homme pour le réveiller, lui cria:

—Aïe! va-t’en, sauvage, animal, démon, carabao, chien, damné!

Naturellement, un tumulte s’éleva. Le prédicateur s’arrêta, leva les sourcils, surpris d’un tel scandale. L’indignation étouffait la parole dans sa gorge, il ne put que mugir en frappant la chaire de ses poings. L’effet voulu fut produit: la vieille lâcha le sabot et, tout en grognant et en répétant de multiples signes de croix, se mit très dévotement à genoux.

—Ah! ah! ah! ah! put enfin s’écrier le prêtre irrité, en croisant les bras et en remuant la tête; c’est pour cela que je vous ai prêché ici toute la matinée, sauvages! Ici, dans la maison de Dieu, vous vous disputez, vous vous injuriez, polissons! Ah! ah! vous ne respectez rien...! C’est l’œuvre de l’injure et de l’incontinence du siècle! Je le disais bien, ah! ah!..

Une fois lancé sur ce thème, il prêcha une demi-heure encore! L’Alcalde ronflait, Maria Clara inclinait la tête, la pauvrette ne pouvait résister au sommeil, n’ayant plus de tableau à analyser pour se distraire. Ibarra s’émotionnait peu de ce que disait le P. Dámaso, ses allusions ne le touchaient pas; il voyait une petite maison sur la cime d’une montagne avec Maria Clara dans le jardin. Que lui importaient les hommes se traînant au fond de la vallée dans leurs misérables pueblos.

Deux fois déjà le P. Salvi avait fait tinter la sonnette; mais c’était verser de l’huile sur le feu: le P. Dámaso était entêté, son sermon se prolongeait toujours. Fr. Sibyla se mordait les lèvres; plusieurs fois il mit et retira son lorgnon de cristal de roche monté en or; Fr. Manuel Martin était le seul qui paraissait écouter avec plaisir et souriait parfois.

Enfin, Dieu dit: Assez! L’orateur se lassa et descendit de la chaire.

Tous s’agenouillèrent pour rendre grâce à Dieu. L’Alcalde se frotta les yeux, étendit un bras comme pour s’étirer, exhala un profond soupir et un bâillement.

La messe continua.

Au moment où Balbino et Chananay chantant l’Incarnatus est, tous s’étaient agenouillés, où les curés inclinaient la tête, un homme murmura à l’oreille d’Ibarra: «A la cérémonie de la bénédiction de la première pierre, ne vous éloignez pas du curé, ne descendez pas dans la fosse, ne vous approchez pas de la pierre, il y va de votre vie!»

Ibarra reconnut Elias qui, ceci dit, se perdit aussitôt dans la foule.


1 Ils parleront toutes les langues.—N. des T.

2 Inutile d’observer que Cicéron n’a jamais employé ce barbare latin de cuisine. Le bon moine veut dire: L’erreur cette chose humaine, errare humanum est.—N. des T.

3 Les Chinois changent le d en l: Pale Lámaso pour Padre Dámaso.—N. des T.

4 Mes frères en Christ.—N. des T.

5 Vénérable saint patron.—N. des T.

6 Ce mot peut se traduire par sapristi!—N. des T.

7 Le texte contient ici un jeu de mots intraduisible en français: filosofillos ó pilosopillos, de piloso, velu, poilu, ou de pillo, fripon.—N. des T.

8 Castorine, étoffe soyeuse et légère.—N. des T.

9 Expression de déférence respectueuse.—N. des T.

XXXII

La chèvre

L’homme jaune avait tenu parole: ce n’était pas une simple chèvre qu’il avait construite sur la fosse ouverte pour y descendre l’énorme masse de granit; ce n’était pas le trépied que le señor Juan avait édifié pour suspendre une poulie au sommet, c’était quelque chose de plus; à la fois une machine et un ornement, mais un ornement grandiose et une machine impuissante.

L’échafaudage confus et compliqué s’élevait à huit mètres de hauteur; quatre gros madriers enfoncés dans le sol formaient les pièces principales, reliés entre eux par de colossales solives entrecroisées formant diagonales, réunies par de gros clous enfoncés à moitié, sans doute afin de pouvoir démonter plus facilement l’appareil. D’énormes câbles, pendants de tous côtés, donnaient un aspect de solidité et de grandeur à l’ensemble, dont le sommet était couronné de drapeaux aux couleurs bigarrées, de banderoles flottantes et d’énormes guirlandes de fleurs et de feuilles artistement tressées.

En haut, dans l’ombre des madriers, des guirlandes et des drapeaux, pendait, assujettie par des cordes et des crocs de fer, une extraordinaire poulie à trois roues, sur les bords brillants desquelles passaient encastrés trois câbles encore plus gros que les autres, portant suspendue l’énorme pierre de taille creusée en son centre pour former, avec l’excavation de l’autre pierre déjà descendue dans la fosse, le petit espace destiné à conserver l’historique de la journée, journaux, écrits, monnaies, médailles, etc., pour transmettre le tout aux plus lointaines générations. Ces câbles descendaient de bas en haut, retrouvaient une autre poulie non moins grosse attachée au pied de l’appareil et allaient s’enrouler autour du cylindre d’un treuil, supporté par de gros madriers. Ce treuil, qui pouvait être mis en mouvement par deux manivelles, centuplait l’effort dépensé, grâce à un jeu de roues dentées, dont le seul inconvénient était de faire perdre en vitesse ce qu’il faisait gagner en force.

—Regardez, disait l’homme jaune en faisant tourner la manivelle, regardez, señor Juan, comme avec mes seules forces, je fais monter et descendre l’énorme pierre... Tout cela est si bien disposé que je puis à volonté graduer, pouce par pouce, l’ascension de façon que, du fond de la fosse, un homme seul puisse en toute commodité ajuster les deux pierres l’une sur l’autre, tandis que moi je dirigerai d’ici la manœuvre.

Le señor Juan ne pouvait moins faire que d’admirer l’homme qui se louait avec tant de complaisance. Les curieux faisaient des commentaires et ne ménageaient pas leurs compliments au constructeur.

—Qui vous a appris la mécanique? lui demanda le señor Juan.

—Mon père, mon défunt père! répondit-il avec son sourire particulier.

—Et à votre père?

—D. Saturnino, l’aïeul de D. Crisóstomo.

—Ne savez-vous pas que D. Saturnino...

—Oh! je sais beaucoup de choses! Non seulement il frappait ses ouvriers et les exposait au soleil; mais il savait aussi réveiller les endormis et faire dormir les éveillés. Vous verrez par la suite ce que mon père m’a enseigné, vous verrez!

Et l’homme jaune souriait toujours, de son étrange sourire.

Sur une table couverte d’un tapis de Perse étaient placés le cylindre de plomb et les objets qui devaient être conservés dans cette sorte de tombe; une boîte de cristal à parois épaisses devait renfermer cette momie d’une époque et garder pour l’avenir les souvenirs d’un temps passé. Le philosophe Tasio, qui promenait par là ses réflexions, murmurait:

—Peut-être quelque jour, quand l’œuvre qui va naître aujourd’hui, vieillie après tant de vicissitudes, tombera minée, soit par les secousses de la nature, soit par la main de l’homme, sur ces ruines croîtront le lierre et la mousse; puis, quand le temps aura détruit la mousse, le lierre et les ruines, et dispersé leur poussière au vent, biffant des pages de l’Histoire le souvenir de l’œuvre et de ses constructeurs, depuis longtemps déjà effacé de la mémoire des hommes, peut-être, quand les habitants et le sol de ce pays auront disparu, recouverts par de nouvelles couches géologiques, le pic de quelque mineur, heurtant le granit d’où jaillit l’étincelle, fera-t-il sortir de la roche des mystères et des énigmes? Peut-être les savants de la nation qui peuplera alors ces régions, travailleront-ils, comme travaillent aujourd’hui les égyptologues, à pénétrer les secrets des débris d’une grandiose civilisation disparue, qui se croyait éternelle et ne prévoyait pas que jamais une si longue et si profonde nuit pût descendre sur elle? Peut-être alors quelque savant professeur dira-t-il à ses élèves de cinq à sept ans, dans un langage commun à tous les hommes de ce temps-là: «Examinez, messieurs, et étudiez avec soin les objets trouvés dans le sous-sol de notre terrain! nous avons déchiffré quelques signes et traduit quelques mots, et nous pouvons sans crainte présumer que ces objets appartiennent à l’âge barbare de l’humanité, à l’ère obscure que nous sommes convenus d’appeler fabuleuse. En effet, messieurs, pour que vous puissiez vous former une idée approximative de l’état arriéré de nos ancêtres, il me suffira de vous dire que ceux qui vivaient ici, non seulement reconnaissaient encore des rois, mais que pour résoudre toutes les questions de leur gouvernement intérieur ils devaient courir à l’autre extrémité du monde; figurez-vous un corps qui, pour se mouvoir, devrait consulter sa tête située dans une autre partie du globe, peut-être dans une région aujourd’hui recouverte par les vagues. Pour invraisemblable que cela vous paraisse, il ne laissait pas, si nous considérons leurs conditions d’existence, d’en être ainsi pour ces êtres que j’ose à peine appeler humains! En ces temps primitifs, ils étaient encore (ou du moins croyaient être) en relations directes avec leur Créateur, car ils avaient des ministres de celui-ci, êtres différents des autres et toujours dénommés des mystérieux caractères T. R. P. Fr., sur l’interprétation desquels nos savants ne sont pas d’accord. Suivant le professeur de langue que nous avons, et qui ne parle guère plus d’une centaine des défectueux idiomes du passé, T. R. P. signifierait Très Riche Propriétaire, car ces ministres étaient des espèces de demi-dieux, très vertueux, très éloquents, très illustres, et qui, malgré leur énorme pouvoir et leur grand prestige, ne commettaient jamais la moindre faute, ce qui fortifierait ma croyance qu’ils étaient d’une nature différente de celle du reste du peuple. Et, si cela ne suffisait pas pour appuyer mon opinion, il me resterait encore un argument: personne ne nie, et il se confirme de plus en plus chaque jour, que ces êtres mystérieux faisaient à leur volonté descendre Dieu sur la terre en prononçant certaines paroles, que Dieu ne pouvait parler que par leur bouche, qu’ils buvaient son sang, mangeaient sa chair et la donnaient souvent à manger aussi aux hommes du commun...»

