Aux glaces polaires: Indiens et esquimaux
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Title: Aux glaces polaires: Indiens et esquimaux
Author: R. P. Duchaussois
Release date: July 14, 2015 [eBook #49441]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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Table des Gravures |
AUX GLACES POLAIRES
Indiens et Esquimaux
Imprimi potest.
Edmonton, die 6ª januarii 1921.
Henri Grandin, O. M. I.
Provincialis (Alberta-Saskatchewan).
Imprimatur.
Parisiis, die 19 Martii 1922.
† Ludovicus, Card. Dubois
arch. Paris.
Tous droits de reproduction et traduction réservés pour tous les pays
R. P. DUCHAUSSOIS
Oblat de Marie Immaculée
AUX
Glaces Polaires
Indiens et Esquimaux
«Je meurs content, ô Jésus,
maintenant que j’ai vu votre étendard
élevé jusqu’aux extrémités
de la terre!»
(Paroles du Père Grollier expirant, à
la mission de Notre-Dame de Bonne-Espérance,
fort Good-Hope, Cercle
Polaire, le 29 mai 1864.)
———
TRENTE-TROISIÈME MILLE
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Cet Ouvrage est en vente au prix de Frs. 7.50—8.75 franco
| PARIS | |
| ŒUVRE DES MISSIONS O. M. I. 4, Rue Antoinette |
P. TÉQUI LIBRAIRE-ÉDITEUR 82, Rue Bonaparte |
| 1922 | |
S. G. Monseigneur Dontenwill
Archevêque de Ptolémaïs
Supérieur général de la Congrégation des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée
A Sa Grandeur, Monseigneur Augustin Dontenwill, Archevêque de Ptolémaïs, Assistant au Trône pontifical, Supérieur général de la Congrégation des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée.
Saint-Albert (Canada), 8 décembre 1920.
Monseigneur et bien-aimé Père,
Voici le livre que Votre Grandeur m’a commandé d’écrire.
Il traite d’un apostolat de plus de soixante-dix ans, aux latitudes extrêmes du monde habité; et il paraît à une heure où, dans le vicariat du Mackenzie du moins, nul prêtre n’a encore pénétré, si ce n’est vos enfants, les Missionnaires Oblats de Marie Immaculée.
Votre Grandeur a voulu que rien ne fût épargné pour que ce récit des œuvres apostoliques de l’Athabaska-Mackenzie pût escompter aussi son humble place parmi les ouvrages d’ethnologie, de géographie et d’histoire générale, qui intéressent si vivement aujourd’hui les lecteurs des publications sur l’Extrême-Nord canadien. C’est pourquoi vous m’avez envoyé parcourir, avec Mgr Breynat, vicaire apostolique du Mackenzie, qui daignait se faire mon auguste Mentor, les régions dont je devais parler.
Ensemble, nous nous lançâmes donc dans les immensités arctiques, en esquif l’été, en traîneau l’hiver, logeant d’ordinaire à l’enseigne du désert ou de la forêt.
Un à un, nous trouvâmes, à leur poste de joyeux dévouement, tous les missionnaires, depuis les vieillards à la barbe de neige jusqu’aux derniers venus. Une à une, du lac Athabaska aux abords de l’Océan Glacial, nous admirâmes toutes leurs missions...
Toutes? Non, je ne puis le dire—et c’est la seule déception que j’eus à emporter de ma vie du Nord—: l’une d’elles, la mission Saint-Raphaël, du fort des Liards, ne voulut point de nous. Et, pourtant, quelle fête nous y avait été promise par le R. P. Vacher, son curé errant, que nous avions rencontré, durant l’été, au fort Simpson, confluent du fleuve Mackenzie et de la rivière des Liards! Il avait tant supplié Mgr Breynat d’aller, coûte que coûte, encourager ses pauvres Indiens, qui, dans leurs bois presqu’inaccessibles, n’avaient pu voir leur évêque depuis longtemps, que le voyage avait été décidé. Nous partirions en traîneau, l’année suivante, du Grand Lac des Esclaves, et nous irions attendre, au fort des Liards, un mois, deux peut-être, que le dégel nous permît de revenir en pirogue. En fin de mars, tout fut prêt, en effet; et déjà nous fouettions nos coursiers, lorsqu’arriva une lettre dépêchée depuis quatre mois par le Père Vacher, lequel suppliait le vicaire apostolique et son compagnon de ne point paraître chez lui, «attendu que la pêche et la chasse avaient complètement manqué, et qu’il lui serait impossible, avec les quelques patates sauvées de la gelée de l’automne, de nourrir, huit jours, nos personnes et nos chiens.»
Vous m’aviez prescrit d’être court, Monseigneur: «On lit assez peu les longs livres, de notre temps», m’écriviez-vous. Oserai-je avouer que mon tourment aura été de vous obéir en cela?
Se voir, un jour, les mains pleines de perles apostoliques, soigneusement ramassées dans les champs lointains, où les jetèrent tant de semeurs de l’Evangile, être réduit à n’en choisir que ce qu’il faut sertir dans le cadre restreint que l’on s’est tracé, et devoir rejeter toutes les autres dans l’oubli: se peut-il tâche plus douloureuse? L’Esprit Saint nous défend de louer les vivants—ante mortem, ne laudes hominem quemquam—je le sais. Mais les morts, mais tous ces apôtres tombés dans la primitive Eglise de l’Extrême-Nord, n’était-ce pas un livre entier qu’il aurait fallu pour raconter les Actes de chacun?
Puisse, néanmoins, l’effort qui a été tenté de composer, des traits pris à tous, la physionomie du missionnaire des pauvres au pays des glaces, apporter une contribution modeste à la gloire de l’Eglise catholique, notre Mère, et montrer, une fois de plus, qu’elle seule est la grande civilisatrice, parce qu’elle seule unifie, dans l’égalité devant Dieu qu’elle prêche, dans la charité fraternelle qu’elle ordonne, et dans l’aspiration vers l’éternel bonheur où elle conduit, toutes les races et tous les peuples de l’univers.
Sans perdre de vue qu’un ouvrage d’histoire ne possède que la valeur de sa documentation, j’ai espéré que la mission, que vous, mon supérieur général, m’aviez confiée, me servirait de créance, et que la révision de mon travail, faite par les deux vicaires apostoliques de l’Athabaska et du Mackenzie, me dispenserait d’arrêter sans cesse la lecture par des renvois. Aux ouvriers spécialistes de l’histoire, j’indiquerai qu’ils trouveront dans les archives épiscopales du Mackenzie, au fort Résolution, le manuscrit d’où fut tiré le présent volume, et qu’en marge des affirmations diverses, ils verront, diligemment marquées, les sources, inédites le plus souvent, d’où elles auront jailli.
C’est à Saint-Albert, notre vieille Mission du Nord-Ouest, et dans la demeure sanctifiée par les dernières années et par la mort du Serviteur de Dieu, Mgr Grandin, que j’ai eu la consolation de finir cet ouvrage.
A vous, Monseigneur et bien-aimé Père, je le dédie respectueusement, en implorant sur lui votre bénédiction.
Mais, ce jour même, avant de le confier au courrier de Rome qui vous le portera, et après l’avoir humblement offert au Sacré-Cœur par les mains de notre Mère Immaculée, j’irai le déposer, dans la crypte de l’ancienne cathédrale, sur les tombeaux, qui se touchent, de Mgr Grandin et du Père Lacombe; et là, à genoux, je prierai ces grands missionnaires du passé d’en disperser les pages, s’il plaît à Dieu, parmi la jeunesse qui se passionne pour le sacrifice et pour le salut des âmes.
De Votre Grandeur le fils très soumis et très aimant en N. S. et M. I.
Pierre Duchaussois, O. M. I.
Réponse de Monseigneur le Révérendissime Supérieur général:
L. J. C. et M. I.
Rome, le 17 février 1921.
Mon bien cher Père Duchaussois,
La lecture de votre manuscrit m’a procuré de consolantes impressions et m’a donné de vives espérances.
Vous avez exploité une des matières les plus riches qui existent et vous avez réussi à le faire sans nuire à l’intérêt de votre ouvrage. Bien plus, vous avez trouvé, dans cette abondance même, un moyen de varier les effets et de multiplier le bien que vous en attendiez.
A prendre contact avec de tels exemples, comment les âmes généreuses ne concevraient-elles pas pour l’apostolat un désir des plus intenses? Vous avez su donner à tous ces récits un tour si vivant, vous avez si bien ménagé les rapprochements et les contrastes, vous avez mis en lumière d’une manière si exacte le courage de nos missionnaires, qu’il sera impossible de rester indifférent devant les faits que vous racontez et les situations que vous dépeignez.
Votre livre mérite encore un éloge tout particulier, au point de vue de la documentation; elle est vraiment digne du soin que vous y avez apporté.
Une considération, qui n’est pas à dédaigner, m’est suggérée par la lecture de quelques-unes de vos descriptions les mieux réussies. Nos missionnaires ne désirent pas la publicité, tant s’en faut; on trouverait même parfois qu’ils se taisent trop. Mais je pense que votre livre leur sera un réconfort, en ce sens qu’il leur donnera l’espérance de se voir soutenus à brève échéance par de nouveaux pionniers de l’Evangile. En un mot, ils seront heureux que tout ce que vous dites soit dit, et dit par un talent tel que le vôtre.
Il paraît que votre plume ne veut pas s’arrêter en si bon chemin. Tant mieux! Nous attendons avec une impatience qui se devine les volumes promis, et nous sommes sûrs qu’ils répondront aux premiers. Nous savons que vous continuerez à y mettre l’amour de votre Famille religieuse, l’esprit de zèle, et aussi l’élégance du style, le charme du récit qui caractérisent celui-ci.
Quant à vous, vous savez que vous possédez pour ce travail notre pleine approbation et tous nos encouragements. Allez donc de l’avant et prenez confiance en Dieu! La bénédiction de Celui qui veut le salut de tous les hommes, et particulièrement de ces pauvres Indiens et Esquimaux de l’Athabaska-Mackenzie, ne vous fera certainement pas défaut. Je me permets d’y joindre la mienne, en demandant au divin Maître de féconder vos labeurs.
Croyez, mon bien cher Père, à mes paternels sentiments en N. S. et M. I.
Augustin Dontenwill, O. M. I.,
Arch. de Ptolémaïs,
Sup. Général.
CHAPITRE PREMIER
LES FOURRURES
Le Passage de l’Ouest.—Les Fourrures.—La colonie française.—Superficie du Canada.—Etendue de l’ancienne Nouvelle-France.—Les Pays d’en Haut.—Les coureurs-des-bois.—Les Compagnies de la Baie d’Hudson et du Nord-Ouest.—Leur fusion.—Les vrais pionniers.—Rapports de l’Honorable Compagnie avec les missionnaires.—«Pauvre évêque-roi».—Le terrain d’égalité.
Ceux qui furent les élèves des séminaires ou collèges ecclésiastiques, de 1860 à 1900, se souviennent d’un évêque missionnaire, haut de taille, respirant l’humilité, qui s’arrachait parfois à ses solitudes de l’Extrême-Nord américain, pour aller mendier, de par le Canada, la Belgique et la France, des ressources et des apôtres.
C’était Mgr Grandin.
A la fin de la causerie cœur à cœur, où il avait décrit, sans en rien déguiser, les difficultés de ses missions, du côté des éléments et du côté des hommes; où la peinture s’était faite de plus en plus sombre, comme à plaisir, son visage exprimait tout à coup l’anxiété, et sa voix s’animait d’une conviction irrésistible:
«—Dans ce pays de sauvages et de bêtes fauves, s’écriait-il, sous ce ciel glacial, sur ce sol couvert de neige, il vient cependant des commerçants, qui s’exposent à tous les dangers, pour acheter des peaux d’ours et de martres: pas une queue de loup ne se perd dans nos pays de désolation... Et on ne trouverait pas des prêtres pour y venir chercher des âmes!»
Cette réflexion du vénérable évêque nous livre, en deux mots, la double clef de l’histoire du Canada, le double secret de tous les efforts par lesquels l’immense continent à commencé de se conquérir à l’Europe et à Dieu: les fourrures et les âmes.
L’exploitation des fourrures ne fut pas, à vrai dire, le premier but des marins du Vieux-Monde qui abordèrent l’Amérique. Depuis le Moyen-Age, le rêve des nations riveraines de l’Atlantique: Espagne, France, Angleterre, était de trouver le passage de l’Ouest, «conduisant à la Chine».
Y avait-il, entre l’Europe et l’Asie, du côté de l’Occident, une autre terre, et par suite un autre océan que l’Atlantique? La géographie ne pouvait que se poser cette question.
En 1492, Christophe Colomb, au nom de l’Espagne, atteignit l’île de San-Salvador, qu’il croyait «avoisiner les Indes». D’où le nom d’Indiens, qui appartenait aux véritables habitants de l’Inde ancienne, passa abusivement, pour leur rester, aux Indigènes de l’Amérique. Par la même erreur, l’Amérique fut dénommée d’abord les Indes Occidentales. Les Indigènes furent aussi appelés Peaux-Rouges, parce qu’ils se teignaient le corps avec de la terre rouge.
En 1534, le 24 juillet, sur un cap de la baie de Gaspé, Jacques Cartier plante la croix fleurdelisée, avec l’inscription: Vive la France! Il pense avoir touché «un bout de l’Asie», et il espère, qu’en remontant le fleuve Saint-Laurent, il coupera cette «presqu’île asiatique qui le sépare encore du Cithay (la Chine)».
En 1576, Martin Frobisher, au nom de l’Angleterre, s’arrête dans une baie de la terre de Baffin, qu’il croit être «le pôle nord, voisin de l’Asie.»
L’illusion ne sera pas encore dissipée, à plus d’un siècle de là, car La Salle, arrivant au golfe du Mexique, en 1682, croira avoir trouvé enfin «la mer vermeille de la Chine.»
Pendant deux siècles, la France et l’Angleterre—la France surtout—poursuivront la recherche de cette mer vermeille qui doit baigner l’Asie orientale: la France à travers le continent de l’Amérique du Nord, l’Angleterre à travers les glaces de l’océan Arctique.
En 1792 seulement, l’océan Pacifique sera découvert, par delà le Nord-Ouest et les montagnes de la Colombie Britannique, par Alexander Mackenzie, que conduiront six Canadiens Français.
Ces découvertes aventureuses du grand passage de l’Ouest, de nature à intéresser la science et la politique du Vieux-Monde, eussent-elles suffi à attirer dans le Nouveau une immigration blanche capable de le peupler? Non, pour très longtemps. C’est pourquoi les premiers explorateurs, dont l’ambition était de créer une Nouvelle-France, se mirent en quête de ressources à faire valoir auprès des futurs colons et des gouvernements européens.
Ils songèrent à l’exploitation minière. Des mines, le Canada possédait les plus riches du globe peut-être, nous le savons maintenant; mais, en ce temps-là, nul ne le soupçonnait, et le résultat des premières tentatives pour les trouver fut dérisoire.
