Aux glaces polaires: Indiens et esquimaux
La fête approchait et je me préparais à lui donner tout l’éclat possible. Je fabriquais des chandeliers, des lampions, des guirlandes, tout ce que je pouvais inventer. Un soir, j’entends des pas nombreux sur le trottoir de la maison. On entre chez moi: Oh! quelle joie, c’est notre chef, le Petit-Chien, qui arrive avec sa bande. Tous se jettent à mes pieds, en me serrant la main, pour recevoir ma bénédiction.
—Combien je suis heureux de vous voir, mes enfants, leur dis-je.
—Père, répond le chef, fidèles à notre parole nous venons tous, pour assister à la prière de la nuit (Noël). On nous a dit que la fête était après-demain.
—Eh bien! j’en suis enchanté; seulement, vous vous êtes trompés de huit jours.
—Père, que dis-tu là! Nous n’avons pas de vivres, et ne pouvons demeurer ici, aussi longtemps. Il nous faut repartir après demain.
—C’est fort désagréable, mes enfants; mais je ne puis célébrer la Noël, pendant l’Avent. Le Pape ne serait pas content de moi.
Sur ce, tous de se récrier et lamenter. Ces pauvres gens étaient découragés, et moi-même affligé de ce contretemps.
—Enfin, écoute, Père, me dit le chef: Toi, tu es le prêtre; et le prêtre c’est comme le bon Dieu: ce qu’il veut, il le peut. Si tu le veux bien, tu pourras nous faire contents, et célébrer pour nous une belle fête de la prière de la nuit, quoique ce ne soit pas encore le jour. Nous venons de loin; nous venons tous; nous ne venons que pour cela; pourquoi voudrais-tu nous résister davantage?
Que répondre à ces braves enfants? Je réfléchis un moment:
—Eh bien! puisque vous le désirez tant, c’est bien, vous serez satisfaits. Si je pouvais consulter le Pape, il me permettrait bien de devancer la fête. Je lui écrirai. Et maintenant, comme il est tard, retirez-vous; allez faire votre campement. Demain vous vous confesserez; et, demain soir, à minuit, nous célébrerons ensemble la prière de la nuit.
Aussitôt ces bons Indiens éclatent de joie, et se retirent en m’accablant de mercis.
Le lendemain, je parai de mon mieux notre petite chapelle, et j’entendis les confessions des chers Indiens, recommandant à chacun de se tenir recueilli jusqu’à la messe de minuit. En ce temps-là, ils n’avaient pas de montre, et pour eux neuf heures du soir et trois heures du matin c’était à peu près minuit. Je ne m’engageai donc pas trop en leur promettant une messe à minuit.
Il était à peine huit heures et demie, que le chef m’envoyait demander si l’heure de la messe était arrivée. Je congédiai les envoyés, en les assurant qu’on sonnerait la cloche, et qu’on ne commencerait pas la prière, avant que tous fussent arrivés. Néanmoins, plusieurs, craignant de manquer l’appel, couchèrent à la chapelle... Enfin l’heure arriva; je sonnai ma cloche et j’allumai les cierges (chandelles de suif) du sanctuaire. Bientôt tout mon monde fut réuni dans la grande salle, séparée du sanctuaire par un rideau. On tira le rideau: tous tombèrent à genoux, ébahis devant tant de lumières. L’autel en était couvert, la crédence aussi. Jamais on n’en avait tant vu dans notre petite chapelle: on en pouvait compter à peu près deux douzaines. C’était beau!
L’office commença. Ce fut d’abord un cantique de Noël: Il est né, le divin Enfant, en montagnais. Tout le monde chantait à pleins poumons. Puis, je prêchai sur la fête de Noël. Jamais je ne fus mieux écouté. Après le sermon, encore des cantiques, de plus en plus entraînants. Alors la grand’messe, une messe votive de l’Immaculée Conception. A la place du gloria j’entonnai un autre Noël. Idem au credo. A la communion, tous s’approchèrent de la sainte Table. Après la messe, bénédiction du Saint-Sacrement, et un dernier cantique. La prière de la nuit avait duré trois heures. Mes sauvages étaient ravis. Ce fut un beau jour pour eux, pour moi; et, j’ose l’espérer, le bon Dieu fut content de nous.
C’est ainsi que le 17 décembre, en plein Avent, je célébrai pour la première fois la fête de Noël, à la mission Sainte-Thérèse. Le soir, tous mes chers enfants s’éloignaient, heureux d’avoir eu leur prière de la nuit, mais le cœur gros de ne pouvoir rester plus longtemps, auprès de moi. Cependant le chef répétait:
—Ah! le prêtre, c’est comme le bon Dieu. Ce qu’il veut, il le peut!
Pour ceux qui connurent le Père Ducot, «à cheval sur les rubriques», comme jamais ne le fut chevalier missionnaire de ces contrées, si rebelles à telles chevauchées, ce récit sera d’une particulière saveur.
La ponctualité, la précision, l’exactitude marquèrent tous les actes, paroles et écrits du Père Ducot.
Ses sermons, pour cinquante, pour dix, pour un seul auditeur, étaient scrupuleusement rédigés, appris, et donnés avec une flamme!... non toutefois que l’élocution de source manquât à ce bon fils de Gascogne, mais à cause du respect qu’il avait pour la parole de Dieu.
Quoi de plus précis également que ces descriptions, relevées dans son journal de Sainte-Thérèse, et que le souffle d’un poète n’aurait qu’à toucher, pour les animer à l’infini?
Nous n’en citerons que deux:
4 février 1890.—Par 40 degrés centigrades de froid, nous venons d’admirer un halo de toute beauté. La pleine lune était entourée d’une auréole jaunâtre, plus pâle que la lune même et ayant deux fois et demie à peu près sa largeur. Puis, cette auréole était environnée d’un premier cercle, ayant presque la largeur de l’astre, et allant du jaune tendre au jaune foncé, de l’intérieur à l’extérieur. Ce cercle était entouré d’un deuxième, deux fois plus large que lui et d’une couleur verte uniforme. Un troisième cercle, de mêmes largeur et teintes que le premier, enfermait le tout. Cet effet de lune dura de 7 à 8 heures du soir.
21 novembre 1909.—Hier soir, vers dix heures, nous avons assisté à une magnifique aurore boréale. Deux jets immenses de lumière s’élancent de l’horizon, en sens opposés: l’un part du nord-ouest, l’autre de l’est-sud-est. Profondément inclinés sur l’horizon, vers le sud-ouest, ils s’avancent l’un vers l’autre. Ils se réunissent, se redressent au zénith. C’est un arc-en-ciel blanc magnifique, partageant le ciel en deux parties inégales. Aux extrémités, deux foyers se forment, s’élargissent, s’élèvent, et se précipitent l’un vers l’autre. La lumière s’étend, se dilate. Sa bande est trois fois, cinq fois, plus large qu’au début. On dirait une immense draperie diaphane aux festons serrés, diaprés, élastiques, suspendus, se balançant en l’air, et agités par un double vent impétueux, courant en sens inverse. Dans leurs mouvements, vifs comme l’éclair, ces festons se resserrent, s’allongent en dards flamboyants et acérés. On dirait que la terre va être foudroyée. Et tout cela, à peine quelques mètres au-dessus de notre maison. Je pensais même que les pointes en touchaient le faîte. Puis soudain cet arc se dissout, se fond; sa lumière s’épanche au nord-est et au sud-ouest, elle se déchire, elle monte ou descend sur tous les points du ciel. Bientôt la voûte céleste est jonchée de lambeaux de lumière. Une demi-heure s’écoule, tout à disparu. Les étoiles et la lune, tombant à son couchant, éclairent le ciel qu’aucun nuage ne ternit. Il faisait un froid de 35 degrés centigrades.
L’âme sensible du Père Ducot débordait de piété. On eût dit qu’il voyait Dieu dans ses méditations. Son attitude, alors, n’était plus de la terre. Le Frère Jean-Marie Beaudet, qui fut son compagnon, de 1886 à 1904, nous disait qu’en ces 18 ans, il ne l’avait jamais vu s’appuyer, ni s’asseoir, à la chapelle.
Il aima finalement la Congrégation des Oblats, sa mère. Sa façon de célébrer ses fêtes, ses anniversaires, était de redoubler de prières pour elle et pour tous les missionnaires des pauvres de l’univers. Ses lettres à ses supérieurs palpitaient d’amour respectueux. Il fallait le voir se jeter, avec des baisers et des larmes, sur les mains de son vicaire apostolique, lorsque celui-ci débarquait sur la plage du fort Norman.