Voilà le langage que, avec beaucoup d’autres réflexions encore, l’incrédule philosophe mettait dans la bouche des hommes corrompus de l’avenir...

Dans les kiosques qu’occupaient hier l’instituteur et ses élèves, se prépare maintenant le repas abondant et somptueux. Sur la table destinée aux enfants de l’école, on ne voit pas une bouteille de vin, mais en échange beaucoup de fruits. Dans l’allée ombragée qui réunit les deux kiosques sont disposés les sièges pour les musiciens ainsi qu’une table couverte de pâtisseries, de confitures et de carafes d’eau, couronnées de feuilles et de fleurs pour le public altéré.

Le maître d’école avait fait élever des mâts de cocagne, des barrières, suspendre des poêles, des marmites, pour d’allègres jeux.

La foule, en habits éclatants de couleurs joyeuses, s’amoncelait, fuyant l’ardeur du soleil, soit à l’ombre des arbres, soit sous les berceaux fleuris. Les enfants, pour mieux voir la cérémonie, grimpaient aux branches, escaladaient les pierres, suppléant ainsi à la petitesse de leur taille; ils regardaient avec envie les élèves de l’école qui, propres et bien vêtus, occupaient un endroit spécialement réservé. Les parents étaient enthousiasmés de voir, eux, simples paysans, leurs fils manger sur une nappe blanche, presque aussi bien que le curé ou l’alcalde. Il leur suffisait de penser à cela pour se sentir rassasiés; le souvenir d’un tel événement se transmettrait de père en fils.

On entendit bientôt les accords lointains de la musique: elle s’avançait, précédée d’une foule bigarrée où se mêlaient jeunes et vieux, hommes et femmes, vêtus des couleurs les plus disparates. L’homme jaune s’inquiéta, d’un regard il examina toute sa construction. Un paysan curieux, qui observait avec soin tous ses mouvements, suivit son regard; c’était Elias. Lui aussi, était venu assister à la cérémonie; son salakot et son rustique costume le rendaient presque méconnaissable. Il était placé au meilleur endroit, non loin du treuil, au bord de l’excavation.

Derrière la musique venait l’Alcalde, la municipalité, les moines, moins le P. Dámaso, et les employés espagnols. Ibarra conversait avec l’Alcalde dont il s’était fait un ami par quelques compliments bien tournés sur ses cordons et ses décorations: les fumées aristocratiques étaient le faible de Son Excellence; Capitan Tiago, l’alférez, quelques riches propriétaires accompagnaient la pléïade dorée des jeunes filles dont brillaient au soleil les ombrelles de soie. Le P. Salvi suivait, toujours silencieux, toujours perdu dans ses réflexions.

—Comptez sur mon appui chaque fois qu’il s’agira d’une bonne action, disait l’Alcalde à Ibarra; je vous en faciliterai toujours l’accomplissement, soit par moi-même, soit indirectement.

A mesure qu’ils s’approchaient de l’endroit désigné, le jeune homme sentait palpiter son cœur. Instinctivement il jeta les yeux sur l’étrange échafaudage qui y était élevé; l’homme jaune, après l’avoir respectueusement salué, fixa un instant son regard sur lui. La présence d’Elias qu’il reconnut surprit Ibarra; d’un coup d’œil significatif, le mystérieux pilote lui rappela l’avertissement déjà donné à l’église.

Le curé revêtit les vêtements sacerdotaux et commença la cérémonie: le sacristain borgne tenait le livre, un enfant de chœur était chargé du goupillon et de l’eau bénite. Les assistants, debout et découverts gardaient un si profond silence que, bien qu’il lût à voix basse, on entendait la voix du P. Salvi tremblant un peu.

Dans la boîte de cristal avaient été placés les manuscrits, journaux, monnaies, médailles, etc., qui devaient conserver le souvenir de cette journée; puis la boîte elle-même fut enfermée dans le cylindre de plomb scellé hermétiquement.

—Señor Ibarra, voulez-vous déposer la boîte à sa place? Le curé vous attend! murmura l’Alcalde à l’oreille du jeune homme.

—Ce serait avec grand plaisir, répondit celui-ci, mais j’usurperais l’honneur d’accomplir ce devoir au détriment du señor notaire qui doit dresser procès-verbal de l’acte.

Le notaire prit gravement l’étui, descendit l’escalier recouvert de tapis qui conduisait au fond de l’excavation et, avec la solennité convenable, déposa son fardeau dans le creux de la pierre. Le curé saisit alors le goupillon et aspergea les pierres d’une rosée d’eau bénite.

Le moment était venu où chacun devait déposer une cuillerée de ciment sur la superficie de la pierre d’assise pour que l’autre s’y adaptât et s’y fixât.

Ibarra présenta à l’Alcalde une truelle d’argent sur laquelle était gravée la date de la fête; mais, avant de s’en servir, S. E. prononça une allocution en castillan:

«Habitants de S. Diego! dit-il d’une voix grave, nous avons l’honneur de présider une cérémonie dont, sans que nous ayons à vous l’expliquer, vous comprenez toute l’importance. On fonde une école; l’école est la base de la société, l’école est le livre où est écrit l’avenir des peuples! Montrez-nous l’école d’un pueblo et nous vous dirons ce qu’il est.

»Habitants de S. Diego! Bénissez Dieu qui vous a donné de vertueux prêtres et bénissez aussi le Gouvernement de la Mère Patrie qui, inlassable, diffuse la civilisation dans les îles fertiles que, pour les protéger, elle recouvre de son glorieux manteau! Bénissez Dieu qui a eu pitié de vous en vous envoyant ces humbles prêtres pour vous éclairer et vous enseigner la parole divine! Bénissez le Gouvernement qui a fait déjà, qui fait et fera encore tant de sacrifices pour vous et pour vos enfants!

»Et maintenant qu’a été bénite la première pierre de cet important édifice, nous, Alcalde Mayor de cette province, au nom de S. M. le Roi, que Dieu garde, Roi des Espagnes, au nom de l’illustre Gouvernement espagnol et à l’abri de son pavillon immaculé et toujours victorieux, nous consacrons cet acte et commençons l’édification de cette école!

»Habitants de S. Diego, vive le Roi! Vive l’Espagne! vivent les Religieux! vive la religion catholique!»

—Vive! vive! répondirent de nombreuses voix, vive le señor Alcalde!

Puis le haut fonctionnaire descendit majestueusement aux accords de la musique qui commença à jouer, déposa quelques cuillerées de plâtre sur la pierre et remonta aussi majestueusement qu’il était descendu.

Les employés applaudirent.

Ibarra offrit une autre cuiller d’argent au curé qui, après avoir fixé un instant son regard sur lui, descendit lentement à son tour. Arrivé au milieu de l’escalier, le prêtre leva les yeux et examina l’énorme pierre qui pendait maintenue par les câbles puissants, mais il ne s’arrêta qu’une seconde et continua sa descente. Il fit de même que l’Alcalde, mais les applaudissements furent plus nombreux; aux employés s’étaient joints quelques moines et Capitan Tiago.

Il semblait que le P. Salvi cherchât à qui offrir la cuiller; il regarda avec hésitation Maria Clara, mais se ravisant il la tendit au notaire. Celui-ci, par galanterie, s’approcha de Maria Clara qui refusa en souriant. Les moines, les employés, l’alférez descendirent tous l’un après l’autre. Capitan Tiago n’avait pas été oublié.

Restait Ibarra. Il allait ordonner que l’homme jaune fît descendre la pierre, quand le curé se souvint du jeune homme, lui disant d’un ton plaisant, affectant la familiarité:

—Ne mettez-vous pas votre cuillerée, señor Ibarra?

—Je serais un Juan Palomo, qui fit le ragoût et qui le mangea! répondit celui-ci sur le même ton.

—Allez! dit l’Alcalde, en le prenant amicalement par le bras, sinon je donne ordre qu’on ne descende pas la pierre et nous resterons ici jusqu’au jour du jugement.

Une si terrible menace força Ibarra à obéir. Il échangea la petite truelle d’argent contre une plus grande en fer, ce qui fit sourire quelques personnes, et avança tranquillement. Elias le regardait avec une expression indéfinissable; il semblait que toute sa vie se fût concentrée dans ses yeux. L’homme jaune examinait l’abîme ouvert à ses pieds.