La culture qui, de nos jours, promet au Canada la réputation de grenier du monde, et qui nourrira des centaines de millions d’hommes, se présentait alors comme chimérique, au sein d’interminables hivers. Autant la végétation tropicale de l’Amérique centrale attirait les Espagnols et les Portugais, autant les rigueurs réelles et l’aridité apparente de l’Amérique septentrionale rebutaient les Français. Les matelots rapatriés contribuaient aussi à rendre le recrutement à peu près impossible, par des récits effrayants «sur les orages, les brouillards, les banquises, les longs et rudes hivers, les attaques des sauvages...». Comment déterminer de paisibles laboureurs à quitter leur petit champ du «tant beau pays de France», et à traverser, sur de lents voiliers, des mers à peine sillonnées, pour aller défricher, sans espoir de succès, de si lointaines forêts?
Mais il y avait les fourrures.
Elles devaient couvrir l’étendue entière du Canada, à en juger par ce que nous voyons encore aujourd’hui.
C’étaient principalement la martre-zibeline, la loutre, la mouffette (sconse), l’hermine, le pékan, le putois (vison), l’isatis, la fouine, le castor, le blaireau, le lynx, l’ondatra (rat musqué), le glouton, l’ours noir, l’ours gris, l’ours blanc, et le renard de toutes couleurs: bleu, blanc, jaune, croisé, argenté, noir, cette dernière variété donnant la plus inappréciable des fourrures.
Cette richesse vivante était là, s’offrant aux premières convoitises venues. Nos explorateurs, Cartier, Roberval, Champlain surtout, en firent briller l’appât aux yeux de la France.
L’indolence du roi et de ses ministres se laissa éveiller, et des compagnies commerçantes se formèrent, dotées du monopole des fourrures; «mais—et c’était, en réalité, le but visé par les intelligents découvreurs—à la condition qu’elles implanteraient chaque année sur le sol de la Nouvelle-France quelques familles de bons catholiques français.»
Ainsi naquit l’œuvre de l’évangélisation au Canada. Grâce aux fourrures précieuses, les âmes purent être conquises.
Si les Indiens, en effet, n’eussent trouvé sous leurs flèches que le bison, l’élan, le renne, le phoque, dont la chair pourvoyait à leur nourriture et la peau à leurs habits, combien de siècles encore le paganisme les eût-il retenus dans sa nuit? Mais des légions d’animaux de moindre taille, «que les Peaux-Rouges voyaient avec indifférence, selon l’expression de Mgr Taché, étaler au milieu de la désolation le luxe de leurs vêtements», étaient là, attirant les commerçants et les colons qui deviendraient les appuis du missionnaire, trop pauvre, lui, et trop faible pour affronter, tout seul, l’immensité sauvage des forêts vierges, de la prairie, des lacs et des montagnes de l’Amérique boréale.
Les compagnies de fourrures, quoique plus ou moins fidèles à leurs engagements de coloniser, suffirent à donner à Champlain, au soir de sa vie, en 1633, un siècle après l’arrivée de Jacques Cartier, la consolation de voir s’établir définitivement la colonie française.
Des groupes du Perche, du Maine, de l’Anjou, du Poitou, de la Saintonge, de l’Ile-de-France, de la Bretagne et de la Normandie, continuèrent à se répandre dans la vallée du Saint-Laurent, depuis l’océan Atlantique jusqu’aux grands lacs centraux: «tous, seigneurs et censitaires, artisans et engagés qui, tout en défrichant et cultivant, se livraient à la traite des pelleteries, à la chasse, à la pêche.»
C’est dans les cent trente ans qui allèrent de l’implantation de la colonie par Champlain au malheureux traité de Paris (1633-1763) que se place l’histoire épique du Canada: époque où les quelques milliers de Français de la Nouvelle-France, mollement soutenus par la mère-patrie, eurent à faire face, en même temps qu’aux difficultés de leur établissement, à la jalousie envahissante de l’Angleterre et aux incursions dévastatrices des Iroquois, ses sauvages alliés.
Le traité d’Utrecht, en 1713, avait cédé à l’Angleterre l’Acadie, Terre-Neuve, et le territoire de la Baie d’Hudson. Le traité de Paris, 10 février 1763, abandonna le reste du Canada.
Cette amputation, que la France ressent de plus en plus douloureuse, à mesure qu’elle voit se développer le Canada, ne devint-elle pas le salut de la colonie elle-même? Le tendre rameau ne se fût-il pas brisé, sous la tempête qui secouait déjà, jusque dans ses racines, le vieux tronc robuste de la France? Comment le jeune Canada eût-il résisté à la grande révolution de 1789?
Les Canadiens français trouvèrent cependant, dans leur nouvelle métropole, une marâtre acharnée à étouffer, d’un même geste brutal, et leur langue française et leur foi catholique. Mais à cette révolution, ils étaient préparés. Pris de front, corps à corps, sur le terrain national et religieux, les Canadiens Français sont indomptables. Ils l’ont toujours prouvé. Ils le montrèrent si bien à l’Angleterre que, de concession en concession, elle fut obligée de décréter le régime de 1867, régime de la Confédération, qui gouverne le Canada sur le principe fondamental «de l’égalité civile et politique des deux races, anglaise et française, des deux langues et des deux religions». Depuis lors, la libéralité de l’Angleterre ne s’est point démentie, et les Canadiens Français peuvent grandir, sous son drapeau impérial, en conservant, sur leur blason, qui est celui du Dominion lui-même, la vieille devise normande: Dieu est mon droit, mariée à celle de l’Ordre de la Jarretière: Honni soit qui mal y pense.
Et ils grandissent.
Ils n’étaient que 60.000, à l’époque de la séparation d’avec la France. Les voilà multipliés, sans mélange, à plus de 3.000.000. La pratique des vertus chrétiennes et familiales a fait merveille. Ils peuplent la magnifique province de Québec, une grande partie des provinces maritimes et de l’Ontario, et ils se comptent à près de 400.000 dans les villes et campagnes de l’Ouest canadien. Des 8.500.000 habitants de toutes puissances et de toutes langues, qui composent la Puissance du Canada, le groupe français est devenu le plus nombreux et le plus homogène.
Par les robustes travailleurs de ses champs et forêts, par les lauréats de ses brillantes universités catholiques, françaises et bilingues, ce groupe sera bientôt placé à la barre de l’avenir commercial, intellectuel et social du Canada entier. Toutefois, dans le mouvement de haute et pure vitalité qui l’emporte, il met sa fierté à se souvenir de la France, sans oublier ses devoirs de loyauté au drapeau britannique[1].
L’obstacle actuel à la paisible prospérité des Canadiens Français s’incarne en une meute d’Orangistes, parqués dans l’Ontario, d’où ils se répandent par leurs journaux, leurs agences, leur valetaille, afin de salir, blesser et tuer quiconque parle français et professe le catholicisme.
De notre colonie française du Canada, il nous faut suivre maintenant, pour aborder du même coup notre sujet, une phalange intrépide, trop peu connue, trop souvent décriée, et à laquelle la civilisation et l’Evangile sont redevables de la facilité de leurs conquêtes: la phalange des coureurs-des-bois.
De même que, plus d’un siècle avant Cartier, le découvreur attitré du Canada, avant même le Vénitien Cabot et le Florentin Verazanno, des marins Basques, Bretons et Normands avaient touché de leurs petites barques les rivages du golfe Saint-Laurent et commencé à y faire désirer la France avec sa religion, ainsi les coureurs-des-bois précédèrent dans l’Ouest américain, avec leur foi catholique et leur amour de la France, les découvreurs officiellement envoyés par les princes de l’Europe.
Quel fut le domaine des coureurs-des-bois?
Nous connaissons approximativement l’étendue du Canada actuel. Compris entre l’océan Atlantique à l’est et l’océan Pacifique à l’ouest, et entre les Etats-Unis au sud et l’océan Arctique au nord, il mesure environ 9.500.000 kilomètres carrés, superficie presque égale à celle de l’Europe. Ses lignes droites seraient de 5.000 kilomètres, de l’Atlantique au Pacifique, et de 3.500 kilomètres, des Etats-Unis à son extrême limite continentale de l’océan Arctique.
Le Canada, ainsi considéré, n’était autrefois qu’une partie de la Nouvelle-France, au temps de la domination française. La Nouvelle-France comprenait en outre Terre-Neuve, le Labrador, le bassin du Mississipi, l’Alaska: équivalent de l’Europe et de l’Australie ensemble.
Le domaine des coureurs-des-bois fut la portion la plus vaste de cette ancienne Nouvelle-France. Il s’étendait des Grands Lacs Supérieur et Michigan au Pacifique, et de la Floride à la mer Glaciale.
La géographie française primitive appela les régions situées par delà les Grands Lacs, tantôt le Grand Steppe de l’Ouest, tantôt la Terre de Rupert, tantôt les Territoires du Nord-Ouest. Pour les coureurs-des-bois, elles n’eurent jamais qu’un seul nom: Les Pays d’en Haut, que les Anglais, venus longtemps après, traduisirent par l’imposante formule: The Great Lone Land (La Grande Terre Solitaire).
Les coureurs-des-bois s’intitulèrent fièrement: Les Voyageurs des Pays d’en Haut.
Les Pays d’en Haut étaient le grand inconnu mystérieux.
Des sauvages emplumés, venus peu à peu aux approches des postes avancés, pour troquer des peaux de bêtes, avaient parlé de troupeaux de bisons qui couvraient leurs plaines, aussi loin que l’œil pouvait porter, et de légions de castors qui peuplaient leurs étangs. C’était vers le milieu du XVIIe siècle, époque où la colonie, aux prises avec les Anglais et les Iroquois, voyait tarir l’apport des fourrures, source principale de ses revenus. Quelques audacieux se risquèrent, à la suite des sauvages, dans ces pays inexplorés. Ils revinrent chargés de pelleteries et de récits fantastiques. L’ère des coureurs-des-bois était ouverte.
A quelles profondeurs s’enfoncèrent ces chevaliers errants des plaines et des forêts canadiennes? Par quelles voies? A travers quelles péripéties? Ils n’ont point écrit leurs aventures homériques. Ils n’ont point laissé de tumulus, de pierres milliaires pour orienter l’enquête de l’histoire. Ce que nous savons, c’est qu’en 1680 ils étaient déjà au moins 800, en dépit de l’ordonnance de 1673, qui défendait «aux jeunes colons d’embrasser la vie de trappeur, sous peine du fouet, à la première offense, et des galères, à la récidive, ces exodes étant tenus pour nuisibles aux mœurs, à la religion, à l’agriculture, à l’industrie, à la vie domestique, à la nation». Nous savons aussi que, moins d’un siècle après cet édit du roi de France, des coureurs-des-bois avaient gagné jusqu’au Cercle polaire, et qu’en 1789, lorsque Mackenzie descendit, jusqu’à son embouchure, le fleuve qui porte son nom, il ne put trouver, pour le guider, qu’un Beaulieu, résident du pays, et un équipage français.
Les romanciers, qui prirent à ces conquérants du désert et de l’espace les caractères de leurs personnages, n’ont rien exagéré de leur passion pour la vie des Indiens, de leur courage à tout oser, de leur endurance, de leur gaieté surtout, gaieté du bon rire français «dont on riait d’un bout du monde à l’autre», gaieté «gouailleuse un tantinet», qui n’éclate à son aise que dans les solitudes des bois, loin de la contrainte, et à laquelle les natures les plus moroses s’abandonnent, dès leurs premiers pas dans la sauvagerie.
Il fut un temps où le «métier de coureur-des-bois» était regardé par la jeunesse comme un stage indispensable de sa formation et une profession d’honneur, à laquelle il était lâche de se dérober. A peine pouvaient-ils échapper à la tutelle de leurs parents et tromper la surveillance des soldats de la colonie, que les jouvenceaux remontaient à la sourdine le Saint-Laurent, traversaient les Grands Lacs, et, des bords du Lac Supérieur, se lançaient enfin sur cet Ouest de leurs rêves, cet Ouest fascinant, si fascinant qu’il l’est encore aujourd’hui, tout remodelé qu’il soit par la main de l’homme. Ils allaient de lacs en rivières, de bois en savanes, jusqu’à la prairie immense, dont l’immensité même invitait toujours davantage à la marche et à la course. Les plus hardis dépassèrent les montagnes Rocheuses. Quelques-uns revinrent se fixer dans la colonie, ou en France, contents d’avoir fait leurs preuves. Beaucoup ne regagnaient les Pays d’en Bas (Ontario, Québec) que le temps d’y vendre leurs fourrures, et, parfois, d’en dissiper le profit en «folles joies»; puis ils se replongeaient, pour quinze autres mois, dans la liberté. Plusieurs ne reparurent jamais, soit qu’ils eussent trouvé la mort dans les eaux, sous la dent des fauves, ou dans les combats sauvages; soit plutôt qu’ils eussent pénétré dans la vie même des tribus de leur choix, par des mariages.
La noblesse française elle-même se rendit à l’appel magique des Pays d’en Haut, et se fit une gloire de se donner le noviciat de l’époque. Il y eut gens d’hermine et d’épée qui laissèrent, jusque dans les neiges les plus lointaines, des rejetons de leur lignée, que l’on nomme encore des de Mandeville, de Saint-Georges, de la Porte, de Charlois, de l’Espinay, et combien d’autres, revenus à leur sang et à leurs noms sauvages, mais dont les yeux portent toujours des reflets de l’antique Noblesse!
Deux de ces coureurs-des-bois furent les initiateurs de la célèbre Compagnie de la Baie d’Hudson, qu’aucune histoire, religieuse ou profane, du Nord-Ouest ne peut ignorer, tellement cette Compagnie s’est faite l’âme matérielle des premiers siècles de ces pays. Ces deux éclaireurs furent Pierre-Esprit Radisson, et son beau-frère, Médart Chouart de Groseillers. Nés l’un et l’autre en France, ils étaient venus, tout enfants, au Canada. Leurs équipées dans les Pays d’en Haut, telles que Radisson les rapporte, éclipseraient les légendaires aventures de Robinson Crusoë.
De 1658 à 1660, dix ans par conséquent avant Joliet et le Père Marquette, vingt ans avant La Salle et le Père Mambré, soixante-dix ans avant La Vérandrye et le Père Messager, ils parcoururent les régions appelées aujourd’hui: Wisconsin, Iowa, Dakota-Sud, Montana, Manitoba. En 1661-1662, ils atteignirent le versant de la Baie d’Hudson, virent la baie James, et revinrent à Québec. Leurs fourrures étaient si nombreuses et si belles que leur fortune en eût été faite, si le gouverneur de la colonie ne les eût confisquées, accusant les deux trappeurs de les avoir acquises, sans s’être munis du permis légal.
