Au Pays des Moines (Noli me Tangere)
LVI
Ce que l’on dit et ce que l’on croit
Enfin, Dieu se manifesta au pueblo terrorisé.
La rue où se trouvent le quartier et le tribunal était encore déserte et solitaire; aucune maison ne donnait signe de vie. Cependant le volet d’une fenêtre s’ouvrit avec éclat, une tête d’enfant apparut, regardant de tous côtés, tendant le cou, se tournant et se retournant... plas! c’est le brusque contact d’un cuir tanné avec une fraîche peau humaine; la bouche de l’enfant fit la moue, ses yeux se fermèrent, il disparut et la fenêtre se retrouva close.
L’exemple n’en était pas moins donné. Le double bruit du volet avait été entendu; une autre fenêtre s’ouvrit avec précaution, la tête d’une vieille, ridée, édentée, s’y risqua en se dissimulant: c’était cette même sœur Puté qui avait causé un si grand tumulte pendant le sermon du P. Dámaso. Enfants et vieilles femmes sont les représentants de la curiosité sur la terre: les premiers cherchent les occasions de savoir, les secondes de se souvenir.
Sans doute, personne ne se risque à gifler la vertueuse vieille car elle reste, regarde au loin en fronçant les sourcils, se rince la bouche, crache avec bruit et fait le signe de la croix. La maison d’en face ouvre alors une timide lucarne qui donne passage à sœur Rufa, celle qui ne veut ni tromper ni qu’on la trompe. Toutes deux se regardent un moment, sourient, se font des gestes et se signent derechef.
—Jésus! on aurait dit d’une messe d’actions de grâce avec feu d’artifice! dit sœur Rufa.
—Depuis le sac du pueblo par Bálat, je n’ai pas vu pareille nuit, répondit sœur Puté.
—Que de coups de feu! On dit que c’est la bande du vieux Pablo.
—Des tulisanes? Ce n’est pas possible. On dit que ce sont les cuadrilleros contre les gardes civils. C’est pour cela que D. Filipo est arrêté.
—Sanctus Deus! on dit qu’il y a au moins quatorze morts.
D’autres fenêtres se sont ouvertes, différents visages se sont montrés échangeant des saluts et des commentaires.
A la lumière du jour, qui promet d’être splendide, on voit au loin, confusément, des soldats aller et venir comme de grises silhouettes.
—C’est un autre mort! dit une voix.
—Un? j’en vois deux?
—Et moi... mais enfin, savez-vous ce que c’était? demanda un homme sur la figure duquel se lisait la fourberie.
—Oui, les cuadrilleros!
—Non, señor, une révolte dans le quartier.
—Quelle révolte? le curé contre l’alférez?
—Mais non, rien de tout cela, dit celui qui avait posé la question; ce sont les Chinois qui se sont soulevés.
Et il referma sa fenêtre.
—Les Chinois! répètent tous avec le plus grand ennui.
—C’est pour cela qu’on n’en voit pas un!
—Ils sont tous morts.
—Moi, je me doutais bien qu’ils allaient faire quelque coup. Hier...
—Moi je le voyais! Le soir...
—Quel malheur! s’écriait la Rufa. Ils sont tous morts avant la Noël, c’est le moment où ils font leurs cadeaux... s’ils avaient attendu le jour de l’an...
La rue s’animait peu à peu; d’abord ce furent les chiens, les poules, les porcs et les pigeons qui commencèrent à circuler; puis quelques gamins déloquetés les suivirent, se prenant par le bras et timidement s’approchant du quartier; quelques vieilles vinrent ensuite, un mouchoir autour de la tête, noué sous le menton; un gros chapelet à la main, faisant semblant de prier pour ne pas être repoussées par les soldats. Quand il fut certain que l’on pouvait aller et venir sans risquer de recevoir un coup de feu, les hommes commencèrent à sortir, affectant l’indifférence; d’abord leurs promenades se limitèrent à la façade de leur maison; puis, tout en caressant leur coq, ils tentèrent d’aller plus loin, revenant de temps en temps sur leurs pas, et ainsi ils arrivèrent jusque devant le tribunal.
De quart d’heure en quart d’heure, d’autres versions circulaient. Ibarra avec ses domestiques avait voulu enlever Maria Clara et Capitan Tiago l’avait défendue, aidé de la garde civile.
Le nombre des morts n’était pas de quatorze mais de trente; Capitan Tiago était blessé et partait à l’instant même pour Manille avec sa fille et sa sœur.
L’arrivée de deux cuadrilleros, portant un brancard sur lequel était étendue une forme humaine, et suivis d’un garde civil produisit une grande sensation. On supposa qu’ils venaient du couvent; par la forme des pieds qui pendaient, l’un essaya de deviner qui ce pouvait être, un peu plus loin on dit qui c’était; plus loin encore le mort se multiplia renouvelant le miracle de la Sainte Trinité; puis ce fut le miracle des pains et des poissons qui se réédita et le nombre des morts s’éleva à trente et un.
A sept heures et demie, quand des pueblos voisins arrivèrent d’autres gardes civiles, la version qui rencontrait le plus de crédit était claire et détaillée.
—J’arrive du tribunal où j’ai vu prisonniers D. Filipo et D. Crisóstomo, disait un homme à sœur Puté; j’ai parlé à l’un des cuadrilleros de garde. Eh bien! Bruno, le fils de celui qui est mort bâtonné, a tout déclaré cette nuit. Comme vous le savez, Capitan Tiago marie sa fille avec le jeune Espagnol; D. Crisóstomo, offensé, voulut se venger et projeta de massacrer tous les Espagnols, même le curé; hier soir ils ont attaqué le quartier et le couvent; heureusement, par la miséricorde de Dieu, le curé était chez Capitan Tiago. On dit que beaucoup se sont sauvés. Les gardes civils ont brûlé la maison de D. Crisóstomo et, si on ne l’avait pas arrêté avant, ils l’auraient brûlé aussi.
—Ils ont brûlé la maison?
—Tous les domestiques sont arrêtés. Voyez, d’ici on distingue encore la fumée! dit le narrateur en s’approchant de la fenêtre; ceux qui viennent de là-bas, racontent des choses bien tristes.
Tous regardèrent vers l’endroit indiqué: une légère colonne de fumée montait lentement vers le ciel. Et les commentaires d’abonder, plus ou moins empreints de pitié, plus ou moins accusateurs.
—Pauvre jeune homme! s’écria un vieillard, le mari de la Puté.
—Oui! répondit celle-ci; mais remarque qu’hier il n’a pas commandé de messe pour l’âme de son père et, sans doute, elle en avait besoin plus que les autres.
—Mais, femme, n’as-tu pas pitié...?
—De pitié pour les excommuniés? C’est péché d’en avoir pour les ennemis de Dieu, disent les curés. Vous rappelez-vous? il courait dans le cimetière comme dans un enclos!
—Mais, si l’enclos et le cimetière se ressemblent! répondit le vieillard; il est vrai que dans celui-ci il n’entre que des animaux d’une seule espèce...
—Allons! lui cria sœur Puté: tu vas encore défendre celui que Dieu a puni si clairement. Tu verras qu’on t’arrêtera, toi aussi. Tu soutiens une maison qui tombe!
Le mari se tut; l’argument avait porté.
—Oui! poursuivit la vieille; après avoir frappé le P. Dámaso, il ne lui restait plus qu’à tuer le P. Salvi.
—Mais tu ne peux pas nier qu’il était bon quand il était enfant.
—Oui, il était bon, répliqua la vieille, mais il est allé en Europe, et tous ceux qui s’en vont en Europe en reviennent hérétiques, disent les curés.
—Ohoy! lui répliqua le mari qui tenait sa revanche; et le curé, et tous les curés, et l’Archevêque, et le Pape, et la Vierge, ils ne sont pas d’Espagne? Quoi! seraient-ils aussi hérétiques? quoi!
Heureusement pour sœur Puté, l’arrivée d’une servante qui accourait, effarée, pâle, coupa court à la discussion.
—Un pendu dans le jardin du voisin! disait-elle haletante.
—Un pendu! s’écrièrent-ils tous, pleins de stupeur.
Les femmes se signèrent; personne ne pouvait bouger.
—Oui, señor, continua la servante encore frissonnante; j’étais allée cueillir des pois... je regarde dans le jardin du voisin pour voir s’il y était... je vois un homme se balancer; je crus que c’était Teo, le domestique, qui me donne toujours... je m’approche pour... cueillir des pois, et je vois que ce n’est pas lui mais un autre, un mort; je cours, je cours et...
—Allons le voir, dit le vieux en se levant; conduis-nous.
—N’y va pas! lui cria sœur Puté en le saisissant par la chemise; il va t’arriver malheur! il s’est pendu? eh bien! tant pis pour lui!
—Laisse-moi le voir, femme; toi, Juan, cours au tribunal pour prévenir; peut-être n’est-il pas encore mort.
Et il s’en fut au jardin, suivi de la servante qui se cachait derrière lui; les femmes et sœur Puté elle-même venaient ensuite, pleines de crainte mais aussi de curiosité.
—Il est là-bas, señor! et la servante désigna du doigt un santol1.
Le groupe s’arrêta à distance respectable, laissant le vieillard s’avancer seul.
Pendu à une branche du santol, un corps humain se balançait doucement sous l’impulsion de la brise. Le brave homme l’examina: les pieds, les bras étaient déjà rigides, les vêtements tachés, la tête inclinée.
—Nous ne devons pas y toucher jusqu’à l’arrivée de la justice, dit le vieillard à voix haute; il est déjà roide, il y a longtemps qu’il est mort.
Peu à peu, les femmes s’approchèrent.
—C’est le voisin; il habitait cette petite maison; il était arrivé il y a quinze jours; voyez sa cicatrice à la figure.
—Ave Maria! s’écrièrent quelques femmes.
—Prions-nous pour son âme? demanda une jeune, quand elle eut achevé de le regarder sous toutes les faces.
—Sotte, hérétique! lui répondit avec colère la sœur Puté; ne sais-tu pas ce qu’a dit le P. Dámaso? C’est tenter Dieu de prier pour un damné; celui qui se suicide se damne sans rémission, c’est pour cela qu’on ne l’enterre pas en terre sainte.
Et elle ajouta:
—Je me doutais bien que cet homme finirait mal, on n’a jamais pu savoir de quoi il vivait.
—Je l’ai vu causer deux fois avec le sacristain principal, observa une jeune fille.
—Ce n’était pas pour se confesser ni pour commander une messe!
Les voisins accouraient: un cercle nombreux entourait le cadavre qui se balançait toujours. Au bout d’une demi-heure les autorités arrivèrent: un alguazil, le directorcillo et deux cuadrilleros. On descendit le cadavre qui fut placé sur un brancard.
—Les gens sont bien pressés de mourir! dit en riant le directorcillo tout en déposant la plume qu’il portait derrière l’oreille.
Il commença son interrogatoire, recueillit la déclaration de la servante qu’il s’efforça d’embrouiller, la regardant avec de mauvais yeux, lui attribuant des paroles qu’elle n’avait pas dites; la pauvre fille croyant qu’on allait l’envoyer en prison commença à pleurer et finit par déclarer qu’elle ne cherchait pas des pois, mais que..... et elle appela Teo en témoignage.
Pendant ce temps, un paysan coiffé d’un large salakot, le cou recouvert d’un grand emplâtre, examinait le cadavre et la corde.
La figure n’était pas plus violacée que le reste du corps; au-dessus du nœud se voyaient deux égratignures et deux petites ecchymoses; les traces de la corde étaient blanches et ne portaient pas de traces de sang. Le curieux paysan détaillait avec soin la chemise et le pantalon, il remarqua que ces vêtements étaient remplis de poussière et avaient été tout récemment déchirés en quelques endroits, mais ce qui appela le plus particulièrement son attention ce furent les semences d’amores-secos2, plantées jusque dans le cou de la chemise.
—Que regardes-tu? lui demanda le directorcillo.
—Je regardais, señor, si je pouvais le reconnaître, balbutia-t-il en se découvrant à demi; c’est-à-dire en baissant encore plus son salakot.
—Mais, n’as-tu pas entendu que c’est un nommé José? Tu dormais?
Tous se mirent à rire. Le paysan, confus, balbutia quelques mots et se retira la tête basse, à pas lents.
—Oy! où vas-tu? lui cria le vieillard; on ne sort pas par là, on va à la maison du mort.
—Cet homme n’est pas encore réveillé! dit en se moquant le directorcillo; il n’y a qu’à lui jeter un peu d’eau.
Les rires éclatèrent de nouveau.
Le paysan abandonna cet endroit où son rôle avait été si mal jugé et se dirigea vers l’église. Dans la sacristie, il demanda à causer au sacristain principal.
—Il dort encore! lui répondit-on grossièrement; vous ne savez donc pas que cette nuit le couvent a été attaqué?
—J’attendrai qu’il se réveille.
Les sacristains le regardèrent avec cette grossièreté particulière aux gens dont l’habitude est d’être maltraités.
Dans un coin, à l’ombre, le borgne dormait étendu sur une chaise longue. Ses lunettes étaient remontées sur le front entre deux longues touffes de poils; la poitrine nue s’élevait et s’abaissait régulièrement.
Le paysan s’assit près du dormeur, disposé à attendre avec patience, mais, ayant laissé tomber une pièce de monnaie, il dut pour la chercher s’aider d’une bougie et regarder sous le fauteuil du sacristain. Le paysan put remarquer que des semences d’amores-secos parsemaient aussi le pantalon et les manches de la chemise du dormeur qui se réveilla enfin, frotta son œil unique et, d’assez mauvaise humeur, reprocha à l’homme de le déranger.
—Je voulais commander une messe, señor, répondit celui-ci comme pour se disculper.
—Toutes les messes sont déjà dites, reprit le borgne en s’adoucissant un peu; si vous voulez pour demain... c’est pour les âmes du Purgatoire?
—Non, señor, répondit le paysan en lui donnant un peso.
Et, le regardant fixement, dans son œil unique, il ajouta:
—C’est pour une personne qui va bientôt mourir. Et il sortit de la sacristie.
—On aurait pu l’enlever cette nuit! dit-il en soupirant tandis qu’il retirait son emplâtre et se redressait pour reprendre la figure et la taille d’Elias.
LVII
Væ victis
L’air sinistre, des gardes civils se promènent devant la porte du tribunal, menaçant de la crosse de leur fusil les intrépides gamins qui se dressent sur la pointe des pieds ou se font la courte échelle pour voir à travers les grilles.
La salle n’a plus le même aspect que le jour où s’y discutait le programme de la fête; il est maintenant sombre et peu rassurant. Les gardes civils et les cuadrilleros qui l’occupent ne prononcent qu’à voix basse de rares et brèves paroles. Sur la table, le directorcillo, deux greffiers et quelques soldats entassent des papiers; l’alférez va d’un côté à l’autre regardant de moment en moment vers la porte d’un air féroce: Thémistocle ne devait pas être plus orgueilleux lorsqu’il se montra aux Jeux Olympiques après la bataille de Salamine. Dans un coin, laissant voir une gorge noire et une denture quelque peu abîmée, bâille Da. Consolacion; son regard se fixe froid et sinistre sur la porte de la prison qu’ornent d’indécents dessins. Elle avait suivi son mari qui, amadoué par la victoire, lui permettait d’assister à l’interrogatoire et aux tortures s’il y avait lieu. La hyène sentait le cadavre, elle s’en léchait les babines et chaque minute lui paraissait longue qui n’annonçait pas le commencement du supplice.
