Aux glaces polaires: Indiens et esquimaux
Ah! notre Père Plat-Côté-de-Chien, tu étais bien comme nous autres: tu courais, tu parlais, tu riais, tu avais des poux, tu faisais pitié, comme nous. Quand reviendras-tu? Reviens donc, reviens: tu étais un vrai Plat-Côté-de-Chien. Jamais on n’aurait pensé qu’un Blanc pouvait devenir Plat-Côté-de-Chien, comme tu l’es devenu. Oui, reviens chez nous. Les vieux de la tribu ont parlé...
Les Flancs-de-Chiens occupent le territoire qui s’étend des Couteaux-Jaunes aux Esquimaux, c’est-à-dire les rivières et les lacs échelonnés entre le Grand Lac des Esclaves et le Grand Lac de l’Ours. Ils passent l’été dans les terres stériles, et l’hiver dans les bois attenants, comme le renne, qui leur fournit la nourriture et le vêtement. Lorsqu’ils manquent la passe du renne (caribou), ils meurent de faim, en grand nombre. Leur tuerie annuelle normale s’évalue à vingt mille caribous.
La Compagnie de la Baie d’Hudson établit chez eux le fort Rae, fort de ravitaillement plus que de fourrures, comme celui du Fond-du-Lac Athabaska[52].
Le premier fort Rae fut bâti au pied d’une montagne entourée d’eau, à 19 kilomètres du fond de la baie du nord, bras du Grand Lac des Esclaves: paysage solitaire, sauvage et splendide, dont les îles et les havres ne connaissent que l’animation temporaire des troupeaux de rennes. En 1906, le fort fut reculé à 28 kilomètres sur le nord, dans le lac Marianne, qui, en réalité, serait la main immense du grand bras du lac des Esclaves, bras et main dont le poignet d’union s’est abusivement nommé la rivière aux Saules.
La mission suivit le fort. Elle fut quarante-sept ans au vieux fort Rae. Depuis 1906, elle attend, au lac Marianne, l’occasion de retourner au bras du lac, plus poissonneux et mieux boisé.
Le fondateur fut le Père Grollier, en 1859:
Je partis de Saint-Joseph pour le fort Rae, afin d’y fonder une nouvelle mission, que je dédiai à saint Michel, ce grand zélateur de la gloire de Dieu, et général en chef des armées célestes, le priant de veiller sur les eaux du Grand Lac des Esclaves, par où passent les amis et les ennemis de la gloire de Dieu... Pour la première fois le saint sacrifice fut célébré au fort Rae, le 17 avril, dimanche anniversaire du jour où les juifs s’étaient écriés, en voyant venir à eux le Sauveur: Benedictus qui venit in nomine Domini! Il était de la première importance de nous emparer aussitôt de ce poste qui compte près de 1.200 sauvages, avant qu’un ministre y mît les pieds, car Hunter, l’archidiacre, avait dit qu’il l’occuperait bientôt.
La tribu des Plats-Côtés-de-Chiens est restée dans la simplicité primitive de ses mœurs et de sa conversion: habits de peau, saleté prodigieuse, ignorance totale des formes civilisées, mendicité outre-cuidante, mais foi de Nathanaël.
C’est chez eux que Mgr Grandin disait avoir trouvé la réalisation, sans ombre, de son rêve sur l’Indien de nature, se donnant tel quel à la religion divine. De sa tournée apostolique de trois mois, en 1860, au fort Rae, où il baptisa 164 Flancs-de-Chiens, il aimait à rappeler les divers incidents, depuis son geste étendu, au Dominus vobiscum, pour abattre la pipe du «grand nigaud» qui venait de l’allumer au cierge de l’autel et la fumait tranquillement tout à côté, jusqu’à ce trait du chef, son néophyte, qu’il envoya baptiser un mourant, au loin dans le bois. Le chef revint, rayonnant:
—J’ai donné un nom à mon jeune homme, dit-il au prélat.
—Et comment l’as-tu nommé?
—Jésus-Christ.
—Assurément, tu ne pouvais lui donner un plus beau nom; mais désormais ne donne plus celui-là: c’est le nom de Dieu, et non celui d’un homme.
—J’ai fait cela afin que Jésus-Christ se souvienne davantage de lui!
Des missionnaires visiteurs, à savoir les Pères Grollier, Eynard, Gascon, Petitot et Mgr Grandin, le principal fut le Père Gascon. Il alla sept fois au fort Rae.
Le premier missionnaire résident des Plats-Côtés-de-Chiens fut le Père Bruno Roure, de 1872 à 1911.
De ces trente-neuf ans, il en passa quatorze absolument seul, sauf les quelques mois de 1879, où le Frère Boisramé vint lui bâtir une maison, et le temps des visites «bisannuelles» de Mgr Clut, son confesseur. De confrère prêtre, il n’eut, pendant 21 ans, que le Père Ladet, qui demeura au fort Rae de 1886 à 1889. Il lui fallut attendre 1903 pour obtenir un compagnon assuré. Ce vicaire fut le Père Duport, que remplaça le Père Bousso. En 1911, le Père Roure laissait sa place au Père Laperrière, pour aller fonder la ferme Saint-Bruno, au fort Smith. En 1915, enfin, il était donné à la mission de Notre-Dame de la Providence, comme chapelain des Sœurs Grises et des orphelins. C’est là que, vénéré de tous, il acheva sa vieillesse, constant dans le calme pieux et la prudence qui avaient présidé à sa vie, comme dans la fine bonté qui se répandait de ses yeux, de son sourire, de ses paroles, de son cœur, sur ceux qui l’approchaient.
Il retourna doucement à Dieu, le 3 octobre 1920, dans la cinquante-unième année de son apostolat.
Les Plats-Côtés-de-Chiens le pleurent encore.
Ils se souviennent qu’il endura pour eux les misères des commencements.
Dans son poste sibérien, hors de toute voie de communication, le Père Roure était condamné à être le dernier servi. Ses provisions lui arrivaient, via fort Providence. Il racontait que son ballot contenait ordinairement une chemise. Une manche de cette chemise était pleine de farine: sa ration pour l’année. L’autre manche renfermait ses articles de chapelle, de toilette, de cuisine, d’échange commercial. Avec ce qui restait de ce peu, il trouvait le moyen d’acheter des quartiers de rennes et de les envoyer aux orphelins du fort Providence. Une seule privation lui paraissait trop pénible: c’était de ne recevoir son fil à rets que trop tard pour la pêche de l’automne, et d’être astreint de la sorte à casser la glace, tout l’hiver, pour prendre le poisson dont il avait besoin.
Le Père Roure, homme de prévoyance renommée (quoiqu’il refusât toujours, afin d’être entièrement missionnaire des pauvres, les secours particuliers que lui offrait sa famille), souffrit-il de la faim? On lui posa cette question. Il répondit, avec plaisir:
«—Oui. Un soir, j’allai me coucher sans souper, faute de provisions: je n’avais plus une bouchée de n’importe quoi. Une autre fois j’allai encore me coucher sans souper; mais c’était par oubli.»
Une teinte d’humour agrémenta toujours les histoires du Père Roure. Il fallait l’entendre narrer doucement, par exemple, comment il faillit se voir ravir la couronne de cheveux qui lui restait, comme elle reste, grâce à Dieu, à la plupart des têtes chauves. C’était trois jours après le départ d’une escouade de Plats-Côtés-de-Chiens, qui étaient venus au fort Rae remplir leur devoir pascal. Une femme revenait du camp, déjà très éloigné, afin de raconter au missionnaire sa désolation d’avoir saisi par la chevelure une autre femme, qu’elle voulait corriger. Comme elle s’égarait dans des considérations étrangères au sujet, et que le Père Roure, cette fois, était pressé, il l’arrêta:
—Enfin, dis-moi exactement ce que tu as fait à cette malheureuse?
Ce disant, elle prend des deux mains tout ce qu’elle peut empoigner des cheveux du père, et se met à les tirer à elle de toutes ses forces.
—Assez, assez! Lâche-moi! je comprends bien maintenant.
—Non, tu ne peux pas me comprendre encore, car je l’ai tenue plus longtemps que cela, et j’ai tiré plus fort. Je veux que tu saches tout.
Et les pauvres cheveux de pâtir de plus belle pendant les minutes que dura la leçon de choses.
—Bien! fit-elle, à la fin, en regardant les débris qui restaient dans ses mains: c’est à peu près comme ça. Si tu avais eu plus de cheveux, j’aurais pu te faire mieux comprendre. Mais c’est égal; tu peux avoir l’idée de mon chagrin, quand je pense à ma mauvaise action. Bénis-moi, ô père de mon cœur, et demande au bon Dieu de me pardonner!
La maisonnette de 17 pieds de long, qu’avait bâtie le Père Gascon, servit 7 ans au Père Roure. Au bout de 5 ans, il obtint une petite vitre, qu’il put mettre au milieu des parchemins du châssis, et qui lui permit ainsi de lire son bréviaire, à la lumière du jour. Ephémère douceur! Un soir qu’il veillait, à côté de sa lampe de graisse de renne, la vitre vola en miettes, et un sifflement lui rasa la nuque: c’était une balle que lui tirait un sauvage à qui il avait refusé la permission d’échanger sa vieille femme contre une plus jeune. Le sauvage avait passé outre. Le père l’avait «excommunié»; et tous les Plats-Côtés l’avaient mis au ban. De rage, le polygame avait menacé le père de le tuer. Et voilà qu’il essayait de tenir parole. La balle se logea dans l’un des troncs d’arbres qui constituaient le mur. Pacifiquement, le Père Roure se leva de son escabeau et remit un parchemin.
Quant à la stabilité de cette demeure qu’il appelait un «monument sans banc, ni chaise, ni plancher, ni outil d’aucune sorte», n’en parlons pas:
Une fois, dit-il, mon toit s’effondra complètement. C’était durant la nuit du 10 au 11 novembre. Comme je l’entendais travailler, et pensant qu’il pourrait bien tomber, au lieu de rester couché à terre, devant mon feu, comme d’habitude, je me levai et j’allai me coucher contre le mur, de manière à ce que, si le toit dégringolait, les poutres ne pussent m’atteindre. Vers minuit en effet tout le toit tomba; mais je n’eus pas de mal. Je me levai de bon matin, le lendemain, pour refaire mon abri.
Sur d’autres missionnaires, le Père Roure eut l’avantage de voir quelques rares rayons de vie intellectuelle ou sociale frapper sa nuit d’isolement. Des représentants de sociétés savantes, des géographes, des délégués d’expéditions internationales vinrent, de temps à autre, prendre leur pied-à-terre au fort Rae, parce qu’il était le plus reculé du monde et le plus voisin du désert arctique. Ils installaient leurs appareils météorologiques; et, entre leurs séances d’observations, ils allaient causer un peu avec le missionnaire, leur ami. Aux célébrités de la science se mêlaient parfois les célébrités du sport, des chasseurs universels, aux trophées desquels il manquait la tête laineuse et cornue d’un ovibos—bœuf musqué—habitant des terres stériles, bête à la cruauté mortelle contre le chasseur qui ne fait que la blesser[53].
C’est chez les Flancs-de-Chiens que l’on peut toucher le mieux encore à la prunelle de l’âme païenne: la superstition. De tous les Dénés, en effet, ils demeurent les superstitieux émérites. Quoiqu’ils aient admirablement tourné vers la vérité leur naturelle religiosité, ce n’est pas nous, christianisés de vingt siècles et témoins des phobies persistantes du fatidique vendredi, du nombre 13, des salières renversées, des chaises girouettantes, comme des confiances imbéciles aux tireuses de cartes ou de bonne aventure, qui sommes prêts à nous étonner de trouver chez des Peaux-Rouges, convertis d’un demi-siècle, les traces d’un fétichisme ancestral.
Les pratiques directement barbares et sataniques n’ont pas tenu, en présence de l’Evangile; mais les autres ne veulent céder que lentement. On verra les meilleurs chrétiens jeter furtivement à l’eau une pipe, un couteau, un objet de valeur, pendant la tempête «afin d’apaiser l’esprit des vents». Ni hommes, ni chiens surtout, ne doivent manger la chair des animaux à fourrures précieuses: elle est sacrée. Il est défendu de rire des orignaux. Le chasseur a son animal tabou, qu’un songe lui a révélé. Ainsi, l’un ne prendra pas de martre; tel autre ne pourra abattre un lièvre, une oie. Pierre Beaulieu n’a jamais tué d’ours; il se contente d’une révérence à ceux qu’il rencontre. Plutôt la mort que de violer le tabou. Le tabou, en retour, envoie les autres bêtes sous les flèches de son fidèle. Les Plats-Côtés-de-Chiens coupent le nez des peaux, ce qui en diminue le prix. Pourquoi? On n’a pu le savoir.
Le Père Bousso faillit trouver mauvais parti pour avoir déchaîné les ouragans d’automne, au fort Rae, en mettant à l’épouvantail un corbeau voleur, qu’il avait occis.
Le Père Breynat, missionnaire des Mangeurs de Caribous, avait achevé un renne d’un petit coup de crosse sur le front. Deux offenses graves: 1º frapper à la tête; 2º tuer avec du bois. Les rennes allaient donc déserter le Fond-du-Lac et vouer à la mort toute la tribu des Mangeurs de Caribous. Mais peut-être le départ du missionnaire—à quoi tient l’affection!—peut-il encore apaiser les esprits des caribous. On le lui dit sans ambages. On l’accepte comme secrétaire pour la lettre demandant son expulsion et qu’il s’agit d’écrire à Mgr Grouard. La lettre partit, le Père Breynat resta, et les caribous revinrent, la saison suivante, plus nombreux que jamais. C’était, croyez-vous, le coup fatal porté au front de la superstition, la confusion des Indiens? Point si vite! Un vieillard, député de la tribu, vint dire au père:
Nous savons pourquoi les caribous sont revenus, car nous avons examiné ton fusil. Regarde-le toi-même; vois ce petit morceau de fer plat qui termine la crosse: c’est sûrement avec ce fer que tu as touché l’animal. Il a bien voulu ne pas se fâcher non plus de ce que tu l’aies atteint à la tête, parce que tu es étranger. Voilà comment il n’a pas rapporté à sa nation ta mauvaise action. Mais ne recommence plus! Nous serions perdus!
C’est la femme, par-dessus tout, que la superstition dénée maintient en défiance. Elle ne doit pas enjamber le bonnet ou le fusil d’un homme: il ne tuerait plus rien; ni marcher sur une peau d’ours: la maladie envahirait le camp; ni voguer par-dessus les filets tendus: les poissons se déprendraient; ni toucher, de sa langue, la langue d’un caribou: le caribou, devenu bavard, ipso facto, irait raconter à toute son espèce les défauts des Dénés. Il est interdit très spécialement à la femme de palper et de manger le muffle de l’orignal, morceau de noblesse réservé à l’homme: l’animal quitterait les bois devenus les gémonies de sa honte.
Malgré la vénération que les Indiens conçurent pour les Sœurs de Charité, dès leur apparition, ils cessèrent d’apporter, à la mission de la Nativité, les muffles des orignaux que les missionnaires leur achetaient, de peur que les femmes de la prière vinssent à en manger. A la mission de la Providence, ils consentirent à donner le muffle avec la bête, mais en exigeant la promesse formelle que les religieuses oncques n’en verraient le goût. Il n’y a que peu de temps que l’interdit a été levé par les Montagnais et les Esclaves, à l’égard des Sœurs Grises. Il ne le serait pas de sitôt chez les Plats-Côtés-de-Chiens.