Au Père Ducot, les Peaux-de-Lièvres durent l’accès plus facile à la sainte Eucharistie. Il avait l’esprit de Pie X, l’esprit de Notre-Seigneur.
Enfin, la quarante-unième année de son apostolat, le bon ouvrier dut être enlevé, presque par violence, à un labeur qui dépassait ses forces. Mgr Breynat le conduisit au nouvel hospice du fort Simpson, où il retrouverait le Père Andurand, son élève missionnaire, et ses vieillards Peaux-de-Lièvres, réfugiés sous l’aile de la charité des Sœurs Grises.
Mais les missionnaires peuvent-ils se reposer sur la terre?
Le Père Ducot ne devait connaître que le repos du Ciel. La Sainte Vierge vint, sans le prévenir, chercher son serviteur, le soir du 15 août 1916.
⁂
Mission Notre-Dame de Bonne-Espérance
(Fort Good-Hope)
A 440 kilomètres en aval de Sainte-Thérèse, placée en sentinelle sur les frontières des royaumes du soleil et de la nuit, la mission Notre-Dame de Bonne-Espérance voit venir à elle le Mackenzie dans toute sa splendeur.
Droit en face, le fleuve géant débouche d’une haie de remparts verticaux, bastionnés, flanqués d’angles et de tourelles, comme une architecture de moyen âge. Un triple rapide, achevant sa large course depuis le fort Norman, l’a précipité entre ces murailles; et le voici, échappé à l’étau de pierre, s’épandant en une esplanade solennelle, au pied de Good-Hope.
Le grand spectacle offert à Good-Hope par le Mackenzie, est celui de la débâcle. Il inspira cette page au Père Petitot:
Le 7 juin 1865, à 6 heures du matin, de formidables détonations se firent entendre ainsi qu’un fracas infernal. La grosse glace débâclait. Il n’est rien qui donne une idée plus frappante du chaos primitif et de la confusion dernière. C’est un mélange monstrueux, informe, unique, de masses gigantesques, hautes comme des maisons, grosses comme des rochers, qui s’en vont mugissant, hurlant, majestueuses ou courroucées, se rompre contre d’autres plus monstrueuses encore; puis retombent en couvrant de leurs débris les flancs des colosses contre lesquels elles se sont heurtées. Elles s’engloutissent dans le flot qui marche, pour reparaître plus loin, surgissant au milieu de glaçons moindres, qu’elles déplacent, soulèvent et culbutent.
L’imagination prête vie et sentiments à ces monstres qui se meuvent, se retournent, chevauchent les uns sur les autres, se bousculent, se pressent et s’agglutinent. Lorsque le volume des glaces excède la largeur du fleuve, bien qu’il ait ici trois kilomètres, celles-ci se soulèvent sur les rivages en remparts d’une maçonnerie titanesque; elles se suspendent à une grande hauteur, semblables à des constructions cyclopéennes. En même temps elles labourent les rives, entassent les terres, se creusent des godets profonds, montent des rochers avec elles, dans un déploiement de force dont rien ne peut donner l’idée.
Troupeaux d’éléphants furieux, répandus dans les jungles, qui renversent, saccagent, broient tout ce qui s’oppose à leur passage; avalanche grossissante qui dévale du sommet des Alpes en entraînant habitations, pans de forêt et quartiers de rocs; locomotives puissantes qui réunissent leurs poitrails cuirassés et haletants pour balayer les routes obstruées par la tourmente...: il y a de tout cela dans la grande débâcle, l’u téwé, du fleuve Géant du Nord.
«Cet affreux mais grandiose spectacle dura trois jours.»
La débâcle de 1836 emporta le premier fort Good-Hope, bâti à 162 kilomètres en aval; et la Compagnie de la Baie d’Hudson refit le comptoir, sur l’entablement actuel, que ses 20 mètres d’élévation au-dessus du fleuve ne garantiront pas toujours du «labour» des glaces.
Se tournant vers le nord, la mission Notre-Dame de Bonne-Espérance rencontre, à cinq minutes, le Cercle polaire. Une colline, qui s’interpose entre Good-Hope et le sud, dérobe cependant au commerçant et au missionnaire le demi-disque rouge qui affleure, en réalité, l’horizon de midi, et teint quelques instants «de sa couleur sanguinolente les rivages lointains du Mackenzie». L’astre lui-même disparaît complètement à la vue du fort, du 30 novembre au 13 janvier, et gratifie ainsi Good-Hope de la longue nuit du pôle.
Mais, dans cette nuit de 44 jours, se déploient les magnificences d’un firmament que nos pays tempérés ne contempleront jamais: une lune sans lever ni coucher; des étoiles au scintillement palpable; d’inlassables aurores boréales, pavillons mouvants du pôle magnétique. Toutes ces coruscations, avivées par les froids intenses, illuminent comme un jour la nuit polaire: et nox sicut dies illuminabitur.
Du 13 janvier à l’équinoxe du printemps, le soleil ressuscité occupe ses courtes et froides heures à se parer de météores; il s’auréole de halos d’argent; à travers les cristaux grésillants du givre, il se multiplie en parhélies, tenant le centre de trois, six et quelquefois huit soleils équipolés, aussi brillants que lui-même. L’équinoxe franchi, il se libère de l’horizon, et marche, sicut gigas ad currendam viam. Pendant cinq mois, il confond son aurore avec son coucher, versant à Good-Hope un jour continu de 150 jours. Une lieue plus loin, dans le Cercle polaire, il ignore son déclin, nescit occasum.
Une nuit, un jour: telle est donc l’année des Peaux-de-Lièvres, des Loucheux et des Esquimaux[58].
Les grands convertisseurs des Peaux-de-Lièvres de Good-Hope furent les Pères Grollier et Séguin.
Le Père Grollier prépara l’œuvre de Dieu; le Père Séguin l’accomplit.
⁂
Le Père Pierre-Henri Grollier (1826-1864)
Le Père Grollier fut l’apôtre de feu, le François-Xavier des glaces.
Il naquit à Montpellier, le 30 mars 1826.
Rien dans le «bel enfant délicat»—ainsi le trouvait sa mère, comme la mère de Moïse trouvait son nouveau-né: videns eum elegantem—rien n’eût fait prévoir son rude avenir de libérateur des Peaux-Rouges arctiques. Il arriva au noviciat de Notre-Dame de l’Osier, sous les airs d’un «jeune citadin élégant et candide», à qui ses confrères prédisaient gracieusement, pour le reste de sa vie, le soleil du Midi et les olives de Marseille.
S’ils avaient pu entendre les prières du tendre novice, et lire ses lettres à son supérieur général! Sa devise était: Da mihi animas! Donnez-moi des âmes! Missionnaire des pauvres, il réclamait les âmes les plus pauvres, parmi les pauvres.
Mgr de Mazenod l’ordonna prêtre, le 29 juin 1851, et l’offrit à Mgr Taché, comme le «présent de son cœur.»
La course apostolique du Père Grollier, comme celle de saint François-Xavier, son idéal, dura douze ans. A l’exemple de l’apôtre des Indes, il dévora les espaces, en entraînant les peuples.
En 1852, il arrive à la Nativité, lac Athabaska, pour seconder le Père Faraud.
En 1853, il sait le montagnais, et va fonder la mission de Notre-Dame des Sept-Douleurs, au Fond-du-Lac (Athabaska): il y retournera quatre fois, pour de longs séjours.
C’est au deuxième de ces voyages à Notre-Dame des Sept-Douleurs qu’il contracta le mal qui devait le mener si prématurément au tombeau.
Un Indien le conduisait chez son père malade. Il y avait deux jours qu’ils marchaient ensemble, lorsque des chasseurs, venant du camp où se rendait le missionnaire, lui apprirent que le malade n’était plus en danger et pouvait attendre. Le Père Grollier fut heureux de cette nouvelle, qui lui permettait de retourner à la mission, pour l’Ascension, selon la promesse qu’il avait faite aux Mangeurs de Caribous. Il restait trois jours avant la solennité:
—Va, dit-il à son cicerone, et annonce à ton père que j’irai le voir, la semaine prochaine. Pour moi, je reprends le chemin du fort.
Le jeune homme voulait l’accompagner; mais le Père s’y refusa:
—Je retrouverai nos traces, et n’aurai qu’à les suivre. Laisse-moi.
Mais le soleil avait fait fondre la neige par endroits, et avec la neige les traces. Arrivé à un certain petit lac,—nommé depuis le lac du Père—le missionnaire perdit toute orientation, et se mit à tourner, une journée et une nuit, sur les mêmes lieux, comme font les perdus.
Il ne se rappela jamais ce qui lui advint ensuite.
