Aux glaces polaires: Indiens et esquimaux
La maison dont j’ai fait l’acquisition est moins pour moi que pour tous les preux, vieux, infirmes, épuisés de fatigue de notre triste Nord. Je ne serais plus père, le jour où, par manque de prévoyance, j’aurais exposé mes enfants, les braves des braves, à devenir le rebut de la terre. Ils ont bien fait leur journée: payons-les généreusement!
Lui-même comptait écouler dans ce refuge, auprès de Mgr Taché, et «en les consacrant au salut de son âme, ses dernières années.»
Hélas! l’aube des derniers jours se levait déjà.
Il s’occupa encore, au printemps 1890, de l’expédition des effets du Mackenzie, sans oublier même les «douceurs maternelles».
—Allez m’acheter une petite balance, dit-il, au Frère Boisramé, et surtout qu’elle soit exacte!
Sur cette balance, il pesa scrupuleusement les trois livres de sucre par missionnaire, que les moyens permettaient désormais d’allouer annuellement.
De sa «maison-palais», ainsi qu’il l’appelait en riant, il ne sortait que pour visiter Mgr Taché:
—Allons voir Alexandre, disait-il.
Mais, chez lui, tout Saint-Boniface était le bienvenu.
Dans l’oratoire qu’il avait construit et orné de ses mains, il accomplissait, avec la ponctualité d’un novice, tous les exercices prescrits ou conseillés par la Règle des Oblats.
Il célébra sa dernière messe, deux semaines avant sa mort. De ce moment, un prêtre vint chaque matin offrir devant lui le saint sacrifice et lui donner la sainte communion.
Loin de se plaindre, il se trouvait heureux de souffrir de l’immobilité de Notre-Seigneur attaché au gibet, et se répétait la parole de Mgr de Mazenod:
—Quand on est sur la croix, il faut s’y bien tenir!
Mais l’inaction hâta sa fin. La maladie de foie dont il souffrait, et dont il avait ressenti l’atteinte fatale, au cours d’une ordination qu’il faisait, le 13 juin, au collège de Saint-Boniface, répandit le désordre complet dans son robuste organisme. Il devint somnolent, enflé, incapable de se coucher.
M. l’abbé Messier, curé de la cathédrale et son confesseur, alla pour l’avertir, sur l’avis du médecin:
—Monseigneur, si j’avais un paroissien dans votre état, je lui dirais qu’il est temps de...
—Ah! C’est bien! répondit allègrement le malade, coupant la phrase. Allons-y!
Interpellant aussitôt le Père Pascal (futur Mgr Pascal), qui était depuis plusieurs mois son infirmier:
—Père Pascal, vite, allez me chercher les Sœurs Grises de l’hôpital, afin qu’elles prient, pendant que vous m’administrerez. Faisons bien les choses. On ne part qu’une fois pour l’éternité.
Ayant reçu le saint Viatique et l’Extrême-Onction, il s’absorba dans une ardente action de grâces. On l’entendit murmurer:
—O bon Jésus, qu’on est heureux de vous avoir quand on souffre! Quelle force, quel baume, quelle consolation pour mes souffrances!... O bon Jésus, ce que vous faites est parfait! Je vous consacre le reste de vie que vous me laissez!...
Puis, comme revenant d’un monde lointain, il regarda autour de lui et aperçut les prêtres et les religieuses en larmes. Il n’avait jamais pu voir la peine des autres, sans tout faire pour la dissiper:
—Allons, allons, dit-il, réjouissons-nous! Un chrétien doit mourir gaiement! Qu’on me donne ma vieille pipe du Nord, et contons des histoires!
On lui donna la pipe. Mais le dernier effort de sa joviale charité fut d’en tirer quelques faibles bouffées. Elle tomba, inachevée.
Le lendemain, Mgr Taché, rentrant d’un voyage, trouva son cher ami sans connaissance.
Durant les cinq jours qui suivirent, Mgr Faraud ne sembla revenir à lui qu’un très court moment. Ce fut pour exprimer un merci à ses deux gardes-malades, dont il trouva les mains dans les siennes. Il dit seulement:
—Pauvre Père!... Cher Curé!...
Et son regard affectueux, allant du Père Pascal à M. Messier, accompagna les mots.
Il expira, après trente-six heures d’une violente agonie, le 26 septembre 1890.
«Le Frère Boisramé pleura, à n’en plus finir.»[31]
⁂
Mgr Vital-Justin Grandin (1829-1902)
Consacré à la Sainte Vierge, dès avant sa naissance, Mgr Grandin manifesta, tout enfant, une piété de prédilection envers la Reine des Apôtres.
Un jour, l’un de ses condisciples, le Père Fouquet, lui annonça qu’il partait pour le noviciat des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée. Ce titre le fascina. Missionnaire, et, en même temps, le dévoué—oblatus—de Marie Immaculée, n’était-ce pas l’idéal réalisé de tous ses rêves!
Au moment de cette révélation, il se trouvait au séminaire des Missions Etrangères de Paris, la seule institution fondée pour l’évangélisation des infidèles, qu’il eût encore connue; et il s’y préparait à l’apostolat des Chinois, avec le Vénérable Théophane Vénard, le Bienheureux Chapdelaine et d’autres futurs martyrs. De lui-même, il n’eût point quitté le séminaire. Mais ses supérieurs, tout contristés de perdre un tel sujet, lui conseillèrent de retourner au diocèse de Laval, à cause d’un défaut naturel, jugé incompatible avec l’usage des langues orientales. Ce défaut était un léger zézaiement, lequel, d’autre part, uni à la simplicité de ses manières, achevait de le rendre sympathique.
Le chagrin du pauvre «expulsé» tomba, devant le conseil que lui donna, le même jour, son directeur de conscience «d’essayer les Oblats».
Il était au noviciat de Notre-Dame de l’Osier, en 1852, lorsque passa Mgr Taché, nouvellement sacré. Les récits du jeune évêque missionnaire l’enthousiasmèrent:
«Je vous assure, écrivit-il à ses parents, je vous assure que si j’allais dans cette mission, je ne regretterais ni la Chine, ni le Tonkin».
Il fut, selon ses vœux, donné à Mgr Taché, malgré une bien chétive santé, et malgré le médecin assurant qu’il ne «supporterait peut-être même pas l’épreuve de la traversée.»
Le Père Grandin demeura, l’hiver, à Saint-Boniface, et partit, en juin 1855, pour la mission de la Nativité (lac Athabaska) comme assistant du Père Faraud.
De la Nativité, il alla passer quelques mois à la rivière au Sel, chez le patriarche Beaulieu, son professeur de montagnais, et quelques semaines à Notre-Dame des Sept Douleurs (fond du lac Athabaska).
Mais au bout de deux années seulement, 1857, il reçût l’ordre de se rendre à l’Ile à la Crosse, pour prendre charge de la mission Saint-Jean-Baptiste.
C’est là, lui aussi, que l’année suivante, en juillet 1858, il vit tomber soudain sur ses épaules l’honneur de l’épiscopat. Ses bulles le préconisaient évêque de Satala, et coadjuteur de Mgr Taché, évêque de Saint-Boniface.
Ses protestations, qu’il croyait invincibles auprès de Mgr de Mazenod, lui attirèrent cette réponse:
«—Je n’approuve pas vos observations, et je vous interdis d’en faire de nouvelles. Venez de suite, et n’attendez pas que je sois mort pour obéir à mes ordres.»
Mgr Taché ajoutait à la lettre du Fondateur des Oblats:
«—Hâtez-vous. Votre préconisation datera bientôt de deux ans. Le Pape vous regarde déjà comme un vieil évêque, et, s’il vous écrivait, il vous donnerait le titre de vénérable frère.»
Le soir du 30 novembre 1859, Mgr de Mazenod écrivait:
Voici encore un des beaux jours de ma vie. Je viens de consacrer évêque notre bon, notre vertueux, notre excellent Père Grandin. Il avait été faire son noviciat pour l’épiscopat, dans l’horriblement pénible mission des immenses régions glaciales renfermées dans le diocèse de Saint-Boniface, et cela pendant cinq ans d’un travail surhumain. Elu depuis deux ans évêque de Satala, in partibus, et coadjuteur de Saint-Boniface, j’ai dû attendre qu’il eût le temps d’arriver jusqu’à moi pour que je lui impose les mains. C’est un privilège que je me suis réservé, et que ne m’a pas contesté notre cher Mgr Taché, évêque de Saint-Boniface. J’ai déjà exprimé la joie que m’a fait éprouver la venue de ce bon fils qui tenait de moi la tonsure, les ordres mineurs, le sous-diaconat, le diaconat et la prêtrise... Je renonce à exprimer ce que j’ai éprouvé de bonheur, en sacrant un tel évêque.
Le 17 avril suivant, Mgr de Mazenod traçait à Mgr Taché, sur le nouvel évêque, qu’il connaissait encore mieux, ces remarques, restées inédites:
Oh, cet excellent Mgr Grandin! Voilà un missionnaire achevé. Quelle bonne inspiration nous avons eue de le choisir pour être votre coadjuteur! A lui seul, il vaut dix missionnaires. Il a déployé un bon sens rare, dès son apparition ici. On n’a jamais vu un homme exciter une sympathie plus universelle. C’est prodigieux. Il n’a eu qu’à paraître, et tout le monde s’est mis à l’aimer et à le révérer... Ce cher évêque a l’esprit si juste; il a tant de vrai zèle pour la gloire de Dieu, le salut des âmes, l’honneur et les avantages de sa mission qui est essentiellement nôtre; il vous rend tant de justice; il met si bien chacun à sa place, que c’est un vrai plaisir de s’entretenir avec lui sur tous les objets.
Il fut convenu que désormais Mgr Taché resterait à Saint-Boniface, porte du Nord-Ouest, et que son coadjuteur s’installerait—comme s’installent les missionnaires,—à l’Ile à la Crosse, porte de l’Extrême-Nord.
L’Ile à la Crosse avait déjà les affections de Mgr Grandin. Il l’aima davantage de 1860 à 1869. Il l’aima peut-être plus que ne l’aimèrent les autres évêques dont elle avait été aussi le Bethléem, parce qu’il y travailla plus que personne, et surtout parce que, l’ayant lui-même développée, embellie, il eut à la voir disparaître dans les horreurs d’un incendie. En deux heures de la froide nuit du 1er mars 1867, sous les yeux de l’évêque, des religieuses, des orphelins, qui étaient là, à peine vêtus, les pieds nus dans la neige, et impuissants à rien sauver, évêché, couvent, orphelinat, remises, provisions de réserve, tout fut brûlé[32].
En 1869, le Saint-Siège détacha de Saint-Boniface le diocèse de Saint-Albert, nommant Mgr Grandin titulaire du nouvel évêché.
Cinq années seulement de Mgr Grandin appartiennent à l’histoire du vicariat d’Athabaska-Mackenzie: les deux années du lac Athabaska, où il fut comme simple prêtre, et trois années (de juin 1861 à juillet 1864) qu’il employa à visiter et à gouverner le vicariat arctique, depuis le lac Athabaska jusqu’au Cercle Polaire, en attendant la nomination, la consécration et le retour de Mgr Faraud.
A suivre le maladif et doux prélat dans les phases de cette longue pérégrination, par le récit qu’il en fit lui-même; à réfléchir sur les aveux qu’il confiait à Mgr Taché, en des communications intimes, dont les archives de Saint-Boniface gardent le secret, avec tant d’autres semblables sur les tortures les plus crucifiantes, les plus humiliantes, et donc les plus sanctifiantes, des missionnaires, mais que la délicatesse de nos usages défend de mettre au jour, on reste interdit, et l’on se demande quelles autres souffrances morales et physiques pourraient bien s’ajouter à celles-là, pour tuer leur victime... Mais Dieu soutient ses missionnaires; et, comme se plaisait à le redire Mgr Faraud, avec saint Paul, c’est lorsqu’ils sont les plus faibles qu’ils deviennent les plus forts, parce qu’ils peuvent tout en celui qui les fortifie.
Mgr Grandin regardait son voyage du Mackenzie comme l’étape culminante de sa vie de missionnaire des sauvages. C’est aux peines et aux consolations éprouvées, dans ce champ de glace, parmi les Montagnais, les Plats-Côtés-de-Chiens, les Peaux-de-Lièvres, les Esclaves, qu’il prenait les traits de choix des conférences et des sermons qu’il fut appelé à prononcer dans tant d’institutions, d’églises et de cathédrales, pour l’œuvre de la Propagation de la Foi.
C’est une conversation sur le même sujet qui lui gagna l’admiration de Louis Veuillot. Le publiciste catholique le présentait, le lendemain, à la France et à l’univers, dans l’un des meilleurs articles de sa carrière: L’évêque pouilleux. Il se servait de l’abjection forcée, mais chrétiennement acceptée, du prélat, pour venger l’Eglise, «la grande faiseuse d’hommes», qui, à l’encontre de la risée des mondains, s’occupait alors de béatifier le miséreux volontaire, Benoît-Joseph Labre. Louis Veuillot conserva toute sa vie cette vénération pour Mgr Grandin:
—Quel bel évêque vous avez dans les glaces, disait-il à l’un des nôtres. C’est bien lui qui fait comprendre que le froid brûle!
La Vie de Mgr Grandin a été écrite d’une plume de maître, en 1903, année qui suivit sa mort, par le R. P. Jonquet, O. M. I.[33]. Nous y renvoyons le lecteur, lui promettant, avec le charme d’un drame vécu, historique, les impressions qui élèvent et vivifient les âmes.
Ce que le lecteur ne trouvera pas cependant, dans le livre du Père Jonquet, c’est que l’Eglise a entrepris de placer Mgr Grandin sur les autels. La cause de canonisation du serviteur de Dieu fut commencée en 1914.
Elle se poursuit, à Rome, de concert avec la cause introduite du Père Albini, O. M. I., l’apôtre et le thaumaturge de la Corse.
CHAPITRE VIII
L’ÉVÊQUE DE PEINE
Mgr Isidore Clut.—Les bulles blanches et le sacre.—Egaré dans les bois.—Au concile du Vatican.—Recruteur.—Episode du Grand Rapide.—Une rencontre de Mgr Clut et de Mgr Faraud.—Aux territoires du Youkon et de l’Alaska.—Les visites du vicariat.—L’indésirable bien-aimé.—Dompteur de chiens et meneur de traîneaux.—Campement à la belle étoile.—Vermine.—Le son du glas.—Au petit Lac des Esclaves.—«Notre joie et notre récompense».
Dans quelle administration, dans quelle entreprise n’a-t-on pas trouvé, à côté du maître qui paraît, l’artisan ignoré; sous le chef qui commande, l’humble manœuvre; près de l’homme des honneurs, celui qui les gagne: l’homme de peine?
L’évêque de peine, dans les missions du Mackenzie, s’il était possible que tous ne l’eussent pas été pareillement, serait Mgr Clut.
Toujours à la tâche obscure, partout éclipsé dans sa timidité et dans sa modestie, il marcha, il travailla, il peina, sans dire jamais: «C’est assez». Le regard fixé sur son vicaire apostolique, comme celui du matelot sur son capitaine, il n’eut jamais à faire que la volonté des autres. Il avait inscrit sur son blason, aux pieds de saint Isidore labourant, la parole du divin Maître: Jugum meum suave est et onus leve. Mon joug est doux et mon fardeau léger. Il eut en effet la paix surnaturelle des bons serviteurs de Dieu.