Le gobernadorcillo avait un air de componction très solennel; son fauteuil, ce grand fauteuil placé sous le portrait de S. M., était vide et paraissait destiné à recevoir une autre personne.
Il était près de neuf heures quand le curé arriva, pâle, le front plissé.
—Eh bien! vous ne vous êtes pas fait attendre! lui dit l’alférez.
—Je préférerais n’être pas là, répondit le P. Salvi à voix basse, sans faire cas du ton persifleur de l’officier; je suis très nerveux.
—Comme personne n’est venu pour ne pas abandonner le poste, j’ai jugé que votre présence... Vous savez qu’ils partent tantôt.
—Le jeune Ibarra et le lieutenant principal...?
L’alférez désigna la porte de la prison.
—Il y en a huit ici, dit-il; le Bruno est mort à minuit, mais sa déclaration avait déjà été prise.
Le curé salua Da. Consolacion qui répondit d’un bâillement auquel elle ajouta un: aah! puis il s’assit dans le fauteuil d’honneur, sous le portrait de S. M.
—Nous pouvons commencer! dit-il.
—Sortez les deux qui sont au cepo! commanda l’alférez d’une voix qu’il s’efforça de rendre le plus terrible possible; puis changeant de ton, il ajouta en se retournant vers le curé:
—On leur a mis en sautant deux trous.
Pour ceux qui ne savent pas ce que sont les instruments de torture en usage aux Philippines, nous leur dirons que le cepo est un des plus innocents. Les trous dans lesquels on introduit les jambes des détenus sont distants d’environ un palmo1; quand on saute deux trous, le prisonnier se trouve dans une position un peu forcée, avec une singulière gêne dans les chevilles, les extrémités inférieures étant distantes d’environ une vare2: comme on peut bien le penser, cela ne tue pas de suite.
Le geôlier, suivi de quatre soldats, tira le verrou et ouvrit la porte. Une odeur nauséabonde, un air épais et obscur s’échappa de l’obscurité en même temps qu’on entendit des plaintes et des sanglots. Un soldat fit flamber une allumette mais, dans cette atmosphère viciée et corrompue, la flamme s’éteignit et l’on dut attendre que l’air se fût renouvelé.
A la vague clarté d’une bougie, se dessinèrent quelques formes humaines, entourant leurs genoux de leurs bras et s’y cachant la tête, couchés à plat ventre, ou bien debout, tournés contre le mur, etc. On entendit des coups, des cris, des jurons: le cepo s’ouvrit.
Da. Consolation s’inclinait à demi en avant, les muscles du cou tendus, les yeux saillants cloués sur la porte entr’ouverte.
Une figure sombre sortit, entre deux soldats, Társilo, le frère de Bruno. Il avait les menottes aux mains, ses vêtements déchirés découvraient une musculature bien développée. Ses yeux se fixèrent insolemment sur la femme de l’alférez.
—C’est celui qui s’est défendu avec le plus de bravoure et commanda de fuir à ses compagnons, dit l’alférez au P. Salvi.
Celui qui vint ensuite avait l’aspect malheureux, il se lamentait et pleurait comme un enfant; il boitait, son pantalon était taché de sang.
—Miséricorde, señor, miséricorde! je n’entrerai plus dans le patio! criait-il.
—C’est un gueux, fit observer l’alférez au curé, il a voulu fuir, mais il a été blessé à la cuisse. Ce sont les deux seuls que nous ayons vivants.
—Comment t’appelles-tu? demanda l’alférez à Társilo.
—Társilo Alasigan.
—Que vous a promis D. Crisóstomo pour que vous attaquiez le couvent?
—D. Crisóstomo n’a jamais communiqué avec nous.
—Ne niez pas! C’est pour cela que vous vouliez nous surprendre.
—Vous vous trompez; vous aviez tué notre père à coups de bâton, nous l’avons vengé et rien de plus. Cherchez vos deux compagnons.
L’alférez surpris, regarda le sergent.
—Ils sont là-bas dans un précipice, nous les y avons jetés hier, ils y pourriront. Maintenant, tuez-moi, vous ne saurez rien de plus.
Silence et surprise générale.
—Tu vas nous dire quels sont tes autres complices, menaça l’alférez en brandissant un jonc.
Un sourire de mépris se dessina sur les lèvres de l’accusé.
L’alférez conversa quelques instants à voix basse avec le curé, puis, se retournant vers les soldats.
—Conduisez-le où sont les cadavres, ordonna-t-il.
Dans un coin du patio, sur un vieux chariot, cinq cadavres étaient entassés, à demi-couverts par un morceau de natte déchirée, pleine de saletés. Un soldat les gardait, faisant les cent pas, crachant à chaque instant.
—Les connais-tu? demanda l’alférez en levant la natte.
Társilo ne répondit pas; il vit le cadavre du mari de la folle avec deux autres, celui de son frère, criblé de baïonnettes et celui de José, la corde encore pendue au cou. Son regard s’assombrit et un soupir parut s’échapper de sa poitrine.
—Les connais-tu? lui demanda-t-on à nouveau.
Társilo resta muet.
Un sifflement déchira l’air, le jonc frappa ses épaules. Il frémit, ses muscles se contractèrent. Les coups se répétèrent, mais Társilo était toujours impassible.
—Qu’on le bâtonne jusqu’à ce qu’il crève ou qu’il avoue! cria l’alférez exaspéré.
—Parle donc! lui dit le directorcillo; de toutes façons on te tuera.
On le reconduisit dans la salle où l’autre prisonnier invoquait les saints, claquant des dents et fléchissant sur ses jambes.
—Connais-tu celui-ci? demanda le P. Salvi.
—C’est la première fois que je le vois! répondit Társilo en regardant l’autre avec une certaine compassion.
L’alférez lui donna un coup de poing suivi d’un coup de pied.
—Attachez-le au banc!
Sans lui ôter les menottes tachées de sang, il fut attaché à un banc de bois. Le malheureux regarda autour de lui comme cherchant quelque chose; il vit Da. Consolacion et sourit sardoniquement. Les assistants surpris le suivirent du regard et virent la señora, qui se mordait légèrement les lèvres.
—Je n’ai jamais vu de femme aussi laide! s’écria Társilo au milieu du silence général; je préfère me coucher sur un banc comme celui-ci qu’à côté d’elle comme l’alférez.
La Muse pâlit.
—Vous allez me tuer à coups de bâton, señor alférez, continua-t-il; cette nuit, en vous embrassant, votre femme m’aura vengé.
—Bâillonnez-le! cria l’alférez furieux, tremblant de colère.
Il paraît que Társilo ne désirait que le bâillon car, dès qu’il l’eut, ses yeux lancèrent un éclair de satisfaction.
A un signe de l’alférez, un garde, armé d’un jonc, commença sa triste tâche.
Tout le corps de Társilo se contracta, un rugissement étouffé, prolongé, se laissa entendre malgré le mouchoir qui lui fermait la bouche; il baissa la tête; ses effets se tachèrent de sang.
Le P. Salvi, pâle, le regard égaré, se leva péniblement, fit un signe de la main et quitta la salle d’un pas vacillant. Dans la rue, il vit une jeune fille qui, le dos appuyé contre le mur, raide, immobile, écoutait attentive, regardant au loin, les mains crispées contre le vieux mur. Le soleil l’inondait de lumière. Elle comptait, semblant ne pas respirer, les coups secs, sourds, suivis de cette déchirante plainte. C’était la sœur de Társilo.
Dans la salle, la scène de torture continuait: le malheureux, exténué de douleur, se tut et attendit que ses bourreaux se lassassent. Enfin, le soldat haletant laissa tomber son bras; pâle de colère, sombre, l’alférez fit un geste et ordonna qu’on détachât sa victime.
Alors Da. Consolacion se leva et murmura quelques mots à l’oreille de son mari. Celui-ci hocha la tête en signe d’intelligence.
—Au puits avec lui! dit-il.
Les Philippins savent ce que cela veut dire; en tagal ils le traduisent par timbaîn3. Nous ne savons qui a inventé ce procédé d’instruction judiciaire, mais nous croyons qu’il doit être assez ancien. La vérité sortant d’un puits n’en est peut-être qu’une sarcastique interprétation.
Au milieu du patio du tribunal s’élève la pittoresque margelle d’un puits, faite grossièrement de pierres vives. Un rustique assemblage de bambou, en forme de manivelle, sert pour tirer l’eau, visqueuse, sale, puante. Des vases cassés, de la vidange, d’autres ordures s’y mélangent; mais ce puits est comme la prison; il est là pour recueillir ce que la société rejette comme mauvais ou inutile, l’objet qui y tombe, quelque bon qu’il ait été est désormais perdu. Cependant, il ne se bouchait jamais; parfois on condamnait les prisonniers à le creuser, à l’approfondir, non parce que l’on croyait retirer un profit quelconque de cette punition, mais à cause des difficultés que le travail présentait: le prisonnier qui y était une fois descendu y gagnait une fièvre dont régulièrement il mourait.
Társilo contemplait d’un regard fixe tous les préparatifs des soldats; il était très pâle, ses lèvres tremblaient, à moins qu’elles ne murmurassent une prière. L’orgueil de son désespoir semblait avoir disparu ou, tout au moins, s’être affaibli. Il baissa plusieurs fois sa tête jusqu’alors altière et regarda le sol, résigné à souffrir.
On l’amena à côté de la margelle, suivi de Da. Consolacion souriante. Le malheureux lança un regard d’envie vers le monceau de cadavres, un soupir s’échappa de sa poitrine.
—Parle donc! lui redit le directorcillo; n’importe comment tu seras pendu, mais au moins meurs sans tant souffrir.
—Tu ne sortiras d’ici que pour mourir, lui dit un cuadrillero.
Le bâillon lui fut enlevé, puis on lui lia les pieds. Il devait être descendu la tête en bas et rester quelque temps sous l’eau, comme on le fait pour le seau; seulement l’homme reste plus longtemps.
L’alférez s’éloigna pour chercher une montre et compter les minutes.
Pendant ce temps, Társilo était suspendu, sa longue chevelure ondoyant à l’air, les yeux à demi fermés.
—Si vous êtes chrétiens, si vous avez du cœur, supplia-t-il à voix basse, descendez-moi rapidement ou faites en sorte que ma tête cogne contre une pierre et que je meure. Dieu vous récompensera pour cette bonne œuvre... peut-être un jour vous verrez-vous comme moi!
L’alférez revint et présida à la descente, montre en main.
—Lentement, lentement, criait Da. Consolacion en suivant le malheureux du regard: prenez garde!
La manivelle tournait lentement; Társilo frottait et s’écorchait contre les pierres saillantes et les plantes immondes qui croissaient entre les crevasses. Puis, la manivelle s’arrêta; l’alférez comptait les secondes.
—Montez! commanda-t-il sèchement au bout d’une demi-minute.
Le bruit argentin et harmonieux des gouttes retombant dans l’eau annonça le retour du supplicié à la lumière. Cette fois, comme la pesanteur du contrepoids était plus grande, il monta avec rapidité. Les cailloux, les débris de pierre, arrachés des parois, tombaient en crépitant.
Le front et la chevelure couverts de fange bourbeuse, la figure remplie de blessures et d’écorchures, le corps mouillé et dégouttant, il apparut aux yeux de l’assemblée silencieuse: le vent le faisait trembler de froid.
—Veux-tu avouer? lui demanda-t-on.
—Prenez soin de ma sœur! murmura le malheureux en regardant suppliant un cuadrillero.
La manivelle de bambou grinça de nouveau et le condamné redescendit. Da. Consolacion observa que l’eau restait tranquille. L’alférez compta une minute.
Quand Társilo remonta, ses membres étaient contractés, violacés. Il dirigea un regard sur ceux qui l’entouraient et maintint ouverts ses yeux injectés de sang.
—Veux-tu avouer? lui demanda encore l’alférez avec ennui.
Társilo secoua négativement la tête; on le redescendit pour la troisième fois. Ses paupières se fermèrent peu à peu, ses pupilles continuèrent à regarder le ciel où flottaient quelques nuages blancs; il plia le cou pour voir le plus longtemps possible la lumière du jour, mais promptement il s’enfonça dans l’eau et ce voile infâme lui cacha le spectacle du monde.
Une minute se passa; la Muse, en observation, vit de grosses bulles d’air qui montaient à la surface.
—Il a soif, dit-elle en riant.
Et l’eau reprit sa tranquillité.
Cette fois ce ne fut qu’au bout d’une minute et demie que l’alférez fit un signe.
Les membres de Társilo n’étaient plus contractés; les paupières entr’ouvertes laissaient voir le fond blanc de l’œil; de la bouche sortait une bave sanguinolente; le vent soufflait, froid, mais déjà son corps ne frémissait plus.
Tous, pâles, consternés, se regardèrent en silence. L’alférez fit un signe pour qu’on le détachât et, pensif, s’éloigna quelques instants. A plusieurs reprises Da. Consolacion appliqua sur ses jambes dénudées le feu de son cigare, le feu s’éteignit, mais la chair n’eut pas un frisson.
—Il s’est asphyxié lui-même! murmura un cuadrillero, regardez comme il s’est retourné la langue, on dirait qu’il a voulu l’avaler.
L’autre prisonnier, tremblant et suant, contemplait cette scène, regardant de tous côtés comme un fou.
L’alférez chargea le directorcillo de l’interroger.
—Señor, señor, gémissait-il; je dirai tout ce que vous voudrez.
—C’est bon! nous allons voir: comment t’appelles-tu?
—Andong, señor!
—Bernardo... Leonardo... Ricardo... Eduardo... Gerardo... ou quoi?
—Andong, señor! répéta l’imbécile.
—Mettez Bernardo ou ce que vous voudrez, décida l’alférez.
—Nom de famille?
L’homme le regarda épouvanté.
—Quel nom as-tu, pour ajouter à celui de Andong?
—Ah, señor! Andong Medio-tonto4, señor!
Les assistants ne purent s’empêcher de rire; l’alférez lui-même suspendit sa promenade.
—Métier?
—Tailleur de cocos, señor, et serviteur de ma belle-mère.
—Qui vous a commandé d’attaquer le quartier?
—Personne, señor!
—Comment personne? ne mens pas ou l’on va te mettre au puits! Qui vous l’a commandé? Dis la vérité!
—La vérité, señor!
—Qui?
—Je te demande qui vous a commandé de faire la révolution?
—Quelle révolution, señor!
—Allons, pourquoi étais-tu hier soir dans le patio du quartier?
—Ah, señor! s’écria Andong en rougissant.
—A qui en est la faute?
—A ma belle-mère, señor!
Le rire, puis la surprise accueillirent cette déclaration. L’alférez se retourna et regarda le malheureux d’un œil sévère. Celui-ci, croyant que ses paroles avaient produit bon effet, continua avec plus d’animation.
—Oui, señor, ma belle-mère ne me donne rien à manger que ce qui est pourri et hors de service; hier soir, quand je revins, le ventre me faisait mal; j’ai vu tout auprès le patio du quartier et je me suis dit: C’est la nuit, personne ne te verra. Je suis entré... et, au moment où je me relevais en entendant beaucoup de coups de fusil, j’attachai mon caleçon...