Ibarra après avoir jeté un rapide regard sur le bloc suspendu au dessus de sa tête, puis un autre à Elias et à l’homme jaune, dit au señor Juan d’une voix tremblante:

—Donnez-moi l’auge et cherchez-moi l’autre truelle en haut.

Il restait seul. Elias ne le regardait plus. Ses yeux maintenant étaient cloués sur la main de l’homme jaune qui, penché sur la fosse, suivait anxieux les mouvements du jeune homme.

On entendait le bruit de la truelle remuant la masse de sable et de chaux, accompagnant le faible murmure des employés qui félicitaient l’Alcalde pour son discours.

Tout à coup un bruit effroyable retentit; la poulie attachée à la base de la chèvre sauta, entraînant le treuil qui vint frapper l’appareil comme un levier: les madriers vacillèrent, les cordes se rompirent et tout l’appareil s’écroula au milieu d’un fracas assourdissant. Un nuage de poussière s’éleva; mille voix remplirent l’air d’un cri d’horreur. Tous couraient, s’enfuyaient de tous côtés; bien peu songeaient à descendre dans le fossé. Seuls, Maria Clara et le P. Salvi restaient à leur place, pâles, muets, incapables de se mouvoir.

Quand la poussière se fut quelque peu dissipée, on vit Ibarra debout, parmi les solives, les poutres, les câbles, entre le treuil et le bloc de pierre qui, dans sa chute, avait tout défoncé, tout broyé. Le jeune homme avait encore en main la truelle; avec des yeux épouvantés il regardait un cadavre gisant à ses pieds, à demi enseveli sous les pièces de bois.

—N’êtes-vous pas blessé?—Vivez-vous?—Pour Dieu! parlez! lui criaient quelques employés, avec autant d’intérêt que de terreur.

—Miracle! miracle! s’exclamèrent quelques assistants.

—Venez et dégagez le cadavre de ce malheureux! dit Ibarra comme s’il se réveillait d’un songe.

Maria Clara, en entendant sa voix, sentit que les forces l’abandonnaient; elle tomba presque sans connaissance dans les bras de ses amies.

La plus grande confusion régnait; tous parlaient, gesticulaient, couraient de côté et d’autre, descendaient dans la fosse, remontaient, consternés, ne sachant que faire.

—Qui est mort? respire-t-il encore? demanda l’alférez.

On reconnut le cadavre: c’était celui de l’homme jaune qui se trouvait debout à côté du treuil.

—Que l’on arrête le chef de chantier, fut la première parole que l’Alcalde put prononcer.

On examina le cadavre, on lui mit la main sur la poitrine, le cœur ne battait déjà plus. Le coup l’avait frappé à la tête et le sang jaillissait par les narines, la bouche et les yeux. Le cou portait des traces étranges: quatre empreintes profondes d’un côté et une quelque peu plus grande de l’autre: on aurait dit qu’une main de fer l’avait serré comme une tenaille.

Les prêtres serraient la main d’Ibarra et chaleureusement le félicitaient d’avoir échappé à la catastrophe. Le franciscain, humble d’aspect, qui le matin avait servi d’Esprit-Saint au P. Dámaso, disait avec des larmes dans les yeux:

—Dieu est juste! Dieu est bon!

—Quand je pense que quelques moments auparavant j’étais là, disait un des employés à Ibarra, dites! Si j’avais été le dernier! Jésus!

—Cela me fait dresser les cheveux! reprenait un autre à moitié chauve.

—Heureusement qu’on vous a donné la truelle à vous, non à moi! murmurait un vieillard encore tout tremblant.

—D. Pascal! s’écrièrent quelques Espagnols.

—Señores, je disais ceci parce que le señor Ibarra vit encore, tandis que moi, si je n’avais pas été écrasé, je serais mort de peur.

Mais déjà Ibarra était parti s’informer de Maria Clara.

Que cela n’empêche pas la fête de continuer, señor de Ibarra! disait l’Alcalde; Dieu soit loué! Le mort n’est ni prêtre, ni espagnol! Il n’y a qu’à fêter votre salut! Songez donc si la pierre était tombée sur vous!

—Il avait des pressentiments! s’écriait le notaire, je le disais; le señor Ibarra ne descendait pas avec plaisir. Je le voyais bien!

—Ce n’est qu’un indien qui est mort!

—Que la fête continue! Allons, la musique! la tristesse ne ressuscite pas les morts! Capitan, que l’on fasse l’enquête...! Faites venir le directorcillo!... Arrêtez le chef de chantier!

—Faut-il le mettre aux ceps?

—Oui, aux ceps! Eh! musique, musique! Aux ceps le chef de chantier!

—Señor Alcalde, fit observer Ibarra avec gravité, si la tristesse ne doit pas ressusciter le mort, l’emprisonnement d’un homme dont la culpabilité ne nous est pas prouvée fera moins encore. Je me porte garant de sa personne et demande sa liberté, au moins pour ces journées de fête.

—Bien! bien! mais qu’il ne recommence pas!

Des bruits de tous genres circulaient dans le peuple. L’idée du miracle était admise par tous. Cependant le P. Salvi paraissait peu satisfait de ce miracle que l’on attribuait à un saint de sa paroisse et de son ordre.

Beaucoup ajoutèrent qu’ils avaient vu descendre dans la fosse, au moment où tout s’écroulait, une figure vêtue d’un costume obscur comme celui des franciscains. Sans aucun doute, c’était S. Diego lui-même. On supposa aussi qu’Ibarra avait entendu la messe à laquelle l’homme jaune avait manqué: c’était clair comme la lumière du soleil.

—Vois! tu ne voulais pas aller à la messe, disait une mère à son fils; si je ne t’avais pas battu pour t’y obliger, maintenant tu irais au tribunal dans la charrette, comme celui-ci!

En effet, le cadavre de l’homme jaune, enveloppé d’une natte, était conduit au tribunal.

Ibarra était parti chez lui pour changer de vêtements.

—Hein! c’est un mauvais commencement! disait en s’éloignant le vieux Tasio.

XXXIII

Libre Pensée

Ibarra achevait de s’habiller quand un domestique lui annonça qu’un paysan le demandait.

Supposant que c’était un de ses travailleurs, il ordonna qu’on l’introduisît dans son bureau ou cabinet de travail, en même temps bibliothèque et laboratoire de chimie.

Mais, à sa grande surprise, il se trouva en face de la sévère et mystérieuse figure d’Elias.

—Vous m’avez sauvé la vie, dit celui-ci en tagal, comprenant le mouvement d’Ibarra; je vous ai payé à moitié ma dette et vous n’avez pas à me remercier, au contraire. Je suis venu pour vous demander une faveur...

—Parlez! répondit le jeune homme dans le même idiome.

Elias fixa quelques secondes son regard dans les yeux d’Ibarra et reprit:

—Quand la justice des hommes voudra éclaircir ce mystère et vous demandera votre témoignage, je vous supplie de ne parler à personne de l’avertissement que je vous ai donné à l’église.

—Ne vous inquiétez pas, répondit Crisóstomo avec un certain ennui, je sais que vous êtes poursuivi, mais je ne suis pas un délateur.

—Oh! ce n’est pas pour moi! ce n’est pas pour moi! s’écria vivement Elias, non sans quelque hauteur, c’est pour vous: moi, je ne crains rien des hommes!

La surprise d’Ibarra s’augmenta encore; le ton dont lui parlait ce paysan, cet ancien pilote, était nouveau et semblait n’être en rapport ni avec son état, ni avec sa fortune.

—Que voulez-vous dire? demanda le jeune homme en interrogeant du regard cet homme mystérieux.

—Je ne parle pas par énigmes; je veux m’expliquer clairement. Pour assurer votre sécurité, il faut que vos ennemis vous croient aveugle et confiant.

Ibarra recula.

—Mes ennemis? J’ai des ennemis?

—Nous en avons tous, señor, depuis le plus petit insecte jusqu’à l’homme, depuis le plus pauvre et le plus humble jusqu’au plus riche et au plus puissant! La haine est la loi de la vie.

Ibarra silencieux regarda Elias.

—Vous n’êtes ni pilote ni paysan!.. murmura-t-il.

—Vous avez des ennemis dans les hautes comme dans les basses sphères, continua Elias, sans paraître avoir entendu. Vous méditez une grande entreprise; vous avez un passé: votre père, votre grand-père ont eu des ennemis parce qu’ils ont eu des passions; dans la vie ce ne sont pas les criminels qui provoquent le plus de haine, ce sont les hommes honorables.

—Vous connaissez mes ennemis?

Elias ne répondit pas immédiatement et réfléchit.

—J’en connaissais un, celui qui est mort, répondit-il. Hier soir, par quelques paroles échangées entre lui et un inconnu qui se perdit dans la foule, je découvris qu’il se tramait quelque chose contre vous. «Celui-là, les poissons ne le mangeront pas comme ils ont mangé son père, vous le verrez demain!» avait-il dit. Ces mots attirèrent mon attention, aussi bien par leur signification propre que par la personne de l’homme qui les prononçait. Il y a quelques jours, cet individu s’était présenté au chef de chantier en s’offrant expressément pour diriger les travaux de pose de la pierre, ne demandant pas un gros salaire, mais faisant étalage de grandes connaissances. Je n’avais aucun motif pour croire à de mauvais desseins de sa part, mais, en moi, quelque chose me disait que mes présomptions étaient fondées. C’est pour cela que, voulant vous avertir, j’ai choisi un moment et une occasion propices pour que vous ne puissiez pas me questionner. Quant au reste, vous l’avez vu!