S’estimant injustement lésé, Radisson se laisse persuader par un commissaire anglais de Boston qu’il doit se venger de toute la France, en livrant à l’Angleterre le secret des richesses qu’il a découvertes dans les parages de la Baie d’Hudson. En 1666, il est à la cour de Londres avec Groseillers. Il expose ce qu’il sait à Charles II, l’un des derniers Stuarts. Une expédition par mer, à la Baie d’Hudson, s’organise. Elle réussit. Le prince Rupert, cousin de Charles II, est saisi par Radisson d’un projet de compagnie. Bonne occasion pour Rupert, sorte d’écumeur des mers lui-même, de rétablir sa fortune brisée par Cromwell. La société est formée, les fonds réunis. Le 22 mai 1670, sans se demander si ce qu’il donne appartient au roi de France ou au roi d’Angleterre, Charles II signe la charte qui octroie au «Gouverneur (Rupert) et à la Compagnie des Aventuriers traitant dans la Baie d’Hudson, la possession sans réserve du sol, le monopole de toutes les fourrures, avec le droit exclusif de pêche et de chasse, dans toute la contrée arrosée par les cours d’eau, fleuves et rivières tributaires de la baie d’Hudson.»
Pendant plus d’un siècle, la Compagnie des Aventuriers trafiqua uniquement aux postes établis sur le rivage même de la baie d’Hudson, sans pénétrer dans les terres, les sauvages y apportant eux-mêmes leurs pelleteries. Mais ce facile commerce ne tarda pas à être troublé par la France qui, indignée des empiètements de Charles II, ordonna à la Compagnie de la Nouvelle-France de s’emparer des factoreries (forts-de-traite) de la Compagnie des Aventuriers. De Troyes, d’Hiberville, Lapérouse s’illustrèrent dans ces expéditions à la Baie d’Hudson. Les forts-de-traite furent plusieurs fois pris et repris. Des bateaux furent coulés bas. Il y eut des carnages. Mais le rendement des fourrures compensait si bien les pertes, que la Compagnie des Aventuriers tint bon, jusqu’à l’abandon de la Baie d’Hudson à l’Angleterre, au traité d’Utrecht (1713).
En 1763 (traité de Paris), la France se retira tout à fait du Canada. Mais non tous les Français. Plusieurs de ceux-ci, commerçants de fourrures, avaient pénétré toujours plus loin dans le continent, à la suite des coureurs-des-bois. Ils parvinrent à intercepter les veines du trafic indien qui se rendait à la Baie d’Hudson. En 1783, se voyant cependant individuellement trop faibles pour lutter contre la Compagnie des Aventuriers, ils s’assemblèrent en une société admirablement organisée, sous le contrôle de quelques actionnaires de Montréal, Ecossais dévoués aux Stuarts pour les deux tiers, Français pour l’autre tiers, mais tous également mécontents de l’Angleterre, et prirent le nom fameux de Compagnie du Nord-Ouest.
Presque tous les employés de la Compagnie du Nord-Ouest furent des Canadiens Français. Le français était la langue officielle, et les maîtres écossais se firent un devoir de l’apprendre et de le parler. Telle fut la cause de leur succès. En quelques années, la Compagnie du Nord-Ouest couvrit l’Ouest, le Nord, l’Extrême-Nord et la Colombie Britannique d’un réseau de forts-de-traite.
Une seule chance de vie restait à la Compagnie des Aventuriers: suivre son adversaire et s’installer à ses côtés. Mais l’expérience des voyages dans les steppes et les forêts lui manquait. Son personnel anglais, d’autre part, ne pouvait prétendre au prestige affectueux sur les sauvages que s’étaient gagné les explorateurs français. Ses engagés ne pouvaient davantage soutenir la comparaison avec les Voyageurs de Pays d’en Haut: guides, timoniers, canotiers, portefaix, coureurs et trappeurs de colossale renommée. Dans la crainte de sombrer, elle se mit à recruter, elle aussi, des serviteurs Canadiens Français, et à s’avancer vers l’Ouest, à mesure qu’elle parvenait à équiper ses convois.
Une suite de combats sanglants, de voies de fait, d’excès abominables marquèrent les quarante années de cette concurrence. Le désert en a enseveli le souvenir. Le tort que se firent réciproquement ces ambitieux de la fortune fut tel, qu’au milieu d’une abondance inouïe de fourrures, les deux sociétés touchèrent à l’heure de la ruine. Le prétexte des querelles était le reproche d’invasion sur le terrain d’autrui: «Vous êtes sortis du domaine de votre charte», disait la Nord-Ouest à la Baie d’Hudson. «Le pays est anglais, et vous n’êtes que Français», répliquait la Baie d’Hudson.
«Il est plus facile de s’embrasser que de se convaincre». C’est ce que firent les deux rivales, au plus fort de la bataille, en 1821.
Tandis qu’au fond du Nord, commis et engagés, hors d’atteinte des bonnes nouvelles pour une année encore, continuaient à s’entre-détruire, les têtes de Montréal et de Londres se rapprochaient. Les capitaux furent mis en commun, les personnels respectifs conservés, tous les établissements maintenus, les meilleurs articles des règlements amalgamés, et les deux organisations fondues en un corps parfaitement articulé, solide, et resté indestructible jusqu’à nos jours, sous le vocable d’Honorable Compagnie de la Baie d’Hudson.
Durant cinquante ans, l’Honorable Compagnie s’enrichit des fourrures que lui valut son monopole, de droit d’abord, de fait ensuite, dans les Pays d’en Haut.
En 1869, le gouvernement canadien lui acheta un domaine de près de 4.600.000 kilomètres carrés, afin d’en former les provinces actuelles du Manitoba, de la Saskatchewan, de l’Alberta et de la Colombie Britannique, ainsi que les Territoires. Il lui versa une indemnité de 7.500.000 francs et lui laissa la libre propriété de très vastes réserves de terrain, au sein même des provinces constituées.
La Compagnie de la Baie d’Hudson a-t-elle mérité le titre de mère unique de tout progrès et de toute civilisation, que lui ont décerné quelques touristes d’un rapide été, dans les régions arctiques? D’autres écrivains l’avaient gratifiée du même honneur, en parcourant les plaines et les montagnes du Nord-Ouest proprement dit.
La vérité est que, tout en s’avançant, à la faveur des coureurs-des-bois, dans les solitudes sauvages des Pays d’en Haut, elle ferma toujours ses chemins, autant qu’elle le put, au reste du monde. Systématiquement, elle choisissait les détours les plus aptes à dérouter les reconnaissances. Sur tous ses employés pesait la loi non écrite, mais absolue, du silence. Lorsqu’ils regagnaient les milieux de race blanche, «ils évitaient les journaux comme la peste»; et non seulement se gardaient-ils de raconter les «mystères du Nord», mais ils «entretenaient soigneusement la légende des arpents de neige», et dépeignaient en couleurs effrayantes «ces pays à jamais inhabitables».
Si le Nord-Ouest voit fleurir aujourd’hui, sur ses plaines fertilisées, d’opulentes colonies, si les richesses de ses montagnes et de ses bois se dévoilent, si les pêcheries de ses grands lacs sont exploitées, c’est aux missionnaires qu’en revient la gloire. Il ont révélé l’Ouest et le Nord du Canada au Canada lui-même, qui les ignora jusqu’en 1867. Les défricheurs et planteurs, les vrais pionniers du Nord-Ouest ont été Mgr Provencher, Mgr Taché, Mgr Grandin, avec leurs prêtres, parmi lesquels la civilisation ne louera jamais assez M. Thibault, M. Bourassa, les Pères Vègreville, Tissot, Maisonneuve, Leduc, André, Lestanc, Rémas, Fourmond, Hugonard, Lacombe particulièrement, dont un homme d’Etat canadien a dit «qu’il n’avait fait qu’ouvrir des chemins pour aller plus loin et élever des autels pour monter plus haut».
Nous citerons plus loin les pionniers arctiques.
⁂
Comme ce chapitre préliminaire doit nettement définir l’attitude de la Compagnie de la Baie d’Hudson envers nos missionnaires, il importe de distinguer entre la haute administration, composée des directeurs de Londres et du gouverneur les représentant au Canada, et les administrations locales.
La haute administration se montra toujours déférente, et parfois obligeante. Elle comprit que son intérêt lui défendait de mécontenter les coureurs-des-bois canadiens, ses serviteurs indispensables, en maltraitant les prêtres, qu’ils vénéraient. Elle savait aussi que le prêtre ne prêcherait aux Indiens que le respect à l’autorité et le travail consciencieux. C’est ainsi qu’un acte du gouverneur Simpson, en 1858, sauva probablement du protestantisme tout le district du Mackenzie. L’archidiacre anglican Hunter avait pris place dans les barques qui ravitaillaient cette région jusqu’à l’océan. Il allait porter sa doctrine aux sauvages du bas-Mackenzie, avides de religion. Le Père Grollier, résidant au Grand Lac des Esclaves, notre mission la plus septentrionale alors, voulut suivre le prédicant. Ce que voyant, le bourgeois du Mackenzie et tous ses commis signèrent une pétition demandant au gouverneur que l’accès du district fût interdit, dès l’année suivante, et pour toujours, aux missionnaires catholiques. Sir George Simpson, en guise de réponse, réprimanda ses subalternes, et leur enjoignit de transporter le Père Grollier où il lui plairait d’aller, de le loger et de le nourrir gratuitement, jusqu’au jour où ils lui auraient bâti un abri convenable, à l’endroit de son choix. Il en fut de la sorte aux débuts de plusieurs fondations, qui eussent été très difficiles, sans le secours de la Compagnie.
Mais si la haute administration n’entrava jamais le développement des œuvres apostoliques, bien des ennuis leur furent ménagés, dans les commencements surtout, par certaines administrations locales. Celles-ci, en vertu de la savante organisation même de la Compagnie, voyaient le missionnaire pratiquement livré à leur merci[2].
Escomptant l’esprit mercantile des actionnaires, plusieurs bourgeois s’ingénièrent à extorquer, per fas et nefas, tout ce qui pouvait aller grossir, de si peu que ce fût, le trésor général. Peut-être espéraient-ils que les plaintes du missionnaire blessé ne pèseraient guère, une fois mises en balance avec les profits réalisés, et qu’elles se classeraient d’elles-mêmes, à Londres, dans les de minimis dont il n’importe de se soucier. D’ailleurs, n’arriveraient-elles pas si tard, ces plaintes, tant de mois, tant d’années après l’occasion du grief, qu’elles paraîtraient inopportunes?
Une malveillance, raisonnant ainsi, ne pouvait que surveiller durement le missionnaire. Pas plus que le pauvre animal de la fable, il n’avait le droit de tondre, dans la toison du Nord, la largeur de sa main. A peine apprenait-on qu’un sauvage au bon cœur lui avait fait présent d’une fourrure pour l’envoyer à son vieux père de France, ou que le missionnaire avait négligé d’offrir au fort-de-traite une dépouille de fouine qu’il avait tuée lui-même, que les hauts cris se jetaient sur lui de toutes parts. On alla jusqu’à lui faire un crime des lambeaux de peaux dont il confectionnait son vêtement, ses simples mitaines. A la moindre alerte d’infraction aux droits monopolisés par la Compagnie, un rapport était dressé, et l’évêque du missionnaire incriminé devait intervenir auprès du gouverneur abusé.
Tout était à redouter, si le bourgeois joignait à l’âpreté cupide le fanatisme sectaire. Malheur surtout au prêtre dont la présence serait devenue la condamnation d’une conduite licencieuse!
Les bourgeois tyrans ne furent pas le grand nombre. Il y en eut assez toutefois pour inspirer à Mgr Grandin les lignes que nous voulons citer.
C’était au commencement. Les quelques missionnaires du Mackenzie, depuis le lac Athabaska jusqu’au fort Good-Hope, réclamaient un évêque. Le Père Grollier, du Cercle polaire, insistait le plus:
«—Il faut un évêque, écrivait-il, un évêque qui aura sur les sauvages et les engagés de la Compagnie, pour les affaires de notre sainte religion, un prestige égal à celui du bourgeois pour les affaires temporelles: un évêque-Roi, en un mot, qui nous gardera, qui nous défendra. Sans quoi, nous périssons.»
Mgr Taché, évêque de Saint-Boniface, résolut de faire droit à cette supplique. En attendant le résultat des négociations avec le Saint-Siège pour la formation du vicariat d’Athabaska-Mackenzie et pour la nomination du Père Faraud, comme titulaire, il envoya Mgr Grandin, son coadjuteur, faire la visite de cette immensité.
C’est au cours de ce voyage aux glaces polaires, qui dura trois ans, que Mgr Grandin écrivit à Mgr Taché, le 17 janvier 1861:
«...Que vous dirai-je du pauvre évêque-roi? C’est que le titre d’évêque-esclave vaudrait bien mieux. Le malheureux évêque de ce pays sera nécessairement le très humble serviteur du dernier commis du district. Il ne pourra rien faire sans la Compagnie. Il ne pourra même se procurer sans elle les choses les plus essentielles à la vie. Il sera dans la nécessité de fermer les yeux sur les choses les plus blâmables, de louer les hommes les plus méprisables, tel qu’un N... Que peut-on encore attendre d’un tel homme qui vous dit qu’il vous aime en particulier, et vous déteste comme homme public? C’est peu comprendre la royauté que de comparer un pauvre évêque, dans cette position, à un roi.»
Mgr Grandin avait alors 32 ans. Trente ans plus tard, évêque de Saint-Albert, il consacrait Mgr Legal, son coadjuteur. Ce jour-là, arrivé au moment d’une longue existence, sur ce sommet d’où les perspectives n’offrent plus au regard que les grandes lignes de leur ensemble, confondant les détails des personnes et des choses qui ont servi à les construire, il laissa aller son esprit et son cœur à une revue de la vie des missions du Nord et de la sienne. Quelques mots de son patriarcal discours contiennent ce dont il faudra nous souvenir:
Lorsque nous pénétrâmes pour la première fois dans le territoire du Mackenzie, nous eûmes à surmonter une grande opposition de la part de la Compagnie de la Baie d’Hudson, toute puissante dans le pays, et sans laquelle nous ne pouvions le plus souvent ni voyager, ni même envoyer nos lettres à nos supérieurs; il fallait donc compter avec cette Compagnie. Heureusement que la plupart de ses serviteurs étaient catholiques, et que, par là même, elle devait compter un peu avec nous.
⁂
Il n’est qu’un seul terrain d’égalité, sur lequel les commerçants de fourrures et les missionnaires se rencontrèrent trop souvent, et avec une pareille endurance: celui des privations, des sacrifices de toutes les aises de la vie, de la vie elle-même quelquefois. Des serviteurs de la Compagnie en vinrent à échanger leurs dernières provisions contre des peaux de bêtes apportées par les sauvages. La faim venait alors.
Au printemps 1890, Mgr Grouard descendait, en canot, le fleuve Mackenzie, jusqu’à son embouchure où il devait rencontrer les Esquimaux. En passant au fort Wrigley, situé au milieu du district du Mackenzie, il trouva le commis du poste et son engagé, occupés tous deux à déterrer péniblement des racines, afin de retarder la mort. L’hiver avait amené la famine. Déjà les malheureux avaient mangé les fourrures elles-mêmes qu’ils avaient achetées. Mgr Grouard les sauva, en leur donnant la grosse part de ses propres provisions de voyage.