Un coup de rotin lui coupa la parole.
—A la prison! commanda l’alférez; et cette après-midi, au chef-lieu de la province!
LVIII
Le maudit
La nouvelle du départ des prisonniers se répandit rapidement dans le pueblo, soulevant la terreur d’abord, puis les plaintes et les lamentations.
Les familles des prisonniers couraient comme des folles, du couvent au quartier, du quartier au tribunal, ne trouvant nulle part de consolation, remplissant les airs de gémissements et de cris. Le curé s’était enfermé sous prétexte de maladie; l’alférez avait augmenté le nombre de ses gardes qui recevaient à coups de crosse les femmes suppliantes; le gobernadorcillo, être inutile s’il en fut, plus bête et plus insignifiant que jamais.
En face la prison, celles qui conservaient quelque force couraient d’une extrémité à l’autre, celles qui n’en avaient plus, s’asseyaient à terre, appelant les noms des personnes aimées.
Le soleil brûlait, et cependant aucune de ces malheureuses ne pensait à se retirer. Doray, la gaie et heureuse épouse de D. Filipo, errait désolée, portant dans ses bras son enfant; tous deux pleuraient.
—Retirez-vous, lui disait-on, votre enfant va prendre un coup de soleil.
—A quoi lui servira-t-il de vivre s’il n’a plus de père pour l’élever? répondait-elle, inconsolable.
—Votre mari est innocent, il reviendra!
—Oui, quand nous serons morts!
Capitana Tinay pleurait et appelait son fils Antonio; la valeureuse Capitana Maria regardait vers la petite grille derrière laquelle étaient ses deux jumeaux, ses uniques enfants.
—Avez-vous vu chose pareille? prendre mon Andong, tirer sur lui, le mettre au cepo et l’emmener au chef-lieu, tout cela pourquoi... parce qu’il avait des caleçons neufs? Ceci demande vengeance! Les gardes civils abusent! Je jure que, si j’en retrouve un, comme il est souvent arrivé, cherchant un endroit retiré dans mon jardin, je le châtre, oui, je le châtre! sinon... qu’on me châtre!!!
Mais peu de personnes faisaient cœur avec la musulmane belle-mère.
—La faute de tout est à D. Crisóstomo, soupirait une femme.
Confondu dans la foule, errait le maître d’école; señor Juan, sans plomb et sans mètre, ne se frottait plus les mains: il était vêtu de noir, car il avait eu de mauvaises nouvelles et, fidèle à sa coutume de considérer l’avenir comme réalisé, il portait déjà le deuil d’Ibarra.
A deux heures, après-midi, une charrette découverte, tirée par deux bœufs, s’arrêta devant le tribunal.
La foule l’entoura, menaçant de la dételer et de la briser.
—Ne faites pas cela, s’écria Capitana Maria, voulez-vous qu’ils aillent à pied?
Ce mot arrêta les familles. Vingt soldats sortirent du tribunal et entourèrent le véhicule, puis les prisonniers parurent.
Le premier était D. Filipo, attaché; il salua en souriant son épouse, Doray répondit par un amer sanglot et deux gardes durent faire tous leurs efforts pour l’empêcher d’embrasser son mari. Antonio, le fils de Capitana Tinay, pleurait con±me un enfant, ce qui ne fit qu’augmenter les cris de sa famille. L’imbécile Andong, à la vue de sa belle-mère, cause de sa mésaventure, gémit à fendre l’âme. Albino, l’exséminariste et les deux jumeaux de Capitana Maria, avaient les mains attachées; tous trois étaient sérieux et graves. Enfin sortit Ibarra, les mains libres, marchant entre deux gardes civils. Le jeune homme était pâle, ses yeux cherchaient une figure amie.
—C’est lui le coupable! crièrent de nombreuses voix; c’est lui le coupable et il a les mains libres!
—Mon gendre n’a rien fait et il a les menottes!
Ibarra se retourna vers ses gardes:
—Attachez-moi, mais attachez-moi bien, coude à coude, dit-il.
—Nous n’avons pas d’ordre!
—Attachez-moi!
Les soldats obéirent.
L’alférez parut, à cheval, armé jusqu’aux dents, suivi de dix à quinze autres soldats.
Chaque prisonnier avait là sa famille qui priait pour lui, le saluait de noms affectueux; seul Ibarra n’avait personne; le maître d’école et señor Juan lui-même avaient disparu.
—Que vous ont fait à vous mon mari et mon fils? lui disait Doray en pleurant. Voyez mon pauvre enfant, vous l’avez privé de son père!
La douleur se changeait en colère contre le jeune homme, accusé d’avoir provoqué la révolte. L’alférez ordonna le départ.
—Tu es un lâche! cria à Crisóstomo la belle-mère d’Andong. Tandis que les autres se battaient pour toi, tu te cachais, lâche!
—Sois maudit! lui dit un vieillard en le poursuivant. Maudit soit l’or amassé par ta famille pour troubler notre paix! Maudit! Maudit!
—Qu’on te pende, toi, hérétique! lui cria une parente d’Albino, et sans pouvoir se contenir, elle prit une pierre et la lui lança.
L’exemple fut promptement suivi: une pluie de poussière et de cailloux s’abattit sur le malheureux jeune homme.
Ibarra souffrit impassible, sans colère, sans plainte, l’injuste vengeance de tant de cœurs blessés. C’était là l’au revoir, l’adieu que lui faisait son pays adoré où étaient tous ses amours. Il baissa la tête: peut-être pensait-il à un homme qu’il avait vu frapper dans les rues de Manille, à une vieille femme tombant morte à la vue de la tête de son fils; peut-être se rappelait-il l’histoire d’Elias.
L’alférez crut nécessaire d’écarter la foule, mais les pierres ne cessèrent pas de tomber, les insultes de retentir. Seule, une mère ne vengeait pas sur lui ses douleurs: Capitana Maria. Sans un geste, les lèvres serrées, les yeux remplis de larmes silencieuses, elle voyait s’éloigner ses deux fils. Devant cette immobilité et cette douleur muette, Niobé cessait d’être fabuleuse.
Le cortège s’éloigna.
De toutes les personnes qui se montrèrent aux rares fenêtres ouvertes, les seules qui témoignèrent quelque compassion pour le jeune homme furent les indifférents et les curieux. Tous ses amis s’étaient cachés, tous, même Capitan Basilio qui défendit de pleurer à sa fille Sinang.
Ibarra vit les ruines fumantes de sa maison, de la maison de ses pères, où il était né, où vivaient les plus doux souvenirs de son enfance et de sa jeunesse; les larmes, longtemps refoulées, jaillirent de ses yeux, il baissa la tête et pleura sans avoir, attaché comme il était, la consolation de dissimuler son chagrin, sans que sa douleur éveillât quelque sympathie. Maintenant, il n’avait plus ni patrie, ni foyer, ni amour, ni amis, ni avenir!
D’une hauteur, un homme contemplait la triste caravane. C’était un vieillard, pâle, amaigri, enveloppé dans un manteau de laine, s’appuyant avec effort sur un bâton. A la nouvelle de l’événement, le vieux philosophe Tasio avait voulu quitter son lit et accourir, mais ses forces ne le lui avaient pas permis. Le vieillard maintenant suivit des yeux la charrette jusqu’à ce qu’elle eut disparu au loin; il resta quelque temps pensif et le front baissé, puis se leva et, péniblement, reprit le chemin de sa maison, se reposant à chaque pas.
Le lendemain, des pâtres le trouvèrent mort à l’ombre même de sa solitaire retraite.
LIX
Patrie et intérêts.
Le télégraphe avait transmis secrètement à Manille la nouvelle de cet événement et, trente-six heures après, les journaux augmentés, corrigés, mutilés par le fiscal1, en parlaient avec beaucoup de mystère et de nombreuses menaces. Entre temps, les nouvelles particulières, émanées des couvents, furent les premières qui coururent de bouche en bouche, en secret, à la grande terreur de ceux qui arrivaient à les connaître. Le fait, défiguré par mille versions, fut accepté comme vrai avec plus ou moins de facilité selon qu’il flattait ou contrariait les passions et la façon de penser de chacun.
Sans que la tranquillité publique en parût troublée, la paix des foyers devenait semblable à un étang: la superficie restant lisse et calme, tandis qu’au fond pullulent, courent, se poursuivent les poissons muets. Les croix, les décorations, les galons, les emplois, le prestige, le pouvoir, l’importance, les dignités, etc., commencèrent à voltiger comme des papillons dans une atmosphère dorée pour une partie de la population. Pour les autres un nuage obscur s’éleva à l’horizon, sur son fond cendré se détachaient, comme de noires silhouettes, des grilles, des chaînes et le fatidique bois de la potence. On croyait entendre dans les airs les interrogatoires, les sentences, les cris qu’arrachent les tortures; les Mariannes et Bagumbayan se présentaient enveloppés d’un voile déchiré et sanglant: dans le brouillard on voyait des pêcheurs et des pêchés. Le Destin présentait l’événement aux imaginations manilènes comme certains éventails de Chine: une face peinte en noir, l’autre dorée, de couleurs vives, ornée d’oiseaux et de fleurs.
Dans les couvents, la plus grande agitation régnait. Faisant atteler leurs voitures, les provinciaux se visitaient, tenaient de secrètes conférences. Ils se présentaient au palais pour offrir leur appui au Gouvernement qui courait les plus grands périls. On parlait à nouveau de comètes, d’allusions, de coups d’épingle, etc.
—Un Te Deum, un Te Deum! disait un moine dans un couvent. Cette fois que personne ne manque dans le chœur! C’est une grande bonté de Dieu de faire voir maintenant, précisément en des temps si mauvais, tout ce que nous valons!
—Ce petit général Mal-Aguëro2, se sera mordu les lèvres après cette petite leçon, répondit un autre.
—Qu’en aurait-il été de lui sans les Congrégations?
—Et pour mieux célébrer la fête que l’on avertisse le Frère cuisinier et le procurateur... Réjouissances pour trois jours!
—Amen!—Amen!—Vive Salví!—Vive!
Dans un autre couvent, on parlait d’autre sorte.
—Voyez? c’est un élève des Jésuites; les flibustiers sortent de l’Ateneo!
—Et les anti-religieux!
—Je l’ai toujours dit: les Jésuites perdent le pays, ils corrompent la jeunesse; mais on les tolère parce qu’ils tracent quelques lignes sur du papier quand il y a des tremblements de terre...
—Et Dieu sait comment elles sont faites!
—Oui, allez donc les contredire! Quand tout tremble et remue, qui donc pourrait écrire des griffonnages! Rien, le P. Secchi...
Et ils sourirent avec un souverain mépris.
—Mais, et les ouragans? et les báguios3? demanda un autre avec une sarcastique ironie; n’est-ce pas divin?
—Un pêcheur quelconque les pronostique!
—Quand celui qui gouverne est un sot... dis-moi comment tu as la tête et je te dirai comment est ta patte! Mais vous verrez si les amis se favorisent les uns les autres; les journaux vont presque jusqu’à demander une mitre pour le P. Salví.
—Et il va l’avoir! il s’en consume!
—Tu le crois?
—Pourquoi pas! Aujourd’hui on la donne pour n’importe quoi. J’en sais un qui l’a coiffée pour moins; il avait écrit un petit travail où il démontrait que les Indiens n’étaient capables de rien que d’être artisans... fi! de vieilles vulgarités!
—C’est vrai! tant d’injustices nuisent à la Religion! s’écria l’autre; si les mitres avaient des yeux et pouvaient voir sur quels crânes...
—Si les mitres étaient des objets de la Nature! ajouta une voix nasale, Natura abhorret vacuum4...
—C’est pour cela qu’on se les arrache; le vide les attire!
Nous faisons grâce à nos lecteurs d’autres commentaires politiques, métaphysiques ou simplement spirituels. Nous allons entrer chez un simple particulier, et comme à Manille nous connaissons peu de monde, nous frapperons à la porte de Capitan Tinong, l’homme officieux et prévenant que nous avons vu inviter Ibarra avec tant d’insistance pour qu’il l’honorât de sa visite.
Dans son riche et spacieux salon, à Tondo, Capitan Tinong est assis dans un large fauteuil; il se passe la main sur le front, puis sur la nuque en signe de désespoir tandis que sa femme, la Capitana Tinchang, pleure et le sermonne devant ses deux filles qui, dans un coin, écoutent muettes, hébétées et émues.
—Ah! Vierge d’Antipolo! criait la femme, ah! Vierge du Rosaire et de la Courroie! ah! ah! Notre-Dame de Novaliches!
—Nanay!... répondit la plus jeune des filles.
—Je te l’avais dit! continua la femme sur un ton de récrimination; je te l’avais dit! ah! Vierge du Carmel! ah!
—Mais non, tu ne m’avais rien dit! se risqua à répondre en pleurnichant Capitan Tinong; au contraire, tu me disais que je faisais bien de conserver l’amitié et de fréquenter la maison de Capitan Tiago... parce que... parce qu’il était riche... et tu me disais...
—Quoi? que te disais-je? Je ne te l’avais pas dit? je ne t’avais rien dit? Ah! si tu m’avais écouté!
—Maintenant tu me rejettes la faute! répliqua-t-il d’un ton amer, en donnant un coup de poing sur le bras du fauteuil. Ne me disais-tu pas que j’avais bien fait de l’inviter à dîner avec nous, parce que, comme il était riche... tu disais que nous ne devions avoir d’amitiés qu’avec les riches? N’est-ce pas?
—Il est vrai que je te disais cela parce que... parce que déjà il n’y avait plus de remède; tu ne faisais que le louer; D. Ibarra par ci, D. Ibarra par là, D. Ibarra partout. Et voilà! Mais je ne t’ai pas conseillé de le voir ni de lui parler à cette réunion; cela tu ne peux-pas le nier.
—Savais-je moi, par hasard, qu’il devait y aller?
—Eh bien! tu aurais dû le savoir!
—Comment, si je ne le connaissais même pas?
—Eh bien! tu aurais dû le connaître!
—Mais, Tinchang, si c’était la première fois que je le voyais, que j’entendais parler de lui!
—Eh bien! tu aurais dû l’avoir vu avant, avoir entendu parler de lui; c’est pour cela que tu es homme, que tu portes des pantalons et que tu lis le Diario de Manila! répondit intrépidement l’épouse en lui lançant un regard terrible.
Capitan Tinang ne sut que répliquer.
Son épouse, non contente de cette victoire, voulut la compléter et s’approchant de lui les poings fermés.
—C’est pour cela que j’ai travaillé des années et des années, économisant, pour que toi, par ta bêtise, tu viennes perdre le fruit de mes fatigues? lui reprocha-t-elle. Maintenant on va t’envoyer en exil, nous dépouiller de nos biens, comme la femme de... Oh! si j’étais homme, si j’étais homme!
Et voyant que son mari baissait la tête, elle recommença à sangloter, répétant toujours:
—Ah! si j’étais homme! si j’étais homme!
—Et si tu étais homme, lui demanda enfin son mari vexé, que ferais-tu?
—Quoi? eh bien!... eh bien!... aujourd’hui même je me présenterais au capitaine général, pour lui offrir de me battre contre les révoltés, aujourd’hui même!