Les Pères Roure et Duport furent les témoins d’un fait récent qui montre à quelle cruauté la superstition peut encore mener quelques-uns de ces sauvages. Un loup rôdait autour d’un campement Flanc-de-Chien. On savait qu’il avait mangé un homme; et tous se tenaient sur le qui-vive, non pour l’attaquer, mais pour le fuir, car d’avoir dévoré la chair humaine rendait le carnassier tabou, inviolable. Un jour, le loup fut aperçu, s’acheminant, du haut d’une colline, vers la loge d’une famille. L’homme prit sa carabine et se sauva dans le bois, tout en défendant à sa femme de remuer. Comme la bête fonçait sur elle, la malheureuse saisit une hache, s’adossa à un sapin, déposa son enfant entre ses pieds et le pied de l’arbre, et soutint la bataille. Labourée de griffes et de crocs, elle parvint à écarter le monstre d’une main, et, de l’autre, à l’assommer. Les cris et les beuglements apaisés, l’homme jugea que le danger était passé et rentra. Voyant le loup pantelant sur la neige, la gueule rouge du sang de la brave mère, il s’emporta d’une colère de démon:
—Comment! lui hurlait-il, tu as tué un loup qui avait mangé un Déné! et avec le fer de ma hache, à moi, un homme! et toi, une femme! Je n’ai plus qu’à te tuer toi-même!
Il l’eût fait, s’il ne se fût souvenu, en voyant le crucifix suspendu dans le wigwam, qu’il était chrétien.
Pauvre femme dénée! Elle sait aujourd’hui qu’elle a une âme; on lui laisse la vie; on lui accorde une certaine déférence pour ne pas déplaire à Dieu; mais combien lui reste-t-il à souffrir des vieilles superstitions, si lentes à mourir!
Ainsi que n’endure-t-elle pas encore, aux heures, aux jours, aux semaines, où la charité devrait s’incliner, tout en respect et en bienfaisance, vers sa faiblesse! Les Dénés ont pratiqué cruellement, à son endroit, par un froid égoïsme, par la seule crainte qu’il leur arrivât malheur, s’ils se relâchaient de leur intransigeance, les prescriptions que l’Ancienne Loi imposait aux juives, doucement et par symbolisme de la purification spirituelle.
La séquestration s’inflige à la jeune fille qui passe de l’enfance à l’adolescence, et se renouvelle jusqu’au terme de son âge mur. De plus, lors de sa première séquestration, elle ne doit rien manger d’agréable: elle deviendrait gourmande. Elle ne doit pas voir un couteau neuf: elle deviendrait paresseuse. Elle ne doit pas soulever le voile dont on lui cache la figure: elle deviendrait tête en l’air, etc...
Séquestrer veut dire, en loi indienne, séparer complètement de la famille et du camp. La femme tabou doit sortir de la tente, ou de la maisonnette, en rampant, par une ouverture basse, ménagée à son intention. Elle aura, au plus, un abri provisoire en branchages. On lui fournira aussi un peu de bois et de nourriture, avec mille précautions. Victime des intempéries et des malaises, beaucoup meurent de froid, de faim, ou brûlées, dans ces réduits, à portée de voix du campement, et appelant en vain au secours.
Lorsqu’elle devient mère, l’épouse est soumise à une dureté redoublée dans sa séquestration. Revêtue des plus mauvais habits, puisqu’il faudra les détruire à son retour, toute seule, à moins qu’une vieille charitable se dévoue à l’assister, elle va s’établir dans la forêt; et là, elle attend son heure. Elle place son enfant dans une mousse préparée et le réchauffe contre son sein. S’il meurt de froid, malgré sa tendresse, l’Indienne suspendra le petit cadavre aux branches d’un cyprès, afin de la soustraire à la dent des loups, et viendra lui chanter, jusqu’au dégel de la terre, la romance de sa douleur. Quelquefois, elle suit de près son enfant dans la mort. Mgr Clut rencontra, par 47 degrés centigrades au-dessous de zéro, une jeune mère, brûlante de fièvre, avec son nourrisson tremblant dans ses bras. L’évêque baptisa le petit, ayant eu toutes les peines à trouver une marraine qui consentît à le toucher tandis qu’il était impur. A un parrain, il ne faut pas songer alors. L’enfant expira, le jour même. Le lendemain, la mère succomba à son tour, dans sa fosse de neige, à quelques pas de la tente où elle voyait pétiller un joyeux foyer, et où elle entendait rire et chanter son mari, avec ses autres enfants. Elle était impure: nul ne pouvait se souiller, en la portant près d’un feu de famille.
La séquestration dure deux mois pour la mère et pour le nouveau-né, si c’est un garçon; trois mois, si c’est une fille. Après quelques jours cependant, le code sauvage mitige sa rigueur: il est permis à la femme d’occuper le coin aux débarras de l’habitation, mais personne ne lui parlera; pour ses repas, elle aura les restes; les quelques objets mis à son usage seront tenus à part, et anéantis à la fin de l’épreuve.
Si, au temps de la naissance, la tribu se trouve en marche, la femme se retire dans l’écart du bois; et, quelques heures après, portant l’enfant sur son dos, elle reprend ses raquettes pour rejoindre la caravane, au campement indiqué. Cette marche est le martyre de la femme dénée. En tout temps de ses séquestrations légales, elle ne peut suivre le chemin battu par les autres, de peur de paralyser les chasses, les pêches, et d’attirer sur les hommes et sur les chiens des sorts mortels. Force lui est donc de se frayer un sentier, à côté, dans les embarras de la forêt, et de trébucher sans cesse aux broussailles enchevêtrées sous la neige molle et profonde, avec son fardeau. Ainsi va-t-elle, des jours, des nuits, des mois. S’il lui faut, de nécessité, traverser les brisées communes, pour prendre l’autre côté, elle étendra des branches de sapin sous ses pas. Si, durant l’été, l’on arrive à une rivière, à un lac, la séquestrée ne peut trouver place dans l’embarcation. Deux canots sont reliés de front par des perches transversales; la femme s’assied sur ces perches, les pieds dans l’eau, sans toucher même les bords du canot, ni la main des hommes, pour se tenir. Quelle tombe au cours de la traversée, et qu’on ne puisse la repêcher, mieux vaudra sa mort que la malchance de tous.
Par une tempête furieuse, le Père Roure, vit lui arriver une jeune mère avec son enfant sur ce perchoir instable, entre les canots. A chaque plongeon de l’équipage dans les vagues, il croyait ne plus la voir reparaître. Comme il reprochait aux sauvages de s’être engagés sur la large baie, par ce temps:
—Il le fallait, répliquèrent-ils; un de nos enfants a entendu dans les feuilles le dénédjéré, l’ennemi; nous n’avions pour fuir que ce côté...
Eh bien! se figurera-t-on que les femmes indiennes, sachant les sévices que leur coûtera, chaque fois, l’honneur de la maternité, regardent comme le dernier opprobre de rester épouses sans enfants? Ce sentiment naturel, don du Créateur, qu’il n’y eut que les barbares civilisés à combattre, s’est surnaturalisé dans l’âme de la femme des bois, qui n’escompte sa récompense que d’après le nombre des élus qu’elle aura donnés au ciel. Les condamnées à l’épreuve d’Anna et de Sara sont inconsolables:
—Comment le bon Dieu va-t-il me recevoir, disent-elles, si je n’ai rien fait pour lui, si je ne puis lui montrer des dénés et lui dire: «De toi je les ai reçus, à toi je les rends. Prends-les pour remplacer les mauvais esprits qui t’ont désobéi, et que tu as jetés en enfer!»
Les heureuses réformes obtenues enfin chez les Montagnais, les Mangeurs de Caribous et les Couteaux-Jaunes font présager la juste émancipation de la jeune fille et de la mère dans toute la nation dénée. Mais l’esprit de superstition ne se laissera vaincre qu’au prix d’un patient combat par la loi de lumière et d’amour.
Les missionnaires n’hésitent pas à regarder les Plats-Côtés-de-Chiens, malgré les défauts signalés, comme les meilleurs catholiques du Mackenzie, avec la tribu des Loucheux.
Toutes les campagnes organisées par l’hérésie, au fort Rae, ont complètement failli. Elle n’y récolta même pas les «mauvaises herbes» que Luther se plaignait de recevoir du Pape, quand il sarclait son jardin». Ce qui prouve que les Indiens savent raisonner leur foi.
L’évêque anglican Bompas (Low Church of England), dont les efforts de zèle et les avanies, il faut le reconnaître, ne furent dépassés, ni égalés peut-être, par personne, croyant tenir enfin un Flanc-de-Chien, infidèle et polygame obstiné, lui dit:
—J’ai appris que le prêtre ne voulait pas prier pour toi. Viens chez moi, et je te recevrai. En attendant, tiens voilà une casquette.
—Garde ta casquette, priant anglais. Quand j’en voudrai une, je l’achèterai avec mes fourrures. Mais sache que le père ne m’a pas rejeté; c’est moi qui n’ai pas voulu me bien conduire. Pour te montrer que la prière catholique et française est la bonne, je vais obéir maintenant.
Le converti du ministre renvoya aussitôt ses femmes illégitimes, se fit baptiser et vécut en bon chrétien.
Tous les sauvages formés par nos missionnaires, et qui n’ont le bonheur de passer que peu de jours à la mission, observent dans leur vie nomade les enseignements et les préceptes de la sainte Eglise. A Noël, «lorsque la grande ourse marque minuit», chaque dimanche et chaque fête (jours indiqués par une croix, dans leur petit calendrier), lorsque le soleil l’été, ou la lune l’hiver, sont à la hauteur choisie par le père pour célébrer la messe, ils se réunissent, par campement, dans la loge de l’un d’eux, à tour de rôle, pour l’office divin. Cantiques, chapelet, sermon du chef, ou du plus ancien, communion spirituelle à l’Hostie immolée, loin de là, dans la petite chapelle: toute la cérémonie se déroule dans une piété, digne des moines du désert. La part de Dieu faite, chacun met au chaudron commun le morceau qu’il a apporté. Le calumet et les projets de chasse achèvent les agapes. Les Indiens observent scrupuleusement le repos dominical; ils considèrent comme une faute de tirer un coup de fusil, le jour du Seigneur, à moins qu’ils se trouvent en extrême besoin. Les prières du matin et du soir, le chapelet quotidien ne sont jamais omis.
La fidélité des Flancs-de-Chiens, en particulier, à ces dévotions frappa un jeune protestant, lauréat d’universités anglaises, que la spécialité de ses études conduisit au fort Rae. Il l’exprima dans son livre:
Les Flancs-de-Chiens observent strictement les pratiques de l’Eglise Catholique. Pas un repas n’a été pris, en ma présence, durant les deux mois que j’ai résidé chez eux, sans être accompagné des grâces, en commun; et quelquefois il fallait un grand effort de l’imagination pour voir de quoi ils pouvaient bien être reconnaissants. Les services du dimanche étaient des cérémonies très soignées. Une réjouissance les suivait toujours, lorsqu’on était en lieu de campement. En cours de voyage, ces prières étaient faites avant la marche du jour. Ils déployaient une foi surhumaine à rester à genoux dans les neiges des terres stériles, (barren ground), pour réciter leurs prières, les dents claquantes de froid, et égrener leurs rosaires de leurs doigts demi-gelés[54].
Le Pape Pie X aima les Plats-Côtés-de-Chiens, dont il se fit raconter la vie par le Père Roure.
Le Père Roure avait passé 35 ans avec eux, sans les quitter d’un jour, quand il leur annonça qu’il avait reçu la permission d’aller revoir son pays de France, «par delà les grandes terres et le grand lac salé». Emotion de la tribu, grand conseil des vétérans qui décident de demander au Père de se rendre jusqu’au Très Grand Chef de la Prière, pour lui présenter tous les cœurs contents des Lintchanrè. Ils apportent au missionnaire cent paires de mocassins, «vu qu’il usera bien cela, pour faire un si long voyage». Au Pape, ils envoient un morceau de pemmican fait exprès pour lui par la sauvagesse la plus pieuse, une grasse langue fumée de caribou et une paire de souliers fins en peau de renne, damassés en poil de porc-épic.
—Avec cela, le Chef des Grands Chefs de la prière sera content, je pense, dit le chef des Plats-Côtés-de-Chiens.
Oui, le Pape fut content, si content qu’il riait, comme il n’avait sans doute ri depuis qu’il avait dit adieu à sa gondole de Venise, en apprenant ces nouvelles, et d’autres meilleures, de la bouche du Père Roure. Il prit le pemmican, la langue, les mocassins, les palpa, respira leur bonne odeur sauvage, goûta... un peu de ce qui pouvait être goûté, et mit le tout dans un rayon de sa bibliothèque privée, en bénissant les bons Indiens, et en songeant peut-être que si tous les fidèles confiés à sa houlette ressemblaient à ses enfants des forêts arctiques, il serait le radieux Pasteur d’un bercail qui connaît Jésus, et que Jésus connaît.
CHAPITRE XIV
LES ESCLAVES
Non fecit taliter omni nationi—Mission de Notre-Dame de la Providence, au fort Providence.—Le palais de Mgr Grandin.—«Plus heureux que le Schah de Perse».—Le couvent des Sœurs Grises.—Cinquante ans de leur apostolat.—Le Père Lecorre.—«Oh! qu’elle est belle, ma Bretagne!»—Le Magnificat de l’expédition 1895.—Qu’est-ce qu’un lièvre?—Mission du Sacré-Cœur, au fort Simpson.—Babel.—Le Père Brochu.—Hospice des Sœurs Grises.—Mission Saint-Raphaël, au fort des Liards.—Le fort des Poux et la danse dénée.—La Bonne Femme Houle.—Le Père de Krangué.—Champion mutilé.—Mission Saint-Paul au fort Nelson.—Le Père Lecomte.—Le Père Gourdon.—Mission Sainte-Anne, au fort Rivière-au-Foin.—Mort du Frère Hand.—Mission de N.-D. du Sacré-Cœur, au fort Wrigley.
La tribu des Esclaves peut redire l’exclamation d’Israël: «Non fecit taliter omni nationi. Dieu n’a fait pour aucune tribu dénée ce qu’il a fait pour nous».
Ils eurent la fleur et le nombre des missionnaires: Nos Seigneurs Grandin, Faraud, Clut, Grouard; les Pères Grollier, Gascon, Petitot, Genin, de Krangué, Lecorre, Ladet, Roure, Dupire, Gourdon, Audemard, Lecomte, Brochu, Ducot, Laity, Constant-Giroux, Gouy, Le Guen, Vacher, Frapsauce, Laperrière, Andurand, Bousso, Moisan, Bézannier.
Privilégiés de tant de travaux et de grâces, ont-ils répondu aux espérances?
Oui, mais faiblement.
Mgr Grouard les caractérisait, en 1871, d’un jugement qu’il n’eut jamais à modifier:
Ces Esclaves n’ont pas de grands vices; mais ils n’ont pas de grandes vertus non plus. Ils sont mous, lents et paresseux pour la prière, et diffèrent en cela des autres tribus montagnaises, où l’on trouve l’élan et la ferveur.
Leur nom français ou anglais, Esclaves, Slaves, leur vient des découvreurs qui remarquèrent leur apathie et servilité naturelles. Dans les idiomes dénés, ils sont «Ceux qu’on laisse vivre», sous-entendu: parce qu’ils ne valent pas la peine qu’on les extermine. Leur histoire tiendrait sans doute en ces mots de dédain. Avant l’époque de la religion pacificatrice, ils furent chassés du Grand Lac des Esclaves, leur domaine, par les guerriers du Sud et de l’Est. Au Nord, les Peaux-de-Lièvres et les Loucheux leur barrèrent les abords du Cercle polaire. Il resta aux Esclaves l’espace central, immense, de l’Extrême-Nord, le cœur du vicariat du Mackenzie.