Voilà les souffrances endurées pour les «dernières queues de loup» de l’Extrême-Nord, et qui impressionnaient si vivement Mgr Grandin. Il aimait à les rappeler à ses missionnaires, comme stimulant de leur zèle. Lui-même se les donnait en exemple:
«—Oh! douleur! écrit-il dans ses notes intimes, dans l’immense pays qui m’est confié il ne se perd pas une peau de bête; et des âmes, des âmes qui ont coûté le sang de Jésus-Christ se perdent tous les jours! Et j’hésiterais à me sacrifier, moi? Absit!»
CHAPITRE II
LES AMES
Les anciennes nations Peaux-Rouges.—Pourquoi vont-elles mourir?—La maternelle Consolatrice.—Les Dénés et les Esquimaux.—Athabaska-Mackenzie.—Origine des Dénés.—Leur monographie.—Abjection de la femme, de l’enfant, du vieillard.—La Croix dans les glaces.
Le voyageur qui aborde aujourd’hui le Canada aux ports d’Halifax, de Saint-Jean ou de Québec, s’il vient d’Europe; aux ports de Victoria, de Vancouver ou de Prince-Rupert, s’il vient d’Asie; et se laisse emporter de l’Atlantique au Pacifique par l’un des trois chemins de fer dont les bras d’acier relient ces océans, voit, dans sa course de 1.200 lieues accomplie en six jours, surgir, ici du sein des forêts, là des rives des lacs et des fleuves, plus loin des horizons de la prairie, une pléiade de villes magnifiques: Moncton, Rimouski, Lévis, Trois-Rivières, Nicolet, Saint-Hyacinthe, Montréal, Valleyfield, Ottawa, Pembroke, Kingston, Toronto, North-Bay, Sudbury, Saint-Boniface, Winnipeg, Calgary, Regina, Gravelbourg, Saskatoon, Prince-Albert, Battleford, Edmonton, Kamloops, New-Westminster; et, de l’une à l’autre des ces villes, jaillir de toutes parts une floraison de villages, brillants d’avenir.
Ce que le voyageur ne remarque pas, tant elle s’est effacée déjà, c’est l’empreinte des races qui ont fait place à celles d’aujourd’hui.
Ce que rien ne lui apprendrait plus, c’est que la France trouva cette immensité peuplée de nations sauvages, comptant alors, les principales du moins, des millions d’individus, et réduites maintenant à des groupes chétifs, menés eux-mêmes par une décadence fatale à l’anéantissement complet.
Ces nations étaient, de l’Atlantique aux montagnes Rocheuses: Les Hurons-Iroquois, les Algonquins, les Sioux, les Pieds-Noirs; et, des montagnes Rocheuses au Pacifique: les Tsimpianes, les Haïdas, les Kwakwilth, les Séliches, les Koutenays.
Pourquoi vont-elles mourir?
Sans oser comparer nos vues bornées aux insondables desseins de Dieu qui appelle les peuples à la vie et les en retire, pour livrer la place qu’ils occupaient à d’autres peuples, destinés à grandir et à disparaître à leur tour, nous pouvons reconnaître que, lorsque la France se présenta, les Peaux-Rouges étaient affligés de ces signes qui présagent la fin des nations particulières, comme ils présageront la fin du monde entier: surget gens contra gentem. Les tribus se faisaient une guerre sans quartier.
Champlain trouva l’Amérique dans les batailles, et dut se ranger lui-même, avec les Hurons et les Algonquins, contre les Iroquois armés par l’Angleterre et la Hollande. On sait quelles exterminations ces Iroquois portèrent dans les camps de leurs ennemis, avant de s’égorger entre eux.
La corruption de quelques libertins, injectant son venin au cœur de ces enfants de la nature, acheva de les tuer. L’Indien, l’Indienne se confièrent à ces tarés de notre race, et furent bientôt la proie de toutes les contagions honteuses, que propagèrent la malpropreté et la promiscuité sauvages.
La petite vérole, la scarlatine fauchèrent ensuite les pauvres débilités, si ignorants de toute hygiène qu’ils se jetaient à l’eau, ou se roulaient dans la neige, pour tempérer leur fièvre.
D’ailleurs, les Peaux-Rouges se virent trop brusquement saisis par la civilisation des races blanches, civilisation élaborée, petit à petit, par tant de siècles. L’indigène de la prairie et de la forêt pouvait-il ne pas être submergé par cette marée qui se ruait sur lui? Pouvait-il éluder la loi de tout organisme astreint à se transformer: s’adapter ou disparaître? De s’adapter on ne lui donna pas le temps. Il n’eut qu’à disparaître.
Ainsi, pour apporter un exemple, l’estomac indien, accoutumé à son alimentation très simple et toute naturelle, ne put résister à nos préparations culinaires épicées, factices, indigestes.
Que dire alors de l’eau-de-vie? En présence de l’eau-de-feu, comme il l’appelle lui-même avec la justesse qu’il met à caractériser tout objet, le sauvage ne résiste à aucune intempérance, à aucune sollicitation de cruauté. Afin d’acheter l’eau-de-feu, que lui apportaient à volonté les Compagnies de la Baie d’Hudson et du Nord-Ouest, au temps de leur rivalité surtout, il dépeupla ses terrains de chasse, tuant à outrance les bisons, les orignaux, les rennes, les chevreuils, dont les commerçants prenaient la chair pour se nourrir, et les animaux à fourrures qu’ils demandaient pour s’enrichir. La passion de l’eau-de-feu, plus que toute autre, a miné la race peau-rouge et réduit ses victimes et leurs enfants à une misère sans remède. Le gouvernement canadien, lorsqu’il prit possession des Pays d’en Haut, défendit l’importation de l’alcool parmi les Indiens. Mais trop tard. Le mal était irréparable.
A ceux qui survécurent jusqu’à ce dernier demi-siècle, restait du moins la liberté. Mais la race blanche, devenue gardienne de la rouge, lui mesura même cette dernière source de sa vitalité.
Les Etats-Unis transportèrent tous les tronçons de tribus compris dans la confédération, dans une section de l’Oklahoma, qu’on appela le Territoire Indien.
Le gouvernement canadien agit plus humainement. Il laissa aux sauvages, vivant dans le voisinage des contrées colonisées par les Blancs, des terrains de leurs choix, sous le nom de réserves. Ces réserves que nous regarderions, nous, européens, comme de vastes fiefs, semblent des prisons à ces anciens souverains de la liberté. Ils peuvent y vivre, protégés, nourris même au besoin, par l’Etat, mais comme des détenus, condamnés à s’étioler toujours davantage, loin du soleil et de l’espace.
Il faut avoir vu, disait Mgr Taché, l’indomptable sauvage se dresser au milieu des immenses prairies, se draper avec complaisance, dans sa demi-nudité, promener son regard de feu sur des horizons sans bornes, humer une atmosphère de liberté qui ne se trouve nulle part ailleurs, se complaire dans une sorte de royauté qui n’avait ni les embarras de la richesse, ni la responsabilité de la dignité! Il faut avoir vu cet infatigable chasseur, élevant jusqu’à une sorte d’enthousiasme religieux les péripéties, les chances et les succès d’une chasse qui jamais n’a eu de pareille! Oui, il faut avoir vu tout cela, et voir le sauvage d’aujourd’hui, traînant sa misère, privé de son incomparable indépendance, dans un état continuel de gêne et de demi-jeûne, ayant ajouté à ses vices les dégoûtantes conséquences de l’immoralité des blancs! Il faut avoir vu tout cela, et l’avoir vu sous l’influence de la sympathie, pour comprendre tout ce que souffrent les sauvages d’aujourd’hui.
Depuis 1880, date de ces lignes de Mgr Taché, les sauvages n’ont pas fini de souffrir. Ils n’ont fait que s’acclimater, pour ainsi dire, à ces souffrances, qui les ont réduits à quelques groupements de familles, si petits et si étrangers les uns aux autres que les unions consanguines, auxquelles ils sont comme forcés désormais, ont commencé à rendre inévitable leur extinction définitive.
L’Eglise eût enrayé l’immolation du Peau-Rouge, si on l’eût écoutée. Elle en retarda du moins l’agonie. Sa pitié maternelle et sa charité divine veilleront toujours sur les bons, sur les convertis. Son apostolat continuera de disputer les autres à l’étreinte du protestantisme. Elle poursuit au fond de leur retraite les quelques centaines d’infidèles, qui refusèrent les pactes du gouvernement, et choisirent de reculer toujours plus loin dans leurs forêts, dernier refuge de leur indépendance et de leur paganisme. Divine Consolatrice, elle restera, jusqu’à la fin, pour endormir sur son cœur les derniers baptisés de ces fières tribus.
Le bienfait de la foi a donc été la compensation miséricordieuse accordée par Dieu aux dernières générations. Ce travail, entrepris au XVIIe siècle, sous la domination française, ralenti au XVIIIe, sous la persécution anglaise, s’est pleinement développé au XIXe. Le XXe en verra l’achèvement.[3]
Nous devions ce salut de compassion aux anciennes nations trouvées par nos pères, dans le Bas-Canada et le Nord-Ouest: nations évangélisées par nos missionnaires, et dont les tristes débris étaient sur le chemin que nous avions à suivre, pour atteindre, plus loin, beaucoup plus loin, dans les régions polaires, les deux grandes familles indigènes, que nous n’avons pas encore nommées, et qui sont l’objet de notre ouvrage: la nation des Dénés et les Esquimaux.
⁂
Nous voilà transportés, avec les Dénés et les Esquimaux, à plus de 3.000 lieues de la France, parmi des sauvages découverts par les coureurs-des-bois, guides de la Compagnie du Nord-Ouest, vers 1780; par l’Eglise Catholique en 1844; et vivant encore maintenant dans l’état de nature, qui fut celui des Algonquins, Hurons et Iroquois, au XVIe siècle.
Les Dénés et les Esquimaux ne sont point confinés dans des réserves. Personne ne leur a contesté encore l’immensité de leur pays, parce qu’il est trop froid, trop inculte, trop inabordable. Seuls, les commerçants de pelleteries et les missionnaires s’y coudoient, se conformant à la vie sauvage, sevrés de toutes les commodités, comme de tous les malaises, de la civilisation moderne. C’est pourquoi l’histoire des Dénés et des Esquimaux doit être, par elle-même, la plus simple et la plus intéressante du Nouveau-Monde.
Le domaine principal des Dénés et des Esquimaux est la région qui fut longtemps connue sous le nom d’Athabaska-Mackenzie. Quelques mots de description sont ici indispensables.
Un coup d’œil jeté sur l’ensemble de la carte murale montre le Canada découpé en pièces géographiques, alignées de l’Atlantique au Pacifique: neuf provinces, dont sept se dédoubleraient en des espaces suffisants à plusieurs royaumes.
Les provinces du premier groupe: Nouvelle-Ecosse, Ile du Prince-Edouard, Nouveau-Brunswick, Québec et Ontario, suivent les rives du Saint-Laurent, golfe et fleuve, puis les courbes des Grands Lacs Ontario, Erié, Huron et Supérieur, pour s’arrêter au méridien le plus occidental de la baie d’Hudson. Les milliers de rivières qui baignent les gracieuses Laurentides, les collines odorantes, les bois pleins de ramages, les champs épanouis, le firmament qui mire son azur dans les lacs de cristal, l’harmonie infinie des paysages font de ces provinces de l’Est canadien, à notre sens, l’un des plus pittoresques et des plus agréables Edens que l’on puisse rêver.
De l’Ontario aux montagnes Rocheuses, se juxtaposent, séparées par le droit méridien conventionnel, le Manitoba, la Saskatchewan, l’Alberta: les trois provinces de la prairie (the prairie provinces). La prairie, qui constitue leur partie sud, s’y déroule, dans un horizon sans fin, pendant les trois jours que la vapeur met à la parcourir, sur ses 500 lieues de large. Elle a pourtant ses rivières, ses ruisseaux et ses lacs, ses coulées profondes, et, de loin en loin, ses îlots boisés; mais son niveau général donne au regard l’impression d’une plaine continue. Les géologues la considèrent comme le fond desséché de deux mers, rentrées, l’une dans l’océan Glacial, l’autre dans la baie d’Hudson. Le charbon, trouvé dès les premières couches du sol, atteste que des forêts l’ont couverte depuis. Les chaussées de castors, qui la zèbrent en tous sens, rappellent qu’elle fut ensuite marécageuse. Aujourd’hui, la terre féconde émerge partout, n’implorant que le soc de la charrue et le grain du semeur.
Des montagnes Rocheuses à l’Océan Pacifique, nous traversons la Colombie Britannique, «océan pétrifié de montagnes», «Suisse du Canada», réservoir d’incalculables richesses poissonneuses, minérales et forestières.
Quant aux noms d’Athabaska et de Mackenzie, on les chercherait en vain sur les cartes récentes du Canada. Ils ne sont conservés que par la Compagnie de la Baie d’Hudson, pour désigner ses districts de fourrures, et par l’Eglise Catholique, pour désigner ses vicariats apostoliques.
Un seul vicariat réunit d’abord les deux territoires: le vicariat d’Athabaska-Mackenzie. Il exista, comme tel, pendant 40 ans, de 1862 à 1901, sous Mgr Faraud et Mgr Grouard, son successeur. En 1901, il fut scindé, à cause de son immensité et des progrès de l’évangélisation.
L’Athabaska, au sud, resta à Mgr Grouard. Le Mackenzie, au nord, échut à Mgr Breynat.
Le vicariat d’Athabaska comprend la partie nord de la province de l’Alberta, du 55e degré de latitude au 60e, et l’angle nord-ouest de la province de la Saskatchewan, dans lequel se prolonge et finit le lac Athabaska. Si l’on décompte la partie du bassin de la rivière la Paix, comprise entre le fort Vermillon et les montagnes Rocheuses, et dont les grasses prairies, à l’humus profond, se voient envahies par un flot de population blanche, l’on remarque que les trois quarts du vicariat d’Athabaska font corps avec la partie boisée du vicariat du Mackenzie. La lisière sud des bois de l’Athabaska donne asile à quelques rameaux de la tribu des Cris, de la nation Algonquine, et à quelques rares colons de race blanche. Quant à l’intérieur de la forêt, il est encore, comme à l’origine, le terrain vague et libre des sauvages Dénés. Là, commence le champ arctique, exclusivement exploité par le commerce des fourrures et l’apostolat des âmes.
Le vicariat du Mackenzie se partage, avec le vicariat du Keewatin, son parallèle, l’espace géographique désigné par Les territoires du Nord-Ouest (North-West Territories). Il prend le versant de l’océan Glacial, et laisse au Keewatin presque tout le versant de la baie d’Hudson.
En 1901, date de sa séparation d’avec le vicariat d’Athabaska, le vicariat du Mackenzie traversait les montagnes Rocheuses et englobait le Youkon.