—Mais, n’as-tu pas lu ce que dit le Diario? Lis! «La trahison infâme et bâtarde a été réprimée avec énergie, force et vigueur, et promptement les rebelles ennemis de la Patrie et leurs complices sentiront tout le poids et toute la sévérité des lois...» Vois! il n’y a pas de soulèvement.
—Cela ne fait rien, tu dois te présenter; beaucoup l’ont fait en 1872 et ainsi n’ont pas été inquiétés.
—Oui! il l’avait fait aussi le P. Burg...
Mais il ne put achever le mot; sa femme accourut et lui ferma la bouche.
—Dis-le! prononce ce nom pour que demain on te pende à Bagumbayan! Ne sais-tu pas qu’il suffit de prononcer ce nom pour être exécuté sans autre forme de procès? Voyons, dis-le!
Quand même Capitan Tinong aurait voulu lui obéir, il n’aurait pas pu; sa femme lui fermait la bouche à deux mains, serrant sa petite tête contre le dossier du fauteuil et peut-être le pauvre homme serait-il mort asphyxié si un nouveau personnage n’était intervenu.
C’était le cousin D. Primitivo, qui savait par cœur l’Amat, homme d’environ quarante ans, vêtu avec recherche, pansu et bedonnant.
—Quid video? s’écria-t-il en entrant; que se passe-t-il? Quare?5
—Ah! cousin! dit la femme éplorée en courant vers lui, je t’ai fait appeler, car je ne sais ce qu’il va en être de nous... que nous conseilles-tu? Parle, toi qui as étudié le latin et qui connais les arguments...
—Mais avant quid quaeritis? Nihil est in intellectu quod prius non fuerit in sensu; nihil volitum quin praecognitum6.
Et il s’assit posément. Comme si les phrases latines avaient eu une vertu tranquillisatrice, les époux cessèrent de pleurer et s’approchèrent attendant le conseil de ses lèvres, comme autrefois les Grecs attendaient la phrase salvatrice de l’oracle qui allait leur livrer les Perses envahisseurs.
—Pourquoi pleurez-vous? Ubinam gentium sumus7?
—Tu sais déjà la nouvelle du soulèvement...
—Alzamentum Ibarrae ab alferesio Guardiae civilis destructum? Et nunc?8 Eh bien, quoi! D. Crisóstomo vous doit quelque chose.
—Non, mais sais-tu que Tinong l’avait invité à dîner, il l’a salué sur le Pont d’Espagne... en plein jour! On va dire qu’il est son ami!
—Ami? s’écria surpris le latin en se levant. Amice, amicus Plato sed magis arnica veritas9! Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es. Malum est negotium et est timendum rerum istarum horrendissimum resultatum. Hemn!10
Tant de mots en um épouvantèrent Capitan Tinong; il pâlit effroyablement, ce son lui semblait d’un mauvais présage. Son épouse joignit des mains suppliantes:
—Cousin, tu nous parles maintenant en latin; tu sais que nous ne sommes pas philosophes comme toi; parle-nous en tagal ou en castillan, mais donne-nous un conseil.
—Il est à déplorer que vous n’entendiez pas le latin, cousine: les vérités latines sont des mensonges tagals; par exemple: contra principia negantem fustibus est arguendum11, en latin c’est une vérité aussi certaine que l’arche de Noé; je l’ai mise une fois en pratique en tagal et c’est moi qui ai reçu les coups de bâton. Aussi c’est un malheur que vous ne sachiez pas le latin. En latin, tout pouvait s’arranger.
—Nous savons aussi beaucoup d’oremus, parce nobis et Agnus Dei catolis12, mais maintenant nous ne nous comprendrions pas. Donne un conseil à Tinong pour qu’on ne le pende pas.
—Tu as mal fait, très mal fait, cousin, en liant amitié avec ce jeune homme! répondit le latin. Les justes paient pour les pécheurs, je te conseillerais presque de faire ton testament... Væ illis. Ubi est fumus est ignis! Similis simili gaudet; atqui Ibarra ahorcatur, ergo ahorcaberis13....
Et, ennuyé, il hochait la tête de côté et d’autre.
—Saturnino, qu’as-tu! cria Capitana Tinchang, pleine de terreur; ah! mon Dieu! il est mort! un médecin! Tinong, Tinongoy!
Les deux filles accoururent et toutes trois commencèrent à se lamenter.
—Ce n’est rien qu’un évanouissement, cousine, un évanouissement! J’aurais été content que... que... mais malheureusement ce n’est rien de plus qu’un évanouissement. Non timeo mortem in catre sed super espaldonem Bagumbayanis14. Apportez de l’eau!
—Ne meurs pas! pleurait la femme. Ne meurs pas, on viendrait te prendre! Ah! si tu mourais et si les soldats venaient! ah! ah!
Le cousin lui arrosa la figure avec de l’eau et le malheureux revint à lui.
—Allons, il ne faut pas pleurer! Inveni remedium, j’ai trouvé le remède. Transportons-le à son lit; allons! du courage! je suis ici avec vous et toute la sagesse des anciens... Qu’on appelle un docteur; et aujourd’hui même, cousine, va voir le capitaine général et porte-lui un cadeau, une chaîne d’or, une bague... Davidæ quebrantant peñas;15 dis que c’est un cadeau de Noël. Ferme les fenêtres, les portes et, si quelqu’un demande mon cousin, réponds qu’il est gravement malade. Pendant ce temps, je brûle toutes les lettres, papiers et livres pour que l’on ne puisse rien trouver, comme a fait D. Crisóstomo. Scripti testes sunt! Quod medicamenta non sanant ferrum sanat; quod ferrum non sanat, ignis sanat16.
—Oui, prends, cousin, brûle tout! dit Capitana Tinchang; voici les clefs, voici les lettres de Capitan Tiago. brûle-les! Qu’il ne reste aucun journal d’Europe, ils sont très dangereux. Voici quelques Times que je conservais pour envelopper des savons et du linge. Voici les livres.
—Va-t’en chez le capitaine général, laisse-moi seul. In extremis extrema17. Donne-moi le pouvoir d’un director romain et tu verras comment je sauverai la pat..., que dis-je, le cousin.
Et il commença à donner des ordres, à retourner les rayons de la bibliothèque, à déchirer les papiers, les livres, les lettres, etc. Puis il alluma un foyer dans la cuisine; on brisa avec une hache de vieilles escopettes, on jeta dans les cabinets des revolvers rouillés; la servante qui voulait conserver le canon de l’une de ces armes pour en faire un soufflet fut vertement reçue.
—Conservare etiam sperasti, perfida18? Au feu!
Et l’auto-da-fé continua.
Il aperçut un vieux tome en parchemin et en lut le titre:
—«Révolutions des globes célestes, par Copernic» pfui! ite, maledicti, in ignem Kalanis19! s’écria-t-il en le jetant dans la flamme. Des Révolutions et Copernic! Crime sur crime! Si je n’arrive pas à temps...
«La Liberté aux Philippines». Tatata! quels livres! au feu!
Et des livres innocents, écrits par les auteurs les plus simples, n’échappèrent pas au sort commun. Même le «Capitan Juan», œuvre très candide, suivit les autres. Le cousin Primitivo avait raison; les justes paient pour les pécheurs.
Quatre ou cinq heures plus tard dans une tertulia20 à prétentions, intra muros, on commentait les événements du jour. Beaucoup de vieilles dames et de vieilles filles y étaient réunies avec des femmes ou des filles d’employés, vêtues à l’européenne, s’éventant et bâillant. Parmi les hommes qui, par leurs manières, dénotaient comme les femmes leur instruction et leur origine, était un homme déjà âgé, tout petit, manchot, que l’on traitait avec beaucoup d’égards et qui gardait envers les autres un silence dédaigneux.
—En vérité, je ne pouvais auparavant souffrir ni les moines ni les gardes civils à cause de leur mauvaise éducation, disait une grosse dame, mais maintenant que je vois leur utilité et quels services ils rendent, je serais presque heureuse de me marier avec l’un d’eux. Je suis patriote.
—Je suis du même avis! ajouta une maigre; quel malheur que nous n’ayons pas l’ancien gouverneur; celui-là laisserait le pays net comme une patène.
—Et il en finirait avec la race des filibusterillos!
—Ne dit-on pas qu’il reste de nombreuses îles à peupler? Pourquoi n’y déporte-t-on pas tous ces Indiens mécontents? Si j’étais le capitaine général...
—Señoras, dit le manchot, le capitaine général sait son devoir; selon ce que j’ai entendu il est très irrité, car il avait comblé de faveurs cet Ibarra.
—Comblé de faveurs? répéta la maigre en s’éventant avec furie. Voyez combien ingrats sont ces Indiens! Peut-on par hasard les traiter comme des personnes? Jésus!
—Savez-vous ce que j’ai entendu? demanda un militaire.
—Non!—Qu’est-ce?—Que dit-on?
—Des personnes dignes de foi, reprit le militaire au milieu du plus grand silence, assurent que tout ce bruit fait pour élever une école était un pur conte.
—Jésus! Vous avez vu? s’écrièrent-elles toutes, croyant déjà au conte.
—L’école était un prétexte; ce qu’il voulait bâtir était un fort, où il aurait pu se défendre quand nous aurions été l’attaquer...
—Jésus! Quelle infamie! Un Indien seul est capable d’aussi lâches pensées, s’écria la grosse dame. Si j’étais le capitaine général, ils verraient... ils verraient...
—Je pense comme vous! s’écria la maigre en s’adressant au manchot. Que l’on arrête tous ces avocassons, tous ces petits clercs, tous ces commerçants et que, sans autre forme de procès on les exile, on les emprisonne! Il faut arracher la racine du mal!
—Mais on dit que ce flibustier-là est fils d’espagnol, ajouta le manchot sans regarder personne.
—Ah! voilà! s’écria la grosse; ce sont toujours les créoles! aucun Indien ne comprend quelque chose à la Révolution! Élève des corbeaux21... élève des corbeaux...
—Savez-vous ce que j’ai entendu dire, demanda une créole qui coupa ainsi la conversation. La femme de Capitan Tinong... vous rappelez-vous? celui chez qui nous avons dansé et dîné à la fête de Tondo...
—Celui qui a deux filles? eh bien, quoi?
—Eh bien, sa femme vient de donner cette après-midi au capitaine général une bague de mille pesos de valeur.
Le manchot se retourna.
—Vrai? et pourquoi? demanda-t-il, les yeux brillants.
—Elle a dit que c’était comme cadeau de Noël...
—La Noël ne vient que dans un mois!...
—Elle aura craint une averse... observa la grosse.
—Et elle se met à couvert, ajouta la maigre.
—Satisfaction non réclamée, faute confessée.
—C’est ce que je pensais; vous avez mis le doigt sur la plaie.
—Ceci est à voir, observa le manchot pensif; je crains qu’il n’y ait là quelque chat enterré.
—Un chat enterré, c’est cela! j’allais le dire, répéta la maigre.
—Et moi aussi, dit l’autre en lui coupant la parole; la femme de Capitan Tinong est très avare... elle ne nous a encore envoyé aucun cadeau et cependant nous sommes allés chez elle. De sorte que, quand une personne aussi chiche et aussi avide lâche un petit cadeau de mille petits pesos...
—Mais, est-ce certain? demanda le manchot.
—Absolument certain, c’est l’aide-de-camp de Son Excellence qui l’a dit à ma cousine, dont il est le fiancé. Je suis tentée de croire que c’est la même bague qu’elle portait le jour de la fête. Elle est toujours pleine de brillants!
—Un scarabée marchant!
—C’est une manière comme une autre de se faire de la réclame! Au lieu d’acheter un mannequin ou de payer une boutique...
Le manchot trouva un prétexte et abandonna la tertulia.
Deux heures après, quand tout le monde dormait, divers habitants de Tondo reçurent une invitation par l’entremise de soldats... L’Autorité ne pouvait tolérer que certaines personnes ayant une position ou des propriétés dormissent en des maisons si mal gardées et si peu fraîches: au Fort de Santiago et dans d’autres édifices du gouvernement leur sommeil serait plus tranquille et plus réparateur. Parmi ces personnes se trouvait le malheureux Capitan Tinong.
1 Procureur du roi.—N. des T.
2 De mauvais augure.—N. des T.
3 Nom philippin des typhons.—N. des T.
4 La Nature a horreur du vide.—N. des T.
5 Que vois-je? Pourquoi?—N. de l’Éd. esp.
6 Que demandez-vous? Il n’est rien dans l’intelligence qui d’abord n’ait existé pour les sens. On ne désire pas ce que l’on ne connaît pas.—N. de l’Éd. esp.
7 En quel lieu du monde sommes-nous?—N. de l’Ed. esp.
8 Le soulèvement étouffé d’Ibarra contre l’alférez de la Garde Civile! Et à présent?—N. des T.
9 Ami, Platon est mon ami, mais je lui préfère la vérité.—N. de l’Ed. esp.
10 L’affaire est mauvaise et je crains que ces choses n’aient une horrible fin.—N. de l’Ed. esp.
11 On argue en les fustigeant contre ceux qui nient les principes.—N. de l’Ed. esp.
12 Catolis pour qui tollis. Heureusement que le Dieu qui écoute les prières des dévotes en rectifie le latin et qu’il a plus de considération pour leur foi que pour leur science!—N. des T.
13 Malheur à eux! Où il y a fumée, il y a feu! Chacun recherche son semblable; aussi, si l’on pend Ibarra, tu seras ensuite pendu.—N. de l’Ed. esp.
14 Je ne crains pas la mort dans le lit mais sur l’échafaud de Bagumbayan.—N. de l’Ed. esp.
15 Corruption en latin de cuisine du proverbe espagnol: Dádivas quebrantan peñas, les offrandes brisent les rochers.—N. des T.
16 Les écrits sont des témoins. Ce que ne guérissent pas les médicaments, le fer le guérit; ce que ne guérit pas le fer, le feu le guérit.—N. de l’Ed. esp.
17 Dans les extrémités, les moyens extrêmes, ou, en français, aux grands maux les grands remèdes.—N. des T.
18 Ah! tu voulais le garder, scélérate?—N. des T.
19 Allez, maudits, dans le feu du fourneau.—N. des T.
20 Société, compagnie.—N. des T.
21 Proverbe espagnol: Elève des corbeaux, ils te crèveront les yeux.—N. des T.
LX
Maria Clara se marie
Capitan Tiago était très content. Pendant cette période terrible, personne ne s’était occupé de lui; on ne l’avait pas arrêté, on ne l’avait pas mis au secret, on ne l’avait pas soumis aux interrogatoires, aux machines électriques, aux bains de pieds continuels en de souterraines habitations, et autres plaisanteries bien connues de certains personnages qui s’appellent eux-mêmes civilisés. Ses amis, c’est-à-dire ceux qui l’avaient été (car il avait renié ses amis philippins aussitôt qu’ils avaient été suspects aux yeux du gouvernement), étaient retournés chez eux après quelques jours de vacances, dans les édifices de l’État. Le capitaine général lui-même avait ordonné qu’on les jetât hors de ses possessions, ne les jugeant pas dignes d’y rester, au grand déplaisir du manchot qui voulait célébrer la Noël prochaine en leur nombreuse et riche compagnie.
