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Au Pays des Moines (Noli me Tangere)

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XXI

Histoire d’une mère

. . . . . . . . . . . . . . .

Il marchait incertain—il courait errant,

Sans se reposer—un seul instant.

Alaejos.

Sisa courait maintenant vers son pauvre logis; dans son cerveau s’était opéré ce bouleversement qui se produit dans notre être quand, au moment d’un grand malheur, nous ne voyons aucun recours possible et que s’enfuient toutes nos espérances. Il semble alors que tout s’obscurcisse en nous; si parfois quelque petite lueur brille au loin nous courons vers elle, sans nous inquiéter de savoir si le sentier n’est pas coupé par un précipice.

Cette mère voulait sauver ses fils; comment? les mères ne s’occupent guère des moyens quand il s’agit de leurs enfants.

Elle courait rapide, poursuivie par toutes sortes de craintes et de sinistres pressentiments. Auraient-ils déjà pris son Basilio? Où s’était enfui son Crispin?

Arrivée près de chez elle, elle distingua les casques de deux soldats dépassant la clôture de son jardin. On ne saurait décrire ce qui se passa en son cœur; elle oublia tout, et la brutalité de ces hommes qui n’usaient de ménagements qu’avec les riches, et ce qui pouvait advenir d’elle et de ses fils accusés de vol. Les gardes civils ne sont pas des hommes, ils n’écoutent pas les prières, ils sont accoutumés à voir couler les larmes, ce ne sont que des gardes civils.

Instinctivement Sisa leva les yeux au ciel: le ciel souriait d’une ineffable lumière, quelques petits nuages blancs, nageaient dans le transparent azur. Elle s’arrêta pour réprimer le frisson qui s’emparait de tout son corps.

Les soldats avaient abandonné sa maison; ils revenaient seuls n’ayant rien pris que la poule qu’elle engraissait. Elle respira et recouvra ses sens.

—Comme ils sont bons, quel bon cœur ils ont! murmura-t-elle, presque pleurant de joie.

Les soldats auraient brûlé la maison mais laissé ses fils en liberté qu’elle les aurait encore comblés de bénédictions.

Elle regarda de nouveau, cette fois avec des yeux reconnaissants, le ciel que sillonnait une bande de garzas, ces nuages gris et légers particuliers au ciel des Philippines, et, la confiance renaissant en son cœur, elle reprit son chemin.

En approchant de ces hommes terribles, la malheureuse s’efforça de regarder de tous côtés comme distraite; elle feignit de ne pas voir sa poule qui piaillait en criant au secours. A peine les avait-elle croisés qu’elle voulut courir, mais la prudence modéra ses pas.

Elle n’était pas encore éloignée qu’elle s’entendit appeler impérieusement. Tout émue, elle fit la sourde et continua sa route. Ils l’appelèrent de nouveau, mais cette fois avec un cri et une parole insultante. Elle se retourna, malgré elle pâle et tremblante. Un garde civil lui faisait des signes avec la main.

Machinalement, elle revint sur ses pas; elle sentait que sa langue se paralysait, que sa gorge se séchait.

—Dis-nous la vérité ou sinon nous t’attachons à cet arbre et te fusillons, dit l’un d’eux d’une voix menaçante.

La malheureuse ne put que regarder l’arbre.

—Tu es la mère des voleurs!

—La mère des voleurs! répéta Sisa sans comprendre.

—Où est l’argent que tes fils t’ont apporté cette nuit?

—Ah! l’argent...

—Ne nie pas, ce sera pire pour toi! ajouta le premier. Nous sommes venus pour arrêter tes fils; le plus grand s’est sauvé; où as-tu caché le petit?

Sisa respira.

—Señor, répondit-elle, il y a longtemps que je n’ai pas vu mon Crispin; j’espérais le trouver ce matin au couvent et c’est là seulement que j’ai appris que...

Les deux soldats échangèrent un regard significatif.

—C’est bon! s’écria l’un d’eux; donne-nous l’argent et nous te laisserons tranquille.

—Señor, supplia la malheureuse; mes fils ne volent pas, même quand ils ont faim; nous sommes habitués à souffrir. Basilio ne m’a pas apporté un cuarto; fouillez toute la maison et, si vous y trouvez un réal, faites de nous ce que vous voudrez. Les pauvres que nous sommes ne sont pas tous des voleurs.

—Alors, reprit lentement le soldat en fixant ses yeux dans les yeux de Sisa, viens avec nous; tes fils se décideront peut-être à se montrer et à rendre l’argent qu’ils ont pris. Suis-nous!

—Moi?... vous suivre? murmura-t-elle en reculant d’un pas et terrifiée, elle regardait les uniformes des soldats.

—Pourquoi pas?

—Ah! ayez pitié de moi! supplia-t-elle presque à genoux. Je suis bien pauvre, je n’ai rien à vous donner, ni or, ni bijoux; la seule chose que j’avais vous me l’avez déjà prise, c’est la poule que je pensais vendre... emportez tout ce que vous trouverez dans ma misérable cabane, mais laissez-moi, laissez-moi mourir ici en paix!

—En avant! tu dois venir, si tu ne nous suis pas de bon gré nous t’attacherons.

Sisa poussa une amère plainte. Ces hommes étaient inflexibles.

—Laissez-moi au moins marcher devant à quelque distance! supplia-t-elle, quand elle sentit qu’ils se saisissaient d’elle et la poussaient brutalement.

Les deux soldats s’émurent et causèrent entre eux à voix basse.

—Bien, dit l’un d’eux; comme d’ici à ce que nous soyons au pueblo tu peux t’échapper, tu seras entre nous deux. Une fois là tu pourras marcher devant à une vingtaine de pas, mais fais attention! n’entre dans aucune boutique, ne t’arrête pas. En avant et vivement!

Les prières furent vaines, vaines les raisons, inutiles les promesses. Les soldats répondaient qu’ils se compromettaient déjà suffisamment et lui accordaient trop de faveurs.

A se voir ainsi, entre ses deux gardiens, elle se sentit mourir de honte. Personne il est vrai ne venait sur la route, mais et l’air? et la lumière du jour? N’est-ce pas le fait de la véritable pudeur de voir des regards de tous côtés? Elle se couvrit la figure de son mouchoir et marchant ainsi, comme une aveugle, elle pleura en silence sur son humiliation. Certes sa misère était grande, elle savait que tous, même son mari, l’avaient abandonnée, mais jusque-là elle s’était toujours considérée comme honorable et estimée: c’était avec compassion qu’elle regardait ces femmes aux toilettes scandaleuses que tous flétrissaient du nom de «femmes à soldats». Et voici qu’il lui semblait descendre sur l’échelle sociale à un degré inférieur encore à celui de ces malheureuses.

Des pas de chevaux résonnèrent: c’était une de ces petites caravanes d’hommes et de femmes qui, juchés sur de mauvais bidets, entre deux paniers pendus de chaque côté de l’animal, portent le poisson dans les pueblos de l’intérieur. Parmi ces voyageurs quelques-uns la connaissaient, soit pour lui avoir donné un peu de poisson, soit pour lui avoir demandé de l’eau lorsqu’ils passaient devant sa cabane. Lorsqu’elle fut près d’eux, il lui sembla qu’ils l’insultaient, qu’ils l’écrasaient, que leurs regards pitoyables ou dédaigneux traversaient son mouchoir et s’enfonçaient dans sa figure comme des dards.

La caravane s’éloigna, Sisa se sentit soulagée. Elle écarta un instant son mouchoir pour voir à quelle distance se trouvait le pueblo. Il restait encore à franchir quelques postes de télégraphe avant d’arriver au bantayan1. Jamais le chemin ne lui avait paru si long.

Au bord de la route croissait une cannaie très feuillue. Souvent à son ombre elle s’était reposée autrefois. Jeune fille, elle s’y arrêtait pour écouter les doux propos de son fiancé; il l’aidait à porter le panier plein de légumes et de fruits, elle le récompensait d’un sourire. Ah! comme tout ce passé était loin maintenant! le fiancé était devenu le mari, le mari... Le malheur avait frappé à sa porte et s’était pour toujours assis à son foyer.

Comme le soleil dardait ses plus chauds rayons, les soldats lui offrirent de se reposer. Terrifiée à l’idée de voir se prolonger encore son martyre, elle les remercia.

Ils étaient près du pueblo, la peur la saisit. Angoissée, elle regarda de tous côtés cherchant dans la nature un secours quelconque: de vastes rizières, un petit canal de navigation, des arbres rachitiques, c’était tout; pas un rocher, pas un précipice où pouvoir se briser. Pourquoi avait-elle suivi les soldats si longtemps? elle se le reprochait; près de sa pauvre maison, la rivière profonde, aux rives escarpées, semée de roches aiguës, lui aurait offert une mort si douce! Mais non! elle pensa à ses enfants, à son Crispin dont elle ignorait le sort, et dans cette nuit ce fut une lumière qui éclaira son âme. Résignée, elle murmura:

—Après!... après, nous irons habiter au plus profond des bois.

Elle sécha ses yeux, prit un air plus assuré et s’adressant à voix basse aux gardes:

—Nous voici maintenant au pueblo!

Son accent était indéfinissable; c’était à la fois une prière, un raisonnement, une plainte, une supplication, toute la douleur condensée dans une parole.

Les soldats eurent pitié: ils répondirent d’un geste. Rapidement elle les devança et s’efforça de marcher d’un pas tranquille.

Un tintement de cloches annonçait la fin de la grand’messe. Elle pressa le pas pour éviter la foule qui sortait de l’église: ce fut en vain.

Deux femmes qu’elle connaissait passèrent, l’interrogeant du regard; elle les salua avec un amer sourire; mais pour éviter de nouvelles mortifications elle baissa la tête et fixa ses yeux sur le sol, ce qui ne l’empêchait pas de trébucher contre les pierres du chemin.

A sa vue, on se retournait, on chuchotait, on la suivait des yeux; malgré qu’elle ne regardât rien, elle devinait, elle sentait, elle voyait tout.

Une femme qu’à sa tête nue, à sa robe jaune et verte, à sa chemise de gaze bleue, à son costume et à ses manières on reconnaissait comme faisant le bonheur de la soldatesque cria aux gardes d’une voix effrontée:

—Où l’avez-vous prise? et l’argent, l’avez-vous?

Sisa crut avoir reçu un soufflet: cette femme l’avait publiquement mise à nu. Elle leva la tête pour connaître d’un seul coup tout le sarcasme et toute la honte; les gens qui la montraient au doigt étaient loin d’elle, très loin même, mais cependant elle sentait le froid de leurs regards, elle entendait la méchanceté de leurs propos. Le sol se dérobait sous ses pieds.

—Par ici! lui cria un garde.

Comme un automate dont se brise le mécanisme, elle tourna rapidement sur ses talons et, sans rien voir, sans penser à rien, courut pour se cacher; une porte gardée par une sentinelle était devant elle; elle voulut y entrer; mais, plus impérieuse encore, une autre voix la détourna. Comme elle cherchait d’où venait cette voix, elle sentit qu’on la poussait par les épaules. Ses yeux se fermèrent, elle fit deux pas, puis les forces lui manquèrent et la malheureuse se laissa tomber sur le sol, d’abord à genoux, assise ensuite. Un sanglot sans larmes, sans cris, sans exclamations, l’agitait convulsivement.

C’était le quartier. Il y avait là des soldats, des femmes, des porcs, des poules. Quelques gardes raccommodaient leurs habits; une des femmes couchée sur le banc, la tête appuyée sur la cuisse d’un soldat, fumait et regardait vers le toit d’un air ennuyé; d’autres aidaient les gardes à laver leurs hardes, à nettoyer leurs armes, etc., fredonnant des chansons lubriques.

—Tiens, les poulets se sont sauvés, vous ne ramenez que la poule! dit l’une, sans que l’on pût savoir si elle faisait allusion à Sisa ou au malheureux volatile qui continuait à piailler.

—Oui, la poule vaut toujours mieux que les poussins! ajouta-t-elle, quand elle vit que les soldats se taisaient.

—Où est le sergent? demanda l’un des gardes d’un ton fâché. A-t-on prévenu l’alférez?

Un haussement d’épaules fut la seule réponse qu’il obtint: personne ne voulait se déranger pour la pauvre femme.

Elle resta ainsi deux longues heures, à demi folle, accroupie dans un coin, la tête cachée dans les mains, échevelée. A midi l’alférez arriva; il commença par ne rien croire des accusations du curé.

—Bah! mesquines moineries! dit-il, et il ordonna que l’on rendît la liberté à la femme et que personne ne s’occupât plus de cette affaire.

—S’il veut retrouver ce qu’il a perdu, ajouta-t-il, qu’il le demande à son saint Antoine ou qu’il se plaigne au nonce! Voilà!

Sisa, qui pouvait à peine se mouvoir, fut donc conduite presque de force hors du quartier.

Lorsqu’elle se vit au milieu de la rue, elle partit rapide, se dirigeant vers sa maison, la tête découverte, la chevelure défaite, le regard fixe. Le soleil, alors au zénith, brûlait de tous ses feux; pas un nuage ne voilait son disque resplendissant; le vent agitait faiblement les feuilles des arbres, la route était déjà presque sèche; malgré la tempête de la veille, pas un oiseau ne se risquait à abandonner l’ombre des branches.

Enfin Sisa était arrivée. Emue, silencieuse, elle entra dans son triste logis, le parcourut, sortit, alla, vint de tous côtés. Elle courut ensuite chez le vieux Tasio, frappa à la porte; le vieux n’y était pas. La malheureuse retourna chez elle et commença à crier, à appeler: Basilio! Crispin! s’arrêtant à chaque instant, prêtant l’oreille avec attention. L’écho qui répétait ses appels, le doux murmure de l’eau dans la rivière voisine, la musique des roseaux agités par la brise étaient les uniques voix de la solitude. De nouveau elle appela, monta sur une hauteur, descendit dans un ravin; ses yeux errants prenaient une expression sinistre, d’instant en instant ils s’illuminaient de vifs reflets, puis s’obscurcissaient comme le ciel dans une nuit de tourmente; on aurait dit que la lumière de la raison, prête à s’éteindre, se ranimait et se mourait tour à tour.

Revenue chez elle, elle s’assit sur la natte où ils s’étaient couchés la nuit précédente et leva les yeux: au bout de l’un des roseaux de la cloison qui pendait près du précipice elle aperçut un morceau de la chemise de Basilio. Se levant, elle le prit et l’examina à la lumière du soleil: le morceau d’étoffe avait des taches de sang. Par hasard Sisa ne les vit pas: elle se baissa et continua à examiner ce débris du vêtement de son fils, l’élevant dans l’air, baigné des rayons embrasés: puis, comme si elle avait senti tout s’obscurcir et la clarté lui manquer, elle regarda le soleil en face, les yeux démesurément ouverts.

Enfin elle erra de côté et d’autre, criant, hurlant d’étranges sons; qui l’eut entendue aurait eu peur, sa voix avait un timbre que ne saurait donner le larynx humain. Lorsque pendant la nuit rugit la tempête et que, vertigineusement rapide, le vent bat de ses ailes invisibles une armée d’ombres qui le poursuivent, si vous vous trouvez dans un édifice ruiné et solitaire, vous entendez certaines plaintes, certains soupirs que vous savez être le murmure du vent battant les hautes tours et les murs délabrés; vous n’en êtes pas moins saisi de terreur et vous frémissez! eh bien, l’accent de cette mère était plus lugubre et plus terrible encore que ces sanglots inconnus retentissant dans les nuits obscures où rugit la tempête.

Le soleil se coucha, l’ombre la surprit. Peut-être le ciel lui accorda-t-il quelques heures de sommeil pendant lesquelles l’aile invisible d’un ange, caressant son visage pâli, emporta sa mémoire qui ne lui rappelait plus que des douleurs; peut-être que, tant de souffrances dépassant la résistance possible de l’humanité débile, la Mère Providence intervint, apportant sa plus douce consolation, l’oubli. Le jour suivant, Sisa vaguait souriante, chantant et conversant avec tous les êtres de la grande Nature.


1 Guérite.—N. des T.

XXII

Lumières et ombres

Trois jours se sont écoulés, trois jours et trois nuits que les habitants de San Diego ont employés à commenter les faits qui s’étaient passés et à faire les préparatifs de la fête du pueblo.