Mais le Youkon s’érigea à son tour en préfecture indépendante en 1908, et en vicariat apostolique en 1917.
Le vicariat actuel du Mackenzie s’enferme donc entre les montagnes Rocheuses et le 100e degré de longitude (Greenwich), de l’ouest à l’est; et entre le 60e degré de latitude et l’océan Glacial, du sud au nord. Sa largeur du sud, qui est la plus étroite, est assise, à la fois, sur les provinces de la Colombie Britannique, de l’Alberta et de la Saskatchewan. Au nord, il s’agrège chaque année de nouveaux territoires, à mesure qu’ils se découvrent et se précisent. Le pôle nord est la limite de sa juridiction. Son étendue continentale est coupée, vers les deux tiers de sa superficie, par le Cercle polaire.
Jusqu’au Cercle polaire se continuent les forêts vierges de l’Athabaska: forêts, non pas de chênes, de hêtres, de frênes, de noyers, d’érables, ou de pins (les moins frileuses de ces espèces ne dépassent guère le 55e degré de latitude nord), mais de cyprès, de sapins (épinettes en langage du pays), de trembles, de peupliers-liards, de bouleaux, de saules. «Le bouleau et l’épinette sont les pionniers de la végétation du côté de la mer Glaciale.»
Passé le Cercle polaire, ces arbres, qui étaient allés s’amaigrissant insensiblement, se rabougrissent tout à fait, et s’effacent bientôt, pour laisser aux vents de l’océan Arctique une large zone complètement nue, éternellement glacée, appelée par les Français la Terre Stérile, et par les Anglais The Barren Land. Sur le seuil de cette vaste avenue de la mer polaire, on peut écrire: ubi nullus ordo, sed sempiternus horror inhabitat: Ici est le séjour du chaos et de l’horreur éternelle. C’est la patrie des Esquimaux; c’est la tombe de leurs premiers missionnaires, les Pères Rouvière et Le Roux, qu’ils ont massacrés en 1913.
Les Dénés habitent les bois de l’Athabaska et du Mackenzie, et les Esquimaux les déserts de la Terre Stérile.
A laquelle des races humaines appartiennent les Dénés et les Esquimaux?
L’ancienne classification de l’humanité en cinq races diverses les rangeait dans la rouge; mais l’anthropologie rattachait naguère tous les rameaux de l’espèce humaine à trois troncs: le tronc blanc ou caucasique (Japhet), le tronc jaune ou mongolique (Sem), le tronc noir ou éthiopien (Cham).
C’est indubitablement au tronc jaune, mongolique, sémitique qu’il faut rapporter tous nos Peaux-Rouges et Esquimaux.
L’honneur d’avoir mis cette vérité en évidence revient à un humble missionnaire du Mackenzie, le Père Petitot. Les circonstances en furent presque théâtrales.
C’était en 1875, époque de la poussée rationaliste qui s’efforçait de submerger dans la négation et le sarcasme l’autorité des Livres Saints, touchant l’unité de la création de l’homme. Le fait des migrations Scandinaves qui colonisèrent le Groenland, le Labrador et Terre-Neuve, aux IXe et Xe siècles, n’était pas établi alors; la facilité du passage de l’Asie à l’Amérique, par les archipels du détroit de Behring, paraissait plus que douteuse; et les relations suivies—de communications et de langage—entre les tribus du Kamtchatka, en Sibérie, et les tribus de l’Alaska, en Amérique, étaient inconnues. L’immigration des peuples indigènes pouvait donc être aisément donnée pour impraticable. La science n’avait qu’à l’affirmer en quelques discours sonores; et c’en était fait de la foi. Si, en effet, les Peaux-Rouges n’ont pu émigrer d’un autre continent, ils sont autochtones. S’ils sont autochtones, la révélation de l’unité de notre espèce est un mensonge, et la Bible s’écroule tout entière sur les ruines de sa première page!
Cette conclusion venait d’être formulée dans la salle des Cerfs du palais ducal de Nancy, au mois de juillet 1875, en l’Assemblée internationale des savants «américanistes» de l’univers. Le baron de Rosny, professeur de langue japonaise, présentait, en une brillante conférence, ce fruit désiré des travaux du Congrès; et il répétait, triomphant, avec Voltaire, «qu’on peut citer partout et toujours», disait-il: «Du moment que Dieu a pu créer des mouches en Amérique, pourquoi n’aurait-il pas pu y créer des hommes?»
La joie des libres-penseurs et l’humiliation des catholiques étaient à leur comble. A ce moment, le Père Petitot, qui se trouvait dans l’assemblée, avec le Père Grouard, se lève, invoque son titre de missionnaire des Dénés et des Esquimaux du Cercle polaire, parmi lesquels il vient de passer quinze années, et demande modestement qu’on veuille bien suspendre jusqu’au lendemain la conclusion du débat. Les applaudissements firent comprendre au Comité qu’il devait accepter la requête du missionnaire.
Quelle nuit pour le Père Petitot, et pour les jeunes novices de Nancy, qu’il constitua ses secrétaires! On s’en souvient encore dans la congrégation des Oblats de Marie Immaculée.
Le lendemain, il était prêt.
Il parla, au milieu de la sympathie croissante de l’auditoire; mais il ne put finir. Le jour suivant, il poursuivit sa thèse, devant une salle que sa réputation faisait déjà déborder. Les libres-penseurs semblaient cloués dans leur silence, et la foule applaudissait toujours. Aucune des nombreuses célébrités de la science, venues de tous les points du globe, ne fut en état de répondre au Père Petitot. Le Comité, sentant le terrain manquer à la cause de l’impiété, voulut interrompre l’orateur, dans son troisième discours; mais l’assistance protesta, et force fut à M. de Rosny d’enregistrer cette proposition dûment prouvée, et désormais inattaquable:
Il est établi, par la communauté de leurs croyances, de leurs usages, de leurs coutumes, de leurs langues, de leurs armes, avec les races asiatiques et océaniennes; par leurs souvenirs d’autres terres, dont ils décrivent les animaux inconnus aux leurs, que les Esquimaux, les Dénés et les autres Peaux-Rouges sont incontestablement d’origine asiatique.
Ce fut, pour la libre-pensée, un échec sensible.
Le Père Petitot, venu tout simplement en France pour faire imprimer ses dictionnaires Déné et Esquimau, se vit, à sa grande confusion, mis en renommée par cette victoire, ainsi que par d’autres travaux auxquels l’invita ensuite la Société de Géographie; il fut nommé membre des Sociétés d’Anthropologie et de Philologie, reçut une médaille d’argent, en récompense d’une carte de ses découvertes polaires, tracée de sa main, que la Société de Géographie s’engageait à faire graver à ses frais, et retourna à ses sauvages de Good-Hope, portant à la boutonnière de sa pauvre soutane le ruban violet d’officier d’Académie.
Depuis 1875, l’origine asiatique des Peaux-Rouges s’est de plus en plus confirmée. Les Dénés et les Esquimaux ne sont pas loin d’être déclarés les frères des Chinois et Japonais, tandis que les autres familles se rattacheraient plutôt aux branches tartaro-finnoises du même tronc mongolique.
La conversion des Dénés est un fait presque accompli. Celle des Esquimaux n’en est encore qu’à la semence des martyrs.
La différence entre les caractères de ces deux familles est singulièrement profonde. Séparons-les, dès maintenant. Un chapitre sera consacré aux Esquimaux. Aux Dénés et à leur missionnaires revient la plus grande part.
⁂
Les Dénés de l’Athabaska-Mackenzie se partagent en huit grandes tribus: les Montagnais, les Mangeurs de Caribous, les Castors, les Couteaux-Jaunes, les Plats-Côtés-de-Chiens, les Esclaves, les Peaux-de-Lièvres, les Loucheux. Les trois premières occupent principalement l’Athabaska, et les cinq autres le Mackenzie[4].
Les Indiens de ces tribus ont conservé les traits physiques que nous ont décrits les premiers explorateurs. Mieux préservés, par leur éloignement et leur rude climat, de la contamination étrangère, ils demeurent les moins dégénérés des Peaux-Rouges, les moins affligés de la scrofule, du rachitisme, des difformités qui dévorent les restes des nations Iroquoise et Algonquine.
On peut les peindre bien découplés, dépassant la moyenne de notre taille, la tête plutôt conique, les pommettes saillantes, les yeux brun foncé et d’un luisant huileux, les cheveux noirs jusque dans la vieillesse, ce qui n’empêche pas les vétérans de la vie, à couronne d’ébène, de commencer leurs discours par ces mots: «Tu vois, les hivers ont neigé sur ma tête; j’ai les cheveux tout blancs...» Cette chevelure drue, épaisse, défiant notre calvitie pitoyable, est la gloire naturelle de l’Indien: c’est pourquoi le scalp de l’ennemi fut, de tout temps, le beau trophée de guerre. Et cependant, comme ils la négligent sur leurs personnes! Abandonnée à sa croissance, elle tombe, à la gauloise, sur les oreilles et le cou jusqu’aux épaules, qu’elle ne dépasse guère, tant chez l’homme que chez la femme. Est-il besoin de mentionner qu’elle est, dès le bas-âge, le château-fort de la vermine? Le Déné pur sang est imberbe. Ses dents blanches et richement émaillées forment une armature qui s’usera sur les durs aliments séchés, mais qui ne pâtira ni ne s’ébréchera jamais.
Les hommes marchent, les jambes arquées, à la manière bancale, la pointe des pieds projetée en dedans. Cette tournure est le résultat voulu d’une pratique, plus facile à décrire par la parole que par la plume, à laquelle on les a soumis, petits garçons: elle donne aux membres inférieurs une élasticité infatigable pour les courses à la raquette, et une souplesse féline pour traquer les fauves.
Les vêtements primitifs étaient en peaux de renne, d’orignal, ou de lièvre. Les hommes s’affublaient de blouses velues, arrondies par le bas, échancrées sur les côtés. Les jambes s’engageaient, jusqu’à mi-hauteur seulement, dans des tubes appelés mitasses, que retenaient des lanières assujetties à la ceinture. Une sorte de pagne sauvegardait la décence. Le reste des membres était laissé aux morsures du climat. Nos habits européens n’eurent point de sitôt raison de la coupe ancestrale: il est encore des sauvages qui s’empressent de faire sauter le fond des pantalons neufs qu’ils achètent, afin de n’en garder que les jambes, en guise de mitasses.
Les femmes portaient la même blouse que les hommes, mais très longue. La femme dénée, modèle de modestie, trouverait honteusement sauvages certaines modes de la dernière civilisation.
A l’arrivée des commerçants, les Dénés, comme les autres Indiens, abandonnèrent peu à peu leurs habits légers, chauds et imperméables pour nos lourdes étoffes tissées. Progrès déplorable. Un sauvage ne sait ni laver ni rapiécer. Ses hardes, qu’il déchire à sa première course à travers le bois, son lainage, qu’il empâte de sueur et de graisse, ne le défendent plus contre le rhumatisme, les congestions, les inflammations meurtrières.
Ce n’est pas pourtant que la vanité ait oublié tout à fait ce coin désolé de son empire, et que notre Indien ne tienne à faire toilette aux grandes occasions. La femme ajoutera une ligne de perles et de verroteries à la bordure de sa robe. L’homme fera l’emplette d’une chemise, qu’il passera simplement sur celles qu’il portait déjà: et les pavillons nouveaux de battre avec les vieux, par-dessus le pantalon, aux vents du ciel. Tel est le sort de tout habit qu’il ne quittera plus son maître qu’avec les années, en tombant de lui-même jusqu’au dernier lambeau.
Les sauvages les plus voisins des forts-de-traite se rangent, d’ailleurs, peu à peu, aux soins de l’hygiène et de la propreté. La tenue de quelques-uns devient irréprochable.
Une seule pièce de l’ancien complet a survécu partout, tant chez le missionnaire et la religieuse que chez l’Indien: le mocassin. Chaussure molle, reposante, faite en peau chamoisée d’orignal ou de renne, et cousue de nerfs (fibres d’aponévrose), le mocassin, que retiennent quelques tours de deux souples lanières en peau, enveloppe chaudement le pied.
Le logement du Déné est son moindre souci. Il peut tenir à la belle étoile par des températures extrêmes. Lorsqu’il veut s’abriter, quelques branchages, jetés sur des aunes penchés, lui servent de maison. Ou bien il applique des peaux de renne, d’orignal, de phoque, sur des perches disposées en large cercle à la base et se rencontrant en faisceau au sommet: c’est la loge, la résidence régulière. Le lit consistera en une simple toison de bœuf musqué, d’élan ou de loup. Le foyer tiendra en quelques tisons allumés au milieu de la loge. Pour mobilier: un chaudron, quelques tasses en zinc ou en écorce de bouleau, dans lesquelles on boit le thé—nectar du sauvage—, un fusil, une hache, deux pipes: l’une pour l’homme, l’autre pour la femme.
En un quart d’heure, la maison sera pliée, empaquetée sur le canot si c’est l’été, sur le traîneau si c’est l’hiver. Un autre quart d’heure la rebâtira pour le campement du soir.
C’est dans ce palais mobile que naquit le roi des forêts glacées; là qu’il se repose entre ses chasses; là qu’il fait sa prière à Dieu; là qu’il lui rendra son âme, sans regretter ni une richesse, ni un bien-être qu’il n’aura point soupçonnés, et qui auront coûté tant de sang et de larmes à ses frères inconnus, les autres mortels.
La langue des Dénés[5], inépuisable en mots concrets, à peu près dépourvue d’expressions abstraites, représente assez fidèlement l’état psychologique de ces hommes des bois, qui ne connurent, avant les missionnaires, que des nécessités grossièrement sensibles. Les sens, la vue et l’ouïe surtout, la mémoire des lieux et des personnes semblent absorber les forces de l’âme et alourdir l’essor des facultés supérieures vers les pensées élevées et les sentiments exquis. Un sauvage apercevra l’objet invisible aux plus perçants de nos regards. Il orientera sa marche sur les constellations de la nuit, sur les teintes du feuillage, sur la forme des bancs de neige martelés par les vents. Il connaîtra, avant ses douze ans, l’anatomie détaillée des animaux et des plantes, et nommera chacune de leurs fibres. Il n’oubliera jamais ce qu’il aura une fois remarqué. Il se guidera, vieillard, dans les dédales d’une forêt, où il n’aura passé qu’au hasard, dans son enfance. Mais la flamme de son intelligence, parmi tant d’organes en éveil, paraît dormir sous la cendre d’une ignorance séculaire. Non que cette noble faculté soit absente ni impuissante. La logique parfaite qui a bâti sa langue est là pour le prouver. Mais de quelle laborieuse éducation le développement complet de ces esprits sera-t-il le fruit? L’abstraction pure, si simple qu’elle nous paraisse, comme le nom d’une vertu, comme un coup d’œil d’ensemble sur les explications d’une vérité, leur échappe presque toujours. Même le sens des familières comparaisons, avec lesquelles nous commençons à instruire les enfants de nos pays, leur est souvent un mystère. Racontez à un Indien de culture moyenne les paraboles, limpides et suaves, que Notre-Seigneur daigna proposer à notre entendement: vous constaterez combien il ressemble encore aux Juifs «lents à comprendre». Lorsque vous aurez fini de lui expliquer l’histoire de la brebis perdue, attendez-vous à la question: «Cette brebis-là, ou mieux ce renne-là, était-il bien gras?... Est-ce que l’homme l’a mangé, après l’avoir attrapé?»