Capitan Tinong revint à son domicile malade, pâle, affecté,—l’excursion ne lui avait pas profité—et si changé qu’il ne dit pas un mot, ne salua pas sa famille qui riait, pleurait et devenait folle de joie. Le pauvre homme ne sortit plus de chez lui de peur de saluer un flibustier. Le cousin Primitivo lui-même, avec toute la sagesse des anciens, ne pouvait le tirer de son mutisme.
—Crede, prime, lui disait-il; si je n’étais pas arrivé à brûler tous tes papiers, on apprêtait ton cou; mais si j’avais brûlé toute la maison, on ne te touchait pas un cheveu. Mais quod eventum, eventum; gratias agamus Domino Deo quia non in Marianis Insulis es, camotes seminando1.
Les histoires semblables à celle de Capitan Tinang étaient nombreuses; Capitan Tiago ne les ignorait pas. Il regorgeait de gratitude, sans savoir exactement à qui il devait des faveurs si signalées. Tante Isabel attribuait le miracle à la Vierge d’Antipolo, à la Vierge du Rosaire, ou tout au moins à la Vierge du Carmel; à tout hasard—et c’était le moins qu’elle pouvait concéder—à Nuestra Señora de la Correa: selon elle, le miracle ne pouvait s’échapper de ce cercle. Capitan Tiago ne niait pas le miracle, mais il ajoutait:
—J’y crois, Isabel, mais la Vierge d’Antipolo ne l’aura pas fait seule; mes amis y auront aidé, mon futur gendre, le Señor Linares, qui, comme tu le sais, plaisante avec le Señor Antonio Canovas lui-même, celui dont l’Illustration nous a donné le portrait et qui ne daigne montrer aux yeux que la moitié de sa figure.
Et le bonhomme ne pouvait réprimer un sourire de satisfaction chaque fois qu’il entendait une nouvelle importante au sujet des événements. On chuchotait à voix basse qu’Ibarra serait pendu; que, bien que l’on manquât de beaucoup de preuves pour le condamner, on en avait trouvé une qui confirmait l’accusation; que les experts avaient déclaré qu’en effet les travaux de l’école pouvaient passer pour un rempart, une fortification, assez défectueuse comme étant l’œuvre d’ignorants Indiens. Ces rumeurs le tranquillisaient et le faisaient sourire.
De même que Capitan Tiago et sa cousine les amis de la famille se partageaient en deux partis: l’un tenant pour le miracle, l’autre pour le gouvernement, mais celui-ci était insignifiant. Les miraculistes étaient subdivisés: le sacristain principal de Binondo, la vendeuse de cierges et le chef d’une confrérie voyaient la main de Dieu, mise en mouvement par la Vierge du Rosaire; le marchand de bougies chinois, son fournisseur quand il allait à Antipolo, lui disait en s’éventant et en remuant la jambe:
—No siya osti gongong; Miligen li Antipulo esi! Esi pueli mas cón tolo; no siya osti gongong2.
Capitan Tiago avait en grande estime ce Chinois qui se faisait passer pour prophète, médecin, etc. En examinant la main de sa défunte épouse, au sixième mois de sa grossesse, il avait pronostiqué:
—Si esi no homele y no pactaylo, muje juete-juete3!
Et Maria Clara vint au monde pour accomplir la prophétie.
Capitan Tiago donc, homme prudent et craintif, ne pouvait se décider si facilement que le troyen Pâris; il ne pouvait donner la préférence à une Vierge de peur d’offenser l’autre, ce qui aurait pu lui attirer de graves ennuis.
—Prudence! se disait-il à lui-même, n’allons pas nous perdre maintenant.
Il se trouvait dans ces doutes quand arriva le parti gouvernemental: Da. Victorina, D. Tiburcio et Linares.
Da. Victorina parla pour les trois hommes et pour elle-même, mentionna les visites de Linares au capitaine général et insinua à plusieurs reprises les avantages que pouvait offrir un parent de catégorie.
—Na! concluait-elle, comme nous izons: zelui qui ze couche à une bonne ombre, z’appuie zur un bon bâton.
—C’est... c’est le contraire, femme, corrigea le docteur.
Car, depuis quelques jours, elle avait prétendu se naturaliser andalouse en supprimant les d et en remplaçant le son s par le son z; cette idée, personne n’avait pu lui ôter de la cervelle; il aurait fallu d’abord arracher les boucles postiches.
—Zi! ajoutait-elle, en parlant d’Ibarra; zelui-zi le méritait bien! ze l’avais it la première fois que ze l’avais vu: z’est un flibustier. Que t’a it à toi, cousin, le Général? Que lui as-tu it, quelles nouvelles lui as-tu onné zur Ibarra?
Et, voyant que le cousin tardait à répondre, elle poursuivit en s’adressant à Capitan Tiago.
—Croyez-moi, zi on le conamne à mort, comme z’est à ezpérer, ze zera grâce à mon cousin.
—Señora, señora, protesta Linares.
Mais elle ne lui donna pas le temps:
—Ah! quel iplomate tu fais. Nous zavons que tu es le conzeiller du général, qu’il ne peut rien faire zans toi... Ah! Clarita, quel plaisir de te voir!
Maria Clara paraissait pâle encore, bien que presque entièrement remise de sa maladie. Sa longue chevelure était attachée par un ruban de soie d’un bleu léger. Elle salua timidement, souriant avec tristesse, et s’approcha de Da. Victorina pour le baiser de cérémonie.
Après les phrases ordinaires, la pseudo-andalouse continua:
—Nous venions vous rendre visite; vous avez été zauvés graze à vos relazions!—ici, un regard significatif à Linares.
—Dieu a protégé mon père! répondit la jeune fille à voix basse.
—Oui, Clarita, mais le temps es miracles est éjà pazé. Nous, les Espagnols, nous isons: n’aie pas confianze en la Vierge et sauve-toi en courant!
—C’est... c’est... le contraire!
Capitan Tiago qui, jusqu’alors n’avait pas trouvé un moment pour parler, se risqua à demander en écoutant la réponse de toute son attention:
—De façon que vous croyez, Da. Victorina, que la Vierge...
—Nous venions prezizément causer avec vous e la Vierge, répondit-elle mystérieusement en désignant Maria Clara. Nous avons à causer affaires!
La jeune fille comprit qu’elle devait se retirer: elle chercha un prétexte et s’éloigna en s’appuyant aux meubles.
Ce qui se dit dans cette conférence fut si bas et si mesquin que nous préférons ne pas le rapporter. Qu’il suffise de noter que, lorsqu’ils se séparèrent, tous étaient contents. Capitan Tiago dit ensuite à la tante Isabel.
—Préviens le restaurant que demain nous donnons une fête. Va-t’en préparer Maria Clara et lui annoncer que nous la marions dans trois jours.
Tante Isabel le regarda épouvantée.
—Tu verras! quand le señor Linares sera notre gendre, tous les palais nous seront ouverts; on nous enviera, ils mourront tous d’envie.
Et c’est ainsi que, vers huit heures, le lendemain, la maison de Capitan Tiago était pleine encore une fois; seulement il n’avait invité que des Espagnols et des Chinois: le beau sexe était représenté par des Espagnoles péninsulaires et philippines.
La plus grande partie de nos connaissances s’y retrouvaient: le P. Sibyla, le P. Salvi, parmi divers franciscains et dominicains, le vieux lieutenant de la Garde civile, plus sombre que jamais; l’alférez racontant pour la millième fois sa victoire, regardant tout le monde par dessus les épaules, se croyant un Don Juan d’Autriche, maintenant qu’il est lieutenant avec le grade de commandant; De Espadaña qui le regarde avec respect et crainte et esquive ses regards; Da. Victorina qui ne peut le voir sans colère. Linares n’était pas arrivé encore car, comme personnage important, il devait se faire attendre. Il y a des êtres si candides qu’une heure de retard suffit à faire de grands hommes.
Dans le groupe des femmes, Maria Clara était l’objet des murmures de toutes. La jeune fille les avait saluées et reçues cérémonieusement, sans perdre son air de tristesse.
—Bah! disait l’une; petite orgueilleuse...
—Assez jolie! reprenait une autre, mais il aurait pu en choisir quelqu’une qui ait la figure plus intelligente.
—Et l’argent, ma petite, le bon garçon se vend.
D’un autre côté, on disait:
—Se marier quand son premier fiancé est pour être pendu!
—Cela s’appelle être prudente, avoir sous la main un remplaçant.
—Eh bien! quand on devient veuve...
Peut-être ces conversations arrivaient-elles aux oreilles de la jeune fille qui, assise sur une chaise, arrangeait une guirlande de fleurs, car on la voyait pâlir et, par moments, sa main tremblait, ses lèvres semblaient se mouvoir.
Dans le cercle des hommes on causait tout haut et, naturellement, les derniers événements défrayaient la conversation. Tous parlaient, même D. Tiburcio; le P. Salvi seul, gardait toujours son dédaigneux silence.
—J’ai entendu dire que V. R. quittait déjà le pueblo, P. Salvi; demanda le nouveau lieutenant que sa nouvelle étoile avait rendu plus aimable.
—Je n’ai plus rien à y faire; je dois me fixer pour toujours à Manille... et, vous?
—Je quitte aussi le pueblo, répondit-il en se redressant. Le gouvernement a besoin de moi pour que, avec une colonne volante, je désinfecte les provinces de tous les flibustiers.
Fr. Salvi le regarda rapidement des pieds à la tête et lui tourna complètement le dos.
—Sait-on certainement ce qu’il va en être du chef, du flibustier? demanda un employé.
—Vous parlez de D. Crisóstomo Ibarra? répondit un autre. Il est très probable qu’il sera pendu comme ceux de 1872 et ce sera très juste.
—Il sera exilé! dit sèchement le vieux lieutenant.
—Exilé! rien de plus qu’exilé! Mais ce sera un exil perpétuel! s’écrièrent de nombreuses voix en même temps.
—Si ce jeune homme, poursuivit à voix haute le lieutenant Guevara avait été plus prudent, s’il s’était moins confié à certaines personnes à qui il écrivait, si nos fiscaux ne savaient pas interpréter trop subtilement ce qu’ils lisent, il est certain que l’accusé aurait été absous!
Cette déclaration du vieux lieutenant et le ton de sa voix produisirent une grande surprise dans son auditoire; tous ne savaient que dire. Le P. Salvi regarda d’un autre côté, peut-être pour ne pas voir le regard sombre que le vieillard lui adressait, Maria Clara laissa tomber les fleurs et resta immobile. Le P. Sibyla, qui savait se taire, parut être aussi le seul qui sût questionner.
—Vous parlez de lettres, Sr. Guevara?
—Je parle de ce que m’a dit son défenseur, qui s’est intéressé à sa cause et la défend avec zèle. En dehors de quelques lignes ambiguës trouvées dans une lettre adressée à une femme avant de partir pour l’Europe, lignes dans lesquelles le fiscal a vu un projet et une menace contre le gouvernement et que le jeune homme a reconnues comme écrites par lui, on ne pouvait rien trouver pour l’accuser.
—Et la déclaration faite par le bandit avant de mourir?
—Le défenseur l’a annulée car, selon le bandit lui-même, ils n’ont jamais communiqué avec Ibarra, à part un nommé José qui était son ennemi, ainsi qu’il peut se prouver, et qui s’est suicidé, peut-être par remords. On a prouvé que les papiers trouvés sur le cadavre étaient faux, car l’écriture, en était semblable à celle qu’avait Ibarra il y a sept ans mais non à celle qu’il a aujourd’hui, ce qui fait supposer que la lettre accusatrice a servi de modèle. Bien plus, le défenseur disait que s’il n’avait pas voulu la reconnaître, cette lettre, on aurait pu faire beaucoup pour le sauver, mais à sa vue, il a pâli, s’est troublé et a ratifié tout ce qui y était écrit.
—Vous disiez, demanda un franciscain qu’il avait adressé cette lettre à une femme; comment est-elle parvenue entre les mains du fiscal?
Le lieutenant ne répondit pas: il regarda un moment le P. Salvi et s’éloigna, tordant nerveusement la pointe effilée de sa barbe grise, tandis que les assistants échangeaient leurs commentaires.
—C’est là que se voit la main de Dieu! disait l’un; même les femmes le haïssent.
—Il a fait brûler sa maison, croyant se sauver, mais il comptait sans son hôtesse, c’est-à-dire sans sa maîtresse, sa babai, ajoutait un autre en riant. Dieu le voulait! Santiago cierra España4!
Cependant le vieux soldat s’était approché de Maria Clara qui écoutait la conversation, immobile sur son siège: les fleurs restaient à ses pieds.
—Vous êtes une jeune fille très prudente, lui dit-il à voix basse. Vous avez très bien fait de livrer la lettre... vous vous assuriez ainsi un tranquille avenir.
Puis il s’éloigna tandis qu’elle le regardait avec des yeux hébétés, se mordant les lèvres. Heureusement la tante Isabel passa. Maria Clara eut la force suffisante pour la prendre par sa robe.
—Tante! murmura-t-elle.
—Qu’as-tu? demanda la vieille dame épouvantée en voyant la figure de sa nièce.
—Conduisez-moi à ma chambre!
Et la jeune fille prit le bras de sa tante pour se lever.
—Tu es malade, ma fille? On dirait que tu as perdu toute force? qu’as-tu?
—Mal au cœur... c’est la foule dans cette salle... tant de lumière... j’ai besoin de me reposer. Dites à mon père que je vais dormir.
—Tu es froide! Veux-tu du thé?
Maria Clara remua la tête négativement, ferma à clef la porte de son alcôve et, à bout de forces, se laissa tomber à terre au pied d’une image, en sanglotant:
—Mère, mère, ma mère!
Par la fenêtre, par la porte qui communiquait avec celle de la terrasse, entrait la lumière de la lune.
La musique poursuivait ses valses joyeuses; jusqu’à l’alcôve arrivaient l’éclat des rires et le ron ron des conversations; plusieurs fois on frappa à la porte, son père, tante Isabel, Da. Victorina, Linares même, Maria Clara ne bougea pas: un râle s’échappait de sa poitrine.
Des heures se passèrent. Les plaisirs de la table épuisés, on était passé à ceux du bal. Sa bougie consumée s’était éteinte, mais toujours à terre, sans mouvement, illuminée par la lumière de la lune, la jeune fille restait toujours étendue au pied de l’image de la Mère de Jésus.
Peu à peu la maison redevint silencieuse et rentra dans l’ombre; la tante Isabel vint encore une fois frapper à la porte.
—Allons, elle s’est endormie! dit la vieille femme à haute voix; à son âge, sans rien qui la tourmente, elle dort comme un cadavre!
Quand tout fut silencieux, Maria Clara se releva lentement, jeta un regard autour d’elle, vit la terrasse, les petites treilles baignées de blanches lumières.
—Un tranquille avenir! Dormir comme un cadavre! murmura-t-elle à voix basse, et elle se dirigea vers la terrasse.
La ville reposait muette; seul, de temps à autre s’entendait le bruit d’une voiture traversant, sur le pont de bois, le rio dont les eaux solitaires reflétaient tranquilles le mélancolique astre des nuits.
La jeune fille leva les yeux vers ce ciel d’une limpidité de saphir; lentement elle retira ses bagues, ses boucles d’oreilles, ses aiguilles à cheveux et son peigne, les plaçant sur la balustrade de la terrasse, puis elle regarda vers la rivière.