Le commis du fort, Joseph Mercredi, bon métis français, qui fut toujours l’ami et le protecteur des prêtres, au Fond-du-Lac, ne voyant pas arriver le Père Grollier pour la fête, s’en inquiéta. Il laissa cependant s’écouler une autre journée. Convaincu alors qu’un malheur était arrivé, il munit de fusils et de tam-tams une patrouille de sauvages, leur donnant la consigne de faire du bruit dans toutes les directions, afin d’attirer l’attention du Père, et de tirer une fusillade de tant de coups, lorsqu’ils le retrouveraient.
Joseph eut lui-même l’honneur de faire l’heureuse découverte. Il allait, depuis deux jours, fouillant tous les buissons, interrogeant tous les arbres, quand il remarqua les pistes fraîches d’un ours. Il les suivit jusqu’au moment où, dans leur direction, mais plus loin, il aperçut, sous un sapin, une forme noire, écrasée sur elle-même. «Voilà mon ours, pensa-t-il, encore engourdi au sortir de sa bauge d’hiver.»
Il épaula son fusil, chargé d’une balle.
Comme il allait presser la détente, il remarqua, dans la masse noire, un mouvement insolite chez les ours. Baissant l’arme, il s’avança prudemment, prêt à faire feu.
C’était le Père Grollier, en soutane, dépouillé de son habit de peau de renne. Son bras passait et repassait convulsivement devant sa figure. Il avait mangé l’un de ses mocassins, à en juger par les lambeaux de cuir pris entre ses dents. Il était sans connaissance, émacié à faire peur.
Joseph parvint à faire boire un peu de bouillon de poisson au missionnaire; puis il le plaça près d’un feu, et lui frictionna les membres. Les fonctions vitales se rétablirent; mais l’usage de l’intelligence ne revint qu’au bout de quinze jours.
Un asthme, dont le Père Grollier n’avait ressenti encore que de légères atteintes, l’étreignit depuis ce temps, sans lui laisser de répit.
Mais l’apôtre marcha quand même.
En 1858, il laisse le lac Athabaska, et débarque au Grand Lac des Esclaves, le 22 juillet, pour établir définitivement la mission Saint-Joseph.
Trois semaines après, passe l’équipage de la Compagnie de la Baie d’Hudson, avec le Père Eynard et l’archidiacre anglican Hunter. Sans balancer, il remet la mission Saint-Joseph au Père Eynard, et se jette aux trousses de celui qu’il appelle «l’homme ennemi». Il réussit à prendre place sur la barge même qui emporte le ministre.
Sous les yeux de Hunter, il fonde la mission du Saint et Immaculé Cœur de Marie à la Grande-Ile, et la mission du Sacré-Cœur au fort Simpson.
Il voudrait poursuivre; mais Ross, le bourgeois du district, l’arrête et le force à retourner à Saint-Joseph.
En regagnant le Grand Lac des Esclaves, il apprend que Hunter et Ross, de concert, ont fait signer par tous les commis-traiteurs, une requête, priant le gouverneur de l’Honorable Compagnie, Sir Georges Simpson, de bannir du Mackenzie le prêtre catholique, et de réserver les tribus de l’Extrême-Nord au protestantisme. Le Père Grollier écrit à Mgr Taché de tenter l’impossible pour déjouer cette manœuvre; et il réclame, pour lui-même, «la grâce d’être envoyé aussi loin que la terre pourra le porter.»
Durant une année, pleine d’une «indicible inquiétude», il attend la réponse.
Il travaille, les premiers mois, parmi les Couteaux-Jaunes et les Montagnais de la mission Saint-Joseph. Le 12 avril 1859, il part sur la glace du Grand Lac des Esclaves, pour fonder la mission Saint-Michel du fort Rae, chez les Plats-Côtés-de-Chiens. Le 10 mai, il revient de Saint-Michel, sur la glace encore, à Saint-Joseph.
Au retour de ce voyage, se passa une scène, dont le secret, sur l’ordre du missionnaire, fut gardé par Pierre Beaulieu, jusqu’au jour récent où Mgr Breynat obligea celui-ci à dire tout ce qu’il savait.
Une affection, qui devait être scorbutique, d’après la description du témoin, avait attaqué les deux pieds; et les ongles livides ne tenaient plus aux chairs écarlates que par leur milieu: en remuant dans la chaussure, ils rendaient la marche impossible. Le Père Grollier commanda à Pierre Beaulieu de les lui arracher tous, avec des pinces à chapelet. Pierre obéit. A chaque ongle, un ruisseau de sang s’ouvrait. Le premier pied fini, le père demanda un verre d’eau pour se soutenir. Il présenta ensuite l’autre pied, en se détournant un peu. A l’avant-dernier ongle, il dit doucement, avec un filet de voix:
—Oh! tu me fais mal, mon Pierre.
A la fin:
—Merci, mon Pierre!
Là-dessus, les barges passèrent.
O bonheur! Une lettre de Sir Georges Simpson, à lui, Père Grollier, comme sauf-conduit! Une autre de Mgr Taché, à lui encore, et lui donnant «carte blanche» sur l’Extrême-Nord!
Sous la tutelle obligée, sinon obligeante, du bourgeois, le Père Grollier prend place, le jour même, 13 août 1859, dans les barges, à côté de Kirby, qui va remplacer Hunter; et il dit adieu au Grand Lac des Esclaves.
Il revoit les forts de la Grande-Ile et Simpson: partout les néophytes sont restés fidèles, Deo gratias! Au fort Norman, il fonde la mission de Sainte-Thérèse.
Le 31 août, il est à Good-Hope.
Il apprend que, grâce à quelques sauvages, instruits par lui, à Simpson, l’année précédente, et à quelques coureurs-des-bois, dont il a fait ses amis, la visite de Hunter, ce printemps 1859, n’a porté aucune atteinte aux âmes. Il consacre aussitôt la mission à Notre-Dame de Bonne-Espérance; et, disposant son autel «sur la table même qui avait servi aux offices de l’archidiacre», il offre le premier sacrifice du Cercle polaire:
Date éternelle, dit-il, le 2 septembre l’Agneau vraiment Dominateur fut immolé pour la première fois, à Good-Hope, presque sur les confins de son héritage!
Comment suivre l’activité du missionnaire asthmatique au cours des trois années qui le séparent encore de sa tombe? Il voyage. Il enseigne. Il réprimande. Il encourage. Il écrit. Chacun de ses actes, chacune de ses respirations est un élan de son être, «pour la gloire de Dieu et le salut des âmes.»
«—Le zèle, disait Mgr Grandin, le zèle inimitable du Père Grollier éclipsait toutes ses autres vertus.»
Ce zèle était dirigé, implacable, furieux—trop implacable, trop furieux, trouvait Mgr Grandin—contre l’homme ennemi, contre le protestantisme.
A qui lui reprochait sa violence, il demandait depuis quand la vérité n’était pas intransigeante; et il ajoutait qu’il était de Montpellier, où l’on savait ne pas dormir, et que de Montpellier aussi était saint Roch, son modèle dans l’âpreté à combattre la rage de l’erreur:
J’arrivai au fort Simpson, le 16 août, fête de saint Roch, saint natif, comme moi, de Montpellier, avait-il écrit en 1858. Je me regardais comme conduit là par mon cher concitoyen, maintenant citoyen des cieux. Lui aussi avait quitté notre ville natale et sa patrie, et s’était fait pèlerin sur la terre pour la cause de Dieu et le salut des âmes. A cause de cette harmonie d’une même vocation entre deux enfants d’une même cité, je crus voir un heureux présage dans la coïncidence de mon arrivée au fort Simpson, le jour de la fête de saint Roch.
Or, de tous côtés, le protestantisme l’agaçait; non pas au fort Good-Hope,—il y eût fait trop mauvais pour le prédicant,—mais au fort Norman, chez les Loucheux, chez les Esquimaux, par delà les montagnes Rocheuses.
En juin 1860, il va au fort Norman, combattre Kirby. De là, il court au fort Simpson, pour rencontrer le Père Gascon et l’envoyer au fort des Liards. De Simpson, il descend d’un trait, brûlant Norman et Good-Hope, jusqu’au fort Mac-Pherson sur la rivière Peel, qui se jette dans les bouches du Mackenzie, à 430 kilomètres, passé le Cercle polaire.
Au fort Mac-Pherson, il rencontre les Loucheux et les Esquimaux. Là enfin, il est arrivé le premier. Plus loin, il n’y a plus que l’océan Glacial, le Pôle nord.