Le Père Roure, missionnaire des Plats-Côtés-de-Chiens, avait longuement exposé l’histoire de Lazare et du mauvais riche à une sauvagesse qu’il estimait des plus éveillées. L’image du catéchisme de la Bonne Presse avait même servi d’illustration:
—Voyons! As-tu compris comme il faut?
—Ah! oui, Père, j’ai bien compris, répondit-elle en montrant tour à tour le personnage du ciel et celui de l’enfer: Lazare, c’est moi; le riche, c’est toi. Ton hangar est plein de provisions, et moi souvent je n’ai rien à manger!
Cherchera-t-on ensuite le sens poétique, artistique, chez le sauvage?
Pour lui, beauté égale utilité. Une belle forêt sera une futaie de troncs à demi-calcinés par l’incendie, à travers lesquels son traîneau pourra facilement passer, et qu’il abattra, à peu d’effort, pour se chauffer. Un alignement de cuissots de rennes, nombreux, entrelardés, serait une décoration sans pareille dans son église.
Le sauvage est un positif.
Sans la négliger tout à fait, les missionnaires laissèrent au second plan la formation artistique de l’Indien. Ils s’appliquèrent à approfondir les idiomes sauvages, afin de bouleverser leur génie matériel et de les forcer à exprimer à l’âme païenne la réalité des vertus, des mystères et des commandements de notre sainte religion. Après quoi, ils se mirent à enseigner. Ils y réussirent. Ce fut une tâche de géants.
Nous appelons les Dénés, d’après la propre dénomination que toutes les tribus de la nation se donnent elles-mêmes.
Déné veut dire l’homme, l’homme par excellence.
Les voisins des Dénés, Esquimaux au nord, Cris au sud, recourent, pour se qualifier, aux expressions correspondantes de leurs langues.
Tous animent ces mots: Déné, Innoït, Eniwok, de l’orgueil d’une race qui se croit la seule humaine, et qui méprise ce qui n’est pas elle-même, apportant ce naïf tribut de confirmation au phénomène, consigné sans exception par l’histoire, que tout peuple, ancien ou moderne, grand ou petit, blanc, noir ou jaune, s’estima toujours le premier des peuples.
Dans quel état l’Evangile trouva-t-il les Dénés, ces hommes supérieurs, ces uniques raisonnables, lorsque sa lumière se projeta sur leurs déserts?
Ils étaient assis dans les ténèbres de la mort.
Ils étaient ce que nous fûmes dans les Germains, qui sacrifiaient à Thor et Friga; dans les antropophages de Bretagne et d’Irlande; dans les Druides, prêtres des immolations humaines; dans les Gaulois, adorateurs de Bellone et de Mars, et qui buvaient le sang dans le crâne de leurs ennemis. Ils étaient ce que nous serions encore bientôt, si leurs conditions de vie redevenaient les nôtres. «Laissez une paroisse sans prêtre pendant vingt ans, disait le saint curé Vianney; on y adorera les bêtes.» Après une moins longue absence, Moïse ne trouva-t-il pas son peuple aux pieds du Veau d’Or? Retournant au paganisme des sauvages, nous finirions comme eux, de même que nous commençâmes avec la barbarie de nos aïeux, s’il est vrai que «le barbare est le premier élément de la civilisation», et que «le sauvage en est le dernier déchet».
Tous les peuples que n’a point illuminés la Révélation divine, ou qui en ont dédaigné les bienfaits, sont idolâtres. Le démon ne fait que revêtir des formes adaptées aux passions de ses esclaves, pour décevoir les raisons livrées à elles-mêmes et corrompre les cœurs qui ne sont point à Dieu. S’il rencontre des instincts féroces, il les met en action dans des sacrifices sanglants et des pratiques de vengeance belliqueuse: ce fut le cas des Algonquins de la prairie. Si, au contraire, la nation sauvage, tombée sous sa puissance, possède une âme naturellement religieuse, de tempérament pacifique, il la rassure touchant la débonnaireté du vrai Dieu qu’elle cherche, et exploite sa faiblesse en lui découvrant des génies appliqués à sa perte, et dont il lui importe d’apaiser la méchanceté, en les honorant: ce fut le cas des Dénés du Nord.
Les Dénés avaient eu leur temps de guerre contre les Algonquins et les Esquimaux. Puis, ils s’étaient entretués de tribu à tribu. Trop décimés enfin, ils avaient renoncé aux combats ouverts, et étaient devenus les poltrons fuyards, que nous trouvâmes.
Leur imagination leur forge sans cesse des ennemis qui les poursuivent. Tous les missionnaires du Mackenzie ont assisté à ces scènes de folles paniques, qui seraient des plus risibles, si elles n’inspiraient la compassion. Le Père prêchera paisiblement, au milieu d’un camp sauvage; tout à coup un cri retentira dans la feuillée: dénédjéré! Séance tenante, les Indiens se précipitent sur les loges, les abattent, s’embarquent, et tous les bras poussent au large les pirogues. Qu’est-ce donc? Une femme, un enfant, quelque idiot a cru entendre le déclic d’un chien de fusil, ou bien il aura remarqué une herbe froissée. La peur l’empoigne. Il jette l’alarme: «dénédjéré! ennaslini! C’est l’ennemi!» Rien ne retiendrait le camp emporté par l’épouvante: ni l’assurance donnée par le missionnaire que tout est sauf, ni la considération qu’ils se trouvent à des centaines de lieues de toute habitation.
Quel est cet ennemi, ce dénédjéré (littéralement l’homme mauvais, inimicus homo)? Personne ne pourrait le dire; personne ne l’a jamais vu, bien que chacun affirme l’avoir rencontré un jour. Mais il est là, nul n’en saurait douter; et il n’y a de salut que dans la fuite. «Et voyez l’astuce de cet ennemi, font-ils remarquer: il ne vient jamais l’hiver, le lâche! parce que sur la neige nous verrions ses traces, mais seulement l’été!»
Pauvres cerveaux, affaiblis par les privations, par l’isolement, par les anciennes défaites, et, dit le missionnaire, par le démon qui multiplie leurs frayeurs, afin d’accréditer ses ministres, les sorciers, qui s’arrogent la puissance et le privilège d’évincer l’ennemi, le dénédjéré!
Le sorcier, dont le prestige universel n’a pas encore reçu le coup fatal, centralisait jadis le culte des Dénés envers les esprits supérieurs.
Les esprits supérieurs étaient répartis selon le système manichéen: le bon et les mauvais. Du Puissant bon, Yédariénéson, venait tout le bien: des Puissants mauvais, Yédariéslini, venaient tous les maux; et l’homme n’était que l’enjeu irresponsable de la lutte qu’ils se livraient, lutte dont les mauvais esprits sortaient ordinairement vainqueurs.
Le Puissant bon et juste, qui ne se dégageait pas des formes palpables de l’univers, était «Celui par qui la terre avait été faite, Néoltsini». Certaines tribus, comme les Peaux-de-Lièvres et les Loucheux crurent à la trinité de cet esprit, presque à la manière des Egyptiens: «Le Père, assis au zénith; la Mère, au nadir; le Fils, parcourant le ciel de l’un à l’autre.»
Un jour, en s’y promenant, racontent les Peaux-de-Lièvres, ce Fils aperçut la terre. Alors, étant retourné vers son Père, il lui dit, en chantant (et ce chant est conservé parmi les Peaux-de-Lièvres): «O mon Père, assis en haut, allume donc le feu céleste, car sur cette petite île (la terre, que les Indiens croient être une île ronde), mes beaux-frères sont depuis longtemps malheureux. Vois-le donc, ô mon Père! Alors, descends vers nous, te dit l’homme qui fait pitié!»
La vieille sorcière K’atchoti, à qui le Père Petitot demandait si les Dénés avaient ouï dire que le Fils de Dieu fût venu sur la terre, répondit:
Oui, longtemps avant l’arrivée des Blancs, ma mère me disait qu’une étoile avait paru dans l’ouest-sud-ouest, et que plusieurs de notre nation s’y étaient transportés. Depuis ce temps-là, nous sommes tous séparés. Les Montagnais ont gagné le Sud; leurs flèches sont petites et mal faites. Les Loucheux se sont dirigés vers le Nord; leurs femmes sont maladroites. Mais nous, les hommes véritables, nous sommes demeurés dans les montagnes Rocheuses, et il y a fort peu de temps que nous sommes arrivés sur le bord du Mackenzie.
Toutes les légendes indiennes n’ont pas cette pureté. Mais à chaque pas de leurs récits apparaît la trace des traditions primitives. Les Mangeurs de Caribous racontaient ainsi à Mgr Breynat la révolte et la punition des anges:
Le corbeau était le plus beau des oiseaux. Il avait la plus belle voix, et son chant charmait la terre. Mais l’orgueil vint dans son esprit, et cela irrita tellement les autres oiseaux qu’ils se précipitèrent sur lui, le prirent par le cou, et, le tenant de la sorte, le plongèrent dans le charbon. Le corbeau, à demi-étranglé, essayait de crier. C’est depuis ce temps-là qu’il est noir et qu’il fait cro-a, cro-a.
Parmi les incohérences et les obscurités du paganisme, les missionnaires furent cependant heureux de découvrir parfois des clartés sur l’au-delà, entretenues par le bon sens naturel, qui est le regard ingénu et profond de toute âme neuve et droite:
J’examinais un jour la main d’un vieillard, privée de son pouce, raconte Mgr Taché. S’étant aperçu de mon attention, il me dit, d’un ton de conviction qui me toucha: «J’étais, à la chasse, en hiver, loin de ma loge. Il faisait froid. Je marchais. Tout à coup, j’aperçois des caribous (rennes). Je les approche; je les tire; mon fusil crève et m’emporte le pouce. Déjà beaucoup de mon sang n’était plus. En vain je m’efforçai d’en tarir la source. Impossible. Alors j’eus peur de mourir. Mais me souvenant de Celui que tu nommes Dieu, et que je ne connaissais pas bien, je lui dis: «Mon Grand Père (Settsié), on dit que tu peux tout; regarde-moi, et, puisque tu es le Puissant, soulage-moi. Tout à coup, plus de sang, ce qui me permit de mettre ma mitaine. Je regagnai ma loge, où je m’écrasai de faiblesse, en entrant. Je compris alors quelle est la force du Puissant. Depuis ce moment, j’ai toujours désiré de le connaître. C’est pourquoi, ayant appris que tu étais ici, je suis venu de bien loin, pour que tu m’enseignes à servir Celui qui m’a sauvé, et qui, seul, nous fait vivre tous.»
Mais ces sentiments de piété envers le vrai Dieu, s’ils naissaient dans les âmes païennes, ne tardaient pas d’ordinaire à y être étouffés par l’obsédante terreur des esprits mauvais, et c’est devant le sorcier que s’inclinaient bientôt toutes les pensées, toutes les espérances:
—A quoi bon, disait le sorcier, vous occuper d’un esprit dont le devoir est de vous faire du bien? Laissez-le, et employez vos prières et vos forces à vous rendre propices les puissants mauvais.
Ces esprits néfastes, l’Indien les voyait par légions. Ils remplissaient l’air, soufflaient dans les tempêtes, grondaient dans les rapides, soulevaient les lacs, hurlaient dans les orages, éventaient les chasseurs, dispersaient les poissons, causaient toutes les maladies, frappaient les jeunes gens «que la vie n’avait pas encore usés». Affolés par la crainte de déplaire à tant de génies malfaisants, les Dénés se prenaient dans un réseau de superstitions, et ne se confiaient plus qu’au charme du sorcier, «l’homme de médecine».
Le sorcier entre-t-il en communication directe avec les démons? Plusieurs missionnaires penchent à le croire. Aucun ne l’affirmerait. Il est cependant des faits que ni la prestidigitation ni le charlatanisme n’ont encore expliqués.
La sorcellerie dénée se diversifie selon son objet. La magie noire, qui est la principale, apaise les esprits. L’opérative exécute des prestiges amusants ou terrifiants. L’inquisitive retrouve les choses perdues, révèle les allées et venues des absents, hâte l’arrivée des barques, etc. La maléfactive jette des sorts sur les ennemis. «Les magiciens, selon le cérémonial de cette dernière, se dépouillent de leurs vêtements, entourent leur tête et toutes leurs articulations de liens et de franges en poils de porc-épic, placent des cornes sur leur front, quelquefois une queue à leur dos, et, se tenant accroupis dans la posture d’un animal, ils chantent, hurlent, roulent les yeux, maudissent, commandent à leurs fétiches, et se démènent d’une manière hideuse et bestiale».
La jonglerie la plus fréquente est la curative. Elle procède soit par succion, soit par incantation, soit par insufflation.
Au sujet de cette dernière méthode, le Père Le Guen, missionnaire de la Tribu des Esclaves, reçut un jour cette réplique d’un sorcier du Fort-des-Liards qu’il essayait de convertir:
—Tu nous défends de souffler sur les malades. Et toi donc! Est-ce que tu ne souffles pas sur les enfants, quand tu les baptises, et sur les grandes personnes aussi?
Les classifications de la sorcellerie ne sont point dues aux observations du missionnaire. Il entend, avec douleur, le tam-tam et les vociférations; mais s’il apparaît soudain parmi les énergumènes, s’il franchit seulement une certaine limite du voisinage, le chaman se déclare paralysé, et la conjuration s’arrête. Les détails connus proviennent des divulgations faites par des sorciers convertis. L’un de ces sorciers, homme de remarquable intelligence, devenu fervent chrétien, dévoila ainsi quelques-uns des longs mystères de la jonglerie curative:
Lorsque le médecin se propose de guérir un malade, il s’y dispose par un jeûne absolu, ne buvant, ni ne mangeant durant trois ou quatre jours. Alors, il se fait préparer un chounsh, ou loge de médecine. Pendant qu’on la dresse, il demeure assis dans sa tente, et il sait pourtant tout ce qui se passe au dehors. Il sait dans quelle partie de la forêt on a coupé les perches qui serviront à la dresser et quelle est la nature des arbustes qui les ont fournies. Le chounsh ayant été construit loin du camp, et les perches qui le composent liées avec trois cordes, le sorcier, quoi qu’il n’en ait pas été informé, dit: «Tout est prêt»; et, se levant aussitôt, il se dirige vers la loge de médecine, l’ébranle par trois fois, en fait trois fois le tour, et enfin y pénètre et s’y couche, en observant toujours son jeûne. Après y avoir fait un somme plus ou moins long, il procède à la médecine. Celui qui, à cause de ses péchés, est malade, se rend alors auprès du médecin, accompagné d’un autre vieux pécheur, sain de corps. Il s’assied dans la loge et se confesse au jongleur, qui le sonde à plusieurs reprises, en tâchant de lui arracher la connaissance de tous ses crimes. Après quoi, il fait descendre l’esprit You-anzé sur le malade, et, pour cela, il chante en s’accompagnant du tambour. Les chants de médecine, dont il y a une grande variété, se composent de trois ou quatre notes tristes répétées à satiété, avec accompagnement de contorsions et d’insufflations. Plusieurs y mêlent de vieux mots qui n’ont aucune signification dans la langue actuelle, mais qui sont réputés blasphèmes; tel est, entre autres, le mot soshlouz. Lorsque le jongleur connaît que l’esprit est descendu sur le malade, il s’approche de lui avec son génie familier, et, tous deux, font des passes au malade pour l’endormir, et, l’esprit entrant en lui, il s’endort. Alors le You-anzé arrache le péché et le jette au loin, et en même temps la maladie quitte le moribond. L’esprit, le prenant, le replace sur la terre afin qu’il y vive, et, en l’y replaçant, il pousse un grand cri qui éveille le sauvage parfaitement guéri. C’est ainsi que nos ancêtres guérissaient les malades. Les sorciers d’aujourd’hui ne sont que des hommes sans puissance.