Mission Notre-Dame de la Providence (Fort Providence)
L’épanchement du Grand-Lac des Esclaves sur le Nord constitue le Mackenzie proprement dit. Le fleuve géant—Naotcha—commence donc sa marche par une source de 35 kilomètres de large. Une peuplade d’îles et d’îlots, les Iles Desmarais, sorties tout à coup du sein des eaux, forment à son défilé une entrée triomphale.
A la tête et au milieu de cet archipel, paraît une île à la vaste verdure, et dont les bords sont fréquentés par les migrations poissonneuses du lac et du Mackenzie. Là, fut établi le premier fort-de-traite pour les Esclaves, le fort de la Grande-Ile (Big Island).
Là aussi, fut rencontré par le Père Grollier, le 14 août 1858, le premier groupe de la tribu. Le missionnaire appela la future paroisse: Mission du Saint et Immaculé Cœur de Marie.
Elle ne dura que trois ans.
En 1861, Mgr Grandin, trouvant la Grande-Ile trop pauvre en terre et en bois, trop en butte aux inondations et aux tempêtes du Grand Lac, résolut de chercher plus loin. Il engagea son canot dans le dédale des Iles Desmarais, traversa l’expansion du Mackenzie, dite le lac Castor, sauta un rapide, long, bruyant, mais non périlleux, et, avisant sur la rive droite un promontoire couvert d’une forêt à demi-calcinée, prête à servir de combustible et de pièces à construction, il aborda. C’était à 64 kilomètres en aval de la Grande-Ile. En face, le soleil couchant mêlait son or aux chevelures des premières îles qui élargissaient le fleuve en un lac nouveau. Au pied du cap, un tranquille remous invitait les bateaux. Dans les parages du remous, des masses de poissons attendaient les filets. Monseigneur ne pouvait hésiter.
Comme il escaladait la grève, la barque de M. Ross, chef du district du Mackenzie pour la Compagnie, le rejoignit.
Les formules de politesse échangées, le prélat ne s’exposa pas à être supplanté. Etendant un bras sur le groupe de métis dont il faisait ses témoins, et l’autre sur les hautes herbes du promontoire, il dit à M. Ross:
«—Je vous déclare, monsieur, que je prends possession de cette place, pour y fonder une mission. Je regarde comme une bonne fortune de pouvoir le faire, en présence du premier magistrat du pays.»
Le bourgeois, qui avait convoité le même endroit pour l’établissement d’une église protestante, paraissait «peu enthousiaste».
«—Monseigneur, dit-il, vous ne savez pas ce que vous faites. Comment vivrez-vous ici? Vous ne pouvez pas tenir tête aux protestants; vous n’êtes pas assez riches.
«—Monsieur, repartit l’évêque, les richesses ne suffisent pas. Dans ce pays, il faut surtout savoir s’en passer, en se sacrifiant.»
Le bourgeois parut surpris de cette réponse.
«—Fou de Kirby!—c’était le nom de son ministre—fou de Kirby! dit-il en anglais, à son commis, je lui avais dit cependant que c’était une excellente place.»
La nouvelle mission devait être la cellule-mère de l’Extrême-Nord, l’évêché du vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie, dont Mgr Taché servait la cause à Rome, l’emplacement d’un orphelinat-hôpital pour les petits et les destitués du désert, la providence de la religion catholique. C’est pourquoi Mgr Grandin la baptisa: Mission de la Providence.
Le 16 juillet 1915, le T. R. P. Belle, O. M. I., assistant du supérieur général de la Congrégation des Oblats, et visiteur officiel du Mackenzie, voulut enrichir de la protection spéciale de Marie la chère mission, et changea le premier vocable en celui de Notre-Dame de la Providence.
La Compagnie de la Baie d’Hudson dut suivre les sauvages et le missionnaire, et se contenter de placer son fort de Big-Island à la suite de la forteresse de l’Eglise catholique.
C’était le soir du 6 août 1861, fête de la Transfiguration de Notre-Seigneur, que Mgr Grandin avait choisi le Thabor, où devait s’élever l’édifice de tant de vertus, de tant de mérites. Le lendemain, il célébra le saint sacrifice sous sa tente; il planta une grande croix, construite durant la nuit, par le Frère Kearney; et, remettant à l’eau son canot, il poursuivit sa course.
Le 9 juillet 1862, le Père Gascon et le Frère Boisramé vinrent commencer les travaux, au pied de la croix.
Le 12 août, Mgr Grandin et le Père Petitot trouvèrent les deux pionniers «sapant des arbres, arrachant des écorces de sapin, établissant une pêcherie, etc... La mission se composait d’une tente en toile, dressée sur la falaise, de la croix et d’un échafaudage.»
Le Père Gascon, dont la tâche était achevée à la Providence, partit, avec Mgr Grandin, pour le fort des Liards.
Trois semaines après, Mgr Grandin revenait, pour travailler lui-même avec le Frère Boisramé et permettre au Père Petitot de consacrer son temps à l’étude des langues sauvages.
Il y avait alors: «une baraque de 22 pieds carrés, et une chapelle y attenant de 15 pieds sur 8.»
Tandis que le Frère Boisramé faisait les cheminées, les fenêtres, les toits de la baraque, Mgr Grandin, n’ayant même pas une truelle pour outil, pétrissait de ses mains les torchis et la fange dont il bousillait et crépissait ensuite les murailles.
A force de travailler, ils réussirent à se donner le bonheur de «loger Notre-Seigneur», en la fête de la Toussaint[55].
Le 8 décembre suivant, le Père Petitot et le Frère Boisramé partaient pour le Grand Lac des Esclaves, laissant Mgr Grandin seul, à la Providence, avec un enfant de 13 ans (Baptiste Pépin) et deux sauvages engagés, «fort exigeants et paresseux». Cette solitude dura huit mois, pendant lesquels l’évêque prépara le développement de la mission. Le temps que lui laissait le service des âmes se passait à abattre des arbres, qu’il faisait équarrir par les engagés, et à les charrier ensuite lui-même sur la neige. Il n’y avait non plus d’autre blanchisseur ni raccommodeur de linge que lui. Au dégel, il bêcha et ensemença un petit jardin.
Enfin, le 18 août 1863, à 3 heures du matin, lui arrivèrent deux valeureux compagnons: le Père Grouard et le Frère Alexis.
Mgr Grandin raconte la vie intime de la communauté ainsi formée, durant l’hiver 1863-1864:
Nous n’avons encore dans tout mon palais ni lit, ni chaise; nous couchons au grenier, dans un lit aussi grand que le grenier lui-même: nous y sommes quatre à l’aise. Si nous manquons de quelque chose, ce n’est certes pas de pauvreté. Bien des objets que nous attendions de Saint-Boniface ne nous sont point arrivés. Nous manquons par conséquent d’outils pour travailler, de papier pour écrire, d’hosties pour dire la sainte messe (nous tâcherons d’en faire), et moi d’habillements pour me vêtir. Entre tous, nous n’avons ni montre ni horloge; nous sommes tous réglementaires; nous mangeons quand nous avons faim, nous mesurons nos oraisons et nos méditations à l’horloge de notre ferveur, ou plutôt de ma ferveur, car c’est moi qui donne le signal: aussi, jugez comme tout se fait bien. Notre grand embarras est pour nous lever. Si le frère voit les étoiles, il est assez sûr de son coup; mais les étoiles sont souvent voilées, et encore, quand elles paraissent, faut-il ouvrir les yeux pour les voir, et même sortir, ce qui n’est pas commode quand on couche au grenier et qu’il faut descendre par une mauvaise échelle. Nous nous levons, je pense, assez régulièrement entre deux et six heures. Nous ne brûlons qu’une chandelle à la sainte messe; nous employons l’huile de poisson dans nos longues veillées: nous espérons ainsi avoir de la chandelle pour tout l’hiver.
«—Jamais, répète Mgr Grouard dans ses conversations, à soixante ans de distance, jamais de notre vie nous n’avons eu tant de plaisir qu’en cet hiver de la Providence. Il fallait nous voir grimper à notre grenier, avec notre échelle en bouts de cordes, et aller, à quatre pattes, chercher, l’un par-dessus l’autre, notre place, sur la natte de peau, étendue entre le toit de terre et le plafond. Nous y dormions tous quatre, en rang, Mgr Grandin, le Frère Alexis, Baptiste Pépin, petit serviteur de Monseigneur, et moi... Quelquefois le pied, la jambe, et encore plus, d’un maladroit passait à travers le plafond: c’était une planche ou des perches qui dégringolaient—nous n’avions pas de clous.—Ah! là, on s’en donnait de rire! On mangeait du chien, du corbeau, du putois, des fois rien du tout; mais pas un de nous, je vous le promets, n’aurait changé de place avec le Schah de Perse...»
Les journées de ce même hiver 1863-1864 se passèrent dans un redoublement d’activité. Il s’agissait de construire, à l’aide d’une scie de long, d’une hache et de chevilles de bois, l’orphelinat-hôpital des Sœurs Grises.
Toujours sur le même ton, Mgr Grouard rappelle le fervet opus:
—Mgr Grandin abattait les arbres, dans une île, et les charriait avec les chiens sur le Mackenzie: c’était sa part. Je sciais en long les billots avec le Frère Alexis: c’était la nôtre. Puis, tous, avec le coup de main des engagés que nous prêtait la Compagnie, nous élevions la bâtisse. Quand le corps du couvent fut debout, nous, les bâtisseurs, en étions stupéfaits! Pensez-y donc: une maison à un étage, dans ce fond du Nord! Et les sauvages, quand ils virent l’escalier du dehors qui menait à l’étage, ce qu’ils en furent effrayés! Après de longues hésitations, ils se décidaient à monter sur leurs mains et leurs genoux. Monter allait encore: mais descendre! Réflexion faite, ils descendaient sur le fond... de leur pantalon, ceux qui en avaient. Ils prenaient le vertige là-haut. Et nous, à monter et descendre cela avec nos pieds seulement, nous grandissions dans leur estime de cent coudées au moins!»
Les Sœurs Grises—Sœurs de la Charité de l’Hôpital général de Montréal—arrivèrent à leur maison de l’Extrême-Nord, le 28 août 1867.
Le 30 novembre, le Père Grouard écrivait à Mgr Taché:
Permettez-moi de vous dire ce que j’ai à l’idée, touchant la venue de ces bonnes chrétiennes à la Providence. Sans mentir, je ne suis pas sûr de ne point faire un rêve, quand je vois ce couvent et les sœurs logées dedans. Je n’en reviens pas de la sainte audace, de la divine folie qu’ont eue ceux qui ont donné l’impulsion, et ceux qui ont exécuté l’entreprise. Jamais je n’avais cru la chose faisable; et, bien que je susse que Monseigneur Faraud était allé les chercher au lac la Biche, je n’osais compter sur la réalisation de ce projet. Encore à présent, bien qu’il y ait trois mois qu’elles sont ici, en personne, je me frotte les yeux pour me convaincre que je suis bien éveillé, et je crains d’être sous l’impression d’une illusion qui me captive. Quand j’y réfléchis, je crois que, si j’étais athée, je serais forcé de reconnaître un Dieu; si je me défiais de la Providence, je serais forcé de me jeter entre les bras de la souveraine bonté, en voyant le courage et le dévouement de ces quelques femmes. Car vraiment leur venue est un martyre dans le sens propre du mot, un témoignage irrécusable de notre sainte foi et de toutes les vérités de la religion.
Un couvent de religieuses sur les bords du Mackenzie! Encore une fois, Monseigneur, je n’en reviens pas. C’est la fin du monde, ou plutôt c’est une création, une ère nouvelle pour nos pays barbares!
La création a subsisté; elle s’est multipliée—plus de cinquante ans le proclament aujourd’hui;—et les pays abordés, en 1867, par les Sœurs Grises, ont cessé d’être barbares.
Cinquante ans de la même bonté souriante, du même dévouement sans calcul, passant du cœur de celles qui tombent au cœur de celles qui arrivent, ont sauvé de la mort, dans leur berceau de neige, des légions de petits enfants: grâce aux Sœurs Grises, ils furent baptisés, enseignés, élevés, ils ont vu Dieu. Cinquante ans de baume et de tendresse, versés sur toutes les plaies des corps et des âmes, ont changé les solitudes de glace, où la barbarie condamnait à mourir les malades, les délaissés, les vieillards, en asiles du bonheur. Cinquante ans d’isolement volontaire, de pauvreté, d’abnégation totale, ont formé à la Congrégation des Sœurs de la Charité sa parure apostolique la plus belle. Cinquante ans de mérites continus sont descendus de l’Extrême-Nord, en fontaines de grâces, en afflux de vocations religieuses, sur Montréal, sur Ottawa, sur Québec, sur Saint-Hyacinthe, sur Nicolet, maisons-mères des Sœurs Grises, pépinières vivaces, immortelles, plantées par la Vénérable d’Youville, la Canadienne et la Charitable du XVIIIe siècle. Quelle fierté pour le Canada d’avoir donné—de donner toujours—aux membres souffrants du Christ de telles puretés, de telles vaillances! Quelle gloire attend ces vierges-missionnaires dans les parvis réservés du Ciel, où fleuriront les pieds qui portent au pays des rapides et des glaces, avec la même foi, avec le même amour qu’au pays des fleurs et du soleil, l’Evangile de la paix, l’Evangile de la charité! Quam speciosi pedes evangelizantium pacem, evangelizantium bona!
L’Oblat qui demeura le plus longtemps à la mission de la Providence—ange tutélaire des Sœurs Grises et de leurs orphelins—fut le Père Lecorre. Il y reçut l’onction sacerdotale des mains de Mgr Clut, en 1870; il y prononça ses vœux de religion, en 1876; il y remplit, de 1876 à 1901, la charge de supérieur. Il est maintenant à Saint-Albert, maison de retraite pour nos vétérans, sevré du monde par une cécité qu’il contracta dans les neiges du Nord, mais jouissant encore des vives qualités de son âme, et les consacrant toujours à l’apostolat par les œuvres en prose et en vers qu’il ne se lasse pas d’écrire. A ses orphelins de la Providence, il conserve le meilleur de ses pensées et de ses prières.
Les vicariats d’Athabaska-Mackenzie doivent au Père Lecorre, quêteur éloquent et recruteur entraînant, outre les ressources d’aumônes considérables, une phalange d’ouvriers, dont il sera difficile de trouver les pareils, lorsqu’ils seront tombés. Le tiers des pères de l’Extrême-Nord et la moitié des frères sont de ses conquêtes. Ainsi les Frères Lecreff, Louis et Jean-Marie Beaudet, Josso, Corfmat, Barbier, Carrour, Hémon, Lorfeuvre, Leborgne, Rio, pour ne nommer que des frères. Arrivés de leur village, imberbes jouvenceaux, ils sont devenus des patriarches à barbe grise, et les piliers de base de nos missions. Nous les retrouverons.
C’est en Bretagne, de préférence, où «le sol est dur et le cœur est fort», que le Père Lecorre, Breton de Vannes lui-même, tendait ses appâts. Et les petits Bretons de mordre à belles dents de foi et d’enthousiasme. Sitôt pris, sitôt emmenés par le maître-pêcheur, et jetés aux fleuves et aux lacs polaires.