Il jette alors son cri de triomphe:
Le jour de l’Exaltation de la Sainte Croix (14 septembre 1860), ayant réuni les Loucheux et les Esquimaux, autour de ce signe de réconciliation, je fis approcher les deux chefs, et leur ayant fait croiser les mains au bas de la Croix, je la leur fis baiser comme signe d’alliance et de paix entre eux avec Dieu. Mes mains pressant les leurs sur le pied du Crucifix, je leur fis promettre de s’entr’aimer à l’avenir. Ainsi la Croix était le trait d’union entre moi, enfant des bords de la Méditerranée, et l’habitant des plages glacées de la mer Polaire. La Croix avait franchi toute distance, elle dominait a mari usque ad mare. De plus, je donnai au chef des Esquimaux une image du Sauveur en croix, au bas de laquelle j’écrivis ces paroles de la prophétie qui s’accomplissait: Viderunt omnes termini terræ salutare Dei nostri. Toutes les extrémités de la terre ont vu la rédemption de notre Dieu; et je fis présent au chef des Loucheux d’une image représentant la Mère de notre Sauveur, avec cette autre si vraie prophétie: Beatam me dicent omnes generationes. Toutes les générations me proclameront bienheureuse. C’est en ce beau jour de l’Exaltation de la Sainte-Croix que la grande nation des Esquimaux offrit ses prémices à l’Eglise, et que plusieurs d’entre eux devinrent enfants de Dieu en recevant le baptême.
L’hiver 1860-1861, le Père Grollier s’avoue vaincu, terrassé par la maladie, dans une lettre à Mgr Taché; et aussitôt, sans transition:
Ce printemps, je retournerai au fort Norman, j’en redescendrai le plus vite possible, et, une fois les sauvages de Good-Hope partis, je descendrai au fort Mac-Pherson.
Il exécuta ce programme. Mais à quel prix!
Le 8 juin 1861, en route pour Norman, il écrit:
Hier je partis en barge de Good-Hope. Aujourd’hui, fête de Notre-Dame de Grâce, jour d’indicible douleur pour moi: nous rencontrons le ministre Kirby qui se rend à Good-Hope, et à Mac-Pherson. Vous voyez que mes tristes prévisions s’accomplissent! Qu’allons-nous devenir?... Je ne puis vous dire ce que je souffre, à chaque campement. Hier, il fallait monter une petite côte pour camper: je croyais expirer avant d’y arriver. Il m’a fallu m’arrêter trois fois, et longtemps, pour reprendre haleine; le souffle me manquait complètement. La marche même sur un terrain plan m’abat aussi; il faut que je m’arrête, pour respirer. Rien que le mouvement d’entrer ou de sortir de la barge me fatigue autant que si je venais de faire cent lieues. Il en est de même quand je range ma couverture de nuit: l’action seule de me baisser m’essouffle... Ce qui me fait le plus de peine, c’est que l’on me comptera toujours comme faisant nombre, et qu’ainsi je tiendrai la place d’un bon missionnaire, qui pourrait agir de tous côtés pour la gloire de Dieu et pour sauver des âmes.
Débarqué au fort Norman, il continue:
Pour gravir la côte du fort, j’ai failli mourir; je n’avais plus d’haleine. Quand j’ai été en haut, j’ai tellement excité la compassion des sauvages que l’un disait à l’autre: «C’est parce qu’il nous aime beaucoup qu’il vient ainsi nous voir, quoiqu’il soit malade». J’ai été plus de dix minutes sans pouvoir proférer une parole.
Au fort Norman il ressaisit quelques Indiens du Grand Lac de l’Ours que le ministre lui avait ravis; il confirme les fidèles dans la foi; puis il achète le canot d’écorce d’un sauvage; et, du 18 au 28 juin, avec un jour seulement d’escale à Good-Hope, il fait les 870 kilomètres, de Norman à Mac-Pherson, où l’attend la désolation.
La première parole qu’il entend, sur la terre des Loucheux, lui est lancée, du rivage à son canot, par une femme sur laquelle il avait compté en toute confiance:
Le ministre est bon, meilleur que toi; il donne du tabac et du thé. Il a enlevé dans les campements tous les objets religieux que tu nous avais donnés!
En effet, le loup a dévasté la bergerie. Les Loucheux se sont abandonnés à lui, lorsqu’il leur a dit que «la religion catholique était morte, et que jamais plus le prêtre ne reviendrait».
Voici pourtant, le prêtre qui les a baptisés et qui les aime. Vont-ils le recevoir? Non, il faut qu’il boive, comme son divin Maître, le calice de son agonie. Il le boira, sur la plage même de son triomphe, le jour de l’Exaltation de la Sainte Croix.
Le commis du fort refuse de le loger et de lui céder le moindre aliment. Le missionnaire a un filet: il le tendra sur la rivière. Il s’y essaie; mais il doit capituler aussitôt. Il est «de plus en plus asthmatique; deux pas l’essoufflent; et la moindre fraîcheur le fait tousser». Il confie le filet aux deux jeunes sauvages qu’il a amenés de Good-Hope, pour conduire son canot et l’assister. Ces misérables veulent le forcer à se rendre et à retourner au plus tôt à Good-Hope. Ils placent le filet où ils savent qu’il n’y a pas de poisson. Et le Père Grollier est là, du 28 juin au 4 août, étendu sur la grève, dévoré par les moustiques contre lesquels la toile d’une tente ne le protège même pas, et jeûnant à côté du fort qui abonde en viande et en poisson.
Ces souffrances pourtant ne sont rien, comparées à une autre, qui lui porte au cœur la blessure dont il mourra bientôt, la souffrance de savoir que Kirby, plein de santé, muni d’argent et de vivres, favorisé de tous les commis, est allé plus loin, par delà les montagnes Rocheuses, au fort Youkon; et que lui, le missionnaire de la vérité, ne peut le suivre jusque là, pour retenir sur le bord de l’abîme les tribus qui y vont à jamais sombrer.
De cette plage de détresse, la veille de repartir pour Good-Hope, il écrit à Mgr Taché, à Mgr Grandin, au supérieur général, des lettres enflammées, pleines d’appels:
Faites beaucoup prier pour ces malheureux. Nous ne les sauverons comme nous avons sauvé Simpson, Norman et Good-Hope, que par une sainte violence au ciel. N’oublions pas que sainte Thérèse a converti autant de païens par ses prières que saint François-Xavier par ses travaux. Mais il nous faudra vigoureusement pousser du côté des Loucheux, à Mac-Pherson, au Youkon, à la mer Glaciale. Sachez que Kirby a parcouru près de 600 lieues ce printemps. Sa conduite nous avertit que si nous continuons nos lenteurs, nous pouvons nous préparer à céder tout le Nord à l’hérésie... Nous n’avons pas d’argent, direz-vous, et le ministre est riche. Ah! si les apôtres eussent écouté la prudence humaine, quand ils furent envoyés, ils n’auraient point autrement parlé: «Nous n’avons pas d’argent!» Mais pour prévenir leur objection, le même Maître, qui les envoya et qui nous envoie, leur avait dit: «Ce sera sans argent que vous établirez vos missions. Nolite portare peram.»
Vite, vous dis-je, le diable allume tous ses feux contre nos missions. Il s’élance de partout. Le combat va être terrible. Encore une fois, oubliez que vous n’avez plus d’argent. Dieu y pourvoira, si vous lâchez la prudence humaine. Voyez le saint Evêque de Montréal (Mgr Bourget), qui, sans un sou achète toujours, établit toujours, bâtit toujours, et puis l’argent lui vient: c’est qu’il compte sur Dieu. Il me souvient de ce gros Evêque de B., qui le critiquait dans toutes ses entreprises, lui qui ne s’est même pas construit une église, et qui célèbre ses offices dans une cathédrale-étable, là où j’ai chanté la messe, en venant au Canada...
Je repars, le cœur dans les larmes. Et cependant je bénis Dieu de m’avoir inspiré de venir, car les bons auront été préservés; et dans les autres, qui savent que le ministre n’est pas l’homme de Dieu, ma présence aura servi à réveiller plus tard le remords, si Dieu les frappe. Seulement le divin Maître a voulu que je souffre ici le martyre du cœur...
Le Père Grollier venait de rentrer à Good-Hope, dans la solitude où il avait passé deux années, sans voir un prêtre, lorsque, le 28 août (1861), il vit arriver le Père Séguin et le Frère Kearney, tous deux inattendus:
—Dieu nous aime! s’écria-t-il, en les embrassant, Dieu nous aime!
Il ne pouvait trouver d’autre expression à sa joie et à sa reconnaissance.