Le missionnaire qui vient de rapporter ce discours, ajoute:
«En dépit de ce dernier aveu, il est peu d’actes de la vie des sauvages, encore infidèles, qui ne subissent l’influence de la sorcellerie, tant cette croyance est enracinée chez eux.»
La pierre de touche de la valeur morale des sociétés humaines a été, de tous temps, l’attitude de la force devant la faiblesse. La faiblesse c’est la femme, c’est l’enfant, c’est le vieillard.
Que furent la femme, l’enfant et le vieillard, chez les Dénés?
Contraste étrange! Ces sauvages pacifiques, timides jusqu’à la lâcheté en présence de l’étranger, ne connaissaient que la dureté, et souvent la cruauté vis-à-vis des êtres sans défense de leurs foyers.
La femme dénée gisait, il y a soixante ans, dans l’avilissement complet. Aucune joie ne venait jamais toucher son cœur, dans sa longue carrière de souffre-douleur. Esclave de l’homme, il la prenait comme épouse, la prêtait, l’échangeait, la rejetait, la vendait, selon son plaisir. Les coups pleuvaient constamment, avec les injures, sur ses épaules. Une flèche, une balle pouvait la frapper, au gré de son tyran. Si la vie lui était accordée, aucun droit ne lui était reconnu. L’homme allait à la chasse, tuait la bête, et son rôle était fini. Tous les travaux, depuis le dépeçage du gibier jusqu’à l’apprêt du campement, restaient le lot de la femme. Avant que les Blancs eussent appris aux sauvages à se servir de chiens, la femme était attelée au traîneau, pendant que l’homme vagabondait à côté. Quand les chiens viennent à mourir, on l’attelle encore. La pauvre créature ne se croyait pas même une âme, et son humiliation lui était devenue si naturelle qu’elle ne pouvait croire que Dieu s’occupât d’elle, ni que la religion prêchée par le missionnaire fût pour elle, aussi bien que pour les hommes.
En 1856, le Père Grandin consolait une Montagnaise, baptisée, qui se désolait d’avoir perdu son fils:
—Pour rendre ton cœur plus fort, je te préparerai tous les jours pour faire ta première communion, lors du passage du grand prêtre (Mgr Taché).
Comme la sauvagesse le regardait tout ébahie, le Père Grandin répéta sa promesse.
—Me comprends-tu?
—Non.
—Je te dis que je vais t’instruire sur la sainte Eucharistie, pour que tu puisses communier, lors de la visite de Mgr Taché, le grand Chef de la prière.
—Je ne comprends pas, je ne comprends pas!
Déconcerté, le missionnaire appela une femme métisse parlant français et montagnais:
—Viens donc à mon secours. Ma grand’mère me comprend pour tout, excepté pour une chose: Je lui dis que je la préparerai pour sa première communion, et elle me dit toujours qu’elle ne me comprend pas.
Après les explications de l’interprète, la grand’mère reprit:
—Ah! oui, je comprenais! Mais je supposais que mon petit-fils, l’homme de la prière, se trompait, en me disant ce qu’il ne voulait pas dire. Qui aurait pu supposer qu’une pauvre vieille sauvagesse pût être admise à la sainte communion?
Un sauvage du lac Athabaska vint un jour trouver le même missionnaire, après une instruction qui l’avait touché:
—Père, je comprends maintenant que les femmes ont une âme comme nous.
—Mais je n’en ai pas parlé.
—Oh! Père, lorsque tu nous as dit que le Fils de Dieu avait pris une mère parmi les femmes de la terre, j’ai bien compris que les femmes ont une âme et un ciel, comme les hommes!
La Très Sainte Vierge Marie, prêchée par la religion catholique fut donc la divine main qui refit à la femme, méprisée du paganisme, cette auréole de vénération et d’affection, que nous ne trouvons jamais trop belle au front de nos mères chrétiennes. La sauvagesse, enfin réhabilitée, bénit, dans la forêt, Notre-Seigneur Jésus-Christ, comme Le bénissent les femmes de notre civilisation, qui n’ont point oublié quelles tristes choses elles seraient encore, s’Il n’était venu lever l’anathème originel: «Je multiplierai tes douleurs», et les replacer, par la prédication de ses apôtres, sur le trône de leur dignité humaine.
L’enfant, chez les Dénés païens, partagea le sort de sa mère.
Louis Veuillot écrivait, en 1866:
Le genre humain est doué d’une sorte de goût à tuer les enfants... Il n’y a guère que le christianisme qui combatte efficacement cette singulière coutume; et là où le christianisme baisse, la coutume, vaincue par lui, reprend son meurtrier empire... Quand il n’y aura plus de christianisme, comment le progrès fera-t-il pour conserver les hommes?
Les Dénés respectèrent, à tout le moins, les lois de la nature, et ne mirent pas à «tuer les enfants» les raffinements que l’on connaît ailleurs. Ils les laissèrent naître.
Les garçons étaient ordinairement les bienvenus, sauf les infirmes, en qualité de futurs chasseurs. Dès que le petit avait tué son premier oiseau, son premier lièvre, on lui faisait des fêtes. Au premier renne, ou au premier orignal, l’autorité paternelle n’avait plus qu’à décliner. Le fils, meilleur chasseur que son père, devenait le maître de la loge, et réglait tout à sa volonté.
Mais malheur aux petites filles! Aujourd’hui encore, les mères se diront fières de leurs garçons, et les présenteront à tout venant: «C’est un dénéyou, celui-ci! un petit homme!» Quant à leurs filles, elles n’en parlent que le moins possible.
Aux temps païens, la mort attendait les petites filles naissant au delà du nombre requis pour les besoins de la race et des travaux. Condamnées d’avance, elles étaient exécutées sur-le-champ. La mère elle-même se chargeait de les étouffer, car l’homme se fût trop avili, à si vulgaire besogne. Si l’enfant était épargnée, son martyre commençait avec sa vie. Elle grandissait et se préparait à son rôle d’épouse et de mère, en partageant, avec les chiens, la nourriture et les coups. Durant les famines, lorsque les parents se décidaient à manger leurs enfants, c’est par les filles qu’ils commençaient. L’homme désignait à la femme la victime du jour, en lui remettant le couteau.
Pour l’orphelin, quel que fût son sexe, il était abandonné aux loups, dans les bois; ou bien, si quelque parent le laissait suivre le campement, sa condition était si misérable qu’il eût préféré la mort.
Un spectacle qui n’a point fini de s’offrir péniblement à nous, lorsque nous visitons les sauvages christianisés, nous révèle, par la résistance des abus à tant d’efforts du missionnaire, quelle dut être, autrefois, l’infortune des vieillards.
Qu’ils sont loin encore, nos convertis, de savoir la chaude tendresse qui enveloppe, au meilleur coin du foyer familial, les derniers jours de nos grands-pères à l’indulgent sourire et de nos grand’mères au long chapelet!
Leur place, aux patriarches des tribus dénées, c’est la dernière, à l’entrée de la loge, sur le passage des gens, des chiens et de la bise. Si on les écoute avec une apparente attention, c’est parce que ce qu’ils vont dire sera peut-être leur parole suprême, et que, selon l’ancienne croyance, les volontés d’un mourant sont sacrées. Mais, en dehors de cet égard, la dérision accueille souvent les réflexions des vieillards. Un missionnaire du Grand Lac des Esclaves prêtait dernièrement l’oreille à une conversation tenue par des jeunes gens, au sujet de la chasse. Le père de l’un d’eux, qui avait été le plus adroit chasseur de la région, voulut intervenir en faveur de son fils. Mais celui-ci le rabroua:
—Toi, ferme ta... bouche (le mot était plus grossier). Tu es trop vieux, pour être capable de discuter avec des jeunes gens!
Une famille sera à table—c’est-à-dire à terre—mains et bouches pleines, le grand-père surviendra:
—Berullé, pas de viande pour toi!
Ils lui donneront cependant les restes du repas; et le vieux, qui se souvient d’avoir traité son propre père plus durement encore, s’en trouvera heureux. Que de fois n’entendra-t-il pas aussi un souhait de cette nature:
—Tu ferais bien mieux de mourir, que de nous embarrasser! Que peut-on faire de toi?
L’Evangile a dû créer, pour ainsi dire, dans ces cœurs sauvages, l’amour conjugal, l’amour maternel, l’amour filial.
La mort, non par meurtre brutal, mais par abandon, était jadis la destinée du vieillard. Il le savait, et, le jour arrivé, il se soumettait sans récriminer.
Peut-être serait-il injuste toutefois d’accuser toujours les Dénés nomades de cruauté voulue, à l’endroit des vieillards impotents. Pour juger ces actes, il faut avoir vu les Indiens du Nord dans la réalité de leur misère. Les vivres sont épuisés depuis longtemps. Le renne et l’orignal fuient toujours. La faim torture le camp. Il est nécessaire de partir afin de rejoindre le gibier errant. Que faire alors du pauvre perclus, que l’on ne peut porter? Toute la famille va-t-elle se condamner à mourir avec lui, ou bien l’abandonnera-t-elle à son sort fatal? Seul, le christianisme pouvait trancher, en faveur des faibles et des petits, ce poignant problème, en envoyant au vieillard, au malade, à l’orphelin le missionnaire et la sœur de charité.
Le jour où il ne pouvait plus suivre la caravane, le vieillard était prévenu. On lui faisait un petit feu; on lui laissait les dernières provisions; et chacun de lui toucher la main, en lui recommandant de se glisser sous un tas de bois, préparé à cet effet, quand il se sentirait mourir, afin que ses restes ne fussent pas dévorés par les bêtes de la forêt:
—Lorsque nous repasserons, dans les lunes de l’été, nous ensevelirons tes os, et ton esprit sera en paix.
C’était l’adieu.
Bien peu, sans doute, survécurent à cette épreuve. Nous ne savons qu’un fait, arrivé vers l’année 1900, pour nous dire quelque chose de la longue lutte que devaient soutenir ces abandonnés, contre la mort.
Deux jeunes gens, d’une tribu des montagnes Rocheuses, qui avaient refusé le baptême, vivaient avec leur mère chrétienne. Un automne, ils lui annoncèrent que sa fin était venue. Ils lui préparèrent du feu; lui laissèrent un peu de viande desséchée, ainsi qu’un grelot de collier de chien et un tambourin, qu’elle avait demandés comme dernière faveur; et, s’éloignant, lui promirent qu’ils reviendraient lorsque les neiges seraient fondues, pour lui rendre les derniers devoirs.
Sept mois après, ils revinrent en effet.
Leur canot amarré, ils s’avancent dans la forêt, avec les prostrations et les lamentations d’usage, dans le rite païen des funérailles. Comme ils abordent le «tas de bois», quelle n’est pas leur stupeur d’entendre s’en échapper un gémissement, tout faible, presque imperceptible. Un squelette, à peine respirant, se dégage peu à peu... Leur mère! Ils veulent fuir. Mais, de ses mains décharnées, elle les supplie de l’écouter. Haletante, et comme si elle en demandait pardon, elle leur raconte comment il se fait qu’elle vive encore... Elle avait ménagé, et ménagé, sa petite provision. Ensuite, elle avait mangé des racines, puis des écorces, puis ses mocassins, enfin sa robe. Longtemps elle avait réussi à conserver le feu, pour éloigner les loups, qui hurlaient tout autour. Afin de ne dépenser ses forces que le moins possible, elle allait, marchant doucement sur ses mains et ses genoux, chercher des branches mortes. Avec les lanières de ses mocassins, elle s’attelait au petit fagot et le traînait, dans la neige, jusqu’au foyer... Un jour, il n’y eut plus de branches mortes, et le feu s’éteignit. Les loups accoururent. Elle les empêcha encore quelque temps de la mordre, en agitant sa clochette et en frappant son tambourin... A la fin, n’ayant plus rien à manger, elle s’était mise sous les troncs d’arbres, pour mourir...
Les jeunes gens ne purent se défendre d’un mouvement de pitié. Ils firent un brancard, portèrent leur mère au canot, et la conduisirent, à 300 kilomètres de là, chez de braves chrétiens, Boniface et Madeleine Laferté, qui nous ont eux-mêmes raconté ce trait.
La vieille Indienne vécut encore deux ans dans leur maisonnette, revit le missionnaire, reçut le saint Viatique, et mourut tout heureuse.
Tel était le peuple sauvage que la Croix vint aborder, en 1844, et sur lequel elle rayonne aujourd’hui.
Quel fut le chemin de cette Croix pour les missionnaires, appelés par Dieu à l’honneur de la planter dans les glaces les plus lointaines? Quels furent ces apôtres, évêques, prêtres, frères convers et religieuses? Quelles déceptions et quelles consolations les accompagnèrent?
C’est ce que voudrait raconter le reste de ce livre.
CHAPITRE III
L’HIVER
Caractère de l’apostolat dans l’Athabaska-Mackenzie.—Linceul de neige et de nuit.—Une âme par 250 kilomètres carrés.—Le fort et la mission.—Traîneaux et chiens.—Les chemins du Nord.—Bordillons, crevasses, poudrerie.—En détresse sur le Grand Lac des Esclaves.—Carrosse épiscopal.—Les raquettes.—La soif.—Le Père Laity.
Les missionnaires sont les soldats des postes avancés. Mais combien diffèrent leurs champs de bataille, des sables de l’équateur aux neiges du pôle, des anthropophages océaniques aux Peaux-Rouges arctiques!
L’effort soutenu par les missionnaires de l’Athabaska-Mackenzie ne peut se comparer. Ce n’est pas dans la lutte corps à corps avec le paganisme qu’ils eurent à s’épuiser: le paganisme des Dénés s’avoua vaincu d’avance. Ce n’est pas contre la persécution violente: ces timides peuplades n’ont point de mandarins sanguinaires. Ce n’est pas contre l’inertie spirituelle des néophytes: la ferveur des convertis confondrait souvent la nôtre. Les âmes à conquérir dans l’Athabaska-Mackenzie n’étaient que des captives, soupirant du fond de leur exil.