Tout en savourant par avance les réjouissances futures, les uns médisaient du gobernadorcillo, les autres du lieutenant principal, ceux-ci des jeunes, ceux-là des vieux, il n’était personne qui ne dît son mot et beaucoup rejetaient la faute sur tous.

On commentait aussi l’arrivée de Maria Clara accompagnée de la tante Isabel. On s’en réjouissait parce qu’on l’aimait, mais en même temps que l’on admirait sa beauté on s’étonnait aussi des changements qui survenaient dans le caractère du P. Salvi.—«Il a des distractions nombreuses pendant le saint sacrifice; il ne nous parle presque plus; à vue d’œil il devient plus maigre et plus sombre», telles étaient les réflexions de ses pénitentes. Le cuisinier le voyait s’émacier de jour en jour et se plaignait du peu d’honneur qu’il faisait à ses plats. Mais ce qui soulevait le plus de murmures c’étaient les deux lumières que l’on voyait briller au couvent lorsque le P. Salvi était en visite... en visite chez Maria Clara! Les dévotes faisaient des signes de croix mais continuaient à jaser.

Personne ne s’occupait plus de la malheureuse Sisa ni de ses fils.

Crisóstomo Ibarra avait télégraphié du chef-lieu de la province pour saluer la tante Isabel et sa nièce, mais sans leur expliquer la cause de son absence. Beaucoup croyaient qu’on l’avait arrêté à cause de sa conduite envers le P. Salvi dans l’après-midi de la Toussaint. Mais les commentaires changèrent de ton lorsque, le soir du troisième jour, on le vit descendre d’une voiture devant la petite maison de sa fiancée et saluer courtoisement le prêtre qui s’y rendait lui aussi.

C’était un délicieux petit nid parmi les orangers et les ilang-ilang. Nous y retrouvons les deux jeunes gens accoudés à une fenêtre d’où l’on voyait le lac. Des fleurs et des plantes grimpantes, s’enroulant autour des roseaux et des fils métalliques disposés pour les recevoir, répandaient à l’entour leur ombre fraîche et leur parfum léger.

Ils causaient: leurs lèvres murmuraient des mots plus doux que le bruissement des feuilles et plus parfumés que l’air tout imprégné des aromes du jardin. C’était l’heure où les sirènes du lac, profitant des ombres du crépuscule rapide, sortaient des flots leurs têtes rieuses pour admirer et saluer de leurs chants le soleil moribond. Ibarra disait à son amie:

—Demain, avant que l’aube paraisse, ton désir sera satisfait. Je disposerai tout dès cette nuit pour que rien ne manque.

—Alors j’écrirai à mes amies pour les inviter. Fais en sorte que le curé ne vienne pas!

—Pourquoi?

—Parce qu’il semble qu’il me surveille. Ses yeux creux et sombres me font mal; quand il les fixe sur moi, j’ai peur. Quand il me cause il a une voix... il me parle de choses si extraordinaires, si incompréhensibles, si étranges... un jour il m’a demandé si je n’avais pas rêvé à des lettres de ma mère; je crois qu’il est à moitié fou. Mon amie Sinang et Andeng, ma sœur de lait, disent qu’il est un peu... atteint, parce qu’il ne mange pas, ne se baigne pas et vit constamment dans l’ombre. Arrange-toi pour qu’il ne vienne pas.

—Nous sommes forcés de l’inviter, répondit Ibarra pensif. Les habitudes du pays nous y obligent; il vient chez toi et, de plus, sa conduite avec moi a été pleine de noblesse. Quand l’Alcalde l’a consulté sur l’affaire dont je t’ai parlé, il n’a eu que des louanges pour moi et n’a pas fait la moindre réclamation: mais je vois que tu es contrariée; je prendrai soin qu’il ne puisse nous accompagner.

On entendit des pas légers: c’était le curé qui s’approchait, un sourire forcé sur les lèvres.

—Le vent est frais, dit-il, quand on a pris un rhume on le garde jusqu’à ce que revienne la chaleur. Ne craignez-vous pas de vous refroidir?

Sa voix était tremblante et son regard fixé au loin se détournait des jeunes gens.

—Au contraire, la soirée nous paraît agréable et le vent délicieux! répondit Ibarra. En cette saison nous avons notre automne et notre printemps; quelques feuilles tombent, mais les bourgeons poussent.

Fr. Salvi soupira.

—Je trouve très belle la réunion de ces deux saisons sans qu’intervienne l’hiver glacé, continua Ibarra. En février les branches des arbres fruitiers bourgeonnent, en mars déjà nous aurons les fruits mûrs. Viennent les mois de chaleur, nous irons ailleurs.

Fr. Salvi sourit. La conversation s’engagea sur des sujets indifférents: le temps, le pueblo, la fête; Maria Clara chercha un prétexte et se retira.

—Puisque nous parlons de la fête, dit Ibarra, permettez-moi de vous inviter à celle que nous donnerons demain matin. C’est une fête champêtre que nous organisons entre amis.

—Et, où se fera-t-elle?

—Près du ruisseau qui serpente dans le bois voisin, à côté du balitî: aussi nous lèverons-nous de bonne heure pour que le soleil nous rejoigne en route.

Le moine réfléchit, puis répondit:

—L’invitation est très tentante et je l’accepte pour vous prouver que je ne vous garde pas rancune. Mais je ne pourrai m’y rendre qu’après avoir rempli mes devoirs. Vous êtes heureux d’être libre!

Quelques minutes après, Ibarra partit pour s’occuper de la fête du lendemain. La nuit était déjà très obscure.

Dans la rue, un homme s’approcha qui le salua respectueusement.

—Qui êtes-vous? lui demanda le jeune homme.

—Vous ne connaissez pas mon nom, señor. Je vous attends depuis deux jours.

—Que me voulez-vous?

—Personne ne prend pitié de moi parce que l’on dit que je suis un bandit, señor. Mais j’ai perdu mes fils, ma femme est folle et tout le monde prétend que je mérite mon sort.

Ibarra examina rapidement l’homme et lui demanda:

—Que voulez-vous en ce moment?

—Implorer votre pitié pour ma femme et pour mes enfants.

—Je ne puis m’arrêter. Si vous voulez me suivre, vous me direz en route ce qui vous est arrivé.

L’homme le remercia, et tous deux disparurent bientôt dans les ténèbres des rues où l’éclairage faisait presque entièrement défaut.

XXIII

La pêche

Les étoiles brillaient encore à la voûte de saphir et, dans les branches, les oiseaux n’avaient pas terminé leur sommeil que déjà une troupe joyeuse parcourait les rues du pueblo se dirigeant vers le lac, à la faible lueur de ces torches de goudron, que l’on appelle communément huepes.

C’étaient cinq jeunes filles, marchant d’un pas rapide, se tenant par les mains ou par la ceinture, suivies de quelques vieilles dames et de servantes portant gracieusement sur leur tête des paniers remplis de provisions, de plats, etc. A voir leurs figures où rit la jeunesse, où brille l’espérance, à contempler leurs abondantes et noires chevelures flottant au vent et les larges plis de leurs vêtements, nous les prendrions pour des divinités de la nuit s’enfuyant à l’approche du jour, si nous ne savions pas que ce sont Maria Clara et ses quatre amies: la joyeuse Sinang, sa cousine, la sévère Victoria, la belle Iday, et la pensive Neneng qui représente la beauté modeste et tremblante.

Elles bavardaient avec animation, riaient, se pinçaient, se parlaient à l’oreille et ensuite lançaient en fusées les éclats de rire.

Mais, à leur rencontre, s’avançait un groupe de jeunes gens portant de grandes torches de roseaux; ils marchaient presque sans bruit au son d’une guitare que Sinang, toujours moqueuse, compara à une «guitare de mendiant».

Quand les deux groupes se rencontrèrent, c’étaient les jeunes filles qui avaient pris un air sérieux et grave comme si elles n’avaient jamais appris à rire; au contraire, les hommes parlaient, saluaient, souriaient et faisaient six questions pour obtenir la moitié d’une réponse.

—Le lac est-il tranquille? Croyez-vous que nous aurons beau temps? demandaient les mamans.

—Ne vous inquiétez pas, señoras, je sais très bien nager, répondit un grand garçon, sec et mince.

—Auparavant, nous aurions dû entendre la messe! soupirait tante Isabel en joignant les mains.

—Il est encore temps, señora. Albino qui est un ancien séminariste peut la dire dans la barque, répondit un autre en désignant le grand sec.

Celui-ci, qui avait une bonne physionomie de fourbe, entendant ce propos, prit aussitôt un air componctueux, caricature parfaite du P. Salvi.

Sans rien perdre de sa gravité, Ibarra prenait part à la gaieté de ses compagnons.

Mais on était au bord du lac: des cris de surprise et de joie s’échappèrent involontairement des lèvres des femmes. On voyait deux grandes barques, réunies entre elles, pittoresquement ornées de guirlandes de fleurs et de feuilles avec des étoffes bouillonnées de diverses couleurs; de petites lanternes de papier pendaient alternant avec des roses, des œillets, des fruits, piñas, kasuy, platanos, goyaves, lanzones1. Ibarra avait apporté des nattes, des tapis, des coussins et, avec le tout, formé de commodes et moelleux sièges pour les dames. Les tikines2 et les avirons étaient également décorés. Dans la barque la mieux parée se trouvaient une harpe, des guitares, des accordéons et une corne de carabao; dans l’autre brûlait un feu de kalanes3 de boue; on préparait du thé, du café et du salabat4 pour le déjeuner.

—Ici les femmes, là les hommes! disaient les mamans en s’embarquant. Allons! restez tranquilles, ne remuez pas ou nous allons chavirer.

—Faisons le signe de la croix! disait tante Isabel.

—Et nous allons rester ici toutes seules? demanda Sinang en faisant la moue. Nous seules... Aïe!

Cette exclamation avait pour cause un pinçon opportun dont l’avait gratifiée sa mère.

Lentement les barques s’éloignaient de la plage, reflétant dans le miroir du lac les multiples lumières de leurs lanternes. A l’orient apparaissaient les premières teintes de l’aurore.

Un silence relatif régnait. La séparation établie par les vieilles dames semblait avoir pour effet de dédier la jeunesse à la méditation.

—Fais attention! dit à voix haute Albino à un autre jeune homme; appuie bien sur l’étoupe qui est sous ton pied.

—Comment?

—Parce que l’eau pourrait entrer; cette barque est pleine de trous.

—Aïe! nous coulons! s’écrièrent les femmes épouvantées.

—N’ayez pas peur, señoras! reprit le séminariste pour les tranquilliser. Votre barque est très sûre, elle n’a que cinq trous et ils ne sont pas très grands.

—Cinq trous! Jésus! Voudriez-vous nous noyer?

—Pas plus de cinq, señoras, grands comme cela! et il leur montrait le petit rond formé par son pouce et son index réunis. Refoulez bien les étoupes pour les boucher.

—Mon Dieu! sainte Marie! l’eau entre déjà, s’écria une vieille.

Il y eut un petit tumulte, les unes poussaient des cris, les autres se préparaient à sauter à l’eau.

—Assurez bien les étoupes, là! continuait Albino en montrant l’endroit où étaient les jeunes filles.

—Où donc? où donc? nous ne savons pas! Par pitié venez nous montrer ce qu’il faut faire! imploraient les femmes tremblantes.

Il fallut que cinq jeunes gens passassent dans l’autre barque pour rassurer les mères effrayées. Singulier hasard! un endroit dangereux se trouvait à côté de chaque jeune fille; du côté des vieilles dames pas une voie d’eau ne menaçait la sécurité commune. Et plus singulier hasard encore! Ibarra avait dû se placer près de Maria Clara, Albino près de Victoria, chacun près de sa préférée. La tranquillité revint régner du côté des prévoyantes mères; mais de ce côté seulement.

L’eau était complètement tranquille, les champs de pêche peu éloignés, l’heure très matinale, aussi fut-il décidé d’abandonner les avirons et de se mettre à déjeuner. L’aurore illuminant déjà l’espace, on éteignit les lanternes.

La matinée était belle, la lumière qui tombait du ciel et celle que reflétaient les eaux faisaient briller la surface du lac; de là une clarté illuminant tout, ne produisant presque pas d’ombres, une clarté fraîche, saturée de couleurs, comme on en devine parfois dans quelques marines.

Presque tous étaient joyeux, ils respiraient la légère brise qui commençait à s’élever; les vieilles dames elles-mêmes, toujours surveillant et grondant, riaient et se divertissaient entre elles.

—Te souviens-tu, disait l’une d’elles à la Capitana Ticá, du temps où nous étions encore jeunes filles et où nous allions nous baigner dans la rivière? Nous descendions le courant dans de petites barques faites d’écorce de platane, nous emportions des fruits et des fleurs parfumées. Nous portions chacune une petite bannière où se lisaient nos noms...

—Et quand nous revenions à la maison, ajoutait l’autre sans la laisser terminer, nous trouvions les ponts de bambou détruits et nous étions forcées de passer les ruisseaux à gué... les brigands!

—Oui! disait la Capitana Ticá, mais je préférais mouiller ma jupe que de me découvrir le pied; je savais que dans les buissons de la rive étaient cachés des yeux qui nous observaient.

Les jeunes filles qui entendaient cette conversation se faisaient des signes et souriaient.

Seul un homme restait silencieux, étranger à toute cette gaieté: c’était le pilote. Jeune, de formes athlétiques, ses grands yeux tristes et le sévère dessin de ses lèvres donnaient à l’expression de sa physionomie un caractère intéressant que renforçaient encore ses longs cheveux noirs retombant naturellement, sans artifice de toilette, sur un cou robuste; une chemise sombre, de toile grossière, laissait deviner des muscles puissants et nerveux et ses bras nus maniaient comme une plume une large et lourde rame qui lui servait de timon pour guider les deux barques.

Maria Clara avait plusieurs fois surpris son regard attaché sur elle: il détournait aussitôt les yeux, contemplant l’horizon, les montagnes, les arbres de la rive. Elle eut pitié de sa solitude et, prenant quelques galettes, les lui offrit. Avec une certaine surprise il la regarda, mais ce regard ne dura qu’une seconde; prenant une galette, il refusa les autres en remerciant d’une voix à peine perceptible.

Personne ne s’occupa plus de lui. Les rires joyeux, les plaisirs des autres jeunes gens ne le déridaient pas; même les éclats de gaieté de la rieuse Sinang ne le faisaient pas départir de sa gravité.

Le premier déjeuner terminé, on continua l’excursion vers les enclos de pêche.

Il y en avait deux, placés à une certaine distance l’un de l’autre; tous deux étaient la propriété du Capitan Tiago. On distinguait de loin quelques hérons posés parmi les roseaux de la rive; de ces oiseaux blancs, que les tagals appellent kalauay5, volaient de ci de là, rasant de leurs ailes la surface des eaux, remplissant l’air de stridents croassements.

Maria Clara suivait du regard les hérons qui, lorsque les barques s’approchèrent, s’enfuirent dans la direction des montagnes voisines.

—Ces oiseaux ont-ils leurs nids dans ces montagnes? demanda-t-elle au pilote, bien moins peut-être pour le savoir que pour faire parler ce silencieux.

—Probablement, señora, répondit-il, mais jusqu’ici personne encore n’a vu leurs nids.

—N’ont-ils pas de nids?

—Je suppose qu’ils doivent en avoir, sinon ils seraient bien malheureux!

Maria Clara ne remarqua pas l’accent de tristesse avec lequel le jeune homme avait fait cette remarque.

—Alors?

—On dit, señora, que les nids de ces oiseaux sont invisibles et qu’ils ont la propriété de rendre également invisible celui qui les a en son pouvoir; de même que l’âme ne peut se voir que dans le brillant miroir des yeux, ce ne doit être que dans le miroir des eaux que ces nids se peuvent contempler.

Maria Clara devint pensive.

Mais on était arrivé au baklad6; le vieux marinier attacha les embarcations à un roseau, tandis que son fils se disposait à monter sur le bord de l’enclos pourvu de son panalok, c’est-à-dire de la ligne avec la poche de filet.

—Attends un instant, dit à ce dernier la tante Isabel, il faut disposer le sinigang pour que les poissons sortant de l’eau puissent être mis dans la marmite.