Le Père Séguin écrit son impression:
Au lieu de l’homme gras et joufflu, que l’on m’avait dépeint, je ne trouvai qu’un pauvre malade n’ayant plus que la peau et les os, et pouvant à peine respirer... Je trouvai aussi un joli château, je vous assure. En mettant les pieds dans cette maison, de sept mètres de long sur cinq de large, je crus que j’allais descendre à la cave, tant le plancher était élastique. Le Père Grollier avait besoin d’air, mais, Dieu merci, il ne lui en manquait pas. Les croisées, à moitié bouchées par de mauvaises peaux toutes déchirées, laissaient circuler l’air à volonté dans la maison. Les planches du grenier étaient si bien jointes et le toit si bien couvert, que je n’avais pas besoin de sortir pour voir les étoiles. Quand il pleuvait, c’était à peine si nous pouvions trouver un coin pour nous mettre à l’abri. C’était dans cette maison cependant que nous devions braver les rigueurs de l’hiver...
Un hôte auguste s’ajouta, pour ce même hiver, à la communauté de Good-Hope, Mgr Grandin[59].
Comme le prélat proposait au Père Grollier de le ramener en un climat plus doux, dans quelque maison mieux approvisionnée:
—Monseigneur, répondit le missionnaire, je vous supplie de me laisser mourir ici. Je pourrai du moins garder la mission, pendant que le Père Séguin voyagera, et faire le catéchisme. Oui, laissez-moi prêcher, travailler, et lutter jusqu’au bout, pour mes sauvages. D’ailleurs, quand l’heure sera venue, je partirai sans retard. Les missionnaires ne font pas de longue maladie!
Jusqu’au bout, il prêcha, il catéchisa, il travailla, comme il l’avait dit. Les derniers jours, ne pouvant plus parler, il prêchait et catéchisait par signes.
Il célébra sa dernière messe, le 24 mai 1864.
Le dimanche 29 mai, il assista à la fête désirée de sa vie: la plantation d’une grande croix, sur le promontoire de Good-Hope, par le Père Séguin. Il se fit asseoir à la porte, afin de bien voir. Lui-même avait indiqué les cantiques français et montagnais qu’il fallait chanter.
Lorsque la croix fut dressée, il s’écria:
—Je meurs content, ô Jésus, maintenant que j’ai vu votre étendard élevé jusqu’aux extrémités de la terre!
—Oh! Oui! je suis content, disait-il ensuite au Père Séguin, si content que j’ai pleuré de joie tout le temps de cette cérémonie!
L’agonie du missionnaire commença le lendemain. Elle ne fut interrompue que le temps de recevoir, en pleine connaissance et en plein amour, l’extrême-onction et deux fois le saint Viatique:
—Toujours vous voir, disait-il à la divine Hostie que lui présentait son confrère; toujours vous contempler, divine Eucharistie; vous aimer pendant toute l’éternité, est-il un seul bien comparable à celui-là? Non, non!
Au commencement de sa dernière maladie, il avait dit une fois:
—Il me semble que si j’avais un peu de lait et des pommes de terre, je pourrais encore me rétablir, et travailler.
Du lait, une pomme de terre, il aurait fallu un voyage de six mois pour les lui apporter, alors. Maintenant, il eût refusé jusqu’à ces douceurs. Il avait comme goûté au Ciel:
—Oh! si je pouvais mourir, disait-il après sa dernière communion, si le bon Dieu voulait m’appeler à lui! Je ne suis plus bon à rien sur cette terre, pourquoi y rester plus longtemps? Tous mes désirs sont au ciel!... Prenez-moi donc, mon Dieu!...
Un délire intermittent l’épuisa ensuite en des discours, brisés par la toux, et dont le sujet était toujours la gloire de Dieu et le salut des âmes.
Après l’action de grâces de la communion suprême, son regard prit l’ardeur extatique, et se porta tour à tour de l’image de saint Joseph mourant entre les bras de Jésus et de Marie au pauvre tabernacle qu’il pouvait voir, de sa couche de peau de buffle, par le rideau entr’ouvert de l’alcôve-sanctuaire.
«C’est dans cette attitude qu’il expira, le sourire aux lèvres», le samedi 4 juin 1864, à cinq heures du matin, à l’âge de 38 ans.
Le jour même, le Père Séguin écrivait:
«Dès que la nouvelle de sa mort s’est répandue, les sauvages et les métis ont accouru en foule pour le contempler encore une fois. Il est sur son lit, couvert de sa soutane, d’un surplis et d’une étole, tenant entre ses mains sa croix d’Oblat, qu’il aimait tant à embrasser hier, lorsque ses souffrances redoublaient. J’avais couvert son visage d’un voile, mais il a été bientôt enlevé. On ne pouvait se rassasier de le regarder.»
Le Père Grollier repose à la place du cimetière de Good-Hope qu’il réclama lui-même, un jour que le Père Séguin lui manifestait son intention de l’inhumer sous la future église:
—Non, non! avait-il répliqué; enterrez-moi avec les sauvages, entre les deux derniers qui sont morts, le visage tourné vers la croix.
⁂
Le Père Jean Séguin (1833-1902)
Trois mots—un seul—raconteraient la vie entière du Père Séguin: cum esset justus,—il était juste.
Il fut le père des Peaux-de-Lièvres de Good-Hope, le sauveur et le nourricier de leurs âmes, comme saint Joseph le fut de Jésus. Il l’a été par la sainteté de ses 41 ans d’apostolat.
Ce fut un saint. Avec les sauvages, ses enfants; avec les Oblats du Nord, ses confrères; avec la population d’Ennezat, près Clermont, sa paroisse natale, nous n’avons qu’à lui conserver ce titre, pour le faire connaître; non sans protester toutefois—et que cette déclaration vaille pour tout ce livre—qu’en fils humblement soumis de la Sainte Eglise nous n’avons jamais eu l’intention de prévenir ses jugements infaillibles, mettant notre bonheur et notre espérance à approuver tout ce qu’Elle approuve et à réprouver tout ce qu’Elle réprouve.
Il ne s’est pas rencontré dans nos pays des neiges, croyons-nous, un ouvrier dont la carrière fut mieux remplie et aussi ignorée que la sienne. C’est qu’il s’effaçait toujours aux regards humains, comme le Juste de la Sainte-Famille, dans l’accomplissement de son devoir. C’est qu’il endura en silence ses souffrances physiques et ses peines morales—celles-ci inexprimables d’ailleurs. Bien habile qui l’amenait à parler de lui-même, de ses épreuves, de ses succès. Cependant l’obéissance l’y contraignit quelquefois, et les industries de certains amis réussirent à surprendre sa vigilance.
Il arriva au fort Good-Hope, le 26 août 1861.
Ses premiers soins furent de radouber la maison du Père Grollier. Bien qu’il n’eût fréquenté jusque-là que ses livres de science et de piété, et qu’il ne ressentît jamais d’inclination pour le travail manuel, il lui suffisait de saisir un outil pour faire un ouvrage de maître. En peu de temps, son sens pratique le rendit charpentier, sculpteur, peintre, horloger, fac-totum.
Son ministère débuta par les Loucheux.
Il partit pour les bouches du Mackenzie (rivière Peel, fort Mac-Pherson), le Samedi Saint 1862. Il trouva les Indiens attristés d’avoir causé tant de chagrin au Père Grollier, l’année précédente.
Il était là, lorsque Kirby, le ministre, reparut, en route pour le Youkon.
Le Père Séguin le suivit jusqu’au fort Lapierre-House, au milieu des montagnes Rocheuses: voyage de quatre jours dans l’eau jusqu’aux genoux, à travers des marécages continuels, sur les montagnes aussi bien que dans les bas-fonds, avec douze rivières à couper. Kirby et Séguin se tinrent plusieurs fois par la main, «pour rompre le courant».
En arrivant à Lapierre-House, le 17 juin, écrit le Père Séguin à un maître des novices, j’avais la tête comme une courge et les doigts comme des saucisses, tellement les maringouins avaient mordu... Si vous avez quelques novices qui ont soif de mortifications, vous n’avez qu’à les envoyer par ici. Ils seront je pense, satisfaits. Mais il ne faut pas que ce soit des résolutions d’un jour, car chaque jour amène ses mortifications; et quelquefois elles sont si nombreuses, qu’on ne sait plus par où commencer.
Le Père Séguin dédia à saint Barnabé la mission qu’il inaugurait, et que l’on ne devait pas reprendre, de Lapierre-House.
Du bon nombre de sauvages qui assistèrent d’abord à sa prière, il ne compta à la fin qu’une quinzaine. Les autres étaient allés, ou retournés—car ils l’avaient vu une fois déjà—au ministre.
Kirby, trouvant cependant insuffisant l’appât du tabac et du thé, annonça aux Indiens que «le Père Grollier avait une femme, que le Père Séguin, là présent, en avait plusieurs, et Mgr Grandin aussi; que Rome avait déclaré l’immaculée conception du Pape», etc.