Quant à la consolation humaine, cette heure de repos, si rare mais si douce, qu’il est permis au courageux ouvrier de goûter, en se disant: «C’est mon ouvrage!», on la chercherait en vain dans cette vie des solitudes sauvages, où l’évêque se fit semblable au plus laborieux de ses frères convers, au plus misérable de ses Indiens. Si, pourtant. Il dut éprouver, un jour, une joie d’ici-bas. Ce fut le 3 août 1889, à la mission de la Providence, en son jubilé épiscopal, lorsqu’il entendit le Père Grouard lui dire, dans une courte adresse qu’avaient signée les missionnaires, pères et frères, de l’Athabaska-Mackenzie:
...Si ces pauvres pays ont un jour leur histoire, et que cette histoire soit fidèle à retracer, avant tout, le règne de Dieu, vous aurez droit, Monseigneur, à une belle page. Bonté, dévouement sans bornes et courage à toute épreuve brilleront à chaque ligne de cette page. Vos exemples et vos leçons de générosité et de vaillance nous piqueront d’une sainte émulation, soyez-en sûr, Monseigneur, pour cheminer au milieu de ces tribus sauvages qui bénissent votre nom et recueillir en grande partie le fruit de vos labeurs.
Né à Saint-Rambert-sur-Rhône, diocèse de Valence, le 11 février 1832, Isidore Clut grandit dans la piété et l’attrait du ministère des autels.
Le 8 décembre 1854, jour de la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception, il prononçait ses vœux perpétuels d’Oblat de Marie Immaculée, au scolasticat de Marseille.
Le 20 décembre 1857, il était fait prêtre par Mgr Taché, à Saint-Boniface.
Le 7 octobre 1858, il arrivait à la mission de la Nativité, lac Athabaska, comme vicaire du Père Faraud et son élève en montagnais. Le professeur profita bientôt de la présence de son pupille pour lui confier la mission et reprendre ses voyages.
C’est là que, neuf ans après, sans avoir quitté son poste d’isolement, de famine, et presque de mort—car une maladie de poitrine l’avait conduit à l’extrémité, en 1862,—c’est là que, le 15 août 1867, le Père Clut reçut l’onction des pontifes.
A peine Mgr Faraud avait-il été sacré, en 1864, qu’il se présentait au Vatican, pour demander un auxiliaire «aux jambes valides», et capable de parcourir le vicariat, que le vicaire apostolique administrerait de loin. Il redoutait des difficultés. Mais «comme si l’Ange de nos missions eût parlé à l’oreille de l’auguste Pontife, raconte Mgr Faraud, Pie IX me répondit aussitôt, en me prenant affectueusement les mains:
«—Je connais toutes vos affaires et vos missionnaires, et j’en suis très édifié. Je vous accorde tous les pouvoirs que vous demandez.
«Je suis ensuite entré dans les détails propres à réjouir son cœur de père, et à chaque instant il essuyait une larme et disait avec une ineffable expression de bonté et de sainteté: «—Mirabilia quæ fecit Dominus cum apostolis suis!—O merveilles accomplies par le Seigneur, avec ses apôtres!»
Les bulles du coadjuteur, bulles blanches, sans nom exprimé—n’en serait-ce pas l’unique exemple dans les Actes de l’Eglise?—furent émises le 3 août 1864, stipulant que Mgr Faraud consulterait les missionnaires de son vicariat; qu’il choisirait ensuite l’un d’eux; qu’il le consacrerait, sous le titre d’Evêque d’Arindèle, in partibus infidelium, et d’auxiliaire sans aucun droit de succession; et qu’enfin il enverrait le nom du prélat au Saint-Siège.
Tous les votes du vicariat, recueillis séparément et en secret, désignèrent le Père Clut.
La nouvelle fut intimée à l’élu, le 3 janvier 1866, et il fut décidé qu’il serait sacré, l’année suivante, au lac la Biche, par les trois évêques du Nord-Ouest. Mais l’époque arrivée, l’on apprit que Mgr Taché et Mgr Grandin s’embarquaient pour se rendre au chapitre des Oblats.
Mgr Faraud venait d’en être averti, quand il passa au lac Athabaska, en route pour rencontrer, au lac la Biche, les Sœurs Grises, fondatrices de l’hôpital de l’Extrême-Nord:
—Nous n’attendrons plus, dit-il au Père Clut. Voilà trois ans que vous êtes évêque! Préparez-vous. Invitez les sauvages. A la mi-juillet, au plus tard, lorsque je repasserai, avec les sœurs, je vous consacrerai.
La mi-juillet ne ramena point la caravane. Les religieuses avaient été retardées par divers contretemps dans la prairie, et du lac la Biche au lac Athabaska les eaux étaient devenues difficiles. Chaque jour, le Père Clut et les Indiens sondaient l’horizon du lac, mais en vain. Si bien qu’au crépuscule du mardi 13 août 1867, lorsque la barge, avec son drapeau déployé, fut aperçue au bout des flots, il ne restait sur le rivage que cinq ou six familles montagnaises, résolues à jeûner jusqu’à l’impossible, «pour voir la fête». Tous les autres sauvages, chassés par la faim, avaient repris les bois.
Il restait une seule journée entière avant le sacre.
Mgr Clut raconte à Mgr Taché comment elle se passa:
Après avoir entendu les péripéties du long voyage des Sœurs Grises, on mit la question du jour de mon sacre aux avis. Il s’agissait de décider si on donnerait lieu à la cérémonie le 15 août (jeudi), fête de l’Assomption de notre glorieuse Mère, ou si on attendrait le dimanche suivant. D’après le pontifical, nous ne pouvions prendre que le jour d’une fête d’apôtre ou un dimanche. Cependant une raison grave nous fit nous décider pour le 15 août: la disette de vivres. Malgré mes précautions, je me trouvais dans la plus profonde pénurie pour recevoir mes hôtes nombreux, et je n’aurais pu les nourrir jusqu’au dimanche. Nous argumentâmes de la sorte: Si le Souverain Pontife a donné le pouvoir extraordinaire à Mgr Faraud de se créer un auxiliaire, il a dû lui donner les moyens d’arriver à cette fin. En écrivant au cardinal Barnabo, pour lui apprendre ma consécration, je fais connaître à Son Eminence ce qui en est, lui demandant pardon si nous avions encouru des censures sans le savoir...
Il eût été naturel que j’employasse le 14 à la retraite et au silence. Ce fut tout le contraire. Je dus m’occuper toute la journée de choses matérielles, payant les rameurs de Mgr Faraud, ou faisant les préparatifs pour la fête. Une bonne partie de la nuit dut être employée à ces ouvrages. Ayant reçu l’ordre d’aller prendre un peu de repos, c’est sur ma paillasse que je pus méditer aux grâces qui m’attendaient. La matinée même du 15, je fus pris encore de tous les côtés, et c’est à peine si je pus me réserver un quart d’heure de recueillement. Heureusement que j’avais fait une retraite de quatre jours, au temps présumé de l’arrivée probable de Mgr Faraud...
La cérémonie se déroula dans la pompe de la pauvreté.
L’évêque consécrateur avait le Frère Salasse pour suite pontificale, et Mgr Clut avait les Pères Eynard et Tissier pour évêques assistants. Les Sœurs Grises s’improvisèrent sacristains et choristes. La petite chapelle était à moitié vide. L’on croyait avoir apporté, de Saint-Boniface, les ornements épiscopaux; mais, au déballage, il manqua les deux tunicelles, la mitre et la crosse; et l’on ne trouva que les uniques gants et l’anneau de Mgr Taché. Des tunicelles et de la mitre il fallut faire le deuil. Mgr Faraud pourvut à la crosse. Avisant un petit sapin, il l’abattit, l’écorcha et le passa au tour. Avec son couteau de poche, il découpa la volute dans un bout de planche. Avant de se mettre au lit, Mgr Clut badigeonna le tout en jaune argile. La crosse se trouva presque sèche pour la cérémonie[34].
Le sacre accompli, et les agapes «à la viande sèche et au poisson sec» finies, il importait d’éloigner, au plus tôt, Mgr Faraud, les Sœurs Grises et leurs nautoniers. L’après-midi du 15, la nuit entière et le lendemain virent Mgr Clut à l’œuvre d’expédier la besogne, dont on ne sort plus, des appareillages du Nord. Le soir même du vendredi, 16, la barge démarra, laissant l’Evêque d’Arindèle à sa solitude et à ses dernières provisions de bouche.
Les deux printemps qui suivirent, 1868 et 1869, Mgr Clut alla, à la raquette, au fort Vermillon, sur la rivière la Paix, à 500 kilomètres du lac Athabaska, afin d’y sauver les Castors des mains du prédicant Bompas. Au deuxième de ces voyages, il s’égara dans les bois, avec son compagnon, Louis Lafrance—l’Iroquois qui devait être le meurtrier du Frère Alexis.—Il marcha «onze jours, du matin au soir, aussi vite qu’il le pouvait, par des chemins affreux, des neiges qui ne cessaient de tomber.»
Chaque soir, mes pieds en avaient assez, dit-il. Ils étaient très enflés et très sensibles. C’est à peine s’ils pouvaient supporter les cordes des raquettes. Cependant, je crois que la Providence, tout en voulant me préparer par la souffrance à la mission que j’allais donner, ne permit pas que mes jambes s’enflassent comme elles l’auraient dû faire, avec un pareil mal de raquettes. L’épreuve rend fervent. Que de prières et d’actes d’amour de Dieu n’ai-je pas fait pour implorer la grâce d’une heureuse arrivée!
A son retour à la Nativité, il trouva la bulle d’indiction du Concile du Vatican, ainsi que l’ordre de Mgr Faraud de se rendre aux grandes assises de l’Eglise, et d’en profiter pour faire la conquête de quelques jeunes missionnaires français.
De vieux évêques, consacrés longtemps avant le prélat missionnaire, mais dont les bulles étaient plus récentes que les siennes, se trouvèrent surpris d’avoir à lui céder le pas, dans l’auguste assemblée.
Cependant, tout heureux qu’il fût d’avoir pris part au concile œcuménique, il ne vota point l’infaillibilité pontificale. Car il dut quitter Rome, en décembre, trois semaines après l’ouverture des séances, afin de ne point manquer le départ des barges du Nord, au dégel de 1870.
En traversant la France, il s’occupa des «conquêtes».
Mgr Clut fut l’un des recruteurs de nos missions glaciales. Homme de cœur, comme l’est essentiellement tout missionnaire, il faisait passer dans ses conférences, peu châtiées dans la forme, mais d’une sincérité d’autant plus avenante, toutes ses visions de la misère des sauvages et des ouvriers de l’Evangile. Sa voix, aisément caverneuse, sépulcrale s’il le voulait, aidait sa description à charger de noir des tableaux que les réalités, d’ailleurs, eussent encore trouvés trop pâles.
Son accent apostolique fit une telle impression, au grand séminaire de Viviers, que, sur-le-champ, trois jeunes gens se donnèrent à lui, pour les missions du Mackenzie, et que, sans même dire adieu à leurs familles, ils le suivirent en Amérique. Ces trois missionnaires étaient les abbés Roure, diacre, Ladet, sous-diacre, et Pascal (futur Mgr Pascal), minoré.
A ces recrues s’ajoutèrent, au port du départ, l’abbé Lecorre, sous-diacre du diocèse de Vannes, gagné lui aussi par Mgr Clut, le Père Collignon et le Frère Reygnier.
De passage au lac la Biche, l’évêque auxiliaire aida Mgr Faraud à couper l’avoine et le foin d’hivernage pour les bœufs de la mission; et, sitôt les rameurs trouvés, il repartit en barge pour le Nord, avec M. Lecorre, le Père Roure qu’il venait d’ordonner prêtre, trois aspirants frères convers, une jeune tertiaire Franciscaine, Marie-Marguerite, envoyée à l’aide des Sœurs Grises du fort Providence, et Geneviève, sa compagne, orpheline de neuf ans.
A la tête du Grand Rapide de la rivière Athabaska, les métis engagés se mirent en grève. Sourds aux raisons et aux supplications des missionnaires, ils retournèrent, à travers bois, au lac la Biche, «afin de se faire payer par Mgr Faraud», disaient-ils cyniquement.
Se lancer, sans guide, dans la chaîne des rapides, c’était la perte presque assurée de l’approvisionnement des missions que portait la barque, et peut-être la mort de tous. On était au 7 septembre. La neige tombait déjà.
Nous halons notre barge pour la mettre en sûreté, raconte Mgr Clut, et je laisse un frère et un serviteur de la mission à la garde du bagage. La Sœur converse était tombée gravement malade et ne pouvait faire un pas. Elle reste donc aussi avec sa petite fille. La crainte de voir cette malade mourir sans sacrements me fait laisser là le Père Roure, qui se dévoue pour remplir ce devoir de charité. Puis, suivi du Père Lecorre, et de deux frères, je pars dans le but de me rendre jusqu’au fort Mac-Murray. Chacun prend ses couvertures et ses provisions pour cinq jours, et nous nous mettons en route le long de la rivière. Nous voilà donc marchant tantôt sur des pierres aiguës et coupantes, tantôt dans la boue jusqu’aux genoux, tantôt dans d’épais fourrés, tantôt sur le bord des précipices, tantôt sur le flanc des rochers ou des côtes escarpées. Vers le coucher du soleil, nous étions épuisés de fatigue, nos pieds étaient meurtris et ensanglantés; nous songions à camper, quand nous aperçûmes la fumée d’un camp de Montagnais sur le bord opposé. Le Père Lecorre tire du fusil. Plusieurs décharges lui répondent. Bientôt un canot se dirige vers nous et nous traverse. Nous sommes au milieu de sept familles chrétiennes, qui reçoivent avec joie le grand Chef de la Prière et ses compagnons.
Ils nous procurèrent deux canots, dans lesquels nous descendîmes au fort Mac-Murray. Sans le secours providentiel de ces embarcations sauvages, nous aurions eu une peine incroyable à atteindre ce poste...
C’était dans Monsieur Mac-Murray, chef du district d’Athabaska, que j’avais mis, après Dieu, ma dernière espérance. Malheureusement, il n’était pas encore arrivé du Portage la Loche. Je l’attendis trois jours au fort Mac-Murray. Après quoi, impatient de m’entendre avec lui, afin d’assurer le transport de nos pièces, je résolus d’aller à sa rencontre. J’équipai un canot d’écorce, et je partis. Il me fallut ramer comme un galérien du matin au soir pour remonter le courant rapide de la rivière Eau-Claire. J’arrivai au Portage la Loche après quatre jours et demi de marche forcée. Je franchis à pied les 19 kilomètres du portage et je trouvai enfin la brigade désirée. J’étais à 450 kilomètres des pauvres abandonnés au Grand Rapide. M. Mac-Murray se montra très complaisant et m’accorda tout ce que je pouvais désirer, c’est-à-dire une barge qui prendrait les devants, et me serait prêtée avec l’équipage et un guide pour aller chercher mon bagage et mes compagnons laissés au Grand Rapide...
Je repartis dans mon canot d’écorce, et j’arrivai au fort Mac-Murray le 24. Un furoncle malin me causait des souffrances presque intolérables et une grosse fièvre accompagnée de violents frissons.
Le lendemain, la barge promise arrive du Portage la Loche. Mais quelle déception! Le guide est tombé malade et crache le sang, un homme s’est blessé, et les autres se découragent en voyant l’eau trop basse. Je presse, j’exhorte, je supplie. Je parle du dévouement du missionnaire qui a tout sacrifié pour venir leur donner les moyens de se sauver. Je fais voir nos pères du Nord, les sœurs et les orphelines dénués de tout et condamnés à passer l’hiver dans de cruelles privations. C’était comme si j’eusse parlé à des cœurs de bronze. Ce ne fut qu’après cinq ou six heures de prières que je décidai ces gens à monter avec moi. Encore dus-je leur promettre une forte récompense, et «engager» cinq Montagnais et deux Cris, afin que notre grand nombre d’ouvriers fit paraître l’ouvrage moins pénible.
Enfin, nous partons, et je verse des larmes de joie en pensant que je viendrai à bout de mon entreprise.