Caravanes sur caravanes sautaient les rapides de l’Athabaska, traversaient les grands lacs, et descendaient le Mackenzie, en chantant des airs bretons. La terre de leur mission en vue, ils lançaient à leurs amis qui, en agitant leur mouchoir, les attendaient sur la grève:
Nous venons encor
Du pays d’Arvor...
C’est toujours leurs délices, en fendant les «flots harmonieux» des soirs tranquilles, de répéter aux échos sauvages, à la cadence des rames, les strophes de leur poète:
Oh! qu’elle est belle, ma Bretagne!
Sous son ciel gris, il faut la voir:
Elle est plus belle que l’Espagne,
Qui ne s’éveille que le soir!
Elle est plus belle que Venise,
Qui mire son front dans les eaux...
La dernière des expéditions conduites par le Père Lecorre sur le Grand Lac des Esclaves, en juillet 1895, oublia toutefois ses chansons, ou mieux elle acheva ses 38 heures d’épouvante par un cantique plus beau que les chants de Bretagne, par le Magnificat des actions de grâces, ainsi qu’après les miracles de Lourdes.
Il y avait, avec le Père Lecorre, cinq Bretons, aspirants Oblats: le Père Vacher, les Frères Corfmat, Rio, Barbier, Le Moël; deux Bretonnes, postulantes Sœurs Grises du Canada—aujourd’hui Sœurs Didace et Denise—; quatre orphelines trouvées en chemin et cinq rameurs indiens. L’embarcation était la barge grossière, sans voile et sans quille, que nous savons. Toutes les pièces de ravitaillement de l’orphelinat de la Providence, pour l’année suivante, formaient la cargaison.
Depuis le fort Résolution jusqu’aux Iles Brûlées, lieu du dernier campement sur le Grand Lac, tout allait au mieux.
Dès trois heures du matin, raconte le Père Lecorre, notre guide Alphonse Mandeville nous donna l’éveil; une brise favorable s’était levée dans la nuit et on partit gaîment à la voile, pointant vers l’île aux Morts, au nord-ouest. Déjà elle apparaissait à l’horizon; une demi-heure du train dont nous filions, et nous allions allumer un bon feu pour nous réchauffer, un feu du Père Vacher.
Mais la brise fraîchissait de plus en plus et changeait de direction. Notre bateau dérivait insensiblement vers le large, sous l’effort du vent de côté; les lames devenaient houleuses. Nous commencions à être anxieux, car nous voyions la terre, au lieu de se rapprocher, s’éloigner insensiblement. Le soleil se couvrait de gros nuages, et la tempête se déchaînait.
Plus de soleil, bientôt plus de terre; une espèce de brume nous enferme dans un cercle infranchissable. Alors nos gens de s’écrier:
—Malheur à nous! Nous sommes perdus!
Je ne le sentais que trop; mais je craignais de le dire, pour ne décourager personne:
—Si on essayait du côté de terre, à force de rame?
—Inutile, Père, la rame ne peut rien contre cette bourrasque! Regarde ces montagnes de vagues! Dans quelques instants, si Dieu ne nous sauve, nous allons être engloutis!
Oh! quel morne silence succède à ces paroles! Les pleurs des quatre petites filles font seuls écho aux mugissements du lac déchaîné; notre bateau, disloqué par ces furieux assauts, menace à chaque moment de s’entr’ouvrir.
Notre suprême espoir est en Dieu et en sa sainte Mère. Nous récitons le chapelet, et faisons vœu de réciter un rosaire devant Notre-Dame de Lourdes. Pour ma part, je fais vœu de faire, par l’entremise de mon frère Joseph, un pèlerinage à Sainte-Anne d’Auray; et, le chapelet en main, je continue à prier tout le jour, toute la nuit, car notre bateau file, ballotté d’une façon affreuse. Le Père Vacher est bien malade du mal de mer, ainsi que nos filles et nos enfants. Cela fait diversion en quelque sorte à leurs angoisses. Quant à moi, je suis, par instants, comme au désespoir de nous voir mourir, au moment d’arriver au port. Alphonse tient toujours le gouvernail, aidé par un des nôtres; mais il est épuisé de fatigue. J’ai une petite boussole; je la pose près de lui afin qu’il puisse toujours diriger vers le nord-ouest. Oh! quelle nuit d’anxiété! Au matin, la brume de tempête se dégage peu à peu, mais le vent souffle toujours avec violence, et nos regards ont beau fouiller l’horizon dans tous les sens: pas de trace d’île ou de continent. On pompe avec activité, car l’embarcation fait eau continuellement. Nos hommes sont transis de froid... Je n’avais pas dormi beaucoup depuis plusieurs nuits: la fatigue et l’angoisse finirent pas m’accabler, et je m’assoupis quelques instants. Il me semblait longer de vertes allées! La terre était belle!... Puis je revenais à la triste réalité... Pas de terre... Où étions-nous?... Enfin, vers midi, quelqu’un distingua comme un rivage derrière un rideau de brume. Comme tous les yeux se fixèrent sur ce point!... Que d’opinions contradictoires!... Et cependant c’était bien la terre, le salut. Marie avait exaucé nos vœux. A six heures du soir, nous récitions encore en commun le chapelet; mais, cette fois, devant un bon feu; et toutes les branches d’alentour étaient chamarrées d’étoffes, pour y sécher... Comme nous nous étions écartés de notre chemin! Nous avions traversé le lac dans toute sa largeur, et c’est vraiment providentiel que nous ayons pu échapper à la mort, vu la fragilité de notre embarcation, dont quelques clous de deux pouces retenaient seulement les principales pièces...
Le mardi, 16, fête de Notre-Dame du Mont-Carmel, nous arrivâmes à la Providence.
Coïncidence remarquable, nos bonnes sœurs, voyant la tempête, avaient allumé un cierge devant Notre-Dame de Lourdes, le jour même où nous pensions périr!
Nous renonçons à dire les longues épreuves communes des missionnaires et des Sœurs Grises, à la Providence. Cette courte lettre, de Mgr Faraud à Mgr Taché, le 12 novembre 1869, en indique le commencement:
...Trois fois, dans deux mois, la mission a été menacée d’être détruite par le feu: la première et la seconde on n’avait eu guère que l’effroi; mais la troisième a failli nous mettre tous, non pas sur la rue, mais sur la grève. Avant qu’on eût le temps de s’en apercevoir, 1.800 planches ou madriers en pile, à 30 mètres de la maison, étaient en feu, et un vent violent projetait la flamme sur la couverture et la maison elle-même. C’est un vrai miracle qu’elle n’ait pas été réduite en cendres.
La perte de toutes ces planches ramassées avec beaucoup de peines et de dépenses, durant deux hivers, pour achever la maison et commencer la chapelle, nous jeta en arrière pour plusieurs années.
Au feu est venue se joindre la disette. Durant tout l’été, nous avons vécu au jour le jour, attendant le poisson, d’un repas à l’autre. Le bon Frère Boisramé a réellement été notre sauveur. Comme le poisson est excessivement rare ici, en été, il a constamment tenu de 18 à 20 rets à l’eau; et, à force de courir la nuit et le jour, il a, comme il dit, sauvé la nation...
Les rets du Frère Boisramé étaient tendus, alors, dans le remous, au pied de la mission. Mais, le remous s’épuisa bientôt, et il fallut retourner, chaque année, à la Grande-Ile, au bord du Grand Lac des Esclaves, à 64 kilomètres de la Providence, pour la pêche des 25.000 poissons nécessaires.
Sur les accidents de ces pêches lointaines et sur leurs conséquences, le lecteur est renseigné.
Deux fois, entre autres, le poisson fit défaut: la première, en 1885; la seconde, en 1904.
En 1885, on dut prendre 3.000 lièvres pour ne pas mourir, et 8.000 en 1904. Une telle montagne de peaux fut jetée au Mackenzie, le dégel venu, que le fleuve en était couvert.
Huit mille lièvres en un hiver, allez-vous dire! Et des lièvres! Mais quelle Capoue de délices est donc ce Mackenzie!
Considérez.
On entend par lièvre, au Mackenzie, un animal qui, gris l’été et blanc l’hiver, ne ressemble au lièvre des gras tirés de l’Europe que par ses formes organiques. Il a en propre la petitesse, la maigreur extrême, l’insipidité de la chair, s’il est permis d’appeler chair deux filasses de fibres sèches collées au derme autant qu’aux os. Rossinante de lièvre, il pèse une plume. Ecorché, bouilli, il fournit un ragoût raccorni, odorant le sapin, et dont un chien de France se détournerait. Manger du lièvre signifie, chez nous, la misère vivante.
Et béni soit cependant notre lièvre! Si minime soit-elle, sa valeur nutritive empêche de succomber. Huit mille lièvres ont sauvé la vie à cent personnes. Et même serait-il impossible de mourir de faim, au Mackenzie, s’il y avait toujours des lièvres.
Mais le lièvre n’est pas toujours là. Il ne rôde dans les bois que par époques. Chaque sept ans, il disparaît. Se cache-t-il pour mourir? Emigre-t-il? L’un et l’autre, dit-on. Ce que l’on sait, c’est que de millions d’individus il passe au dépeuplement complet, et qu’alors le chasseur ne peut plus se risquer au loin; que pour trois ou quatre ans il n’y aura plus de lièvres; et qu’après ce temps ils reviendront peu à peu, jusqu’au nombre d’autrefois, pour disparaître encore tout à coup.
Qu’adviendrait-il des missionnaires, des Sœurs de Charité, des orphelins, des malades et des vieillards recueillis, si, la même année, le renne, le poisson et le lièvre venaient à manquer ensemble?
Question d’angoisse que personne n’ose formuler, là-bas.
Tous croient par la foi et savent par l’histoire que saint Joseph, lui, ne manquerait pas. Il suffit.
Mission du Sacré-Cœur (Fort Simpson)
Le voyageur descendant le Mackenzie, à deux jours de rames du fort Providence, aperçoit, au bout d’une droite avenue, une île qui se confond avec le continent et qui ressemble au chevet d’une croix immense, dont les bras seraient le fleuve lui-même tournant à droite et la rivière des Liards arrivant sur la gauche. Un fort-de-traite et deux missions, l’une catholique, l’autre protestante, dominent le chevet: c’est le fort Simpson.
Le fort Simpson est géographiquement, et fut longtemps en importance commerciale, le vrai centre du Mackenzie.
La chronique de la mission du Sacré-Cœur pourrait s’écrire avec les larmes de ses missionnaires. De la plume et des lèvres de tous, au sujet de Simpson, tomba, comme s’il ne s’en fût trouvé d’autre, l’expression: Babylone du Nord. Non pas qu’ils fissent allusion, ces apôtres déguenillés du pauvre pays, à des jardins suspendus, à de flamboyants palais, à de sacrilèges festins nocturnes, ni même à des débauches... royales: ils voulaient dire seulement que le fort Simpson était le lieu où le démon de la cupidité, du mensonge, de la discorde, du fanatisme et de la mollesse semblait avoir établi sa capitale du Nord.
Jusqu’en 1886, date de la mise en service du premier steamer de la Compagnie de la Baie d’Hudson, le fort Simpson, chef-lieu du district, marqua le ralliement général des barges commerçantes; et chaque année s’y reconstituait la Babel, dont parla Mgr Grandin en 1861:
On trouve là des Anglais, des Norvégiens, des Orcadiens, des métis français, anglais et autres. Parmi les sauvages, on reconnaît des Sauteux, des Maskégons, des Cris, des Montagnais, des Esclaves, des Plats-Côtés-de-Chiens, des Couteaux-Jaunes, des Peaux-de-Lièvres, des Sékanais, et même des Esquimaux. La France est représentée par ses missionnaires. Vous concevez quelle confusion il y a là pendant plusieurs jours. C’est réellement la Tour de Babel. A mon arrivée, ce tumulte n’existait pas encore; il n’y avait guère que les Esclaves: c’est le nom que l’on donne aux sauvages qui fréquentent ce poste.
Le Père Grollier aborda au fort Simpson, le 16 août 1858, traquant Hunter, l’archidiacre anglican.
Le bourgeois força le prêtre à partir le 21, un samedi soir, malgré les instances des sauvages qui réclamaient la faveur de passer le dimanche avec le priant français. Par contre, le ministre eut toutes les libertés. Ainsi commença la lutte.
De 1858 à 1876, le missionnaire catholique n’eût même d’autre pied-à-terre, au fort Simpson, que la tente qu’il plantait, pour la plier bientôt; tandis que le ministre anglican et son évêque, dotés de terrain, de maison, de temple, régnaient sans ombrage.
Venant du fort Providence ou du fort des Liards, le Père Gascon 4 ans, le Père Grouard 9 ans, le Père de Krangué 21 ans, donnèrent successivement la mission de passage, au fort Simpson.
A la longue cependant, le protestantisme, qui mettait onze mois à défaire l’ouvrage que le prêtre faisait dans le seul mois de sa visite, gagna quelques adeptes et s’étendit. Lorsqu’en 1894, il fut possible de placer au fort Simpson un missionnaire résident, la moitié de la population suivait le ministre, et l’autre n’avait plus guère de catholique que le nom.
Ce brave missionnaire, le premier à rester fixé sur la Croix, fut le Père Laurent Brochu. Dieu sait combien il travailla, dans cette aridité. En dix ans de prières, de patience, d’efforts de tous genres, il ramena au Bon Pasteur le grand nombre des prodigues.
Il fut seul d’abord. En 1896, le Père Vacher lui arriva, comme élève dans la langue esclave, et comme assistant. Tous deux s’encouragèrent à l’œuvre de longanimité.
Le Père Andurand, secondé du Père Moisan, finit de reprendre toute la tribu.
Le grand événement de grâce pour la mission du Sacré-Cœur a été la fondation de l’hospice des Sœurs Grises, en 1916. Tous les infirmes et vieillards du bas-Mackenzie, c’est-à-dire depuis le fort Simpson jusqu’à l’océan polaire, y sont conviés. Déjà l’hôpital, élevé par les Pères Andurand et Moisan, et qui n’a point son pareil en hauteur et en beauté dans les édifices du Nord, se voit débordé.
Or, c’est là le coup d’audace le plus saintement téméraire qui ait été osé, sans doute, par un vicaire apostolique. Un mot et un fait l’indiqueront assez.
Le poisson ne séjourne pas dans le fleuve Mackenzie, sauf au pied des rapides qui l’arrêtent, et dans certaines expansions où le fleuve se ralentit et devient un lac: ce qui place la pêcherie voisine du fort Simpson à la Grande-Ile, entrée du Grand Lac des Esclaves, soit à 320 kilomètres.
Dès le deuxième automne de la fondation de l’hospice, le 20 octobre 1917, le bateau de pêche, qui revenait chargé de 9.500 poissons, se bloqua dans la glace, à 160 kilomètres du fort Simpson. Il aurait pu s’arrêter—et il s’y arrêtera certainement un jour—à la Grande-Ile même, ou au lac Castor, comme il en arriva tant de fois aux bateaux de la mission de la Providence. Calculons alors, sans compter les déprédations du glouton (carcajou), des loups, des voleurs, calculons les fatigues, les lenteurs, les dépenses des voyages en traîneaux à chiens que représentent cette distance, chaque fois doublée, et ces masses qu’il faut transporter, à raison de 200 poissons seulement par traîneau. Si la mission de la Providence a trouvé tant de déboires dans ses pêches, à 64 kilomètres, qu’en sera-t-il de la mission du Sacré-Cœur, prenant sa subsistance à 320 kilomètres de sa table?