—Quoi! bonne tante Isabel, s’écria le séminariste, ne voulez-vous pas que le poisson puisse rester au moins un instant hors de l’eau.

Malgré sa figure blanche et joyeuse, Andeng, la sœur de lait de Maria Clara, était renommée comme bonne cuisinière. Elle prépara de l’eau de riz, des tomates et des camias7; quelques jeunes gens qui peut-être voulaient mériter ses sympathies l’aidaient dans ces préparatifs. Les autres jeunes filles épluchaient les cœurs de citrouilles, les pois et coupaient les paayap8 en petits morceaux longs comme des cigarettes.

Pour tromper l’impatience de ceux qui désiraient voir comment les poissons, vivants et frétillants, sortiraient de leur prison, Iday prit la harpe; non seulement elle touchait très bien de cet instrument mais de plus elle avait une très jolie main.

La jeunesse applaudit, Maria Clara l’embrassa; la harpe est l’instrument dont on joue le plus dans cette province, surtout dans ces occasions.

—Chante, Victoria, chante la Chanson du Mariage! demandèrent les vieilles dames.

Les hommes protestèrent et Victoria, qui avait fort bonne voix, se plaignit d’être enrouée. La Chanson du Mariage est une belle élégie tagale où sont peintes toutes les tristesses et toutes les misères de la vie de ménage sans aucune de ses consolations et de ses joies.

Alors, Maria Clara fut à son tour sollicitée.

—Toutes mes chansons sont tristes, dit-elle.

—Cela ne fait rien, lui répondirent ses compagnes.

Elle ne se fit plus prier, prit la harpe et d’une voix vibrante, harmonieuse et pleine de sentiment, chanta ces couplets:

«Les heures sont douces dans la patrie

Où est l’ami, quand brille le soleil.

La vie, c’est la brise qui souffle sur ses campagnes,

La mort y est douce, plus tendre y est l’amour.

»D’ardents baisers jouent sur les lèvres,

Lors du réveil sur le cœur d’une mère;

Les bras cherchent à ceindre le cou,

Et les yeux en se regardant se sourient.

»La mort est douce pour la patrie

Où est l’ami, quand brille le soleil;

Morte est la brise, pour qui n’a pas

Une patrie, une mère, un amour.»

La voix s’éteignit, le chant cessa, la harpe devint muette... on écoutait encore: personne n’applaudit. Les jeunes filles sentaient leurs yeux se remplir de larmes, Ibarra paraissait contrarié; quant au jeune pilote, immobile, il regardait au loin.

Mais un fracas retentit, semblable au bruit du tonnerre. Les femmes poussèrent un cri et se bouchèrent les oreilles. C’était l’ex-séminariste Albino qui, de toute la force de ses poumons, soufflait dans la corne de carabao, appelant tambulî9. Il n’en fallut pas plus pour ramener le rire et l’animation et sécher les yeux larmoyants.

—Veux-tu nous rendre sourdes, païen? lui cria la tante Isabel.

—Señora, répondit-il avec solennité; j’ai entendu parler d’un pauvre sonneur de trompette qui, pour avoir joué de son instrument, s’est marié avec une noble et riche demoiselle.

—C’est vrai, le Trompette de Säckingen! ajouta Ibarra qui ne pouvait se dispenser de prendre part à la conversation.

—Vous l’avez entendu? continua Albino, eh bien, je veux voir si je serai aussi heureux.

Et de nouveau, il se mit à souffler avec plus de force encore dans la corne résonnante, approchant particulièrement la trompe des oreilles des jeunes filles qui, moins gaies, s’étaient assises. Naturellement, il y eut un petit soulèvement; les mères le firent taire à force de coups de pied et de pinçons.

—Aïe! Aïe! disait-il, en se frottant les bras, qu’il y a loin des Philippines aux rives du Rhin! O tempora, o mores! Pour le même acte, on décore les uns, aux autres on donne des sambenitos10.

Toutes riaient, même Victoria; cependant Sinang disait à voix basse à Maria Clara:

—Tu es heureuse toi! moi aussi je chanterais bien, si je pouvais!

Enfin, Andeng annonça que le bouillon était prêt à recevoir ses hôtes.

Le jeune fils du pêcheur, monta alors sur la resserre ou bourse de l’enclos de pêche, placée à l’extrémité la plus étroite. Là, si les malheureux poissons avaient su lire et comprendre l’italien, on aurait pu écrire le Lasciate ogni speranza voi ch’entrate11, car ils n’en sortaient que pour mourir. C’était un espace presque circulaire d’environ un mètre de diamètre, disposé de telle façon qu’un homme pût se tenir debout sur la partie supérieure afin de retirer les poissons avec un petit filet.

—J’aimerais pêcher à la ligne comme cela, disait Sinang tout heureuse.

Tous étaient attentifs. Déjà quelques-uns croyaient voir frétiller et s’agiter les poissons et briller leurs étincelantes écailles: le jeune homme abaissa le filet, rien n’en sortit.

—La resserre doit être pleine, dit Albino à voix basse, depuis cinq jours on ne l’a pas visitée.

Le pêcheur retira la ligne: pas plus que le filet aucun poisson ne l’ornait; l’eau retombant en abondantes gouttes, où se jouait le soleil, semblait rire d’un rire argentin. Un cri de désappointement s’échappa de toutes les bouches.

La même opération répétée obtint le même résultat.

—Tu ne connais pas ton métier! dit Albino en grimpant auprès du jeune homme, et il lui arracha le filet des mains. Regarde, maintenant! Andeng, ouvrez la marmite!

Mais Albino ne fut pas plus adroit, le filet était toujours vide. Tous commencèrent à rire.

—Ne faites pas de bruit, vous chassez les poissons, dit-il. Ce filet doit être troué.

Mais toutes les mailles étaient intactes.

—Laissez-moi faire! lui dit Léon, le fiancé d’Iday. Celui-ci s’assura bien de l’état du cercle, examina le filet et, satisfait, demanda:

—Êtes-vous sûr qu’on n’a pas visité l’enclos depuis cinq jours?

—Nous en sommes absolument sûrs; la dernière fois c’était pour la vigile de la Toussaint.

—Mais alors! ou le lac est enchanté, ou je vais tirer quelque chose.

Léon plongea sa ligne, mais l’ennui se peignit sur sa figure. Il regarda un moment silencieux la montagne voisine, puis promena l’hameçon dans l’eau: il ne le retira pas, mais murmura à voix basse:

—Un caïman!

—Un caïman!

Le mot courut de bouche en bouche au milieu de l’épouvante et de la stupéfaction générales.

—Que dites-vous? lui demanda-t-on.

—Je dis qu’un caïman est pris là, affirma Léon qui enfonçant dans l’eau le manche de la ligne ajouta:

—Écoutez ce son? ce n’est pas le sable, c’est la peau, la peau épaisse, l’épaule du caïman. Voyez le mouvement des roseaux! c’est lui qui se démène car il est enroulé sur lui-même, attendez... il est grand: son corps mesure une palme au plus de large.

—Que faire? demanda-t-on.

—Le prendre! dit une voix.

—Jésus! et qui le prendra?

Personne ne s’offrait à descendre dans l’abîme. L’eau était profonde.

—Nous devrions l’attacher à notre barque et le traîner en triomphe, dit Sinang; il a mangé nos poissons à notre place!

—Je n’ai pas encore vu de caïman vivant! murmura Maria Clara.

Le pilote se levant, prit une longue corde et monta agilement sur l’espèce de plate-forme. Léon lui céda la place.

Excepté Maria Clara, personne jusqu’alors ne l’avait regardé; maintenant on admirait sa svelte stature.

A la grande surprise de tous et malgré les cris, il sauta dans la resserre.

—Emportez ce couteau! lui cria Crisóstomo en tirant une large lame de Tolède.

Mais déjà l’eau un instant troublée redevenait calme et l’abîme se fermait mystérieux.

—Jésus, Marie, Joseph! criaient les femmes. Nous allons avoir un malheur!

—Ne craignez rien, señoras, leur disait le vieux marinier; s’il y a quelqu’un dans la province qui puisse en venir à bout, c’est lui.

—Comment s’appelle ce jeune homme? demanda quelqu’un.

—Nous l’appelons le Pilote: c’est le meilleur que j’ai vu; seulement il n’aime guère le travail.

L’eau s’agitait; il semblait que dans les profondeurs un combat se fût engagé. Tous se taisaient, contenaient leur respiration. Ibarra, d’une main convulsée, serrait la poignée de son couteau aigu.

La lutte semblait prendre fin. La tête du jeune homme apparut, saluée de cris joyeux; les yeux des femmes étaient pleins de larmes.

Il grimpa sur la plate-forme, tenant d’une main l’extrémité de la corde, puis il tira fortement.

On vit alors le monstre; la corde le liait autour du cou et sous les extrémités antérieures, il était grand, ainsi que l’avait annoncé Léon, tacheté; sur ses épaules croissait une mousse verte qui est aux caïmans ce que les cheveux blancs sont à l’homme. Il mugissait comme un bœuf, frappait de la queue les roseaux, s’y accrochait et ouvrait une gueule noire et terrible, découvrant des crocs longs et acérés.

Le pilote le hissait seul; personne ne songeait à l’aider.

Lorsque la bête fut hors de l’eau, le jeune homme mit le pied dessus, ferma d’une main robuste les redoutables mâchoires et essaya d’attacher le museau avec de forts nœuds. Le reptile tenta un dernier effort, arqua son corps, battit le sol de sa puissante queue et, s’échappant, s’élança d’un saut dans le lac, hors de l’enclos, entraînant son dompteur. Le pilote était un homme mort; un cri d’horreur sortit de toutes les poitrines.

Rapide comme l’éclair, un autre corps tomba à l’eau: à peine eut-on le temps de voir que c’était Ibarra. Si Maria Clara ne s’évanouit pas, c’est que les indigènes des Philippines ne savaient pas encore s’évanouir.

Les eaux se colorèrent, se teignirent de rouge. Le jeune pêcheur sauta à son tour dans l’abîme, le bolo12 à la main, son père le suivit. Mais à peine disparaissaient-ils qu’Ibarra et le pilote remontaient à la surface, cramponnés au cadavre du caïman. Le ventre blanc du reptile était lacéré et le couteau d’Ibarra cloué dans sa gorge.

Il est impossible de décrire la joie générale; tous les bras se tendirent pour tirer, les deux jeunes gens de l’eau. Les vieilles dames étaient à demi-folles, elles riaient, elles priaient, elles pleuraient. Andeng oublia que son sinigang avait bouilli trois fois; tout le bouillon se répandit sur le feu et l’éteignit. La seule qui ne put dire un mot fut Maria Clara.

Ibarra était indemne; le pilote n’avait qu’une légère égratignure au bras.

—Je vous dois la vie! dit-il à Ibarra que l’on entourait de manteaux de laine et de tapis.

La voix du pilote avait un timbre particulier; elle semblait nuancée d’ennui.

—Vous êtes trop intrépide! répondit Ibarra; une autre fois vous ne tenterez plus Dieu!

—Si tu n’étais pas revenu!... murmura Maria Clara encore pâle et tremblante.

—Si je n’étais pas revenu et que tu m’aies suivie, répondit le jeune homme en complétant sa pensée, au fond du lac j’aurais été en famille.

Ibarra n’oubliait pas que c’était là que gisaient les restes de son père.

Les vieilles dames ne voulaient pas aller au second baklad; pour elles le jour avait mal commencé, il ne pouvait manquer d’arriver d’autres malheurs, mieux valait s’en aller.

—Et tout cela parce que nous n’avons pas entendu la messe!

—Mais, quel malheur avons-nous eu? répondit Ibarra. Le seul à plaindre dans l’affaire, c’est le caïman.

—Ce qui prouve, conclut l’ex-séminariste, que dans toute sa vie pécheresse jamais cet infortuné reptile n’a entendu la messe. Jamais on ne l’a vu parmi tant de caïmans qui fréquentent l’église.

Les barques se dirigèrent donc jusqu’à l’autre baklad. Andeng dut préparer un autre sinigang.

La matinée s’avançait; la brise s’élevait et commençait à agiter les vagues qui se plissaient autour du caïman, soulevant «des montagnes d’écume où étincelante brille, riche en couleurs, la lumière du soleil», comme dit le poète P. A. Paterno.

La musique résonna de nouveau: Iday jouait de la harpe, les hommes de l’accordéon et de la guitare avec plus ou moins de régularité; le meilleur était Albino qui grattait son instrument absolument à faux, perdait la mesure à chaque instant ou bien oubliait quelques principales mesures et passait sans transition à un autre air absolument distinct.

Le second enclos fut visité sans confiance; beaucoup s’attendaient à y trouver la femelle du caïman; mais la nature est moqueuse et le filet sortit toujours plein.

La pêche terminée, on se dirigea vers la rive.

Là, à l’ombre de ce bois d’arbres séculaires qui appartenait à Ibarra, près du ruisseau cristallin, on devait déjeuner parmi les fleurs, sous des tentes improvisées.

La musique résonnait dans l’espace; la fumée des kalanes s’élevait joyeuse en tourbillons légers; l’eau chantait dans la marmite bouillante. Le cadavre du caïman tournait de tous côtés, tantôt présentant son ventre blanc et déchiré, tantôt son dos tacheté et ses épaules moussues. L’homme, favori de la Nature, ne s’inquiétait guère de tant de fratricides.


1 Kasuy, Anacardium occidentale, L.; lanzones, fruit du Lancium domesticum. Jac.—N. des T.

2 Gouvernails.—N. des T.

3 Fourneaux, fogones.—N. des T.

4 Mélange d’eau, de miel et de gingembre dont on fait usage contre la toux.—N. des T.

5 Kalaycaguay, nom indigène d’une poincillade des Philippines.—N. des T.

6 Enclos de pêche.—N. des T.

7 Fruits de l’Averrhoa Carambola L.—N. des T.

8 Ficus payapa.—N. des T.

9 Air qu’on joue sur la corne du même nom.—N. des T.

10 Casaque jaune que l’Inquisition faisait revêtir à ses condamnés pour les auto-da-fé.—N. des T.

11 «Vous qui entrez, laissez toute espérance.» Inscription placée par le Dante au-dessus de la porte de l’enfer.—N. d. T.

12 Sorte de sabre, à lame courte et large, ressemblant au machete.—N. des T.

XXIV

Dans le bois

Ce matin-là, le P. Salvi avait dit sa messe de bonne heure, de très bonne heure, et débarbouillé en quelques minutes une douzaine d’âmes sales.

La lecture de quelques lettres qui étaient arrivées dûment timbrées et cachetées sembla lui avoir fait perdre l’appétit, car il laissa refroidir complètement son chocolat.

—Le Père est malade, disait le cuisinier en préparant une autre tasse; il y a quelques jours qu’il ne mange pas; des six plats que je lui apporte, il n’en touche pas deux.

—C’est qu’il dort mal, répondit le valet de chambre; il a des cauchemars depuis qu’il a changé de lit. Ses yeux se creusent, il maigrit et jaunit de jour en jour.

En effet, le P. Salvi faisait peine à voir. Il n’avait pas voulu toucher à la seconde tasse de chocolat ni goûter aux gâteaux feuilletés de Cebú1; il se promenait pensif dans la vaste salle serrant dans ses mains osseuses quelques lettres qu’il parcourait par moments. Enfin il se décida à demander sa voiture, s’habilla et ordonna qu’on le conduisît au bois où se trouvait l’arbre fatidique, dans les environs duquel se donnait la fête champêtre.

Près du bois, le P. Salvi descendit de voiture et s’enfonça seul sous les ombrages.

Un sentier couvert traversait, avec beaucoup de détours, l’épaisseur du bois et conduisait à un ruisseau formé de diverses sources thermales, comme il en est beaucoup sur les flancs du Makiling. Les rives en sont ornées de fleurs sylvestres dont un grand nombre n’ont pas encore reçu de noms latins mais sont connues quand même des insectes dorés, des papillons de toutes tailles et de toutes couleurs, bleus et rouges, blancs et noirs, nuancés, brillants, bronzés, portant sur leurs ailes des rubis et des émeraudes, comme aussi des milliers de coléoptères aux reflets métalliques poudrés d’or fin. Le bourdonnement de ces insectes, le grésillement de la cigale qui retentit nuit et jour, le chant de l’oiseau ou le bruit sec de la branche morte qui tombe en s’accrochant de toutes parts troublent seuls le silence mystérieux.