Une barque, chargée de zacate, s’arrêta au pied de l’embarcadère que chaque maison possède sur les rives du rio. Un des deux hommes qui la montaient gravit les marches de pierre, sauta le mur et, quelques secondes après, elle entendait ses pas dans l’escalier conduisant à la terrasse.
Maria Clara le vit s’arrêter lorsqu’il l’aperçut, puis reprendre lentement sa marche vers elle et, à trois pas, de nouveau s’arrêter. Elle recula.
—Crisóstomo! murmura-t-elle, terrifiée.
—Oui, je suis Crisóstomo! reprit le jeune homme d’une voix grave. Un ennemi, un homme qui a de graves raispns pour me haïr, Elias, m’a tiré de la prison où m’avaient jeté mes amis.
Un triste silence suivit ces paroles; Maria Clara inclina la tête.
Ibarra continua:
—Près du cadavre de ma mère j’ai juré de te faire heureuse, quelle que dût être ma destinée! Tu as pu manquer à ton serment, elle n’était pas ta mère; mais moi, moi qui suis son fils, je tiens sa mémoire pour sacrée, et au travers de mille périls, je suis venu ici pour accomplir le mien; le hasard permet que je te parle à toi-même Maria, nous ne nous reverrons plus; tu es jeune, peut-être quelque jour ta conscience te reprochera... je viens te dire, avant de disparaître, que je te pardonne. Maintenant, sois heureuse et adieu!
Il allait s’éloigner; elle le retint.
—Crisóstomo! dit-elle; Dieu t’a envoyé pour me sauver du désespoir... Écoute et juge-moi!
Ibarra voulut doucement se dégager d’elle.
—Je ne suis pas venu pour te demander de comptes... je suis venu pour te rendre la tranquillité.
—Je ne veux pas de cette tranquillité que tu me donnes; la tranquillité je me la donnerai moi-même. Tu me méprises, et ton mépris me rendra amère la mort elle-même!
Il vit le désespoir de la pauvre jeune fille et lui demanda ce qu’elle désirait:
—Que tu croies que je t’ai toujours aimé.
Il eut un amer sourire!
—Ah! tu doutes de moi, tu doutes de l’amie de ton enfance qui jamais ne t’a caché une seule de ses pensées! s’écria-t-elle. Je te comprends! Quand tu sauras mon histoire, la triste histoire que l’on m’a révélée pendant ma maladie, tu me plaindras et tu n’auras plus ce sourire pour répondre à ma douleur. Pourquoi ne m’as-tu pas laissée mourir dans les mains de mon ignorant médecin? Toi et moi, nous aurions été plus heureux!
Elle se reposa un moment, puis continua.
—Tu l’as voulu, tu as douté de moi, que ma mère me pardonne! Dans une de mes douloureuses nuits de souffrances, un homme me révéla le nom de mon véritable père et me défendit de t’aimer... S’il n’avait pas été mon père lui-même, il t’aurait pardonné l’injure que tu lui avais faite.
Ibarra recula et terrifié regarda la jeune fille.
—Oui, continua-t-elle; cet homme m’a dit qu’il ne pouvait permettre notre union, car sa conscience le lui interdisait; qu’il se verrait obligé de publier la vérité, au risque de causer un grand scandale, parce que mon père est...
Et à voix basse elle murmura un nom à l’oreille du jeune homme.
—Que faire? Devais-je sacrifier à mon amour la mémoire de ma mère, l’honneur de celui que l’on supposait être mon père et le bon renom de celui qui l’était? Aurais-je pu le faire sans soulever ton propre mépris?
—Mais, des preuves, tu as eu des preuves? Il te fallait des preuves! s’écria Crisóstomo bouleversé.
La jeune fille tira de son sein deux papiers.
—Deux lettres de ma mère, deux lettres dictées par ses remords quand elle me portait dans ses entrailles. Prends, lis-les, tu verras comme elle me maudit, comme elle désire ma mort... ma mort, que mon père s’efforça d’obtenir à l’aide de médicaments! Ces lettres, il les a oubliées dans la maison où il habitait autrefois, l’homme les a trouvées et conservées, et elles ne m’ont été livrées qu’en échange de ta lettre... pour s’assurer, disait-il, que je ne me marierais pas avec toi sans le consentement de mon père. Depuis que je les porte sur moi, à la place de la tienne, je sens le froid sur mon cœur. Je t’ai sacrifié, j’ai sacrifié mon amour... Que ne fait-on pas pour une mère morte et pour deux pères vivants? Pouvais-je prévoir l’usage que l’on allait faire de ta lettre?
Ibarra était atterré, Maria Clara poursuivit:
—Que me restait-il à faire? pouvais-je, par hasard, te dire qui était mon père, pouvais-je te dire de lui demander pardon, à lui qui a tant fait souffrir le tien? pouvais-je le dire à mon père qui, peut-être, t’aurait pardonné, pouvais-je lui dire que j’étais sa fille, à lui qui avait tant souhaité ma mort? Il ne me restait qu’à souffrir, à garder en moi mon secret, et à mourir en souffrant!... Maintenant, mon ami, maintenant que tu connais la triste histoire de ta pauvre Maria, auras-tu encore pour elle ce dédaigneux sourire!
—Maria, tu es une sainte!
—Je suis heureuse puisque tu crois en moi...
—Cependant, ajouta le jeune homme en changeant de ton, j’ai entendu dire que tu te mariais...
—Oui, sanglota la pauvre fille, mon père exige ce sacrifice... il m’a aimée et nourrie et ce n’était pas son devoir, je lui paye cette dette de gratitude en lui assurant la paix au moyen de cette nouvelle parenté, mais...
—Mais?
—Je n’oublierai pas les serments de fidélité que je t’ai jurés.
—Que médites-tu? demanda Ibarra en essayant de lire dans ses yeux.
—L’avenir est obscur et le destin est environné d’ombres; je ne sais ce que je dois faire; mais sache bien que je ne puis aimer qu’une fois et que, sans amour, je ne serai jamais à personne. Et toi? que vas-tu devenir?
—Je ne suis plus qu’un fugitif... je fuis, D’ici peu on découvrira ma fuite, Maria...
Maria prit dans ses mains la tête du jeune homme, l’embrassa plusieurs fois sur les lèvres, le serra dans ses bras, puis le repoussant brusquement:
—Fuis, fuis! lui dit-elle; fuis, adieu!
Ibarra, les yeux brillants, la regarda, mais elle fit un signe et il s’éloigna, vacillant, comme un homme ivre...
Il sauta de nouveau le mur et reprit sa place dans la barque.
Accoudée sur l’appui de la terrasse, Maria Clara le regardait s’éloigner.
Elias se découvrit et la salua profondément.
1 Crois-moi, cousin... ce qui arrive, arrive. Rendons grâces à Dieu de ce que tu n’es pas aux Iles Mariannes, à semer des camotes.—N. de l’Ed. esp.
Camotes, genre de la batata de Malaga, patates douces, tubercules de Convolvulus Batatas, P. Bl.—N. des T.
2 Espagnol prononcé à la chinoise: No sea Usted tonto, es la Virgen de Antipolo! Esa puede mas que todo; no sea Usted tonto. Ne soyez pas bête; c’est la Vierge d’Antipolo! Celle-là a plus de pouvoir que tous; ne soyez pas bête.—N. des T.
3 Si no es hombre y no se muere, será una buena mujer. Si ce n’est pas un homme et s’il ne meurt pas, ce sera une bonne femme.—N. de l’Ed. esp.
4 Saint Jacques protège l’Espagne! Cri de guerre semblable au Montjoye Saint-Denis! des chevaliers français.—N. des T.
LXI
La chasse sur le lac
—Écoutez, señor, le plan que j’ai conçu, dit Elias pensif tandis qu’ils se dirigeaient vers San Gabriel. Je vais maintenant vous cacher chez un ami que j’ai à Mandaluyong; je vous apporterai tout votre argent que j’ai sauvé et caché au pied du balitî, dans la tombe mystérieuse de votre aïeul; vous quitterez le pays...
—Pour aller à l’étranger? interrompit Ibarra.
—Pour vivre en paix les années qui vous restent à vivre. Vous avez des amis en Espagne, vous êtes riche, vous pourrez vous faire amnistier. De toutes façons l’étranger pour nous est une patrie meilleure que la vraie.
Crisóstomo ne répondit pas; il réfléchissait en silence.
Ils arrivaient au Pasig et la barque commença à remonter le courant. Sur le pont d’Espagne un cavalier hâtait sa course, un sifflement aigu et prolongé se fit entendre.
—Elias, reprit Ibarra, vous devez votre malheur à ma famille, vous m’avez sauvé deux fois la vie et je vous dois non seulement ma gratitude mais aussi la restitution de votre fortune. Vous me conseillez de partir à l’étranger, eh bien! venez avec moi, et vivons comme deux frères. Vous aussi êtes malheureux en ce pays.
Elias hocha tristement la tête et répondit:
—Impossible! Il est vrai que je ne puis ni aimer ni être heureux dans mon pays, mais je puis y vivre et y mourir, et peut-être même mourir pour lui; c’est toujours quelque chose. Que le malheur de ma patrie soit mon propre malheur et, puisqu’une noble pensée ne nous unit pas, puisque nos cœurs ne battent pas pour un seul nom, au moins qu’une commune souffrance m’unisse à mes compatriotes, au moins que je pleure avec eux nos douleurs et qu’une même infortune opprime tous nos cœurs!
—Alors, pourquoi me conseillez-vous de partir?
—Parce qu’ailleurs vous pourrez être heureux, moi non; parce que vous n’êtes pas fait pour souffrir, parce qu’un jour vous détesterez votre pays si vous vous voyez malheureux par sa faute: et détester son pays est la plus grande des infortunes.
—Vous êtes injuste envers moi! s’écria amèrement Ibarra; vous oubliez que, à peine arrivé ici, je me suis consacré à rechercher son bien...
—Ne vous fâchez pas, señor, je ne vous ai fait aucun reproche. Puissent tous vous imiter! Mais je ne vous demande pas l’impossible; ne vous offensez pas si je vous dis que votre cœur vous trompe. Vous aimiez votre patrie parce que votre père vous l’avait enseigné, vous l’aimiez parce que vous y aviez amour, fortune, jeunesse, parce tout vous y souriait, qu’elle ne vous avait fait aucune injustice; vous l’aimiez comme nous aimons tout ce qui nous rend heureux. Mais le jour où vous vous verrez pauvre, affamé, poursuivi, dénoncé et vendu par vos compatriotes eux-mêmes, ce jour-là vous renierez tout, vous, votre pays et eux.
—Vos paroles me peinent! dit Ibarra avec colère.
Elias baissa la tête, médita et répondit:
—Je veux vous détromper, señor, et vous éviter un triste avenir.
Souvenez-vous de cette nuit où je vous parlais dans cette même barque, à la lueur de cette même lune; il y a un mois, à quelques jours près; alors vous étiez heureux. La supplication de ceux qui ne l’étaient pas n’arrivait pas jusqu’à vous; vous dédaigniez leurs plaintes parce que c’étaient des plaintes de criminels; vous écoutiez plutôt leurs ennemis et, malgré mes raisons et nos prières, vous vous mettiez du côté de leurs oppresseurs, et de vous dépendait alors que je devinsse criminel ou que je me laissasse tuer pour accomplir une parole sacrée. Dieu ne l’a pas permis, l’ancien chef des malfaiteurs est mort... Un mois s’est passé et maintenant vous ne pensez plus ce que vous pensiez alors.
—Vous avez raison, Elias, mais l’homme est un animal qui varie selon les circonstances; alors j’étais aveuglé, contrarié, que sais-je? Maintenant les revers ont arraché le bandeau de mes yeux; la misère et la solitude de ma prison m’ont instruit; je vois aujourd’hui l’horrible cancer qui ronge cette société; qui s’accroche à ses chairs et qui doit être violemment extirpé. Ils m’ont ouvert les yeux, m’ont fait voir la plaie et me forcent à être criminel. Et puisqu’ils l’ont voulu, je serai flibustier, mais flibustier véritable; j’appellerai tous les malheureux, tous ceux qui dans leur poitrine sentent battre un cœur, tous ceux qui m’enviaient moi-même... non, je ne serai pas criminel, il ne l’est jamais celui qui lutte pour sa patrie, au contraire! Pendant trois siècles, nous leur avons tendu la main, nous leur avons demandé leur amour, nous brûlions du désir de les appeler nos frères! comment nous ont-ils répondu? Par l’insulte et la moquerie, en nous déniant même la qualité d’êtres humains. Il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas d’espérances, il n’y a pas d’humanité; il n’y a rien que le droit de la force!
Ibarra était nerveux, tout son corps tremblait.
Ils passèrent devant le palais du général et crurent remarquer une certaine agitation parmi les gardes.
—On aura découvert l’évasion? murmura Elias. Couchez-vous, señor, que je vous couvre avec le zacate, car nous passerons à côté de la poudrière et la sentinelle peut s’étonner que nous soyons deux.
La barque était une de ces fines et étroites pirogues qui ne voguent pas, qui volent à la surface de l’eau.
Comme Elias l’avait prévu, la sentinelle l’arrêta et lui demanda d’où il venait.
—De Manille, porter du zacate aux oidores1 et aux curés, répondit-il en imitant l’accent de ceux de Pandakan.
Un sergent sortit et s’informa de ce qui se passait.
—Sulung! dit-il à Elias, je t’avertis de ne recevoir personne dans ta barque; un prisonnier vient de s’échapper. Si tu l’arrêtes et que tu me le ramènes, je te donnerai une bonne récompense.
—C’est bien, señor, quel est son signalement?
—Il porte une lévite et parle espagnol; ainsi, attention!
La barque s’éloigna. Elias se retourna et vit la silhouette de la sentinelle, debout près de la rive.
—Nous perdrons quelques minutes, dit-il à voix basse; nous devons entrer dans le rio Beata pour faire croire que je suis de Peña Francia. Vous verrez le rio qu’a chanté Francisco Baltazar.
Le pueblo dormait sous la lumière de la lune. Crisóstomo se leva pour admirer la paix sépulcrale de la Nature. Le rio était étroit et ses rives formaient une plaine semée de zacate.
Elias jeta sa charge sur le rivage, cueillit un long roseau et tira de dessous l’herbe où ils étaient cachés quelques-uns de ces sacs en feuille de palmier que l’on appelle bayones. Puis ils continuèrent à naviguer.
—Vous êtes maître de votre volonté, señor, et de votre avenir, dit le pilote à Crisóstomo qui restait silencieux. Mais, si vous me permettez une observation, je vous dirai: Regardez bien ce que vous allez faire: vous allez allumer la guerre, car vous avez de l’argent, de l’intelligence et vous trouverez promptement des bras, les mécontents sont si nombreux! Mais, dans cette lutte que vous entreprendrez, qui souffrira le plus, sinon les innocents, les désarmés? Les mêmes sentiments qui, il y a un mois, me poussaient à m’adresser à vous, à vous demander de nous aider à obtenir des réformes, me font maintenant vous demander de réfléchir. Le pays, señor, ne pense pas à se séparer de la Mère Patrie; il ne demande qu’un peu de liberté, de justice et d’amour. Les mécontents, les désespérés, les criminels vous seconderont, mais le peuple s’abstiendra. Vous vous trompez si, voyant tout en noir, vous croyez que le pays est désespéré. Le pays souffre, oui, mais il espère encore, il croit, il ne se lèvera que lorsqu’il aura perdu patience, c’est-à-dire quand le voudront ceux qui le gouvernent: nous n’en sommes pas là. Moi-même, je ne vous suivrai pas; je ne recourrai jamais à ces moyens extrêmes tant que je verrai dans les hommes une espérance possible.