Elias s’était tu depuis un long moment, qu’Ibarra ne lui avait pas encore répondu, n’avait pas prononcé une seule parole.

—Je regrette que cet homme soit mort! dit-il enfin, par lui j’aurais pu savoir quelque chose de plus!

—S’il avait vécu, il se serait échappé de la tremblante main de l’aveugle justice des hommes. Dieu l’a jugé! Dieu l’a tué! que Dieu soit le seul Juge!

Crisóstomo regarda un instant l’homme qui lui parlait ainsi et, découvrant ses bras musculeux, couverts de meurtrissures et de contusions, il lui dit en souriant:

—Croyez-vous aussi au miracle? ce miracle dont parle le peuple!

—Si je croyais aux miracles, je ne croirais pas en Dieu, répondit Elias gravement; je croirais en un homme déifié, je croirais qu’effectivement l’homme a créé Dieu à son image et à sa ressemblance; mais je crois en Lui, j’ai senti sa main plus d’une fois. Au moment où l’échafaudage s’écroulait, menaçant de destruction tout ce qui se trouvait là, moi, je m’attachai au criminel, je me plaçai à son côté; il fut frappé, moi, je suis sain et sauf.

—Vous?... de sorte que vous..?

—Oui, quand son œuvre fatale commençant à s’accomplir, il voulut s’échapper, je le maintins: j’avais vu son crime. Je vous le dis: que Dieu soit l’unique juge entre les hommes, qu’il soit le seul qui ait droit sur la vie; que l’homme ne cherche jamais à se substituer à lui!

—Et cependant, cette fois, vous...

—Non! interrompit Elias devinant l’objection, ce n’est pas la même chose. Quand un homme en condamne d’autres à mort ou brise pour toujours leur avenir, il le fait à l’abri de la force des autres hommes dont il dispose, tant pour se protéger que pour exécuter des sentences qui, après tout, peuvent être injustes et fausses. Mais moi, en exposant le criminel au même péril qu’il avait préparé pour les autres, je courais les mêmes risques. Je ne l’ai pas frappé, j’ai laissé la main de Dieu le frapper!

—Vous ne croyez pas au hasard?

—Croire au hasard c’est croire au miracle; c’est toujours supposer que Dieu ne connaît pas l’avenir. Qu’est-ce que le hasard? Un événement que personne n’avait prévu. Qu’est-ce que le miracle? Une contradiction, un renversement des lois naturelles. Imprévision et contradiction dans l’Intelligence qui dirige la machine du monde, ce sont là deux grandes imperfections.

—Qui êtes-vous? demanda Ibarra avec une certaine crainte; avez-vous fait des études?

—J’ai dû croire beaucoup en Dieu puisque j’ai perdu la croyance dans les hommes, répondit le pilote en éludant la question.

Ibarra crut qu’il comprenait la pensée de cet homme; jeune et proscrit, il niait la justice humaine, il méconnaissait le droit de l’homme à juger ses semblables, il protestait contre la force et la supériorité de certaines classes sur les autres.

—Mais il faut bien, reprit-il, que vous admettiez la justice humaine, quelque imparfaite qu’elle puisse être. Malgré tous les ministres qu’il a sur la terre. Dieu ne peut exprimer, c’est-à-dire, n’exprime pas clairement son jugement pour résoudre les millions de contestations que suscitent nos passions. Il faut, il est nécessaire, il est juste que l’homme juge quelquefois ses semblables!

—Pour faire le bien, oui; non pour faire le mal; pour corriger et améliorer, non pour détruire; parce que si ses jugements sont erronés il n’a pas le pouvoir de remédier au mal qu’il a fait. Mais, ajouta-t-il en changeant de ton, cette discussion est au-dessus de mes forces et je vous retiens alors que l’on vous attend. N’oubliez pas ce que je viens de vous dire: vous avez des ennemis, conservez-vous pour le bien de votre pays.

Et il s’en alla.

—Quand vous reverrai-je? lui demanda Ibarra.

—Chaque fois que vous le voudrez et chaque fois que cela pourra vous être utile. Je suis encore votre débiteur!

XXXIV

Le repas

Tous les grands personnages de la province sont réunis sous le kiosque décoré et pavoisé.

L’Alcalde occupe une extrémité de la table; Ibarra l’autre. A la droite du jeune homme est assise Maria Clara, le notaire à sa gauche. Capitan Tiago, l’alférez, les moines, les employés et les quelques jeunes filles qui sont restées ont pris place au hasard, non selon leur rang mais selon leurs affections.

Le repas était suffisamment animé et joyeux; on était à la moitié environ du service lorsqu’un employé des télégraphes entra et remit une dépêche à Capitan Tiago qui, naturellement, demanda la permission de la lire. Non moins naturellement, tous l’en prièrent.

Le digne Capitan commença par froncer les sourcils, puis il leva la tête: son visage pâlissait, s’illuminait, puis il replia précipitamment la dépêche et se levant:

—Señores, s’écria-t-il éperdu, Son Excellence le capitaine général viendra tantôt honorer ma maison de sa présence!

Et il se mit à courir, emportant la dépêche et la serviette, mais oubliant son chapeau, poursuivi d’exclamations et de questions.

On lui aurait annoncé l’arrivée des tulisanes qu’il eût certainement été moins troublé.

—Mais écoutez!—Quand vient-il?—Dites-nous donc?—Son Excellence!

Capitan Tiago était déjà loin.

—Son Excellence vient ici et c’est à Capitan Tiago qu’elle demande l’hospitalité! s’écrièrent quelques-uns, oubliant qu’ils parlaient devant sa fille et son futur gendre.

—Le choix ne pouvait être meilleur! répondit celui-ci.

Les moines se regardaient d’un œil qui voulait dire:

«Le capitaine général fait encore une des siennes, il nous vexe; c’est au couvent qu’il devait descendre». Mais tous se turent et personne n’exprima sa pensée à ce sujet.

—On m’avait déjà parlé de ceci hier, dit l’Alcalde, mais alors Son Excellence n’était pas encore décidée.

—Savez-vous, señor Alcalde, combien de temps le capitaine général pense rester ici? demanda l’alférez inquiet.

—Avec certitude, non; Son Excellence aime faire des surprises.

—Voici trois autres dépêches!

Elles étaient pour l’Alcalde, l’alférez et le gobernadorcillo; identiques, elles annonçaient l’arrivée du gouverneur; les moines remarquèrent qu’aucune n’avait été adressée au curé.

—Son Excellence arrivera à quatre heures du soir, señores! dit solennellement l’Alcalde, nous pouvons achever le repas tranquillement!

Léonidas ne peut certes avoir mieux dit: «Ce soir nous souperons chez Pluton!»

La conversation reprit son cours ordinaire.

—Je remarque l’absence de notre grand prédicateur! dit timidement l’un des employés, brave homme d’aspect inoffensif, qui n’avait pas ouvert la bouche de toute la journée et dont c’était le premier mot.

Ceux qui savaient l’histoire du père de Crisóstomo firent un mouvement et eurent un clignement des paupières significatif: «Allons, bon! pensaient-ils, première parole, première sottise!» mais quelques-uns, plus bienveillants répondirent:

—Il doit être quelque peu fatigué...

—Comment quelque peu, s’écria l’alférez; il doit être rendu et, comme on dit ici, malunqueado. Quel sermon!

—Un sermon superbe, gigantesque! opina le notaire.

—Magnifique, profond! ajouta le correspondant.

—Pour pouvoir tant parler, il faut avoir ses poumons! observa le P. Manuel Martin.

L’augustin ne lui reconnaissait que de forts poumons.

—Et la facilité de s’exprimer, ajouta le P. Salvi.

—Savez-vous que le señor Ibarra a le meilleur cuisinier de la province? dit l’Alcalde coupant la conversation.

—Je me le disais, répondit un des employés, mais sa belle voisine ne veut pas faire honneur à sa table, car c’est à peine si elle a touché aux plats.

Maria Clara rougit et timidement balbutia:

—Je vous remercie, señor... vous vous occupez trop de ma personne, mais...

—Mais votre seule présence est déjà un suffisant honneur! conclut galamment l’Alcalde qui se retourna vers le P. Salvi.

—Père curé, ajouta-t-il à haute voix, je remarquai que toute la journée, Votre Révérence a été muette et pensive...

—Le señor Alcalde est un terrible observateur! s’écria le P. Sibyla d’un ton particulier.

—C’est mon habitude, balbutia le franciscain, je préfère écouter que parler.

—Votre Révérence espère toujours gagner et ne rien perdre! dit l’alférez un peu moqueur.

Le P. Salvi n’accepta pas la plaisanterie; son œil brilla un moment puis il répliqua:

—Le señor alférez sait bien, en ces jours-ci, que ce n’est pas moi qui gagne ou qui perds le plus.

L’alférez dissimula le coup sous un éclat de rire forcé et ne répondit rien, affectant l’indifférence.