Le prêtre erra quelque temps parmi les lianes épaisses, évitant les épines qui s’enfonçaient dans l’habit de guingon comme pour le retenir, les racines des arbres qui sortaient du sol et le faisaient trébucher à chaque pas. Tout à coup il s’arrêta: des éclats de voix fraîches, des rires arrivaient à ses oreilles; ces sons joyeux venaient du ruisseau et se rapprochaient de plus en plus.

—Je vais voir si je trouve un nid, disait une belle et douce voix, que le curé reconnaissait, je voudrais le voir sans que lui me vît; je voudrais le suivre partout.

Le P. Salvi se cacha derrière le tronc d’un gros arbre et écouta.

—C’est-à-dire que tu voudrais faire avec lui ce que le curé fait avec toi, puisqu’il te surveille continuellement? répondit une voix joyeuse. Prends garde, car la jalousie fait maigrir et creuse les yeux.

—Non, ce n’est pas par jalousie, c’est par pure curiosité! répliquait la voix argentine, tandis que la joyeuse répétait: Oui! jalouse, jalouse! et riait aux éclats.

—Si j’étais jalouse, au lieu de vouloir me rendre invisible, c’est à lui que je donnerais ce privilège pour que personne ne puisse le voir.

—Mais toi, tu ne le verrais pas non plus et ce ne serait pas bien. Le mieux, si nous trouvons le nid, sera que nous le donnions au curé; il pourra ainsi nous surveiller sans qu’on soit forcé de le voir, n’est-ce pas ton avis?

—Je ne crois pas aux nids de hérons, répondit l’autre voix; mais si jamais je devenais jalouse, je saurais surveiller et me faire invisible...

—Comment? comment? comme une Sœur surveillante peut-être?

Ce souvenir de pension provoqua encore un accès de gaieté.

—Tu sais comment on la trompait, la Sœur surveillante!

De sa cachette, le P. Salvi reconnut Maria Clara, Victoria et Sinang se promenant dans le ruisseau. Les trois jeunes filles, tout en marchant, regardaient la surface des eaux, cherchant le mystérieux nid de héron; elles allaient, mouillées jusqu’aux genoux, les larges plis des jupes de bain laissant deviner la gracieuse courbe de leurs jambes. Les cheveux déliés, les bras nus, le buste recouvert de chemises à grandes raies de couleurs claires, elles cherchaient l’impossible et cueillaient en même temps des fleurs et des plantes croissant sur les rives.

L’Actéon religieux, immobile et pâle, contemplait Maria Clara, cette pudique Diane; ses yeux brillant dans leurs sombres orbites ne se lassaient pas d’admirer ces bras blancs et bien modelés, ce cou élégant, cette gracieuse gorge: les pieds mignons et roses qui jouaient avec l’eau réveillaient dans son être appauvri d’étranges sensations et faisaient rêver son ardent cerveau.

Mais le petit cours d’eau faisait un coude et bientôt les roseaux épais cachèrent ces douces figures dont il cessa d’entendre les allusions cruelles. Ivre, chancelant, couvert de sueur, le P. Salvi sortit de sa cachette et regarda autour de lui avec des yeux égarés. Il restait immobile, ne sachant à quoi se résoudre, faisant quelques pas comme pour suivre les jeunes filles, mais bientôt se retournant il marcha le long de la rive afin de rejoindre le reste des invités.

A quelque distance, au milieu du ruisseau, il vit une sorte de bain, bien enclos, dont le toit était fait de roseaux feuillus; de là sortaient aussi de joyeux accents de jeunes filles; des feuilles de palmier, des fleurs, des banderoles ornaient cette tente légère. Plus loin, un pont de bambous; de l’autre côté de ce pont se baignaient les hommes, tandis qu’une multitude de serviteurs et de servantes s’empressait autour des kalanes improvisés, occupés à plumer des poules, à laver du riz, à rôtir des cochons de lait, etc. Sur la rive opposée, dans une clairière faite de main d’homme, beaucoup d’hommes et de femmes étaient réunis sous un toit de cotonnade, attaché en partie aux branches des arbres séculaires, en partie à des pieux nouvellement fichés en terre. Là causaient l’alférez, le vicaire, le gobernadorcillo, le lieutenant principal, le maître d’école, nombre de capitaines et de lieutenants ayant cessé leurs fonctions et même le père de Sinang, le Capitan Basilio, qui avait été l’adversaire de D. Rafael dans un vieux procès non encore terminé. Ibarra lui avait dit: «Nous discutons un droit, mais discuter ne veut pas dire être ennemis.» Et le célèbre orateur des conservateurs avait non seulement accepté l’invitation avec enthousiasme mais, de plus, envoyé trois domestiques à la disposition du jeune homme.

Le curé fut reçu avec respect et déférence par tous, même par l’alférez.

—Mais, d’où vient Votre Révérence? demanda celui-ci en voyant son visage plein d’égratignures et son habit couvert de feuilles et de morceaux de branches sèches. Votre Révérence serait-elle tombée?

—Non, je me suis égaré! répondit le P. Salvi en baissant les yeux pour examiner son costume.

On ouvrait des bouteilles de limonade, on partageait des cocos verts afin que ceux qui sortaient du bain pussent boire leur eau fraîche et manger leur chair tendre, plus blanche que le lait; les jeunes filles recevaient de plus un chapelet de sampagas, entremêlés de roses et de ilang-ilang qui parfumaient les chevelures dénouées. Elles s’asseyaient ou se couchaient dans les hamacs suspendus aux branches ou bien encore s’installaient pour jouer autour d’une large pierre sur laquelle on voyait des cartes, des échiquiers, de petits livres, des coquillages et de petites pierres servant de marques.

On montra le cadavre du caïman au curé, mais il parut distrait, son attention s’éveilla seulement lorsqu’en lui montrant la plus large blessure on lui dit que c’était l’œuvre d’Ibarra. Quant au pilote, célèbre quoique inconnu, il n’était plus là; avant l’arrivée de l’alférez il avait déjà disparu.

Maria Clara sortit enfin du bain, accompagnée de ses amies; fraîche comme une rose à son premier matin, couverte de rosée, des gouttelettes de diamant dans ses pétales divins. Son premier sourire fut pour Crisóstomo, pour le P. Salvi le premier nuage de son front. Celui-ci le remarqua mais ne soupira pas.

L’heure de manger était arrivée. Le curé, le vicaire, l’alférez, le gobernadorcillo et quelques capitaines avec le lieutenant principal s’assirent à une table que présidait Ibarra. Les mamans n’avaient pas permis qu’aucun homme prît place à la table des jeunes filles.

—Cette fois, Albino, tu n’inventes plus de voies d’eau comme dans les barques, dit Léon à l’ex-séminariste.

—Quoi? qu’est-ce que cela veut dire? demandèrent les vieilles.

—Señoras, cela veut dire que les barques étaient aussi peu trouées que ce plat, déclara Léon.

—Jésus, saramullo! s’écria en souriant la tante Isabel.

—Avez-vous appris quelque chose, señor alférez, sur le criminel qui a maltraité le P. Dámaso? demandait F. Salvi:

—De quel criminel parlez-vous? répondit l’alférez en regardant le moine au travers d’un verre de vin qu’il vidait.

—Comment? mais de celui qui avant-hier a frappé le P. Dámaso sur la route!

—Le P. Dámaso a été attaqué? interrogèrent diverses voix.

Le vicaire parut sourire.

—Oui, le P. Dámaso est au lit en ce moment. On croit que l’auteur de l’attentat est Elias, celui qui vous autrefois vous a jeté dans la mare, señor alférez.

L’alférez devint rouge de honte, à moins que ce ne fût d’avoir vidé son verre de vin.

—Mais je croyais, continua le P. Salvi avec une certaine ironie, que vous étiez au courant du fait; je me disais qu’alférez de la garde civile...

Le militaire se mordit les lèvres et balbutia une excuse quelconque.

A ce moment, une femme pâle, maigre, misérablement vêtue, apparut comme un spectre; personne ne l’avait vue venir, car elle s’avançait silencieuse et faisait si peu de bruit que, la nuit, on l’eût prise pour un fantôme.

—Donnez à manger à cette pauvre femme! disaient les vieilles dames; hé! venez ici!

Continuant son chemin, elle s’approcha de la table où était le curé; celui-ci tourna la tête, la reconnut et le couteau lui tomba de la main.

—Donnez à manger à cette femme! ordonna Ibarra.

—La nuit est obscure et les enfants disparaissent! murmurait la malheureuse.

Mais à la vue de l’alférez qui lui adressait la parole, elle prit peur et se mit à courir, disparaissant entre les arbres.

—Qui est-ce? demanda-t-on.

—Une malheureuse qui est devenue folle à force de craintes et de douleurs! répondit D. Filipo; il y a quatre jours qu’il en est ainsi.

—Ne serait-ce pas une certaine Sisa? demanda Ibarra avec intérêt.

—Vos soldats l’ont arrêtée, continua le lieutenant principal avec une certaine amertume; ils l’ont conduite à travers tout le pueblo pour je ne sais quelle histoire sur ses fils... que l’on n’a pu éclaircir.

—Comment? demanda l’alférez en se retournant vers le curé, c’est peut-être la mère de vos deux sacristains?

Le curé confirma d’un signe de tête.

—Ils ont disparu sans qu’on ait jamais recherché ce qu’ils étaient devenus! ajouta sévèrement D. Filipo en regardant le gobernadorcillo qui baissa les yeux.

—Cherchez cette femme! commanda Crisóstomo aux domestiques. J’ai promis de m’informer de l’endroit où sont ses fils...

—Ils ont disparu, dites-vous? demanda l’alférez. Vos sacristains ont disparu, Père curé?

Celui-ci vida le verre de vin qu’il avait devant lui et fit un signe de tête affirmatif.

—Caramba! Père curé, s’écria avec un rire moqueur l’alférez, qui se réjouissait à la pensée d’une revanche, quelques pesos de Votre Révérence sont perdus et vous réveillez aussitôt mon sergent pour qu’il les fasse chercher; vos deux sacristains disparaissent et Votre Révérence ne dit rien, et vous, señor Capitan... il est vrai aussi que vous...

Il n’acheva pas sa phrase mais éclata de rire en enfonçant sa cuiller dans la chair rouge d’une papaya sylvestre2.

Le curé, confus, troublé, répondit:

—C’est que je dois répondre de l’argent...

—Bonne réponse, révérend pasteur d’âmes! interrompit l’alférez, la bouche pleine. Bonne réponse, saint homme!

Ibarra voulut intervenir mais, faisant un effort sur lui-même, le P. Salvi reprit:

—Et savez-vous, señor alférez, ce que l’on dit à propos de la disparition de ces enfants? Non? Eh bien! demandez-le à vos soldats!

—Comment? s’écria l’interpellé, abandonnant son ton joyeux et moqueur.

—On dit que la nuit où ils ont disparu on a entendu des coups de feu!

—Des coups de feu? répéta l’alférez en regardant les personnes présentes.

Celles-ci firent un mouvement de tête affirmatif.

Le P. Salvi reprit alors lentement avec un sourire cruel et sarcastique:

—Allons, je vois que vous ne savez pas arrêter les criminels, que vous ignorez ce que font les vôtres, mais que vous voulez vous faire prédicateur et apprendre aux autres leur devoir. Vous devez connaître le refrain:

«Le fou en sait plus chez lui...»

—Señores, interrompit Ibarra qui avait vu pâlir l’alférez; à propos de tout cela je voudrais savoir ce que vous pensez d’un projet que j’ai formé. Je pense confier cette folle aux soins d’un bon médecin et, avec votre aide et vos conseils, rechercher ce que sont devenus ses fils.

Le retour des domestiques, qui n’avaient pu retrouver la folle, acheva de rétablir la paix entre les deux adversaires, en donnant un nouveau tour à la conversation.

Le repas était terminé; tandis que l’on servait le café et le thé, jeunes gens et vieillards se dispersèrent en divers groupes. Les uns prirent les jeux d’échecs, les autres les cartes, mais les jeunes filles, curieuses de savoir leur destinée, préférèrent poser des questions à la Roue de la Fortune.

—Venez, señor Ibarra! criait Capitan Basilio, un peu plus gai que d’ordinaire. Nous avons un litige qui dure depuis quinze ans; il n’y a pas de juge à la cour qui le résolve; nous allons voir si nous pourrons le terminer aux échecs?

—A l’instant et avec grand plaisir! répondit le jeune homme. Dans un moment, car l’alférez prend congé de nous!

Aussitôt l’officier parti, tous les vieillards qui comprenaient le jeu se réunirent autour des deux partenaires; la partie était intéressante et attirait même les profanes. Les vieilles dames cependant préférèrent se grouper autour du curé pour converser avec lui des choses spirituelles; mais le P. Salvi ne jugeait ni l’endroit ni l’occasion convenables pour de tels entretiens, aussi ne faisait-il que de vagues réponses et ses regards tristes et quelque peu irrités se fixaient un peu partout excepté sur ses interlocutrices.

Les deux joueurs commencèrent avec beaucoup de solennité.

—Si la partie ne donne pas de résultats, l’affaire est oubliée, c’est entendu! disait Ibarra.

Au milieu de l’action, Ibarra reçut une dépêche télégraphique; ses yeux brillèrent, il devint pâle, mais il la mit intacte dans son portefeuille, sans rien dire, sans même regarder le groupe de la jeunesse qui, entre des rires et des cris, continuait à interroger le destin.

—Echec au Roi! dit le jeune homme.

Capitan Basilio n’eut d’autre ressource que de cacher son Roi derrière la Reine.

—Echec à la Reine! redit encore Ibarra en la menaçant avec sa tour alors qu’elle ne restait défendue que par un pion.

Ne pouvant couvrir la Reine ni la retirer à cause du Roi qui était derrière, Capitan Basilio demanda un moment pour réfléchir.

—Très volontiers! répondit Ibarra; j’avais précisément quelque chose à dire en ce moment même à quelques-unes des personnes présentes.

Et il se leva en accordant un quart d’heure à son adversaire.

Iday avait le disque de carton où étaient inscrites les 48 demandes, Albino le livre des réponses.

—C’est un mensonge, ce n’est pas vrai! criait Sinang à demi en larmes.

—Qu’as-tu? lui demandait Maria Clara.

—Figure-toi, je demande: «Quand aurais-je de la raison?» et celui-là, ce curé manqué, lit dans le livre:

«Quand les grenouilles auront du poil!» Qu’en dis-tu?

Et Sinang faisait la moue à l’ancien séminariste qui riait encore.

—Qui t’avait commandé de faire cette question? lui dit sa cousine Victoria. Elle ne méritait pas une autre réponse.

—Demandez quelque chose, vous! dirent-elles toutes à Ibarra en lui présentant la Roue. Nous avons décidé que celui qui aurait reçu la meilleure réponse recevrait un cadeau des autres. Toutes nous avons déjà demandé!

—Et qui a eu la meilleure réponse?

—Maria Clara, Maria Clara! répondit Sinang. Nous lui avons fait demander bon gré mal gré: «Son amoureux est-il fidèle et constant?» et le livre a répondu...

Mais toute rouge, Maria Clara lui ferma la bouche avec sa main et ne la laissa pas continuer.

—Alors, donnez-moi la Roue! dit Crisóstomo souriant.

Il demanda: «Sortirai-je bien de mon entreprise actuelle?»

—Voilà une vilaine demande! s’écria Sinang.

Ibarra retira le doigt et, suivant son numéro, on chercha la page et la ligne.

—«Les songes sont des songes!» lut Albino.

Ibarra sortit le télégramme et l’ouvrit en tremblant.

—Cette fois votre livre a menti! s’écria-t-il plein de joie. Lisez:

«Projet d’école approuvé, autre jugé en votre faveur.»

—Que signifie ceci? criait-on.

—Ne disiez-vous pas que vous deviez faire un cadeau pour la meilleure réponse obtenue? demanda-t-il d’une voix tremblante, tandis qu’il partageait soigneusement le papier en deux morceaux.

—Oui! oui!

—Eh bien! ceci est mon cadeau, dit-il en donnant une moitié à Maria Clara; je dois élever dans le pueblo une école pour les garçons et pour les filles; cette école sera mon offrande.