Kirby poursuivit jusqu’au fort Youkon, et le Père Séguin retourna au fort Good-Hope, près du Père Grollier.
Rentré le 3 août, il repartait le 3 septembre, sur un ordre de Mgr Grandin, qu’apportait le courrier. Le prélat l’envoyait au fort Youkon même; et, cette fois, il avait pour compagnon de barge un révérend métis, célibataire, M. Mac Donald, que l’administration anglicane avait choisi, en réponse à la constante objection des sauvages contre «l’Anglais, homme d’une femme».
Le 23 septembre, ministre et prêtre étaient au fort Youkon.
Le Père Séguin n’eut qu’à constater que les douze ou treize cents Indiens de la région étaient invinciblement attachés au thé, au tabac et au protestantisme. Le coupable principal, ici, était l’interprète, un certain Houle, apostat et serf du ministre, omnipotent parmi les Peaux-Rouges. Il leur prêchait la liberté de la polygamie et de la dissolution.
Le missionnaire passa tout l’hiver, accablé du mépris des blancs et de l’arrogance des indigènes[60].
Le 3 juin 1863, il repartit pour Good-Hope, où il arriva après trente-cinq jours d’une marche et d’une navigation extrêmement dures, en s’écriant:
—Mais c’est ici le paradis!
Il ne raconta point son voyage. Il eut cependant à déclarer qu’il s’était heurté le pied avec une telle violence que l’ongle d’un orteil en était parti, car, à la place de cet ongle, et par suite de la nature maligne de la blessure, il poussa une dureté de corne qui dut être sciée deux fois annuellement. Un rhumatisme, contracté dans les montagnes, lui resta aussi, toute sa vie.
En 1864, eut lieu la plantation triomphale de la croix, sur Good-Hope, nous l’avons dit. Il nous faut ajouter que cette croix, de 12 mètres, dont la beauté donna tant de joie au Père Grollier mourant, coûta au Père Séguin, qui la dressait, une effroyable infirmité. Le métis, qui l’aidait à la planter, la laissa un moment peser tout entière sur lui; et l’effort que fit le missionnaire pour la soutenir détermina la rupture d’un viscère, la pire qui soit, et que seule la chirurgie moderne aurait pu guérir. Chacun de ses pas, chacun de ses mouvements, pendant trente-huit ans, en furent douloureusement affectés.
Trente fois, le Père Séguin retourna chez les Loucheux, soit au fort Mac-Pherson (430 kilomètres), soit au fort de la Petite Rivière Rouge Arctique (332 kilomètres).
Pendant trente ans, dit le Père Giroux, il fit chaque année ce voyage de près de 200 lieues, aller et retour, en canot d’écorce ou en barque. Ce n’était pas partie de plaisir, vous pouvez m’en croire. Partant après la débâcle, c’était l’époque des pluies et des vents contraires pour descendre, et en outre les grèves n’étaient guère abordables, étant recouvertes de vase ou de glaçons. Arrivé chez les Loucheux, c’était quinze jours de séance dans une petite cabane où chacun venait exposer son cas, et se faire instruire, cela du matin au soir. La nuit se passait à faire de la fumée pour chasser les maringouins; mais outre que cela ne remplaçait pas un sommeil nécessaire, cette fumée donnait bientôt l’ophtalmie. Alors il fallait abandonner la fumée et se laisser dévorer vivant. Au saint autel, c’était une demi-heure de massacre sanglant du pauvre prêtre, à qui la liturgie ne laisse aucune défense contre les moustiques. Allons, voilà qui n’est pas plaisant. Pour prouver que je n’exagère pas, je dirai qu’en 1889, dans l’intérieur de la chapelle, à la rivière Rouge Arctique, en quelques instants, j’ai vu tuer, à l’unique châssis de la chapelle, en les écrasant, assez de maringouins pour former une masse grosse comme le poing.
Eh bien, de ces tourments que je connais, comme de la nourriture affreuse qu’on lui servait, je n’entendis jamais le Père Séguin, non seulement se plaindre, mais même parler...
Voyez-le remonter de là à Good-Hope, assis, au moins seize heures par jour, dans un esquif, pendant six à huit jours, rôti par un soleil qui vous incommode d’autant plus que l’hiver a été plus long, assailli de moustiques qui ne vous permettent pas un seul moment d’enlever le voile qui vous couvre la figure, sans parler des pluies, des orages et des accidents, des amabilités et de la paresse des jeunes gens, en voilà assez pour satisfaire toutes les patiences...
A Good-Hope, la conversion des Peaux-de-Lièvres fut lente et laborieuse. Si le Père Grollier les défendit contre l’hérésie, si le sacrifice de sa vie leur fit désirer la foi, le travail de les tirer de leur paganisme revint au Père Séguin.
Tandis que le Père Petitot, son compagnon de 1864 à 1878, courait au loin, de la mer Glaciale au Grand Lac de l’Ours, et que le Père Ducot préparait ses voyages au fort Norman, le Père Séguin, petit à petit, patiemment, avec l’esprit de prudence et la charité indulgente qui le caractérisaient, formait à la vie chrétienne les Peaux-de-Lièvres.
De quel bourbier eut-il à les soulever d’abord? Il l’écrivit à Mgr Faraud, qui le lui demandait, en 1866:
J’ignore si un jour de salut luira pour notre peuple. Le fait est qu’il se commet à notre porte des actes de barbarie qui font frémir. Je viens de donner la vie éternelle à un enfant que sa mère avait jeté dans l’ordure, aussitôt après sa naissance, afin de s’en débarrasser...
Les parents emploient ici un affreux remède pour se conserver la vie; je vais vous le faire connaître... C’est en mangeant leurs enfants. Il vient de m’arriver un vieillard, qui s’est nourri ce matin encore d’un morceau de chair humaine, le dernier qui lui restait du corps de ses deux enfants. Il se rendait à ce fort, en compagnie de plusieurs sauvages: il leur a laissé prendre les devants, a dressé sa tente, et a massacré son fils et sa fille, et il s’en est rassasié. Comme je cherchais à lui inspirer l’horreur de ce forfait, il m’a répondu:
—J’ai ouï dire par nos anciens que plusieurs se sont sauvé la vie en mangeant la chair de leurs enfants: pourquoi n’aurais-je pas fait comme eux, puisqu’il y allait de ma vie?[61]
Ces malheureux ne savent pas ce qu’est le mariage. Ils prennent une femme et l’abandonnent ensuite. Ici les femmes se glorifient du nombre de leurs maris. On comprend dès lors les difficultés que nous avons à vaincre. Comment prêcher une religion de pureté et d’amour à une peuplade soumise à des habitudes de ce genre, qui ont force de loi par une prescription de plusieurs siècles?
L’épreuve, voix sévère de la miséricorde de Dieu, vint plusieurs fois à l’aide du missionnaire: ce furent les famines, toujours favorisées, à Good-Hope, par la nuit de l’hiver qui empêche les grandes chasses; ce furent les épidémies périodiques, qui hâtent les funérailles des nations Peaux-Rouges.
En 1874, comme la tribu semblait définitivement conquise, un schisme se déclara. Le Père Séguin mit longtemps à découvrir la cause des agissements étranges du groupe révolté: abstention de la messe, affectation de travailler le dimanche, blasphème, etc...
Je pensais que tu connaissais cela, lui dit enfin une sauvagesse. Quand les barges sont revenues ici du Portage la Loche, les hommes ont dit qu’ils avaient vu un sauvage qui était mort l’année d’avant, et qui se trouvait ressuscité. Ce revenant leur a appris qu’il avait passé l’hiver avec le bon Dieu, et que le bon Dieu l’avait renvoyé sur la terre, pour faire savoir aux autres sauvages que lui, le bon Dieu, était fatigué de l’ouvrage que les prêtres lui donnaient; qu’il n’avait même plus le temps d’allumer sa pipe un petit brin, ni de dormir; que c’était un péché de ne pas travailler le dimanche; que quand les prêtres disaient la messe pendant la nuit, le ciel devenait tout noir et que le bon Dieu n’était pas content...
Bêtise humaine! Que de formes a-t-elle su revêtir, depuis «l’aurore du monde, où elle fut inventée», jusqu’à nos Peaux-de-Lièvres!
Heureusement que cette fois le courant de bon sens, créé par la religion, éteignit bientôt l’exaltation des illuminés, et qu’ils revinrent à la simplicité de la foi.
Ce fut le dernier fléchissement du côté du paganisme.
Quelques années après, lorsque le Père Ducot arriva, il était ravi de voir «tous les sauvages assister à la messe quotidienne, et prier comme des religieux».