Le 1er octobre, nous arrivons au pied du Grand Rapide, où nous laissons notre barge, et nous nous dirigeons à pied vers le camp, où nos pauvres compagnons nous attendent depuis si longtemps, désespérant de nous revoir. Aussi quel n’est pas leur bonheur! Le mien est grand aussi sans doute; mais non pas sans mélange. Je trouve le Père Roure pâle et défait. Je m’informe s’il souffre de la faim. Il me répond qu’il a été pris d’un refroidissement, en se levant, la nuit, pour aller prendre soin de la pauvre sœur malade, qui dans des accès de délire courait de grands risques. J’entre dans la tente de la malade et la trouve très souffrante. Elle ne s’est pas levée depuis le 7 septembre, jour de notre séparation. Comment supportera-t-elle le voyage et les rigueurs du froid déjà très piquant? Que lui donner pour la soulager?
Cependant je n’avais pas de temps à perdre. Nos hommes, voyageurs expérimentés, ont examiné le terrain. Les difficultés sont grandes, mais pas insurmontables. Tous prennent courage. Nous nous mettons à transporter nos pièces et notre barge, que nous traînons au milieu des rochers et de mille embarras. Le lendemain, nous radoubons la barge, que tant de secousses avaient disloquée.
Nous sommes obligés de porter la sœur malade, sur un brancard, dans le portage, jusqu’au bout de l’île. Pauvre fille! Qu’elle aura à souffrir le long du chemin! La rivière, en cette saison surtout, où l’eau est très basse, n’est qu’une suite de rapides et de cascades. Souvent la barque heurte violemment les récifs. Alors, les cris et le tapage des rameurs sont insupportables, même pour une personne en bonne santé. Et la malade est si faible qu’elle ne peut lever la tête. Trois fois nous dûmes la débarquer et la transporter le long du rivage. Au milieu de tant de souffrances, elle ne se plaignait pas: «Ma seule peine, disait-elle, est de vous donner tant de trouble!»
Le 5 octobre, nous arrivâmes au fort Mac-Murray, et le 9, à la mission de la Nativité, du lac Athabaska...
Marie-Marguerite ne débarqua à la Nativité que pour mourir aussitôt, saintement résignée.
Quant au Père Roure, Mgr Clut dut l’abandonner, au Grand Lac des Esclaves, et le remettre aux soins du Père Gascon, persuadé qu’il ne le reverrait plus vivant. La mort du jeune missionnaire fut même annoncée à sa famille. Sa constitution de franc Ardèchois eut cependant le dernier mot. En deux mois, le Père Roure perdit irréparablement sa chevelure, mais il récupéra sa force. De son humeur spirituelle et pacifique, il n’eut rien à regagner alors, ni jamais.
L’année suivante, 1871, Mgr Clut revint de la mission de la Providence au lac la Biche, afin de recevoir de Mgr Faraud la cargaison annuelle. Mais dans quel attirail le vicaire apostolique et son coadjuteur se rencontrèrent-ils! Il faut le dire.
Mgr Faraud, récemment établi au lac la Biche, et de plus en plus effrayé des difficultés amoncelées dans la voie des rapides, s’était convaincu que la seule garantie pour l’avenir était de pratiquer un chemin de charrettes, prenant au lac la Biche et aboutissant au fort Mac-Murray[35].
Deux cent quarante kilomètres de forêts vierges à démanteler, de fondrières à combler, de marais et de rivières à ponter, à l’aide de peu d’ouvriers, d’outils rudimentaires et de bœufs efflanqués, un tel projet ne pouvait être conçu que comme en désespoir. Ce fut le grand échec contre lequel la volonté de Mgr Faraud eut à se briser, vaincue. Mais, avant de rendre les armes, il mit en œuvre tout ce qui fut possible.
En 1869, il avait commencé. En 1871, l’année dont nous parlons, il était lui-même à la tête des travailleurs, bûchant dans les arbres, pataugeant dans les bourbiers, poussant les bœufs. Près de 120 kilomètres se trouvaient ainsi taillés, lorsque Mgr Clut apparut dans la forêt.
Celui-ci avait pour escorte le Père Eynard, et Louis l’Iroquois, depuis le lac Athabaska. Il racontait de la sorte ce qui reste à savoir de l’aventure à Mgr Taché:
...Nous arrivâmes au confluent de la rivière des Maisons et de l’Athabaska, où le chemin de charrettes devait traverser, selon les plans de Mgr Faraud. Ne voyant ni chemin, ni vestige humain, nous essayons de remonter la rivière des Maisons; mais nous la trouvons criblée de rapides. Nous mettons notre canot en cache, et, prenant nos couvertures et nos provisions sur le dos, nous partons à travers bois...
Nous marchons ainsi deux journées, sans rencontrer âme qui vive, si ce n’est une ourse menaçante, avec ses oursons. Là, un brûlé immense commençait. Ses arbres calcinés et entassés pêle-mêle semblaient nous défier. Louis et moi laissons le Père Eynard près de nos paquetons; et nous nous engageons à la découverte dans le brûlé. Mais rien, sinon le grand silence du bois désert. Je craignis que Mgr Faraud n’eût suivi une direction différente. Nous étions à bout de provisions, et aller plus loin, c’était nous exposer à nous égarer et à mourir de faim. Je décidai de retourner au canot et de redescendre au lac Athabaska.
Nous avions fait quelques pas, quand un coup de fusil retentit au loin. Nous allâmes sur le bruit. C’était des métis qui apportaient des vivres aux travailleurs, sans savoir au juste où étaient ceux-ci. Nous joignant à eux, nous marchâmes encore une grosse journée.
Le 5 juin, à 9 heures du soir, nous arrivions enfin à Mgr Faraud, aux Pères Collignon et Ladet et au Frère Alexis, qui frappaient tous à coups de hache dans les liards. Je vous assure que je ne ressemblais guère alors à un Père du Concile. Pour être plus allège, j’avais laissé ma soutane; et ces trois jours dans le bois m’avaient mis en haillons. Quelqu’un qui m’eût rencontré ne m’eût certes pas pris pour un Prince de l’Eglise. D’après mon rapport et celui de mes compagnons, sur les bois forts et les maskegs que nous avions traversés, Mgr Faraud se rendit, quoique bien malgré lui, à la conclusion que le chemin était, pour le moment, impraticable.
Rendant à la sauvagerie le fruit si coûteux de tant de travail, nous retournâmes ensemble au lac la Biche...
L’année suivante, 1872, Mgr Clut recevait de M. Mercier, Canadien Français, et chef du fort Youkon, l’un des postes commerciaux d’une compagnie de San-Francisco, opérant sur tout le versant du fleuve Youkon, l’invitation pressante de se rendre là-bas, pour convertir les sauvages.
Mgr Clut, ne pouvant communiquer avec Mgr Faraud, sans perdre une année, deux peut-être, prit sur lui de tenter l’évangélisation du Youkon et de l’Alaska.
S’adjoignant le Père Lecorre, dont il voulait faire le premier missionnaire de ces territoires, il descendit le fleuve Mackenzie, et, de la pointe Séparation, tête du delta de ce fleuve, il se dirigea, à pied, sur les montagnes Rocheuses, par un portage de 130 kilomètres de marécages et de terrains inconsistants. Dans les replis des montagnes elles-mêmes, il y avait à passer à gué, ce qui veut presque dire à la nage parfois, beaucoup de torrents et de rivières dévalant des glaciers. Parvenus au versant du Pacifique, ils mirent leur canot de peau d’orignal, qu’ils avaient porté jusque-là, sur la rivière Porc-Epic, affluent tourmenté, autant que pittoresquement beau, du fleuve Youkon.
Ils avaient compté sans la précocité de l’hiver. Le vent du Nord souffla sans répit. En quelques jours, le canot fut roulé par le courant dans la débandade des glaçons. Le Père Lecorre, étant tombé malade peu après le départ, ne pouvait qu’à peine se mouvoir. Le 30 septembre, comme les voyageurs étaient à mi-chemin des montagnes Rocheuses au fort Youkon, la barrière redoutée des glaces solides entrava la rivière.
Qu’allaient-ils devenir, sans traîneau, presque sans vivres, sans espoir de rencontrer un être humain? Seule la Providence pouvait les sauver. Elle n’y manqua pas. Le même jour, ils rencontrèrent une famille Loucheuse, arrêtée également par la glace, dans sa navigation vers le fort Youkon. Ces braves Indiens offrirent aux missionnaires une part de leurs provisions, un traîneau et un de leurs chiens. Sauvages et missionnaires repartirent ensemble, le 6 octobre. Pendant sept jours, Mgr Clut, la hache à la main, fraya le passage aux attelages, tombant de-ci de-là, parmi les glaçons coupants, défonçant du poids de son corps les couches trop minces, et plongeant coup sur coup dans les mares glacées. Le Père Lecorre, un peu remis, suivait, trébuchant et se relevant sans cesse. Le 13 octobre, au soir, ils arrivèrent au fort Youkon, chez le tout aimable et fervent catholique M. Mercier. Ils acceptèrent avec bonheur de passer l’hiver sous son toit.
Ce fut un hiver d’amertume pour l’âme des apôtres.
Aucun Indien ne se laissa toucher, tellement les ministres protestants avaient implanté les préjugés contre le catholicisme.
A la débâcle de 1873, les prêtres «secouèrent la poussière de leurs pieds» et descendirent le fleuve Youkon. Ils allèrent jusqu’à l’île du fort Saint-Michel, située à 64 kilomètres de l’embouchure du Youkon, dans la mer de Berhing (océan Pacifique).
Ils firent, en chemin, plus de 150 baptêmes d’enfants. Les Indiens de l’Alaska, ancienne Amérique Russe, se souvenaient des popes orthodoxes, qu’ils avaient vus autrefois, et semblaient sympathiques au rite catholique.
A Saint-Michel, grande déception. Mgr Clut comptait trouver des Oblats et des provisions. Il avait demandé de faire venir ces renforts, via San-Francisco, par le bateau de la Compagnie de Youkon-Alaska. Mais sa lettre, envoyée depuis plus d’une année, n’était point parvenue, et ne devait jamais parvenir, à Mgr Faraud.
Les missionnaires remontèrent le Youkon jusqu’à Anvik, lieu qui leur parut favorable à l’établissement de la mission. Le Père Lecorre consentit à demeurer seul en Alaska, en attendant le confrère et les secours espérés pour 1874.
Mgr Clut bénit son cher apôtre, et continua sa route, revenant sur ses pas de 1872, jusqu’au fort Providence, où il aborda le 10 octobre 1873[36].
Les brèves narrations des grands voyages que nous venons de faire laisseront-elles entrevoir ce qu’il en fut des quarante ans que durèrent les courses de Mgr Clut?
Si l’on décompte deux rapides tournées, au Canada et en France, la vie épiscopale du coadjuteur d’Athabaska-Mackenzie se passa à exécuter les visites du vicariat, au nom du vicaire apostolique, tant du lac la Biche au fort Mac-Pherson, que du fond du lac Athabaska aux montagnes Rocheuses, sur les rivières Athabaska, la Paix, Liard, Nelson, le fleuve Mackenzie, etc...
Son calcul évaluait à quatre ou cinq ans le temps d’une ronde générale.
On ne montrerait peut-être pas une baie des grands lacs où quelque tempête ne l’ait fait reculer devant l’abîme des vagues, pas une chaîne de rapides qui ne lui ait broyé quelque embarcation, pas une berge des fleuves polaires qu’il n’ait gravie à pied, attelé par un cordeau à sa barque que les rames étaient impuissantes à pousser à l’encontre des courants accélérés. Le travail du rameur, remontant ces cours d’eau, devient, en effet, celui des chevaux de halage de nos rivières et canaux d’Europe, à la différence que, sous les pieds ferrés de l’animal, le chemin, préparé par l’homme, se déroule ferme et uni, tandis que sous le souple mocassin du missionnaire la nature encombre ses rivages de rochers abrupts, d’éboulis monstrueux, ou bien les étend en tourbières visqueuses où le haleur s’enlizerait s’il n’était retenu à l’esquif par son propre attelage. Que de fois aussi, du haut d’une falaise qui s’effrite sous son effort, ou mêlé au pan de grève que son poids achève d’entraîner, le malheureux ne tombe-t-il pas au fleuve! Son cordeau devient encore son salut, s’il ne s’est pas tué dans le trajet même de la chute.
Au bout de ces longs pèlerinages apostoliques, l’évêque trouvait-il du moins toujours le rafraîchissement du repos et la joie? Hélas! Plus d’une fois, l’auguste visiteur put lire sur la figure des missionnaires qu’il venait revoir et réconforter, au lieu du bonheur attendu, et qu’ils eussent voulu lui exprimer, l’inquiétude si mal voilée qu’il comprenait dès l’abord: On jeûnait là; et lui, le pasteur bien-aimé, qu’on avait supplié de venir, en des lettres écrites au temps de l’abondance, devenait, en arrivant pour cet hiver, l’indésirable, la bouche inutile, nuisible même au maintien de la mission. Il le comprenait et aussitôt s’en retournait, sachant qu’il serait peut-être isolé par les glaces, et qu’il n’arriverait à une mission, qui pût le nourrir, qu’après des souffrances incroyablement pénibles.
Mgr Clut écrivit, dans son journal, le récit courant de ses épreuves. Près de mille pages s’y pressent, sans marges ni interlignes. «Et tout n’y est pas», dit-il. La simplicité et la bonhomie de l’allure achèvent de provoquer l’étonnement et l’admiration. Ces quinze cahiers jaunis seront-ils organisés un jour en un ouvrage, et publiés? Souhaitons-le pour la gloire de l’Eglise. Nous les avons lus et relus avec émotion, savourant, comme en un contact direct, la grande âme d’un missionnaire des petits, qui pouvait bien dire, en l’appliquant à sa vocation, la parole de Jeanne d’Arc, demandant qu’on ne l’empêchât point de sauver la France: «C’est pour cela que je suis née!»
Nous ne prendrons plus à l’épopée du bon évêque que quelques souvenirs sur les voyages de l’hiver, qui furent les principaux de sa vie, comme ils le sont de la vie de tous les missionnaires, au pays des neiges.
De même que, comme pagayeur et comme haleur de grève, Mgr Clut ne trouva jamais son rival, ainsi comme entraîneur de chiens et conducteur de traîneaux, il n’eut point son pareil.
Il excellait à dompter les chiens de trait. Il leur apprenait notamment à redouter son fouet. Savoir appliquer à temps le coup de fouet, savoir surtout stimuler ces grands chiens-loups par le seul geste de leur montrer la mordante lanière, c’est le comble de l’art et le titre au brevet du cocher arctique. Mgr Clut frappait rarement; mais, s’il frappait, la couture s’imprimait sur la peau du paresseux. Traiteurs et sauvages lui enviaient cette spécialité. Au coup de fouet, il joignait le coup de voix haut et strident, qui donne à l’attelage le frisson de vitesse.
«Mais quand les chiens meurent de faim et de fatigue, celui qui les conduit n’est pas haut», dit le proverbe montagnais.
Un équipage valide aux mains du prélat eût été le champion des courses de l’Extrême-Nord. Mais le vicariat n’eut que rarement les moyens de lui procurer des coursiers capables de faire honneur à l’entraînement de leur maître.
L’une des cinq ou six chevauchées qu’il fit, du fort Providence (fleuve Mackenzie) au fort Rae (Grand Lac des Esclaves), «afin de donner au Père Roure la facilité de la confession bisannuelle», comme il disait, Mgr Clut n’avait trouvé au chenil que quatre vieux chiens décrépits, dont l’un déserta, la première nuit. Comme l’itinéraire suivi cette fois était nouveau pour lui, il ne devait pas perdre de vue ses deux compagnons: le sauvage Grosse-Tête, qui battait la neige devant les chiens, et le métis Boucher qui trottait à la suite de Grosse-Tête avec un équipage dispos.
Pendant sept jours l’évêque poussa la traîne.