—Et cet autre morceau?

—Celui-ci je le donnerai à qui aura obtenu la plus mauvaise réponse!

—Alors, à moi! cria Sinang.

Ibarra lui donna le papier et s’éloigna rapidement.

—Qu’est-ce que cela signifie? demanda-t-elle.

Mais l’heureux jeune homme était déjà loin et retournait poursuivre la partie d’échecs.

Fr. Salvi s’approcha, comme distrait, du joyeux cercle de la jeunesse. Maria Clara séchait une larme de joie.

Aussitôt le rire cessa, toutes et tous devinrent muets. Le curé regarda les jeunes filles sans se risquer à prononcer une parole; elles de leur côté gardaient le silence, attendant qu’il parlât.

—Qu’est-ce que ceci? demanda-t-il enfin en prenant le petit livre qu’il feuilleta.

La Roue de la Fortune, un livre de jeu, répondit Léon.

—Ne savez-vous pas que c’est un péché de croire à ces choses? dit-il, et avec colère il déchira les feuillets.

Tous poussèrent des cris de surprise et de chagrin.

—C’est un péché plus grand encore de disposer de ce qui n’est pas à soi contre la volonté du propriétaire! lui répliqua Albino en se levant. Père curé, cela s’appelle voler, et Dieu et les hommes condamnent le vol.

Maria Clara joignit les mains et, les yeux humides, contempla les restes de ce livre qui l’avait faite si heureuse.

On s’attendait à ce que Fr. Salvi répondît à Albino. Il n’en fit rien, il regarda tourbillonner les feuilles dispersées les unes dans le bois, les autres dans l’eau, puis s’en alla chancelant, la tête dans les mains. Il s’arrêta quelques secondes encore pour parler avec Ibarra, puis celui-ci l’accompagna jusqu’à l’une des voitures disposées pour amener ou reconduire les invités.

—Il fait bien de s’en aller ce rabat-joie! murmurait Sinang. Il a une figure qui semble dire: Ne ris pas, car je connais tes péchés!

Depuis qu’il avait fait son cadeau à sa fiancée Ibarra était si content qu’il commença à jouer sans réfléchir, sans s’occuper de l’état des pièces.

Il en résulta que, bien que le Capitan Basilio en fût déjà réduit à se défendre difficilement, la partie, grâce aux nombreuses fautes commises par le jeune homme, devint égale; il n’y avait ni perdant ni gagnant.

—Nous sommes quittes, nous sommes quittes! disait joyeusement Capitan Basilio.

—Nous sommes quittes, nous sommes quittes! répéta le jeune homme, quel que soit l’arrêt que les juges aient pu rendre.

Tous deux se donnèrent une poignée de mains avec effusion.

Au moment où ils célébraient ainsi cet arrangement qui mettait fin à un procès depuis longtemps fastidieux pour les deux parties, l’arrivée soudaine de quatre gardes civils et d’un sergent, en armes, baïonnette au canon, troubla la joie et répandit l’effroi parmi les femmes.

—Tout le monde tranquille! Feu sur qui bouge! commanda le sergent.

Malgré cette brutale fanfaronnade, Ibarra s’approcha de lui.

—Que voulez-vous? demanda-t-il.

—Nous cherchons un criminel nommé Elias, qui vous servait de pilote ce matin, répondit le militaire menaçant.

—Un criminel? le pilote! vous devez vous tromper!

—Non, señor, cet Elias est accusé d’avoir levé la main sur un prêtre...

—Ah! et ce serait le pilote?

—Lui-même, selon ce qu’on nous a dit. Vous admettez à vos fêtes des gens de bien mauvaise renommée, señor Ibarra.

Celui-ci le regarda des pieds à la tête et lui répondit avec un souverain mépris.

—Je n’ai pas de comptes à vous rendre de mes actes! A nos fêtes, tout le monde est bien reçu et vous-même, si vous étiez venu, vous auriez trouvé un siège à notre table, comme votre alférez qui, il y a deux heures, était encore avec nous.

Et ceci dit, il tourna les épaules.

Le sergent se mordit les lèvres et, voyant qu’il n’était pas le plus fort, il ordonna à ses hommes de rechercher de tous côtés, jusque dans les arbres, le pilote dont ils avaient le signalement sur un papier. D. Filipo lui disait:

—Remarquez bien que ce signalement convient aux neuf dixièmes des naturels; faites attention aux faux pas!

Les soldats revinrent enfin, disant qu’ils n’avaient rien vu qui pût paraître suspect: le sergent balbutia quelques paroles et s’en alla comme il était venu, en garde civil.

La joie renaquit peu à peu, ce fut une pluie de questions, une abondance de commentaires.

—C’est cet Elias qui a jeté l’alférez dans une mare! disait Léon pensif.

—Comment cela? qu’était-il arrivé? demandèrent quelques curieux.

—On dit qu’au mois de septembre, par une journée très pluvieuse, l’alférez se rencontra avec un homme qui portait du bois. La route était inondée, il ne restait qu’un passage étroit, à peine suffisant pour une personne. Il paraît que l’alférez, au lieu de retenir son cheval, piqua des éperons, criant à l’homme de retourner sur ses pas. Celui-ci qui ne voulait ni marcher inutilement à cause de la charge qu’il avait sur le dos ni s’enfoncer dans la mare, poursuivit sa route. Irrité, l’alférez voulut le frapper, mais l’homme prit un morceau de bois et le jeta à la tête du cheval avec une telle force que la pauvre bête tomba, déposant le cavalier au milieu de l’eau. On ajoute que l’homme poursuivit tranquillement son chemin sans s’occuper des cinq balles que, de la mare, l’alférez, aveuglé par la colère autant que par la boue, lui envoya l’une après l’autre. Comme l’homme était entièrement inconnu de lui, on supposa que ce devait être le célèbre Elias, arrivé dans la province depuis quelques mois, venu on ne sait d’où et qui s’était déjà fait connaître des gardes civils de quelques pueblos par de pareils faits.

—C’est donc un tulisan? demanda Victoria tremblante.

—Je ne le crois pas, car on dit qu’il s’est battu contre les tulisanes un jour qu’ils avaient attaqué une maison.

—Il n’a pas la figure d’un malfaiteur! ajouta Sinang.

—Non, mais son regard est très triste, je ne l’ai pas vu sourire de la matinée, répondit pensive Maria Clara.

L’après-midi se passa ainsi, l’heure était venue de retourner au pueblo.

Aux derniers rayons du soleil mourant, tout le monde sortit du bois en passant en silence près de la mystérieuse tombe de l’ancêtre d’Ibarra. Puis les conversations redevinrent gaies, vives, pleines de chaleur, sous ces branchages peu accoutumés à tant de bruit. Les arbres paraissaient tristes, les lianes se balançaient comme pour dire: Adieu, jeunesse! Adieu, rêve d’un jour!

Et maintenant, à la lueur rouge de gigantesques torches de roseaux, au son des guitares, laissons-les suivre leur chemin vers le pueblo. Les groupes se font moins nombreux, les lumières s’éteignent peu à peu, les chants s’affaiblissent et cessent, les guitares deviennent muettes à mesure qu’ils s’approchent des demeures des hommes. Reprenons le masque que nous portons d’habitude, entre frères!


1 Cebú, l’une des îles de l’archipel des Philippines. N. des T.

2 Carica papaya, L.—N. des T.

XXV

Chez le philosophe

Le lendemain matin, Juan Crisóstomo Ibarra, après avoir visité ses terres, se rendit chez le vieux Tasio.

Dans le jardin régnait une complète tranquillité, les hirondelles qui voletaient autour du toit faisaient à peine de bruit. La mousse recouvrait le vieux mur où grimpait une sorte de lierre qui encadrait les fenêtres. Cette maison paraissait la maison du silence.

Ibarra attacha soigneusement son cheval à un poteau et, marchant presque sur la pointe du pied, il traversa le jardin, proprement et scrupuleusement entretenu, monta les escaliers et, comme la porte était ouverte, entra.

En premier lieu, il vit le vieillard penché sur un livre dans lequel il paraissait écrire. Sur les murs, des collections d’insectes et de feuilles, des cartes et de vieilles planches, supportant des livres et des manuscrits.

Le vieillard était si absorbé par son travail qu’il ne remarqua l’arrivée du jeune homme qu’au moment où celui-ci, ne voulant pas le troubler, allait se retirer.

—Comment? vous étiez là? demanda-t-il en regardant Ibarra avec un certain étonnement.

—Ne vous dérangez pas, répondit celui-ci, je vois que vous êtes très occupé...

—En effet, j’écrivais un peu, mais rien ne presse, je suis satisfait de me reposer un instant. Puis-je vous être utile en quelque chose?

—Très utile! répondit Ibarra en s’approchant; mais...

Et il jeta un regard vers le livre qui était sur la table.

—Comment! s’écria-t-il surpris, vous vous occupez à déchiffrer des hiéroglyphes?

—Non! répondit le vieillard en lui offrant une chaise; je n’entends rien à l’égyptien pas plus qu’au copte, mais je comprends quelque peu le système d’écriture et j’écris en hiéroglyphes.

—Vous écrivez en hiéroglyphes! et pourquoi? demanda le jeune homme qui doutait de ce qu’il voyait et entendait.

—Pour qu’on ne puisse pas me lire en ce moment.

Ibarra le regarda fixement se demandant si, en effet, le vieillard n’était pas un peu fou. Il examina rapidement le livre pour s’assurer de la vérité et vit, très bien dessinés, des animaux, des cercles, des demi-cercles, des fleurs, des pieds, des mains, des bras, etc.

—Et pourquoi donc écrivez-vous si vous ne voulez pas être lu?

—Parce que je n’écris pas pour cette génération, j’écris pour les âges futurs. Si les hommes d’aujourd’hui pouvaient me lire ils brûleraient mes livres, le travail de toute ma vie; par contre, la génération qui déchiffrera ces caractères sera instruite, elle me comprendra, elle dira: «Nos aïeux ne dormaient pas tous dans la nuit de leur temps.» Le mystère de ces curieux caractères sauvera mon œuvre de l’ignorance des hommes comme le mystère et les rites étranges ont protégé beaucoup de vérités contre les destructives classes sacerdotales.

—Et, en quelle langue écrivez-vous?

—Dans la nôtre, en tagal.

—Les signes hiéroglyphiques peuvent servir?

—N’était la difficulté du dessin qui exige du temps et de la patience, je dirais qu’ils servent mieux que l’alphabet latin. L’antique égyptiaque a nos voyelles, notre o qui n’est que final et n’a pas la valeur de l’o espagnol, étant une voyelle intermédiaire entre o et u; il a aussi le véritable son de l’e; on y trouve notre ha et notre kha qui n’existent pas dans l’alphabet latin dont se sert l’espagnol. Par exemple, dans ce mot mukhâ—ajouta-t-il en montrant le livre—je transcris plus exactement la syllabe avec cette figure de poisson qu’avec la lettre h latine qui, en Europe, se prononce de tant de façons diverses. Pour une autre aspiration moins forte, par exemple dans ce mot hain, où la lettre h est plus douce, je me sers de ce buste de lion ou de ces trois fleurs de lotus, selon la quantité de la voyelle. Bien plus, j’ai le son de la nasale, impossible à rendre par l’alphabet latin espagnolisé. Je vous assure que si ce n’était la difficulté du dessin qui doit être parfait, il y aurait avantage à adopter les hiéroglyphes, mais cette difficulté même m’oblige à être concis et à ne rien dire de plus que ce qui est juste et nécessaire; d’ailleurs ce travail me tient compagnie quand s’en vont mes hôtes de la Chine et du Japon.

—Quels hôtes?

—Ne les entendez-vous pas? mes hôtes, ce sont les hirondelles. Cette année il en manque une: elle doit avoir été prise par quelque mauvais gamin chinois ou japonais.

—Comment savez-vous qu’elles viennent de ces pays?

—Très simplement: il y a quelques années, avant leur départ, je leur attachai à la patte un petit papier avec le nom des Philippines en anglais, parce que je supposais qu’elles ne devaient pas aller très loin et l’anglais se parle dans toutes les régions environnantes. Pendant plusieurs années, mon petit papier n’obtint pas de réponse; dernièrement je le fis écrire en chinois; lorsqu’elles revinrent ici, en novembre dernier, deux portaient d’autres petits papiers que je fis déchiffrer; l’un était en chinois et apportait un salut des rives du Hoang-ho; le second, suivant l’avis du Chinois que je consultai, était écrit en japonais. Mais je vous entretiens de choses indifférentes et ne vous demande pas en quoi je puis vous être utile.

—Je venais vous parler d’une affaire importante, répondit le jeune homme; hier après-midi...

—A-t-on pris ce malheureux? interrompit le vieillard avec intérêt.

—Vous parlez d’Elias? comment savez-vous qu’on le recherchait?

—J’ai vu la Muse de la garde civile.

—La Muse de la garde civile? Quelle est cette Muse?

—La femme de l’alférez, que vous n’avez pas invitée à votre fête. Hier matin on a appris dans le pueblo l’histoire du caïman. La Muse de la garde civile, qui a autant de pénétration que de méchanceté, supposa que le pilote devait être le téméraire qui avait jeté son mari dans la mare et frappé le P. Dámaso; et, comme elle lit les dépêches que doit recevoir l’alférez, à peine celui-ci fut-il rentré chez lui, ivre et sans jugement, que, pour se venger de vous, elle envoya le sergent avec des soldats, afin de troubler la joie de votre fête. Prenez garde! Eve était bonne sortie des mains de Dieu... Da. Consolacion, elle, est méchante et l’on ne sait de quelles mains elle est venue. La femme, pour être bonne, doit avoir été au moins une fois ou jeune fille ou mère.

Ibarra sourit légèrement et, tirant quelques papiers de son portefeuille, répondit:

—Mon défunt père vous a parfois consulté en quelques occasions et je me souviens qu’il n’a eu qu’à se féliciter d’avoir suivi vos conseils. J’ai commencé une entreprise dont il importe d’assurer la réussite.

Et Ibarra le mit brièvement au courant du projet d’école qu’il avait offert à sa fiancée, déroulant à la vue du philosophe stupéfait les plans qu’on lui avait renvoyés de Manille.

—Pourriez-vous me dire quelles sont les personnes à qui je dois m’adresser en premier dans le pueblo pour leur demander leur appui et assurer le succès de l’œuvre? Vous connaissez bien les habitants; moi, j’arrive et suis presque étranger dans mon pays.

Le vieux Tasio examinait avec des yeux pleins de larmes les plans exposés devant lui.

—Ce que vous allez réaliser était mon rêve, le rêve d’un pauvre fou! s’écria-t-il tout ému; et maintenant le premier conseil que je vous donne est de ne jamais venir me consulter.

Surpris, le jeune homme le regarda.

—Parce que, continua-t-il avec une amère ironie, toutes les personnes sensées ne tarderaient pas à vous prendre aussi pour un fou. Ces gens-là croient que tous ceux qui ne pensent pas comme eux sont des insensés, ils me tiennent pour tel et je les en remercie, car le jour où on voudrait bien voir en moi un homme raisonnable, malheur à moi! on ne tarderait pas à me priver de la petite liberté que j’ai achetée au prix de ma réputation. Le gobernadorcillo passe auprès d’eux pour un sage parce que, n’ayant rien appris qu’à servir le chocolat et à souffrir les mauvaises humeurs du P. Dámaso, il est maintenant riche, a le droit de troubler la petite vie de ses concitoyens et parfois va jusqu’à parler de justice. «Voilà un homme de talent, pense le vulgaire; voyez, de rien il s’est fait grand!» Pour moi, la fortune et la considération ont été mon héritage, j’ai fait des études; mais maintenant je suis pauvre, on ne m’a pas confié le plus ridicule des emplois, et tout le monde de dire: «C’est un fou; il n’entend rien à la vie!» Le curé m’a donné le surnom de philosophe et laisse entendre que je suis un charlatan faisant étalage de ce qu’il a appris sur les bancs des universités, quand précisément c’est là ce qui me sert le moins. Peut-être ont-ils raison, peut-être suis-je véritablement le fou, eux sont-ils les sages? Qui pourrait le dire?