—Mais, señores, je ne comprends pas comment on peut parler de gains ou de pertes, intervint l’Alcalde; que penseraient de nous ces aimables et discrètes demoiselles qui embellissent notre fête? Pour moi, les jeunes filles sont comme les harpes éoliennes au milieu de la nuit; il n’y a qu’à les écouter, à leur prêter attentivement l’oreille, parce que leurs ineffables harmonies élèvent l’âme vers les célestes sphères de l’infini et de l’idéal.

—Votre Excellence est poète! dit gaiement le notaire; et tous deux vidèrent leur verre.

—Je ne puis moins faire, dit l’Alcalde en s’essuyant les lèvres; l’occasion, si elle ne fait pas toujours le larron, fait le poète. En ma jeunesse j’ai composé des vers, qui certainement n’étaient pas mauvais.

—De telle sorte que, pour suivre Thémis, Votre Excellence a été infidèle aux Muses! dit emphatiquement notre mythique et sympathique correspondant.

—Psh! que voulez-vous dire? Parcourir toute l’échelle sociale a toujours été mon rêve. Hier je cueillais des fleurs et j’entonnais des chansons, aujourd’hui j’ai pris la verge de la justice et je sers l’humanité, demain...

—Demain, Votre Excellence jettera la verge au feu pour se réchauffer dans l’hiver de la vie et prendra un portefeuille de ministre, ajouta le P. Sibyla.

—Psh! oui... non... être ministre n’est pas précisément mon idéal: le premier venu arrive à l’être. Une villa dans le Nord pour passer l’été, un hôtel à Madrid, quelques propriétés en Andalousie pour l’hiver... Nous vivrons en paix, nous souvenant de nos chères Philippines... De moi, Voltaire n’aurait pas dit: Nous n’avons été chez ces peuples que pour nous y enrichir et pour les calomnier1.

Les employés crurent que Son Excellence avait fait un bon mot et se mirent à rire pour le célébrer; les moines les imitèrent, car ils ne savaient pas que Voltaire était le Voltaïré2 qu’ils avaient tant de fois maudit et voué à l’enfer. P. Sibyla, lui, le savait, et supposant que l’Alcalde avait soutenu quelque hérésie ou proféré quelque impiété, il affecta un air sérieux et réservé.

Dans l’autre kiosque étaient les enfants. Ils étaient plus bruyants que ne le sont d’ordinaire les enfants philippins qui, à table ou devant des étrangers, pèchent plutôt par timidité que par hardiesse. Si l’un se servait mal de son couvert son voisin le corrigeait; de là une discussion, tous deux avaient leurs partisans: pour les uns tel ou tel objet était une cuiller, pour les autres une fourchette ou un couteau, et, comme personne ne faisait autorité, c’était un vacarme épouvantable; on aurait cru assister à une discussion de théologiens.

—Oui, disait une paysanne à un vieillard qui triturait du buyo dans son kalikut3; bien que mon mari ne le veuille pas, mon Andoy sera prêtre. Il est vrai que nous sommes pauvres, mais nous travaillerons; s’il le faut nous demanderons l’aumône. Beaucoup donnent de l’argent pour permettre aux pauvres de se faire ordonner. Le frère Mateo, qui ne ment jamais, n’a-t-il pas dit que le pape Sixte avait été pasteur de carabaos à Batangas? Tiens! regarde-le mon Andoy, regarde s’il n’a pas déjà la figure de saint Vincent!

Et l’eau en venait à la bouche de la bonne mère de voir son fils prendre sa fourchette à deux mains!

—Dieu nous aide! ajoutait le vieillard en mâchant le sapâ; si Andoy arrive à être pape, nous irons à Rome. Hé! hé! je peux encore bien marcher. Et si je meurs... hé! hé!

—N’ayez crainte, grand-père! Andoy n’oubliera pas que vous lui avez enseigné à tresser des paniers de roseaux et de dikines4.

—Tu as raison, Petra; moi aussi je crois que ton fils sera quelque chose de grand..... au moins patriarche! Je n’en ai pas vu d’autres qui ait appris l’office en moins de temps! Oui, oui, il se rappellera de moi quand il sera Pape ou évêque et qu’il s’amusera à faire des paniers pour sa cuisinière. Il dira des messes pour mon âme, hé! hé!

Et le bon vieillard, dans cette espérance, remplit son kalikut de buyo.

—Si Dieu écoute mes prières et si mes espérances s’accomplissent, je dirai à Andoy: Fils, enlève-nous nos péchés et envoie-nous au Ciel. Nous n’aurons plus besoin de prier, de jeûner ni d’acheter des bulles. Quand on a un saint Pape pour fils, on peut commettre des péchés!

—Envoie-le demain chez moi, Petra, dit enthousiasmé le vieillard; je vais lui montrer à labourer le nitô5!

—Hem! bah! que croyez-vous donc, grand-père? Pensez-vous que les Papes travaillent des mains? Le curé, bien qu’il ne soit qu’un curé, ne travaille qu’à la messe... quand il se retourne! L’archevêque, lui, ne se retourne pas; il dit la messe assis; et le Pape... le Pape doit la dire dans le lit, avec un éventail! Que vous imaginiez-vous donc!

—Rien de plus, Petra, seulement j’aimerais qu’il sût comment se prépare le nitô. Il est bon qu’il puisse vendre des salakots et des bourses à tabac pour n’avoir pas besoin de demander l’aumône comme le curé le fait ici tous les ans au nom du Pape. Cela me fait peine de voir si pauvre ce saint homme et je donne toujours tout ce que j’ai économisé.

Un autre paysan s’approcha en disant:

—C’est décidé, cumare6, mon fils doit être docteur; il n’y a rien de tel que d’être docteur!

—Docteur! taisez-vous, cumpare, répondit la Petra; il n’y a rien de tel que d’être curé!

—Curé? prr! curé? Le docteur gagne beaucoup d’argent; les malades le vénèrent, cumare!

—Merci bien! Le curé, pour faire deux ou trois tours et dire déminos pabiscum, mange le bon Dieu et reçoit de l’argent. Tous, même les femmes, lui racontent leurs secrets.

—Et le docteur! que croyez-vous donc qu’est le docteur? Le docteur voit tout ce qu’ont les femmes, il tâte le pouls des filles... Je voudrais bien être docteur seulement une semaine!

—Et le curé? peut-être que le curé n’en voit pas autant que votre docteur? Et encore mieux! Vous savez le refrain: poule grasse et jambe ronde sont pour le curé!

—Quoi? est-ce que les médecins mangent des sardines sèches? est-ce qu’ils s’abîment les doigts à manger du sel?

—Est-ce que le curé se salit les mains comme vos médecins? C’est pour cela qu’il a de grandes fermes et, quand il travaille, il travaille avec de la musique et les sacristains l’aident.

—Et confesser, cumare, n’est-ce pas un travail!

—En voilà un ouvrage! Je voudrais confesser tout le monde. Nous nous donnons beaucoup de mal pour arriver à savoir ce que font les hommes et les femmes et les affaires de nos voisins! Le curé n’a qu’à s’asseoir; on lui raconte tout. Parfois il s’endort, mais il murmure deux ou trois bénédictions et nous sommes de nouveau fils de Dieu! Je voudrais bien être curé pendant une seule après-midi de carême!

—Et le... le prêcher? vous ne me direz pas que ce n’est pas un travail. Voyez donc, comme le grand curé suait ce matin! objecta l’homme, qui ne voulait pas battre en retraite.

—Le prêcher? Un travail? Où avez-vous la tête? Je voudrais parler pendant une demi-journée du haut de la chaire en grondant tout le monde, en me moquant de tous, sans que personne ne se risque à répliquer et encore être payé, par dessus le marché! Oui, je voudrais être curé seulement une matinée quand ceux qui me doivent sont à la messe! Voyez, voyez le P. Dámaso comme il engraisse à toujours crier et frapper!

En effet, le P. Dámaso arrivait, de cette marche particulière à l’homme gras, à moitié souriant, mais d’une manière si maligne qu’en le voyant Ibarra, qui était en train de parler, perdit le fil de son discours.

On fut étonné de voir le P. Dámaso, mais tout le monde, excepté Ibarra, le salua avec des marques de plaisir. On en était au dessert et le Champagne moussait dans les coupes.

Le sourire du P. Dámaso devint nerveux quand il vit Maria Clara assise à la droite de Crisóstomo; mais, prenant une chaise à côté de l’Alcalde, il demanda au milieu d’un silence significatif:

—Vous parliez de quelque chose, señores, continuez!

—Nous en étions aux toasts, répondit l’Alcalde. Le señor de Ibarra mentionnait ceux qui l’avaient aidé dans sa philanthropique entreprise et il parlait de l’architecte, quand Votre Révérence...

—Eh bien! moi je n’entends rien à l’architecture, interrompit le P. Dámaso, mais je me moque des architectes et des nigauds qui s’en servent. Ainsi, j’ai tracé le plan d’une église et elle a été parfaitement construite; c’est un bijoutier anglais qui logea un jour au couvent qui me l’a dit. Pour tracer un plan, il suffit d’avoir deux doigts d’intelligence!

—Cependant, répondit l’Alcalde, en voyant qu’Ibarra se taisait, quand il s’agit de certains édifices, comme d’une école par exemple, il faut un homme expert...

—Quel expert, quelles expertes! s’écria avec ironie le P. Dámaso. Celui qui a besoin d’experts est un petit chien7! Il faut être plus brute que les Indiens qui bâtissent eux-mêmes leurs propres maisons, pour ne pas savoir construire quatre murs et placer une charpente dessus; c’est tout ce qu’il faut pour une école!