Pousser la traîne, consiste à s’arc-bouter continuellement sur les raquettes de course, afin de faire porter la force et le poids du corps sur un bâton, dont une extrémité s’applique sur le creux de l’estomac, et l’autre sur l’arrière du traîneau. Est-il un missionnaire qui n’ait goûté de ce supplice?
Ce n’est donc pas mes trois coursiers qui me traînaient, dit Mgr Clut, mais moi qui les aidais à traîner leur charge. Malgré ce moyen extrême, je n’arrivais généralement que deux ou trois heures après les autres au rendez-vous du dîner ou au campement de la nuit. J’avais beau fouetter mes chiens, ils étaient comme insensibles. J’employai toutes les industries, tantôt les changeant de place, tantôt en dételant un pour le faire reposer. Toutes ces manœuvres ne m’avançaient à rien et m’exposaient à me geler les mains. J’ai eu l’onglée assez forte pour perdre la peau des doigts. Après maints exercices violents dans la neige molle, où j’enfonçai, malgré mes raquettes, je m’échauffai tellement que mes habits de dessous étaient tout trempés, tandis que ceux de dessus, rendus humides par la transpiration, se gelaient et devenaient roides. Chaque soir, après mon souper, je devais passer un temps considérable à me sécher au feu du campement. Mais, tandis que je rôtissais d’un côté, je gelais de l’autre; de sorte que, bon gré mal gré, je devais me coucher plus ou moins mouillé. Le froid d’environ 40 à 43 degrés centigrades me saisissait, et ma chemise me faisait l’effet d’une barre de glace. Que l’on juge si je dormais à l’aise!
Les six fois que j’ai campé à la belle étoile, en ce voyage, je n’ai presque pas fermé l’œil. Il fallait cependant, le lendemain, marcher dans la neige, aider mes chiens, ou m’exposer à rester en arrière dans les bois, où je serais mort. Je ramassais donc toute la force et le courage qui me restaient, et allais de l’avant. Si encore, pour me soutenir, j’avais eu une bonne nourriture; mais je n’avais que de la viande sèche...
Le 21 décembre, nous rencontrâmes des sentiers tracés dans tous les sens...
Comme de coutume, mes chiens allaient toujours plus doucement que ceux de Boucher. J’étais toujours loin derrière, ce qui me mit plusieurs fois dans un grand embarras, parmi ces sentiers sans ordre... Arrivé à une petite montée, mon doute devint plus sérieux: je vis un lacs tel qu’on en tend pour prendre les lynx, tendu à travers le sentier que je suivais. Mon chien de devant hésita un peu, puis avança et se prit par le cou. Je crus m’être égaré et avoir manqué le vrai sentier d’environ deux kilomètres. Je revins en courant sur mes pas; et, après un examen attentif, il me fallut revenir à l’endroit où mon attelage était en détresse. Je poussai mes chiens dans la même direction. La nuit commençait à se répandre dans la forêt, ce qui augmentait mes craintes. Mais que faire? me dis-je. Si je me suis égaré réellement, j’arriverai peut-être à ceux qui ont frayé cette trace. Enfin, bien tard dans la nuit, j’aperçus du feu. Je pensais que j’arrivai à un campement d’Indiens et j’allais leur adresser la parole en leur langue, lorsque je reconnus Boucher. Je compris alors que c’était lui qui avait tendu le piège, et je me plaignis de cette espièglerie, qui m’avait exposé à rebrousser chemin et m’avait plongé dans la plus profonde incertitude. Il s’excusa, et me dit qu’il avait voulu simplement faire une farce à mon chien de devant, et qu’il regrettait de m’avoir causé de l’embarras.
Le 23, à notre arrêt pour le dîner, Boucher me dit: «Si vos chiens, Monseigneur, pouvaient aller plus vite, nous pourrions arriver ce soir».—«Eh bien! lui dis-je, je ferai tout en mon pouvoir pour réussir; prenez les devants, mais ayez soin d’allumer du feu et de préparer un peu de thé avant d’arriver au lac qui nous sépare de la mission. Je serai alors tout en sueur, épuisé, et ne pourrai m’aventurer sur la baie immense du Grand Lac des Esclaves.»
En effet, mes compagnons firent du feu, à environ sept kilomètres du lac et me réservèrent une coupe de thé. Je repartis à leur suite, en leur demandant de m’attendre au Grand Lac des Esclaves, car je ne connaissais pas la direction.
Lorsque j’arrivai sur le bord du lac, la nuit était déjà complète. Je n’aperçus personne. Je pressai mes chiens de plus belle, mais ils n’en pouvaient plus et marchaient au pas de bœufs. Quand je fus incapable de rien distinguer, je laissai aller mes coursiers à leur gré. Le premier était excellent pour suivre une piste. Aussi je le laissai faire et me conduire, tout en répétant souvent la prière à l’ange gardien (dévotion favorite de Mgr Clut). Vers le milieu de la traverse, le chien hésita. J’eus grand peur de m’égarer alors et de me geler; car j’étais mouillé. Dans le bois, je sentais moins le vent, mais sur le grand lac, l’air était glacial, et c’en était fait de moi, si je venais à me fourvoyer. Je passai devant l’attelage et fis quelques pas en avant pensant être sur le sentier. Le premier chien suivit ma trace jusqu’au bout; mais là, il se jeta brusquement à gauche, flaira la neige et repartit. Je le laissai aller, me fiant à son instinct. Ce fut mon salut. Bientôt j’aperçus des étincelles dans la direction que je suivais. Enfin je crus entendre crier des chiens. En effet, bientôt je fus rencontré par le traîneau du principal métis du fort Rae. Le bon petit Père Roure l’accompagnait, ainsi que plusieurs jeunes gens. Le père se jeta à genoux sur la neige du lac pour me demander ma bénédiction. Je le bénis et lui donnai l’accolade fraternelle, malgré ma barbe chargée de glaçons.
Le lendemain de ce Noël, Mgr Clut repartit, mais en traversant dans sa largeur le Grand Lac des Esclaves, afin de passer chez le Père Gascon, au fort Résolution, et de lui rendre le même service qu’au Père Roure. Il devait arriver le 30 ou le 31.
Le 31 décembre, à dix heures du soir, nous le trouvons campé sur une île du large, battue par les vents:
...Il faisait horriblement froid, et je ne pouvais fermer l’œil. Pour en finir, à onze heures et demie je fis l’appel de mon monde. On ralluma le feu. A minuit, d’après ma montre, nous nous souhaitâmes la bonne année, et nous fîmes un festin matinal, avec des langues de caribou, quatre ou cinq biscuits, et un peu de café, que j’avais conservés en vue du premier de l’an, jour de grande fête dans le pays...
Nous partîmes à deux heures du matin, neuf heures avant le lever du soleil...
Les nuits à la belle étoile, que Mgr Clut vient de mentionner, ne sont pas les plus dures qu’il ait passées sous le ciel polaire. Il lui arriva, comme aux autres missionnaires, d’avoir à se coucher en plein lac balayé par la poudrerie, entre ses chiens blottis et son traîneau renversé.
Toutefois, ces campements de déplaisir ne sont pas l’ordinaire.
Le campement d’hiver, dressé selon les souhaits et les règles, ne manque pas tout à fait de confort, voire de poésie... à quelque distance.
Il coûte deux heures de travail.
La caravane s’efforce de parvenir, le jour tombant, à quelque lieu boisé. Pendant que le plus digne (l’évêque, s’il s’y trouve), déblaye à l’aide de sa raquette, convertie en pelle, l’espace d’une fosse de dix à vingt pieds carrés, dans la neige profonde, les autres abattent des sapins, dont les branches vertes tapisseront la moitié de la fosse, et dont les troncs, jetés par-dessus l’autre hémicycle, serviront de bûcher. On allume. La flamme jaillit, grésillante de résine, lançant dans le noir ses longues gerbes de feu d’artifice, et faisant éclater en détonations de mitraille les arbres calcinés.
A ce foyer sauvage, on présente d’abord le poisson des chiens pour le faire dégeler. Les coursiers repus, on amollit au même feu le poisson des hommes, la viande cuite d’avance, ou le pemmican. En deux minutes, la chaudière remplie de neige, et retenue par une perche, bout sur le brasier. On y jette la poignée de thé. Le thé est l’ambroisie et la panacée du Nord, le tonique rafraîchissant et reposant dont personne ne se passe. Tout manquera, mais point le thé. Si c’est l’année aux lièvres, il flottera dans la théière des matons révélateurs, que recèlera toujours la neige la mieux choisie. Mais qu’importe, depuis que l’on sait que l’ébullition stérilise tout!
Le souper est apprêté. A table, convives, sur le sapinage, à moins que, «rôtissant d’un côté et gelant de l’autre», vous ne préfériez girouetter devant le feu, tout le temps du repas!
Une remarque pour les nouveaux venus, s’il fait extrêmement froid: ne porter à la bouche ni couteau, ni fourchette, ni tranchant de hache. Le fer s’y collerait mieux qu’à la glu. Plusieurs perdirent, à cette imprudence, des lambeaux de leurs lèvres.
Là-dessus, une pipe, si c’est le goût; un bon rire fraternel sur les drôles aventures de la journée; la prière du soir en famille sous le regard des étoiles, si avivées dans la nuit bleue arctique qu’on les dirait fixées comme des yeux d’anges à la hauteur d’une échelle de Jacob, parmi les évolutions indescriptiblement animées des aurores boréales; et, le cœur remis au Dieu qui dans «l’envers des cieux, si doucement rayonne», bonsoir à la terre! Grand silence.
Le lit est à bon marché. Sur le sapin, une toile commune a été jetée, si l’on est riche. Les pieds vers le feu, le chef vers les parois de la fosse, chacun s’enveloppe dans sa couverture, ne laissant à son haleine que l’indispensable passage. Plus on se serrera, plus s’accumulera la chaleur. Les chiens, s’allongeant contre leur maître, seront les bienvenus; mais ils préfèrent ordinairement s’arrondir, à l’écart, sur la neige nue... Les crépitements diminués du foyer et les hurlements rapprochés des loups occuperont le reste de la nuit.
Et les dormeurs?
Qu’ils dorment, s’ils le peuvent. La lassitude, bonne berceuse, assoupit presque toujours. Heureux qui possède l’habileté ou l’instinct de se façonner, dans le mince sommier qui le sépare du sol glacé, un nid assez uniforme. Les maigres et les nerveux connaissent le gril de torture que ressentent les os, lorsque, les premiers instants de bien-être passés, les brindilles de sapin s’affaissent dans la neige, et que le corps ne porte plus que sur des bâtons coupants.
Cependant le dortoir de repos peut se changer en une arène d’horreur. Que la température descende sous les 45 degrés centigrades, la fumée s’écrasera sur place, étouffante. A 60, 70 degrés de froid, le feu lui-même refusera de prendre. Si le vent, à l’opposé duquel on a eu soin de mettre le foyer, change de côté, les dormeurs seront en péril d’être brûlés. S’il neige, et c’est le moins redouté des contretemps, la brigade s’éveillera sous un ouateux et chaud linceul.
L’ennemi des campements dans les bois est le cyclone, qui saisit tout à coup la forêt, la disloque, arrache les vieux troncs à leurs racines vermoulues et les fracasse contre le sol. Mgr Clut parle ainsi de la cinquante-deuxième nuit anniversaire de sa naissance:
Le Frère Rousset, mon compagnon de voyage, voulut faire de l’extra pour le souper. Outre les mets habituels, c’est-à-dire un peu de viande de renne, il me servit du riz aux pommes. Après le souper, nous commençâmes une petite causerie que la tourmente vint bientôt interrompre. Le vent et les tourbillons de neige nous avertirent qu’il était temps de nous glisser sous nos couvertures et de nous y tenir enveloppés de notre mieux. Le vent devint si furieux que les arbres craquaient autour de nous, et menaçaient de nous écraser dans leur chute. J’eus l’idée toute la nuit que le cinquante-deuxième anniversaire de ma naissance pourrait bien être le dernier. Changer de place, il n’y avait pas à y penser par le temps qu’il faisait. Ma ressource était de me confier à mon ange gardien. Je lui adressai bien souvent la prière Angele Dei.
Aurions-nous dit vraiment ce qu’endura Mgr Clut pour l’Evangile, si nous taisions la principale, sans doute, de ses souffrances, celle de la vermine?
La vermine habite l’Indien, de sa chevelure à ses mocassins. De lui au Blanc de son voisinage, il n’y a souvent pour elle qu’un pas à franchir.
Mgr Clut ne pouvait revenir de la placidité d’une réponse qu’il reçut un jour du Père Roure, missionnaire des Plats-Côtés-de-Chiens, ces pouilleux sans pareils.
—Comment pouvez-vous tenir, lui disait le prélat, ainsi mangé vif, et toujours souriant quand même, vous surtout qui êtes né et fûtes élevé dans toutes les délicatesses?
—Bah! On s’y habitue, Monseigneur.
Lui, l’évêque d’Arindèle, fut pouilleux toute sa vie sauvage. Mais s’y habituer, il ne le put jamais.
Les maringouins de l’été faisaient déjà sa terreur, et il s’entourait partout de boucanières pour les éloigner. Mais les poux! Les poux de l’été et les poux de l’hiver! Son tempérament sanguin s’exaspérait à les sentir circuler sur sa personne et à les voir sur autrui. Il ne comprenait pas surtout qu’on pût se régaler des grouillants parasites. Ses réflexions, à ces divers sujets, sont toujours piquantes.
Il est au fort Rae, en 1872:
J’ai confessé pendant trois heures aujourd’hui. Mes chers pénitents et pénitentes, tout en se débarrassant de leurs péchés, se défaisaient un peu de leur vermine, que je voyais se promener sur leurs habits. Ma soutane en ramassait tant qu’il fallait pour me faire souffrir un vrai martyre. Et rien pour me changer...
Pendant que nous dînions, le Père Roure et moi, le grand chef des Plats-Côtés-de-Chiens, tout à fait distingué et considéré dans la tribu, vint se pencher sur moi, pour me proposer un cas de conscience. Il voulait savoir si la manducation des poux rompait le jeûne eucharistique. Qu’eussiez-vous répondu? Après avoir résolu le cas à ma façon, j’eus beau lui faire entendre que les Blancs n’aimaient pas à s’entretenir sur un sujet de ce genre pendant le repas, il nous tint «mordicus» là-dessus jusqu’à la fin...
Assis sur mon paqueton, je faisais tout à l’heure le catéchisme. Un moment, j’aperçois une jeune fille passant la main sur sa poitrine et en retirant un gros parasite, qu’elle dépose sans gêne sur ma couverture. Je lui fais reprendre aussitôt l’insecte. Elle le porte à sa bouche pour le croquer.
—Oh! lui-dis-je, ne mange pas cela devant moi!
Alors une femme octogénaire, à l’humeur enjouée, me dit:
—Mais pourquoi défends-tu de manger les poux?
—Parce que ces animaux sont sales et dégoûtants!
—Eh, eh! Ma fille ne pense pas comme toi, Grand Chef de la Prière. Elle en fait ses délices. Si tu savais comme c’est bon!»
Vieilli, il s’amuse à noter l’étonnement d’un missionnaire débutant, devant ces spectacles, et il écrit, non sans songer—peut-être—à insinuer, du même coup, à bon entendeur la morale abstraite du cuique suum—à chacun ce qui lui revient—principe de la paix, dans les ménages comme dans les nations:
Le Père Ducot est arrivé de sa mission du fort Norman... Il nous raconte bien des choses dont j’ai été témoin bien souvent moi-même; mais qui lui font plus d’impression, parce qu’il est plus nouveau dans nos pays sauvages. Il nous dit qu’étant allé instruire les Indiens dans leurs camps, çà et là, sur leurs terrains de chasse, il a été bien édifié de leur désir de s’instruire et de l’ardeur avec laquelle ils priaient. Mais dans ses visites à domicile, et couchant dans les huttes sauvages, il a eu souvent sous les yeux les habitudes peu propres des Indiens. Les loges de peaux ou de branches sont bien petites et mal commodes, et leurs habitants bien misérables. Aussi, soit pauvreté ou malpropreté, les Peaux-de-Lièvres sont couverts de vermine. Il est vrai qu’ils ne la redoutent pas et qu’elle les incommode fort peu. Ils la croquent à belles dents. Le Père Ducot a vu des enfants se disputer, se battre, pour avoir le fruit de la chasse qui se trouvait sur le peigne. Un jour il vit une femme dépouillant son mari; mais comme elle le dépouillait à son profit, le mari réclama et fit observer à sa compagne que ce qu’elle trouvait dans ses habits et sur sa tête, et qu’elle mangeait de si bon cœur, lui appartenait à lui-même. Alors la dame, au lieu de porter les poux à sa propre bouche, les présentait avec une certaine gentillesse à celle du mari qui les dégustait.