Folie de la passion des âmes! Folie de la Croix!
Mais, haut les cœurs et l’espérance! Saint Joseph veillera sur Simpson, comme il veilla sur Providence, sur Résolution. Il veillera, bon intendant du Sacré-Cœur. Le Père Grollier l’a promis:
«—J’ai dédié le fort Simpson, centre de tout le district, au Sacré-Cœur de Jésus, foyer de son ineffable amour pour les hommes, tout en lui demandant asile, dans son Cœur divin, pour les pauvres Indiens du pays.»
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Mission Saint-Raphael (Fort des Liards)
Au fort Simpson, laissons le Mackenzie poursuivre sa marche à l’Océan Glacial, et remontons, non à la vapeur—la vapeur n’a pu l’escalader encore,—mais en pirogue d’écorce ou en courte barge, cette rivière, aussi large que le Mackenzie dont elle est l’affluent, et qui descend du sud-ouest: la rivière des Liards. Une austère beauté la pare dans ses détours, ses rapides, ses montagnes Nahanès et Rocheuses, dont elle s’approche et s’éloigne tour à tour, sa grande vue, ses chenaux, ses îles. Elle roule sur de longs espaces avec une telle vitesse que l’on entend les cailloux s’entrechoquer sur les hauts-fonds, et qu’à l’époque de l’étiage, des amas de ces cailloux émergent, alignés comme par les cantonniers de nos routes nationales. Ces courants précipités ne se laissent vaincre que par le halage. Une journée de rapides exige même un redoublement de cette corvée, qui consiste à tirer l’esquif, du haut d’une grève horriblement enchevêtrée, et prête à vous jeter cent fois dans l’abîme, avec ses pans de terre et ses rochers déboulants.
Si notre voyage s’est heureusement accompli, nous avons peiné plus que la semaine entière pour nous mettre en vue du fort des Liards. Le voici, à 350 kilomètres du fort Simpson, sur la rive droite, en belle terre noire, fertile, et adossé à une forêt qui n’attend que la pioche et la charrue pour se convertir en champs aussi féconds que les prairies de la rivière la Paix.
La région abonde en liards: peupliers balsamiques.
Un de ces peupliers-liards eut sa célébrité, à l’origine du fort des Liards.
Comme il était large et isolé, les sauvages le prenaient pour pivot de leurs danses générales. La danse finie, la neige était noire de poux, autour du liard: c’est pourquoi le fort des Liards s’appela aussi le fort des Poux.
Boniface Laferté, qui nous le raconta, vit ce liard, ces danses et ces poux.
La danse des Dénés ne rencontra que peu d’opposition chez les missionnaires, qui se contentèrent de la détourner de sa signification païenne. C’eût été trop entreprendre que d’abolir ce divertissement qui passionne les sauvages, au temps de leurs fêtes et de leurs réunions générales, et qui, durant des jours et des nuits, harasse les exécutants et les induit au lourd sommeil, bien plus qu’au relâchement des mœurs. Les hommes dansent ensemble, les femmes aussi; et, si le mélange des âges et des conditions se fait, on y reste aux antipodes de certaines danses raffinées et dégoûtantes de notre civilisation. Au plus, se tiendra-t-on par la main pour former le cercle. Cette description d’un missionnaire est parfaite:
Mais quelle danse! Qu’on se figure une foule de tout âge et de tout sexe, depuis l’enfant jusqu’au vieillard, trottinant en cercle autour d’un grand feu, les uns à côté des autres, le corps voûté et leur couverture placée sur la tête ou drapée autour du corps. Ils sautent lourdement, en accompagnant leur mouvement rotatoire de convulsions d’épileptiques. En même temps, ils hurlent des ah! ah! des eh! eh! et des eyia! eyia-a! à fendre la tête, aspirant violemment ces syllabes, comme si la respiration leur manquait tout à coup. Dans ces mouvements, ils imitent les gestes et les allures de l’ours, qui joue un grand rôle dans leurs légendes... Toutes ces noires et fantastiques figures, qui tourbillonnent dans une demi-obscurité, passent et repassent devant le feu comme des ombres chinoises; leurs cris lugubres, qui vont toujours crescendo, sont répétés par les échos et ajoutent au caractère sauvage de cette danse.
L’archidiacre Hunter passa un mois au fort des Liards, en 1858, au désespoir du Père Grollier. Mais il n’eut aucune emprise sur les sauvages. Le Père Grollier avait eu le temps d’instruire plusieurs de ceux-ci, qui s’étaient trouvés, avec les barges, au fort Simpson, et de les styler au combat.
Une femme surtout, fameuse dans le Nord, la «bonne femme Houle», que le Père Grollier vit aussi, se chargea de l’ouvrage.
Métisse française de haute lignée, implacable matrone, vêtue de peaux de bête, une longue dague fichée à la ceinture, elle terrorisait Blancs et Peaux-Rouges, et menait à sa guise tous ses maris. Aussi la Compagnie de la Baie d’Hudson avait-elle tenu à l’engager, à tout prix, comme son bully en chef, sur le trajet du fort des Liards au fort Simpson. Debout à l’avant de la barge, elle n’avait qu’à émettre des ordres et tancer l’équipage.
La femme Houle ne vécut d’abord qu’en païenne. Mais elle se souvenait d’avoir entendu, toute petite, certaines paroles de son grand-père, touchant une religion que prêcheraient un jour des hommes à robe noire; et elle n’eut pas plus tôt entendu dire que M. Thibault avait apporté la Bonne Nouvelle au Portage la Loche, qu’elle prit congé de la Compagnie, afin d’aller voir à la Rivière-Rouge (Saint-Boniface), ce qu’il en était. Elle revint, l’année suivante, instruite, baptisée, déterminée à employer au service de Dieu le prestige et la force qu’elle avait autrefois abandonnés au service du démon. Elle était devenue le modèle de la fidélité conjugale et de la tendresse maternelle. Mais la dague brillait toujours à son flanc.
Que pouvait Hunter, devant une telle puissance?
Plus tard, lorsque Kirby se présenta pour détruire l’œuvre du Père Gascon, il la trouva à son tour devant lui, toujours debout et armée. La «bonne femme» s’en prit surtout, unguibus et rostro, au onzième commandement que le malvenu apportait: «Marie, ne la prie point». Elle plaida la cause de la Sainte Vierge avec des lumières et des élans qui étonnaient les missionnaires.
En 1860, arriva le Père Gascon, premier missionnaire du fort des Liards.
La bonne femme Houle lui servit d’interprète et de sacristain.
En 1863, elle prit le Père Grouard, son «vénérable fils», sous sa protection, et se fit son institutrice en langue Esclave, en même temps que son vicaire du dehors. Elle aimait à lui expliquer les us et coutumes de la tribu. Ainsi, comme le père lui manifestait quelque surprise de trouver beaucoup de femmes sans nez:
—C’est qu’elles n’ont pas été sages, au gré de leurs maris, dit-elle. On leur coupe le nez afin de les corriger.
De fait, à peu de temps de là, le Père Grouard faisant sa méditation du soir, sous sa tente, entendit des cris de bataille. Comme il sortait pour s’informer, il vit arriver, implorant de lui refuge et secours, une femme dont le nez et la lèvre supérieure pendaient sur le menton, ne tenant plus qu’à un fil de chair.
Il venait autrefois au fort des Liards, outre les Esclaves, qui forment la population principale, deux tribus dénées des montagnes Rocheuses: les Nahanès et les Gens de la Montagne, ces derniers dits également, mais comme par antiphrase, les Mauvais-Monde:
—Je n’ai jamais vu de meilleur monde que ces Mauvais-Monde, dit Mgr Grouard.
Au regret des missionnaires, Nahanès et Mauvais-Monde ont maintenant disparu, «détruits par les maladies et la famine».
De quelle dégradation et avec quel empressement ces sauvages vinrent à l’envoyé de Dieu, le Père Grouard l’a écrit, au lendemain de sa visite apostolique de 1867:
Je fis une quarantaine de baptêmes, au fort des Liards. Plusieurs nouveaux sauvages se présentèrent à moi, et Dieu sait s’ils avaient besoin d’entendre la bonne nouvelle! Aussi était-ce évidemment la grâce qui me les amenait, car en entrant dans la maison où je logeais, après m’avoir touché la main, ils n’avaient rien de plus pressé que de me dire:
—Je veux me confesser.
Ils savaient par ouï-dire qu’on se confessait au prêtre. Ai-je besoin de dire qu’ils ne connaissaient pas les formules? Aussi s’adressaient-ils sans respect humain à la vieille femme (Houle) de l’interprète du fort, chez qui je demeurais:
—Dis donc au père que j’ai fait telle et telle chose.
Plusieurs, désireux de se décharger la conscience au plus vite, faisaient entendre ces étranges paroles: «Dis donc au père que j’ai mangé tant de personnes». Et cela en public... Les accusations de ces sauvages font assez connaître l’état affreux d’où nous sommes appelés à les tirer...
Quant aux Esclaves, que Mgr Grouard qualifiait encore, en 1890, de «peuple revêche, difficile à convertir et prompt à retourner à ses mauvaises habitudes», ils sont aujourd’hui environ 300, tous catholiques.
Les missionnaires ambulants de Saint-Raphaël (nom de la mission du fort des Liards, imposé par Mgr Grandin) furent les Pères Gascon (3 ans) et Grouard (9 ans).
En 1871, la résidence fut inaugurée par le Père Nouël de Krangué, de la Noblesse bretonne. Il y demeura, seul ou avec un assistant, 22 années.
Les voyages continuels du Père de Krangué à ses dessertes, depuis le fort Nelson jusqu’aux forts Simpson et Wrigley, les privations, particulièrement pénibles à sa condition, le réduisirent à un état de souffrances qu’il répugnerait de décrire...
Au printemps 1893, revenant du fort de Good-Hope, en route lui-même pour l’est du Canada où il portait sa santé ruinée, Mgr Clut le trouva, presque dans les affres de la mort, au fort Simpson, et le prit avec lui.
Le chemin de croix de ces deux invalides de l’apostolat devait s’achever à l’Hôtel-Dieu de Montréal. Mgr Clut y arriva seul. Le Père de Krangué était tombé en route, dans les bras de son évêque:
Arrivé à Calgary, écrit celui-ci, la faiblesse extrême du cher père ne lui permit pas d’aller plus loin. Je restai avec lui, à l’hôpital des Sœurs Grises, où nous nous faisions soigner tous deux. Je lui donnai le saint Viatique et l’Extrême-Onction. Il fut bien édifiant pendant sa maladie; et il l’a été jusqu’à son dernier soupir. Il désirait cependant beaucoup guérir, afin de retourner à ses missions; mais lorsqu’on lui annonça qu’il n’y avait plus d’espoir, il fit généreusement le sacrifice de sa vie.
Après le Père de Krangué, le missionnaire qui occupa le plus longtemps le poste de Saint-Raphaël fut le Père Le Guen. Il quitta le fort des Liards en 1915, pour prendre la direction de la mission de Notre-Dame de la Providence.
Le Père Le Guen fut le seul missionnaire, et même le premier Blanc, à visiter un groupe considérable d’Esclaves, placé à distance presque égale des forts Providence, Simpson et Liard: le camp du Grand Lac la Truite. A part quelques hommes qui avaient eu l’occasion de voir le prêtre aux forts-de-traite, ces familles n’avaient jamais pu que désirer l’homme de la prière. En décembre 1902, le Père Le Guen eut enfin le bonheur d’instruire les chers affamés de la vérité. La cheferesse Monique—le sceptre étant en quenouille—l’édifia beaucoup. Avant de la baptiser, le 8 décembre, comme il lui rappelait les souffrances de Notre-Seigneur en lui montrant sa croix de missionnaire, Monique, accroupie à côté de lui, lui frappait les genoux de ses vieilles mains ridées, en répétant:
—Eh! Eh! Eh!... Est-il possible! Est-il possible! Et elle pleurait sur la croix, «pour Jésus qui faisait pitié».
Combien de ces âmes, qui seraient bientôt si belles, restent inconnues encore sur l’immensité du vicariat du Mackenzie et soupirent après le missionnaire qui ne viendra jamais peut-être, parce que les ouvriers sont trop peu nombreux... operarii autem pauci!
Avec le Père Le Guen, et après lui, les Pères Ladet, Lecomte, Gourdon, Gouy, Vacher, Moisan et Bézannier se partagèrent le reste des années et des voyages, au fort des Liards.
De ces preux, le Père Moisan ne doit pas être tenu pour le moins fier: fierté tout obligée, qui lui conserve jusqu’à cette heure le titre de champion mutilé du Mackenzie. Mgr Breynat ne perdit qu’un orteil, au lac Athabaska. Le Père Moisan en laissa deux, au fort des Liards. Ce fut le jour de sa fête, en la saint François-Xavier, 3 décembre 1906, qu’il se les gela à mort.
De même que la rivière la Paix, la rivière des Liards est presque dépourvue de poissons; et la mission ne peut s’approvisionner qu’au lac Beauvais, situé à 40 kilomètres du fort, à travers le bois. Le Père Moisan rentrait avec la dernière charge du poisson d’automne, trottant à la suite du traîneau, quand, à une lieue de la mission, il cala sous la glace d’un marais. Comme il faisait très froid, l’eau se congela aussitôt sur ses pieds. Il eut beau hâter sa course, deux orteils du pied droit, «le gros et le voisin», étaient perdus.
Après un mois de souffrances et de soins inutiles, le Père Gouy les coupa, avec son couteau de poche.
Mission Saint-Paul (Fort Nelson)
A quelque 80 kilomètres en amont du fort des Liards, se rencontre, sur la droite de la rivière des Liards, son principal affluent: la rivière Nelson.
Elle descend du sud, et coule tout entière dans le territoire de la Colombie Britannique.
Le fort Nelson est établi sur sa gauche, à 160 kilomètres du confluent.
Les 240 kilomètres qui séparent la mission Saint-Raphaël de la mission Saint-Paul, sa succursale, ne peuvent se franchir que péniblement. La rivière Nelson, quoique plus étroite et moins rapide que la rivière des Liards, déconcerte les canots par ses replis continuels. L’hiver, sa vallée emprisonne des neiges épaisses, molles, adhérentes, que le piéton doit souvent fouler deux fois pour les rendre praticables à son attelage.
Les berges de la Nelson, hautes, fortement boisées, de terre noire aussi friable que fertile, se transforment sans cesse, sous l’action des crues de la saison chaude. Elles se laissent souvent détacher par bastions et déposer telles quelles, avec leur végétation, au milieu du cours d’eau. D’autres îles, créées par les alluvions qui s’arrêtent à des amas de grands arbres échoués, seront couvertes de sapins et de liards, que les bois qui les supportent apparaîtront encore. Une crue plus puissante enlèvera le tout pour l’ajouter à quelque promontoire, ou le distribuer en débris à des îles plus tenaces. On dirait qu’en cette sauvagerie la nature n’a pas encore fondé ses bases.
Le fort Nelson remplaça, en 1867, le fort Halkett, qu’avait visité le Père Gascon en 1862[56].
En 1868, le Père Grouard vint commencer, au fort Nelson, la mission Saint-Paul.
Il y trouva, avec les Esclaves, et en nombre presque égal, des Sékanais.