La vie des missionnaires s’est usée à les atteindre, par delà deux barrières qui paraissaient d’abord infranchissables: les distances et la pauvreté. Les distances reculées jusqu’aux confins du globe. La pauvreté entretenant une disproportion énorme entre les immensités et les moyens de les parcourir.
Ainsi donc, les longs voyages, les durs ouvrages matériels, qui furent les soucis secondaires des missionnaires de l’Asie orientale sont devenus les travaux apostoliques de première importance dans l’Extrême-Nord de l’Amérique.
Dire par quel courage furent domptés ces obstacles serait raconter presque toute l’histoire de la conquête des Dénés au royaume de Dieu.
Pendant que le missionnaire des tribus Ceylanaises ne se déplace que pour jeter continuellement ses larges filets, à sa droite et à sa gauche, parmi des masses assemblées, mesurant son labeur par le chiffre des âmes qu’il a sauvées, le missionnaire voyageur du Mackenzie compte les lieues qu’il a parcourues, les jours de disette qu’il a traversés, et dit: «Voilà mon apostolat!» Au bout de ces tournées douloureuses, il inscrit quelques baptêmes, quelques communions, une mort sanctifiée par sa présence sous la hutte indienne, et son rôle est rempli. A lui la consolation de ressembler à Notre-Seigneur cheminant trois pénibles années, à travers les campagnes de la Palestine, et ne s’attachant que de rares fidèles. A ses confrères des pays plus fortunés, la joie des apôtres convertissant les foules et les nations.
Devant le missionnaire, forcé de dire adieu aux chemins de fer, dès le seuil de l’Athabaska-Mackenzie, les distances revêtent deux aspects, entraînant des difficultés totalement diverses: l’aspect d’un hiver très long, et l’aspect d’un été très court.
Nous suivrons d’abord l’apôtre-voyageur aux prises avec l’hiver.
L’hiver de l’Athabaska-Mackenzie est le plus froid des hivers continentaux.
On sait que le climat d’un pays ne se règle pas uniquement sur sa longitude et sa latitude, ni même sur l’abondance de son insolation. Le relief et l’élévation du sol, l’humidité, la sécheresse, la température des courants atmosphériques et marins en varient beaucoup les conditions.
Exception faite de la Colombie Britannique, abritée par ses montagnes contre le Nord et caressée par les brises du Pacifique, le climat du Canada est, dans son ensemble, très rigoureux. Il le doit particulièrement aux glaciers polaires, providentiels condensateurs de la surabondante humidité du globe, et aux flottes de banquises qui parcourent l’océan Arctique et la profonde baie d’Hudson. L’océan Arctique et la baie d’Hudson, ces réfrigérants naturels de la zone torride par la conductibilité de la terre, dégagent aussi les aquilons qui balayent librement la surface de l’Amérique septentrionale, sans rencontrer, pour s’y attiédir, les chauds effluves d’un gulf-stream.
Ottawa, la capitale de la Puissance, qui, de par sa latitude, aurait droit au climat de Venise, compte cinq mois d’un hiver sibérien. L’Ouest canadien fut longtemps réputé inabordable à la culture, tant il y gelait, jusqu’au milieu des étés. Le défrichement, l’ameublissement du sol ont modifié le climat de la prairie; mais les hivers de Winnipeg,—latitude de Paris,—restent néanmoins plus rudes que ceux de Pétrograd.
Plus haut, dans les forêts de l’Athabaska-Mackenzie, le printemps et l’automne, déjà abrégés dans la prairie, se réduisent davantage. Au Grand Lac des Esclaves, les saisons intermédiaires ne comptent plus. Au Cercle polaire, elles sont englobées par l’hiver, qui empiète sur l’été lui-même.
Les missionnaires du Fort Good-Hope ont dressé la table climatologique suivante. Les noms des quatre saisons y sont conservés; mais les parenthèses apposées expliquent ce qu’on en doit penser:
Printemps: mai (neige fondante), juin (débâcle).
Eté: juillet.
Automne: août (chute des feuilles), septembre (neige).
Hiver: octobre (rivière gelée), novembre, décembre, janvier, février, mars, avril.
Pendant huit et neuf mois, la neige couvre donc l’Athabaska-Mackenzie.
Sur ce linceul s’étend à son tour la longue nuit du solstice, nuit absolue de vingt-quatre heures au bord de la section polaire, et plus prolongée à mesure que l’on s’avance vers le pôle même. Bien loin dans le sud du Mackenzie, le soleil de décembre et de janvier ne s’appuie qu’à peine, vers midi, sur l’horizon du Grand Lac des Esclaves, et son regard est aussi glacial que l’haleine de la nuit, dans laquelle il se recouche aussitôt.
De quarante à cinquante missionnaires se partagent cette neige et ces nuits, avec les neuf ou dix mille indigènes.
Répartie également sur la superficie de l’Athabaska-Mackenzie, cette population donnerait la moyenne d’une âme par 250 kilomètres carrés.
Les centres de ralliement reconnus par la géographie et par le précaire service postal sont les forts-de-traite. Ces forts, stations de ravitaillement et comptoirs d’échanges pour les fourrures, établis par les commerçants, n’ont encore vu s’ajouter à leurs édifices que les seules habitations des missionnaires. Une douzaine de cabanes, qu’occupent les sauvages attachés au service du commis traitant ou de la mission, complètent les localités pompeusement appelées: Fort Résolution, Fort Smith, Fort Simpson, Fort Norman, Fort Good-Hope, etc...
En certaines contrées du Nord-Ouest, cette expression guerrière signifia vraiment, soit un asile de défense contre les tribus indiennes plus agressives, soit une citadelle armée contre les concurrents dans le commerce. Les fourrures étaient tout alors. Autour d’elles gravitaient toutes les envies, toutes les querelles. Ainsi peut-on encore voir, à York et à Churchill, les anciennes forteresses, bastionnées à la Vauban, munies du système complet d’obstacles défensifs: glacis, fossés, escarpes, parapet, rempart et affûts d’artillerie. Ces fortifications, élevées à l’aide de matériaux importés d’Angleterre sur les bords de la baie d’Hudson, furent le théâtre des luttes que nous savons entre la Compagnie des Aventuriers et la France. D’autres redoutes se construisirent également dans l’intérieur du continent, mais déjà moins imprenables. Au nord, dans notre pacifique territoire d’Athabaska-Mackenzie, le nom seul de fort a pénétré et subsisté. La réalité consiste en l’assemblage de deux ou trois maisonnettes, entourées d’une palissade de faibles pieux fichés en terre, et dont la porte—lorsque porte il y a—demeure ouverte à tout venant.
Etablis sur les bords des rivières et des lacs, qui les rendent accessibles durant l’été, les forts participent, l’hiver, au nivellement général du pays par les neiges et les glaces.
L’établissement qu’il possède, près du fort-de-traite, est le pied à terre du missionnaire, et le poste à demeure de son saint ministère, surtout s’il s’y trouve un orphelinat ou un hôpital.
Deux fois l’an, à la débâcle, qui marque l’époque de la vente des fourrures, et à Noël, qui est la grande fête des Indiens, il voit venir à lui une partie de ses ouailles. Rarement un sauvage chrétien paraîtra dans les environs de la «mission», sans se confesser, recevoir «le pain de Celui qui a fait la terre», et se munir, pour lui-même et pour les siens, de chapelets, de médailles, de scapulaires. Ces deux rencontres annuelles apportent au prêtre, avec la fatigue d’un travail intense, une joie qu’il n’échangerait pas pour la couronne des rois. Il a revu ses enfants. Il a entendu le récit détaillé de leur vie. Il les a instruits, encouragés, réconfortés. Sa bénédiction les accompagnera jusqu’à l’autre printemps, ou l’autre Noël.
Mais tout le bercail n’était point là! Bien loin du fort et de la mission, au fond des bois, dans les parages des orignaux ou des rennes, il reste ceux qui n’ont pu venir: les vieillards, les femmes chargées d’enfants, les infirmes. Autant d’affamés de la parole et de la nourriture du bon Dieu qui attendent le missionnaire.
Or, les visites aux camps lointains ne sont guère praticables qu’à la faveur de l’hiver.
Pour nous former l’idée de ces voyages dans les immensités des hivers arctiques, laissons notre esprit retourner à l’époque de la «Gaule chevelue», que n’avaient pas encore défrichée les moines. Refaisons un tout de la Hollande, de la Belgique, de la France, de l’Espagne, de l’Italie, de la Suisse. Supprimons les cités, les bourgades, les routes départementales et vicinales, qui sont l’orgueil de nos belles nations. Supposons-les inexplorées, entièrement sauvages, depuis la Méditerranée jusqu’à la mer du Nord, et ne formant de leurs rivières, de leurs lacs, de leurs terres et de leurs bois qu’un bloc de glace et de neige, tenu compact par un froid constant de vingt à cinquante degrés centigrades. Tel est le vicariat d’Athabaska-Mackenzie. Plaçons maintenant quelques masures à l’endroit occupé par Bruxelles; quelques autres, les voisines, à Lille; autant à Paris, à Lyon, à Marseille, à Bordeaux, à Madrid. De l’un à l’autre de ces baraquements, ni relai, ni hôtellerie, nul être vivant sur qui l’on puisse compter. Tels sont nos forts-de-traite avec nos missions et les distances qui les séparent.
Tel est le champ de course des missionnaires du Nord.
L’ensemble des missions forment le vicariat. Les trois ou quatre groupes de familles indiennes, qui poursuivent le gibier sauvage dans le rayon indéfini de chaque mission, forment la paroisse.
L’hiver se passe, pour le vicaire apostolique, à visiter les missions de son vicariat; et, pour le missionnaire curé, à visiter les hameaux errants de sa paroisse.
Un voyage sans encombre d’une mission à l’autre, pour l’aller seulement, serait de quatre à six jours. Mais les intempéries et les accidents multiplient souvent ces longueurs.
Pendant les trois ans qu’il mit à faire la première tournée apostolique de l’Athabaska-Mackenzie, Mgr Grandin ne put dépasser le Cercle polaire. Il ne pénétra même pas dans le district de la rivière la Paix. Mgr Clut, dont la longue vie épiscopale se consuma à parcourir le vicariat, comptait quatre années par visite pastorale; et encore était-il forcé, chaque fois, d’omettre quelques missions.
Les moyens de voyage, les seuls, sont le traîneau et les raquettes.
Le traîneau est tiré par des chiens.
A l’est des montagnes Rocheuses, les chevaux n’ont pas dépassé le soixantième degré de latitude. Outre l’impossibilité de les entretenir actuellement dans les régions plus septentrionales, ils y seraient inutiles, faute de routes.
Les uniques coursiers du Nord sont donc fournis par la race canine. Race mêlée, indéfinissable, à dominante de loup, chez les Dénés; race plus pure, mais plus louve encore, chez les Esquimaux.
Mgr Grouard décrit l’attelage:
«Se figure-t-on ce que sont nos traîneaux? On pourrait croire qu’ils ressemblent à ces véhicules montés sur de légers patins dont l’usage est commun dans les villes et les campagnes des pays civilisés, où l’hiver et la neige durent assez longtemps pour nécessiter leur emploi. Cependant la différence entre ces traîneaux et les nôtres est considérable.
«Prenez trois planchettes de bouleau larges de trois pouces et demi et longues de dix pieds; joignez-les ensemble par des barres transversales attachées solidement avec de minces cordes de peau appelées babiches; relevez-les, à la tête, en forme de volute, que vous maintenez en place à l’aide de bons liens (on donne à cette volute le nom de chaperon).
«A fleur du sol, de chaque côté, sont les tires, deux anneaux de cuir où l’on accroche les traits des chiens. Ces derniers ont des harnais proportionnés à leur taille, un collier rond, juste assez grand pour y laisser passer leur tête, et qui vient s’appuyer sur leurs épaules. Deux longues et fortes bandes de cuir partent de ce collier et vont se joindre au harnais suivant: ce sont les traits qui s’appliquent sur les flancs des chiens. De courtes dossières, en peau souple, les maintiennent à cette hauteur. C’est cette partie du harnais qui se prête le plus à l’ornementation. Aussi presque toujours on y voit des tapis brodés, chargés de grelots. Les colliers reçoivent quelquefois de petites sonnettes et des pompons enrubannés. Bref, on apporte autant de soin à orner nos pauvres chiens qu’on le fait ailleurs pour les chevaux.
«L’attelage ne se met pas de front, mais de file, sur une ligne assez longue. Le conducteur n’a pas besoin de rênes, qui, d’ailleurs, empêtreraient horriblement ses petits coursiers. On leur apprend à obéir à la parole: hue et dia pour aller à droite et à gauche, ho pour l’arrêt, marche pour le départ ou pour exciter les paresseux[6]. Souvent, pourtant, il faut jouer du fouet, car il est difficile que des chiens soient toujours aussi dociles et aussi courageux que l’exigent leurs maîtres.
«Voilà donc comment se compose un attelage dans ce pays. Vous placez vos chiens dans leur harnais, à la queue l’un de l’autre, et vous attachez les derniers traits aux tires du traîneau. Celui-ci repose à plat sur la neige, et glisse sur toute sa surface. On y met des charges plus ou moins pesantes, retenues par des enveloppes de peau ou de toile, que de fortes lanières de cuir enlacent de nombreux replis.
«Le poids ordinaire du chargement est de 400 livres pour quatre chiens; seulement l’état des chemins doit être pris en considération...»
Ces derniers mots: l’état des chemins doit être pris en considération en rappellent plus long qu’on n’en pourra jamais écrire à ceux qui eurent à se risquer eux-mêmes, avec leurs traîneaux et leurs chiens, dans l’inconnu des chemins, gardés par l’hiver arctique!...
Les meilleurs chemins du Nord sont les sentiers étroits et tortueux, tracés par les sauvages, ou par les rennes, à travers les bois. Ils mesurent la largeur du traîneau; ou plutôt c’est le traîneau qui s’accommode à leur largeur. La course ira bien sur les sentiers fréquemment battus. Mais, loin des forts-de-traite, où ne circulent que de rares chasseurs, la neige a vite fait de tout remblayer, «et, écrit Mgr Charlebois, vicaire apostolique du Keewatin, comme on ne trouve plus aucun indice extérieur, il faut marcher en sondant la neige, de manière à découvrir, au fond, l’endroit durci par le passage des traîneaux. C’est une tâche difficile et qui demande beaucoup d’habileté.»
Le voyageur doit souvent créer lui-même son sentier, en abattant les arbres, en trouant les taillis, en coupant des troncs couchés sur son passage.
Les endroits redoutés par les hommes et les chiens sont les rivières congelées, parce qu’elles se hérissent de glaçons aigus, fixés dans un pêle-mêle horrible. Ce sont, en langage coureur-des-bois, les bordillons ou bourguignons.