Tous regardèrent Ibarra, mais celui-ci, bien qu’il ait un peu pâli, poursuivait sa conversation avec Maria Clara.

—Mais Votre Révérence considère-t-elle?...

—Voyez, continua le franciscain sans laisser causer l’Alcalde, voyez comment un de nos frères lais, le plus bête que nous ayons, a construit un bon hôpital, beau et à bon marché. Il faisait beaucoup travailler et ne payait pas plus de huit cuartos par jour les ouvriers, qui, de plus devaient venir d’autres pueblos. Celui-là savait s’y prendre, il ne faisait pas comme beaucoup de ces jeunes écervelés, de ces petits métis, qui perdent les ouvriers en leur payant trois ou quatre réaux.

—Votre Révérence dit que l’on ne donnait que huit cuartos? c’est impossible! dit l’Alcalde pour changer le cours de la conversation.

—Si, señor, et c’est ce que devraient faire aussi ceux qui se targuent d’être bons Espagnols. On voit bien que, depuis l’ouverture du canal de Suez, la corruption est venue jusqu’ici. Autrefois, quand on devait doubler le Cap, il ne venait pas tant d’hommes perdus et il n’y en avait pas tant qui allassent se perdre là-bas!

—Mais, P. Dámaso...!

—Vous connaissez bien l’indien; aussitôt qu’il a appris quelque chose, il se donne du docteur. Tous ces blancs-becs qui s’en vont en Europe...

—Mais! que Votre Révérence écoute...! interrompit l’Alcalde qui s’inquiétait de la dureté de ces paroles.

—Tous finissent comme ils le méritent, continua-t-il, la main de Dieu est là, il faut être aveugle pour ne pas la voir. Déjà, dans cette vie, les pères de tous ces serpents reçoivent leur châtiment... ils meurent en prison! hé!...

Il n’acheva pas. Ibarra, livide, l’avait suivi du regard; en entendant l’allusion à la mort de son père, il se leva, sauta d’un seul bond, et sa robuste main s’abattit sur la tête du moine qui, hébété, tomba à la renverse.

La surprise, la terreur clouèrent à leur place tous les assistants; aucun n’osait intervenir.

—N’approchez pas! cria le jeune homme d’une voix terrible, en tirant un couteau effilé, tandis qu’il maintenait du pied le cou du prêtre revenu de son étourdissement. Que celui qui ne veut pas mourir ne s’approche pas!

Ibarra était hors de lui, son corps tremblait, ses yeux menaçants sortaient de leurs orbites. Fr. Dámaso, d’un effort, se souleva mais le jeune homme, lui prenant le cou, le secoua jusqu’à ce qu’il l’eût plié à genoux.

—Señor de Ibarra! Señor de Ibarra! balbutièrent quelques assistants.

Mais personne, même l’alférez, ne se risquait à s’approcher; ils voyaient le couteau briller, ils calculaient la force de Crisóstomo, décuplée par la colère. Tous se sentaient paralysés.

—Vous tous, ici, vous n’avez rien dit! maintenant, cela me regarde! Je l’ai évité, Dieu me l’apporte! que Dieu juge!

Le jeune homme respirait avec effort; mais son bras de fer maintenait durement le franciscain qui luttait en vain pour se dégager.

—Mon cœur bat tranquille, ma main est sûre...

Et il regarda autour de lui.

—Avant tout, je vous le demande, y a-t-il parmi vous quelqu’un qui n’ait pas aimé son père, qui ait haï sa mémoire, quelqu’un né dans la honte et dans l’humiliation?... Vois, écoute ce silence! Prêtre d’un Dieu de paix, dont la bouche est pleine de sainteté et de religion et le cœur de misères, tu ne dois pas savoir ce que c’est qu’un père... tu aurais pensé au tien! Vois! dans toute cette foule que tu méprises il n’y en a pas un comme toi! Tu es jugé!

Ceux qui l’entouraient, croyant qu’il allait frapper, firent un mouvement.

—N’approchez pas! cria-t-il de nouveau d’une voix menaçante. Quoi? Vous craignez que je ne tache ma main d’un sang impur? Ne vous ai-je pas dit que mon cœur battait tranquille? Loin de nous, tous! Écoutez, prêtres, juges, qui vous croyez différents des autres hommes et vous attribuez d’autres droits! Mon père était un homme honorable, demandez-le à ce pays qui vénère sa mémoire. Mon père était un bon citoyen; il s’est sacrifié pour moi et pour le bien de sa patrie. Sa maison était ouverte, sa table mise pour recevoir l’étranger ou l’exilé qui recourait à lui dans sa misère! Il était bon chrétien, toujours il a fait le bien, jamais il n’a opprimé le faible ni fait pleurer le misérable... Quant à celui-ci, il lui a ouvert la porte de sa maison, l’a fait asseoir à sa table et l’a appelé son ami. Comment cet homme lui a-t-il répondu? Il l’a calomnié, il l’a poursuivi, il a armé contre lui l’ignorance; se prévalant de la sainteté de son emploi, il a outragé sa tombe, déshonoré sa mémoire, sa haine a troublé même le repos de la mort. Et non satisfait encore, il poursuit le fils maintenant! Je l’ai fui, j’ai évité sa présence... Vous l’entendiez ce matin profaner la chaire, me signaler au fanatisme populaire, et moi, je n’ai rien dit. A l’instant, il vient ici me chercher querelle; à votre surprise, j’ai souffert en silence; mais voici que, de nouveau, il insulte une mémoire sacrée pour tous les fils... Vous tous qui êtes ici, prêtres, juges, avez-vous vu votre vieux père s’épuiser en travaillant pour vous, se séparer de vous pour votre bien, mourir de tristesse dans une prison, soupirant après le moment où il pourrait vous embrasser, cherchant un être qui lui apporte une consolation, seul, malade, tandis que vous à l’étranger...? Avez-vous ensuite entendu déshonorer son nom, avez-vous trouvé sa tombe vide quand vous avez voulu prier sur elle? Non? Vous vous taisez, donc vous le condamnez!

Il leva le bras. Mais une jeune fille, rapide comme la lumière, se jeta entre le prêtre et lui et, de ses mains délicates, arrêta le bras vengeur: c’était Maria Clara.

Ibarra la regarda d’un œil qui semblait refléter la folie. Peu à peu ses doigts crispés s’étendirent, il laissa tomber le corps du franciscain, abandonna le couteau, puis se couvrant la figure de ses deux mains, s’enfuit à travers la multitude.


1 En français dans le texte.—N. des T.

2 Prononciation espagnole.—N. des T.

3 Sorte de pochette faite d’étoffe indienne; cette étoffe porte en français le nom de calicot.—N. des T.

4 Dillenia philippinensis.—N. des T.

5 Ugenia semihastata.—N. des T.

6 Corruption de comadre, commère; cumpare est une corruption semblable de compadre, compère.—N. des T.

7 Jeu de mot impossible à rendre en français: Quien necesite de peritos es un perrito!—N. des T.

XXXV

Commentaires

Le bruit de l’événement se répandit bien vite dans le pueblo. D’abord personne ne voulait y croire, mais quand il n’y eut plus moyen de douter, ce furent des exclamations de surprise.

Chacun, selon le degré de son élévation morale, faisait ses commentaires.

—Le P. Dámaso est mort! disaient quelques-uns; quand on l’a emporté, il avait déjà la figure inondée de sang et ne respirait plus.

—Qu’il repose en paix, mais il n’a que payé sa dette! s’écriait un jeune homme. Ce qu’il a fait ce matin au couvent n’a pas de nom.

—Qu’a-t-il fait? Il a voulu battre le vicaire?

—Qu’a-t-il fait? Voyons! Racontez-nous cela.

—Vous avez vu ce matin un métis espagnol sortir par la sacristie pendant le sermon?

—Oui, nous l’avons vu! Le P. Dámaso l’a bien regardé.

—Eh bien! après le sermon, il l’a fait appeler et lui a demandé pourquoi il était sorti. «Je ne comprends pas le tagal, Père», répondit le jeune homme.

«Et pourquoi t’es-tu moqué de moi en disant que c’était du grec?» lui cria le P. Dámaso en lui donnant un soufflet. L’autre riposta, ce fut une bataille à coups de poings jusqu’à ce qu’on fût venu les séparer.

—Si cela m’arrivait.., murmura un étudiant entre ses dents.

—Je n’approuve pas ce qu’a fait le franciscain, répondit un autre, car la Religion n’est ni un châtiment ni une pénitence et ne doit s’imposer à personne; mais je le louerais presque, parce que je connais ce jeune homme, je sais qu’il est de S. Pedro Macati et qu’il parle bien le tagal. Maintenant, il veut qu’on le croie nouvellement arrivé de Russie, et il s’honore d’ignorer en apparence la langue de ses parents.

—Alors, Dieu les a créés et ils se battent!

—Cependant, nous devons protester contre le fait, s’écria un autre étudiant: se taire, serait consentir à ce qu’il se renouvelât avec quelqu’un de nous. Sommes-nous revenus au temps de Néron?

—Tu te trompes! lui répliqua l’autre. Néron était un grand artiste et le P. Dámaso est un bien mauvais prédicateur!