Les Sékanais, tribu dénée encore, s’irradient sur les deux versants des montagnes Rocheuses, et tombent, selon leurs zones de chasse, sur les missions de la Colombie, ou sur les missions du Mackenzie. Les Sékanais, de noble caractère, respectueux, généreux, eussent fait la gloire de l’Eglise, s’il se fût trouvé un missionnaire de leur langue, sœur de la langue castor, à même de les suivre. Les rares familles qui prirent contact avec le prêtre, aux forts des rivières la Paix et Nelson, se firent instruire par interprètes, et reçurent le baptême.
Il reste, au fort Nelson, environ 250 sauvages, convertis et assez fidèles.
Ils coûtèrent une rude rançon d’ouvriers et d’ouvrage.
D’abord, à peine avaient-ils été abordés par les Pères Grouard et de Krangué, qu’un prophète se leva parmi eux. Il ne réclamait même pas trois lignes d’un honnête homme, celui-là, pour le faire pendre: il lui suffit d’un dessin pour métamorphoser le Père Lacombe en apôtre de Belzébuth:
Voyez cette image, disait le sorcier à ses ouailles, en montrant le catéchisme symbolique du célèbre missionnaire des Cris et des Pieds-Noirs, voyez ces hommes—il mettait le doigt sur Luther, Calvin et autres ejusdem farinae—: ils sont habillés de couleurs variées, ils sont beaux: donc ils iront dans la terre d’en-haut (le ciel), où tout est beau. Voyez maintenant ces hommes tout noirs—désignant le prêtre, la robe-noire—: Ne ressemblent-ils pas, avec leur triste couleur, à nos corbeaux malfaisants? Ils s’en vont au feu d’en-bas, je vous le dis; et avec eux rôtiront tous les Esclaves et tous les Sékanais qui les suivront. Allons donc, mes amis, au priant Anglais, qui est habillé à la manière des beaux bourgeois de l’image, et n’écoutons plus le priant Français, qui est tout noir.
Le harangueur souleva, en quelques dithyrambes de cette sorte, tous les Indiens, qui demandèrent un ministre protestant.
Le commis, M. Brass, trouvant belle l’occasion de faire instruire en anglais ses propres enfants, accepta d’être le porte-parole des sauvages, et fit parvenir la requête aux quartiers anglicans.
Le Père de Krangué apprit ces nouvelles, au fort des Liards, l’été 1878:
Ne sachant à quel saint me vouer, dit-il à Monseigneur Taché, j’eus un matin une bonne distraction, en faisant ma prière: l’idée de faire courir la nouvelle qu’en automne je monterais au fort Nelson, et que j’y ferais l’école, en anglais et en français, à tous ceux qui se présenteraient chez moi. Cependant, pouvant à peine bégayer quelques mots d’anglais, j’étais assez embarrassé de mon ignorance. Mais le bon Dieu qui m’avait envoyé la distraction l’a menée à bonne fin. Le Père Lecomte, devenu mon socius, connaissant les principes de la langue anglaise, a bien voulu prendre ma place et accepter de faire l’école annoncée. M. Brass a été très heureux de ma proposition, il a laissé ministre et maître d’école dans leur cure, et m’a promis, en me serrant fortement la main, que mon confrère passerait un bon hiver dans son fort. Grâces en soient rendues à Dieu, le loup hurle encore hors de la bergerie.
J’ai confiance dans le patronage de saint Paul et dans le zèle actif du Père Lecomte. J’espère que le visionnaire deviendra aveugle et que les aveugles commenceront à voir.
Si l’on cherchait dans la galerie des jeunes saints, honorés par l’Eglise, le modèle que retraça la vie du Père Henri Lecomte, il faudrait s’arrêter devant celui dont le portrait tenait en ce cadre: «Ange à la prière, homme au travail, enfant en récréation.»
Le Père Lecomte ne savait que prier, travailler et sourire.
Il y a trente ans qu’il n’est plus, et rien qu’à le nommer, en présence des sauvages, des commerçants, des missionnaires qui le connurent, les fronts de tous s’éclairent aussitôt de ce rayon qui doit flotter encore sur le front des voyants, au lendemain d’une apparition.
Une conférence de Mgr Faraud, au grand séminaire de Laval, en 1874, lui avait révélé sa vocation à l’apostolat. Il eut à vaincre de grandes oppositions, dont la moindre n’était pas celle de son Ordinaire; mais il partit sur-le-champ. Ayant fait son noviciat à Lachine, près de Montréal, et prononcé ses vœux perpétuels au lac la Biche, il fut ordonné prêtre par Mgr Clut, à la Providence, le 28 octobre 1877.
En 1878, il était nommé socius du Père de Krangué, au fort des Liards.
Socius (compagnon), il le fut à la façon du Nord. Il se rendit au fort Nelson, où il demeura dix ans, ne quittant sa solitude que pour aller se réconforter, une ou deux fois par an, au fort des Liards.
Ces dix années furent les principales de la courte vie du Père Lecomte. Il y assura la conversion des Indiens du fort Nelson, qu’il trouva presque tous païens. Il y contracta ses infirmités fatales.
En 1880, le Père de Krangué pouvait déjà écrire:
A Saint-Paul (fort Nelson), le troupeau s’améliore peu à peu, grâce à Dieu et aussi au zèle du R. P. Lecomte, qui y met tout le sien, soit à l’étude des langues, soit dans l’exercice du saint ministère. Il est aimé et désiré de tous les sauvages. Il est plein de zèle pour les âmes, ardent au travail, confrère gentil à plaisir, religieux exemplaire, et pieux comme un ange... Il vit de peu, et est toujours content.
Le Père Lecomte ne tarda pas à posséder à fond la langue esclave et à la parler avec une aisance que lui enviaient les sauvages eux-mêmes. Il composa un dictionnaire esclave des plus appréciés. Il savait et prononçait si parfaitement l’anglais que les commis protestants se faisaient une fête d’aller entendre ses sermons dans leur langue, aux grandes occasions. Ces occasions étaient surtout Pâques et Noël. Comme il n’y avait pas d’harmonium, le missionnaire jouait les airs sur sa guitare de France, et, de sa voix d’or, chantait les cantiques en français, en anglais et en esclave. Les solennités de la guitare et des cantiques étaient impatiemment attendues de tout Nelson.
Pour payer tant de plaisir, il fallait beaucoup de souffrances. Elles arrivèrent.
A la fin de 1880, Le Père Lecomte écrivit à Mgr Clut:
...Il faut que je vous dise qu’il m’est advenu, le 9 novembre dernier, un malheur, dont je crains que les conséquences soient funestes à toute ma vie. Je me suis fait avec ma hache une plaie profonde dans le genou, à la même jambe que j’avais assez gravement blessée devant vous, sur le Grand Lac des Esclaves, en 1877. Me voilà frappé depuis presque deux mois, et je ne fais que commencer à marcher. Mon genou reste enflé et sans force, ce qui me fait croire que les nerfs et l’os ont été gravement lésés. Je ne puis plier la jambe qu’un tout petit peu, ce qui est fort gênant pour faire les génuflexions, au saint autel. C’en est fait, je pense, de mon agilité d’autrefois. Enfin, que la volonté de Dieu soit faite!
L’hiver 1885-1886, le Père de Krangué tomba gravement malade, au fort des Liards. Croyant sa fin venue, il envoya deux sauvages prier le Père Lecomte de venir l’administrer.
Afin d’éviter les sinuosités de la rivière Nelson et d’aller plus vite, les sauvages proposèrent au Père Lecomte de le conduire en ligne droite, à travers la forêt. Les voyageurs partirent, portant leurs provisions, leurs couvertures, une hache et un fusil. La marche, croyaient-ils, ne pouvait dépasser une semaine.
En deux jours, ils se trouvèrent au bord de la petite rivière Caribou, comme s’y attendaient les guides: tout allait donc à souhait, malgré la neige et les broussailles. Ils traversèrent la glace, continuèrent, et, quatre jours après, se retrouvèrent au même endroit de la même rivière. Par une inexplicable aberration, ils avaient décrit un cercle.
Se reconnaître égaré, et si près du point de départ, au moment où l’on croit toucher le but, quelle déception! Et les provisions s’achevaient.
Retourner au fort Nelson? Impossible: le Père de Krangué mourant là-bas, au fort des Liards, attendait, il soupirait, il comptait sans doute les minutes!...
Les Indiens promirent d’être courageux, ils refirent la direction, et la marche reprit. Mais les malheureux s’affaiblissaient à chaque pas.
Un soir, il ne resta plus, pour le souper, que les entrailles d’un lièvre, de la chair et de la peau duquel les trois hommes avaient déjeuné et dîné déjà. Plus une bouchée pour le lendemain. Tandis que les jeunes gens employaient le reste de leurs forces à préparer le campement dans la neige, le père, excellent tireur, s’éloigna avec le fusil et les deux dernières charges de plomb. Il vit un lièvre, le troisième que l’on apercevait du voyage. Ajustant l’animal, qui ne bougeait pas, il lâcha le coup. Rien. Le deuxième coup partit, et le lièvre détala. La peur de manquer avait comme halluciné le chasseur. Mais, aux détonations, les hurrah des sauvages avaient répondu; et déjà ils débouchaient du fourré, l’œil enflammé, pour se jeter sur le repas enfin trouvé... Désappointement! Désolation!
L’un d’eux devint fou, cette nuit-là. Furieux par intervalles, il voulait tuer le missionnaire. Il fallut marcher trois jours encore, sans manger, et avec la nouvelle tâche de se défendre contre l’insensé.
La dernière journée—la dix-huitième—le Père Lecomte dit à ses compagnons:
—Maintenant je reconnais les lieux. Restez ici. J’irai tout seul, bien vite, au fort des Liards, d’où je vous enverrai aussitôt du secours.
Il arriva, le soir, «titubant comme un mort qui sortirait d’un sépulcre», ramassa ses énergies pour indiquer où se trouvaient les deux autres affamés, et tomba évanoui, sur le seuil de la mission.
Le Père de Krangué, qui allait beaucoup mieux, prit soin de son pauvre ami.
Cette épreuve abrégea la vie du Père Lecomte, dont la santé du reste n’égala jamais le courage.
L’accident qui devait être mortel arriva au printemps 1888.
Le fort Nelson avait jeûné tout l’hiver. Le pays abondait en orignaux, il est vrai; mais il était impossible de les approcher, à cause du bruit que faisait en craquant la neige, encroûtée par la gelée, après les chauds passages du chinouk. Le Père Lecomte et Boniface Laferté, son hôte, n’avaient vécu que d’écureuils.
A l’époque où les ours sortent de leur retraite d’engourdissement hivernal, le père avait à soutenir, par surcroît, une famille de désespérés, venue des montagnes Rocheuses. Il prit sa carabine et s’en fut demander à la forêt la nourriture de ces malheureux. Il tua un ours, le mit en quartiers, et s’en chargea le dos. Comme il se hâtait d’arriver, il fit un faux pas, qui provoqua la rupture d’un vaisseau dans la poitrine. Il rentra, en crachant le sang. La blessure ne guérit jamais. A tout effort violent, elle se rouvrait. Elle dégénéra en tumeur, dans la région du cœur.
Durant les quatre années qui lui restèrent à lutter contre la mort, le Père Lecomte continua à évangéliser les Esclaves, non plus à Nelson, mais au fort des Liards, au fort Simpson, au fort Wrigley, voyageant plus que jamais.
Au fort des Liards, il eut à goûter d’une autre amertume: une maison, qu’il finissait à peine de construire de ses mains d’habile charpentier, prit feu, et brûla tout entière, sous ses yeux, en une demi-heure.
En 1892, le jeune missionnaire dut rendre les armes. Il ne pouvait plus supporter que le riz, et, à la mission de la Providence où il se trouvait alors, on lui dit qu’on n’en avait plus. Le moindre bruit lui déchirait la tête, et il lui fallait, pour trouver un docteur et un remède, faire 1.600 kilomètres, dans le vacarme des barges, des rapides, des grincements de rames, des imprécations de bateliers, des cahots de charrettes. Il les fit, en un mois de tortures, qui n’effacèrent pas un instant son sourire d’affabilité et de résignation.
A Saint-Albert, il y avait des médecins, des Sœurs de Charité, les tendresses de Mgr Grandin. Mais il était trop tard. Le 16 septembre 1892, le Père Lecomte mourut, comme mourraient les anges, s’ils pouvaient mourir.
La veine des souffrances ne devait pas tarir de sitôt, à la mission Saint-Paul, après le départ du Père Lecomte.
En février 1890, le Père Gourdon monta de Saint-Raphaël pour le remplacer. Il perdit tous ses chiens, en route, dans la neige extraordinairement profonde.
Au petit jour du 7 juin suivant—fête du Sacré-Cœur—cette neige, grossie de la neige fondue dans les montagnes, envahit la mission, juchée cependant à une hauteur que l’eau n’avait jamais atteinte. Le Père Gourdon, éveillé par le clapotis du flot contre son lit, n’eut que le temps de dire la sainte messe, de saisir son fusil et de grimper dans un sapin. De là-haut, il vit partir, à la débandade, le bois de chauffage qu’il avait amassé brassée par brassée, son traîneau, tout ce qui n’était pas sa maison. Entre temps, il tirait pour appeler. Le commis, réfugié lui-même dans une barque, vint le délivrer.
Le missionnaire, n’attendant plus les sauvages après ce déluge, rangea son logis et descendit au fort des Liards, quitte à revenir à Nelson, l’automne ou l’hiver de la même année.
Il était à prendre le soleil, devant la mission Saint-Raphaël, l’après-dîner du 16 juillet, lorsqu’il vit flotter, au large de la rivière des Liards, une petite caisse. Ayant lancé un sauvageon à la poursuite de l’épave, il ne tarda pas à reconnaître le tabernacle de la mission Saint-Paul. Il comprit: l’inondation avait recommencé là-bas, avec les pluies; et sa maison s’en était allée. Il ne fut pas long à équiper un canot et à remonter au fort Nelson. Il trouva sa route jalonnée de ses meubles: dans les branches d’un arbre sa soutane de travail, sur une pointe de rocher son ostensoir et sa cloche, ailleurs trois de ses chandeliers et deux pièces de son poêle. Au fort Nelson, plus rien: ni maison, ni chapelle, à peine quelques ruines méconnaissables. Des sauvages jouaient à la main avec la relique de la vraie Croix, qu’ils avaient ramassée sur le rivage...
Le missionnaire à qui fut donnée la consolation de parfaire la conversion du fort Nelson—consolation achetée par douze années de voyages, de travaux, d’ennuis de toutes espèces—, fut le Père Le Guen.
Il remit au Père Moisan, en 1909, toute la population baptisée, à l’exception d’un seul homme.
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Mission Sainte-Anne (Fort Rivière-au-Foin)
La mission Sainte-Anne nous ramène, pour la dernière fois, au Grand Lac des Esclaves. Elle est sise à l’embouchure de la Rivière-au-Foin, venant de l’ouest, et futur port naturel des navires du Grand Lac.
Le Père Gascon débarqua, le 3 juillet 1869, à la Rivière-au-Foin, pour fonder la mission Sainte-Anne. Il avait pour le seconder le Frère Hand, son compagnon, depuis quatre ans, à la mission Saint-Joseph.
Les deux ouvriers, aidés de quelques sauvages, bâtirent une chapelle.
Le 23 août, de grand matin, le frère Hand se leva, fit sa prière, sa méditation, et, en attendant l’heure de la messe, alla visiter les rets où il espérait trouver les vivres de la journée. A six heures, le Père Gascon entendit des cris:
—Le frère se noie!
Il avait disparu, et son canot flottait, renversé, à l’endroit d’un filet, sur le lac tranquille.
On découvrit son corps, le lendemain.