En 1894, la ferveur se maintenait. Le Père Séguin le reconnaissait lui-même:
Jusqu’à présent (7 février), nous avons eu un hiver bien rigoureux. Le thermomètre centigrade s’est tenu en dessous de 50 degrés de froid, pendant une semaine; durant deux jours, il est descendu à 56 degrés. Malgré ce froid intense, les sauvages campés autour n’ont pas discontinué de venir chaque jour à la messe, et d’assister, le soir, à l’exercice du mois de la Sainte-Enfance... Le vendredi, si le poisson manque c’est le jour de jeûne pour ces chers fidèles: ils ne mangent pas une bouchée de toute la journée. Je les scandalise chaque fois que je leur dis que, quand ils n’ont point de poisson, ils peuvent manger de la viande:
—Nous savons que ce n’est pas un péché, disent-ils, mais nous aimons mieux jeûner pour faire pénitence.
Pourquoi le Père Séguin, comme tant d’autres prêtres de l’époque, eut-il à respirer, dans sa jeunesse, les dernières émanations de l’atmosphère janséniste, qui glaça l’Europe, au siècle passé! Son respect de la sainte Eucharistie, ainsi entendu, lui faisait considérer comme la récompense seulement de la vertu le sacrement de force qui est premièrement le moyen de l’acquérir. Il tremblait d’ouvrir le tabernacle à ses enfants, avant leur mariage. Rien ne put le décider à plus de libéralité. Dieu n’avait pas encore suscité Pie X.
Cependant les longues nuits de Good-Hope, les veillées aux lueurs de l’âtre ou à la chandelle de suif, les miroitements du soleil sur la neige du printemps achevèrent l’action funeste de la «fumée aux maringouins», sur les yeux du missionnaire: il devint presque aveugle.
En 1901, ses supérieurs lui proposèrent d’aller en France consulter les docteurs.
Les Peaux-de-Lièvres l’accompagnèrent au bateau, avec les démonstrations de douleur que saint Paul reçut de ses néophytes d’Ephèse. Il leur promit de revenir aussitôt que l’opération serait faite et de mourir parmi eux, comme le Père Grollier.
Les médecins ne devaient pas le guérir. Il s’adressa au Sacré-Cœur de Paray-le-Monial, à Notre-Dame de Lourdes. Mais sa couronne était achevée. Il s’endormit du sommeil du juste, le 11 décembre 1902, près de sa sœur bien-aimée et d’une filleule dévouée, toutes deux bienfaitrices de ses missions. Il était né le 27 novembre 1833.
Cette année de souffrance et d’exil, loin de son «chez nous»—Good-Hope, voulait-il dire—fut une prédication pour Ennezat et pour le clergé de la région qui le visitait. Ne pouvant plus prêcher en peau-de-lièvre, il redoublait ses deux autres fonctions de missionnaire: prier et se mortifier.
Mlle Séguin lui avait préparé un lit bien doux. Il n’y reposait pas.
—Pourquoi? lui demanda-t-elle.
—C’est ta plume qui me rend malade, répondit-il. N’as-tu donc pas dans le grenier quelques morceaux de bois? Si j’avais mes bois de l’Amérique et mes neiges!
Il célébra la messe, toujours la même par privilège, jusqu’au 3 novembre. Une longue préparation était chaque fois donnée, comme à Good-Hope, à l’auguste sacrifice. Parfois la garde-malade le trouvait levé, à trois heures: il se préparait à la sainte-messe qu’il devait dire à six heures.
—Mais, frère, je t’en prie, couche-toi donc!
—Allons, tu n’y entends rien, toi. Tu ne sais pas toutes les grâces que le bon Dieu veut m’accorder, surtout au saint sacrifice!
Un matin qu’il avait prolongé beaucoup au delà d’une heure son action de grâces, comme la sœur allait l’avertir que son déjeuner l’attendait:
—Oh! laisse-moi donc encore! C’est si bon d’être avec son Ami!
Lorsque, le matin du 11 décembre, les glas tombèrent sur Ennezat, de toutes les lèvres en même temps s’échappa l’exclamation:
—Le saint est mort! Le saint est mort!
En revenant du cimetière, le samedi, veille de la solennité de l’Immaculée Conception, comme le carillon des premières vêpres chantait, les bons fidèles se disaient:
—C’est l’entrée du saint au ciel. La Sainte Vierge vient le chercher.
Les Peaux-de-Lièvres firent écho à Ennezat, par leurs témoignages de deuil et de vénération. Ils pleurèrent leur missionnaire si aimé et firent chanter de nombreuses messes pour lui. Ils continuent à vivre de son souvenir et de ses enseignements.
⁂
Le Père Houssais, compagnon du Père Séguin depuis 1895, reçut son héritage. Il eut l’honneur de former, à son tour, de 1907 à 1912, deux missionnaires, trouvés dignes du martyre: les Pères Rouvière et Le Roux.
Le Père Giroux, aidé du Père Robin, dirigea, de 1916 à 1919, la mission modèle de Notre-Dame de Bonne-Espérance. Le Père Robin la garde seul aujourd’hui.
Le 1er octobre 1918, les Peaux-de-Lièvres déposaient, à côté du Père Grollier, un autre saint, apôtre inconnu dont nous espérons esquisser un jour la vie: le Frère Kearney. Il était arrivé, en 1861, à la mission de Notre-Dame de Bonne-Espérance, qu’il ne devait plus quitter.
CHAPITRE XVI
LES LOUCHEUX
Batailles et réconciliation.—Bas-Bretons de l’Extrême-Nord.—«Quels braves gens!»—Les Pères Constant Giroux et Camille Lefebvre.—Du fort Mac-Pherson à la Petite Rivière Rouge Arctique.—Un poitrinaire sous la bise glaciale.—Le Père Lefebvre en détresse.—La Mère des Loucheux.—La langue et l’âme françaises à l’océan Polaire.
Les Loucheux, ainsi dénommés par les Coureurs-des-bois, à cause d’un certain strabisme qui affectait, dit-on, la vue de plusieurs, sont les plus reculés de la nation Dénée, vers le Nord.
Les types à la vaste encolure, au front arqué, au regard assuré, que conserve la tribu jusque dans sa déchéance même, disent assez combien redoutables durent être jadis ces Peaux-Rouges. Les Esquimaux, leurs voisins, en témoignent aussi, au souvenir des dépouilles sanglantes par lesquelles ils payèrent plus d’une fois leurs propres férocités, à l’égard des Loucheux. Peu de mois avant l’arrivée du missionnaire, pour ne mentionner que ce fait, comme les chasseurs Loucheux étaient partis, les Esquimaux s’introduisirent dans leur camp, massacrèrent les femmes et les enfants et brûlèrent le village. Les chasseurs se lancèrent à la poursuite des bandits. Rencontrant un groupe d’Esquimaux à la Pointe-Séparation, ils les tuèrent et étendirent leurs cadavres éventrés le long du rivage, sous un poteau où ils écrivirent: «Que les Esquimaux qui passeront apprennent ainsi le sort qui les attend.»
Les deux races étaient encore en guerre, lorsque le Père Grollier parut au milieu d’elles, armé de la Croix. Il leur présenta le signe divin de la réconciliation, et depuis elles vécurent en paix.
Les Loucheux se distribuent sur les deux versants des montagnes Rocheuses, le grand nombre peuplant le territoire du Youkon, les autres le bas Mackenzie.
Nous savons les douloureuses déceptions trouvées au Youkon par les missionnaires de 1862, de 1870 et de 1872[62].
Les Loucheux du bas Mackenzie, les seuls qui nous occuperont, se réunissent, pour la traite de leurs fourrures, les uns au fort Mac-Pherson, les autres à la Petite Rivière Rouge Arctique.
Le fort Mac-Pherson, situé à 430 kilomètres de navigation du fort Good-Hope, et la Rivière Rouge Arctique à 332 kilomètres, sont perdus en pleine région polaire, sous la nuit sans midi de l’hiver, et sous le jour sans minuit de l’été. Aucune montagne, aucune forêt ne brisent l’aquilon, depuis l’océan Glacial jusqu’à ses parages.
Le fort Mac-Pherson fut longtemps le seul à grouper nos Loucheux. Il est placé sur la rive gauche de la rivière Peel—vulgairement rivière Plumée,—à 48 kilomètres de la Pointe-Séparation, laquelle marque le confluent de la rivière Peel et du Mackenzie, à la tête même du delta du fleuve.
Quant à la Rivière Rouge Arctique, elle se jette sur la gauche du Mackenzie également, à 50 kilomètres en amont du delta. Aux crues très hautes, le fleuve la force à rebrousser chemin vers les montagnes Rocheuses. Presque en tous temps, ce confluent de la Rivière Rouge Arctique et du Mackenzie entretient une pêche suffisante, et invite les Indiens à établir sur ses bords leurs quartiers d’approvisionnement.