Le prélat ajoute aussitôt:
Tous nos Indiens du vicariat avaient cette détestable habitude, lorsque nous arrivâmes, et la conservent encore plus ou moins. Cependant, grâce à la civilisation que nous tâchons de leur communiquer, grâce à nos écoles, dans quelques localités, un grand nombre ont renoncé, ostensiblement du moins, à cette pratique.
Mais Louis Veuillot disait de son «évêque pouilleux»:
Il prend la vermine comme le reste de son lourd attirail de voyage, puisqu’il n’arrivera qu’à cette condition. Cette vermine pourra pulluler sur sa chair; elle ne rongera pas la joie de son âme, ni les trésors qu’il sait répandre; il l’entretiendrait avec un soin jaloux, comme une souffrance de plus, s’il pensait que cette souffrance, ajoutée aux autres, attirera la bénédiction de Dieu sur son labeur.
La bénédiction de Dieu tomba sur le labeur de Mgr Clut, le missionnaire de peine. Sur ses lèvres, comme sur les lèvres de Mgr Grandin, Louis Veuillot aurait pu mettre:
Voilà un bon feu, nous quittons une bonne table, la soupe était excellente; elle m’a rappelé la soupe de mon pays de Valence. Que de fois je n’ai pu me défendre de désirer une bonne soupe de mon pays! Enfin, vous êtes chrétiens, mes amis et mes frères, et votre hospitalité m’est très douce. Toutefois, je voudrais être loin, je voudrais être là-bas, dans mon désert de glace, sous mes couvertures de neige, à jeun depuis la veille, couché entre mes chiens et mes sauvages pouilleux. C’est que je n’ignore pas à quoi ma vie de là-bas est bonne. Dans cette nuit, je porte la lumière; dans ces glaces, je porte l’amour; dans cette mort, je porte la vie.
Mgr Clut porta la vie, la vie surnaturelle; et c’est à la porter qu’il usa la vie de son corps.
Le premier son de glas retentit à ses oreilles, en 1885, comme il se trouvait à la mission Notre-Dame de Bonne-Espérance du fort Good-Hope.
Se relevant, il écrit:
Moi qui étais très fort, très robuste, et qui croyais que rien n’était à mon épreuve, je m’en étais peut-être trop donné, durant trente ans de ma vie de missions, de voyages très longs, très pénibles, malgré un mauvais régime alimentaire habituel. Mes forces, à la fin, m’ont manqué. Il y a eu appauvrissement de sang, puis épuisement; enfin, un œdème des jambes et des pieds qui vient de me tenir sept mois au lit.
La seconde attaque le terrassa, à Good-Hope encore, où il était retourné, en 1892-1893.
Mgr Grouard, devenu son supérieur, lui fit entendre qu’il devait dire adieu au Nord polaire, et lui assigna, pour résidence, la mission Saint-Bernard, du Petit Lac des Esclaves, au sud de la rivière la Paix.
Le Petit Lac des Esclaves et Mgr Clut étaient connaissances de vieille date.
Il était venu échouer sur ses bords, l’hiver 1881-1882, chassé par la mission jeûnante du fort Dunvégan, et n’ayant pas trouvé le temps de regagner le lac Athabaska. Il se souvenait d’avoir, cet hiver-là, parcouru les 130 kilomètres de sa longueur, en compagnie du Père Husson, pour aller voir Mgr Faraud, au lac la Biche:
Nous mîmes deux jours, écrivit-il alors, pour traverser le Petit Lac des Esclaves. La glace était épaisse et formait un magnifique miroir sur lequel nous glissions et tombions à chaque instant. Pour ma part, je tombai plus de soixante fois. A la fin, j’étais tout endolori, et mes pauvres coudes surtout, qui, avec les mains, se portaient en avant pour atténuer les chutes, étaient tout meurtris.
Le voilà donc au port de ses dernières années. Il se gardera bien de l’oisiveté, ce travailleur; et, presque à l’extrémité, lorsque sa mémoire défaillante ne lui permettra plus de s’occuper directement des âmes, il défrichera, dans la forêt touffue, le vaste emplacement destiné à recevoir la belle mission Saint-Bernard d’aujourd’hui.
Au cours de ces neuf ans, il reprit même la raquette, et, sous la tutelle du Père Falher, «le voyageur de la rivière la Paix», il porta à plusieurs nouvelles chrétientés lointaines, la bénédiction du Grand Chef de la Prière et le sacrement qui fait le cœur fort.
Mgr Clut mourut, frappé d’apoplexie, le 31 juillet 1903.
Il repose, au pied d’une petite croix de bois, dans l’enclos sacré des missionnaires du Petit Lac des Esclaves, près du Père Collignon, son fils dans le sacerdoce.
Sur les restes de cet humble vaillant, si l’on voulait placer une épitaphe, l’on n’en trouverait pas de plus digne de lui, nous semble-t-il, que ces lignes, tombées de sa plume, tristement—mais si chrétiennement!—un jour de 1871, lorsqu’au bout d’un voyage de 260 kilomètres dans les glaces, après avoir dépensé ses forces à instruire un camp de la tribu des Esclaves et à les préparer, les uns à leur première communion, tous à la confirmation, il les vit lever soudain leurs tentes et, sourds à ses prières, s’éloigner de lui, la veille même de la cérémonie, à la folle nouvelle jetée par un Indien passant, qu’à deux jours de marche de là on croyait avoir vu rôder un certain gibier:
«Le résultat de ce voyage semble se résumer en bien peu de chose... Mais il en est ainsi dans ces déserts dépeuplés du Nord. Nous passons une grande partie de notre temps à courir après quelques âmes, abandonnées, disséminées çà et là, et que l’hérésie cherche à nous ravir. J’espère que le bon Dieu tiendra compte aux missionnaires, qui se dévouent dans ce pays, de tous leurs sacrifices, de leurs privations sans nombre et de toutes leurs peines de cœur, en présence de l’ingratitude de leurs ouailles. Notre joie et notre récompense assurément ne sont pas de ce monde. Nous les espérons dans l’autre!»
CHAPITRE IX
LES MONTAGNAIS
Le fort Chipewyan et la Nativité.—Les oies sauvages.—Evangélisation des Montagnais.—L’une des famines.—Notre-Dame de Lourdes.—Le Père Eynard.—Mgr Emile Grouard.—Son noviciat.—Un communiqué.—«Qui me rendra la liberté?»—Maître des novices et scieur de long.—De la maladie grave (1874) à l’épiscopat (1891).—A-t-il vieilli?—Quelques esquisses.—Dominus conservet eum.
«Voyez-vous, en face de vous, cette chaîne d’îles à formes fantastiques, et, plus loin en arrière, cette ligne de rochers granitiques qui bornent l’horizon? Dénudés à leur base, ils portent à leur tête une frange d’arbres verts, de maigre venue. A votre droite s’étend, vers l’orient, une immense nappe d’eau. C’est le lac Athabaska, à l’extrémité sud-ouest duquel se jette la rivière Athabaska, que nous avons suivie. A force de rames, nous atteignons les îles. Puis, les doublant, nous voyons devant nous le fort Chipewyan avec ses dépendances, magasins et maisons d’engagés, échelonnés sur une seule ligne que termine le temple protestant. Toutes ces constructions, blanchies à la chaux, se dessinent nettement sur un promontoire de granit, dénué de toute végétation, et nous donnent l’idée d’un joli village de pêcheurs.
«Là-bas, un peu plus à l’ouest, nous voyons la mission de la Nativité, modestement assise au fond d’une petite baie, dans une basse vallée entourée de rochers massifs, ici nus, là légèrement boisés. Sur le plus élevé, se dresse une grande croix dont les bras, revêtus de fer-blanc, reflètent les dernières lueurs du jour. Cette vue nous réjouit l’âme, et de notre cœur s’échappe l’invocation: O Crux, ave, spes unica! Puis, abaissant nos regards, nous distinguons, au milieu des ombres du crépuscule, la chapelle, à droite de laquelle se dresse notre maison; et, à gauche, le couvent des Sœurs Grises. Nous approchons du but de notre voyage. Des coups de fusil répétés, partant de la mission, nous apprennent que nous avons été signalés... Nous abordons enfin au rivage, où des Frères dévoués nous accueillent avec une joie que nous partageons. C’était le 2 août, sur les dix heures du soir. Je me rappelai que, précisément le même jour, il y avait de cela vingt-six ans, je débarquais pour la première fois sur le rivage du lac Athabaska.»
A cette description faite en 1888, par le Père Grouard, arrivant du sud et regardant vers le nord, répond celle du Père Taché, debout, quarante ans auparavant, sur le «promontoire» du fort, et regardant vers le sud:
Le fort Chipewyan, bâti sur les hauteurs qui bordent au nord le lac Athabaska, commande une vue magnifique. A l’est, c’est l’immensité de la mer; au sud, l’agréable variété d’îlots nombreux qui se dessinent sur le fond toujours verdoyant d’une épaisse forêt de sapins. Le nord déroule les plis sinueux de sa solide ceinture de granit, et le soleil couchant éclaire les petits lacs, les cours d’eau, les hauts-fonds de sable, les prairies qui terminent le grand lac. La scène est aussi variée qu’imposante, pendant la belle saison. Pourquoi faut-il qu’un hiver de plus de sept mois en confonde tous les points dans une glaçante monotonie?
L’emplacement de la mission de la Nativité, située à près de deux kilomètres à l’ouest du fort, fut choisi par le Père Faraud, en considération d’un marais, incrusté dans les roches granitiques, et qu’il suffirait de dessécher pour mettre à nu quelques arpents de terre arable, les seuls accessibles de la région continentale.
Le fort Chipewyan, établi au commencement du XIXe siècle par la Compagnie du Nord-Ouest, pour être la capitale des fourrures de l’Extrême-Nord, était le centre de ralliement du principal contingent de la tribu montagnaise[37].
Nous avons rencontré les Montagnais au lac Froid, à l’Ile à la Crosse, au Portage la Loche. Nous les reverrons en des zones plus septentrionales. Mais le fort Chipewyan fut, de mémoire de Blanc, la citadelle de cette grande famille indienne.
La raison en est que, outre les pelleteries et les fauves communs à toutes les régions hyperboréennes, le lac Athabaska et ses épanchements occidentaux, qui forment les lacs Brochet, Clair, Mammawi, etc., entretiennent, aux bonnes années, d’abondantes réserves de poissons et d’oiseaux.
Tandis que dans les eaux passent et repassent les légions poissonneuses, des flottes de palmipèdes viennent se balancer sur les vagues.
Ces oiseaux aquatiques sauvages: oies impériales, oies blanches, oies grises, cygnes, grues, sans parler des canards de toutes espèces, s’abattent, chaque printemps et chaque automne, à l’ouest du lac Athabaska, dans les grands relais annuels de leurs migrations des pays chauds à l’océan Glacial, et de l’océan Glacial aux pays chauds. Des pays chauds, ils arrivent avec le mois de mai, se reposent deux ou trois semaines, et repartent d’un seul vol pour les bords mousseux de l’océan polaire. Durant les trois mois de soleil sans nuit de ces parages, ils auront élevé leurs petits et refait leur plumage. Ainsi multipliée, la bande reviendra au lac Athabaska, où, de la fin du mois d’août aux derniers jours d’octobre, elle séjournera pour s’engraisser.
C’est un plaisir, payé souvent de rudes contributions de patience et de santé, il est vrai, mais digne de tenter les robustes Nemrods, que la chasse aux oies sauvages du lac Athabaska. Certains missionnaires, Mgr Pascal en particulier, ont laissé parmi les Montagnais une enviable réputation de hardiesse et de succès cynégétiques.
Le chasseur qui s’avance voit les oies couvrir les bancs de sable et les hauts-fonds vaseux, qui émergent du lac et des prairies inondées, en un tel nombre que l’espace en apparaît gris et blanc sans intervalles. Laissée en paix, cette population mange et digère, côte à côte, tout en poussant à pleins gosiers ses cris aigus. Mais, à l’alerte donnée par les guetteurs de l’armée pacifique et farouche, qui ne regarde que l’homme pour son ennemi, le discordant concert s’arrête, et tout le lac se lève d’un seul coup. L’élan simultané de ces lourdes légions fait littéralement trembler la terre, et le bruit des ailes battant la levée générale ressemble au roulement d’un train dans les gorges des montagnes. Les oies tourbillonnent d’abord dans l’air, en désordre, pour se réorganiser bientôt en herses solennelles et retomber ensemble sur d’autres bancs, loin du danger.
Si les eaux, trop basses, découvrent trop au large les hauts-fonds et les prairies, bien pauvre sera la chasse. A deux kilomètres de lui, le chasseur verra les oies s’enfuir, narguant toutes ses ruses. Si, au contraire, l’eau submerge la contrée, la bande s’acculera jusqu’aux abords des rivages et des îles; et le chasseur, rampant d’un imperceptible mouvement, parmi la brousse ou les rochers, s’approchera, à la portée de son arme, des oies les plus voisines.
Que deux ou trois d’entre elles tombent sous les premiers coups de feu, c’en est assez. Leurs cadavres sont aussitôt plantés sur la grève, la tête étançonnée par un bâtonnet, comme si le regard du mort invitait à redescendre ses frères envolés. Tenant compte de la direction du vent et du relief du paysage, l’homme s’aménage un affût de franc-tireur, à quelques mètres de l’embûche. Le Blanc, inhabile à imiter le cri de l’oie, fait lancer des appels par quelque enfant sauvage. L’attention de la troupe effarée se reporte du ciel sur l’endroit du carnage. Les oies reconnaissent leurs pareilles, qu’elles croient entendre. Les voilà formant leurs grands cercles au diamètre si large d’abord qu’elles semblent fuir davantage. Mais le cri et les appâts de continuer le charme perfide, et les orbes de se rétrécir peu à peu. Les voici, tournoyant à 300 mètres, à 200. Déjà l’on distingue les longs cous penchés et les yeux noirs scrutant la terre. Un dernier demi-cercle... Le chasseur, immobile comme les pierres contre lesquelles il s’est tapi, le doigt sur la détente, retient son souffle. Un instant, un seul, il le sait, peut être propice: l’instant où les oies, descendues assez près pour reconnaître qu’on les a trompées, les ailes planantes, les pattes ballantes, vont reprendre leur bond vers l’espace. Les deux coups de fusil frappent dans la masse, et les victimes nouvelles sont alignées, debout, à côté des premières. L’expérience, qui n’instruit pas toujours les hommes, ne sauvera point les oies. Toute la matinée, tout le jour, toute la semaine peut-être, elles reviendront sur la sirène criante et sur l’appât de mort.
Avec le tribut prélevé sur les oies sauvages, l’hiver sera doux au fort-de-traite et à la mission, comme sous la loge indienne, surtout si le poisson, de son côté, répond aux vœux du pêcheur.
Le Père Taché débarqua au fort Chipewyan, le 2 septembre 1847, comme la chasse aux oies battait son plein.