Et le vieillard secoua la tête comme pour éloigner une pensée importune, puis il continua:

—La seconde chose que je puisse vous conseiller est de consulter le curé, le gobernadorcillo, toutes les personnes qui ont une position; ils vous donneront des conseils mauvais, inintelligents, inutiles, mais consulter ne signifie pas obéir; il suffit que vous ayez l’air de les suivre et que vous fassiez constater que vous travaillez selon leurs indications.

Ibarra réfléchit un instant, puis répondit:

—Le conseil est bon mais difficile à suivre. Ne pourrais-je apporter d’abord mon idée, sans que sur elle se reflète une ombre? Le bon ne peut-il se faire un passage à travers tout? La vérité a-t-elle besoin d’emprunter des vêtements à l’erreur?

—Personne n’aime la vérité toute nue! répliqua le vieillard. C’est bon en théorie, facile dans le monde idéal que rêve la jeunesse. Voyez, le maître d’école s’est en vain agité dans le vide; cœur d’enfant qui veut le bien et ne recueille que le sarcasme et les éclats de rire. Vous me dites que vous êtes étranger au pays; je le crois. Dès le premier jour de votre arrivée, vous avez commencé par blesser l’amour-propre d’un prêtre qui, parmi le peuple, passe pour un saint, et parmi les siens pour un savant. Dieu veuille que ce petit fait n’ait pas décidé de votre avenir! Ne croyez pas que, parce que les dominicains et les augustins regardent avec mépris l’habit de guingon1, le cordon et l’indécente sandale, parce qu’un grand docteur de Saint-Thomas a un jour rappelé que le pape Innocent III avait qualifié les statuts de cet ordre de plus convenables pour des porcs que pour des hommes, tous ne se donnent pas la main pour affirmer ce que disait un procureur: «Le frère-lai le plus insignifiant a plus de pouvoir que le gouvernement avec tous ses soldats». Cave ne cadas2. L’or est très puissant. Le veau d’or a plusieurs fois chassé Dieu de ses autels depuis le temps de Moïse.

—Je ne suis pas aussi pessimiste et la vie dans mon pays ne me semble pas présenter autant de périls, répondit Ibarra en souriant. Je crois ces craintes un peu exagérées et espère pouvoir réaliser tous mes projets sans rencontrer de grande résistance de ce côté.

—Oui, s’ils vous tendent la main; non, s’ils vous la refusent. Tous vos efforts se briseront contre les murs du presbytère sans que le moine s’en inquiète, sans faire remuer son cordon ni secouer son habit; l’alcalde sous un prétexte quelconque vous déniera demain ce qu’il vous a concédé aujourd’hui; aucune mère ne laissera son fils fréquenter votre école et le résultat de tous vos efforts sera uniquement négatif; vous n’aurez réussi qu’à décourager ceux qui par la suite auraient voulu à leur tour se consacrer à de généreuses entreprises.

—Malgré tout, reprit le jeune homme, je ne puis croire à ce pouvoir; et encore, en le supposant, en l’admettant aussi considérable que vous le dites, j’aurai toujours de mon côté le peuple intelligent, le gouvernement qui est animé des meilleures intentions, qui regarde de haut et veut franchement le bien des Philippines.

—Le gouvernement! le gouvernement! murmura le philosophe en levant les yeux vers le plafond. Pour grand que soit son désir d’élever le pays pour son bien propre et celui de la Mère-Patrie, pour généreux qu’ait été l’esprit des rois catholiques dont se souviennent encore dans leurs méditations quelques fonctionnaires, le gouvernement ne voit, n’écoute, ne juge rien de plus que ce que le curé ou le provincial lui donne à voir, à entendre ou à juger; il est convaincu qu’il ne repose qu’en eux, que s’il se soutient, c’est parce qu’ils le soutiennent, que s’il vit, c’est parce qu’ils consentent à le laisser vivre et que le jour où ils lui manqueraient, il tomberait comme un mannequin qui a perdu son point d’appui. On effraye le gouvernement avec la menace de soulever le peuple, le peuple en lui montrant les forces du gouvernement; et tous deux font comme les peureux qui prennent leurs ombres pour des fantômes et leurs voix pour des échos. Tant que le gouvernement ne s’entendra pas avec le pays, il ne se délivrera pas de cette tutelle; il vivra comme ces jeunes imbéciles qui tremblent à la voix de leur précepteur dont ils mendient la condescendance. Le gouvernement ne songe à aucun avenir robuste, c’est un bras, la tête est le couvent; par cette inertie il se laisse traîner d’abîme en abîme, son existence propre n’est plus qu’une ombre, elle disparaît, et débile, incapable, il confie tout à des mains mercenaires. Comparez donc notre système gouvernemental avec ceux des pays que vous avez visités...

—Oh! interrompit Ibarra, c’est beaucoup dire; contentons-nous de voir que notre peuple ne se plaint pas, ne souffre pas comme celui d’autres pays, et cela, grâce à la religion et à la mansuétude de nos gouvernants.

—Le peuple ne se plaint pas parce qu’il n’a pas de voix, il ne se meut pas parce qu’il est en léthargie, et si vous dites qu’il ne souffre pas, c’est que vous n’avez pas vu le sang de son cœur. Mais un jour vous le verrez et vous l’entendrez; alors malheur à ceux qui basent leur force sur l’ignorance et sur le fanatisme, malheur à ceux qui ne règnent que par le mensonge et travaillent dans la nuit, croyant que tous sommeillent! Quand la lumière du soleil éclairera le néant de toutes ces ombres, il se produira une réaction épouvantable: tant de forces comprimées pendant des siècles, tant de venin distillé goutte à goutte, tant de soupirs étouffés, se feront jour et éclateront... Qui donc alors les paiera ces comptes que, de temps en temps, présentent les peuples et que nous conserve l’histoire en ses pages ensanglantées?

—Dieu, le gouvernement et la religion ne permettront pas que ce jour arrive jamais! répondit Ibarra, impressionné malgré lui. Les Philippines sont religieuses et aiment l’Espagne, les Philippines sauront ce que la nation espagnole a fait pour elles. Il y a des abus, oui; il y a des défauts, je ne les nie pas; mais l’Espagne travaille pour préparer des réformes qui les corrigent, elle mûrit des projets, elle n’est pas égoïste.

—Je le sais, et c’est là le pire. Les réformes qui viennent d’en haut s’annulent dans les sphères inférieures grâce aux vices de tous, au désir avide des fonctionnaires de s’enrichir en peu de temps et à l’ignorance du peuple qui consent à tout. Les abus, ce n’est pas un décret royal qui peut les corriger, lorsqu’une autorité jalouse ne veille pas à leur exécution, lorsque la liberté de la parole qui permettrait de dénoncer les excès de pouvoir des petits tyrans n’existe pas; les projets restent des projets, les abus des abus, et cependant le ministre, satisfait de son œuvre, s’endort tranquille et content de lui. Bien plus, si par hasard un personnage venant occuper un haut poste veut faire montre d’idées grandes et généreuses, immédiatement il s’entend dire—tandis que par derrière on le traite de fou: Votre Excellence ne connaît pas le pays, Votre Excellence ne connaît pas le caractère des Indiens, Votre Excellence va les perdre, Votre Excellence fera bien de se confier à Machin et à Chose, etc., etc. Et comme effectivement Son Excellence ne connaît pas le pays que jusqu’alors elle avait cru en Amérique, que de plus elle a, comme tout homme, ses défauts et ses faiblesses, elle se laisse convaincre. Son Excellence se souvient aussi que, pour obtenir son poste, il lui a fallu peiner beaucoup et souffrir plus encore, que ce poste elle le détient uniquement pour trois ans, qu’elle se fait vieille et qu’il lui faut abandonner les quichotteries pour ne penser qu’à son avenir; un petit hôtel à Madrid, une petite maison de campagne et une bonne pension pour faire figure à la cour, voilà ce qu’elle est venue chercher aux Philippines. Ne demandons pas de miracles, ne demandons pas que celui qui vient ici comme étranger pour faire sa fortune et s’en aller ensuite, s’intéresse au bien du pays. Que lui importent la reconnaissance ou les malédictions d’un peuple qu’il ne connaît pas, qui ne lui rappelle rien, où il n’a ni espérances ni amours? Pour que la gloire nous soit agréable, il faut que son bruit résonne aux oreilles de ceux que nous aimons, dans l’atmosphère de notre foyer ou de la patrie qui doit conserver nos cendres; nous voulons que cette gloire s’asseye sur notre sépulcre pour réchauffer de ses rayons le froid de la mort, pour que nous ne soyons pas complètement réduits au néant, pour qu’il reste quelque chose de nous. Celui qui vient ici pour diriger nos destinées ne peut rien se promettre de tout cela et, pour comble, il quitte le pays au moment où il commence à connaître son devoir. Mais nous nous éloignons de la question.

—Non pas, avant d’y revenir il est nécessaire d’éclaircir certaines choses, interrompit vivement le jeune homme. Je puis admettre que le gouvernement ne connaisse pas le peuple, mais je crois que le peuple connaît encore moins le gouvernement. Il y a des fonctionnaires inutiles, mauvais, si vous voulez, mais il y en a aussi de bons; si ceux-là ne peuvent rien faire c’est parce qu’ils se trouvent en présence d’une masse inerte, d’une population qui ne s’intéresse que très peu à ses affaires. Mais, je ne suis pas venu pour discuter avec vous sur ce point; je venais vous demander un conseil et vous me dites de commencer par courber la tête devant de grotesques idoles...

—Oui, je le répète: ici, il faut baisser la tête ou la laisser tomber.

—Ou baisser la tête ou la laisser tomber? répéta Ibarra pensif. Le dilemme est dur! Mais pourquoi? Est-il donc impossible de concilier l’amour de mon pays et l’amour de l’Espagne? est-il nécessaire de s’abaisser pour être bon chrétien, de prostituer sa conscience pour mener à bonne fin un projet utile? J’aime ma patrie, les Philippines, parce que je leur dois la vie et mon bonheur, parce que tout homme doit aimer sa patrie; j’aime l’Espagne, la patrie de mes aïeux, parce que malgré tout les Philippines lui doivent et lui devront leur bonheur et leur avenir; je suis catholique, je conserve pure la foi de mes pères, mais je ne vois pas pourquoi je devrais baisser la tête quand je puis la lever et me livrer à mes ennemis quand je puis les abattre.

—Parce que le champ où vous voulez semer est au pouvoir de vos ennemis et que, contre eux, vous n’avez pas de force... Il vous faut d’abord baiser cette main qui...

Mais le jeune homme ne le laissa pas achever et, révolté, il s’écria:

—Baiser leur main! vous oubliez donc que parmi eux sont ceux qui ont tué mon père, qui l’ont arraché de son sépulcre... mais moi, son fils, je ne l’oublie pas et, si je ne le venge pas, c’est que je veux respecter le prestige de la Religion!

Le vieux philosophe baissa la tête.

—Señor Ibarra, répondit-il lentement, si vous conservez ces souvenirs, souvenirs dont je ne puis vous conseiller l’oubli, abandonnez l’entreprise que vous commencez et cherchez un autre moyen de travailler au bonheur de vos compatriotes. Une telle œuvre demande un autre homme parce que, pour porter la tête haute, il ne suffit pas d’avoir de l’argent et de la volonté; dans notre pays il faut encore de l’abnégation, de la ténacité et de la foi; le terrain n’y est pas préparé: on n’y a encore semé que de l’ivraie.

Ibarra comprit la valeur de ces paroles, mais il ne devait pas se décourager; le souvenir de Maria Clara était dans son cœur; il lui fallait réaliser son offrande.

—Votre expérience ne vous suggère-t-elle que ce dur moyen? demanda-t-il à voix basse.

Le vieux Tasio lui prit le bras et le conduisit à la fenêtre. Une fraîche brise soufflait, avant-courrière du vent du Nord; devant eux s’étendait le jardin, limité par le grand bois qui servait de parc.

—Pourquoi devons-nous faire ce que fait cette tige débile, chargée de boutons et de fleurs? dit le philosophe, en montrant au jeune homme un superbe rosier. Le vent souffle, il le secoue et lui s’incline, comme pour cacher sa précieuse charge. Si la tige se maintenait rigide, elle se romprait, le vent disperserait les fleurs et les boutons mourraient avant d’éclore. Le coup de vent passé, la tige se redresse orgueilleuse, portant son trésor. Qui l’accusera pour avoir plié devant la nécessité? Voyez là-bas ce gigantesque kupang3 qui balance majestueusement son feuillage aérien où l’aigle fait son nid. Je l’apportai du bois alors qu’il n’était encore qu’une plante débile; avec des roseaux dépouillés, je soutins sa tige pendant plusieurs mois. Si je l’avais apporté grand, fort et plein de vie, il est certain qu’il n’aurait pas vécu; le vent l’aurait secoué avant que ses racines eussent pu se fixer dans le terrain, avant que celui-ci se fût affermi autour de lui et ne lui eût assuré la subsistance nécessaire à sa grandeur et à sa stature. Ainsi finirez-vous, plante nouvellement transplantée d’Europe dans ce sol pierreux, si vous ne cherchez un appui et ne consentez pas à vous diminuer. Vous êtes dans de mauvaises conditions, seul, élevé; le terrain tremble, le ciel annonce la tempête et la coupe des arbres de votre famille a prouvé qu’elle attire l’éclair. Combattre seul contre tout ce qui existe, ce n’est pas du courage, c’est de la témérité; personne ne blâme le pilote qui se réfugie dans un port à la première rafale de la tourmente. Se baisser quand siffle une balle n’est pas de la couardise; ce qui est mauvais, c’est de la défier pour tomber et ne plus se relever.

—Et ce sacrifice produirait-il les fruits que j’espère? répondit Ibarra. Croirait-on en moi? Le prêtre oublierait-il son offense? M’aiderait-on franchement à répandre l’instruction qui dispute aux couvents les richesses du pays? Ne peuvent-ils feindre l’amitié, simuler la protection, et en dessous, dans l’ombre, combattre mon projet, le ruiner, le blesser au talon pour le faire tomber plus promptement encore qu’en l’attaquant de front? Etant donnés les précédents que vous supposez, on peut tout attendre!

Le vieillard resta silencieux, réfléchit quelque temps, puis enfin répondit:

—Si cela arrive, si l’entreprise s’écroule, vous vous consolerez en pensant que vous aurez fait tout ce qui dépendait de vous; de plus, votre tentative n’aura toujours pas été vaine; quelque chose aura été gagné: vous aurez posé la première pierre, lancé la première semence. Et puis, si la tempête se déchaîne, il se peut que quelque grain germe quand même, survive à la catastrophe, sauve l’espèce de la destruction et serve ensuite de semence aux fils du premier semeur mort à la tâche. L’exemple donné peut en enhardir d’autres qui ne craignent que de commencer.

Ibarra pesa un instant toutes ces raisons, examina sa situation et comprit qu’avec tout son pessimisme le vieillard avait raison.

—Je vous crois! s’écria-t-il en lui serrant la main. Ce n’était pas en vain que j’étais venu chercher un bon conseil. Aujourd’hui même j’irai m’en ouvrir au curé qui, après tout, peut être un brave homme car tous ne sont pas comme le persécuteur de mon père. Je dois de plus l’intéresser en faveur de cette malheureuse folle et de ses fils: je me confie à Dieu et aux hommes.

Il prit congé du vieillard et, montant à cheval, partit, suivi du regard par le pessimiste philosophe qui murmurait:

—Attention! observons bien comment le destin va conduire le drame commencé dans le cimetière.

Cette fois, le sage Tasio se trompait: le drame avait commencé bien longtemps auparavant.


1 Uniforme des franciscains.—N. des T.

2 Prends garde de tomber.—N. des T.

3 Kupang ou Copang, Mimosa peregrina.—N. des T.

XXVI

La veille de la fête

Nous sommes le dix novembre, la veille de la fête.

Sortant de la monotonie habituelle de son existence, le pueblo se livre à une activité incroyable; dans les maisons, dans la rue, dans l’église, dans la gallera, aux champs, c’est partout un mouvement inaccoutumé; les fenêtres se pavoisent de drapeaux, de tapis de diverses couleurs; l’espace retentit du bruit des détonations et du son de la musique; l’air s’imprègne, se sature de réjouissances.