Les commentaires des personnes d’âge étaient tout autres.

Tandis que l’on attendait l’arrivée du capitaine général, dans une petite maison, hors du pueblo, le gobernadorcillo disait:

—Dire qui a tort et qui a raison n’est pas facile: mais cependant, si le señor Ibarra avait été plus prudent...

—Vous voulez dire, probablement: si le P. Dámaso avait eu la moitié de la prudence du señor Ibarra, interrompit D. Filipo. Le malheur est que les rôles ont été intervertis; le jeune homme s’est conduit comme un vieillard et le vieillard comme un jeune homme.

—Et vous dites que personne n’a bougé, que personne n’est venu les séparer, si ce n’est la fille du Capitan Tiago? demanda le Capitan Martin. Ni un moine, ni l’Alcalde? Hein! C’est bien pis! Je ne voudrais pas être dans la peau du jeune homme. Personne de ceux qui ont eu peur de lui ne le lui pardonnera! C’est bien pis! Hein!

—Croyez-vous? demanda avec intérêt le Capitan Basilio.

—J’espère, dit D. Filipo, échangeant un regard avec ce dernier, que le pueblo ne va pas l’abandonner. Nous devons penser à ce qu’a fait sa famille, à ce que lui-même faisait en ce moment. Et si, par hasard, la crainte faisait taire tout le monde, ses amis...

—Mais, señores, interrompit le gobernadorcillo, que pouvons-nous faire? que peut le pueblo? Quoi qu’il arrive, les moines ont toujours raison!

—Ils ont toujours raison parce que nous leur donnons toujours raison, répondit D. Filipo avec impatience, en appuyant sur le mot «toujours»; donnons-nous donc raison à nous-mêmes, une bonne fois, puis ensuite nous causerons!

Le gobernadorcillo secoua la tête et répondit d’une voix aigre:

—Ah! la chaleur du sang! il semble que vous ne sachiez pas dans quel pays nous sommes; vous ne connaissez pas nos compatriotes. Les moines sont riches, ils sont unis; nous sommes pauvres et divisés. Oui! essayez de le défendre et vous verrez comme on vous laissera vous compromettre tout seul!

—Oui, s’écria amèrement D. Filipo, cela sera tant que l’on pensera ainsi, tant que l’on croira que crainte et prudence sont synonymes. On s’attend plutôt au mal possible qu’au bien nécessaire; on a peur et non confiance; chacun ne songe qu’à lui, personne aux autres et c’est pourquoi nous sommes si faibles!

—Eh bien! pensez aux autres plus qu’à vous-même et vous verrez comme les autres nous laisseront pendre. Ne connaissez-vous pas le proverbe espagnol: Charité bien ordonnée commence par soi-même?

—Il serait mieux de dire, répondit le lieutenant exaspéré, que la couardise bien entendue commence par l’égoïsme et finit par la honte! Aujourd’hui même je donne ma démision à l’Alcalde: j’en ai assez de passer pour ridicule sans être utile à personne... Adieu!

Les femmes pensaient autrement.

—Aïe! soupirait une d’elles dont la figure était plutôt bienveillante, les jeunes gens seront toujours les mêmes! Si sa bonne mère vivait encore, que dirait-elle? Ah, mon Dieu! quand je pense que mon fils, qui a aussi la tête brûlée, pourrait faire de même... Ah, Jésus! j’envie presque sa défunte mère.... j’en mourrais de chagrin!

—Eh bien, moi, non! répondit une autre femme, je n’en voudrais pas à mes deux fils s’ils faisaient de même.

—Que dites-vous, Capitana Maria? s’écria la première en joignant les mains.

—J’aime les fils qui défendent la mémoire de leurs parents. Capitana Tinay, que diriez-vous si, plus tard, veuve, on parlait mal de votre mari en votre présence et que votre fils Antonio baissât la tête et se tût?

—Je lui refuserais ma bénédiction! s’écria une troisième, la sœur Rufa, mais...

—Lui refuser la bénédiction, jamais! interrompit la bonne Capitana Tinay, une mère ne doit pas dire cela... mais, je ne sais pas ce que je ferais... je ne sais pas...; je crois que j’en mourrais... lui... non! mon Dieu! mais je ne voudrais plus le voir... mais, à quoi pensez-vous, Capitana Maria?

—Malgré tout, ajouta sœur Rufa, on ne doit pas oublier que c’est un grand péché de mettre la main sur une personne sacrée.

—L’honneur des parents est plus sacré encore! répliqua la Capitana Maria. Personne, même le Pape, et moins encore le P. Dámaso, ne peut profaner une si sainte mémoire.

—C’est vrai! murmura la Capitana Tinay admirant la science de toutes deux; d’où tirez-vous tant de bonnes raisons?

—Mais, et l’excommunication, et la damnation? répliqua la Rufa. Que sont les honneurs et le bon renom dans cette vie si nous nous damnons dans l’autre? Tout passe vite... mais l’excommunication... outrager un ministre de Jésus-Christ... il n’y a que le Pape qui puisse l’absoudre!

—Dieu l’absoudra, lui qui a commandé d’honorer son père et sa mère; Dieu ne l’excommuniera pas! Et je vous le dis: si ce jeune homme vient chez moi, je le recevrai et je lui parlerai; si j’avais une fille, je le voudrais pour gendre. Celui qui est bon fils sera bon mari et bon père, croyez-le, sœur Rufa!

—Eh bien! je ne pense pas comme vous; dites ce que vous voudrez, bien qu’il me semble que vous ayez raison, je croirai toujours le curé plutôt que vous. Avant tout, je sauve mon âme! Que dites-vous, Capitana Tinay?

—Ah! que voulez-vous que je dise! Vous avez toutes deux raison; le curé aussi, et Dieu doit de même avoir raison! Je ne sais pas, je ne suis rien qu’une bête... Ce que je vais faire, c’est de dire à mon fils qu’il n’étudie plus! On dit que les savants meurent tous pendus! Très Sainte Marie! mon fils qui voulait aller en Europe!

—Que pensez-vous faire?

—Lui dire qu’il reste près de moi; pourquoi en savoir plus long? Demain ou après nous mourrons; le savant meurt comme l’ignorant... la question est de vivre en paix.

Et la bonne femme soupirait et levait les yeux au ciel.

—Eh bien! moi, dit gravement la Capitana Maria, si j’étais riche comme vous, je laisserais mes enfants voyager; ils sont jeunes, ils doivent être hommes un jour... moi je n’ai plus longtemps à vivre... Nous nous reverrions dans l’autre vie... les fils doivent aspirer à être quelque chose de plus que leurs pères et s’ils restent auprès de nous, nous ne leur enseignons qu’à être des enfants.

—Quelles idées avez-vous! s’écria épouvantée la Capitana Tinay, en joignant les mains; il semble que vous n’ayez pas souffert pour enfanter vos deux jumeaux!

—C’est justement parce que j’ai souffert pour les mettre au monde, parce que je les ai élevés et instruits, malgré notre pauvreté, que je ne veux pas, après tout ce qu’ils m’ont coûté, les voir rester à moitié hommes...

—Il me semble que vous n’aimez pas vos fils comme Dieu le commande! dit d’un ton quelque peu aigre la sœur Rufa.

—Pardonnez! chaque mère aime ses fils à sa manière: les unes les aiment pour ceci, les autres pour cela et quelques-unes pour elles-mêmes. Je suis de ces dernières, mon mari m’a appris à être ainsi.

—Toutes vos idées, Capitana Maria, sont peu religieuses, dit la sœur Rufa, comme si elle prêchait. Faites-vous sœur du Très Saint Rosaire, de S. François, de sainte Rita ou de sainte Clara!

—Sœur Rufa, quand je serai la digne sœur des hommes, je tâcherai d’être la sœur des saints! répondit la Maria en souriant.

Pour achever ce chapitre de commentaires, et pour que les lecteurs voient immédiatement ce que pensaient du fait les simples paysans, nous irons à la place où, sous la tente, conversent quelques-uns d’entre eux, parmi lesquels celui qui rêvait des docteurs en médecine.

—Ce qui m’ennuie le plus, disait-il, c’est que l’école ne sera pas terminée.

—Comment? comment? lui demandèrent les autres avec intérêt.

—Mon fils ne sera pas docteur, mais charretier! Il n’y a plus rien, il n’y aura pas d’école!

—Qui vous dit qu’il n’y aura pas d’école? fit un rude et robuste paysan aux larges mâchoires, au crâne étroit.

—Moi! Les Pères blancs ont appelé D. Crisóstomo plibastiero1. Il n’y a plus d’école!

Tous s’interrogèrent du regard. Le nom était nouveau pour eux.

—Et, c’est mauvais ce nom? se risqua enfin à demander le rude paysan.

—C’est le pire qu’un chrétien puisse donner à un autre!

—Pire que tarantado et saragate2?

—Si ce n’était pire que cela, ce ne serait pas grand’chose! On m’a appelé plusieurs fois ainsi et cela ne m’a pas coupé l’appétit.

—Allons donc, ce ne serait pas pire que indio3, comme dit l’alférez?

Celui dont le fils devait être charretier s’assombrit, l’autre secoua la tête et réfléchit.

—Alors ce serait aussi mauvais que betelapora4, comme dit la vieille de l’alférez? C’est pire que de cracher sur l’hostie?