Les 200 chasseurs montagnais et les 15 chasseurs cris, qui se trouvaient au lac Athabaska, avec leurs familles, abandonnèrent leurs mousquets, afin de livrer leurs âmes à l’homme de la prière, pendant les quatre semaines qu’il venait passer parmi eux.
Tous étaient à ses pieds, le 5 septembre, pour assister à la première messe célébrée sur le versant de l’océan Glacial.
Le missionnaire travailla, jour et nuit, au milieu d’un enthousiasme pour la foi, qui ne pouvait être dépassé.
«—Voilà, disaient les mères à leurs enfants, voilà le père des Montagnais, celui qui vient de loin, pour nous rendre bons et nous enseigner la loi de Celui qui a fait la terre.»
«—Voilà notre frère, répétaient les sauvages. Depuis longtemps nous le désirions. Prends-nous en pitié, et enseigne-nous à devenir bons.»
Un midi, qu’il prenait une courte récréation avec le bourgeois de la Compagnie, un Montagnais entra brusquement dans l’appartement:
«—Que fais-tu là? Tu parles inutilement avec ce petit chef, tandis qu’il y a un grand nombre de Montagnais qui t’attendent dans la chambre. Tu ferais mieux de les rejoindre et de les instruire.»
En cette première visite, 194 infidèles furent baptisés, et tous les polygames abandonnèrent leurs femmes illégitimes.
L’année suivante, 1848, le Père Taché retrouva ses néophytes fidèles à leurs engagements, quoique moins expansifs dans les manifestations de leur piété.
En 1849, le Père Faraud vint résider au lac Athabaska, et planta sa tente près du «marais à dessécher»[38].
Le 8 septembre 1851, il dédiait à la Très Sainte Vierge la première cabane-presbytère et la première chapelle: le tout bâti de ses mains. En mémoire de cette dédicace, la mission prit le nom de la Nativité.
A voir la prospérité actuelle de la mission de la Nativité, sa maison digne des missionnaires, son couvent assez vaste pour abriter 12 religieuses et 150 orphelins, sa joyeuse église romane, sa scierie mécanique, son bateau à vapeur, nul ne s’imaginerait les années de misère qui engendrèrent cette splendeur.
Tout ce que nous avons dit des souffrances des missionnaires dans l’Extrême-Nord peut être réuni sur Athabaska. Les grandes déconvenues vinrent des pêches de l’automne, qui nulle part ne furent en butte à tant d’incertitudes, de tempêtes et de désastres. Qu’on en juge par ce seul détail, relevé dans le codex historicus, que rédigeait le Père Pascal:
20 octobre 1889: La barge est revenue hier de l’île aux Outardes, apportant la triste nouvelle de la perte de presque tous les rets de l’île Brûlée, dix grands filets. Nos gens, campés à l’île, les avaient tendus dans le détroit qui sépare l’île de la pointe au Sable; l’eau avait trois brasses de profondeur; tout s’annonçait au mieux; le poisson fourmillait; dans une visite, le Frère Hémon avait démaillé près de cinq cents pièces. Mais voici venir le vent d’ouest qui refoulait l’eau dans le lac avec furie. Après que le vent eut cessé, le courant s’établit en sens inverse, et si puissant qu’il a emporté roches, rets et poisson, sans laisser aucune trace. Deux jours après, tout essai de rien trouver était inutile, car la glace couvrait les baies.
La famine épargna moins que toute autre la mission de la Nativité. L’hiver 1887-1888 vit l’une de ces impasses, où plusieurs fois les pères et les religieuses crurent qu’il n’y aurait plus de lendemain pour leurs orphelins. Tout avait fui: les poissons, les orignaux, les rennes, même les lièvres. Tous les sauvages jeûnaient. Plusieurs ne sauvèrent leur vie qu’en se repaissant de cadavres.
Un camp de Cris qui, jusque-là, s’était obstiné dans l’infidélité, fut dévasté, durant cette famine, par deux jeunes filles qui s’étaient fortifiées, alors que les autres s’affaiblissaient, en mangeant le premier qui avait succombé. Elles assommèrent ensuite, pour les dévorer à mesure, 29 de leurs parents et voisins. Le camp terrorisé se décida à chercher refuge auprès des missionnaires, qu’ils avaient toujours méprisés. Ils trouvèrent dans le cœur des prêtres tant de charité qu’ils voulurent prier avec eux. Le chef renonça à la sorcellerie, abandonna ses femmes illégitimes et devint un chrétien modèle.
Les missionnaires des Montagnais, à la Nativité, furent, de 1847 à 1920, les Pères Taché, Faraud, Grollier, Grandin, Clut, Grouard, Eynard, Tissier, Laity, Pascal, de Chambeuil, Croisé, Laffont, Bocquené, Riou, Le Treste et Mgr Joussard.
Le missionnaire des Cris a été, depuis 1875, le Père Le Doussal.
Du journal que ce dernier rédigeait, comme supérieur de la mission, en 1908, nous citerons un passage à l’honneur de Notre-Dame de Lourdes, que les Oblats de la Nativité ont toujours regardée comme «la divine missionnaire» priant et travaillant avec eux:
18 juin: Incendie de la vieille maison, qui servait de hangar, par suite de l’imprudence d’un engagé qui y était allé la nuit, et avait jeté l’allumette qui l’avait éclairé. Au bout d’une heure toute la bâtisse n’était qu’un vaste bûcher. Pour comble d’alarme, la grande maison que nous habitons ne tarda pas à être atteinte et à flamber, en haut du pignon ouest et du toit. Tout semblait perdu, parce que les moyens de sauvetage ne permettaient pas d’arriver jusque-là. Au milieu de l’épouvante générale, on fit à Notre-Dame de Lourdes un vœu par lequel on s’engageait à célébrer en son honneur une neuvaine de messes et à faire autant de communions qu’il y avait de frères et de religieuses à la mission; et chose inexplicable, moins de deux minutes plus tard, le feu s’arrêtait et, un quart d’heure après, tous les dangers étaient conjurés. Les pertes ont été sans doute assez considérables. Malgré cela, elles n’ont été rien en comparaison du désastre qui menaçait notre maison, l’église et le couvent.
Deux des missionnaires de l’Athabaska-Mackenzie doivent trouver leur place d’humble relief en ce chapitre des Montagnais: l’un, le Père Eynard, parce qu’il repose au cimetière du lac Athabaska; l’autre, S. G. Mgr Grouard, parce que la Nativité fut le berceau de sa vie religieuse, et que, devenu évêque, ce fut à cette mission qu’il donna les premières et peut-être les plus tendres sollicitudes de son âme.
Le Père Eynard (1824-1873)
Germain Eynard, né à Gênes, en 1824, était un converti. Si sa foi n’avait pas sombré, elle avait du moins subi une entière éclipse, pendant ses études à l’Université et à l’Ecole polytechnique. Ses examens lui valurent des diplômes de haute distinction et un grade élevé dans l’administration gouvernementale des eaux et forêts. Absorbé par son application au travail, il avait passé au-dessus des fanges, sans se souiller. Mais son cœur s’était éloigné de Dieu.
Le premier instrument de la grâce fut la servante de son domicile de Longuyon.
Un dimanche qu’il lui avait prescrit de préparer un dîner d’apparat pour ses amis, elle lui répliqua qu’elle n’en ferait rien, attendu que «cette œuvre servile et inutile l’empêcherait d’entendre la messe». L’ingénieur, frappé, commença à réfléchir. Bientôt il pria. Les Etudes philosophiques sur le Christianisme d’Auguste Nicolas achevèrent de déblayer le terrain à la lumière divine. Brisant sa brillante carrière mondaine, M. Eynard entra au grand séminaire de Metz, d’où il passa, en 1853, chez les Oblats de Marie Immaculée, afin d’être missionnaire des pauvres. Il fut envoyé, selon son désir, aux missions les plus dures.
En 1858, il arrivait au fort Résolution.
Pendant quinze ans, il desservît toutes les missions du Grand Lac des Esclaves, du fleuve Mackenzie jusqu’au fort Providence, et du lac Athabaska. Lui, le savant, se fit le catéchiste assidu des derniers Indiens. Sans égard pour sa pauvre santé, il franchissait, à cette fin, sur la neige, des distances qui eussent effrayé les coureurs-des-bois.
L’amabilité enjouée avec ses confrères, le dévouement aux petits, l’humilité et la mortification envers lui-même: tel fut le Père Eynard.
Son esprit de pénitence se porta à des austérités que Mgr Grandin désapprouva:
Le Jeudi saint, le 19 avril 1862, rapportait l’évêque au supérieur général, le Père Eynard nous arriva de voyage. Il avait les oreilles, les joues et le nez gelés. D’où vient qu’en cette saison il se soit gelé ainsi, tandis que, par les plus grands froids, j’ai voyagé sans perdre autre chose que la première peau de mon nez et de ma figure? La raison, la voici: c’est que le Père Eynard est beaucoup plus mortifié que moi. En voyage d’hiver, il ne faut pas songer à se mortifier, en se privant de nourriture. Pour ma part, je fais trois repas et j’ai dans ma poche un morceau de pâte gelée pour m’en servir en cas de fatigue. C’est ce que le Père Eynard n’a pas osé se permettre pendant la Semaine Sainte. J’en ai été édifié, mais non satisfait, et je vous prie instamment d’obliger vous-même vos enfants à se contenter, dans ce pays rigoureux, lorsqu’il voyagent, des mortifications que la Providence leur envoie. Elles sont, je puis le dire, bien suffisantes.
Les trouvant soumis à trop de jeûnes inévitables, et voulant leur conserver la vie, Mgr Taché avait porté aux premiers missionnaires du Mackenzie l’interdiction du jeûne ecclésiastique. Le Père Eynard se soumettait; mais avec quel regret! Et combien de fois n’implora-t-il pas de son évêque «l’exemption de la dispense».
Le lecteur comptera les vertus qui fleurissent sur ces simples petites lignes, adressées encore à Mgr Taché:
Je vous demande du papier à dessin, pour faire un chemin de croix d’un demi-pied environ de grandeur. J’ai pensé que ces petits dessins sur de tels sujets seraient propres à ranimer un peu ma ferveur. Vous savez en outre combien un chemin de croix est utile. Si vous craignez cependant que je perde trop de temps à ce travail, vous supprimerez cet article. Je dois vous dire que j’ai appris, pendant deux ans et demi, à dessiner. (Allusion à ses études de Polytechnique.)
Et ce passage d’un compte rendu qu’il eut à faire, par obéissance:
...J’allais régulièrement assister le pauvre Cayen (un ancien persécuteur des missionnaires) au fort Résolution. Les autres sauvages que j’ai exhortés à la mort me paraissaient mourir, ou plutôt voir venir la mort, je dirai avec trop de confiance, à mon avis. Celui-ci s’est montré, au contraire, au commencement de sa maladie, bien effrayé. Il n’avait certes pas grand’chose à regretter dans la vie. Sans parents, ne marchant qu’avec des béquilles, depuis plusieurs années, il était réduit l’hiver à une espèce d’immobilité. Cette fois, le mauvais mal lui ôta peu à peu l’usage de ses membres et même de ses doigts. Enfin, une semaine avant sa mort, il me parut se résigner plus résolument. Son corps était devenu comme un cadavre qu’il fallait retourner et remonter à chaque instant, dans son lit, ou, à vrai dire, sur les haillons pourris et puants sur lesquels il reposait. La seule femme sauvagesse qui se trouvait au fort se dégoûta bien vite d’une pareille besogne, de sorte que toutes les fois que je venais, c’est-à-dire tous les jours (dix kilomètres de marche), je lui rendais ce service peu agréable, mais qui ne me répugnait pas trop, ayant si rarement la bonne aubaine de pouvoir soigner de mes mains les membres souffrants de Notre-Seigneur. Je fus même obligé de lui rendre des services encore plus bas, tellement la vie avait abandonné ce corps.
Le Père Eynard mourut, le 6 août 1873, dans le lac Athabaska, au pied de la chapelle de la Nativité.
Des bains froids lui faisaient du bien. Il était excellent nageur. Myope et délicat, il voulait prendre l’assurance que les sauvages n’apercevraient pas ses mouvements. C’est pourquoi il se levait avant le jour. Il faisait sa prière, sa demi-heure de méditation, et passait au lac. Ses ébats finis, il continuait à prier jusqu’à cinq heures, temps de sonner le réveil de la mission.
Le matin du 6 août, le Père Laity, étonné de ne pas entendre la cloche, s’en fut à l’église. Le livre de méditation du Père Eynard était là, ouvert à la page de la Transfiguration. Sa croix était posée sur le bord du gros bénitier, taillé jadis par Mgr Faraud dans un bois de grève. Le Père Laity courut au lac. Il ne trouva que les habits dans un pli de rocher. Avec l’aide du commis du fort, on fouilla la baie, et l’on trouva, tout près du rivage, sous quatre pieds d’eau seulement, le corps du missionnaire, les bras presque croisés, la figure sereine. Il avait dû mourir subitement.
Le deuil fut général à Athabaska. Protestants et catholiques pleurèrent le missionnaire tout aimable.
«—Je n’ai point connu de religieux plus parfait que lui», disait Mgr Grandin.
Mgr Faraud, perdant le premier de ses collaborateurs, s’écriait:
«—C’était le modèle du religieux et du prêtre, que rien ne pouvait distraire de l’accomplissement de ses devoirs. C’était l’homme du dévouement et du bon conseil. Quel vide dans le vicariat!»
⁂
Mgr Emile Grouard[39] (1840)
Mgr Grouard naquit à Brûlon, diocèse du Mans, le 2 février 1840. Petit cousin de Mgr Grandin, il entendit de bonne heure parler de la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée et des missions sauvages.
Il s’embarqua en 1860, avec Mgr Grandin lui-même, qui venait d’être sacré.
Il devait finir sa théologie au grand séminaire de Québec, passer dans l’ombre et le silence son année de noviciat et être dirigé ensuite sur l’Extrême-Nord.
Mais une lettre d’alarme, lancée du lac Athabaska par Mgr Grandin à Mgr Taché, vint défaire tous les plans, dès 1861:
Il faut de toute nécessité un compagnon au Père Clut, qui est malade et ne peut rester seul, ici, à la Nativité. Déjà il crie famine. Ne pourriez-vous pas lui faire venir le jeune abbé Grouard, que j’ai laissé à Québec? Il pourrait faire son noviciat sous lui. Le Révérendissime supérieur général m’avait cependant dit qu’il fallait qu’il le fît avec vous ou avec moi. Mais, vu notre embarras, je suis certain qu’il passerait là-dessus, d’autant plus que je pourrais l’installer moi-même, et même l’ordonner, si vous n’aviez pu le faire; et, dans ce cas, il ne devrait pas oublier de m’apporter mon pontifical de l’Ile à la Crosse.
Mgr Taché manda immédiatement l’abbé Grouard à Boucherville (Bas-Canada), où il l’ordonna prêtre, le 3 mai 1862. Il le conduisit aussitôt jusqu’à Saint-Boniface, où il lui donna l’habit religieux. Le lendemain 8 juin, jour de la Pentecôte, il le fit partir pour le lac Athabaska.
Le Père Grouard arriva, à la Nativité, le 2 août 1862.
Le Père Clut fut son maître de noviciat et son professeur de langue montagnaise.
Le novice se mit, dès qu’il fut capable de se faire comprendre—et ce fut bientôt—au ministère des âmes.
La première impression que lui firent les Indiens fut assez heureuse:
Le caractère des Montagnais me plaît, moins leur manie de vouloir tout ce que nous possédons. Je les trouve gais, plaisants et même spirituels dans leur genre. Il ne me serait jamais venu à l’esprit que je trouverais par ici les femmes si loquaces et si rieuses. On voit bien que c’est partout la même farine. La croûte ou l’enveloppe est moins soignée qu’ailleurs, quoique le vernis ne manque pas.
Quant à l’élève en montagnais, il devait démontrer à son professeur, l’année 1865, que ses leçons n’avaient pas été vaines. Le Père Clut, redevenu solitaire à la Nativité, n’espérait pour longtemps de visite fraternelle. Le Père Grouard, cependant, ayant eu l’occasion de venir de la Providence au Grand Lac des Esclaves, continua jusqu’au lac Athabaska. Il entra, accoutré comme un Montagnais, couvert de frimas, et tenant ses raquettes sous le bras. Il soutint la conversation, prenant si bien le style des Montagnais et faisant si pareillement claquer les gutturales et siffler les dentales, que le Père Clut pensa avoir affaire à un authentique sauvage. La mystification finit par l’explosion plus forte de l’affection. Laissant tomber son capuchon de caribou, le visiteur se jeta au cou de son Père maître qu’il n’avait plus revu depuis le noviciat, et lui procura ainsi l’une des joies inoubliables de sa vie.
Sitôt l’année de noviciat terminée, le Père Grouard fut appelé de la Nativité à la Providence, où il arriva le 18 août 1863.
Le 21 novembre, il fit sa profession perpétuelle, devant Mgr Grandin.
Cinquante ans après, Oblat jubilaire, il écrivait à son supérieur général:
Le bon Dieu et la Sainte Vierge m’ont fait une très grande grâce, dont Mgr Grandin a été l’instrument, en me faisant entrer dans la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée.
Comme il se trouvait en ce moment à Saint-Albert, il ajoutait:
Je suis allé au tombeau de Mgr Grandin. Je l’ai prié, lui disant: «Votre corps est ici; votre âme est au ciel. Il y a cinquante ans, vous avez reçu mes vœux de religieux oblat, veuillez en recevoir aujourd’hui la rénovation, que je prononce à vos pieds.» Cela m’a fait du bien.
Entre son arrivée au fort Providence et son oblation, le Père Grouard avait fait sa première tournée apostolique au fort Simpson sur le fleuve Mackenzie et au fort des Liards sur la rivière du même nom, affluent du Mackenzie. Nous le retrouverons plus tard en ces parages.
Disons tout de suite que les années qu’il appelle «les meilleures de sa vie» furent dépensées à l’évangélisation de la grande tribu des Esclaves, soit au fort Providence, soit au fort Simpson, soit au fort des Liards, soit au fort Nelson, soit dans les camps disséminés de l’un à l’autre de ces forts.
Il demeura le missionnaire des Esclaves jusqu’à l’automne 1874.
Comme exemple, que l’on devra généraliser et reporter au tableau d’honneur de tous les missionnaires de cette époque, Sa Grandeur ne nous en voudra pas de publier ici une courte lettre—un communiqué—qu’elle a peut-être perdue de vue, mais que Mgr Taché, son destinataire, eut soin de conserver. Nous ajouterons, à chaque relais, le chiffre des distances que représentera l’étape parcourue:
Mission de la Nativité, 27 décembre 1869.
Monseigneur et très cher Père.—J’espère répondre au bienveillant désir que m’exprime Votre Grandeur, en venant lui faire simplement l’exposé stratégique et laconique de la vie de juif errant que j’ai continué à mener depuis ma lettre de 1868.
Le 12 mars de l’année dernière (1868), au passage du courrier d’hiver au fort Providence, je menai un traîneau et des chiens jusqu’au fort Simpson (255 kilomètres), car il y avait fort mauvais temps, beaucoup de neige, beaucoup de bordillons, et l’express n’aurait pu emmener mon petit train. Du fort Simpson, je renvoyai ma traîne et mes chiens à la Providence et je m’acheminai vers le fort des Liards (350 kilomètres) et le fort Nelson (240). Cependant je dus laisser tout mon bagage et me contenter d’une couverture. Je pus toutefois obtenir d’embarquer sur le traîneau du bourgeois ce qu’il y a de plus indispensable pour la sainte messe. J’arrivai le 5 avril au fort Nelson, après avoir marché tantôt la nuit, tantôt le jour, suivant le temps qu’il faisait, mais presque toujours dans la neige fondante et dans l’eau.
Du fort Nelson, je descendis au fort des Liards (240), en canot d’écorce d’épinette (espèce de sapin). Ces canots sont employés, je crois, rien que dans la rivière des Liards, et, dit-on, dans la rivière la Paix. C’est une très fragile embarcation, faite d’une seule écorce, repliée et tendue par de petites baguettes, grosses comme le doigt, placées d’environ six pouces en six pouces, et retenues à chacune de leurs extrémités par une plus large baguette qui court tout le long du canot et sert de maître. Les sauvages, qui vivent tous au large, dans les terres, viennent chaque printemps sur le bord de la rivière, lèvent les plus belles écorces dont chacune fait un assez grand canot, descendent le courant jusqu’au fort, et, arrivés là, ils jettent leurs canots ou les laissent sur la grève, et s’en retournent à pied, à travers le bois. C’est ainsi que le canot avec lequel je descendis ne me coûta que la peine de le prendre. A mon tour, je le laissai en arrivant. On en rencontre souvent sur le bord de la rivière. Ces canots peuvent se faire en une demi-journée; mais ils durent fort peu de temps...
Du fort des Liards à Simpson (350) et à la Providence (255), je retournai avec les barges...
Je repartis de la Providence au commencement de décembre pour reconduire le Père Gascon à Saint-Joseph, Grand Lac des Esclaves (270). Je n’y restai qu’un jour, voulant être de retour pour Noël à la Providence (270). A la Providence, un voyage aux malades et trois voyages pour chercher des orignaux tués par nos chasseurs (pas moins de 200 kilomètres en tout). Vers la fin de février, revenu à Saint-Joseph avec Mgr Faraud (270). De retour à la Providence (270), reparti pour le fort Simpson (255), puis pour le fort des Liards (350). Passé là le printemps; descendu au fort Simpson (350); resté là une semaine; remonté à la Providence (255); continué jusqu’à la rivière au Foin, dans le Grand Lac des Esclaves (130); de retour à la Providence (130), attendant les barges du Portage la Loche. A leur arrivée, embarqué pour le fort Simpson (255); puis pour le fort des Liards (350), puis pour le fort Nelson (240). Revenu au fort des Liards, vers la mi-octobre (240); vivant là en ermite jusqu’au 18 novembre; parti ce jour pour descendre au fort Simpson (350), où j’arrivai le 25; reparti le 30, et arrivé le 4 décembre à la Providence (255), ayant fait en cinq jours ce qui prend ordinairement sept jours; reparti le 6 décembre au soir, et arrivé le 10 au Grand Lac des Esclaves (270), ce qui demande régulièrement six jours; reparti le 13, et arrivé ici, au lac Athabaska (490), faisant en six le trajet de dix jours. Je repartirai après le jour de l’an pour le fort des Liards (1.365). (Total: 8.345 kilomètres).
J’ai fait tous ces voyages d’hiver sur mes jambes, et, les trois quarts du temps, battant la neige devant les chiens. J’ai eu la satisfaction de chanter successivement la grand’messe au fort Simpson, au fort Providence, au fort Résolution, au fort Chipewyan, les premier, deuxième, troisième et quatrième dimanches de l’Avent.
Vous demanderez peut-être pourquoi je suis venu au lac Athabaska. Pour faire visite à mon ancien et bien-aimé compagnon, le Père Eynard, faire connaissance avec le Père Laity, et revoir la Nativité, le berceau de ma vie de missionnaire. Le bonheur que l’on goûte en revoyant quelque ami ne compense et ne surpasse-t-il pas infiniment les petites misères du voyage?
L’année suivante, d’un ton moins allègre, le Père Grouard écrira à Mgr Taché:
Mission de la Providence, 5 décembre.—... Je ne suis plus missionnaire ambulant du fort Simpson, du fort des Liards et du fort Nelson. On m’a rogné les ailes, et l’on m’a confiné dans une belle cage... Je dois confesser, sans humilité, que je n’ai pas les qualités requises pour les fonctions qui me sont imposées. Je suis de nature un peu sauvage et d’humeur aventureuse et vagabonde. En outre, je me crois juste assez de religion pour pouvoir honnêtement enseigner le catéchisme aux pauvres Indiens; et c’est pourquoi je m’estimais, avec présomption peut-être, capable de remplir les devoirs de missionnaire ambulant. Mais il y a loin de là au métier de maître des novices que je fais maintenant, et de directeur de religieuses, que je dois subir aussi! Ce qui me console c’est que la responsabilité du choix de ma personne pour la charge que l’on m’a confiée repose sur mes supérieurs. Je me considère comme une cheville entre leurs mains, et ils peuvent me planter dans n’importe quel trou qu’ils voudront. Je ne pousse cependant pas la perfection jusqu’à n’avoir point de préférences pour mon ancienne vie. Qui me rendra la solitude, la liberté, le dégagement des affaires, l’attention à moi seul et à mes sauvages? Donner des ordres, surveiller autrui, pourvoir aux besoins de tout le monde, au temporel surtout, sont des choses pour lesquelles j’ai une antipathie invincible...
En revanche, j’ai fait un progrès notable, et que je vous communique avec une certaine fierté. C’est que le Frère Boisramé m’a dompté à la scie, cet hiver, et que nous sommes devenus, lui et moi, de fameux scieurs de long. Pour commencer, nous avons scié 1.300 planches, ou madriers, et nous nous proposons d’en scier bien davantage, l’année prochaine, pour notre future chapelle...
L’année 1873 réduisit à l’état de ruine la forte constitution du Père Grouard. On le crut perdu pour les missions. L’une des conséquences, et non la plus grave, de son délabrement était une extinction de voix si complète qu’il ne lui était plus possible de célébrer la sainte messe, ni même de parcourir autrement que des yeux les pages de son bréviaire. Mgr Faraud l’envoya chercher en Europe les soins des spécialistes.
Le missionnaire quitta le fort Providence, où il avait tenu jusqu’au bout, l’automne 1874.
Deux ans de l’air natal et du traitement des médecins de France lui rendirent la santé.
Entre temps, il s’outilla davantage pour le bien des missions, apprenant la typographie, la reliure, et se perfectionnant dans la peinture:
J’ai trouvé, dit-il, le moyen d’employer une partie de mon temps d’une manière profitable, en allant prendre des leçons de dessin chez les Frères des Ecoles Chrétiennes; et je pourrai, j’espère, faire des peintures moins grotesques que celles que j’ai laissées à la Providence et au fort des Liards.
Les peintures murales de Mgr Grouard se rencontrent sur presque tous les maîtres-autels, depuis Saint-Albert jusqu’au fond du Nord.
Au fort Dunvégan, mission trop pauvre pour fournir les vulgaires guenilles dont il se contentait, il peignit, grandeur naturelle, la scène de la mort de Notre-Seigneur, avec Marie, Jean et Madeleine, sur une peau d’orignal.
—Prends ton mousquet, avait dit le missionnaire à un sauvage Castor, et va me tuer un gros orignal. Choisis-le bien, et surtout ne lui troue pas la peau avec ta balle. Tire dans la tête.
Ainsi dit, ainsi fait. Le tableau, aussi frais et impressionnant encore qu’en 1883, a été enlevé, en 1919, à la chapelle abandonnée de Dunvégan et transporté dans l’église des Oblats de la ville naissante de Peace River.
Lorsque le Père Grouard revint de France, en 1876, Mgr Faraud le retint avec lui au lac la Biche. Il en voulait faire son conseiller, son appui, et le préparer, sans qu’il le soupçonnât, à recevoir son héritage.
Au lac la Biche, il demeura jusqu’en 1888, excepté les trois années, de 1883 à 1886, qu’il passa au fort Dunvégan, sur la rivière la Paix.
A ses occupations de catéchiste, prédicateur, et visiteur des malades, il joignit celles de compositeur, imprimeur, relieur. Il écrivit et imprima des livres sur l’Ancien et le Nouveau Testament, des recueils de prières et de cantiques en cinq langues diverses: montagnais, peau-de-lièvre, loucheux, castor et cris.
Mais il eut un aide:
Heureusement, un apprenti typographe se présenta et se mit à ma disposition. Devinez quel était cet apprenti. Quelque jeune Peau-Rouge sans doute, épris des merveilles de la civilisation, direz-vous? Eh bien, non. Cet apprenti était bel et bien Mgr Faraud lui-même, qui se mit à l’œuvre avec une ardeur toute juvénile, sans se laisser décourager par les coquilles, inévitables au début.
En 1888, il fut envoyé, comme supérieur, à la mission de la Nativité.
En 1889, il reçut l’ordre de visiter le vicariat, au nom de Mgr Faraud.
En 1890, il fait connaissance avec les Esquimaux des bouches du Mackenzie, et il apprend assez de leur langue pour leur composer quelques cantiques.
Le 18 octobre de la même année (1890) des bulles de la Propagande le nomment évêque titulaire d’Ibora et vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie.
Il les reçoit, en 1891, à la mission de Notre-Dame des Sept-Douleurs, où il s’est réfugié pour les fuir.
Le 1er août 1891, Mgr Taché lui donne la consécration épiscopale, à Saint-Boniface.
Nous avons dit, au chapitre quatrième, quelle impulsion Mgr Grouard imprima au vicariat d’Athabaska-Mackenzie. Institutions de tous genres, bateaux à vapeur, moulins mécaniques apparurent dans les solitudes glaciales étonnées. Sans repos, l’évêque voyagea, quêta, construisit. Des incendies lui dévorèrent des établissements de première importance, comme la scierie de la Nativité, le couvent-orphelinat du Vermillon: il les refit. Aucune épreuve ne lassa son courage.
A la fin du dernier siècle, la ruée des mineurs sur le Youkon, à l’assaut de l’or et de la misère, lui firent trouver que son vicariat était devenu trop vaste, et il en demanda la division. Elle lui fut accordée en 1901.
Il cédait le Mackenzie et le Youkon à Mgr Breynat, et gardait l’Athabaska, avec les plaines fameuses de la rivière la Paix.
Il y a trente ans aujourd’hui que Mgr Grouard est évêque, et soixante ans qu’il est missionnaire. A-t-il vieilli? Lui-même admet que l’âge véritable est celui du cœur, et il le dit à son supérieur général:
«—Je n’ai pas roulé tout ce temps dans les neiges du Nord, sans que ma barbe en prit la teinte. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’en dépit de l’âge et des glaces du pôle, vous retrouverez le même cœur.»
Qu’il serait captivant de suivre, à leur trace, les voyages d’une telle carrière, à la poursuite des âmes! Sed non hic locus. Quelques esquisses, cueillies à fleur des récits qu’il fit lui-même aux annales des missions, nous convaincront que la vie ambulante du vicaire apostolique est encore en harmonie avec la vie vagabonde de l’ancien simple soldat.
On l’appelle tout à coup, en 1898, à un chapitre général des Oblats:
Je partis donc, le 5 février, de la Providence, et j’arrivai, le 26 mars, à Saint-Albert. Cela faisait près de 1.500 kilomètres, dont j’ai parcouru la bonne moitié à la raquette, et le reste en traîne à chiens, campant presque tout le long du chemin dans la neige, à la belle étoile.
En 1900, il refait, à pied et en canot alternativement, le voyage de Mgr Clut au Youkon-Alaska. Seulement, c’est par la rivière au Rat, meurtrière à tant de mineurs, qu’il escalade les montagnes Rocheuses:
Comment vous en donner une idée? Imaginez-vous un immense escalier, non pas en ligne droite, mais faisant des milliers de courbes et de zigzags. De chaque côté, s’élèvent des montagnes dont une masse de pierres se sont détachées et obstruent le chemin. Or, cet escalier est le lit de la rivière. Je vous laisse à penser quel courant, quels rapides, quelles cascades il faut affronter tour à tour. Plus d’une fois nous avons été en danger de périr. Presque à chaque pas, je renouvelais mes invocations à nos anges gardiens, car nous n’étions pas sortis d’un péril que nous tombions dans un autre... Enfin, après douze jours de fatigues excessives, nous arrivions à la ligne du partage des eaux, et passions du bassin du Mackenzie dans celui du Youkon...
En 1906, il accepte une carriole épiscopale:
Le frère m’enveloppe de mes couvertures, excepté la tête, car le froid n’est pas rigoureux aujourd’hui, et j’aime à contempler le ciel avec ses milliers d’étoiles, tout en récitant force chapelets, ce qui est le bréviaire du missionnaire en voyage. Cependant les chiens trottent, trottent, trottent toujours, secouant leurs grelots argentins; c’est le seul bruit qui se fait entendre... Cela deviendrait monotone, si quelque petite aventure n’intervenait parfois. Par exemple, il ne faut pas s’imaginer que la surface du lac soit unie comme un trottoir de bitume ou de macadam. Il y a bien, deci delà, quelques aspérités plus ou moins saillantes, un bordillon, un banc de neige, que sais-je! Et comme la carriole n’a pas quarante centimètres de large, il suffit de bien peu de chose pour lui faire perdre l’équilibre. D’où vous comprenez que le pauvre personnage qui y est étendu est maintes fois renversé, non le visage contre terre, mais contre la croûte glacée, dont le baiser vous donne le frisson. Durant le jour, le cher frère qui me conduit peut m’éviter la plupart des accidents; mais, pendant la nuit, il doit se contenter de me relever et de me réintégrer dans ma carriole jusqu’à la prochaine culbute.
Sa prison roulante ne le retiendra pas d’ailleurs plus qu’il ne le voudra:
Je vous dirai en passant, que j’ai encore fait l’essai de mes jambes, et que vraiment je n’ai pas trop de raison de m’en plaindre. Pour ce qui est de courir, non, j’y renonce, je ne le puis plus. Mais s’il s’agit de faire une bonne pipe à la raquette, comme on dit, je m’en trouve encore capable[40].
L’hiver suivant, après Noël, il est pris dans l’épaisseur d’une forêt, entre le lac Wabaska et le Petit Lac des Esclaves:
Les deux premiers jours, nous allons assez bien, les gens qui sont venus à la fête ayant battu le chemin. Après cela, plus de trace de personne! Le Frère Poulain, mon compagnon, et moi, nous marchons en avant à tour de rôle, une hache à la main afin de couper les arbres renversés par le vent et qui nous ferment le passage. Nous avons à traverser parfois d’immenses forêts dévastées par l’incendie, et, tout à coup, nous nous trouvons en face de barricades infranchissables, formées par des tas de bois calcinés, enchevêtrés les uns dans les autres. Alors il nous faut faire un détour, ce qui ne va pas sans peine ni fatigue. Mais, comme le froid est très vif, la marche et le travail se supportent mieux en nous donnant le moyen de nous réchauffer; et la facilité de nous procurer du bois pour les campements nous est un précieux avantage. Aussi, en avons-nous profité! Et cependant, plusieurs fois, malgré les feux que nous allumions, je ne pouvais presque fermer l’œil durant la nuit, tant il faisait froid. Je n’ai jamais vu d’hiver plus terrible! Le thermomètre n’a cessé de marquer 40, 45, 50 et même 54 degrés centigrades au-dessous de zéro. Deux mois auparavant, je me trouvais à Rome! Cela faisait un contraste assez piquant, et peut-être rendait-il le froid plus sensible.
En 1911, un jeune missionnaire de la Nativité croque, avec ce filial sans-façon, son évêque vénérable:
Mgr Grouard nous arriva, mais en quel accoutrement, grand Dieu! Un Benoît Labre Nº 2. Pour moi, Sa Grandeur se complétait. J’avais admiré la majesté du pontife, le jour où il me conférait le diaconat, à l’ordination du scolasticat de Liége. J’avais maintenant sous les yeux l’apôtre, le missionnaire qui s’occupe, sans penser déchoir, des choses les plus matérielles, dès lors qu’elles rentrent dans l’ordre de l’utile et du nécessaire. Le gibus surtout se distinguait, entre toutes les pièces de l’habillement épiscopal, tellement que le Père Le Doussal, qui n’est pourtant pas un partisan du luxe de toilette, crut devoir, pour une fois, user d’autorité. Il imposa donc à son supérieur de porter un couvre-chef plus convenable, et notre vicaire apostolique se promenait, le lendemain, avec une sorte de huit-reflets. «D’ailleurs, expliquait-il, quand c’est faisable, je préfère avoir du fourniment propre; mais allez donc, vous, vous habiller en gentleman pour passer deux ou trois semaines dans un chaland plein de sacs de farine, de bœufs, de vaches, etc...»
Voyons enfin Mgr Grouard en un autre équipage que le traîneau, dans le district de la rivière la Paix, région des chevaux. Il est à cheval sur le «chemin de charrette raboteux, défoncé, traversant maintes rivières, maintes fondrières», où gisent encore les épaves des voitures brisées des missionnaires qui, pendant plus de cinquante ans passèrent par là. C’était l’unique voie pour aller du Petit Lac des Esclaves au confluent des rivières Boucane, Cœur et la Paix, endroit appelé maintenant Peace River[41]:
Mon bidet s’était largement repu dans les hautes herbes de la prairie; et, quand je le sanglai le matin, il avait un ventre parfaitement arrondi. Bon, me dis-je, il pourra fournir une longue carrière. Je l’enfourchai et partis... Il y avait plusieurs heures que je marchais quand je rencontrai le plus vilain des marécages... J’y dirige ma monture. La malheureuse bête y entre, s’y enfonce, s’en retire, s’y replonge plus avant, fait des efforts inouïs et des bonds désordonnés pour s’arracher de la fondrière. Mais le temps n’était plus où elle avait le ventre si plein. La nature avait fait son œuvre. La sangle s’était relâchée, sans que je m’en doutasse. Au milieu de ces secousses répétées pour se tirer du bourbier, la selle s’ébranle, tourne, et me voilà désarçonné, le dos dans la vase. Je me relève, un peu abasourdi de cette chute imprévue sur un sol sans doute assez moelleux, et je me console en trouvant mon cheval immobile et presque aussi penaud que moi. Je lui sus bon gré de me faire une mine aussi sympathique, le pris par la bride, me chargeai de la selle et sortis enfin, non sans quelques éclaboussures. Me remettre en selle et atteindre une vaste prairie qui n’était pas loin de là, lâcher ma pauvre bête dans l’herbe et me sécher moi-même au soleil: voilà toute la suite et la conclusion de ce récit.
Mgr Grouard réside aujourd’hui, à la mission Saint-Bernard du Petit Lac des Esclaves.
Au pied de son large coteau boisé, il voit grandir la riante petite cité, à qui la reconnaissance des colons a confié l’honneur de redire aux siècles le nom de l’évêque missionnaire et pionnier. C’est de Grouard que, se reposant de peu sur son coadjuteur, il continue à nourrir, à soutenir, à gouverner, à visiter ses Sauvages, ses Blancs, ses religieuses, Sœurs Grises et Sœurs de la Providence, ses Oblats et ses prêtres séculiers, qui le chérissent à l’envi.
Dominus conservet eum, et vivificet eum, et beatum faciat!...
CHAPITRE X
LES MANGEURS DE CARIBOUS
Notre-Dame des Sept-Douleurs du Fond-du-Lac.—Le renne de la Terre stérile et les Mangeurs de Caribous.—Missionnaires VISITEURS.—Mgr Albert Pascal.—Le divin Solitaire.—Evêque de Prince-Albert.—Mgr Gabriel Breynat.—Prémices de Liége.—Elève du P. de Chambeuil.—Deuils sur deuil.—Membre gelé.—Construction de maison-chapelle et fabrication de jardin.—Famine de 1899.—Missions aux camps sauvages.—Bouquets d’adieu.—Vicaire apostolique du Mackenzie.—The bishop of the wind.
La mission de Notre-Dame des Sept-Douleurs, au Fond-du-Lac Athabaska, est l’un de nos joyaux apostoliques.
Son nom pris à la Reine des Martyrs, son isolement, la sincérité de ses sauvages en ont fait la préférée des missionnaires, ses pasteurs. Ils eurent beau la quitter pour entreprendre des œuvres plus grandes, devenir même évêques et conduire des diocèses, c’est à Notre-Dame des Sept-Douleurs que toujours revinrent leurs affections, comme l’hirondelle au nid de ses printemps.
Le lac Athabaska, dont la largeur principale est de 30 kilomètres, s’étend, de l’est à l’ouest, sur une longueur de 350 kilomètres. Le véritable fond du lac est marqué, à l’est, par l’embouchure de la rivière Noire; mais le Fond-du-Lac, tel que désigné par les commerçants et les missionnaires, se trouve à 70 kilomètres en deçà de l’extrémité réelle, et à 280 kilomètres, par conséquent, de la mission de la Nativité. Les bords du lac, s’y rapprochant plus qu’en tout autre endroit, forment un détroit de près de deux kilomètres seulement, où le poisson vient se masser aux époques de la migration, et où le renne, qui recherche les passages resserrés, vient franchir le lac, soit à la nage, soit sur la glace. Les trafiquants trouvèrent là le rassemblement des chasseurs indiens, et ils y fixèrent le fort-de-traite.
Sous un ciel de Monaco, avec ses deux vues sur l’immensité des eaux bleues, un tel Fond-du-Lac serait de toute magnificence. Mais, au Fond-du-Lac subarctique, la maison du missionnaire, perchée parmi les loges indiennes sur des falaises sans rempart, ne saurait perdre une rafale des tempêtes.
Le charme particulier de la mission de Notre-Dame des Sept-Douleurs lui vient de ses beaux grands sauvages bronzés, qui n’eurent que peu de contact avec les Blancs et leurs vices. Ce sont des Montagnais, de même souche et de même dialecte que ceux de la Nativité, mais d’un sang resté sans alliage. Le nom qu’ils se donnent, Etshen Eldeli, Mangeurs de Caribous, indique assez leur mode d’existence.
Le caribou n’est autre que le renne de la Laponie et du Labrador. On n’ignore pas que ce mammifère ruminant constitue une espèce de cervidés propre à l’hémisphère boréal. Il est caractérisé par un pelage bai-brun largement pommelé, une crinière couvrant les fanons de la gorge, une ramure longue et déliée chez les deux sexes, des jambes courtes et épaisses, de larges sabots fendus et un muffle rappelant celui de l’âne. Sa taille ne dépasse guère 1 m. 20.
Le renne, par sa chair, sa peau, son poil, ses os, son bois et la corne de ses pieds, peut fournir à l’Indien toute sa subsistance, tout son vêtement, tout son logement. Son lait serait gras et délicieux. Quoique très farouche par nature, il s’apprivoise bientôt et devient l’incomparable coursier des neiges. Les Lapons l’attellent à leurs traîneaux. Mais les Peaux-Rouges croient que si l’on capturait l’un de leurs caribous, son esprit irait raconter aux autres caribous que la liberté de la race a été odieusement violée, et que tous déserteraient le pays déné. Aussi, le gouvernement canadien s’est-il buté à un échec aussi total que coûteux, il y a quelques années, dans une tentative d’importer au Mackenzie des rennes domptés de Terre-Neuve et d’enseigner aux Indiens l’art de s’en servir.
Le domaine privilégié du renne est la Terre Stérile (Barren Land), qui borde l’océan Glacial.
La Terre Stérile, dépourvue de toute végétation forestière, est couverte d’une mousse blanchâtre, épaisse et tendre, qui ne semble tirer sa sève que des rochers qu’elle tapisse. Cette mousse est la nourriture recherchée du renne. Il la broute, tout l’été polaire, dans les steppes de la Terre Stérile, sous le soleil sans nuit. Aux approches du froid, il se met en marche vers le sud ou le sud-ouest, afin d’hiverner dans les forêts limitrophes de la Terre Stérile. Il ira, dans ces forêts qui rejoignent le Grand Lac de l’Ours, le Grand Lac des Esclaves et le lac Athabaska, aussi loin qu’il y rencontrera l’abondance des mousses arctiques.
C’est ainsi que le Fond-du-Lac Athabaska se trouve sur le passage du renne nomade.
Autrefois les Mangeurs de Caribous suivaient constamment le renne, l’hiver et l’été; mais, depuis l’établissement du commerce des fourrures, ils ne dépassent plus guère les abords de la Terre Stérile.
C’est généralement vers le 1er novembre que le renne paraît au Fond-du-Lac, s’il doit venir. Il arrive en immenses troupeaux. Pas plus que des oies sauvages de l’ouest du lac, on ne pourrait calculer le nombre des caribous de l’est. Ceux qui ont vu défiler, sur les lacs gelés, ces forêts de ramures et entendu le galop sonnant des sabots sur la glace, renoncent à décrire l’impression de vie que leur a donnée le spectacle. Les camps indiens se forment alors en tirailleurs, au bord des bois vers lesquels se dirigent, allant d’elles-mêmes ou menées par la ruse des chasseurs, ces paisibles légions. Au signal convenu, la fusillade éclate. C’est l’hallali. Les bêtes effarées détalent dans tous les sens, semant des cadavres sur la neige cramoisie de sang. L’abondance règne, cet hiver-là, dans la patrie des Mangeurs de Caribous et de leurs missionnaires.
Mais si le renne ne vient pas; ou bien si, imprudemment traqué par des chasseurs inhabiles, il porte à cent lieues de là ses pénates vagabondes; ou encore si le vent, sur lequel il règle sa marche, s’obstine à souffler de l’est à l’ouest et l’entraîne à des distances que l’homme ne peut plus franchir, qu’arrivera-t-il?
C’était autrefois la famine pour les Mangeurs de Caribous. Les malheureux mouraient, à côté de leurs lacs pleins de poissons, n’ayant point d’instruments de pêche. Habitués à la venaison, ne pouvant croire que le gibier ne viendrait pas à son heure, ils n’avaient cure de s’approvisionner d’un poisson qu’ils dédaignaient. Les missionnaires leur apprirent à se servir de l’hameçon et du filet.
Sur la fin du XVIIIe siècle, la Compagnie du Nord-Ouest bâtit un fort-de-traite au Fond-du-Lac. Le fort fut dévalisé et tout le personnel massacré par les sauvages. Personne ne s’aventura plus dans ces parages, jusqu’à l’époque des missionnaires.
En 1853, la Compagnie de la Baie d’Hudson recommença l’entreprise. Mais elle était assurée d’un accueil sympathique, car depuis que quelques indigènes du Fond-du-Lac étaient venus au fort Chipewyan apprendre du Père Taché et du Père Faraud que le vrai Dieu a dit: «Tu ne tueras point. Tu ne voleras point», les Mangeurs de Caribous respectaient la vie et le bien d’autrui.
Sur la barge qui fit le premier voyage du fort Chipewyan au Fond-du-Lac, prit place le Père Grollier, premier missionnaire des Mangeurs de Caribous.
Il passa, parmi les 600 Indiens, l’hiver et le printemps 1853-1854. Forcé de retourner à la Nativité, pour permettre au Père Faraud d’évangéliser les régions du Grand Lac des Esclaves et de la rivière la Paix, il revint à ses Mangeurs de Caribous, chaque printemps jusqu’en 1858.
Les missionnaires des années suivantes furent les Pères Clut, Séguin, Eynard et Faraud.
Le principal de ces visiteurs a été Mgr Clut. Il retourna neuf fois au Fond-du-Lac.
En 1862, comme il croyait n’avoir plus que peu d’efforts à faire pour achever sa conquête, il trouva à Notre-Dame des Sept-Douleurs, au lieu de la présence promise de toute la tribu, le désert presque complet et la nouvelle que son bercail s’était laissé reconduire au paganisme par deux faux prophètes. Un grand nombre de Mangeurs de Caribous avaient appris à blasphémer. Quelques-uns avaient transformé leurs chapelets en chaînes de calumet. Beaucoup d’hommes s’étaient replongés dans les hontes de la polygamie.