—Alors, je marcherai sans vous! répondit Crisóstomo résolu.
—C’est votre ferme décision?
—Ferme et unique, j’en atteste la mémoire de mon père! Je ne me laisserai pas impunément arracher la paix et le bonheur, moi qui ne désirais que le bien, moi qui ai tout accepté et tout souffert par respect pour une religion hypocrite, par amour pour ma patrie. Comment m’a-t-on répondu? En m’enfouissant dans un cachot infâme, en prostituant ma fiancée! Non, ne pas me venger serait un crime, ce serait les encourager à de nouvelles injustices! Non, ce serait lâcheté, puérilité de gémir et de pleurer quand il y a du sang et de la vie, quand le mépris s’unit à l’insulte et au défi! J’appellerai ce peuple ignorant, je lui ferai voir sa misère, je lui montrerai qu’on ne le traite pas fraternellement; il n’y a que les loups qui se dévorent, et je leur dirai que, contre cette oppression, se lève et proteste le droit éternel de l’homme à conquérir sa liberté.
—Le peuple innocent souffrira!
—Tant mieux! Pouvez-vous me conduire jusqu’à la montagne?
—Jusqu’à ce que vous soyez en sûreté! répondit Elias.
De nouveau ils voguèrent sur le Pasig. De temps à autre, ils causaient de choses indifférentes.
—Santa Ana! murmura Ibarra, connaîtriez-vous cette maison?
Ils passaient devant la maison de campagne des jésuites.
—J’y ai passé nombre de jours heureux et joyeux! soupira Elias. Dans mon enfance, nous y venions chaque mois... alors j’étais comme les autres: j’avais de la fortune, de la famille, je rêvais, j’entrevoyais un avenir. J’allais voir ma sœur dans un collège voisin; elle me donnait quelque travail de ses mains... une amie l’accompagnait, une belle jeune fille. Tout cela est passé comme un songe.
Ils restèrent silencieux jusqu’à ce qu’ils furent arrivés au poste de Malapad-na-batô2. Ceux qui parfois ont sillonné le Pasig par quelqu’une de ces nuits magiques des Philippines, quand de l’azur limpide la lune verse sa mélancolique poésie, quand les ombres cachent la misère des hommes et que le silence éteint les accents mesquins de leur voix, quand la Nature seule parle, ceux-là comprendront les méditations des deux jeunes gens.
A Malapad-na-batô le carabinier avait sommeil et, voyant que la barque était vide et n’offrait aucun butin à prendre, selon la traditionnelle coutume de son corps et l’usage de ce poste, il la laissa passer facilement.
Le garde civil de Pasig ne suspectait rien non plus et ne leur dit rien.
L’aurore commençait à poindre lorsqu’ils arrivèrent au lac, calme et tranquille comme un gigantesque miroir. La lune pâlissait, l’Orient se teignait de teintes rosées. A quelque distance, ils distinguèrent une masse grise qui s’avançait peu à peu.
—C’est la falúa, murmura Elias; elle vient; couchez-vous et je vous couvrirai de ces sacs.
Les formes de l’embarcation se faisaient plus claires et plus perceptibles.
—Elle se place entre le rivage et nous, observa Elias inquiet.
Et peu à peu il changea la direction de sa barque, ramant vers Binangonan. A sa grande stupeur, il nota que la falúa changeait aussi de direction, tandis qu’une voix l’appelait.
Elias s’arrêta et réfléchit. La rive était encore loin; avant peu ils seraient à portée des fusils de la falúa. Il pensa retourner vers le Pasig: sa barque était plus rapide que l’autre. Mais fatalité! une autre barque venait du Pasig, on y voyait briller les casques et les baïonnettes des gardes civils.
—Nous sommes pris! murmura-t-il en pâlissant.
Il regarda ses bras robustes et, prenant l’unique résolution possible, il commença à ramer de toutes ses forces vers l’île de Talim. Le soleil commençait à se montrer.
La barque glissait rapidement sur les eaux; sur la falúa qui virait de bord, Elias vit quelques hommes debout, faisant des signes.
—Savez-vous guider une barque? demanda-t-il à Ibarra.
—Oui, pourquoi?
—Parce que nous sommes perdus si je ne saute pas à l’eau pour leur faire perdre la piste. Ils me poursuivront, je nage et je plonge très bien... je les éloignerai de vous, et vous tâcherez de vous sauver.
—Non, restons et vendons chèrement nos vies!
—Inutile, nous n’avons pas d’armes et, avec leurs fusils, ils nous tueraient comme des oiseaux.
Au même moment, on entendit un chiss dans l’eau, produit par la chute d’un corps brûlant, immédiatement suivi d’une détonation.
—Voyez-vous? dit Elias en posant la rame dans la barque! Nous nous verrons à la Nochebuena3 à la tombe de votre grand-père. Sauvez-vous!
—Et vous?
—Dieu m’a tiré de plus grands périls.
Elias ôta sa chemise; une balle l’arracha de ses mains, et deux détonations se firent entendre. Sans se troubler, il serra la main d’Ibarra, toujours étendu dans le fond de la barque, puis se leva et sauta à l’eau repoussant du pied la petite embarcation.
On entendit divers cris; promptement, à quelque distance, apparut la tête du jeune homme, revenant à la surface pour respirer, puis se cachant immédiatement.
—Là-bas, il est là-bas! crièrent diverses voix, et les balles sifflèrent de nouveau.
La falúa et la barque se mirent à la poursuite du nageur: un léger sillage signalait son passage, s’éloignant de plus en plus de la barque d’Ibarra qui voguait comme abandonnée. Chaque fois qu’Elias montrait la tête pour respirer, les gardes civils et les hommes de la falúa tiraient sur lui.
La chasse continuait; la barquette d’Ibarra était déjà loin. Elias s’approchait du rivage, dont il n’était plus éloigné que d’environ cinquante brasses. Les rameurs étaient déjà las, mais Elias l’était aussi, car il sortait continuellement la tête de l’eau et toujours dans une direction distincte, comme pour déconcerter les poursuivants. Déjà le sillage perfide ne révélait plus la trace du plongeur. Pour la dernière fois on le vit à une dizaine de brasses de la rive, les soldats firent feu... des minutes et des minutes se passèrent, rien n’apparut plus sur la surface tranquille et déserte du lac.
Une demi-heure après, un des rameurs prétendait avoir découvert, près de la rive, des traces de sang, mais ses camarades secouaient la tête d’un air de doute.
1 Auditeur, juge d’un tribunal, magistrat.—N. des T.
2 Ce mot en tagal signifie: pierre large. Il désigne une roche escarpée qui domine le fleuve. En face est établi un poste de carabiniers dont la fonction est de surveiller les marchandises apportées à Manille par le Pasig.—N. des T.
3 La bonne nuit, la nuit de Noël.—N. des T.
LXII
Le P. Dámaso s’explique
En vain les précieux cadeaux de noce s’amoncelaient sur une table; ni les brillants dans leurs écrins de velours, ni les broderies de piña, ni les coupons de soie n’attiraient les regards de Maria Clara. La jeune fille regardait, sans voir ou sans lire, le journal qui relatait la mort d’Ibarra, noyé dans le lac.
Tout à coup elle sentit que deux mains se posaient sur ses yeux, lui tenant la tête, tandis qu’une voix joyeuse, celle du P. Dámaso, lui disait:
—Qui est-ce? qui est-ce?
Maria Clara sauta sur sa chaise et le regarda avec terreur.
—Petite folle, tu as eu peur, eh? tu ne m’attendais pas, eh? Eh bien, je suis venu de province pour assister à ton mariage.
Et, s’approchant avec un sourire de satisfaction, il lui tendit la main pour qu’elle la baisât. Elle la prit, tremblante, et la porta avec respect à ses lèvres.
—Qu’as-tu, Maria? demanda le franciscain, perdant son gai sourire et sentant l’inquiétude le gagner; ta main est froide, tu pâlis... es-tu malade, fillette?
Et le P. Dámaso l’attira à lui avec une tendresse dont on ne l’aurait pas cru capable, puis, prenant les deux mains de la jeune fille, il l’interrogea du regard.
—N’as-tu pas confiance en ton parrain? demanda-t-il d’un tonde reproche; allons, assieds-toi ici et raconte-moi tes petits chagrins, comme tu le faisais étant enfant, quand tu voulais des cierges pour faire des poupées de cire. Tu sais que je t’ai toujours aimée... jamais je ne t’ai grondée...
La voix du P. Dámaso n’avait plus son ordinaire brusquerie, les modulations en devenaient caressantes. Maria Clara se mit à pleurer.
—Tu pleures? ma fille, pourquoi pleures-tu? Tu t’es disputée avec Linares?
Maria Clara mit les mains sur les yeux.
—Non, ce n’est pas de lui... maintenant! cria la jeune fille.
Le P. Dámaso la regarda effrayé.
—Tu ne veux pas me confier tes secrets? Ne me suis-je pas efforcé de toujours satisfaire tes plus petits caprices?
La jeune fille leva vers lui ses yeux pleins de larmes, le regarda un moment, puis sanglota de nouveau amèrement.
—Ne pleure pas ainsi, ma fille, tes larmes me peinent. Raconte-moi tes chagrins; tu verras comme ton parrain t’aime!
Maria Clara s’approcha lentement de lui, tomba à genoux à ses pieds et, levant son visage baigné de larmes, lui dit d’une voix basse, à peine perceptible.
—M’aimez-vous encore?
—Enfant!
—Alors... protégez mon père et faites qu’il rompe mon mariage!
Et la jeune fille lui raconta sa dernière entrevue avec Ibarra, tout en se taisant sur le secret de sa naissance.
Le P. Dámaso pouvait à peine croire ce qu’il entendait.
—Tant qu’il vivait, continua-t-elle, je pouvais lutter, j’espérais, j’avais confiance! Je voulais vivre pour entendre parler de lui... mais maintenant qu’on l’a tué, je n’ai plus de motifs pour vivre ni pour souffrir.
Elle avait parlé lentement, à voix basse, avec calme, sans pleurer.
—Mais, sotte, Linares ne vaut-il pas mille fois mieux que...?
—Quand il vivait, je pouvais me marier... je pensais m’enfuir après... mon père ne voulant que la parenté! Maintenant qu’il est mort, nul autre ne m’appellera son épouse... Quand il vivait, je pouvais m’avilir, il me restait cette consolation de savoir qu’il existait et que peut-être il pensait à moi; maintenant qu’il est mort... le couvent ou la tombe!
L’accent de la jeune fille avait une telle fermeté que le P. Dámaso réfléchit.
—Tu l’aimais donc tant? demanda-t-il en balbutiant.
Maria Clara ne répondit pas. Fr. Dámaso inclina la tête sur sa poitrine et resta silencieux.
—Ma fille! s’écria-t-il enfin d’une voix comme brisée; pardonne-moi de t’avoir faite malheureuse sans le savoir! Je pensais à ton avenir, je voulais ton bonheur! Comment pouvais-je permettre ton mariage avec un homme du pays, pour te voir ensuite épouse malheureuse et mère infortunée? Je ne pouvais ôter de ta tête cet amour et je m’y suis opposé de toutes mes forces; j’ai usé de tous les moyens, pour toi, seulement pour toi. Si tu avais été sa femme, tu aurais pleuré ensuite, à cause de la situation de ton mari, exposé sans défense à toutes les vexations; mère, tu aurais pleuré sur le sort de tes enfants. Les aurais-tu instruits? tu leur préparais un triste avenir, ils devenaient ennemis de la Religion, la potence ou l’exil les auraient attendus. Les aurais-tu laissés dans l’ignorance? c’eût été pour les voir tyrannisés et dégradés. Je n’y pouvais consentir! C’est pour cela que je t’ai cherché un mari qui pût te rendre la mère heureuse d’enfants qui commandassent et n’obéissent pas, qui châtiassent et ne souffrissent pas... Je savais que ton ami d’enfance était bon, je l’aimais comme j’avais aimé son père, mais je les ai haïs tous deux dès que j’ai vu qu’ils allaient causer ton malheur, parce que je t’aime comme on aime une fille, parce que je t’idolâtre... Je n’ai d’autre amour que le tien, je t’ai vue grandir, il n’est pas une heure où je ne pense à toi, je rêve de toi, tu es mon unique joie...
Et le P. Dámaso se mit à pleurer comme un enfant.
—Eh bien, si vous m’aimez, ne me faites pas éternellement malheureuse; il est mort, je veux être religieuse!
Le vieillard appuya son front sur sa main.
—Religieuse! religieuse! répéta-t-il. Tu ne connais pas, ma fille, la vie, le mystère, tout ce qui se cache derrière les murs du couvent, tu ne le sais pas! Je préfère mille fois te voir malheureuse dans le monde qu’au cloître... Ici tes plaintes peuvent s’entendre, là tu n’auras que les murs... Tu es belle, très belle, tu n’es pas née pour cela, pour être épouse du Christ! Crois-moi, ma fille, le temps efface tout; plus tard, tu l’oublieras, tu aimeras, tu aimeras ton mari... Linares.
—Ou le couvent ou... la mort! répéta Maria Clara.
—Le couvent! le couvent ou la mort! s’écria le P. Dámaso. Maria, je suis vieux, je ne pourrai veiller bien longtemps sur toi, sur ta tranquillité... Choisis autre chose, cherche un autre amour, un autre jeune homme, celui que tu voudras, tout, mais pas le couvent.
—Le couvent ou la mort!
—Mon Dieu, mon Dieu! s’écria le prêtre, se couvrant la figure de ses mains; tu me châties, soit! mais veille sur ma fille!...
Et revenant à Maria Clara.
—Tu veux être religieuse? tu le seras, je ne veux pas que tu meures.
Maria Clara lui prit les deux mains, les serra, les embrassa en s’agenouillant.
—Parrain, mon parrain! répétait-elle.
Fr. Dámaso sortit ensuite, triste, tête basse et soupirant.
—Dieu, Dieu, tu existes puisque tu châties! Mais venge-toi sur moi et ne frappe pas l’innocente, sauve ma fille!
LXIII
La «Nochebuena»
Là-haut, sur le versant de la montagne d’où jaillit un torrent, se cache entre les arbres une cabane, construite sur des troncs tordus. Sur son toit de kogon1, grimpent les rameaux, chargés de fruits et de fleurs, de la calebasse; des cornes de cerf, des têtes de sanglier, quelques-unes portant de longues défenses, ornent le rustique foyer. C’est la demeure d’une famille tagale, vivant de la chasse et de la coupe des bois.
A l’ombre d’un arbre, l’aïeul fait des balais avec les nervures des palmes, tandis qu’une jeune fille place dans un panier des œufs, des citrons et des légumes. Deux enfants, un garçon et une fille, jouent à côté d’un autre pâle, mélancolique, aux grands yeux et au profond regard, assis sur un tronc renversé. A sa mine amaigrie nous reconnaîtrons le fils de Sisa, Basilio, le frère de Crispin.
—Quand ton pied sera guéri, lui disait la fillette, nous jouerons pico-pico avec cachette, je serai la mère.