Le Père Gascon remarqua la figure ensanglantée, sans se demander pourquoi. Il crut que le frère avait simplement chaviré, bien que, marin dans l’âme, il eût fait plusieurs fois, par des gros temps, la traversée du Grand Lac des Esclaves, en canot d’écorce. Les Indiens présents à l’ensevelissement cachèrent la vérité qu’ils savaient. Ils ne la révélèrent que beaucoup plus tard au Père Gourdon. C’était un sauvage, qui, en tirant des canards, avait blessé le frère assez grièvement pour le jeter à l’eau.
Le Père Gascon tâcha de tenir encore quelques mois, à la Rivière-au-Foin; mais le vide laissé par son collaborateur bien-aimé ne put se combler, et le missionnaire regagna la mission Saint-Joseph, pour la Noël.
La mission Sainte-Anne ne reçut que de rares visites, jusqu’en 1878. Puis, elle tomba dans l’abandon presque complet, faute de missionnaires, faute aussi de docilité de la part de ces Esclaves.
En 1893, le révérend Marsh, qui avait échoué tout à fait au fort des Liards, vint s’établir, sur la demande des sauvages eux-mêmes, à la Rivière-au-Foin; et, lorsque, l’année suivante, Mgr Grouard s’arrêta pour leur donner les exercices de la mission, il vit la plupart des Indiens refuser de lui toucher la main et lui tourner le dos.
En 1900, la mission fut reprise par le Père Gourdon. Il y arriva avec le Frère Rio, le 26 mars.
Il ne trouva que trois vieilles femmes métisses restées fidèles à leur baptême. Tous les autres étaient devenus protestants. Il est vrai qu’ils continuaient à dire leur chapelet, au temple, pendant le sermon anglais de leur ministre.
Voilà vingt ans que le missionnaire, qui n’a plus quitté la mission, cherche à reconquérir le terrain perdu. Les Pères Gourdon, Gouy, Brochu, Frapsauce, Dupire, Vacher, Bousso se sont consumés à cette tâche.
Aux dernières nouvelles, la population se répartissait en 81 catholiques et 42 protestants.
L’épée de Damoclès suspendue encore, et toujours, sur le cœur du Père Bousso, c’est le plaidoyer de l’Esclave pour sa pauvreté, c’est la simonie à rebours de l’Indien:
—Si tu ne me donnes pas du thé, du tabac, des habits, je serai obligé d’aller en chercher chez le ministre. Il m’en offre tant que j’en veux, lui!...
Mission de Notre-Dame du Sacré-Cœur (Fort Wrigley)
La mission Notre-Dame du Sacré-Cœur, extrémité septentrionale de la tribu des Esclaves, nous transporte à 220 kilomètres au nord du fort Simpson:
«—Le poste du fort Wrigley est situé sur la rive droite du Mackenzie, au pied des hautes collines qui nous ferment l’horizon du côté du nord et de l’est. En face, une île jetée au milieu de la rivière ne nous laisse voir qu’un petit chenal, faible portion du Mackenzie. Sur l’autre rive, de hautes collines encore nous empêchent d’apercevoir les montagnes Rocheuses, qui se dressent en arrière dans leur majestueuse blancheur. Au sud seulement, en amont de la rivière, le regard s’étend à perte de vue.
«Le fort Wrigley n’est pas sans charmes pour une âme méditative ou pour un poète: la première de ses qualités, sous ce rapport, c’est la solitude parfaite dont on y jouit, le calme. Rien n’en trouble le silence, si ce n’est le bruit d’un rapide, juste au-dessus de la mission...
«A la tête de ce rapide se trouve une source d’eau pétrifiante, et, dans l’île d’en face, une source d’eau chaude.»
Cette description est du Père Gouy, premier résident du fort Wrigley, en 1897. Il convient de la compléter, en disant qu’en 1910 la mission changea de rive, avec le fort, transporté un peu en aval; et que, devant elle, le large Mackenzie s’étale pour contourner bientôt le légendaire Rocher-qui-trempe-à-l’eau, muraille conique de 200 mètres, lézardée par les siècles, et qui, adossée comme pour les contenir à des gradins de montagnes entassées, plonge droit dans le fleuve.
La misère et la mort n’évolueront nulle part en un théâtre de plus imposante beauté.
Il y avait, au fort Wrigley, lorsque le Père Ducot vint le visiter, du fort Norman, en 1881, 300 Indiens. Il en restait 70, en 1915.
Bientôt le silence du désert planera sur Wrigley.
CHAPITRE XV
LES PEAUX-DE-LIÈVRES
Napolitains du Nord.—Mission Sainte-Thérèse, au fort Norman.—Rivière et Grand Lac de l’Ours.—Le Père Ducot.—Sauvé par un loup...—Le pont de glace.—Noël, le 17 décembre.—Un halo de lune et une aurore boréale.—Mission Notre-Dame de Bonne-Espérance, au fort Good-Hope.—Le Père Grollier.—Da mihi animas!—Sa rapide et douloureuse carrière.—«Je meurs content, ô Jésus!».—Le Père Séguin.—Jusqu’au fort Youkon.—Chez les Loucheux.—La conversion des Peaux-de-Lièvres.—«Le Saint est mort!»
«Pétulands et enthousiastes, les bons, mais laids, Peaux-de-Lièvres me surprirent par la légèreté apparente de leurs allures. Cela ne ressemblait en rien à ce que j’avais vu jusqu’alors. Au lieu de la taciturnité montagnaise, de la joie calme et lymphatique des Flancs-de-Chiens, de l’apathique abandon des Esclaves, je rencontrais une peuplade alerte et frisque comme une volière de hoches-queues, chaleureuse comme des Napolitains, loquace comme des Juifs, familière et sympathique comme des enfants.»
Cette impression qu’ils firent d’abord sur le Père Petitot, les Peaux-de-Lièvres la refont sur tous les Blancs qui les abordent. Moins coûte le bonheur, meilleure est son espèce. Les miséreux du Nord n’en seraient-ils pas la démonstration? Plus ils s’enfoncent dans les neiges et le dénuement, plus ils paraissent contents de leur fortune. Rien ne ferait plus envie à nos riches préoccupés et moroses que les concerts quotidiens de ces rieurs en guenilles.
Avant l’ère des guenilles, de nos guenilles, la tribu s’habillait—d’où son nom—d’un costume à la samoyède, tissé, de pied en cap, avec des lanières de peau de lièvre. La peau du lièvre oppose au froid une imperméabilité sans égale.
Deux missions s’occupent des Indiens Peaux-de-Lièvres: Sainte-Thérèse du fort Norman et Notre-Dame de Bonne-Espérance du fort Good-Hope.
⁂
Mission Sainte-Thérèse (Fort Norman)
Sainte-Thérèse du fort Norman est située à 520 kilomètres au nord du fort Simpson, distance qui marque le record des espaces entre les missions du Mackenzie.
Le petit fort Norman et sa petite mission catholique se sont donné une avenue et un décor des plus grandioses.
Pour les atteindre, le Mackenzie a rompu, depuis 80 kilomètres en aval du fort Simpson, trois bordées de montagnes que lui envoyaient les Rocheuses, comme pour barrer son cours. A l’est, il a coupé à pic les nombreux éperons poussés par les plateaux Laurentiens à la rencontre des Rocheuses. Dégagé, en vainqueur, de ces escarpes titanesques, il a refait sur une étape de 25 lieues, la majesté de son lit, reculant toujours ses rivages, jusqu’au fort Norman.
De la rive droite du Mackenzie, où il est situé, le fort Norman contemple, par delà la largeur du fleuve, et par-dessus les collines moutonnantes de l’ouest, les fines et blanches crêtes des montagnes Rocheuses elles-mêmes.
A un kilomètre en aval de la mission, une eau bleue et froide s’unit, refusant longtemps d’y mêler sa pureté, au boueux Mackenzie: c’est la rivière de l’Ours. Elle descend du Grand Lac de l’Ours, en longeant, sur sa droite, une chaîne de monts qui s’arrêtent brusquement à leur tour, au confluent, par un énorme Rocher-qui-trempe-à-l’eau.
Cette rivière de l’Ours, terreur permanente des missionnaires, dévale d’une hauteur de 200 pieds, sur ses 130 kilomètres de longueur. A un canot qui la descend en une demi-journée, il faut, pour la remonter, des semaines de luttes constantes avec ses flots. Dans certains de ses rapides, le voyageur doit s’arc-bouter sur des perches qu’il appuie aux écueils, assuré, s’il lâche prise, de se voir aussitôt saisi par les bouillons furieux et broyé contre les récifs...
Le Grand Lac de l’Ours, qui compterait 250 kilomètres du nord-est au sud-ouest, sur 230 du nord-ouest au sud-est, dépasse en superficie le Grand Lac des Esclaves.
L’exacte traduction de son nom sauvage, Sa-tcho-triè, serait: Lac du Grand Ours. Les Peaux-de-Lièvres racontent qu’un ours blanc polaire avait pénétré dans les bois qui bordent le lac. Un Indien, qui ne connaissait pas cet animal de grande force, lui décocha une flèche. L’ours blessé poursuivit le chasseur jusqu’au village peau-rouge et tua tous les habitants, à l’exception de quelques enfants.
La disposition des cinq baies—Keith, Smith, Dease, Mac-Tavish, Mac-Vicar—qui composent le Grand Lac de l’Ours, comme les lobes d’une astérie, et dont le regard d’un observateur, placé au point central, toucherait presque toutes les lointaines extrémités, suffit à indiquer l’enceinte de liberté qu’offre à tous les vents cette mer sans îles ni jetées.
Les eaux du Grand Lac de l’Ours, fournies par une quarantaine de rivières très pures, gardent une transparence de cristal sur leur conque granitique, et nourrissent, dans leurs profondeurs, des réserves fabuleuses de poisson. La truite saumonée y pèse de 15 à 60 livres; le hareng se jette par millions dans la rivière de l’Ours, unique décharge du Grand Lac. La fraîcheur constamment glaciale du lac et de la rivière bonifie encore ce poisson. La débâcle de la glace, épaisse de 2 à 4 mètres, ne s’effectue qu’à la mi-juillet, et des icebergs, que les chaleurs estivales ne parviennent jamais à fondre, errent sur le large jusqu’au regel général. Les bords du Lac de l’Ours, où les hivers, les aquilons, l’aridité semblent se coaliser pour entretenir la mort, deviennent, aux époques des passages du renne, des champs grouillants de vie. C’est pour attendre le nomade gibier qu’autour des grandes baies vont et viennent sans cesse les groupes extrêmes de toutes les tribus septentrionales: Plats-Côtés-de-Chiens, Esclaves, Peaux-de-Lièvres et Esquimaux.
Les Indiens du fort Norman, Peaux-de-Lièvres pour la plupart, Esclaves et Plats-Côtés-de-Chiens quant au reste, vivent des chasses et des pêches du Grand Lac de l’Ours, ou des bois arrosés par la rivière de l’Ours. C’est donc là que les cherchera, dans ses courses pastorales, le missionnaire de Sainte-Thérèse.
Le fort Norman lui-même se trouva, de 1864 à 1872, à l’ouest de la baie Keith, source de la rivière de l’Ours, près des ruines du fort Franklin[57].
A cet emplacement Franklin-Norman, le Père Petitot fit huit visites apostoliques, de 1866 à 1878, venant du fort Good-Hope, en raquette, par terre, via les lacs Faraud, Kearney, Pie IX (400 kilomètres), et retournant, en canot, par la rivière de l’Ours et le Mackenzie (570 kilomètres).
Les Pères Lecorre, Ducot, Houssais, Andurand, Frapsauce, Rouvière, Le Roux, Falaize y repassèrent, venant du fort Norman moderne, par le bassin de la rivière de l’Ours.
Ces visites se répéteront, tant qu’il restera des missionnaires à Sainte-Thérèse et des sauvages au Grand Lac de l’Ours.
Ce fut le Père Grollier qui, le 29 août 1859, en route pour le fort Good-Hope, foula le premier le sol qui portait alors le fort Norman—même emplacement qu’aujourd’hui—, y baptisa quelques enfants, et dédia la mission à sainte Thérèse.
Il y revint, de Good-Hope, le 5 juin 1860. Le 14 juin, il en partit, avec le commis-traiteur, pour remonter, à deux jours de barge, jusqu’au Castor-qui-déboule, endroit où l’on transférait justement le fort Norman.
Au Castor-qui-déboule, abordèrent Mgr Grandin, en 1861 et 1862, et le Père Gascon, en 1862 et 1863.
L’inondation balaya alors la colonie; et le fort Norman fut transporté au Grand Lac de l’Ours, fort Franklin, en 1864.
En 1872, il fut ramené, pour y demeurer, cette fois, sur le promontoire, où il était tout d’abord, et qui domine le confluent de la rivière de l’Ours et du Mackenzie.
Ce fort Norman, inconnu dans son isolement jusqu’à nos jours, vient de passer soudain à la renommée. Un missionnaire en écrit le 17 février 1921:
Au fort Norman et dans toute la région voisine, il semble que le pays va changer, et vite, épouvantablement vite! Tout s’annonce comme un nouveau Klondike. Cette fois, ce n’est pas de l’or, mais du pétrole et aussi différents minerais que l’on découvre et qui abondent en ces pays écartés. Même en plein hiver, une foule de gens ont fait jusqu’à 2.000 kilomètres pour venir retenir des terres. Pauvres gens inexpérimentés, qui, dans l’espérance de gagner un peu d’argent, s’exposent à de cruelles déceptions!
Le 28 mars 1876, poussant son traîneau dans les bordillons du Mackenzie, le Père Ducot, le grand missionnaire du fort Norman, l’apôtre qui entreprenait de donner quarante ans de sa vie aux Peaux-de-Lièvres, arriva de Good-Hope à Sainte-Thérèse, avec deux cognées, trois scies et huit clous, pour y bâtir sa maison et la maison de Dieu.
⁂
Le Père Georges Ducot (1848-1916)
Le Père Ducot quitta, afin d’épouser sans partage la pauvreté du Christ, une famille de nobles joailliers de Bordeaux, où les richesses de la terre s’alliaient aux richesses de la charité.
Il ne pouvait, certes, mieux choisir que la Congrégation qui possède les missions du Mackenzie.
Envoyé à l’extrémité même du pays de la pauvreté, au fort Good-Hope, il arriva le 14 septembre 1875.
Il y passa six mois de l’hiver, déjà commencé, avec le Père Séguin et le Frère Kearney. Le 20 mars, il partit à destination de son poste, au fort Norman.
Tout était à bâtir, à convertir, à créer.
Un maître d’école anglican, sustenté par un commis hostile, jouait au ministre, tout près de là; et ses adeptes, des Esclaves, parents des protestants du fort Simpson, entravaient la bonne volonté des Peaux-de-Lièvres.
Nous ne pouvons, malgré l’intérêt qu’y prendrait le lecteur, suivre les années du Père Ducot, ses travaux, ses voyages dans son vaste district, ni même départager l’action des assistants qui lui furent successivement donnés, après dix-sept ans de solitude—Pères Gouy, Audemard, Gourdon, Andurand, Houssais, Frapsauce,—pour montrer comment de leur paganisme les Peaux-de-Lièvres passèrent à la ferveur de la foi; comment aussi la hutte primitive de la mission Sainte-Thérèse se transforma en la jolie église, splendidement ornée d’aujourd’hui: Dieu a compté, et le missionnaire contemple désormais, en Lui, ses propres mérites... De cette vie, de ce talent, de cette activité, qui n’eussent pas été indignes d’une paroisse immense, au centre d’une capitale, et qui se dépensèrent au salut d’une poignée d’Indiens, entrevus rarement, et en groupes pitoyables, nous ne rappellerons que quelques faits, de nature, pensons-nous, à compléter le portrait que toute l’ambition de nos pages aura été de rendre: le portrait du missionnaire des pauvres.