—Oui, pire que de cracher sur l’hostie le Vendredi Saint, répondit l’autre gravement. Vous vous souvenez du mot ispichoso5, qu’il suffisait d’appliquer à un homme pour que les gardes civils de Villa-Abrille l’emmenassent en exil ou en prison; eh bien! plebestiero est pire encore! Selon ce que disent le télégraphiste et le sous-directeur, plibestiro, dit par un chrétien, un curé ou un Espagnol à un autre chrétien comme nous, ressemble à un sanstudeus avec requimiternam6; si on t’appelle une seule fois plibustiero, tu peux te confesser et payer tes dettes car il ne te reste rien à faire que de te laisser pendre. Tu sais si le sous-directeur et le télégraphiste doivent être renseignés: l’un parle avec des fils de fer et l’autre sait l’espagnol et ne manie que la plume.

Tous étaient atterrés.

—Qu’on m’oblige à mettre des souliers et à ne plus boire de ma vie que cette urine de cheval qu’on appelle de la bière, si je me laisse jamais dire pelbistero! jura le paysan en serrant les poings. Quoi! si j’étais riche comme D. Crisóstomo, sachant l’espagnol comme lui et pouvant manger vite avec un couteau et une cuiller, je me moquerais bien de cinq curés!

—Le premier garde civil que je verrai en train de voler une poule, je l’appelerai palabisterio... et je me confesserai ensuite! murmura à voix basse un des paysans, en s’éloignant du groupe.


1 Corruption de filibustero, flibustier, nom dont les Espagnols désignent tout partisan de l’indépendance des colonies—N. des T.

2 Tarantado, piqué de la tarentule; saragate, brouillon, agité.—N. des T.

3 Indigène professant la religion catholique.—N. des T.

4 Corruption de Vete á la porra, qui pourrait se traduire par: Va-t’en au diable!—N. des T.

5 Suspecho, suspect.—N. des T.

6 Allusion aux prières des morts.—N. des T.

XXXVI

Le premier nuage

La maison de Capitan Tiago n’était pas moins troublée que l’imagination des gens. Maria Clara, se refusant à écouter les consolations de sa tante et de sa sœur de lait, Andeng, ne faisait que pleurer. Son père lui avait défendu de causer avec Ibarra, tant que les prêtres n’auraient pas levé l’excommunication.

Capitan Tiago, très occupé à tout préparer pour recevoir dignement le capitaine général avait été appelé au couvent.

—Ne pleure pas, ma fille, disait tante Isabel en passant une peau de chamois sur les miroirs, on lèvera son excommunication, on écrira au Saint-Pape... nous ferons une grande aumône... le P. Dámaso n’a eu qu’un évanouissement... il n’est pas mort!

—Ne pleure pas, lui disait Andeng à voix basse, je m’arrangerai pour que tu lui parles; pourquoi sont faits les confessionnaux sinon pour que l’on puisse pécher? Tout est pardonné quand on l’a dit au curé!

Enfin, Capitan Tiago revint! Elles cherchèrent sur sa figure une réponse à beaucoup de questions; mais la figure de Capitan Tiago annonçait le découragement. Le pauvre homme suait, se passait la main sur le front et semblait ne pouvoir articuler une parole.

—Qu’y a-t-il, Santiago? demanda anxieuse la tante Isabel.

Il répondit par un soupir en essuyant une larme.

—Pour Dieu, parle! qu’y a-t-il?

—Ce que je craignais déjà! dit-il enfin en retenant ses larmes. Tout est perdu! Le P. Dámaso m’ordonne de rompre la promesse de mariage, sinon il me condamne dans cette vie et dans l’autre! Tous me disent la même chose, même le P. Sibyla! Je dois lui fermer les portes de ma maison et... je lui dois plus de cinquante mille pesos! Je l’ai dit aux Pères, mais ils n’ont pas voulu en faire cas: que préfères-tu perdre, m’ont-ils dit, cinquante mille pesos ou ta vie et ton âme? Ah! S. Antonio! si j’avais su, si j’avais su!

Maria Clara sanglotait.

—Ne pleure pas, ma fille, ajouta-t-il en se tournant vers elle; tu n’es pas comme ta mère qui ne pleurait jamais... elle ne faisait que semblant... Le P. Dámaso m’a dit qu’un de ses parents est arrivé d’Espagne... il te le destine pour fiancé...

Maria Clara se boucha les oreilles.

—Mais, Santiago, tu es fou? lui cria tante Isabel. Lui parler d’un autre fiancé en ce moment! Crois-tu que ta fille en change comme de chemise?

—J’y pensais bien, Isabel; D. Crisóstomo est riche... les Espagnols ne se marient que par amour de l’argent... mais, que veux-tu que je fasse? Ils m’ont menacé d’une autre excommunication... ils disent que je cours grand péril, non seulement dans mon âme, mais aussi dans mon corps... mon corps, entends-tu? mon corps!

—Mais tu ne fais que chagriner ta fille! N’es-tu pas l’ami de l’archevêque? Pourquoi ne lui écris-tu pas?

—L’archevêque est aussi un moine, l’archevêque ne fait que ce que lui disent les moines. Mais, ne pleure pas, Maria; le capitaine général va venir, il voudra te voir, tu auras les yeux rouges... Ah! moi qui croyais passer une bonne après-midi... sans ce grand malheur je serais le plus heureux des hommes et tous me porteraient envie... Calme-toi, ma fille! je suis plus malheureux que toi et je ne pleure pas. Tu peux trouver un autre fiancé meilleur, mais moi, je perds cinquante mille pesos! Ah! Vierge d’Antipolo, si ce soir au moins j’avais de la chance!

Des détonations, le roulement, des voitures, le galop des chevaux, la musique jouant la Marche royale, annoncèrent l’arrivée de Son Excellence le Gouverneur Général des Iles Philippines. Maria Clara courut se cacher dans son alcôve... pauvre jeune fille! ton cœur est le jouet de mains grossières qui n’en connaissent pas les délicates fibres!

Tandis que la maison se remplissait de monde, que des pas lourds, des voix de commandement, des bruits de sabres et d’éperons résonnaient de tous côtés, la pauvrette bouleversée gisait à demi agenouillée devant une gravure représentant la Vierge, dans la douloureuse solitude où Delaroche l’a placée, comme s’il l’avait surprise au retour du sépulcre de son fils. Maria Clara oubliait la douleur de cette mère pour ne songer qu’à la sienne propre. La tête courbée sur la poitrine, les mains appuyées contre le sol, on aurait dit un lys brisé par la tempête. Un avenir rêvé et caressé pendant des années, des illusions nées dans son enfance, grandies avec sa jeunesse, qui faisaient partie de son être, on voulait maintenant d’un seul mot briser tout cela, chasser tout cela de son esprit et de son cœur!

Bonne et pieuse chrétienne, fille aimante, l’excommunication la terrifiait; la tranquillité de son père, plus encore que ses ordres exigeaient d’elle le sacrifice de son amour. Elle ressentait seulement en ce moment toute la force de cette affection! Une rivière glisse paisible; d’odorantes fleurs ombragent ses rives, le sable le plus fin forme son lit, le vent ride à peine son courant, on croirait qu’elle dort. Mais voici que les rives se resserrent, que d’âpres roches ferment le passage, que des troncs noueux s’entassent formant une digue; alors la rivière mugit, elle se révolte, les vagues bouillonnent, des panaches d’écume se dressent, les eaux furieuses battent les rochers et s’élancent à l’abîme. Ainsi cet amour si tranquille se transformait devant l’obstacle et déchaînait tous les orages de la passion.

Elle voulait prier, mais qui pourrait prier sans espérance? Le cœur qui s’adresse à Dieu, alors qu’il n’espère plus, ne peut exhaler que des plaintes: «Mon Dieu! soupirait le sien, pourquoi rejeter ainsi un homme, pourquoi lui refuser l’amour des autres? tu lui laisses ton soleil, ton air, tu ne lui caches pas la vue de ton ciel, pourquoi lui retirer l’amour sans lequel on ne saurait vivre?»

Ces soupirs, que n’entendaient pas les hommes, arrivaient-ils au trône de Dieu? La Mère des malheureux les entendait-elle?

Ah! la pauvre jeune fille, qui n’avait jamais connu de mère, s’enhardissait à confier les chagrins que lui causaient les amours de la terre à ce cœur très pur qui n’a jamais ressenti que l’amour filial et l’amour maternel; dans sa tristesse, elle avait recours à cette image divinisée de la femme, l’idéalisation la plus belle de la plus idéale des créatures, à cette poétique conception du Christianisme qui réunit en elle les deux états les plus parfaits de la femme, vierge et mère, sans rien ressentir de leurs douleurs ni de leurs misères, à cet être de rêve et de bonté que nous appelons Marie.

—Mère! mère! gémissait-elle.

La tante Isabel vint la tirer de ses larmes. Quelques-unes de ses amies étaient là et le capitaine général désirait lui parler.

—Tante, dites que je suis malade! supplia-t-elle, terrifiée; ils vont vouloir me faire chanter et jouer du piano!

—Ton père l’a promis, vas-tu faire mentir ton père?

Maria Clara se leva, regarda sa tante, tordit ses beaux bras en balbutiant.

—Oh! si j’étais...

Puis sans achever sa phrase, elle sécha ses larmes et se mit à sa toilette.

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