—Tu monteras avec nous à la cime du mont, ajoutait le petit garçon, tu boiras du sang de cerf avec du jus de citron et tu engraisseras; alors je te montrerai à sauter de rocher en rocher par dessus le torrent.
Basilio souriait avec tristesse, examinait la plaie de son pied et regardait ensuite le soleil qui brillait splendide.
—Vends ces balais, dit l’aïeul à la jeune fille et achète quelque chose pour tes frères, c’est aujourd’hui Noël.
—Des pétards, je veux des pétards, cria le petit.
—Moi, une tête pour ma poupée! clama la petite.
—Et toi, que veux-tu? demanda le vieillard à Basilio.
Celui-ci se leva avec peine et s’approchant du grand-père:
—Señor, lui dit-il. J’ai donc été malade plus d’un mois?
—Depuis que nous t’avons trouvé évanoui et couvert de blessures, deux lunes se sont passées, nous croyions que tu allais mourir...
—Dieu vous récompense; nous sommes très pauvres, reprit Basilio, mais, puisque c’est aujourd’hui Noël, je veux m’en aller au pueblo voir ma mère et mon petit frère; ils m’auront cherché.
—Mais, fils, tu n’es pas encore bien et ton pueblo est loin; tu n’y seras pas arrivé à minuit.
—N’importe, señor! Ma mère et mon petit frère doivent être bien tristes; tous les ans nous passions ensemble cette fête... l’an dernier nous avons mangé un poisson à nous trois... ma mère aura pleuré en me cherchant.
—Tu n’arriveras pas vivant au pueblo, garçon! Ce soir nous avons de la poule et un morceau de sanglier. Mes fils te chercheront quand ils reviendront des champs.
—Vous avez beaucoup d’enfants et ma mère n’a que nous deux; peut-être me croit-elle déjà mort! Ce soir, je veux lui faire une joie, lui donner ses étrennes... un fils!
Le vieillard sentit s’humecter ses yeux; il mit la main sur la tête de l’enfant et, tout ému, lui dit:
—Tu es sage comme un vieillard! Va, cherche ta mère, donne-lui les étrennes... de Dieu, comme tu dis; si j’avais su le nom de ton pueblo, j’y serais allé quand tu étais malade. Va, mon fils, que Dieu et le Señor Jésus t’accompagnent. Lucia, ma petite-fille, ira avec toi jusqu’au prochain pueblo.
—Comment? tu t’en vas? lui demanda le garçon. Là-bas, en bas, il y a des soldats, il y a beaucoup de voleurs? Tu ne veux pas voir mes pétards? Pum purumpum!
—Tu ne veux pas jouer à la poule aveugle avec cachette? demandait la petite fille; t’es-tu caché quelquefois? Vrai, rien n’est plus amusant que d’être poursuivi et de se cacher?
Basile sourit, il prit son bâton, et, les yeux baignés de larmes:
—Je reviendrai bientôt, dit-il, j’amènerai mon petit frère, vous le verrez et vous jouerez avec lui; il est aussi grand que toi.
—Marche-t-il aussi en boitant? demanda la petite fille, alors nous en ferons la mère au pico-pico.
—Ne nous oublie pas, lui dit le vieillard; emporte cette tranche de sanglier et donne-la à ta mère.
Les enfants l’accompagnèrent jusqu’au pont de bambous, jeté sur le cours rapide et troublé du torrent.
Lucia le fit s’appuyer sur son bras et, bientôt, les enfants les perdirent tous deux de vue.
Basilio marchait légèrement malgré le bandage qui lui serrait la jambe.
Le vent du nord siffle et les habitants de San Diego tremblent de froid.
C’est la Nochebuena, et cependant le pueblo est triste. Pas une lanterne de papier pendue aux fenêtres, aucun bruit dans les maisons n’annonce la réjouissance comme les autres années.
A l’entresol de la maison de Capitan Basilio, près d’une grille, conversent le maître de la maison et D. Filipo—le malheur de ce dernier les avait fait amis,—tandis que par l’autre Sinang, sa cousine Victoria et la belle Iday regardent vers la rue.
La lune décroissante, commence à briller à l’horizon et argente les nuages, les arbres, les maisons, projetant de longues et fantastiques ombres.
—C’est une chance rare que la vôtre, sortir absous en ce moment! disait Capitan Basilio à D. Filipo; on vous a brûlé vos livres, c’est vrai, mais d’autres ont perdu plus.
Une femme s’approcha de la grille et regarda vers l’intérieur. Ses yeux étaient brillants, sa figure creuse, sa chevelure dénouée et éparse; la lune lui donnait un aspect singulier.
—Sisa! s’écria surpris D. Filipo et se retournant vers Capitan Basilio, tandis que la folle s’éloignait.
—N’était-elle pas chez un médecin? demanda-t-il, on l’a déjà guérie?
Capitan Basilio sourit amèrement.
—Le médecin a eu peur d’être accusé comme ami de D. Crisóstomo et il l’a chassée. Maintenant elle erre comme autrefois, toujours aussi folle; elle chante, est inoffensive et vit dans le bois...
—Quels autres changements se sont encore produits dans le pueblo depuis que nous l’avons quitté? Je sais que nous avons un nouveau curé et un nouvel alférez...
—Terribles temps, l’Humanité recule! murmura Capitan Basilio en songeant au passé. Voyez, le lendemain de votre départ, le sacristain principal fut trouvé mort, pendu dans le grenier de sa maison. Le P. Salvi fut vivement touché par cette mort et s’empara de tous les papiers du défunt. Ah! le philosophe Tasio est mort aussi, on l’a enterré dans le cimetière des Chinois.
—Pauvre D. Anastasio! soupira D. Filipo, et ses livres?
—Les dévots, croyant être agréables à Dieu, les ont brûlés. Rien n’a pu être sauvé, pas même les œuvres de Cicéron... le gobernadorcillo n’a rien fait pour empêcher quoi que ce soit.
Tous deux gardèrent le silence.
En ce moment on entendait le triste et mélancolique chant de la folle.
—Sais-tu quand Maria Clara se marie? demandait Iday à Sinang.
—Je ne le sais pas, répondit celle-ci; j’ai reçu une lettre d’elle, mais je ne l’ouvre pas par crainte de le savoir. Pauvre Crisóstomo!
—On dit que si ce n’avait pas été à cause de Linares, Capitan Tiago était pendu; que devait faire Maria Clara? observa Victoria.
Un enfant passa en boitant; il courait vers la place d’où partait le chant de Sisa. C’était Basilio. L’enfant avait trouvé sa maison déserte et en ruines; après beaucoup de demandes il avait appris que sa mère était folle et vaguait par le pueblo; de Crispin on ne lui avait pas dit un mot.
Basilio essuya ses larmes, étouffa son chagrin et, sans se reposer, partit à la recherche de sa mère. Il arriva au pueblo, s’informa d’elle et bientôt le chant vint frapper ses oreilles. Le malheureux, malgré la faiblesse de ses jambes, voulut courir pour se jeter dans les bras de sa mère.
La folle quitta la place et arriva devant la maison du nouvel alférez. Maintenant comme autrefois une sentinelle est à la porte et une tête de femme se montre à la fenêtre; mais ce n’est plus la Méduse, c’est une jeune femme: alférez et mal partagé ne sont pas toujours synonymes.
Sisa commença à chanter devant la maison, regardant la lune qui régnait dans le ciel bleu entre des nuages d’or. Basilio voyait sa mère et n’osait pas s’en approcher; il espérait peut-être qu’elle quitterait cet endroit: il allait d’un côté à l’autre, mais évitant toujours de s’approcher du quartier.
La jeune femme qui était à la fenêtre écoutait attentive le chant de la folle; elle commanda à la sentinelle de la faire monter.
Sisa, à la vue du soldat qui s’approchait, à sa voix, terrifiée se mit à courir, et Dieu sait comment peut courir une folle. Basilio la vit s’enfuir et, craignant de la perdre, oubliant la douleur de ses pieds, il se jeta à sa poursuite.
—Regardez comme ce gamin poursuit la folle! s’écria indignée une servante qui se trouvait dans la rue!
Et voyant qu’il ne cessait pas sa course, elle prit une pierre et la lança contre lui en disant:
—Quel malheur que le chien soit attaché.
Basilio sentit un coup frapper sa tête, mais il continua à courir sans s’en occuper. Les chiens aboyaient, les oies criaient, quelques fenêtres s’ouvraient pour donner passage à la tête d’un curieux, d’autres se fermaient par crainte d’une nouvelle nuit de troubles.
Promptement, ils furent hors du pueblo. Sisa commença à modérer sa course; une grande distance la séparait de son poursuivant.
—Mère! lui cria-t-il quand il la distingua.
La folle entendit à peine la voix qu’elle reprit sa course.
—Mère! c’est moi! criait l’enfant désespéré.
La folle n’entendait pas, le pauvre petit la suivait haletant. Les champs cultivés étaient maintenant dépassés, déjà ils étaient sur la lisière du bois.
Basilio vit sa mère y entrer; il l’y suivit. Les buissons, les arbustes, les joncs épineux, les racines des arbres saillant hors de terre entravaient leur marche. L’enfant suivait la silhouette de sa mère, éclairée par instant des rayons de la lune, traversant les branchages touffus. C’était le bois mystérieux de la famille d’Ibarra.
Basilio plusieurs fois trébucha et tomba, mais il se relevait, insensible à la douleur; toute son âme se concentrait dans ses yeux qui ne perdaient pas de vue la figure chérie.
Ils passèrent le ruisseau qui murmurait doucement; les épines des roseaux, tombées sur le bord du rivage, s’enfonçaient dans ses pieds nus: il ne s’arrêtait pas pour les arracher.
A sa grande surprise, il vit que sa mère s’enfonçait dans les fourrés et entrait par la porte de bois fermant la tombe du vieil Espagnol au pied du balitî.
Il s’efforça de la suivre, mais la porte était fermée. De ses bras décharnés, de sa tête échevelée, Sisa défendait l’entrée, maintenant la porte fermée de toutes ses forces.
—Mère, c’est moi, c’est moi, c’est Basilio, votre fils! cria l’enfant exténué en se laissant tomber.
Mais la folle ne cédait pas; s’appuyant des pieds contre le sol, elle offrait une énergique résistance.
Basilio frappa la porte de son poing, de sa tête baignée de sang, pleura, tout fut vain. Se levant péniblement il regarda le mur, pensant à l’escalader, mais il ne trouva rien qui l’y aidât. Il en fit alors le tour et vit une branche du fatidique balitî se croisant avec une de celles d’un autre arbre. Il grimpa; son amour filial faisait des miracles, de branche en branche, il parvint au balitî, et vit sa mère soutenant encore avee sa tête les planches de la porte.
Le bruit qu’il faisait dans les branches appela l’attention de Sisa; elle se retourna, voulut fuir, mais son fils, se laissant tomber de l’arbre, la saisit dans ses bras, la couvrit de baisers, puis, épuisé, s’évanouit.
Sisa vit le front baigné de sang; elle s’inclina vers lui; ses yeux tendus à sortir de leurs orbites se fixèrent sur cette figure dont la mine pâlie secoua les cellules endormies de son cerveau; quelque chose comme une étincelle en jaillit, elle reconnut son fils, et, poussant un cri, tomba sur l’enfant évanoui, le pressant sur son cœur, l’embrassant et pleurant.
Mère et fils restèrent immobiles.
Quand Basilio revint à lui, il trouva sa mère sans connaissance. Il l’appela, lui prodigua les noms les plus tendres et, voyant qu’elle ne respirait pas, qu’elle ne se réveillait pas, il se leva, courut à l’arroyo chercher un peu d’eau dans un cornet de feuilles de platane et en arrosa le pâle visage de sa mère. Mais la folle ne fit pas le moindre mouvement, ses yeux restèrent fermés.
Epouvanté, Basilio la regarda; il appuya son oreille sur le cœur de sa mère, mais le sein amaigri et flétri de la pauvre femme était déjà froid, le cœur ne battait plus: il posa les lèvres sur ses lèvres et ne perçut aucun souffle. Le malheureux embrassa le cadavre et pleura amèrement.
Dans le ciel la lune brillait toujours majestueuse, la brise soufflait en soupirant dans les branches et, dans l’herbe, les grillons fredonnaient.
La nuit de lumière et de joie pour tant d’enfants qui, au foyer bien chaud de la famille, célèbrent la fête des plus doux souvenirs, la fête qui rappelle le premier regard d’amour que le ciel envoya à la terre, cette nuit où toutes les familles chrétiennes mangent, boivent, dansent, chantent, rient, jouent, aiment, s’embrassent... cette nuit qui, dans les pays froids, est magique pour l’enfance avec son traditionnel sapin chargé de lumières, de poupées, de bonbons, de bibelots que regardent éblouis ces yeux arrondis où se reflète l’innocence, cette nuit n’offrait à Basilio que la solitude et le deuil. Qui sait? Peut-être au foyer du taciturne P. Salvi des enfants jouent-ils, peut-être y chante-t-on
La Nochebuena vient
La Nochebuena s’en va...
L’enfant pleura et gémit beaucoup; quand il leva la tête, un homme était devant lui qui le contemplait en silence.
L’inconnu lui demanda à voix basse:
—Tu es le fils?
L’enfant affirma d’un signe de tête.
—Que penses-tu faire?
—L’enterrer.
—Au cimetière?
—Je n’ai pas d’argent et le curé ne le permettrait pas.
—Alors...?
—Si vous voulez m’aider...
—Je suis trop faible, répondit l’homme qui se laissa tomber peu à peu sur le sol, en s’appuyant des deux mains à terre; je suis blessé... il y a deux jours que je n’ai ni mangé ni dormi... Personne n’est venu cette nuit?
L’homme restait pensif, regardant l’intéressante physionomie du jeune garçon.
—Écoute? continua-t-il d’une voix plus faible; je serai mort, moi aussi, avant le jour... A vingt pas d’ici, de l’autre côté de l’arroyo, il y a un gros tas de bois; apportes-en, fais un bûcher, places-y nos deux cadavres, recouvre-les et allume du feu, un grand feu, jusqu’à ce que nous soyons réduits en cendres...
Basile écoutait.
—Ensuite, si personne ne vient... tu creuseras ici, tu trouveras beaucoup d’or... et tout sera à toi. Étudie!
La voix de l’inconnu se faisait de plus en plus inintelligible.
—Va chercher le bois... je veux t’aider.
Basilio s’éloigna. L’inconnu tourna la tête vers l’Orient et murmura comme s’il priait:
—Je meurs sans voir l’aurore briller sur ma patrie...! vous, qui la verrez, saluez-la... n’oubliez pas ceux qui sont tombés pendant la nuit!
Il leva ses yeux au ciel, ses lèvres s’agitèrent, comme murmurant une ultime oraison, puis il baissa la tête et lentement, tomba à terre...
Deux heures plus tard, sœur Rufa était dans le batalan2 de sa maison, faisant ses ablutions matinales avant d’aller à la messe. La pieuse femme, regardant vers le bois voisin, vit monter une grosse colonne de fumée; elle fronça les sourcils et, saisie d’une sainte indignation, s’écria:
—Quel est l’hérétique qui dans un jour de fête fait kaiñgin3? C’est de là que viennent tant de malheurs! Va-t’en au Purgatoire, et tu verras si je te tire de là, sauvage!