Sur une petite table que recouvre une blanche nappe bordée, la dalaga dispose diverses sortes de confitures de fruits du pays dans des compotiers de cristal aux teintes joyeuses; dans le patio, piaillent les poussins, caquètent les poules, grognent les porcs épouvantés de la gaieté des hommes. Les domestiques montent et descendent portant des vaisselles dorées, des couverts d’argent; ici on gronde pour un plat brisé, là on se moque de la simplicité d’une paysanne; partout on commande, on chuchote, on crie, on commente, on conjecture, on s’anime; tout est confusion, bruit, ébullition. Et toute cette ardeur, toute cette fatigue se dépensent pour l’hôte connu ou inconnu; pour accueillir quelqu’un que peut-être on n’a jamais vu, que probablement on ne reverra jamais; l’étranger, l’ami, l’ennemi, le philippin, l’espagnol, le pauvre, le riche semblent également heureux, satisfaits; on ne leur demande aucune gratitude, on n’attend même pas d’eux qu’ils ne cherchent pas à nuire à la famille hospitalière pendant ou après la digestion! Les riches, ceux qui sont allés quelquefois à Manille, qui sont un peu plus instruits que les autres, ont acheté de la bière, du champagne, des liqueurs, des vins et des comestibles d’Europe, à peine de quoi manger une bouchée ou boire un coup, mais leur table est plus élégamment apprêtée.

Au milieu se dresse un grand piña artificiel, très bien imité, dans lequel sont enfoncés des cure-dents de bois artistiquement découpés par les forçats dans leurs heures de loisir. En voici un qui représente un éventail, cet autre un bouquet de fleurs, celui-ci un oiseau, celui-là une rose, d’autres des palmes, des chaînes, le tout taillé dans un seul morceau de bois: l’artiste est un galérien, l’instrument un mauvais couteau, l’inspiration la voix rauque du garde-chiourme. A côté de ce piña que l’on appelle palillera1 des coupes de cristal supportent des pyramides de fruits, oranges, lanzones, ates, chicos, même mangas2, bien que l’on soit en novembre. Puis, dans de larges plateaux, sur des papiers brodés et peints des plus riches couleurs, des jambons d’Europe, de Chine, un pâté représentant l’Agnus Dei ou la colombe de l’Esprit-Saint, des dindons farcis, etc. Enfin, dispersées sur la table les appétissantes bouteilles d’acharas3 recouvertes de capricieux dessins, faits de fleurs de bonga, de légumes et de fruits artistiquement coupés et collés avec de la confiture sur les parois des carafons.

On nettoie les globes de verre qui se transmettent de père en fils, on fait briller les cercles de cuivre, on débarrasse les lampes à pétrole des enveloppes rouges qui, pendant l’année, les protègent contre les mouches et les moustiques et les rendent inutiles; les prismes taillés et les pendeloques de cristal se balancent, se choquent harmonieusement; on dirait qu’ils chantent, qu’ils prennent part à la fête par eux égayée de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel reflétées sur les murs blancs. Les enfants jouent, courent, poursuivent les reflets tremblants des couleurs, brisent la verrerie; ce qui en tout autre moment leur coûterait des larmes ne sert qu’à accroître la gaieté générale.

Ces lampes vénérées ne sont pas seules à voir enfin la lumière du jour; on sort aussi de leur cachette les petits travaux de la jeunesse: des voiles faits au crochet, de petits tapis, des fleurs artificielles; on montre encore les petits plateaux de cristal dont le fond représente un lac en miniature avec ses minuscules poissons, ses caïmans, ses coquillages, ses herbes aquatiques, ses coraux et ses rochers en verre de diverses couleurs; dans ces plateaux vous trouverez des cigares, des cigarettes et de mignons buyos, tordus par les doigts délicats des jeunes filles. Le sol de la maison brille comme un miroir; des rideaux de piña ou de jusi4, ornent les portes; aux fenêtres pendent des lanternes de cristal ou de papier rose, bleu, vert ou rouge; la maison se remplit de fleurs et de vases, placés sur des piédestaux de faïence de Chine; les saints eux-mêmes s’embellissent, les images et les reliques se mettent en fête, on les époussète, on nettoie leurs vitres, des bouquets de fleurs pendent de leurs cadres.

Dans les rues, de distance en distance, s’élèvent de capricieux arcs de roseaux, travaillés de mille façons, que l’on appelle sinkában; ils sont entourés de kaluskús5 dont la seule vue réjouit le cœur des gamins. Autour du parvis est la grande et coûteuse tenture, soutenue par des troncs de bambous, sous laquelle doit passer la procession. Là, les enfants courent, dansent, sautent et déchirent les chemises neuves qui devaient briller le jour de la fête.

Sur la place est élevé le plancher du théâtre, scène de roseaux, de nipa et de bois; on y dit merveille de la troupe de comédie de Tondo; elle luttera avec les dieux de miracles invraisemblables; Marianito, Chananay, Balbino, Ratia, Carvajal, Yeyeng, Liceria, etc., chanteront et danseront. Le philippin aime le théâtre, il se passionne pour les représentations dramatiques; il écoute en silence le chant, admire la danse et la mimique, ne siffle jamais mais n’applaudit pas plus. Le spectacle ne lui plaît-il pas? Il mâche son buyo et s’en va sans troubler les autres qui peuvent y trouver du plaisir. Parfois seulement, quand les acteurs embrassent les actrices, le bas peuple hurle, mais rien de plus. Autrefois, on ne représentait que des drames; le poète du pueblo composait une pièce où nécessairement des combats devaient se livrer toutes les deux minutes, entremêlés des reparties d’un personnage comique et de terrifiantes métamorphoses. Mais, depuis que les artistes de Tondo se sont mis à batailler toutes les quinze secondes, qu’ils ont eu deux comiques et ont encore reculé les limites de l’invraisemblable, ils ont tué leurs collègues provinciaux. Le gobernadorcillo était grand amateur de cette troupe et, d’accord avec le curé, il avait choisi la comédie: Le prince Villardo ou les clous arrachés de la cave infâme, pièce avec magie et feux d’artifices.

De moment en moment retentissent joyeusement les cloches, ces mêmes cloches qui si tristement tintaient il y a quelques jours. Des roues de feu et des boîtes à pétards tonnent dans l’air; le pyrotechnicien indigène, qui apprend son art sans maître connu, va déployer son habileté: il prépare des taureaux, des châteaux de feu avec feux de Bengale, des ballons de papier gonflés par l’air chaud, des roues étincelantes, des bombes, des fusées, etc.

Des accords lointains résonnent; tous les bambins du pueblo courent aux environs pour recevoir les bandes de musiciens et leur faire escorte. La musique de Pagsanghan, propriété du notaire, ne doit pas manquer non plus que celle du pueblo de S. P. de T., célèbre alors par son chef d’orchestre, le maestro Austria, le vagabond cabo Mariano, qui, dit-on, porte la renommée et l’harmonie à la pointe de son bâton. Les dilettanti font l’éloge de sa marche funèbre, El Sauce (le Saule), et déplorent qu’il n’ait pu recevoir une véritable éducation musicale, car son génie aurait été la gloire de son pays.

La fanfare entre dans le pueblo en jouant des marches enlevantes; elle est suivie de gamins loqueteux ou à moitié nus: l’un a la chemise de son frère, l’autre le pantalon de son père. Dès qu’un morceau a cessé, ils le savent de mémoire, le fredonnent, le sifflent avec une rare justesse et déjà donnent leur appréciation.

Pendant ce temps, en charrettes, en calèches, en voitures de toutes sortes, arrivent les parents, les amis, les inconnus, les joueurs décidés au besoin à violenter la chance, amenant leurs meilleurs coqs, munis de sacs d’or, disposés à risquer leur fortune sur le tapis vert ou dans l’enceinte de la gallera.

—L’alférez a cinquante pesos chaque soir! murmurait un homme petit et rondelet à l’oreille des nouveaux arrivés. Capitan Tiago va venir et tiendra la banque, Capitan Joaquin apporte dix-huit mille. Il y aura liam-pô: le Chinois Carlo le fait avec un capital de dix mille. De gros joueurs viennent de Tanauan, de Lipa et de Batangas comme aussi de Santa Cruz. On va faire grand! on va faire grand! Mais prenez-vous le chocolat?... Cette année Capitan Tiago ne nous plumera pas comme la dernière fois: je n’ai dépensé que trois messes d’actions de grâce et j’ai un mutyâ6 de cacao. Et comment va la famille?

—Très bien, très bien! merci! répondaient les étrangers; et le P. Dámaso?

—Le P. Dámaso prêchera le matin et sera au jeu le soir avec nous.

—Tant mieux! il est hors de danger maintenant?

—Nous en sommes sûrs! De plus, c’est le Chinois qui lâche...

Et le petit homme remua ses doigts comme s’il comptait de la monnaie.

Hors du pueblo, les gens de la montagne, les kasamá, mettent leurs plus beaux habits pour porter chez les riches du pays des poules bien engraissées, des jambons, du gibier, des oiseaux; les uns chargent sur de pesants chariots du bois, des fruits, des plantes, les plus rares qui croissent dans le bois; d’autres portent des bigâ7 à larges feuilles, des tikas-tikas8 avec des fleurs couleur de feu pour orner les portes de leur maison.

Mais là où régnait la plus grande animation, où déjà se limitait le tumulte, c’était sur une sorte de plate-forme, à quelques pas de la maison d’Ibarra. Des poulies grinçaient, des cris retentissaient, on entendait le bruit métallique de la pierre que l’on taille, du marteau qui enfonce un clou, de la hache qui coupe les solives. Une foule d’ouvriers creusaient la terre et ouvraient un long et profond fossé; d’autres plaçaient en file des pierres tirées des carrières du pueblo, déchargeaient des chariots, empilaient du sable, disposaient des tours et des cabestans...

—Ici! c’est cela! vivement! criait un petit vieillard à physionomie animée et intelligente, tenant à la main un mètre à bouts de cuivre, auquel était enroulée la corde d’un fil à plomb. C’était le contre-maître, le señor Juan, architecte, maçon, charpentier, plafonneur, serrurier, peintre, tailleur de pierre et, à l’occasion, sculpteur.

—Il faut finir aujourd’hui même! Demain on ne peut travailler et après-demain c’est la cérémonie! Allons, vivement!

—Faites le trou de façon qu’il s’adapte exactement à ce cylindre! disait-il à l’un des tailleurs de pierre qui polissaient un énorme bloc quadrangulaire; c’est à l’intérieur que l’on conservera nos noms.

A chaque étranger qui s’approchait, il répétait ce qu’il avait déjà dit mille fois:

—Savez-vous ce que nous allons construire? Eh bien! c’est une école, un modèle d’école, comme celles des Allemands, plus parfaite encore. Le plan a été tracé par l’architecte, le señor R. et moi, je dirige le travail! Oui, señor, voyez, ce sera un palais à deux ailes, une pour les garçons, l’autre pour les filles. Ici, au milieu, un grand jardin avec trois bassins; là, sur les côtés, des allées, de petits jardins où, pendant les récréations, les enfants sèmeront et cultiveront des plantes, mettant ainsi le temps à profit. Voyez comme les fondations sont profondes. Trois mètres soixante-quinze centimètres! L’édifice aura des caves, des souterrains, des cachots pour les punis que l’on placera tout près des jeux et du gymnase afin qu’ils entendent les amusements des bons élèves. Voyez ce grand espace; ce sera l’esplanade où ils pourront courir et sauter à l’air libre. Les petites filles auront un jardin avec des bancs, des balançoires, des allées pour le jeu de la comba9, des bassins, des volières, etc. Ce sera magnifique!

Et le señor Juan se frottait les mains en pensant à la renommée qu’il allait acquérir. Les étrangers viendraient pour voir la nouvelle école et demanderaient:—Quel est le grand architecte qui a construit cet édifice? Et tout le monde répondrait:—Ne le savez-vous pas? Il est impossible que vous ne connaissiez pas le señor Juan? Probablement vous devez venir de très loin!

Bercé par ces pensées, il allait d’un bout à l’autre, inspectant tout, passant tout en revue.

—C’est trop de bois pour une chèvre! disait-il à un homme jaune qui dirigeait quelques travailleurs: j’aurai assez de ces trois grands morceaux qui forment trépied et de ces trois autres qui les réunissent.

—Abá! répondit l’homme jaune, avec un sourire particulier; plus nous ornerons le travail, plus l’effet produit sera grand. L’ensemble aura plus d’aspect, plus d’importance et l’on dira: comme ils ont travaillé! Vous verrez, vous verrez quelle chèvre je vais élever! puis je l’ornerai de banderoles, de guirlandes de fleurs et de feuilles... vous direz ensuite que vous avez eu raison de me prendre parmi vos travailleurs et le señor Ibarra ne pourra rien désirer de plus!

L’homme souriait, le señor Juan riait aussi et hochait la tête.

A quelque distance, on voyait deux kiosques réunis entre eux par une sorte de treillage couvert de feuilles de platane.

Une trentaine d’enfants, avec le maître d’école, tressaient des couronnes, attachaient des drapeaux à des piliers de roseaux secs, couverts de toile blanche bouillonnée.

—Tâchez que les lettres soient bien écrites! disait l’instituteur à ceux qui dessinaient les inscriptions. L’alcalde va venir, beaucoup de curés seront là et peut-être aussi aurons-nous le capitaine général qui est dans la province. S’ils voient que vous dessinez bien ils vous décerneront des éloges.

—Et l’on nous donnera un tableau noir...?

—Qui sait! le señor Ibarra en a demandé un à Manille. Demain arriveront divers objets que l’on répartira entre vous comme prix... Mais, laissez ces fleurs dans l’eau; demain nous ferons les bouquets, vous apporterez d’autres fleurs, car il faut que la table en soit couverte; les fleurs réjouissent la vue.

—Mon père apportera demain des fleurs de bainô10 et ma mère un panier de jasmins.

—Le mien a apporté trois charrettes de sable et n’a pas voulu recevoir de paiement.

—Mon oncle a promis de payer un maître! ajouta le neveu du Capitan Basilio.

En effet, le projet avait trouvé de l’écho presque chez tous. Le curé avait demandé à le patronner et à bénir lui-même la première pierre, cérémonie qui aurait lieu le dernier jour de la fête et en serait une des principales solennités. Le vicaire lui-même s’était approché timidement d’Ibarra et lui avait offert toutes les messes que lui paieraient les dévots jusqu’à l’achèvement de l’édifice. Bien plus, la sœur Rufa, cette femme si riche et si économe, disait que, au cas où l’argent manquerait, elle parcourrait quelques pueblos pour demander l’aumône à la seule condition qu’on lui payât le voyage, la nourriture, etc. Ibarra l’avait remerciée et lui avait répondu:

—Nous ne recueillerions pas grand’chose, d’abord parce que je suis riche et ensuite parce qu’il ne s’agit pas d’une église; et puis, je n’ai pas promis de bâtir une école aux frais des autres.

Les jeunes gens, les étudiants qui venaient de Manille pour prendre part à la fête, admiraient Ibarra et s’efforçaient de le prendre pour modèle; mais, comme presque toujours, quand nous voulons imiter un homme qui dépasse la moyenne, nous singeons ses petits côtés quand nous ne nous approprions pas ses défauts, beaucoup de ces admirateurs s’en tenaient à la manière dont Ibarra faisait le nœud de sa cravate, d’autres à la forme du col de sa chemise, presque tous au nombre des boutons de sa veste et de son gilet.

Les pressentiments funestes du vieux Tasio semblaient s’être dissipés pour toujours. Ibarra lui en avait fait un jour la remarque, mais le vieux pessimiste lui avait répondu:

—Rappelez-vous ce que dit notre poète Baltasar:

«’Kung ang isalúbong sa iyong pagdating

Ay masayang mukhà’t may pakitang giliu,

Lalong pag ingata’t kaauay na lihim11...

Baltasar était aussi bon penseur que bon poète.

Tout ceci se passait la veille de la fête, avant le coucher du soleil.


1 De Palillo, cure-dents.—N. des T.

2 Lanzones, Lansium domesticum, Jack. Ates, fruits de l’Anona Squamosa. Chicos, fruits de l’Achras Sapota L. Mangas, fruits du Mangifera indica.—N. des T.

3 Assaisonnement que l’on prépare en faisant macérer dans le vinaigre des bourgeons tendres de choux palmistes ou de bambous.—N. des T.