Le Père Ducot reportait à l’année 1880 la souffrance qu’il regardait comme le Vendredi Saint de sa vie. Il en célébra toujours l’anniversaire, en remerciant la Providence de l’avoir sauvé, de la mort, par le moyen d’un loup, des restes d’une superstition païenne, et d’un sauvage protestant.
Un camp de Flancs-de-Chiens des environs du Grand Lac de l’Ours, qu’il avait visité, en 1879, l’avait supplié de revenir, l’année suivante, afin d’achever son œuvre d’évangélisation. Il accepta, et l’on convint que, le 1er mars 1880, le chef, Petit-Chien, serait au fort Norman, pour prendre le père et le conduire. Le père, qui, les premières années de sa solitude, avait coutume de passer les huit mois de mars à novembre au fort Norman, et les quatre autres au fort Good-Hope, promettait d’être au rendez-vous. Le chef, quoi qu’il advînt, devait l’y attendre.
Petit-Chien se trouva, le 1er mars, au fort Norman; mais le missionnaire, attardé sur le chemin de Good-Hope par une tempête de neige telle qu’il n’en revit jamais et «d’autres obstacles que le diable semblait susciter à chacun de ses pas», n’arriva que le 10 mars. Petit-Chien était resté les quatre jours que ses vivres avaient duré; puis il était reparti, laissant un billet à l’homme de la prière pour l’assurer, foi de chef, que le camp entier l’attendrait une lune et demie, et que d’ailleurs il n’y avait que cinq jours de marche. Il aurait soin, disait-il encore, de baliser avec des branches de sapin tout le parcours, afin qu’il fût impossible de s’égarer.
Le 17 mars, après la messe, célébrée en l’honneur de saint Patrice, le Père Ducot chargea son traîneau de provisions pour sept jours, attela ses quatre chiens, et, accompagné d’Alphonse Koutian, son jeune serviteur Peau-de-Lièvre, se lança dans la forêt.
Au bout de deux heures, ils avaient perdu leur chemin. Comme le missionnaire hésitait:
—Ne crains rien, dit Alphonse. Moi, je suis un sauvage, je m’y reconnaîtrai.
Ils mirent deux jours à rejoindre le lac Kraylon (lac des Saules), qui n’était cependant qu’à douze heures de raquette de Sainte-Thérèse. Un vieil Esclave, Bèchlètsiya, pêcheur salarié du traiteur de fourrures, qu’ils y trouvèrent, les dissuadait de continuer, attendu que la tempête du commencement de mars avait dû combler les sentiers et ensevelir les balises.
Mais le missionnaire avait donné sa parole, et Alphonse n’était que confiance. Ils poursuivirent.
Le vieillard avait bien dit: plus de sentiers, plus de balises. A chacun des nombreux lacs enserrés dans les bois, et qu’il fallait traverser, c’était cent détours pour trouver la reprise du chemin. Il neigeait. Il faisait froid.
Onze jours passèrent, qu’ils marchaient encore. Les provisions des chiens étaient épuisées, et celles des hommes étaient à bout. Aux chiens, ce onzième soir, on donna pour souper le sac de peau qui enveloppait la chapelle portative.
Le lendemain matin, trois chiens moururent dans leurs traits.
Les voyageurs mirent en cache traîneau, ustensiles, chapelle et couvertures de nuit, prirent le reste des vivres, et, comptant n’être plus loin du camp indien, malgré l’apparence de mort que présentait la forêt blanche et muette, ils continuèrent à marcher.
Le quatrième chien, le plus petit, tout affectueux, et pour cela appelé Fido, les suivit.
L’après-midi, un sentier, battu des hommes et des bêtes, paraît enfin. Tout à la joie, ils oublient qu’ils sont accablés de fatigue et de jeûne; ils accélèrent la marche. Mais une inquiétude assombrit bientôt leur espoir: Alphonse, penché sur toutes ces pistes, avec ses yeux d’Indien, ne distingue aucune empreinte récente: la neige de mars n’est pas tombée ici, voilà tout. Au loin, pas d’aboiement, pas de cris d’enfants.
Ils vont toujours.
Sur les cinq heures, ils débouchent au milieu du campement des Flancs-de-Chiens. Il est vide. Personne, rien! Sur les braises des foyers, une couche épaisse de frimas.
—Partis, depuis longtemps, dit Alphonse: ils jeûnaient... Ils n’ont rien laissé!
Fiévreusement, aux dernières lueurs du jour, le missionnaire cherche un mot écrit sur l’écorce d’un bouleau, un piquet incliné, un sapin encoché, un signe qui indiquât, selon la coutume sauvage, la direction prise par la caravane. Rien encore.
Vingt sentiers également foulés, également anciens, rayonnent du campement dans la forêt, les uns vers le lac de l’Ours, les autres à l’opposé. Lequel choisir?
Pour provisions, il reste deux livres de viande sèche et une de farine. Sous le bois, point de lièvres, point de gelinottes. Que faire? Poursuivre, avec si peu, n’est-ce pas se livrer follement à la mort, tenter Dieu? Mais Alphonse s’obstine à démêler les pistes indiennes:
—C’est trop loin pour retourner, répète-t-il, trop loin! Cherchons, marchons encore!
—Faisons mieux, dit le missionnaire, prions le bon Dieu de nous inspirer: nous déciderons ensuite. Veux-tu, mon enfant?
C’était le Samedi Saint, et le soleil était tombé.
A genoux sur la neige, le prêtre et le sauvage reportent leur pensée au Maître de la vie et de la mort, dans son Tombeau, et lui demandent la vie. Ils prient aussi la divine Mère des Douleurs:
—Eh bien! dit le père en se relevant, si tu le veux, nous retournerons. Je prendrai ma chapelle, à notre cache; et, si les vivres nous manquent en route, je dirai la messe une dernière fois, je te communierai, et nous mourrons ensemble. Dieu ne permettra pas que nos corps soient dévorés par les loups et les carcajous. Les Indiens les trouveront, en revenant au fort; ils les emporteront, en priant pour nos âmes, et les mettront dans le cimetière que j’ai béni, près de l’église.
—Oh! Père, répondit Alphonse, tu me fais le cœur fort, en parlant ainsi. C’est cela, retournons: les Flancs-de-Chiens sont trop loin maintenant.
Dans la nuit pleine d’étoiles, disant tout haut le chapelet, et suivis de Fido, ils reprirent leurs propres traces. N’ayant plus à hésiter, ils couraient plus qu’ils ne marchaient.
Aux premières heures du Dimanche de Pâques, ils atteignirent la cache.
Ils étaient si las qu’ils ne purent mordre dans le dernier morceau de la viande sèche, et qu’ils se contentèrent de manger l’une des deux chandelles de suif de renne apportées pour l’autel.
Après une courte prière, ils se roulèrent dans leurs couvertures:
—A ton réveil, murmura le père, tu tueras Fido, et nous le mangerons.
L’Indien s’endormit.
«—Pour moi, raconte le Père Ducot, le sommeil ne venait pas. Notre vraie situation apparut, dans toute son horreur, à mon esprit. Nous étions harassés, affamés, sans vivres, sans le moindre espoir d’un secours, à neuf ou dix journées de marche de la mission. La mort me sembla inévitable. Pour comble de peine, je me jugeai responsable d’avoir causé la perte de mon compagnon. A cette vue, je me sentis trembler de tous mes membres. Malgré mes efforts, mes genoux s’entrechoquaient violemment. Alors, je saisis ma croix d’Oblat, et, les lèvres contre les pieds de mon Jésus crucifié, je le suppliai, par l’amour de son Cœur, de nous venir en aide, d’écouter les Indiens de Bonne-Espérance, qui, en cette Semaine Sainte, le priaient pour le missionnaire de Sainte-Thérèse et pour ses enfants... Tout à coup je m’endormis, sans m’en apercevoir, et je ne m’éveillai que sous le grand soleil, au bruit de la hache de mon jeune homme, en train de faire du feu. Je venais de passer des heures délicieuses.
«—Père, faut-il le tuer, demanda Alphonse, en me voyant remuer?
«—Certainement, répondis-je. C’est notre seule ressource.
«En même temps, je me cachai dans ma couverture, pour ne pas voir la tête de Fido tomber sous le coup de hache que lui porta aussitôt l’exécuteur.»
Ils déjeunèrent du chien, trouvant la chair agréable.
Mais, soudain, le cœur de l’Indien bondit. Le flot des traditions de sa race venait d’assaillir sa mémoire. Manger du chien, de la bête immonde, n’était-ce pas violer le tabou des tabous, et appeler sur sa tête, sur les têtes de tous les Dénés, la malédiction du puissant mauvais... yédariéslini? Epouvanté, il déclara qu’il n’en voulait plus, qu’il n’y toucherait plus, qu’il refusait même de porter ce qui restait.
Le Père Ducot connaissait trop l’Indien sauvage pour contrarier, en ce moment, son serviteur. Chargé lui-même de sa chapelle, il ne put emporter qu’un paleron: quantité de deux repas.
Au bivouac de ce soir de Pâques, en faisant cuire dans l’eau de neige, l’un sa viande fraîche de chien, l’autre sa viande sèche de renne, ils chantèrent tous les cantiques de la Résurrection, avec leurs alleluia, imprimés par Mgr Faraud dans le recueil montagnais:
—Il ne sera pas dit, mon enfant, s’écria le missionnaire, en serrant la main d’Alphonse, il ne sera pas dit que la plus grande fête de l’Eglise, et de ce monde, se passera, pour nous, sans un festin! C’est moi qui le paie! Nous avons prié toute la journée, en marchant. Nous venons de chanter. Fêtons maintenant!
Ce disant, il jeta dans l’eau bouillante, où dansaient les restes du chien et du renne, une poignée de farine, la dernière, et, en guise de graisse, une chandelle, la dernière aussi...
Le lundi de Pâques, ils cheminaient depuis trois heures, l’Indien scrutant le bois, et le Père Ducot se replongeant dans l’angoissante perspective des sept jours qu’il restait de cette marche, avec moins d’un jour de vivres, lorsque, à 200 mètres sur leurs côtés, dans une éclaircie de sapins, un loup énorme parut, occupé à déchirer quelque chose avec ses dents, sous ses griffes.
Ils battirent des mains. Messire loup décampa. Ils allèrent voir. C’était une peau d’orignal que l’animal avait volée, traînée jusque-là; il n’en avait encore avalé que la moitié.
—Merci, mon Dieu, merci! crièrent d’une seule voix, Alphonse et le Père, tombés à genoux.
Des restes abandonnés par le loup, ils vécurent trois jours.
Il y avait douze heures que le dernier repas de peau était achevé, quand ils arrivèrent à un vieux campement, où ils n’avaient rien remarqué, lors de leur premier passage.
En remuant partout la neige, le pied d’Alphonse toucha une masse oblongue, congelée: une vessie d’orignal, pleine de sang. C’était encore la superstition des Peaux-de-Lièvres, heureux à la chasse, de séparer le sang de la chair, et de l’exposer sur le passage du carcajou «pour se le rendre propice».
Le bloc de sang soutint la marche d’une autre journée. Une once d’onguent d’arnica, partagée, pourvut à la journée suivante.
Il n’y avait plus rien, lorsqu’on arriva au lac Kraylon (des Saules), le vendredi soir.
Le vieux pêcheur du commis, Bèchlètsiya, avait levé sa loge, et ses traces s’étaient effacées. Aucune rumeur n’arrivait du fond de la forêt. Comme le père priait Dieu, par l’intercession de saint Benoît Labre—son saint préféré—de venir une dernière fois au secours, Alphonse, qui s’était éloigné un peu, poussa un cri:
—J’entends les chiens!
Les voilà tous deux, à toutes jambes et raquettes, courant dans la direction du bonheur.
Les déceptions étaient finies. Le pêcheur, au moment de repartir pour le fort Norman, l’avant-veille, avait, sans pouvoir s’expliquer comment, tué trois orignaux. Et pensez donc, la belle viande vermeille, étalée, là, sous les yeux affamés des nouveaux venus, et qu’il lui fallait encore boucaner!
Le vieillard traita ses hôtes, en roi de la forêt. Le lendemain, il les retint jusqu’à l’après-midi, afin de leur préparer lui-même deux galas supplémentaires. Puis, chargeant l’épaule d’Alphonse du meilleur des morceaux, il se recommanda aux prières du missionnaire.
La générosité attache le cœur: plus il donne, plus il aime. Bèchlètsiya était protestant; mais sa conversion ne tarda plus. Le Père Ducot le baptisa, lui fit faire sa première communion, et, quelques mois après, sanctifia sa mort.
Les voyageurs arrivèrent à Sainte-Thérèse, le dimanche de Quasimodo, à dix heures du soir.
Le Père Ducot, qui nous écrivit au long cet épisode, concluait:
«—On dit qu’il y a une Providence pour les fous. Il y en a certainement une spéciale pour les missionnaires, qui le sont bien un peu, à leurs heures. Nos stulti propter Christum».
Quatre ans après cette épreuve, du 20 avril au 8 juin 1884, le missionnaire de Sainte-Thérèse retourna au campement des Flancs-de-Chiens. Un mois de travail parmi eux lui rapporta cinq premières communions, le baptême d’un sorcier et une douzaine de confessions. Il en fut aussi heureux que les missionnaires des paroisses blanches, après leurs grands coups de filet dans la masse des peuples.
Parti à la raquette, il revint en radeau, cette fois, sur la rivière de l’Ours, avec quelques sauvages.
Le premier soir, ils furent contraints de faire escale, sur la rive droite. Le lendemain, le radeau était parti, avec les vivres et les outils. Des chiens, passant dans la nuit, en avaient dévoré les amarres de cuir d’orignal. Il fallait, sous peine de mourir de faim, atteindre la rive gauche où se trouvaient le fort Norman et la mission.
Les Indiens se rappellent alors qu’un chaman leur a prédit qu’ils périraient, un printemps, en descendant la rivière de l’Ours (la Télini-diè), et ils se livrent au désespoir. Le missionnaire a grand peine à relever leur courage et à les convaincre que Dieu est plus fort que le sorcier et Satan. Sur la promesse qu’il leur fait solennellement de les conduire à Sainte-Thérèse pour le dimanche, ils se décident à marcher.
Pendant quatre jours, ils descendent des falaises et traversent des torrents, le long de la rivière rageuse, qui roule les glaçons du lac de l’Ours. Enfin un pont de glace est en vue à la tête d’un rapide. Il semble unir les deux rives: c’est la délivrance.
En faisant le signe de la croix, les naufragés s’y engagent. La glace désagrégée, pourrie, cède et frémit sous les pieds. Avec un bâton, chacun sonde devant soi, et s’avance peu à peu. En trois quarts d’heure, tous ont sauté sur la rive gauche.
A l’instant où ils remercient Dieu, un fracas de tonnerre résonne dans la gorge: c’est le pont de glace qui crève et se disperse dans les cascades...
A sa visite de 1886, la suivante, le Père Ducot annonça aux sauvages du Grand Lac de l’Ours que pour la première fois il serait au fort Norman, le 25 décembre, et qu’il y chanterait la messe de minuit. Il n’eut pas à répéter l’invitation.
Laissons-le nous dire l’événement: