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Aux glaces polaires: Indiens et esquimaux

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Pêche sous la glace

Pêche sous la glace

réfugie dans les profondeurs des grands lacs; et la moindre distance d’ici, pour l’atteindre, est au moins deux jours de marche. Voilà donc deux de nos bons Frères obligés d’aller séjourner durant quatre à cinq mois loin de nous, sous une tente de peau. S’ils avaient encore du bois à discrétion pour résister, par un bon feu, à des températures de 35 à 40° de froid! Mais non; ils vont se rendre dans une île bien dépourvue sous ce rapport. Puis, quel travail, et même, peut-on dire, souvent quel martyre, de se tenir, le jour entier, par des froids pareils, sur une plaine de glace immense et à découvert, exposés à des vents glacés et à des poudreries de neige aveuglantes; de creuser des bassins dans une glace de quatre, cinq et six pieds d’épaisseur, bassins qu’il faudra refaire le lendemain, car le froid de la nuit se chargera bien de les refermer; d’avoir des heures et des heures, les mains nues dans l’eau et la glace, tandis que les pieds restent immobiles dans la neige; ce qui occasionne parfois des douleurs intolérables! Et puis, ce poisson que l’on prend au prix de tant d’épreuves, il faut bien le rendre ici. Encore deux frères et deux traîneaux à chiens continuellement en route à cet effet: quatre jours de marche à la raquette. Ce ne sont pas des voyages d’agrément dans ces rigueurs de la saison. Les hommes endurent de grandes fatigues, et les chiens encore plus: qu’ils gagnent bien la triste pitance qu’on leur réserve pour chaque soir en voyage! Encore, Dieu soit loué si la pêche réussit dans ces conditions! Mais parfois le poisson manque dans ces rudes hivers. Et alors!... Comprenez-vous cet alors de souci pour le pauvre père de famille? N’avoir rien pour calmer la terrible faim des siens! Heureusement, nous avons affaire à la divine Providence, et nous pouvons toujours avoir recours à la prière, à celle surtout de nos chers petits enfants. Notre bon Père du ciel ne nous délaissera pas...

Oui, la prière, prière des petits enfants, prière des sœurs de la Charité, prière du missionnaire, voilà le refuge suprême de la confiance courageuse et le dernier secret du triomphe de nos missions polaires, dans la lutte pour leur subsistance.

Elles furent spécialement confiées, ces prières, à saint Joseph, père nourricier du divin Ouvrier et de tous les pauvres. C’est lui que le vicaire apostolique du Mackenzie a nommé son Procureur en Chef. C’est en son honneur que sont chantées les messes d’actions de grâces pour tous les bienfaits.

Et jamais saint Joseph ne trompa la prière de ses enfants du Nord. Il se fit leur providence. Il apporta sans cesse le nécessaire, et souvent un peu de superflu. Il lui arriva de se cacher, comme pour laisser mieux voir que tout était humainement perdu; mais il reparut toujours, à l’heure critique, ne reculant même pas devant le miracle, s’il fallait le miracle...

N’est-ce pas un miracle permanent déjà que de tous nos missionnaires, de nos religieuses et de nos orphelins, nul ne soit mort de faim, en ces trois quarts de siècle?

Qu’il soit donc béni, le grand Travailleur invisible de nos missions glaciales!

 

L’une des dernières interventions merveilleuses du saint Pourvoyeur, au mois de mars 1917, sauva d’une famine imminente l’orphelinat Saint-Joseph, du fort Résolution, sur le Grand Lac des Esclaves.

La pêche de l’automne avait été insuffisante, et la chasse à l’orignal, sur laquelle on compte toujours un peu pour «combler les vides», avait fait entièrement défaut, tout l’hiver.

Aux caribous (rennes), il ne fallait pas songer. Leurs troupeaux ne fréquentaient plus, depuis des années, ces parages du Grand Lac. De plus, c’était l’époque de leur retour à la mer Glaciale. Des sauvages arrivés de l’est du lac, à 500 kilomètres du fort, avaient dit que les bois favoris des rennes pour leur hivernement étaient désertés.

La pêche sous la glace n’avait jamais été si misérable. Les frères Kérautret et Meyer, qui étaient allés se loger sur un îlot lointain, avaient pris quatre truites en dix jours, avec leurs 70 hameçons tendus ensemble, sur un long espace, dans l’eau profonde. La visite de ces hameçons avait même failli être fatale au Frère Meyer. S’avançant, un matin, dans la brume qu’écrase toujours un froid de plus de 40 degrés centigrades, il n’aperçut pas une large crevasse qui s’était formée pendant la nuit et il y tomba. Il ne dut son salut qu’au long manche d’un outil, destiné à creuser des bassins, qui se posa en travers sur la glace, et auquel il se trouva suspendu par les mains.

Cependant les réserves achevaient de s’épuiser. Cent orphelins, dix sœurs et autant de pères et frères ressentaient les premiers tiraillements de la faim.

Un soir, le Père Duport, supérieur de la mission, n’en pouvant plus d’inquiétude, alla au réfectoire, où il trouva les enfants attablés autour de petits morceaux rôtis des derniers poissons. Prenant l’air mécontent, il dit:

—Mes enfants, si nous sommes dans la misère ce n’est pas la faute de nos Frères: ils ont tout essayé; ni de vos bonnes Sœurs: elles ont tout sacrifié pour vous. C’est votre faute, à vous!

Plusieurs crurent qu’on leur reprochait de manger trop et se mirent à sangloter.

—Ce n’est pas cela, reprit le Père supérieur. Si je suis fâché, très fâché, c’est que vous ne priez pas saint Joseph avec assez de ferveur. Voilà ce que je veux dire.

Sur cette explication, tous les petits se lèvent et promettent de prier «de toutes leurs forces».

La Sœur supérieure, mise en demeure de fixer le nombre des caribous, répond qu’il en faut cent, pas un de moins.

—Eh bien, mes enfants, à genoux!

Une nouvelle neuvaine commence, séance tenante, pour sommer saint Joseph de procurer les cent caribous.

Le surlendemain, c’était la fin des vivres.

Le Père Duport fit venir les deux chasseurs engagés de la mission:

—Attelez tout de suite vos chiens, et partez.

Les sauvages haussèrent les épaules:

—Mais tu sais bien comme nous, Père, qu’il n’y a rien, plus rien. C’est impossible.

—Partez, vous dis-je. Allez nous tuer cent caribous, pas un de moins. Saint Joseph nous les doit, puisqu’il nous les faut et que nous les lui demandons. Il vous les enverra.



Rennes (caribous)

Rennes (caribous)

Tout à fait certains qu’ils allaient à un échec, mais payés pour cela, les deux hommes partirent.

Ils n’avaient pas marché deux jours, courte distance pour nos pays, qu’une armée innombrable de rennes débouchait sur le lac, devant eux, et venant de l’est, à l’encontre de toutes les lois suivies, de mémoire d’Indien, par ces animaux nomades.

Abasourdis de voir si subitement, et en ces lieux, plus de caribous qu’ils n’en avaient jamais rencontrés à la fois, les chasseurs se ressaisissent, se mettent en position, et procèdent à l’exécution de la bande, qui détale sur le flanc. Un renne tombait, et deux parfois, à chaque balle de leur puissante carabine. Le troupeau dispersé, les Indiens s’en furent compter les morts.

Il y en avait cent trois.

C’était au moment même où les sœurs et leurs orphelins, réunis à la chapelle pour la neuvaine, suppliaient saint Joseph, «dans une prière à fendre l’âme», de donner vite les cent caribous, pas un de moins.

 

Le Père Duport, qui nous rendit compte lui-même de ce «haut fait» du cher saint du Mackenzie, finissait par cet avis, auquel c’est notre bonheur de nous conformer toujours:

«Si vous avez quelquefois un petit mot à adresser à vos auditeurs sur la puissance et la bonté de saint Joseph, n’oubliez pas de nous citer en exemple, car je suis persuadé, et ce n’est pas d’aujourd’hui, que c’est lui qui nous soutient et nous fournit largement tout ce qui est nécessaire à notre subsistance, dans ce vaste désert glacé. Nous l’avons prié souvent dans nos différentes entreprises; et, à sa gloire, je dois dire que nous avons toujours été exaucés.»



LA SAINTE MESSE SOUS LA TENTE

LA SAINTE MESSE SOUS LA TENTE

CHAPITRE VI

L’HEURE DE DIEU

1845.—Les pionniers de l’apostolat.—Mgr Provencher.—M. Thibault dans le Nord.—Le rendez-vous du Portage la Loche.—Fondation de la mission de l’Ile à la Crosse.—La scène du Portage, décrite par M. Thibault.—Les précurseurs du missionnaire.—Les Métis.—Le Patriarche Beaulieu.—Du Diable à Dieu.—Larmes de M. Thibault.—Les Missionnaires Oblats de Marie Immaculée.

L’heure de Dieu pour la conversion de la nation Dénée sonna en 1845. Ce fut M. l’abbé Jean-Baptiste Thibault qui répondit à son appel.

La rencontre des représentants de toutes les tribus de l’Extrême-Nord avec le missionnaire eut lieu au Portage la Loche. Elle dura six semaines.

M. Thibault était l’un des douze prêtres séculiers qui furent les pionniers de l’apostolat dans le Nord-Ouest, et qui eurent pour champ d’évangélisation un territoire dix fois plus grand que la France.[20]

Ces douze apôtres, recrutés dans l’Eglise de Québec, de 1818 à 1844, par Mgr Provencher, premier évêque de Saint-Boniface, méritent d’être inscrits à la tête de tous les vaillants qui doivent passer sous nos yeux, avec nos pages: Sévère Dumoulin, Destroismaisons, Harper, Boucher, Poiré, Demers, Belcourt, Thibault, Mayrand, Darveau, Laflèche, Bourassa.[21]

En 1891, le Canada célébrait le cinquantième anniversaire de l’arrivée des Oblats de Marie Immaculée dans le Nouveau-Monde, Mgr Taché, parlant au milieu des solennités tenues à Montréal, s’écria:

«—Les Oblats ont beaucoup travaillé dans les pays qui se nomment aujourd’hui Manitoba, Saskatchewan, Alberta, Colombie. Mais ils n’y sont pas seuls. Ils n’y ont même pas été les premiers. Tous, nous y avons été devancés par d’admirables ouvriers évangéliques, membres du clergé séculier, qui ont porté bien haut et bien loin la bannière sacrée du salut dans ces contrées, alors qu’elles étaient du plus difficile accès et des plus inhospitalières. Ces nobles pionniers de la foi ont été nos devanciers, nos modèles; et, je suis heureux de le dire, ils continuent d’être nos compagnons; ils sont nos amis et nos collaborateurs.»

 

Mgr Provencher, le premier de ces pionniers de l’Ouest, avait abordé à la Rivière-Rouge, dans la localité devenue Saint-Boniface et Winnipeg, le 16 juillet 1818.

Il arrivait, simple prêtre, envoyé par Mgr Plessis, évêque de Québec, unique diocèse du Canada. M. Dumoulin était son compagnon.

Mgr Plessis répondait à la prière d’un Lord protestant, chef de la colonie de la Rivière-Rouge: Sir Thomas Douglas, comte de Selkirk.

Le noble Lord, écossais de patrie, avait acheté le plus grand nombre des actions de la Compagnie de la Baie d’Hudson, dans l’intention de se faire octroyer par la Compagnie un terrain propice à la fondation d’une colonie pour ses compatriotes. Il obtint 256 kilomètres carrés qu’arrosaient la rivière Assiniboine et la rivière Rouge. En 1812 il installa, au confluent de ces rivières, une vingtaine de familles écossaises, qu’il vit bientôt débordées par les coureurs-des-bois et par les voyageurs engagés des deux Compagnies de fourrures, presque tous d’origine française.

Vinrent les querelles suscitées par la Compagnie du Nord-Ouest, des incendies, des épidémies, la famine.

La colonie allait sombrer dans le découragement, lorsque Lord Selkirk, comprenant que la religion catholique seule pouvait la sauver, demanda des missionnaires à l’évêque de Québec. Il fit son premier appel en 1816. Il le réitéra l’année suivante avec plus d’instances. En 1818, Mgr Plessis lui donnait M. Provencher.

Le changement souhaité s’accomplit bientôt.

«Toutes les familles, réconciliées et rassurées par la religion, reprirent le travail avec ardeur. Le pays qui jusqu’alors n’avait offert que le spectacle de la division, de la haine et de la vengeance, voyait tout à coup l’union régner entre ses habitants, sans distinction de croyances ni de races.»

 

Nous ne pouvons que vénérer au passage Mgr Provencher, ce grand missionnaire, grand par tous les côtés: par la stature, par la dignité, par la piété, par la charité, par l’énergie, par la constance, par le succès final. Disons seulement, pour ne nommer que l’une de ses vertus, qu’il embrassa d’amour la pauvreté, fondatrice de toutes les œuvres de Dieu:

Obligé de travailler son champ pour vivre, il portait des soutanes usées et rapiécées, d’étoffe grossière, dont il eût été difficile de dire la couleur. Son carrosse épiscopal était une grosse charrette à laquelle il attelait un bœuf. Plus tard, il remplaça le bœuf par un cheval. Pour siège, dans cette voiture, il prenait une chaise qu’il liait solidement avec une corde, et il cheminait ainsi à travers la prairie, allant d’une mission à l’autre. Pour chaussures, il avait de gros sabots en bois. Il aimait mieux vivre dans cette pauvreté et se priver d’une foule de choses que de retrancher un sou à ses chères missions. Un jour qu’on l’exhortait à changer sa charrette pour une voiture plus douce, tant il était vieux et fatigué, il répondit:

«—Je me suis toujours fait une règle de ne rien dépenser pour mon bien-être personnel; ce n’est pas à la veille de descendre dans la tombe que je veux renoncer à cette résolution dont j’attends tant de consolation à l’heure dernière.»

 

De son pauvre palais de Saint-Boniface, la flamme apostolique du pieux évêque rayonna jusqu’aux confins de son diocèse. Elle embrasait d’une ardeur suppliante les appels qu’il faisait au dévouement des prêtres de Québec.

Mais il avait soin de marquer toujours qu’il ne voulait que «des hommes de choix», des «sujets d’espérance», des «planteurs de la foi».

 

M. Thibault fut l’un de ces «sujets d’espérance, planteurs de la foi», envoyés par Québec au Nord-Ouest.

Il arriva, jeune sous-diacre, en 1833.

Il devait consacrer aux missions trente-neuf ans de sa vie sacerdotale.

 

En 1842, rompu au métier apostolique chez les Sauteux et chez les Cris de la prairie, il se propose lui-même à Mgr Provencher qui demande un missionnaire pour commencer l’évangélisation des sauvages des bois du Nord.

Il part à cheval, de Saint-Boniface, le 20 avril. Le 19 juin, il est au Fort des Prairies (Edmonton), à 375 lieues de Saint-Boniface:

J’ai passé le reste de l’été, écrit-il de là, parmi des nations bien méchantes qui pourraient bien quelque jour me lever la chevelure. Je n’ai qu’un homme pour m’accompagner et me guider dans mes courses. Que Dieu soit béni! S’il me juge digne de plaider sa cause, il me conservera.

En juillet, il se trouve à 64 kilomètres, à l’ouest d’Edmonton, au bord d’un lac, appelé le lac du Diable par les Cris qui le fréquentaient. Substituant à ce nom celui de la Patronne du Canada, il y établit la première mission du Nord, encore subsistante: la mission du lac Sainte-Anne.

 

Du lac Sainte-Anne, il pousse immédiatement jusqu’aux montagnes Rocheuses, où l’attend un autre camp de Cris.

 

En 1844, il visite un groupe détaché de la tribu Montagnaise dénée, et cantonné au lac Froid, à 270 kilomètres à l’est du lac Sainte-Anne.

Ce premier contact avec les Dénés le remplit de courage, et il regagne le lac Sainte-Anne, décidé à entreprendre, l’année suivante, le grand voyage au Portage la Loche. En attendant, il envoie à la nation dénée un message, la conviant à ce rendez-vous.

 

La nouvelle d’un accident déplorable devait lui apprendre bientôt à quel danger venaient d’échapper les bons Indiens qu’il lui tardait de donner à Dieu.

Un ministre wesleyen, M. Evans, «homme d’un zèle digne de servir une meilleure cause», avait, en 1842, et sur l’invitation de la Compagnie de la Baie d’Hudson, visité rapidement les postes du district, sans plus faire que de donner «quelques bons conseils» aux Indiens rencontrés. Son terrain ainsi reconnu, il avait lancé une lettre aux «chefs et guerriers» du lac Athabaska et de l’Ile à la Crosse, leur promettant qu’il viendrait les instruire, l’automne 1844. Beaucoup se rendirent à cette proposition.

Mais le prédicant ne parut pas. Parti en canot léger, à la date voulue, avec son interprète, Thomas Assell, montagnais lui-même et fort estimé de ses compatriotes, il n’était plus qu’à trois jours de l’Ile à la Crosse, lorsque, au détour d’une rivière, il aperçut des canards et voulut les tirer. Comme il levait son fusil, le coup partit, frappant dans le dos l’infortuné Assell. M. Evans, craignant la rancune des sauvages, enterra le corps et rebroussa chemin.

M. Thibault apprenait, en même temps, que les Montagnais, émus de ce malheur, soupiraient davantage après le ministre de la vérité. Il se prépara donc avec une ardeur plus grande à la rencontre du Portage la Loche.

 

Nous n’avons pas oublié ce qu’était, à cette époque, le célèbre Portage la Loche, «seuil de l’Extrême-Nord», «point culminant de la séparation des eaux Hudsoniennes et Arctiques».

Sur ce plateau, tout le commerce du bassin de l’Athabaska-Mackenzie devait passer. C’était le terminus des caravanes. Celles de la baie d’Hudson, de Montréal, de Winnipeg y déposaient leurs marchandises, et revenaient sur leurs pas, avec les fourrures de l’Extrême-Nord. Celles de l’Extrême-Nord, allégées de leurs fourrures, prenaient les marchandises, et s’en retournaient les distribuer, sur la Rivière la Paix jusqu’aux Montagnes Rocheuses, et sur le fleuve Mackenzie jusqu’à l’Océan Glacial.

Chaque fort-de-traite de l’Athabaska-Mackenzie envoyait au Portage la Loche deux barges, chargées des retours des pelleteries de l’année. Ce long voyage—deux mois, depuis Good-Hope—demandait un gros équipage pour faire la touée des barques, contre le courant, toujours rapide, du fleuve Mackenzie, de la rivière des Esclaves, de la rivière des Rochers, de la rivière Athabaska et de la rivière Eau Claire enfin, laquelle aboutissait au Portage la Loche.

Pendant plus d’un mois, le Portage devenait une Babel fourmillante de toutes les races et de toutes les tribus. Il y avait des Cris, des Sauteux, des Maskegons: tous de la nation Algonquine, et venant de l’est ou du sud. Il y avait des Loucheux, des Peaux-de-Lièvre, des Esclaves, des Flancs-de-Chiens, des Couteaux-Jaunes, des Castors, des Montagnais, des Mangeurs de Caribous: tous de la nation Dénée et venant du nord. Parmi ces Peaux-Rouges, allaient et venaient quelques commerçants affairés.

 

En cette année de grâce 1845, la foule du Nord était plus nombreuse que jamais, car ayant appris que «l’homme de la prière», «la robe noire», «le priant Français», le prêtre de la vraie religion, cette fois, serait là, plusieurs sauvages du lac Athabaska et du Grand Lac des Esclaves avaient formé une flottille spéciale de canots d’écorce. Tous ces Indiens, engagés de la Compagnie ou gens libres, avaient poussé barges et pirogues, avec un entrain inconnu, vers le rendez-vous marqué.

A ce rendez-vous, l’homme de la prière, M. Thibault, arriva le premier.



GUEULE-DE-TRAVERS (1920)  baptisé, en 1861, «à l’âge d’environ 30 ans», par Mgr Grandin.

GUEULE-DE-TRAVERS (1920)
baptisé, en 1861, «à l’âge d’environ 30 ans», par Mgr Grandin.

 

Parti du lac Sainte-Anne, au lendemain des fêtes de Pâques 1845, il s’arrêta à l’Ile à la Crosse, à 180 lieues du lac Sainte-Anne «après beaucoup de fatigues, et jeûnant depuis quatre jours», nous apprend M. Laflèche.

Quant à M. Thibault, que «son humilité a toujours empêché de faire connaître ses travaux et ses privations dans ses lointaines missions», dit encore M. Laflèche, il se contente de tracer dans le journal de son itinéraire ces quelques mots:

 

Ainsi fut fondée la mission de l’Ile à la Crosse, chère aux souvenirs de tant de missionnaires.

L’Ile à la Crosse émerge d’un beau et vaste lac. Son nom, qu’elle a communiqué au lac même, lui vient de ce qu’elle fut l’arène recherchée des sauvages pour le jeu de la crosse: sorte de longue et forte raquette, dont le volant n’est pas le morceau de liège empenné que se renvoient les jeunes filles européennes, mais une balle dure, bourrée de sable, et lancée par des hommes vers un but déterminé, à l’encontre des efforts violents d’un camp adverse.

Située à 60 lieues, au sud du Portage la Loche, l’Ile à la Crosse était sur le passage des barges, du sud et de l’est, qui faisaient route vers le Portage. M. Thibault ne pouvait donc attendre, en plus favorable position, le moment d’exécuter son projet apostolique.

Dès qu’il en fut capable, il quitta ses néophytes de l’Ile à la Crosse et s’embarqua pour le Portage la Loche.

 

Il y passa les mois de juin et de juillet 1845.

En attendant l’arrivée des brigades de l’Extrême-Nord, il s’y occupa des Montagnais de la région:

Tous ceux que j’ai vus de cette tribu, écrit-il à Mgr Provencher, savent prier Dieu plus ou moins bien, et connaissent les principales vérités de la religion. Ils ont un respect infini pour le missionnaire, qu’ils regardent comme Jésus-Christ lui-même.

Ils me disent que toutes les tribus, d’ici au Pôle nord, soupirent après la connaissance du Dieu vivant...

Enfin les «barges du Pôle» arrivèrent, et le missionnaire écrivit encore à son évêque:

Cette connaissance de nos prières, trouvée par M. Thibault chez les Montagnais, ce respect surnaturel professé pour le missionnaire, ces aspirations de tous les sauvages connus jusqu’aux régions polaires, vers la religion du Dieu vivant, doivent être attribués, en grande part, à l’influence religieuse exercée par les Canadiens français catholiques.

Nous savons quel fut le rôle des coureurs-des-bois, comme explorateurs, et quel lot leur revient de la gloire que se sont décernée les découvreurs nommés par l’histoire. Mais nous n’avons rien dit encore de leur mérite principal, celui d’avoir préparé les conquêtes de l’Evangile, parmi les nations sauvages.

Un petit nombre des voyageurs des Pays d’en Haut furent, il est vrai, des semeurs d’impiété; et Mgr Taché déplora qu’ils eussent rendu très difficile la conversion de certains groupes qu’ils avaient corrompus, chez les Sauteux surtout. Mais le grand nombre, presque tous, respectèrent les lois de Dieu. Si plusieurs se laissèrent aller à des faiblesses, qui, d’ailleurs, nous scandaliseraient plus qu’elles ne scandalisèrent les Indiens eux-mêmes, ils ne furent jamais irréligieux. Ils s’étaient détachés de ces rivages de France, qu’embaumait encore la foi du pêcheur normand, breton, vendéen, au temps,

Où tous nos monuments et toutes nos croyances
Portaient le blanc manteau de leur virginité.

Au milieu de leurs égarements, ils s’étaient souvenus du catéchisme de leur enfance. Ils ne blasphémaient pas. Ils baptisaient leurs enfants mourants. Ils priaient sur le corps de leurs défunts. Ils savaient redire à ceux qui les sollicitaient à l’injustice le vieux dicton: «Je suis pauvre, mais, Dieu merci, j’ai de l’honneur!» Et, lorsqu’au feu du bivouac, les chefs sauvages leur racontaient les chasses d’antan et les danses des ancêtres, eux, les fils de la France et de Québec, racontaient, en retour, les histoires qu’ils avaient apprises de leurs pères, et parlaient du vieux curé qu’ils n’avaient qu’entrevu, mais dont le souvenir avait laissé au fond de leur âme comme un rayon de Dieu:

«—Oui, ils viendront un jour à vous, les hommes de ce Dieu, disaient-ils. Vous les reconnaîtrez à leur robe noire. Vous ne pourrez vous y tromper, car ils n’auront pas de femme. N’écoutez par les priants mariés. Mais le prêtre, l’homme de la prière véritable, suivez-le. Il vous conduira au bonheur, dans la terre du Grand Esprit.»

Ainsi firent-ils naître le désir de la foi. Leur prédication fut comme une imprégnation inconsciente, mais profonde, une germination lente, mais vivace, que la main du missionnaire n’eut qu’à bénir pour la faire éclore.[22]

 

Cependant le pont de passage par excellence, jeté par les voyageurs des Pays d’en Haut, entre les sauvages païens et le missionnaire catholique, fut une race moyenne, issue de la blanche et de la rouge: la race métisse.

Mgr Taché comptait, en 1869, dans le Nord-Ouest, les mélanges de quatorze nations civilisées et de vingt-deux tribus indigènes.

Tous les enfants de ces alliances sont désignés par le nom de Métis (half-breed). La classification populaire les répartit en métis anglais et en métis français, les premiers ordinairement protestants et les autres catholiques.

Les Métis français—ou Bois-Brûlés—furent les plus nombreux, les plus distingués, les plus beaux. Mgr Taché, qui aima particulièrement cette intéressante famille de son vaste bercail, disait:

Les Métis sont une race de beaux hommes, grands, forts, bien faits. Quoique, en général, ils aient le teint basané, cependant un très grand nombre sont bien blancs et ne portent aucune trace de provenance sauvage. Les Métis sont d’intrépides et infatigables voyageurs. Ils étonnent par leur force et leur agilité dans les voyages d’hiver. Ils courent habituellement, et paraissent rarement en éprouver même de la fatigue. Les voyages d’été, en barge surtout, exigent un redoublement de vigueur qui ne leur fait point défaut.



Famille de métis au fort Providence.  Les quatre générations  (Remarquer le retour au type mongol)

Famille de métis au fort Providence.
Les quatre générations
(Remarquer le retour au type mongol)

Habitués à la chasse du bœuf sauvage (bison, buffalo), les Métis (de la prairie) forment la cavalerie la plus adroite qu’il y ait au monde. Les chevaux dressés à cette chasse sont d’une ardeur étonnante; mais l’habileté des hommes surpasse tout ce que l’on peut s’imaginer. Les rênes d’une main et le fouet de l’autre, ils tirent sept coups de fusil (à bourre) par minute, pendant que le cheval est à la vive course. Il en est même un qui, dans un pari, a chargé cinq coups à balle pendant que son cheval faisait un arpent, bride abattue. Plusieurs n’ont tiré le cinquième coup que quelques pas après avoir dépassé la borne. Puis, il ne tirent pas au hasard, car chaque coup abat un buffalo. Souvent, pour s’amuser en galopant ainsi, ils logent une balle dans les flancs d’un oiseau qui passe au-dessus de leur tête. Ce qu’il y a de plus étonnant encore, c’est qu’ils reconnaissent toujours, ou presque toujours, les animaux qu’ils ont tirés; et pourtant il y a jusqu’à trois cents chasseurs qui poursuivent en même temps la même bande de vaches. De temps en temps, ils mettent deux ou trois grains de plomb avec leur balle, pour reconnaître plus facilement leur proie. Un bon chasseur tue jusqu’à cent vaches pendant une chasse.

Les Métis semblent posséder naturellement une faculté propre aux sauvages et que les autres peuples n’acquièrent presque jamais: c’est la facilité de se guider à travers les forêts et les prairies, sans aucune autre donnée qu’une connaissance d’ensemble, qui est insuffisante à tout autre, et dont ils ne savent pas toujours se rendre compte à eux-mêmes...

On peut ajouter qu’ils sont intelligents. Ceux qui ont eu l’occasion de s’instruire ont montré en général des talents distingués; et, dans les différents rangs de la société, on en a vu remplir avec honneur les emplois qui leur étaient confiés. Ils apprennent les langues avec une facilité étonnante...

C’est dans les voyages que l’on a lieu d’admirer leur dextérité, sans laquelle on ne pourrait se tirer des mauvais pas que l’on rencontre en franchissant nos vastes solitudes. Bien des officiers du génie, ou même de génie, pourraient prendre ici des leçons utiles...

Les Métis sont sensibles, hospitaliers, généreux jusqu’à la prodigalité. Une heureuse disposition encore, c’est leur patience dans les épreuves. Là où d’autres s’emportent, jurent et blasphèment, eux rient, s’amusent et prennent le contretemps de la meilleure grâce du monde...

Le défaut le plus saillant des Métis est, ce me semble, la facilité de se laisser aller à l’entraînement du plaisir. D’une nature vive, ardente, enjouée, il leur faut des satisfactions, et, si une jouissance se présente, tout est sacrifié pour se la procurer. De là, une perte considérable de temps, un oubli trop facile, quelquefois, des devoirs importants, une légèreté et une inconstance de caractère qui sembleraient l’indice naturel de vices plus grands que ceux qui existent véritablement...

Les métis, dont parle Mgr Taché, étaient plus de 15.000, il y a cinquante ans. Aujourd’hui, leurs descendants sont lamentablement clairsemés, parmi les populations blanches du grand Ouest canadien. Mais leur mission d’intermédiaire entre le prêtre de la religion rédemptrice et les Indiens fut bien remplie.

Les survivants de Saint-Boniface, groupés en l’Association de l’Union nationale métisse, l’ont rappelé dans une adresse, lue par leur président, le digne M. Guillaume Charette, à S. G. Mgr Béliveau, le 25 juillet 1918, en la célébration du centenaire de l’arrivée de Mgr Provencher, à la Rivière-Rouge:

Fondés au sein de la barbarie, les premiers foyers des Bois-Brûlés (métis français) nourrissaient pourtant une tradition: celle de la patrie légendaire de leurs pères. Exilés pour la plupart sans retour, ils ne manquaient jamais d’évoquer, dans leurs courses et sous le wigwam familial, la pensée du toit paternel, de parler du pays lointain et mystérieux, et de nourrir l’espoir que leurs enfants prieraient un jour le Dieu qu’eux-mêmes avaient appris à invoquer dans leur enfance... Ils avaient conservé l’héritage des enseignements reçus sur les genoux de leurs mères, là-bas, sur les bords enchanteurs du majestueux Saint-Laurent, berceau de la Nouvelle-France... Fidèles à la mission reçue sur la terre laurentienne, ces avant-coureurs apostoliques ont, à leur insu, préparé les voies de la Providence, et les prêtres vont trouver en eux, ainsi qu’en leurs enfants, les Métis, des guides sûrs et fidèles au milieu des dangers de toutes sortes et au sein des tribus souvent hostiles, qui se partagent les déserts de l’Ouest... De descendance française et catholiques, nous devenions les auxiliaires attitrés des missionnaires, avec la charge et l’honneur de perpétuer ici la mission de nos pères canadiens...

Canadiens et métis furent bien, en effet, les auxiliaires du missionnaire, après avoir été ses précurseurs, dans l’établissement de l’Evangile. Ils furent ses guides dans les mystères de la prairie et de la forêt. Ils furent ses maîtres dans les langues sauvages. Ils furent parfois les sauveurs de sa vie. A chaque pas, depuis l’origine jusqu’à nos jours, l’histoire des missions du Nord-Ouest, du Nord et de l’Extrême-Nord retrouve leurs traces vives dans les chemins de la foi, comme dans les chemins de neige.

 

Si M. Thibault alla vers les tribus lointaines du Nord, ce fut à la demande d’une délégation française envoyée, en 1840, à Saint-Boniface, par les Indiens du versant est des montagnes Rocheuses, et conduite par un Piché. De Saint-Boniface à Edmonton, il eut pour guide et serviteur un Laframboise; et, d’Edmonton aux montagnes Rocheuses, un Gabriel Dumont. En 1844, lorsqu’il se trouvait chez les Montagnais du lac Froid, il fut amené à visiter le lac la Biche. Comment? Il va nous le dire:

Au grand rendez-vous du Portage la Loche, M. Thibault trouva un métis de la nation dénée, qui, après sa conversion, gagna la reconnaissance de tous les missionnaires de l’Athabaska-Mackenzie.

C’était un vieillard à barbe longue—frappante exception chez les métis—et toute blanche depuis longtemps. On le connut sous les noms de vieux Beaulieu, patriarche Beaulieu, patriarche de la rivière au Sel.[23]

Les prouesses de ce Beaulieu charpenteraient un roman de réalité, aux contrastes extrêmes, et qui s’intitulerait admirablement, lui aussi, Du Diable à Dieu.

Il ne sut jamais son âge. Mais il dut dépasser le siècle, car il ne mourut qu’en 1872, et il se souvenait d’événements bien antérieurs à l’arrivée de Sir Alexander Mackenzie, que son père, François Beaulieu, avait conduit aux bouches du Mackenzie, en 1789, et à l’océan Pacifique, en 1793.

Sa mère, une Montagnaise, l’éleva dans le paganisme.

La force colossale dont il était doué fut mise à prix par les compagnies rivales, qui lui offraient la présidence de leur escouade de boulets (bully), espèce d’hommes-bœufs, policiers aux poings de fer, bretteurs d’attaque et défense dans les assauts qui se livraient aux fourrures des sauvages.

Beaulieu était le boulet de la Compagnie du Nord-Ouest (les Français), sur le Grand Lac des Esclaves, en face du poste de la Compagnie de la Baie d’Hudson (les Anglais), lorsque son bourgeois fut trouvé noyé dans la baie qui séparait les deux établissements. On crut à un assassinat, inspiré par la jalousie commerciale, et Beaulieu fut député pour la vengeance.

Le soir venu, il part en canot d’écorce, seul, avec son fusil à pierre, et aborde sous la fenêtre de la cabane. A travers le parchemin, il remarque le bourgeois, entouré des engagés, et fumant paisiblement sa pipe, les pieds au feu de l’âtre. D’un coup d’épaule, il fait voler la porte. L’instant d’après, le bourgeois tombe foudroyé. Beaulieu se met aussitôt à recharger son fusil; mais tous les bras se jettent sur lui. Garrotté, il défie encore ses hommes et les insulte.

—Tais-toi, lui dit alors le commis, subalterne de celui qui était étendu là, dans sa mare de sang. Dis-nous quel salaire il te faut, et sois notre bully! Nous te voulons! Ne retourne pas avec ces chiens du Nord-Ouest. Allons, vite! Fais ton prix, et nous te délions!

Beaulieu accepta le marché et ne quitta plus la Compagnie de la Baie d’Hudson. On ne fit plus prestement aucun empereur romain.

Sa qualité de métis, son intelligence, sa force et sa brutalité lui avaient valu d’être choisi pour chef par les sauvages de la région. Tout tremblait devant lui. De temps à autre, afin d’entretenir la terreur de son prestige, il surgissait dans un camp indien; d’un coup de son coutelas, il fendait la paroi d’une loge afin d’y entrer debout; et, en quelques secondes, il poignardait l’assemblée, figée d’épouvante. Il en voulait particulièrement aux Plats-Côtés-de-Chiens, parce qu’ils avaient tué son frère.

—Tiens, regarde, disait un de ces Indiens au missionnaire du fort Rae, en se penchant sur l’anfractuosité profonde d’un rocher, regarde, là, au fond, la forme de ce crâne et de ces épaules, sous la mousse. C’est mon père. Beaulieu l’emmena à la chasse. Arrivé ici, il l’attacha à cet arbre que tu vois. La semaine suivante, il repassa. Mon père était mort, et Beaulieu jeta son corps là, dans le grand trou.

Don Juan du désert, il eut jusqu’à sept femmes en même temps, et jamais moins de trois. Les Dénés étaient polygames, chacun s’adjugeant autant d’épouses qu’il en pouvait nourrir.

 

De Dieu, de la religion, Beaulieu ne savait rien. Il ne se rappelait que vaguement ce que lui avait dit son père; et ces notions restaient confondues, en son esprit, avec les superstitions païennes, sans éveiller sa conscience.

Un printemps, arriva au fort Résolution, pour être placé sous ses ordres, un jeune Canadien français, de Montréal, nommé Dubreuil, homme doux, charitable, obéissant, toujours respectueux de ses maîtres. Cela frappa Beaulieu. Il l’observa. Surpris de le voir s’agenouiller, matin et soir, auprès de sa couchette, intrigué du grand signe de croix qui commençait et finissait cette cérémonie, il voulut s’informer. Dubreuil lui dit qu’il priait le bon Dieu et la sainte Vierge Marie.

—Mais est-ce que moi aussi, je pourrais connaître Dieu et la sainte Vierge, et les aimer, et les prier, demanda-t-il?

Dubreuil put commencer à instruire sur-le-champ son fougueux catéchumène, et il vit bientôt se débattre sous les étreintes du paganisme et de sa nature demi-sauvage une âme droite, avide de la vérité.

Sur ces entrefaites, on apprit que M. Thibault se disposait à venir au Portage la Loche.

—C’est lui qui est le prêtre, l’homme de la prière, dit Dubreuil. Va le rencontrer. Il te dira ce qu’il faut faire pour servir le bon Dieu et pour sauver ton âme.

Beaulieu équipa le plus long et le plus large de ses canots d’écorce, le remplit de ses femmes et de ses enfants, et partit pour le Portage la Loche, emmenant à sa suite tous les Indiens qu’il avait trouvés en état de faire le voyage.

La conversion de Beaulieu fut complète. Le reste de sa vie fut consacré à une pénitence et à un apostolat ininterrompus. Il se constitua le protecteur, le serviteur, et souvent le pourvoyeur des missionnaires du lac Athabaska et du Grand Lac des Esclaves. La rivière au Sel, sa résidence depuis son baptême, se trouvait à mi-chemin entre ces lacs. De chez lui, il allait au-devant du Père. Rien n’était trop beau, ni trop riche pour le missionnaire devenu son hôte. Il lui gardait un logement, une chambre-chapelle. Il se faisait sacristain, répétiteur et commentateur des sermons. Le P. Gascon apprit de lui le montagnais, et Mgr Grandin alla se perfectionner dans cette langue, à la rivière au Sel. Beaulieu vénérait spécialement Mgr Grandin, et Mgr Grandin vénérait Beaulieu. Le prélat lui bénit, en 1861, une grande croix, sur un cap de la grève. A cette croix, Beaulieu fit son pèlerinage quotidien, jusqu’à sa mort. Par les froids les plus rigoureux, on l’y voyait agenouillé, tête nue, récitant son chapelet pour les morts de la tribu, pour sa famille, pour tous ceux surtout auxquels il avait fait du mal. Il pleurait tous les jours sur ses fautes passées. Mgr Faraud disait qu’il avait reçu, avec sa conversion, le don des larmes, qui fut le privilège de plusieurs saints.

—Ah! que n’ai-je connu plus tôt le bon Dieu, répétait-il! Comme je l’aurais aimé! Pardon, mon Dieu, pour mes péchés!

Une des pratiques de son expiation fut la charité envers les pauvres. Il recueillait les orphelins, pour en faire de bons chrétiens et de bons chasseurs. Une centaine de ces petits lui durent leur salut, avant l’arrivée des Sœurs Grises.

Sur ses derniers jours, il se fit transporter dans les lieux témoins de ses anciens désordres, afin de faire apologie, comme il disait, pour ses scandales.

 

Un des fils du patriarche Beaulieu, Pierre, qui vit encore au Grand-Lac des Esclaves, nous a raconté la scène du Portage la Loche, à laquelle il se souvenait d’avoir assisté avec son père, en 1845. Dans une grande tente en branchages, construite par les Montagnais, M. Thibault avait prêché, chaque jour, matin, midi et soir. Instruits de leurs devoirs, les Indiens avaient renvoyé leurs femmes illégitimes, tout en leur promettant de les nourrir, si elles ne se mariaient pas. Tous sollicitèrent le baptême; mais le missionnaire ne le donna qu’aux enfants et aux adultes les mieux préparés. Puis, il promit aux Montagnais qu’il reviendrait à eux, l’année suivante.

 

Reparti, en effet, du lac Saint-Anne, le 4 mars 1846, pour le Portage la Loche, et, il l’espérait même, pour le Grand Lac des Esclaves, M. Thibault trouva sa route jalonnée d’infortunes. Il «marcha plus de deux mois pour faire un trajet de douze journées».

Il ne put dépasser l’Ile à la Crosse, où l’attendait le désastre de la calomnie. Une langue satanique avait dit à ses néophytes:

Vous êtes bêtes, vous, Montagnais, d’écouter M. Thibault, qui cherche à vous baptiser pour avoir une grosse pièce d’argent à chaque personne qu’il baptise. La prière n’est pas faite pour vous qui êtes noirs, mais pour ceux que Dieu a faits avec de la terre blanche. Vous allez tous faire pitié: les maladies vont vous prendre; vous allez mourir... M. Thibault se rit de vous et se vante de vous avoir dupés. Ne l’écoutez plus. Du reste, il a été assassiné par les Pieds-Noirs...

«Ces noirceurs volent de bouche en bouche, écrit M. Thibault, et ce pauvre peuple frappé de stupeur est dans un état de trouble et d’anxiété que je ne puis dissiper, parce que mon arrivée tardive les a fait se disperser...

«Ainsi je me trouve dans l’obligation pénible d’abandonner le projet que j’avais formé de me rendre jusqu’au premier fort de la rivière Mackenzie. Je n’ai point de guide, ni d’interprète. Avec mes chevaux exténués, qui refusent d’avancer, je n’arriverais pas au rendez-vous fixé pour rencontrer les sauvages, et je me verrais, comme ici, à chaque poste intermédiaire, dans une solitude qui dévore le cœur du missionnaire.»

 

M. Thibault retourna donc, «pleurant dans son cœur», au lac Sainte-Anne. Son humilité lui cachait que ses larmes jetaient sur le champ de son apostolat la rosée qui lui manquait encore, et qu’ainsi s’achevait son rôle de planteur de la foi dans l’Extrême-Nord.

Il avait semé en 1845, arrosé en 1846. Aussitôt Dieu donna la croissance.

Cette année même 1846, en effet, l’Eglise catholique prit possession définitive de la nation dénée par M. l’abbé Laflèche et le Père Taché, qui arrivèrent de Saint-Boniface à l’Ile à la Crosse, deux mois après le départ attristé de M. Thibault.

M. Laflèche fut le dernier des prêtres séculiers, et le Père Taché le premier des Oblats de Marie Immaculée qui eurent l’honneur d’aller porter si loin la parole de Dieu.

 

Certes, ils ont valeureusement combattu, les prêtres séculiers missionnaires. Mais ils étaient trop peu—douze en 26 ans—; et l’assurance du renfort ne pouvait leur être donnée. Il manquait à leur phalange les secours et les soldats de réserve que les congrégations organisées peuvent promettre. C’est pourquoi Mgr Provencher désira des religieux. Il chargea de cette cause Mgr Bourget, évêque de Montréal.

Tous deux cherchaient des Jésuites. Ils trouvèrent des Oblats.

Les Missionnaires Oblats de Marie Immaculée arrivèrent à Montréal en 1841, et à Saint-Boniface en 1845.

 

Il ne nous sied pas d’apprécier l’œuvre générale de nos confrères dans le territoire qui fut longtemps l’unique diocèse du Nord-Ouest. Mais la voix la plus autorisée, celle de Mgr Béliveau, archevêque actuel de Saint-Boniface, a daigné le faire, au cours de sa lettre pastorale, annonçant les fêtes du centenaire de Mgr Provencher (1818-1918). Nous en remercions Sa Grandeur, et nous nous permettons de retenir, pour nous encourager à plus de vertus, ses réconfortantes paroles:

«En ce centenaire de la fondation de l’Eglise de Saint-Boniface, il nous incombe d’envoyer un message de religieuse gratitude au siège épiscopal de Québec qui nous donna le premier évêque et aux différents diocèses détachés plus tard de ce centre. C’est de la Province de Québec que vinrent les ouvriers de la première heure; c’est d’elle que sont accourus la plupart de ceux et de celles qui travaillent encore à l’œuvre de Dieu dans nos pays de l’Ouest.

«A Dieu ne plaise que nous voulions reléguer dans l’ombre les vaillants missionnaires venus de l’ancienne mère patrie. Ici, comme sur toutes les plages du monde, la noble France resta fidèle à son esprit apostolique, et c’est vers cette terre classique du dévouement que le premier évêque de Saint-Boniface tourna les yeux pour assurer, par de nouvelles recrues de missionnaires, la conservation et le progrès de son œuvre...

«En 1845, l’objet de ses désirs était réalisé, et le Rév. Père Aubert, accompagné du Frère Taché, débarquait à Saint-Boniface.

«Le vieil évêque, courbé sous le fardeau des infirmités plus encore que sous celui des ans, put alors entonner son Nunc dimittis. L’avenir de ses missions était assuré.

«Combien il nous est doux, à nous humble successeur du premier évêque de Saint-Boniface, de reconnaître hautement le mérite de la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée dans le développement donné à l’œuvre de Mgr Provencher! Si ce grand évêque fut vraiment le fondateur de notre église, on peut affirmer, sans crainte, et il faut le proclamer en toute justice, que les Oblats ont partagé de la façon la plus glorieuse les honneurs de cette fondation. Sans eux, qui peut dire ce que serait devenue une œuvre si laborieuse, et qui avait coûté au premier évêque de Saint-Boniface tant de sacrifices!

«Les Oblats ont été dans toute la force du terme les missionnaires de l’Ouest, et les églises florissantes, nées sous leurs pas, organisées par leurs soins, fécondées par leur dévouement, ne sauraient le reconnaître trop hautement.

«La devise de leur Congrégation est celle du divin Maître: Evangelizare pauperibus misit me. Il m’a envoyé évangéliser les pauvres. Par quelle merveilleuse application elle s’est ici réalisée! Quoi de plus pauvre à tous les points de vue que ces immenses régions de l’Ouest canadien! Il fallait des apôtres au cœur de feu pour porter le flambeau de la foi dans les glaces des grands lacs du Nord-Ouest, et jusqu’au pôle nord...[24]»

CHAPITRE VII

BERCEAU D’ÉVEQUES

L’Ile de la Crosse.—«Vive le Nord et ses heureux habitants!»—Mgr Laflèche, évêque des Trois-Rivières.—Mgr Taché, archevêque de Saint-Boniface.—Mgr Faraud, vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie.—Mgr Grandin, évêque de Saint-Albert.

C’est à Bethléem, dans la nuit la plus froide de l’hiver oriental, dans l’étable la plus misérable de la Palestine, que naquit au vieux monde le Pontife des pontifes. C’est à l’Ile à la Crosse, la plus glaciale, la plus pauvre et la plus lointaine, alors, des missions du Nouveau-Monde, que naquirent à l’épiscopat quatre grands évêques du Canada, futurs pasteurs d’églises magnifiques: Mgr Laflèche, Mgr Taché, Mgr Faraud, Mgr Grandin.

Sur Mgr Laflèche devait reposer l’église des Trois-Rivières; sur Mgr Taché, l’église de Saint-Boniface; sur Mgr Grandin, l’église de Saint-Albert; sur Mgr Faraud, l’église d’Athabaska-Mackenzie.

 

M. Laflèche, prêtre séculier, et le Père Taché, Oblat de Marie Immaculée, arrivèrent les premiers au Bethléem du Nord.

«—Allez, leur dit Mgr Provencher, répondant aux sollicitations de M. Thibault, allez vers les tribus nouvelles qui se lèvent à la lumière de la foi; allez aussi loin que vous le pourrez.»

Ils partirent de Saint-Boniface, le 8 juillet 1846. Ayant remonté, en barges et canots, les 400 lieues de lacs et de rivières que nous savons, ils s’arrêtèrent, le 10 septembre, à l’Ile à la Crosse, point de ralliement d’un district «presque aussi étendu que la France entière, où erraient des sauvages montagnais et cris, dont le nombre ne s’élevait pas à deux mille.»

Ils décidèrent que là serait le centre de la première paroisse de l’Extrême-Nord, et ils dédièrent la mission à saint Jean-Baptiste, Patron des Canadiens Français.

Aussitôt, ils poursuivirent l’évangélisation entreprise par M. Thibault. Comme il était trop tard pour bâtir, ils acceptèrent l’invitation du bourgeois, le bon M. Mackenzie, et s’installèrent dans la petite chambre qu’il leur offrit.

Les voilà, tous deux, sous la conduite d’un Indien aveugle et qui ne sait pas le français, à l’étude du montagnais et du cris. Le sauteux, qu’ils avaient appris ensemble, l’hiver précédent, à Saint-Boniface, ne pouvait leur servir.

«—Le cris n’est pas une langue difficile, observe le Père Taché; mais le montagnais, quant à la prononciation, surpasse tout ce que j’avais imaginé de difficulté.»

«—On craint de se déraciner la luette, ajoute M. Laflèche, tant il faut que la langue fasse de contorsions dans la bouche.»

 

A l’approche du printemps 1847, avant la fonte des neiges, le Père Taché, laissant à M. Laflèche, dont la santé était plus frêle, le soin de garder la résidence, se dirigea sur le lac Vert, à 50 kilomètres au sud, afin de baptiser un vieux chef cris gravement malade.

Quinze jours après son retour de cette expédition, il reprit les raquettes et courut au lac Caribou, à 160 kilomètres au nord-est. Il arriva parmi les Montagnais de ce poste, le 25 mars, jour de l’Annonciation. Le bonheur qu’il éprouvait à comparer sa mission de premier messager de la Bonne Nouvelle chez ces païens, avec celle de la divine Marie, lui fit oublier sa fatigue.

Après trois mois d’absence, il rejoint son «angélique compagnon», ainsi qu’il appelle M. Laflèche. Il le trouve occupé à construire leur maisonnette et à défricher le petit jardin.

Le 20 août, il s’embarque «dans un petit canot, avec deux sauvages et un jeune métis», pour un voyage de 360 kilomètres au nord, jusqu’au lac Athabaska[25].

De retour, le 5 octobre, à l’Ile à la Crosse, il voit la maisonnette presque finie et couverte de terre; mais «encore toute ouverte au froid, à cause des interstices béants entre les troncs d’arbres qui formaient les murs.»

Tous deux se mirent au bousillage.

Mais voilà, écrit le Père Taché, voilà que l’air extérieur, mécontent de ce que nous lui refusons l’hospitalité, entreprend de se venger: il se niche dans la cheminée et nous renvoie au nez toute la fumée. Après quinze jours, nous étions à la veille d’être métamorphosés en jambons, ce qui nous décida à construire une autre cheminée... Nous étions chez nous, pauvres et dénués de tout, mais heureux de notre sort... Le bonheur et la satisfaction qui, souvent, n’habitent point les palais des grands, règnent dans notre cabane.

Mais il lui faut ajouter aussitôt:

Comme compensation de ces jouissances, la santé de M. Laflèche se trouva très compromise. Un travail excessif avait développé un mal opiniâtre. Le rhumatisme dont il souffrait déjà se changea en bosses, puis en plaies aussi incommodes que pénibles.

De son côté, M. Laflèche attribuait gaiement son mal «à la paresse qui l’avait retenu sédentaire, tout l’été, à l’Ile à la Crosse.»

Pour me punir, le bon Dieu m’envoya un rhumatisme qui me tourmenta longtemps, et pour m’empêcher d’oublier la leçon, il a eu soin, en le retirant, de me laisser boiteux.

Il boita toujours, et ce fut sa consolation de conserver, jusqu’au seuil de son éternité, ce stigmate de son apostolat dans les missions sauvages.

A mesure que M. Laflèche s’affaiblissait, le Père Taché se fortifiait. C’était déjà le «voyageur infatigable qu’il n’était pas commode de dépasser sur la route», et pour qui «les raquettes, comme les canots, semblaient n’avoir que des charmes.»

«Un jour les rôles changeront: Mgr Taché, le grand voyageur, sera condamné à l’immobilité dans son palais, pendant que Mgr Laflèche, l’ancien infirme, parcourra les continents et traversera les mers sans fatigue.»

L’hiver 1847-1848 n’améliora pas l’état du malade. Les plaies s’agrandissaient. Mais le Père Taché versait sur les souffrances de son frère bien-aimé tous les soins de sa tendresse.

Plus tard, lorsque l’évêque des Trois-Rivières, rendu à la santé du corps, saignera par les innombrables entailles de son âme, sous les coups d’une infortune qu’il comparera à celle de Job, l’archevêque de Saint-Boniface arrivera, fidèle, auprès de son ami, se prévalant de son titre d’infirmier, acquis à l’Ile à la Crosse, pour répandre de nouveau sur chaque plaie ravivée le vin et l’huile de sa charité.

Mais, à l’Ile à la Crosse, M. Laflèche ne souffrait que dans son corps. Son âme rayonnait d’une joie paisible, qui imprégnait jusqu’à la remuante gaieté de son confrère.

Ni l’un ni l’autre n’eussent échangé leur misère contre les lambris des rois.

 

Au mois de juillet 1848, une voix vint s’adjoindre à ce concert fraternel et former le «trio bienheureux»: le Père Faraud:

«—Le Père Faraud, qui nous arrive, plein de jeunesse, de force et de bon vouloir!»

Le Père Taché «se croit au paradis de voir enfin un Oblat», et M. Laflèche jouit du bonheur mutuel de ses compagnons religieux. Ceux-ci proclament M. Laflèche leur supérieur régulier, et rivalisent d’affection pour l’aimer, comme de dévouement pour le soigner.

Sauf une absence du Père Taché qui retourna au lac Athabaska, les mois qui allèrent de juillet 1848 au printemps 1849 furent les plus heureux de toute la vie des trois futurs évêques.

Plus ils se voyaient pauvres et sevrés du monde, dans leur «baraque», plus les cœurs s’unissaient dans l’indivisible charité. Le service de Dieu et des âmes fini, les prescriptions de la règle des Oblats observées, c’était le tour «des histoires, des rires et des chansons». Le refrain revenait, toujours le même:

«—Vive le Nord et ses heureux habitants!»

On le chantait en toutes mesures et démesures, en lavant les écuelles de fer blanc, en rôtissant le poisson à la broche, en croquant la viande sèche, en attisant le foyer ouvert où pétillait la bûche ancestrale. On le chantait de toutes voix: M. Laflèche en virtuose, le Père Taché assez bien, le Père Faraud très mal. Mais tous trois du même cœur chantaient: «Vive le Nord, et ses heureux habitants!»

Septuagénaires, les trois évêques rechanteront encore, en se revoyant, cet allegro de leur jeunesse; mais la mélancolie voilera leur accent; et, lorsque dans leur carrière de labeur, ils s’arrêteront un instant pour s’écrire, ils se rediront l’un à l’autre:

«—Vous souvenez-vous, cher Seigneur et ami, du temps où nous chantions: Vive le Nord et ses heureux habitants?... Oh! qu’il est donc passé, ce temps! Mais c’était le bon temps!...»

 

Brusquement, le courrier de 1849 vint briser la fête de l’Ile à la Crosse. Deux lettres de la Rivière-Rouge: l’une du Père Aubert, supérieur des Oblats de l’Ouest, pour les Pères Taché et Faraud; l’autre de Mgr Provencher, pour M. Laflèche.

 

La lettre du Père Aubert disait:

La Révolution (1848) survenue en France tarira peut-être les ressources de la Propagation de la Foi; peut-être aussi serons-nous obligés de laisser l’œuvre commencée. Ne poussez donc pas plus avant; mais bornez à l’Ile à la Crosse vos soins et vos travaux.

Les deux jeunes Oblats restèrent d’abord consternés. Puis, ils ouvrirent la pauvre alcôve, que M. Laflèche avait disposée pour conserver le Divin Compagnon de l’exil, et firent une prière. Se relevant, ils écrivirent au Père Aubert:

La nouvelle que contient votre lettre nous afflige, mais ne nous décourage pas. Nous savons que vous avez à cœur nos missions; et nous, nous ne pouvons supporter l’idée d’abandonner nos chers néophytes et nos nombreux catéchumènes. Nous espérons qu’il vous sera toujours possible de fournir du pain d’autel et du vin pour le Saint Sacrifice. A part cette source de consolation et de force, nous ne vous demandons qu’une chose, la permission de continuer nos missions. Les poissons du lac suffiront à notre existence et les dépouilles des bêtes fauves à notre vêtement. De grâce, ne nous rappelez pas.

La lettre de Mgr Provencher mandait M. Laflèche à Saint-Boniface, pour «affaires très importantes».

Les Pères Faraud et Taché ne s’y méprirent pas: l’affaire importante, c’était l’épiscopat; et ils s’en fussent réjouis pour leur ami commun, s’ils ne l’avaient vu si triste de les quitter.

M. Laflèche partit, en juin 1849. Il ne devait jamais revoir l’Ile à la Crosse.

«Il emportait avec lui les regrets de tous ceux qui l’avaient connu. Estimé, respecté, chéri de tous, il put voir, aux larmes abondantes versées à son départ, qu’il n’avait pas travaillé pour des ingrats. Ses compagnons, plus que tous les autres, avaient été à même d’apprécier ses aimables qualités.»

 

Dès l’automne, le Père Faraud s’en fut établir la mission inaugurée par le Père Taché, au lac Athabaska.

Le Père Taché reprit ses voyages aux extrémités de sa paroisse de l’Ile à la Crosse, jusqu’en 1851, date où il fut rappelé, à son tour, à Saint-Boniface.

L’été 1849 marqua donc la séparation des trois amis. Ils se revirent, ils s’écrivirent; mais ils n’habitèrent plus jamais ni la même cabane, ni le même palais.

Nous devons à ces chefs des «planteurs de la foi» de redire les grandes dates de leur vie apostolique.

Mgr Louis-François Laflèche (1818-1898)

Il naquit à Sainte-Anne-de-la-Pérade, province de Québec, le 4 septembre 1818.

Il enseignait la rhétorique, au collège de Nicolet, quand Mgr Provencher le gagna à la cause de ses missions sauvages.

L’abbé Laflèche dit adieu au séduisant avenir que lui promettait sa patrie, se fit ordonner prêtre, et partit, en canot d’écorce, le 27 avril 1844, pour la Rivière-Rouge.

Il fut douze ans missionnaire au Nord-Ouest.

Jusqu’à son départ pour l’Ile à la Crosse, il s’occupa des Sauteux. Lorsqu’il revint de l’Ile à la Crosse, il trouva Mgr Provencher très avancé dans ses démarches pour le faire nommer son coadjuteur.

Le vieil évêque du Nord-Ouest avait écrit à ses collègues de Québec et de Montréal:

Celui-que je voudrais avoir, c’est M. Laflèche, que j’ai emmené dans cette intention... C’est lui que je demanderai... Je sais qu’il n’acceptera pas volontiers; il fera comme bien d’autres, il pliera beaucoup pour accepter le fardeau, plus réel ici qu’en bien d’autres places. Il passera trente ans avant que la destinée qu’on lui prépare s’accomplisse. Il est bien instruit dans les sciences de collège, il est studieux, il est initié dans trois langues sauvages, parle passablement l’anglais, est doué d’un riche caractère. Ce qu’il y a de beau en lui, c’est qu’il ne sait pas ce qu’il est.

La demande officielle, envoyée à Rome en 1848, fut agréée; et les bulles de M. Laflèche arrivèrent à l’évêché métropolitain de Québec.

L’élu protesta, faisant valoir ses infirmités:

Vous voulez un coadjuteur vigoureux, et je suis infirme, dit-il à son évêque. Vous avez besoin d’un coadjuteur qui puisse parcourir à votre place ces immenses régions, et je suis plus incapable de voyager que vous. Durant les trois années que je viens de passer à l’Ile à la Crosse, il m’a fallu garder la maison et laisser les courses à mon compagnon, le Père Taché.

Voyant qu’il devait céder, Mgr Provencher garda néanmoins près de lui M. Laflèche, et lui conféra le titre de vicaire général.

M. Laflèche se jeta dans son nouveau travail. Il devint le factotum de Saint-Boniface, sur tous les théâtres accessibles à ses forces.

En 1851, pendant l’un des voyages qu’il entreprit pour accompagner les Métis à la chasse aux bisons, son escouade, qui comptait moins de 80 tireurs, se trouva tout à coup en face d’un camp formidable de Sioux. Que faire contre ces 2.000 guerriers? M. Laflèche absout en hâte ses enfants, comme s’ils allaient mourir; mais il organise également la défense, revêt le surplis et l’étole, et, se plaçant sur une butte dominante, il enflamme les courages et bénit sans relâche. Les Métis reçoivent sans fléchir les bordées des balles et des flèches, et, ripostant de leur tir rapide et précis, ils font rouler leurs ennemis dans l’herbe, comme des buffalos abattus. A la fin, les Sioux regardèrent «l’homme habillé de blanc sur le côteau» comme un manitou immunisant ses soldats et dirigeant leurs balles, et prirent la fuite, emportant leurs nombreux morts. Les Métis n’avaient que trois blessés.

 

Le 7 juin 1853, M. Laflèche ferma les yeux à Mgr Provencher. Il resta encore à Saint-Boniface, jusqu’en 1856.

C’est alors que paraissant, à 38 ans, un «invalide de l’apostolat», il dut abandonner les missions du Nord-Ouest.

Mais l’air du pays natal lui rendit la santé.

Le séminaire de Nicolet le revit comme professeur, et bientôt comme supérieur.

A ce dernier poste, Mgr Cooke vint le prendre, en 1861, pour lui confier les intérêts matériels du diocèse des Trois-Rivières.

Le 25 février 1867, forcé cette fois de répondre à la voix du Pape, il fut consacré sous le titre d’évêque d’Anthédon, in partibus infidelium, et de coadjuteur, avec future succession, de Mgr Cooke.

Les 31 ans d’épiscopat de Mgr Laflèche couvrirent le diocèse des Trois-Rivières et le Canada d’une gloire impérissable.

Cet évêque fut un saint et un lutteur de la taille des Pères et des Docteurs. Il mérita d’être appelé le Chrysostome du Canada.

Mortifié, il n’eut même pas une voiture à lui, et ses héritiers ne trouvèrent pas cent francs à se partager. Charitable, il n’y avait pour le rendre heureux qu’à lui annoncer qu’un infortuné se trouvait dans un réduit de la ville, attendant du secours: il y volait. Pieux et recueilli, on venait à sa cathédrale pour le voir prier. Eloquent, sa voix vibrante passait du ton de l’homélie, sa prédication préférée, aux envolées des discours d’apparat et à ces appels guerriers qui gagnèrent à Pie IX tant de zouaves Canadiens Français. Combatif, il s’attaquait de front à toute erreur. Educateur, il dota son diocèse de collèges et de séminaires d’où sortirent des hommes éminents pour l’Eglise et la société civile. De culture universelle, sa parole et sa plume couraient avec une égale facilité à travers tous les sujets; il conversait, comme s’il eût été de leur profession, avec un géomètre, un astronome, un chimiste, un mathématicien, un médecin, un légiste, un agriculteur, un politicien. Sa langue, naturellement châtiée, élégante, logique, de belle eau française, toujours accommodée à son thème et à son auditoire, semblait ne pouvoir tarir. La patrie Canadienne Française n’eut pas de meilleur serviteur que lui: «Plus on est prêtre, plus on est patriote», disait-il.

L’âme des vertus de Mgr Laflèche fut la conviction absolue, née d’une science profonde, et surtout d’une foi qu’il avait puisée au pays des neiges, comme à la source voisine de l’intuition divine, parmi les petits, les simples, les ignorants, auxquels Dieu se plaît à révéler des clartés qu’il dérobe aux sages de ce monde.

Evêque, il composa ses armes de deux emblèmes: un canot, pour rappeler les douze ans de vie de missionnaire, qu’il ne cessa de regretter, et une flèche, qui voulait dire «droit au but!»

Il tomba, à l’âge de 80 ans, le 14 juillet 1898, au cours d’une tournée pastorale, les armes à la main, comme il lui convenait. Regardant son éternité en face, ainsi qu’il avait regardé les hommes, il s’écria:

—Quel bonheur de croire en face de la mort!

Mgr Alexandre-Antonin Taché (1823-1894)

Les contemporains de Mgr Taché et de Mgr Laflèche s’accordent à reconnaître que le plus brillamment doué de ces deux évêques Canadiens, si grands et si semblables, fut Mgr Taché.

Voulant marquer par une considération frappante la force de conception et d’action de ce prélat, Mgr Ireland s’écriait, dans son sermon de la bénédiction de la cathédrale de Saint-Boniface, en 1908:

«—C’est grâce à l’influence de Mgr Taché que l’Ouest canadien a été conservé à la couronne britannique. Si Mgr Taché avait voulu, le drapeau américain aurait remplacé le drapeau anglais dans cette partie du Canada.»

Dans la conversation, l’illustre archevêque de Saint-Paul allait jusqu’à dire:

«—J’ai connu, en ce XIXe siècle, trois génies: Léon XIII, Gladstone et Mgr Taché.»



Mgr Taché  1er Evêque de Saint-Boniface

Mgr Taché
1er Evêque de Saint-Boniface

Le don spécial fait par Dieu à l’intelligence de Mgr Taché semble avoir été la puissance, si rare à notre condition mortelle, de la compréhension et de l’analyse simultanées. Son premier coup d’œil embrassait l’ensemble d’une question abordée, tandis que sa vive méditation en fouillait jusqu’aux derniers replis. Il avouait s’être délibérément exercé à la «manœuvre de creuser et d’approfondir», durant ses longues courses à la raquette, dans les déserts du Nord. Esprit simplificateur, il dégageait rapidement son sujet des complications et des accessoires, afin de ne régler que sur les considérations essentielles son premier jugement, qui, d’ordinaire, était le définitif. Merveilleusement assisté de sa mémoire, «il n’oubliait jamais ce qu’il avait lu ou entendu; et il citait avec une exactitude étonnante les dates et les circonstances des événements. «Ses écrits, à la phrase transparente, à la verve variée, sagace, mordante au besoin, ses études scientifiques, comme l’«Esquisse sur le Nord-Ouest de l’Amérique», ses «Mémoires sur l’Amnistie», ses «Brochures sur la Question scolaire», ses discours, prononcés dans toutes les chaires du Canada et en Europe, sa causerie enjouée, spirituelle, affable, quoique toujours réservée et polie, tout en lui imposait et plaisait, parce que tout était mesuré, et comme dicté «par l’éternel bon sens, lequel est né Français.»

 

Cependant la prérogative la plus riche et la plus attrayante de son âme n’était pas la clairvoyance. C’était la bonté, la bonté qui savait comprendre, pardonner, aimer sans égoïsme, parce qu’elle découlait d’une sensibilité très pure. Mgr Faraud, ayant à le consoler d’un vif chagrin qu’il avait ressenti d’une ingratitude, lui écrivait:

«Rien n’est petit chez vous, parce que tout prend sa source dans une exquise sensibilité et une extrême générosité.»

 

Ainsi doué, Mgr Taché devait être éloquent. Il le fut. Si la clarté de son esprit lui fournissait les raisons qui illuminent, sa sensibilité généreuse lui inspirait les élans qui entraînent. Pectus est quod disertos facit. Il était de ceux qui professent, avec Bossuet, que «la chaleur pénètre plus avant que la lumière» et que le Dieu qui «ne regarde que le fond du cœur» attend du prêtre qu’il n’en éclaire les avenues que pour aller saisir la faculté d’aimer et de se dévouer dont le cœur est le maître, et qui, mise en action dans la volonté, servante du cœur lui-même, accomplit la donation méritoire de l’âme. Là, fut le secret de tant de conversions opérées par son ministère, aussi bien que le secret de ses succès auprès des foules, pour le soutien des missions.

Les anciens de Montréal se rappellent l’impression qu’il fit, jeune évoque de l’Ouest, lorsqu’en 1861 il parut dans la chaire de Notre-Dame, afin de plaider la cause de sa cathédrale brûlée et de sa colonie de Saint-Boniface, ravagée elle-même, tour à tour, par deux incendies et par l’inondation:

J’étais alors élève des Sulpiciens, dit l’un des témoins, l’honorable juge Dubuc, j’avais hâte de voir cet évêque missionnaire dont la réputation était déjà si grande. Il monta en chaire. Nous étions tout oreilles. Son texte seul valait un long sermon. Tout le monde connaissait ses malheurs. Il commença: «Transivimus per ignem et aquam, et eduxisti nos in refrigerium.—Nous avons passé par le feu et par l’eau, et vous nous avez amenés dans un lieu de consolation.» Ce texte électrisa son auditoire à un degré que je n’ai jamais vu depuis. Dans son langage éloquent, soutenu par une voix des plus sympathiques, il parla de ses chères ouailles, les métis et les sauvages, disséminés sur un vaste territoire, de ses courses apostoliques pour porter la bonne parole à ces tribus nomades, des rudes travaux des missionnaires, des calamités qui venaient d’affliger son diocèse. Puis, il dit qu’ayant reçu déjà tant d’aumônes et de services de la population charitable de Montréal, il n’avait pas eu l’intention de solliciter de nouveaux secours; mais que des collègues et des amis l’avaient engagé à ne pas craindre de faire un nouvel appel à sa générosité. Et alors, avec cet accent ému qui lui était propre et qui allait au cœur, il ajouta: «Ah! mes frères, si Dieu vous inspire de faire quelque chose pour nos missions, donnez de bon cœur: vous ne sauriez croire combien il m’en coûte de venir encore une fois vous tendre la main.» Il fit cet appel dans des termes bien plus touchants que je ne puis le rapporter. Tous les assistants étaient saisis par l’émotion, tous donnèrent abondamment.

La «Vie de Mgr Taché» a été écrite, en deux vastes volumes (1546 pages en tout), par Dom Benoît. Rien n’y est omis. On s’y reportera. On y verra comment l’évêque de Saint-Boniface érigea, développa et soutint sa grande église de l’Ouest, contre tous les orages suscités par le fanatisme sectaire et la perfidie politique; comment sa sensibilité et sa perspicacité de pasteur l’armèrent d’une implacable énergie d’action, de parole et de plume, contre les loups ravisseurs; comment, en dépit des entraves, il créa les diocèses, les vicariats apostoliques, et multiplia les paroisses, les couvents, les collèges, les hôpitaux; comment, patriote ardent, il ouvrit à l’immigration Canadienne française l’immensité de l’Ouest; comment, lors du transfert des Pays d’en Haut à la Puissance du Canada, il devint, à la prière du gouvernement canadien, le pacificateur des troubles de 1869-1870, parmi les Métis légitimement soulevés contre les spoliateurs; comment, à cette occasion, «sa merveilleuse habileté, sa sagesse consommée et son heureuse influence» sauvegardèrent la race française et catholique, et épargnèrent au Canada les horreurs de la guerre civile; comment, à cette époque encore, «la stabilité même des gouvernements semblait dépendre du poids de sa parole»; comment il travailla, le calme rétabli, à l’organisation de l’Université du Manitoba et du système scolaire, qui fut, grâce à lui, «aussi parfait qu’on pouvait le désirer en un pays neutre», et qui fonctionna de 1870 à 1890; comment ensuite il se dressa dans toute la force de sa vieillesse, lorsqu’une loi scolaire injuste et traîtresse, qu’on n’a pas encore rapportée, «vint détruire, en un jour, l’œuvre de cinquante ans»; comment enfin la mort le frappa, en plein champ de bataille, lui aussi, au lendemain du jour, où il avait écrit les plaidoyers les plus vigoureux de sa vie, chefs-d’œuvre de dialectique et d’éloquence, admirés et signés bientôt par l’épiscopat canadien entier, pour le droit, pour la justice et pour la liberté.

Quant à nous, nous ne pouvons que glaner, sur le champ de neige et d’années, remué par l’activité sans repos de Mgr Taché, quelques dates et quelques faits appartenant à l’Athabaska-Mackenzie, dont il fut le missionnaire d’abord, et le métropolitain ensuite jusqu’à sa mort.

 

Alexandre-Antonin Taché, descendant de Joliette, le découvreur du Mississipi, et arrière-neveu de Varennes de La Vérandrye, le découvreur de l’Ouest canadien, naquit le 23 juillet 1823, au manoir familial de la Rivière-du-Loup (aujourd’hui Fraserville), en aval de Québec, sur la rive droite du Saint-Laurent.

Ses études classiques et philosophiques faites au collège de Saint-Hyacinthe, il entra au séminaire de Montréal, dans l’intention de se donner au clergé séculier, le 1er septembre 1841.

Deux mois après, le 3 décembre, jour de la fête de saint François-Xavier, sa vocation religieuse et apostolique s’alluma par un regard.

Les missionnaires Oblats de Marie Immaculée étaient arrivés la veille de France, à Montréal. Passant par l’évêché, pour se rendre à la cathédrale, Alexandre les vit pour la première fois. Ses yeux s’attachèrent sur la figure et sur la croix des missionnaires. Il était conquis.

«—Il est de ces regards, s’écria-t-il cinquante ans après, il est de ces regards qui ont une influence marquée sur toute une existence. Celui que j’arrêtai alors sur les Pères Honorat et Telmon n’a pas peu contribué à toute la direction de ma vie.»

En octobre 1844, il se présenta au noviciat des Oblats, à Longueil.

Mais une année sans se mouvoir, quoique prescrite par le droit canon, c’était trop long pour son ardeur. A force d’instances, il obtint d’être envoyé avec le premier Père Oblat aux missions sauvages.

Le 25 août 1845, fête de saint Louis, après «62 jours de pagayage et de portages», le Père Aubert et le Frère Taché débarquèrent à la Rivière-Rouge.

A la première vue du visage frais et candide, plus jeune que l’âge même du novice, Mgr Provencher eut un mouvement de déception:

«—On m’envoie des enfants, et ce sont des hommes qu’il nous faut», murmura-t-il.

Le vieil évêque ne tarda pas à constater que des dehors de faiblesse et d’enfance peuvent contenir des âmes de feu; et le mois n’était pas écoulé, qu’il écrivait à Québec:

«—Des Taché et des Laflèche, vous pouvez m’en envoyer sans crainte!»

Le Frère Taché, sous-diacre, n’avait pas l’âge requis pour le diaconat, lorsqu’il partit de Montréal. Il l’avait, en arrivant à Saint-Boniface. Il fut donc ordonné diacre, le dimanche qui suivit, 31 août.

Le 12 octobre, à 22 ans et 2 mois, il était prêtre.

Cependant le noviciat, commencé à Longueil, continué, par dispense, en canot d’écorce, s’achevait le lendemain de l’ordination sacerdotale. Le Père Taché prononça ses vœux perpétuels, le 13 octobre, quelques instants avant de célébrer sa première messe:

«—Je fis à Dieu le sacrifice entier de moi-même; je m’enrôlai sous la bannière de Marie, et je promis à cette tendre mère d’être son serviteur tout dévoué.»

Le Père Taché fut donc le premier religieux engendré à l’Eglise catholique, dans les Pays d’en Haut.

 

Nous savons la suite de sa vie, jusqu’à 1849. M. Laflèche retourné à Saint-Boniface, le Père Faraud envoyé au lac Athabaska, il restait seul des «heureux habitants du Nord» de la première heure, à l’Ile à la Crosse.

Qu’il était loin de se douter qu’il touchait déjà aux dernières heures du «bonheur» chanté par le joyeux trio, dans le paradis de la neige et de la pauvreté!

L’impossibilité de promouvoir M. Laflèche à l’épiscopat désemparait Mgr Provencher. Il ne savait comment sortir de sa perplexité:

«—J’ai bien, disait-il, le Père Taché, qui est celui qui a le plus de talents; mais il ne fait que de naître!»

La Providence, qui avait besoin de M. Laflèche pour être le Chrysostome des Trois-Rivières, et du Père Taché pour être le saint Paul du Nord-Ouest, ayant bouleversé les plans d’avenir de Mgr Provencher, lui révéla, sans plus différer, ses divines dispositions.

«Bientôt il est plus frappé du mérite que de la jeunesse». «C’est un homme de grand talent, écrit-il, connaissant le pays, les missions et les langues.»

Puis, il est Oblat. C’est sur les Oblats qu’il faut compter pour l’évangélisation du Nord-Ouest: n’est-il pas convenable que le chef soit pris parmi ces religieux? Si l’évêque est Oblat, la congrégation tout entière ne sera-t-elle pas plus étroitement liée à la grande œuvre? Il y a une objection, une seule, les 27 ans du jeune missionnaire. Mais «c’est un défaut dont le Saint-Siège dispense, et dont l’élu se corrigera, même trop rapidement.»

Se convaincant de plus en plus, il en vient à cette réflexion:

«—Je pense que le Père Taché sera le plus propre à l’épiscopat: il aura plus de détail, l’autre est un peu oublieux.»

En même temps qu’il priait les évêques du Canada d’obtenir du Saint-Siège la substitution du nom de Taché à celui de Laflèche, Mgr Provencher écrivait à Mgr de Mazenod, évêque de Marseille, Fondateur et Supérieur Général des Oblats:

J’ai jeté les yeux sur un de vos enfants, pour être mon coadjuteur et mon successeur: c’est le R. P. Alexandre Taché, que votre Grandeur n’a jamais vu, et qui est depuis 1846 à l’Ile à la Crosse. Il a fait d’excellentes études classiques et théologiques, et, depuis qu’il est employé dans les missions, il a appris deux langues, avec la connaissance desquelles il peut évangéliser les nations sauvages presque jusqu’au pôle. Outre cela, il sait passablement l’anglais, langue nécessaire partout dans ce pays. Il a réussi, au delà de mes espérances, à faire connaître Dieu aux nations des Cris et des Montagnais.

Mgr Provencher signant cette lettre, signait, si l’on peut ainsi parler, l’acte du baptême et du salut de toutes les nations sauvages du Nord-Ouest. Il sauvait ses chères missions d’un naufrage, probablement irrémédiable, que quelqu’un—qui? ami ou ennemi, inintelligent ou malveillant? il n’importe de le savoir;—mais que quelqu’un complotait, dans l’ombre.

Le Souverain Pontife, avisé avant le Supérieur Général des Oblats, accédait immédiatement à la supplique; et, le 24 juin 1850, il émettait les bulles instituant Alexandre-Antonin Taché, évêque d’Arath, in partibus infidelium, et coadjuteur de Mgr Provencher, avec future succession.

Un évêque de vingt-six ans et onze mois...

Mgr de Mazenod apprit la nouvelle, au moment où, d’accord avec son conseil, il venait de décider le rappel de tous ses fils, des missions du Nord-Ouest, que le quelqu’un avait représentées comme un tombeau sans retour pour sa congrégation. Aussitôt, il suspendit l’envoi du décret, et manda le Père Taché, afin de l’entendre et de le consacrer lui-même.

Mgr Taché écrivit plus tard, dans son livre «Vingt Années de Missions dans le Nord-Ouest de l’Amérique (1845-1865)», livre qu’il ne serait pas indigne d’appeler Suite des Actes des Apôtres, une page que l’Eglise enchâssera parmi les joyaux de sa primitive histoire:

«...Je ne parlerai pas des émotions de mon âme, lorsque je me présentai devant notre Supérieur Général; mais laissez-moi rapporter à la Congrégation un des entretiens dont il m’honora:

—Tu seras évêque.[26]

—Mais, Monseigneur, mon âge, mes défauts, telle et telle raison...

—Le Souverain Pontife t’a nommé, et quand le Pape parle, c’est Dieu qui parle.

—Monseigneur, je veux rester Oblat.

—Certes, c’est bien ainsi que je l’entends.

—Mais la dignité épiscopale semble incompatible avec la vie religieuse!

—Comment! la plénitude du sacerdoce exclurait la perfection à laquelle doit tendre un religieux!

«Puis, se redressant avec la noble fierté et la religieuse grandeur qui le caractérisaient, il ajouta:

—Personne n’est plus évêque que moi, et, bien sûr, personne n’est plus Oblat non plus. Est-ce que je ne connais pas l’esprit que j’ai voulu inspirer à ma Congrégation? Tu seras évêque, je le veux. Ne m’oblige pas d’en écrire au Pape. Et tu n’en seras que plus Oblat pour tout cela, puisque, dès aujourd’hui, je te nomme supérieur régulier de tous ceux des nôtres qui sont dans les missions de la Rivière-Rouge.

«Des larmes abondantes coulaient de mes yeux, les battements de mon cœur voulaient briser ma poitrine.

—Console-toi, mon fils, me dit encore ce bon Père, en m’embrassant avec tendresse; ton élection, il est vrai, s’est faite à mon insu, mais elle paraît toute providentielle, et sauve les missions dans lesquelles vous avez déjà tant travaillé. Des lettres m’avaient représenté ces missions sous un jour si défavorable, que j’étais déterminé à les abandonner et à vous rappeler tous; la décision était prise en conseil, lorsque j’ai appris ta nomination à l’épiscopat. Je veux que tu obéisses au Pape, et moi aussi je veux lui obéir. Puisque le vicaire de Jésus-Christ a choisi l’un des nôtres pour conduire cette Eglise naissante, nous ne l’abandonnerons pas. Je me donnerai la consolation de te sacrer moi-même, et Mgr Guibert, qui est aussi Oblat, partagera mon bonheur.»

La consécration eut lieu, le 23 novembre 1851, dans la cathédrale de Viviers.

 

Sauveur des missions... Oblat toujours: tels sont les deux titres que nous, missionnaires religieux, ses frères, chérissons entre tous dans l’auréole de Mgr Taché.

 

Sauveur des missions, il le fut, malgré lui, de par son élection. Il le demeura, de par la mise en œuvre de ses talents et de ses vertus, dans sa carrière épiscopale.

Avant tout, il fut l’exemple entraînant, sur le front même du combat. Qui sait si, la vaillance de leur chef venant à leur manquer, les premiers soldats, jetés sans y être aguerris au fort de «la lutte pour la vie», n’eussent pas défailli!

A peine consacré, et béni par le Pape, Mgr Taché repasse l’océan pour se rendre à l’Ile à la Crosse. Cinq hivers consécutifs le voient s’élancer de là, à la raquette toujours, sur les 450 lieues qui relient les missions du lac Caribou au lac Sainte-Anne, et poursuivre, de l’une ou de l’autre de ces extrémités, jusqu’au lac Athabaska. En un seul de ces voyages, il compte 63 nuits à la belle étoile. Un matin de mars, comme il se rapproche, avec le P. Végreville, de l’Ile à la Crosse, abattu de faim et de fatigue, il s’évanouit. Revenu à lui, il reprend la marche. Une nouvelle défaillance se produit, dont il revient encore:

«—Vous n’avez qu’un moyen de me sauver, dit-il alors au Père Végreville, son jeune compagnon, si je retombe: faites un trou dans la neige et m’y ensevelissez; allez à la mission aussi vite que vous pourrez et envoyez un homme avec des chiens pour me chercher.»

Mgr Taché s’étant évanoui bientôt pour la troisième fois, le Père Végreville l’ensevelit, sans prendre garde qu’il était tout en sueur, et s’en fut chercher du secours.

La sueur, en se glaçant, ranima l’évêque assez tôt pour l’avertir que son tombeau de neige n’allait pas le défendre de la mort. Il se releva donc afin de se réchauffer un peu en marchant.

Il allait retomber sur la glace vive qu’il atteignait, lorsqu’il aperçut au loin l’homme et les chiens accourant vers lui.

Lors de cet incident, il y avait plus d’une année que Mgr Taché était devenu l’évêque titulaire de Saint-Boniface. Mais il se souvenait de la consigne de Mgr Provencher, que d’ailleurs il avait lui-même voulue:

«—Restez dans les missions du Nord, jusqu’à ce que les nouveaux missionnaires soient au courant des affaires et de la langue... Et ce, quand même il me prendrait envie de mourir!»

Mgr Provencher mourut en 1853, et Mgr Taché ne vint prendre possession de sa résidence qu’en 1857.

Et encore retourna-t-il deux fois visiter à la raquette l’Ile à la Crosse, le lac Sainte-Anne et le lac la Biche.

A Saint-Boniface, Mgr Taché continua son rôle de sauveur des missions du Nord, en élisant Mgr Grandin pour son coadjuteur, Mgr Faraud pour vicaire apostolique de l’Athabaska-Mackenzie, et en veillant, comme s’il eût toujours été à lui, sur le troupeau lointain, enlevé à son bercail.

Que ne dirait-on pas du prestige qu’il exerça sur la Compagnie de la Baie d’Hudson, et des diplomaties auxquelles il se plia, pour la garder tolérante à l’égard des missionnaires, malgré les inhabiletés de l’un ou l’autre de ceux-ci?

Nous avons signalé la vraiment géniale conception des transports, par le lac la Biche.

Mgr Faraud s’étant placé lui-même à cette porte du Nord sauvage, Mgr Taché se fit son serviteur, son chargé d’affaires, à Saint-Boniface, porte de la civilisation. Ainsi furent assurées les expéditions annuelles. Il s’en remit, il est vrai, lorsqu’il put les trouver, à des hommes de grande capacité et d’inlassable dévouement, tels les Pères Bermond, Maisonneuve et Poitras; mais sans abandonner la direction générale des entreprises. Et même, durant près de vingt ans, de la mort du Père Bermond à la nomination du Père Maisonneuve, il fut, en personne, le seul procureur de «toutes les missions du Nord-Ouest, non seulement de celles de son diocèse, mais de celles des vicariats qui en avaient été démembrés.» Rien n’était assez petit pour être négligeable, à ses yeux. Il commandait les articles, les recevait, les étiquetait, les classait par vicariat, par mission, par missionnaire, en attendant les charrettes à bœufs, dont il surveillait encore le chargement jusqu’aux minimes objets.

Le dernier prodige de sa vigilance et de sa mémoire, en faveur de l’Athabaska-Mackenzie, fut de liquider la succession de Mgr Faraud. Mgr Faraud, doté lui-même d’une mémoire «qui n’oubliait jamais», et ne croyant pas sa fin prochaine, s’était borné à léguer ses ressources à son vicariat et à nommer Mgr Taché l’exécuteur de ses volontés. Il avait remis à plus tard le soin, inutile pour lui-même, de rédiger une liste indiquant le lieu et l’emploi des économies d’où dépendait la subsistance de ses missions. Le rétablissement de cet état de compte fut le tour de force de Mgr Taché. Il parvint, au prix des journées et des nuits de plus d’un mois, à se rappeler toutes les conversations, démarches, projets, indications dont il avait pu être le confident de la part de Mgr Faraud, depuis 25 ans: tout fut sauvé!

«—Jamais, dit un témoin des heures partagées entre cette tâche et les douleurs d’une maladie qui le tenaillait sans répit, jamais le successeur de Mgr Faraud n’aurait pu venir à bout de découvrir ce qui appartenait à ses missions. Mgr Taché mit le tout tellement au clair, qu’en deux heures Mgr Grouard put parfaitement se rendre compte de son vicariat...»

 

«Tu seras Oblat», avait dit le vénéré Fondateur!

Oblat, Mgr Taché le fut chaque jour plus que la veille.

Il le fut comme dignitaire de l’Eglise et chef de son diocèse, à la manière de Salomon, donnant à sa mère Bethsabée les honneurs de sa droite, sur le trône qu’il lui devait.

Oblat, il le fut comme évêque: «Bien des événements se sont succédé, écrivait-il à son Supérieur Général, bien des choses ont changé autour de moi; une chose est demeurée inaltérable dans mon cœur, c’est mon attachement pour ma Congrégation... J’ai souffert beaucoup, mais j’ai toujours eu la même affection pour ma mère... Vous n’avez pas de fils plus dévoués que ceux des vôtres qui ont reçu la plénitude du sacerdoce.»

Pour lui, la vie religieuse, qui est «la perfection de la charité par la perfection du sacrifice», ne pouvait trouver d’épanouissement plus large que dans cette grâce plénière du sacerdoce, qui doit clouer le pontife, sa victime, en la place même de Notre-Seigneur, sur la croix, symboliquement nue, de sa consécration épiscopale.

A sa croix d’évêque, il s’attacha par la sainteté grandissante de sa vie; mais c’est sur sa croix d’Oblat qu’il contemplait le divin Modèle de la crucifixion.

Deux fois l’année, à la fin de la retraite générale et le 17 février, anniversaire de l’approbation de la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée par Léon XII, chaque profès renouvelle solennellement ses vœux de pauvreté, chasteté, obéissance et persévérance dans l’Institut. Ces jours-là, Mgr Taché reprenait le costume du simple religieux. En soutane noire, et portant la croix reçue à son oblation, il venait parmi ses frères, au pied de l’autel, son humble cierge à la main, redire la formule de ses engagements perpétuels.

A l’exemple du Cardinal Guibert, de Mgr Balaïn, ce n’est pas sur sa croix d’évêque qu’il voulut rendre le dernier soupir, mais sur sa croix d’Oblat missionnaire. Cette croix, qui reçut le baiser suprême du grand archevêque, missionnaire des pauvres, est vénérée à l’égal d’une relique, au juniorat des Oblats, à Saint-Boniface.

 

Mgr Taché résista plus de vingt ans aux attaques répétées d’un mal, douloureux parmi les douloureux, contracté dans les courses trop longues sur les neiges du Nord, et dans les privations trop continuelles. En 1873, les médecins ne lui accordaient plus deux ans de vie: il mourut, le 22 juin 1894. Quel fut donc son calvaire!

 

L’une de ses dernières lettres félicitait «cet ami que tout le monde aimait», mais qu’il réclamait «le privilège d’aimer plus que tout autre», Mgr Laflèche, à l’occasion de ses cinquante ans de sacerdoce:

«...La main qui trace ces lignes est celle qui, pendant des mois et des mois, a pansé vos plaies et tâché d’adoucir vos souffrances. Le cœur qui dicte ces réflexions est celui qui, depuis bientôt un demi-siècle, remercie Dieu de vous avoir connu, d’avoir été votre compagnon, le témoin de la vie précieuse qu’il a admirée en vous. Vous avez été mon maître dans notre commune carrière de missionnaires...»

La réponse de Mgr Laflèche fut de venir lui-même, un mois après, à Saint-Boniface, prononcer, dans un flot de larmes, l’oraison funèbre de son ami de l’Ile à la Crosse.

Mgr Henri-Joseph Faraud (1823-1890)

Mgr Faraud naquit à Gigondas (Vaucluse), diocèse d’Avignon, le 17 juin 1823.

Du sang de martyr coulait dans ses veines. Sa tante maternelle, Henriette Faurye, religieuse du Saint-Sacrement de Bollène, avait été guillotinée par la révolution française. En mémoire d’elle, Mgr Faraud fut appelé Henri.

A peine l’eut-on placé à l’école de la bourgade, qu’Henri s’attirait ce bulletin: «Brillant élève et franc tapageur.»

C’était déjà, en entier, le futur missionnaire des Dénés.

Brillant élève, il deviendra l’étoile des régions polaires, que ses fils et ses successeurs n’auront qu’à suivre pour mener leur troupeau vers le Ciel.



Mgr Faraud  1er Vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie

Mgr Faraud
1er Vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie

Franc tapageur, il remuera le Nouveau-Monde et l’Europe, sans ménager le bruit, afin d’annoncer ses missions sauvages et d’établir leur prospérité.

Comme Chicard, comme Puginier, comme mille autres, prédestinés, dirait-on, par l’exubérance même de leur vitalité, à l’aventureux et périlleux apostolat des missions lointaines, le jeune Henri était un dissipé. Un jour, sa mère, femme d’énergie et de foi, lui jeta cette parole:

—Tu ne feras jamais rien de bon!

L’impression fut celle d’un trait de feu. Madame Faraud, le remarquant, prit son fils par le bras, l’agenouilla aux pieds de la Sainte Vierge et le consacra à la divine Mère. Instantanément, le changement s’accomplit, et la résolution du petit «converti» se détermina: il serait prêtre, et il entrerait dans une congrégation dévouée à la Très Sainte Vierge.

Henri devait être toute sa vie, et jusque dans sa manière de mourir, un de ces caractères sans partage, à l’emporte-pièce, auxquels est innée l’horreur des demi-mesures, des «à peu près», comme de la ruse et de l’imprécision; une âme ouverte, pensant tout haut, et se laissant toucher jusqu’au fond, au premier abord. Elevé dans l’indifférence, il eût fait un Paul de Tarse redoutable. Donné à Dieu, il ne pouvait que devenir un «Apôtre des nations», un passionné de la vérité, de la vertu, du salut des âmes.

Dans les premiers siècles de l’Eglise, les évêques de sa trempe étaient canonisés par la voix du peuple, qui est l’une des voix de Dieu.

 

Il se livra, de toute son ardeur, à ses études, sur les bancs de l’école apostolique (juniorat des Oblats), qui s’ouvrait alors à Notre-Dame des Lumières, et, de là, au travail spécial de sa perfection, au noviciat de Notre-Dame de l’Osier.

 

Le 8 novembre 1846, il arrivait à Saint-Boniface, n’étant encore promu qu’aux ordres mineurs. Mgr de Mazenod n’avait pu le retenir davantage au scolasticat de Marseille, tant son impatience était vive d’aller «aux missions sauvages.»

Le 8 mai 1847, il recevait l’onction sacerdotale des mains de Mgr Provencher.

Le Père Faraud débuta par des courses dans la prairie. Mais la prairie était trop bornée pour lui.

Ainsi arriva-t-il, en 1848, à l’Ile à la Crosse, chez M. Laflèche et le Père Taché.

L’Extrême-Nord était devant ses pas, l’appelant de son immensité.

Il s’y élança, en 1849, pionnier de son futur vicariat d’Athabaska-Mackenzie.

Rien ne semblait manquer au Père Faraud pour aller établir les chrétientés nouvelles. En un hiver et un printemps, il avait appris le cris et le montagnais. Il aimait les sauvages des bois, dont il avait rapidement compris les mœurs et les dispositions natives; et les sauvages le lui rendaient en affectueuse confiance. Sa culture, sa distinction, son tact l’accréditaient auprès de l’omnipotente Compagnie de la Baie d’Hudson. Tout était à construire par le travail manuel, presque sans outils, sous des températures effroyables; mais il était d’une force herculéenne, et son habileté à manier le bois et à défricher les forêts n’avait point d’égale dans le pays. En présence d’un abatis à équarrir, d’une maison à dresser, d’un champ à retourner, tel fut toujours son calcul: «Cet ouvrage occuperait un homme quatre jours, donc je le ferai en deux.» Il le faisait quelquefois en moins de temps.

Il construisit les premières bâtisses de toutes les missions du lac Athabaska, du Grand Lac des Esclaves et de la rivière la Paix.

Pendant les quinze ans qu’il fut simple prêtre, il parcourut ces régions, soit en canot, soit en raquettes, fondant coup sur coup les missions de la Nativité, de Saint-Joseph, du Fort Vermillon, de Dunvégan, et visitant dans les bois les divers camps indiens.

Sa résidence, durant cette période,—résidence, en langage de missionnaire du Nord, prêtre ou évêque, veut dire: pied-à-terre, base de voyages, lieu où l’on est censé demeurer; mais où l’on demeure moins, parfois, que partout au dehors, à cent lieues à la ronde—la résidence principale du Père Faraud, avant son élévation à l’épiscopat, fut le lac Athabaska. Il écrivait, en 1859:

Depuis dix ans que je suis à Athabaska, j’ai vu mon rêve de progrès matériel presque réalisé. La première année, je construisis une maison et une chapelle. La deuxième, je transformai les marais en champs et jardins. La troisième, je bâtis une nouvelle église, une nouvelle maison, une cuisine, une étable, une autre maison pour les engagés de la mission. J’entrepris enfin une grande église, qui, sur cette plage, peut passer pour un véritable monument, et que j’avais terminée après quatre ans de travail.

Mais ces années de voyages, travaux et misères avaient eu raison de la santé du Père Faraud. Lui, si indomptable jadis, le voici réduit à ne plus se soutenir que par la résignation chrétienne. Les peines de l’âme, s’ajoutant aux souffrances du corps, le portent à reprendre le projet, qu’il avait autrefois conçu, de ne s’occuper que de sa propre sanctification dans quelque solitude. Du fort Vermillon, rivière la Paix, 15 mai 1860, il ouvre son âme à Mgr Taché:

Le moment n’est-il pas venu aujourd’hui de dire adieu au Nord? Ce n’est plus seulement une jambe qui me fait mal (il avait contracté une sciatique dont il devait souffrir toujours); mais les deux jambes, les deux bras, la poitrine, les reins et la tête. A planta pedis usque ad verticem capilis, je ne suis plus que rhumatisme. Ces douleurs ont augmenté progressivement, et tendent à s’aggraver davantage.

...Je vous dirai maintenant un secret qui vous expliquera bien des singularités apparentes de ma conduite. Un dégoût universel naquit chez moi, il y a longtemps, pour tout ce qui n’est pas Dieu, et ne tend directement à sa gloire. J’avais pris la résolution de m’enfermer à tout jamais dans un cloître, et de me retirer dans un désert, où je n’aurais qu’à m’entretenir avec Dieu et où il serait le témoin unique de mes actions. Je me préparai par la prière, par le jeûne, par la mortification, à cet acte d’où devait dépendre mon éternité. Or, un jour, en lisant les psaumes, je fus frappé de ces paroles: zelus domus tuæ comedit me—le zèle de votre maison me dévore.—J’en tirai incontinent la conclusion qu’il serait peut-être plus dans les desseins de Dieu que je consacre les premières années de ma vie religieuse à un ministère public, pour y travailler au salut des autres, et que je me retire plus tard dans un monastère. Ce fut la résolution que je pris dès le moment, me proposant de travailler au salut de mon prochain, sans négliger ma propre perfection. Mais je me connaissais moi-même. Je savais que je n’étais pas homme à faire deux choses à la fois. Jusqu’à mon arrivée à Athabaska, j’avais tenu bon. Mais là, occupé de mille choses extérieures, n’ayant jamais assez de temps pour me recueillir, je me trouvai, malgré moi, de plus en plus éloigné de la piété; mon cœur devint sec et aride; j’étais si étranger à moi-même, j’avais si peu de goût pour les choses de Dieu que j’en tirai la conclusion que je devais être bien éloigné de Dieu, et comme je faisais de vains efforts pour m’en rapprocher, de là naquit une profonde tristesse qui a duré pendant huit ans consécutifs. Pour vous dire le tout, j’avais entretenu, jusqu’à il y a quelques semaines, le dessein de retourner en France pour me faire trappiste ou chartreux, comme c’est notre droit. Or, il arriva qu’un soir, tandis que je renouvelais mes vœux d’Oblat de Marie Immaculée, une bonne petite Mère que j’avais là, sur la table de ma pauvre maisonnette, sembla me reprocher de vouloir quitter la société qui lui était spécialement dévouée, après avoir promis, tous les jours, pendant dix-neuf ans, d’y persévérer jusqu’à la mort. Je fus si frappé de cette réflexion, qu’après avoir pleuré abondamment, aux pieds de ma petite statue, je renonçai franchement au projet que je nourrissais dans mon esprit depuis si longtemps...

Pendant que le Père Faraud se désolait ainsi, à la manière des saints, de ses infirmités et aridités, soupirant après le repos de son âme en Dieu, un projet bien différent s’ourdissait entre Mgr Taché et Mgr Grandin, son coadjuteur, réunis à l’Ile à la Crosse, en 1860.



MISSIONNAIRE BATISSANT SA DEUXIÈME MAISON

MISSIONNAIRE BATISSANT SA DEUXIÈME MAISON

Les deux évêques jugeaient le temps venu de scinder le diocèse de Saint-Boniface, en constituant le vicariat d’Athabaska-Mackenzie. L’un et l’autre connaissaient l’état de ruine où se lamentait le Père Faraud; et tout, de ce côté, devait les détourner de songer à lui. Ils s’accordèrent cependant à le proposer au Souverain Pontife.

Cela fait, Mgr Grandin partit pour l’Extrême-Nord, avec l’ordre de Mgr Taché d’envoyer le Père Faraud du lac Athabaska à l’Ile à la Crosse, sous le prétexte de lui procurer de meilleurs soins, mais en réalité pour qu’il se trouvât à la portée du coup qui le menaçait.

Le Père Faraud revint donc «au cher nid de son enfance apostolique», quoique plus désolé que jamais de sa «décrépitude prématurée», comme il s’en exprimait.

Il était là depuis dix-huit mois, travaillant et souffrant toujours, lorsqu’il reçut de Mgr Taché ces lignes, datées du 4 mars 1863:

«On vient de détacher de mon diocèse les districts d’Athabaska et de la rivière Mackenzie, pour en faire un vicariat apostolique à part. Notre Saint-Père le Pape Pie IX connaît votre état et veut que vous en soyez le premier évêque. Sa conviction est—et la mienne aussi—que Dieu fera un miracle pour vous guérir, afin que vous puissiez mener à bonne fin dans le Nord une œuvre à laquelle vous avez mis la première main, et que vous avez continuée avec tant de courage. Soumettez donc votre tête altière au joug, et ne me gardez pas de rancune, si j’ai contribué pour ma part à votre promotion. Plus que tout autre, je suis convaincu que vous êtes l’homme choisi de Dieu pour cette œuvre. Faites taire vos appréhensions et mettez-vous sur l’autel du sacrifice.»

Les bulles de Mgr Faraud (13 mai 1862) lui conféraient le titre d’évêque d’Anemour et de vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie.

La «tête altière» faillit ne pas se courber. Il se persuadait que l’on avait commis une erreur capable de compromettre à jamais les missions du Nord. Il partit pour Saint-Boniface, décidé à secouer le joug. Mgr Taché ne réussit pas à lui faire prononcer son fiat. Il ne put que le décider à se rendre à Montréal afin de consulter Mgr Bourget, dont le renom de sainteté était universel.

De Montréal, l’élu écrit à Mgr Taché:

«J’exposai naïvement et simplement mes peines, mes craintes et mes alarmes au saint Evêque, qui me dit: «Tout le monde est convaincu que vous seul, pour le moment, pouvez faire marcher les affaires dans ces difficiles missions; n’accepteriez-vous que pour trois ou quatre ans, mon avis est que vous le devriez.» J’avoue que, sans ces paroles, jamais je n’aurais ployé la tête. Les paroles des saints ont une autorité, une onction qui opère des prodiges.»

Autant la crainte des responsabilités l’avait abattu, autant la détermination de les porter ranima Mgr Faraud:

«—On me veut évêque. C’est bien. Je le serai, et non pas à demi!»

Immédiatement, il fit voile pour la France, résolu à n’en point revenir avant d’avoir reçu la consécration épiscopale, d’avoir trouvé ressources et sujets pour son vicariat, et même d’avoir obtenu du Pape un auxiliaire.

Tout ce programme était rempli, lorsqu’il reprit la mer pour l’Amérique, en avril 1865, avec les Pères Génin, Tissier, Leduc, et les Frères Lalican, Hand et Mooney. Il emportait aussi secrètement les bulles de son futur auxiliaire, obtenues dans les conditions que nous verrons plus loin.

Il avait été sacré, le 30 novembre 1863, par Mgr Guibert, O. M. I. sur le tombeau de saint Martin, l’apôtre des Gaules, dont il avait pris la devise, devise qu’il devait si admirablement honorer: Non recuso laborem. Je ne refuse pas le travail.

 

En juillet 1865, vingtième anniversaire exactement de l’arrivée de M. Thibault, en ce même lieu, pour «l’heure de Dieu», Mgr Faraud atteignait le Portage la Loche, limite sud de sa juridiction. Sur l’adieu à son «ami d’enfance apostolique» prenant possession de son héritage, Mgr Taché voulut achever son livre des Vingt Années de Missions:

...Mgr Faraud, arrivé à ces hauteurs du Portage la Loche, salua, d’un côté, le diocèse de Saint-Boniface, auquel il n’appartenait plus, mais où il avait, lui aussi, porté le poids de la chaleur et du jour... De l’autre côté, l’Evêque d’Anemour voyait plus que la terre promise: c’était la terre donnée, la portion de son héritage et de son calice: terre de travail; mais le prélat, fidèle à la devise qu’il a choisie avec tant d’à-propos et de générosité, répétait volontiers: Non recuso laborem...

Un vicariat apostolique auprès du Pôle nord, ce n’est pas l’idéal de ce que l’homme ambitionne d’ordinaire, mais bien la parfaite réalisation des vœux de ceux qui ont été appelés à la vie religieuse par la méditation de la sublime maxime: Evangelizare pauperibus misit me.—Il m’a envoyé évangéliser les pauvres...

Depuis que nous sommes entrés dans la lice, tous nos efforts ont été confondus. En nous séparant aujourd’hui, bien-aimé Seigneur, nous n’en serons que plus unis, puisque non seulement nous poursuivrons le même but, mais q’une égale responsabilité va désormais peser sur chacun de nous.

En vous remettant cette portion de la vigne du Seigneur que le Souverain Pontife vous a confiée, et que j’administre depuis douze ans, par moi-même ou par notre commun ami, Mgr Grandin, je ne puis qu’éprouver une profonde émotion et une vive sympathie. Je ne vous dissimulerai pas non plus, et l’expérience permet de vous le dire, que les splendeurs et la pompe qui entourent la dignité épiscopale n’en écartent ni les soucis ni les douleurs. Vous vous surprendrez plus d’une fois à regretter les heureux jours que nous avons coulés ensemble, lorsque nous n’étions que prêtres missionnaires, et que ni l’un ni l’autre de nous n’avait le plus léger soupçon qu’il pût un jour échanger la croix de l’Oblat pour celle du Pontife...

Séparons-nous, Monseigneur, pour donner à Dieu et à la partie de son église qui nous est échue en partage le peu qui nous reste de force et d’énergie. Voyez avec quelle ardente et légitime impatience vous êtes attendu par tous nos frères de l’Athabaska et du Mackenzie. Ils vous appellent de tous leurs vœux. Les tribus qu’ils évangélisent soupirent après votre arrivée, comme après une époque de grâce et de sanctification. Allez inaugurer l’ère nouvelle que le Seigneur, dans son infinie miséricorde, réserve aux infortunés habitants de ces lointaines et arides régions. Adieu, cher ami. Oui, soyons à Dieu, pour que les peuples qu’il nous a confiés soient aussi à lui!

Mgr Faraud reprit sa vie voyageuse, malgré ses infirmités croissantes, pendant quatre ans.

Sur la rivière la Paix, il alla jusqu’au fort Saint-Jean, au pied des montagnes Rocheuses. Sur le fleuve Mackenzie, il meubla le pauvre couvent bâti par Mgr Grandin, le Père Grouard et le Frère Alexis, et qui devait recevoir les Sœurs Grises. Lui-même se rendit au-devant des religieuses, afin de les conduire, par les rapides et les grands lacs, du lac la Biche au fort Providence. Il demeura deux ans à cette mission, afin de soutenir les premiers efforts des vaillantes ouvrières et de nourrir leurs premiers orphelins.

A cette date, 1869, remettant le soin des voyages à son auxiliaire, Mgr Clut, il vint se placer—nous savons pourquoi—au poste fixe de son long dévouement: le lac la Biche.

Au lac la Biche, il resta vingt ans, luttant par la résignation contre une souffrance continuelle, et gouvernant ses missions, à la méthode des évêques du Nord, par la vigilance sur les transports, par les travaux manuels, par les correspondances avec les missionnaires.

Ce fut durant cette période que Mgr Faraud établit le vicariat sur des assises, restées intactes jusqu’aujourd’hui.

 

Comme Mgr Taché, il était né administrateur. Au point de vue temporel, le principal dans un pays où tout est l’enjeu de la lutte pour la vie, il ne se départit jamais des seuls principes de la sauvegarde: économie et ressources assurées avant la dépense. Il ne dormait pas qu’il n’eût retracé, dans les comptes, jusqu’à l’emploi du dernier sou. L’incertitude est une triste base d’opération, disait-il. Je n’en veux pas. Aussi abhorrait-il les dettes et la spéculation. A ceux qui l’eussent poussé vers les hasards, il répondait par le prius supputat sumptuscalculer d’avance ce qu’il en coûtera—de l’Evangile. Redoutant les catastrophes toujours prêtes à engloutir ses œuvres, il parvint à constituer la réserve du vicariat.[27]

L’administration apostolique, qui répartit les sujets et dirige leurs travaux, ne le cédait en rien à l’administration temporelle. Mgr Taché, à la mort de Mgr Faraud disait:

—Le vicariat d’Athabaska-Mackenzie est le mieux organisé que je connaisse.

Les directions intimes que donnait Mgr Faraud à ses fils sont affaires de famille. Retenons qu’elles en firent des religieux et des apôtres exemplaires. Le secret profond de son succès peut cependant être révélé: il aimait ses missionnaires. Il les aimait maternellement et surnaturellement, ainsi qu’il le redisait souvent, en soulignant ces expressions, dans ses lettres. Sur le soir de sa vie, accablé de ses douleurs, n’en pouvant plus, il écrivait encore:

Il possédait excellemment la qualité des supérieurs dans lesquels doit se réfugier l’amour jaloux des mères. Il savait reprendre ses enfants, dans le tête-à-tête, s’il en était besoin. Mais devant l’étranger il les défendait de toute son âme. Du coup, ils étaient tous parfaits, et nul ne s’avisait deux fois de trouver à redire, en sa présence, sur quiconque d’entre eux.

Il pratiquait aussi l’art, si utile à ceux qui commandent, de faire plaisir dans les petites choses. Il eut à demander, aux mauvaises années, des sacrifices surhumains, des privations très dures sur des articles nécessaires, qu’il ne pouvait acheter; mais, dans l’envoi, ainsi tronqué, il glissait une petite friandise, très peu coûteuse, comme un sachet de sucre pour le thé des jours de fête, un cigare pour ceux qui fumaient, quelques gouttes de cognac pour ceux «du midi»; et le destinataire fondait d’attendrissement, en trouvant la douceur inattendue, dans son pauvre ballot.

 

Si l’affection «maternelle» de Mgr Faraud eut des préférences, elles furent pour les humbles missionnaires coadjuteurs, les frères convers. Chaque fois qu’il les revoyait, il les étreignait «à les étouffer», sur sa large poitrine.

La plupart de nos vieux frères du Nord reçurent de lui leur formation spirituelle et professionnelle. On les distingue toujours. Il leur infusa quelque chose de son ardeur dévouée, se donnant tout entière dans un ouvrage, dans un exercice de piété, aussi bien que dans une récréation accordée: age quod agisfais ce que tu fais.

La première question qu’il posait à ces jeunes gens, arrivant de France ou du Canada, était:

—Savez-vous travailler le bois?

Si oui, il les utilisait bientôt. Si non, il se faisait leur professeur en menuiserie. Avec eux, il défrichait les forêts, cultivait les champs, prenant toujours pour lui le plus rude de la besogne, car ses douleurs lui laissaient ordinairement l’usage de sa force athlétique. Il en initia quelques-uns à la reliure et à l’imprimerie des livres sauvages.

La journée du travail des mains finie, il les réunissait afin de leur apprendre les principes de la vie spirituelle et de tremper leur âme pour les combats du Nord.

Le plus grand chagrin de la vie de Mgr Faraud lui vint de la mort tragique d’un frère convers, le Frère Alexis Reynard. Il s’écriait, en recevant ses restes:

«—Est-ce bien là, ô mon Dieu, ce compagnon si fidèle et si dévoué de mes durs labeurs? Ce saint qu’on aimait et qu’on vénérait, en le voyant; cette âme pure et candide qui attirait votre grâce sur toutes nos missions et sur nous! S’il fallait du sang pour assurer le succès de notre œuvre apostolique, vous ne pouviez pas en choisir de plus pur!...»

C’était en juillet 1875. Le Frère Alexis venait du lac Athabaska au lac la Biche, afin d’y prendre de jeunes missionnaires et de les conduire dans le Nord. Par des circonstances qu’il serait trop long d’exposer ici, le frère fut amené à faire, à pied, les 200 kilomètres qui vont du fort Mac-Murray au lac la Biche. Ils étaient trois: lui-même, une orpheline, mise par Mgr Clut sous sa protection, et un métis iroquois, venu autrefois du bas Canada, comme rameur de la Compagnie, et qui avait capté la confiance des missionnaires. Au confluent de la rivière des Maisons et de la rivière Athabaska, l’Iroquois tua d’un coup de fusil le Frère Alexis, et le dévora en partie. Quelques ossements furent retrouvés là, sous le sable. De l’orpheline, on n’apprit jamais rien. L’Iroquois fut tué, une nuit, par un camp de Cris, qu’il essayait de voler.

Les missionnaires considèrent le Frère Alexis comme un martyr de la chasteté, à l’exemple de saint Jean-Baptiste.

De ce deuil, Mgr Faraud ne se consola jamais:

—La vie du Frère Alexis est assez sainte pour qu’on l’écrive, disait-il.

 

Au lac la Biche, le vicaire apostolique continua de se dévouer aux sauvages et métis, avec le même zèle qu’au temps de sa jeunesse voyageuse. Les longues conversations que ces grands enfants venaient lui tenir ne lassaient pas sa patience. Il les soulageait dans leurs misères corporelles. Le missionnaire du Nord doit se faire médecin pour ses malades. Médecin, Mgr Faraud le fut par aptitude naturelle comme par charité. Il tenait, et non sans succès, pour l’homéopathie, qui prône moins d’encombrants remèdes.

Il soigna surtout les âmes. Ses catéchismes aux enfants et aux néophytes ne chômaient pas de toute l’année. Le dimanche, il prêchait matin et soir, en trois langues: montagnais, cris et français. Son grand signe de croix, lent, recueilli, est resté célèbre.[29]

L’évêque des sauvages, qui se donnait si entièrement à ses missionnaires et à ses Indiens, trouvait encore le temps d’entretenir, en conteur charmant, les hommes de la société blanche, traiteurs ou touristes du lac la Biche, gens de haute culture de Saint-Boniface, de France, d’Angleterre, qui se présentaient chez lui. En quelques minutes, il se familiarisait avec son étranger, et la conversation n’avait garde de languir. Son franc regard s’emparait de l’interlocuteur; et son coup de poing, moins académique peut-être que convaincu, s’abattait bientôt sur la table, pour souligner, de concert avec sa grosse et brusque voix, le point de départ des discussions:

—C’est un fait! disait-il. C’est du fait qu’il nous faut conclure!

La vie de missionnaire est l’école des sciences pratiques, expérimentales, les seules de ce monde.

 

De sa réclusion au lac la Biche, Mgr Faraud ne sortit que trois fois: la première, en 1872-1874, pour aller mendier en Europe la subsistance de ses missions; la seconde, en 1879-1880, pour une visite générale de son vicariat; la troisième, en 1889, pour se rendre à Saint-Boniface et y mourir.

 

Nous avons marqué le retentissement des malheurs de la France en 1870-1871, sur nos missions de l’Extrême-Nord. La menace d’être abandonné par le Vieux-Monde décida le vicaire apostolique à oublier de nouveau ses souffrances physiques et à vaincre, une dernière fois, la répugnance qu’il avait toujours éprouvée de tendre la main.

Quittant le lac la Biche, à l’automne 1872, avec l’appréhension d’un échec contre lequel son courage ne pouvait le rassurer, il laissa cet avis à ses missionnaires:

Que chacun ménage sa soutane et sa chemise. Peut-être serons-nous trop heureux bientôt de pouvoir nous couvrir d’un lambeau de caribou... J’ai grand besoin de vos prières, mes enfants... Jamais je n’avais éprouvé un si grand dégoût à me produire qu’aujourd’hui. Mon âme est vraiment sur son Golgotha!

Il passa, en France, les années 1873 et 1874: deux années partagées entre le lit de douleurs et les conférences publiques. Mais, loin de l’échec redouté, il trouva les solides ressources qui allaient garantir à son vicariat la vie et la survivance. Il écrivit, sur la fin de sa tournée, à Mgr Clut:

«Qu’elle est généreuse, notre France!... Et dire que ce sont les régions les plus éprouvées par la guerre qui emboîtent le pas, dans la charité! Rien n’approcha les collectes du Nord. Il y a un rayon de villes, dont Lille est le centre, où je n’ai jamais passé une semaine, ou même un dimanche, sans recueillir de deux à trois mille francs; telles sont Cambrai[30], Douai, Valenciennes, Roubaix, Hazebrouck, Bergues, Dunkerque, Calais, Saint-Omer, Arras, Abbeville, Amiens. L’ouest aussi me donna des recettes inattendues.»

Mgr Faraud rentra au lac la Biche, le printemps 1875.

 

En 1879, il se mit en route pour les extrémités de son vicariat. Il dut renoncer à la rivière la Paix. Mais il atteignit la plus lointaine de ses missions dans le Nord: le fort Good-Hope. Son mal empira, pendant le retour, et le terrassa tout à fait, au fort Simpson. Il fallut le porter ensuite du canot à la grève, et de la grève au canot, jusqu’au fort Providence, où il passa l’hiver.

L’été suivant, 1880, il continua vers le lac la Biche. La crue des eaux retarda tellement la barque que les vivres allaient manquer, lorsqu’on n’en était encore qu’au confluent de la rivière des Maisons et de l’Athabaska, tombeau du Frère Alexis. Monseigneur envoya alors Larocque, son timonier, au lac la Biche, afin de demander secours au Père Grouard. Il était entendu que Larocque ne pourrait mettre plus de quatre jours, à travers le bois qu’il connaissait très bien. Mais l’insouciant métis s’amusa à chasser. Ayant tué un ours, il festoya sur place, et n’arriva que le onzième jour au lac la Biche. Le Père Grouard expédia immédiatement un canot chargé de vivres, au devant de son évêque... Ce fut par une intervention providentielle qu’on le trouva en vie. Mgr Faraud, le Frère Boisramé et un petit sauvage, leur compagnon, ayant continué la remonte de l’Athabaska, avaient rencontré un groupe de Cris, qui leur avaient cédé quelques morceaux de viande sèche. Ces maigres provisions étaient épuisées, à leur tour, et rien ne venait encore du lac la Biche. A bout de forces, les voyageurs s’étendirent sur l’herbe du rivage. Pendant trois jours, ils ne trouvèrent à manger que des boutons de roses d’églantiers. Le canot sauveteur les eût même passés, et laissés ainsi en proie à une mort certaine, si les rameurs n’avaient aperçu une légère fumée s’élevant d’un petit feu, où le sauvageon faisait bouillir ses souliers pour les manger.

 

Neuf ans plus tard, le lac la Biche, devenu inutile aux transports, fut abandonné par le vicariat d’Athabaska-Mackenzie.

Cette année même, 1889, Mgr Taché convoquait ses suffragants au premier concile de Saint-Boniface.

Mgr Faraud était tout heureux d’aller revivre quelques semaines, dans l’intimité de son ami de jeunesse, devenu son métropolitain vénéré.

A repasser la correspondance que les deux prélats échangèrent au cours de leur vie d’apôtres, on croirait parfois entendre saint Augustin et Alypius. De la part de Mgr Faraud surtout, les lettres avaient été nombreuses, longues et d’un cordial abandon. Pour lui, tout ce que faisait Mgr Taché était bien fait, et devait être admis sans examen. Il regardait l’évêque de Saint-Boniface comme l’Aaron dont découlait toute vie, à travers les missions du Nord-Ouest; et, depuis les heures tant heureuses de 1848-1849, son affection pour lui n’avait fait que grandir, avec son admiration. Ainsi, pour nous borner à peu de lignes, ces réflexions écrites, en 1869, au cours d’un voyage dont le but était de visiter Mgr Grandin, à l’Ile à la Crosse:

Monseigneur et bien tendre ami.—J’ai quitté, hier soir, la mission Saint-Jean-Baptiste, berceau chéri de notre enfance apostolique, où j’eus le bonheur de vous voir pour la première fois, vous qui deviez être la tige de tout l’épiscopat du Nord.

C’est là, vous le savez, qu’après avoir sondé toutes les richesses que Dieu avait mises dans votre cœur sensible, tendre, généreux, affectueux, je vous livrai le mien, alors ardent, bouillant pour le salut des pauvres âmes confiées à notre jeunesse. Dès ce moment, je ne fus plus simplement votre frère, mais votre ami, dans toute la force du terme, puisque Dieu était le centre de cette amitié, dont le salut des âmes était le rayonnement. Abstraction faite de la différence de nos caractères, nous devînmes cor unum et anima una. Vous étiez David, et j’étais Jonathas. J’avais tout à gagner dans cette union intime, surnaturelle, et vous fort peu de choses, si ce n’est pourtant la consolation qu’on trouve toujours à savoir qu’on est aimé avec franchise et sincérité. Bien des hivers ont passé sur nos têtes depuis ce temps-là; nous sommes aujourd’hui les vieux du sanctuaire, et je me retrouve à votre égard, tel que j’ai toujours été, avec ce quelque chose de plus fort et de plus parfait que l’âge, la réflexion et les épreuves ajoutent aux impressions d’une verte jeunesse.

Votre tendre amitié s’est parfois enflammée, et vous m’avez servi des reproches fortement épicés: merci, très cher ami! Tout a contribué à resserrer les liens déjà si forts dès le principe. L’ami qui flatte est dangereux, même dans son amitié. Celui qui égratigne tire le mauvais sang et sauve la vie. Dieu vous a fait buisson ardent...

Adieu, cher Seigneur et ami. Quand reviendra le beau vieux temps du Nord? Jamais, parce que pour qu’il revînt, il faudrait être simples soldats, et nous sommes malheureusement capitaines. Au ciel donc, et tout sera fini!

Lorsque, l’été 1889, Mgr Faraud descendit de la voiture, appuyé sur le Frère Boisramé, son vieux serviteur, Mgr Taché le reconnut à peine, tant il était voûté, délabré, vieilli. Il l’embrassa en pleurant:

—Pauvre ami, lui dit-il, que vous êtes changé!

 

Le concile de Saint-Boniface fini, et sur les représentations de Mgr Taché, Mgr Faraud donna sa démission de vicaire apostolique et de supérieur des missions de l’Athabaska-Mackenzie. Ce lui fut un dur sacrifice. Il exprima le désir que l’on nommât le Père Grouard pour son successeur. Sa prière fut exaucée. Mais il ne devait l’apprendre qu’au ciel.

 

Espérant cependant rester toujours au service du cher vicariat, il acheta, à Saint-Boniface, une maison dont il confectionna lui-même les meubles, et dont il disposa les appartements en vue d’y recueillir les vétérans du Nord, à mesure qu’ils tomberaient de vieillesse ou d’infirmités. Il écrivait à Mgr Clut:

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