4 Étoffe faite avec de la soie.—N. des T.

5 Kaluskús, rameaux de roseaux.—N. des T.

6 Mesure équivalant à un demi-cahiz; le cahiz équivaut à la charge d’un mulet.—N. des T.

7 Alocasia macrorhiza. Schott.—N. des T.

8 Sorte de graine noire et ronde d’une papillonnacée, Abrus precatorius.—N. des T.

9 Jeu d’origine chinoise.—N. des T.

10 Sorte de Nelumbium.—N. des T.

11

Si, la figure douce et l’air caressant,

Quand tu arrives, il vient vers toi,

Alors, plus que jamais, prends garde.

C’est un traître, un ennemi masqué.

N. des T.

XXVII

A la brume

De grands préparatifs se faisaient aussi chez Capitan Tiago. Nous connaissons le maître de la maison; son affection pour le faste et son orgueil de citadin de Manille devaient humilier les provinciaux à force de splendeur. Une autre raison encore l’obligeait à éclipser tous les autres: sa fille Maria Clara était la fiancée de l’homme dont le nom était dans toutes les bouches.

En effet, un des journaux les plus sérieux de Manille avait déjà dédié à Ibarra un article de première page intitulé: Imitez-le! qui le comblait d’éloges et lui donnait quelques conseils. On l’appelait le jeune et riche capitaliste déjà illustre; deux lignes plus bas, le distingué philanthrope; au paragraphe suivant, l’élève de Minerve qui est allé dans la Mère Patrie pour saluer le sol choisi entre tous des arts et des sciences; un peu plus bas encore, l’espagnol philippin, etc., etc. Capitan Tiago brûlait d’une généreuse émulation et se demandait s’il ne devrait pas, lui, élever à ses frais un couvent.

Quelques jours auparavant une multitude de caisses étaient arrivées à la maison où habitaient déjà Maria Clara et la tante Isabel. C’étaient des comestibles et des fruits d’Europe, de colossaux miroirs, des tableaux et le piano de la jeune fille.

Capitan Tiago vint le jour même de la fête; quand sa fille lui eut embrassé la main, il lui fit cadeau d’un beau reliquaire d’or garni de brillants et d’émeraudes, contenant une esquille de la barque de saint Pierre où Notre Seigneur s’était assis pendant la pêche.

Il fit à son futur gendre l’accueil le plus cordial; naturellement on parla de l’école. Capitan Tiago voulait qu’on l’appelât école de Saint François.

—Croyez-moi, disait-il, saint François est un bon patron! Si vous l’appelez école d’instruction primaire vous ne gagnerez rien. Qu’est-ce que l’instruction primaire?

Entrèrent quelques amies de Maria Clara venues pour l’inviter à la promenade.

—Va, mais reviens vite, dit Capitan Tiago à sa fille; tu sais que le P. Dámaso, qui vient d’arriver, dîne avec nous ce soir.

Et, se retournant vers Ibarra qui était devenu pensif, il ajouta:

—Vous aussi, vous dînez avec nous; vous seriez tout seul chez vous.

—Je le ferais avec beaucoup de plaisir, balbutia le jeune homme, en esquivant le regard de Maria Clara, mais je dois rester chez moi car il peut survenir des visites.

Capitan Tiago lui répondit assez froidement:

—Amenez vos amis; il y a toujours place à ma table... Je voudrais que le P. Dámaso et vous, vous vous entendissiez.

—Nous avons encore le temps! répondit Ibarra en souriant d’un sourire forcé, et il se disposa à accompagner les jeunes filles.

Tous et toutes descendirent l’escalier.

Maria Clara était au milieu entre Victoria et Iday; la tante Isabel suivait.

Tout le monde s’écartait respectueusement pour leur ouvrir le chemin. Maria Clara était surprenante de beauté; sa pâleur avait disparu et, si ses yeux restaient rêveurs, sa bouche paraissait ne connaître que le sourire. Avec l’amabilité particulière aux jeunes filles heureuses, elle saluait les personnes qu’elle avait connues étant enfant et qui, aujourd’hui, admiraient sa jeunesse et son bonheur. En moins de quinze jours, elle avait retrouvé cette franche confiance, ce gracieux babil qui semblaient s’être endormis d’un sommeil léthargique entre les murs étroits du couvent; on aurait dit que le papillon, brisant le cocon dans lequel il était enfermé, reconnaissait toutes les fleurs; il lui suffisait de voler un instant et de s’échauffer aux rayons dorés du soleil pour perdre aussitôt la rigidité de la chrysalide. Une vie nouvelle se reflétait dans tout l’être de la jeune fille, tout lui semblait beau, tout lui paraissait bon; elle manifestait son amour avec cette grâce virginale qui ne vient que des pensées pures et ne connaît pas le pourquoi des fausses rougeurs. Cependant, quand on lui disait quelque aimable plaisanterie, elle se couvrait le visage de son éventail, tandis que ses yeux souriaient et qu’une légère émotion parcourait tout son être.

Les maisons commençaient à s’illuminer et, dans les rues que parcourait la musique, s’allumaient les lustres de bois et de roseaux, imitant ceux de l’église.

De la rue, par les fenêtres ouvertes, on voyait les habitants des maisons et leurs invités se mouvoir dans une atmosphère de lumière, dans le parfum des fleurs, aux accords du piano, de la harpe ou d’un orchestre. Dehors, en costumes d’indigènes, en habits européens, Chinois, Espagnols, Philippins allaient, venaient, se croisaient. Domestiques chargés de viandes et de volailles, étudiants vêtus de blanc, hommes, femmes, se coudoyaient, se bousculaient, s’exposant à être renversés et écrasés par les voitures et les calèches qui, malgré le tabî1 des cochers s’ouvraient difficilement passage.

Devant la maison du Capitan Basilio, quelques jeunes gens saluèrent nos amis et les invitèrent à visiter la maison. La voix joyeuse de Sinang qui descendait les escaliers en courant mit fin à toute excuse.

—Montez un moment pour que je puisse sortir avec vous, disait-elle. Je m’ennuie ici avec tous ces gens que je ne connais pas et qui ne parlent que de coqs et de cartes.

Ils montèrent.

La salle était pleine de monde. Quelques personnes s’avancèrent pour saluer Ibarra dont le nom était connu de tous; ils contemplaient extasiés la beauté de Maria Clara et quelques vieilles murmuraient tout en mâchant leur buyo: «On dirait la Vierge!»

Là, ils durent prendre le chocolat.

Depuis le jour de la partie de campagne, Capitan Basilio s’était fait l’ami intime d’Ibarra. Il avait su par le télégramme donné à sa fille Sinang que le jeune homme avait été informé du jugement rendu en sa faveur, aussi, ne voulant pas se laisser vaincre en générosité, il avait insisté pour que la partie d’échecs fût annulée. Ibarra n’y avait pas consenti, Capitan Basilio avait alors proposé que le montant des frais du procès fût employé à payer un maître pour la future école. Aussi, l’orateur employait-il son éloquence à engager ceux qui étaient en procès à se désister de leurs prétentions:

—Croyez-moi! leur disait-il; dans les procès, celui qui gagne reste sans chemise.

Nous devons à la vérité de dire qu’il eut beau de citer les Romains, il ne convainquit personne.

Après avoir pris le chocolat, nos jeunes gens durent entendre le piano, touché par l’organiste du pueblo.

—Quand je l’entends à l’église, disait Sinang en montrant l’artiste, il me donne envie de danser; maintenant qu’il joue du piano il me donne envie de prier. Aussi je m’en vais avec vous.

—Voulez-vous venir avec nous ce soir? demanda Capitan Basilio à l’oreille d’Ibarra lorsqu’il prit congé; le P. Dámaso va faire une petite banque.

Ibarra sourit et répondit d’un mouvement de tête qui équivalait à un oui comme à un non.

—Qui est-ce? demanda Maria Clara à Victoria en lui montrant un jeune homme qui les suivait.

—C’est... c’est un de mes cousins, répondit celle-ci, un peu troublée.

—Et l’autre?

—Ce n’est pas mon cousin, répondit vivement Sinang, c’est un fils de ma tante.

Ils passèrent devant le presbytère qui n’était certes pas la maison la moins animée. Sinang ne put contenir une exclamation de surprise en voyant brûler les lampes d’une forme très ancienne que le P. Salvi ne faisait jamais allumer pour ne pas dépenser de pétrole. On y entendait des cris et de sonores éclats de rire, on voyait les moines se promener lentement, remuant la tête en mesure, un gros cigare ornant leurs lèvres. Avec eux quelques laïques, qu’à leur costume européen on jugeait être des fonctionnaires, s’efforçaient de leur mieux d’imiter les bons religieux.

Maria Clara distingua la silhouette arrondie du P. Sibyla. Immobile sur son siège, était le mystérieux et taciturne P. Salvi.

—Il est triste! observa Sinang, il pense à ce que vont lui coûter tant de visites. Mais il ne dépensera rien: vous verrez qu’il s’arrangera pour faire payer tout aux sacristains. Et puis ses invités mangent toujours ailleurs que chez lui.

—Sinang! gronda Victoria.

—Je ne puis plus le souffrir depuis qu’il a déchiré la Roue de la Fortune; je ne me confesse plus à lui.

Une maison se distinguait entre toutes; elle n’était pas illuminée, les fenêtres en étaient fermées; c’était celle de l’alférez. Maria Clara s’en étonna.

—La sorcière! la Muse de la garde civile, comme dit le vieux! s’écria la terrible Sinang. En quoi peut-elle s’intéresser à nos plaisirs? Elle ne doit pas cesser d’être en rage! Attends que vienne le choléra et tu verras comme je l’invite.

—Mais, Sinang! reprit encore une fois sa cousine.

—Je n’ai jamais pu la souffrir, et moins encore depuis qu’elle a troublé notre fête avec ses gardes civils. Si j’étais archevêque, je la marierais avec le P. Salvi... tu verrais les beaux petits! Pourquoi voulait-elle faire arrêter ce pauvre pilote qui s’était jeté à l’eau pour faire plaisir...?

Elle ne put achever sa phrase; à l’angle de la place, où un aveugle chantait, au son d’une guitare, la romance des Poissons, un spectacle peu commun vint s’offrir à leurs yeux.

Un homme était là, couvert d’un large salakot de feuilles de palme, vêtu misérablement d’une lévite en haillons et de larges caleçons à la chinoise, déchirés en différents endroits; à ses pieds, de misérables sandales. Grâce au salakot, sa figure restait entièrement dans l’ombre, mais de ces ténèbres partaient par moment deux lueurs qui s’éteignaient à l’instant. Il était grand, à ses allures on pouvait le croire jeune. Il posa un panier à terre et, après s’être éloigné en prononçant quelques sons étranges, incompréhensibles, il resta debout, complètement isolé, comme si la foule et lui voulaient s’éviter mutuellement. Alors, quelques femmes s’approchèrent du panier et y déposèrent des fruits, du poisson, du riz. Quand personne ne vint plus, on entendit sortir de l’ombre d’autres sons plus tristes peut-être mais moins plaintifs, remerciements cette fois; puis il reprit son panier et s’éloigna pour recommencer ailleurs.

Maria Clara sentit qu’elle se trouvait devant une grande souffrance et demanda quel était cet être singulier.

—C’est le lépreux, répondit Iday. Il y a quatre ans qu’il a contracté cette maladie: en soignant sa mère, d’après les uns, pour avoir été enfermé dans une prison humide, suivant les autres. Il habite hors du pueblo, près du cimetière chinois, et ne communique avec personne; tous le fuient par crainte de la contagion. Si tu voyais sa cabane! C’est la cabane de Giring-giring2, le vent, la pluie, le soleil y entrent comme l’aiguille dans la toile et en sortent de même. On lui a défendu de rien toucher qui appartînt à quelqu’un. Un jour un enfant tomba dans le canal, le canal n’était pas profond, mais lui, qui passait tout près, aida le pauvre petit à sortir de l’eau. Le père le sut et se plaignit au gobernadorcillo; celui-ci fit donner au malheureux six coups de bâton au milieu de la rue et l’on brûla le bâton ensuite. C’était atroce! le lépreux s’enfuyait en criant, l’exécuteur le poursuivait et le gobernadorcillo lui criait: Apprends qu’il vaut mieux être noyé que malade comme toi!

—C’est vrai! murmura Maria Clara.

Et, sans se rendre compte de ce qu’elle faisait, elle s’approcha rapidement du panier du malheureux et y déposa le reliquaire que son père venait de lui donner.

—Qu’as-tu fait? lui demandèrent ses amies.

—Je n’avais pas autre chose! répondit-elle en dissimulant ses larmes.

—Et que va-t-il faire de ton reliquaire? lui dit Victoria. Un jour on lui donna de l’argent, mais il l’éloigna de lui avec une canne; pourquoi l’aurait-il pris puisque personne ne veut rien accepter qui vienne de lui? Si le reliquaire pouvait se manger!

Maria Clara regarda avec envie les femmes qui vendaient des comestibles et haussa les épaules.

Mais le lépreux s’approcha du panier, prit le bijou qui brilla dans ses mains, s’agenouilla, l’embrassa, puis se découvrit humblement, le front dans la poussière où la jeune femme avait marché.

Maria Clara se cacha le visage dans son éventail et porta son mouchoir à ses yeux.

Cependant une femme s’était approchée du malheureux qui paraissait prier. A la lumière des lanternes montrant sa longue chevelure éparse et flottante, à sa mine amaigrie à l’extrême, on reconnut Sisa la folle.

Le lépreux, sentant son contact, poussa un cri et se leva d’un saut. Mais, au milieu des cris d’horreur de la foule, elle s’accrocha à son bras:

—Prions, prions! disait-elle. C’est aujourd’hui le jour des morts! Ces lumières sont les vies des hommes; prions pour mes fils!

—Séparez-la, séparez-les! il va infecter la folle! criait la multitude, mais personne n’osait s’approcher.

—Vois-tu cette lumière dans la tour? C’est mon fils Basilio qui tire une corde! Vois-tu celle-là, dans le couvent? C’est mon fils Crispin; mais je ne puis pas les voir parce que le curé est malade, qu’il a beaucoup d’argent et que l’argent se perd. Prions, prions pour l’âme du curé! Je lui apportais de l’amargoso et des zarzalidas; mon jardin était plein de fleurs et j’avais deux fils. J’avais un jardin, je soignais mes fleurs et j’avais deux fils!

Et quittant le lépreux, elle s’éloigna en chantant:

—J’avais un jardin et des fleurs; j’avais des fils, un jardin et des fleurs!

—Qu’as-tu pu faire pour cette pauvre femme? demanda Maria Clara à Ibarra.

—Rien encore; ces jours-ci, elle avait disparu du pueblo et on n’a pas pu la trouver! répondit le jeune homme un peu confus. De plus, j’ai été très occupé; mais ne t’afflige pas; le curé a promis de m’aider, il m’a recommandé beaucoup de tact et de discrétion, car il paraît que cette affaire met en cause la garde civile. Le curé s’intéresse beaucoup à cette malheureuse.

—L’alférez ne disait-il pas qu’il faisait chercher les enfants?

—Oui, mais alors il était un peu... gris!

A peine venait-il de dire ceci qu’on vit la folle traînée plutôt que conduite par un soldat: Sisa résistait.

—Pourquoi l’emmenez-vous? qu’a-t-elle fait? demanda Ibarra.

—Comment? n’avez-vous pas entendu le bruit qu’elle faisait? répondit le gardien de la tranquillité publique.

Le lépreux reprit en hâte son panier et s’éloigna.

Maria Clara voulut se retirer, car elle avait perdu toute gaieté et toute bonne humeur.

—Il y a donc aussi des gens qui ne sont pas heureux! murmura-t-elle.

Sa tristesse s’augmenta lorsque, arrivée à sa porte, son fiancé refusa de monter et prit congé d’elle.

—Il le faut! lui dit le jeune homme.

Maria Clara monta les escaliers en pensant combien sont ennuyeux les jours de fête où l’on doit recevoir les visites de tant d’étrangers.


1 C’est le hop! des cochers de Manille.—N. des T.

2 En espagnol on dirait la Casa de Tócame-Roque, en français l’Auberge des Quatre-Vents.—N. des T.

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