Cordialité dans l’accueil, gaieté retentissante, obstination en toute entreprise: ainsi pourrait-on caractériser les Loucheux. La foi de ces «Bas Bretons de l’Extrême-Nord» a triomphé de toutes les superstitions, et reste lumineuse, impulsive, indéracinable.
«—Quels braves gens, s’écriait Mgr Grouard, les rencontrant pour la première fois, en 1890! Je n’ai jamais vu tant de foi, de piété et d’entrain que chez eux!»
Pendant la famine 1888-1889, qui dévasta les régions polaires plus encore que le reste du vicariat d’Athabaska-Mackenzie, deux familles Loucheuses, jeûnant depuis des semaines, parvinrent à se traîner jusqu’à la mission Notre-Dame de Bonne-Espérance:
«—Hélas! pauvres enfants, leur dirent les missionnaires, que venez-vous faire ici? Vous savez bien que nous n’avons rien pour vous secourir!
«—C’est vrai, nous le savions, répliqua celui qui avait encore la force de parler; mais nous n’avions rien non plus là-bas. Alors nous sommes venus pour entendre encore une messe. Après cela, nous pourrons mourir; nous serons contents».
Aux prises avec une autre famine, un camp de Loucheux se vit réduit par la vilenie des commis-traiteurs à choisir entre la mort et l’apostasie:
—Faites-vous protestants, leur disait-on, et vous aurez des vivres, du plomb, de la poudre, des vêtements.
—Gardez vos biens, répondirent les Indiens. Nous mourrons de faim, s’il le faut; mais nous resterons catholiques!
Le missionnaire ne résidait pas encore parmi eux, à cette époque.
Telle qu’elle est aujourd’hui, la mission Loucheuse peut être proposée comme le modèle de la chrétienté, qui n’a de cœur que pour aimer Dieu et ses prêtres.
Mais, sans parler de la langue, le plus difficile des dialectes dénés, sans insister sur les rigueurs extrêmes du climat, combien il en coûta pour faire naître et pour sauvegarder la foi de ces Loucheux!
Le Père Grollier, arrivé au fort Mac-Pherson, en septembre 1860, le jour de la fête du Saint Nom de Marie, donne ce divin vocable, «gage de toutes les grâces», à sa nouvelle mission. Ayant baptisé 65 Loucheux et 4 Esquimaux, il retourne à Good-Hope, tout heureux; mais pour revenir, l’année suivante, presque mourant, et ne trouver que les ruines accumulées par le ministre.
Au Père Séguin de reprendre le combat. De 1862 à 1890, chaque année, soit en canot d’écorce, soit à pied, il refait cette course de 200 lieues, de Good-Hope aux Loucheux et des Loucheux à Good-Hope[63]. En 1868, à sa septième tournée apostolique, il trouve sa mission du fort Mac-Pherson si accablée de nouveau sous les coups du ministre établi sur les lieux et de la femme Loucheuse du commis, qu’il décide de diviser le champ de bataille, et qu’il place une chapelle au confluent de la Rivière Rouge Arctique et du Mackenzie, où il espère retenir les Indiens de bonne volonté, loin de l’atmosphère néfaste de Mac-Pherson. Le missionnaire continua néanmoins ses visites aux Loucheux de la rivière Peel, jusqu’en 1873, date où ces malheureux eurent l’audace de lui représenter eux-mêmes que ses efforts pour gagner leurs âmes seraient désormais inutiles, attendu que leur nouveau ministre, M..., venait d’épouser une jeune Loucheuse qu’un naïf sauvage lui avait confiée, et que cette femme rusée, fougueuse, infatigable parleuse, de cœur généreux d’ailleurs, était la parente estimée de tous les Indiens de l’endroit. Le Père Séguin dut alors borner son ministère passager au camp de la Rivière Rouge Arctique, tout en soupirant après un Oblat qui pût demeurer parmi tous les Loucheux et assurer leur salut.
Cet Oblat, ce missionnaire, fut enfin trouvé par Mgr Faraud. C’était le Père Constant Giroux.
Débarqué au fort Good-Hope, en juillet 1888, le Père Giroux prit contact avec les Loucheux au printemps 1889. Le 28 avril 1890, instruit de leur langue et rompu à la vie polaire, il arriva, pour y résider définitivement, au fort Mac-Pherson.
Il défricha aussitôt l’emplacement de la mission; puis, assisté d’un sauvage, il se mit à équarrir le bois nécessaire pour une maison de six mètres sur cinq. A la débâcle, il amassa deux radeaux de troncs d’arbres; et, le 21 juin, lorsque le Père Lefebvre, conduit par Mgr Grouard, toucha Mac-Pherson, en route pour la mission esquimaude qu’il venait explorer, les visiteurs trouvèrent les fondations de la maison déjà jetées.
Deux fois, le Père Camille Lefebvre repassa au fort Mac-Pherson, venant du fort Good-Hope afin d’évangéliser les Esquimaux. En 1892, il s’arrêta sous le toit du Père Giroux, et devint son socius, son compagnon de solitude.
De cette résidence, tous deux portèrent la vérité du salut jusque dans l’océan Glacial.
Les Pères Giroux et Lefebvre luttèrent ensemble, six années durant, contre le froid[64], contre la faim, contre la pauvreté, contre l’isolement, contre les agressions de l’hérésie, contre la corruption apportée par des Blancs, indignes de leur race.
Jusqu’en 1896, ils occupèrent le fort Mac-Pherson, espérant toujours ressaisir les brebis perdues. Alors survint une recrudescence d’opposition à leur zèle, qui leur fit prendre la détermination d’abandonner la rivière Peel et de transporter tout l’avoir de la mission du Saint Nom de Marie à la Rivière Rouge Arctique, parmi les Loucheux fidèles. Ils savaient d’ailleurs qu’ils seraient suivis par les quelques bons Indiens du fort Mac-Pherson.
Il nous est difficile de comprendre l’intensité du sacrifice que s’imposaient, par cette décision, les missionnaires. Il faudrait avoir assisté, jour par jour, aux travaux qu’ils avaient accomplis pour construire leur abri du fort Mac-Pherson et préparer une maison-chapelle plus digne de Dieu. Afin de monter une scierie, que le vent devait mouvoir, ils avaient peiné de la hache, de la scie et du marteau pendant des mois; mais, au moment de fonctionner, la scierie elle-même avait fait défaut. Non découragés, ils avaient demandé à la rivière Peel sa force motrice: comme ils finissaient d’élever une digue, fruit d’un labeur de quatre mois, ils virent la rivière se gonfler soudain et défoncer aussitôt l’écluse. Quelques minutes plus tôt ou plus tard, l’inondation eût trouvé le Père Giroux sur la digue, et l’eût emporté avec les débris vers l’océan. Les deux missionnaires se mirent alors à scier de long; et, malgré tous les déboires, les planches de la maison-chapelle étaient apprêtées, lorsqu’il fallut partir.
Par le chemin d’hiver, qui mesure environ 70 kilomètres, ils transportèrent tout ce qu’ils purent de leurs effets. Ils eurent même, dans ces trente à quarante voyages de halage, à se priver de toute aide étrangère, de peur de donner l’éveil au commerçant du fort, et de s’attirer de sa part des entraves peut-être insurmontables.
Ils dirent ouvertement adieu au fort Mac-Pherson, le 7 avril 1896.
Aussitôt leur tente fixée à la Petite Rivière Rouge Arctique, les deux pionniers, sans négliger les nécessités du saint ministère, se dévouèrent à la tâche de construire la mission. Ne s’accordant d’autre repos que celui des dimanches, ils partaient de grand matin, après leur déjeuner, s’enfonçaient dans les maigres forêts, sapaient des arbres, les traînaient en s’y attelant, les équarrissaient, et ne rentraient qu’à la fin du jour, pour prendre à la fois leurs dîner et souper. Quelques lièvres, trouvés dans les collets tendus, et un pain gluant, fait avec des œufs de poisson, composaient l’ordinaire. De pain de froment, ils ne goûtèrent que deux fois, cette année-là.
La maison-chapelle, à peu près finie, fut inaugurée par la messe de minuit du 25 décembre 1896:
«—Ce ne sera pas plus beau dans la grande maison de Celui qui a fait la terre», s’écriaient tous les Loucheux.
Deux ans de vie commune et laborieuse suivirent encore ce Noël.
Le 21 avril 1898, le Père Lefebvre, sur l’ordre de Mgr Grouard, embrassait son cher compagnon et prenait la route de Dawson, via les montagnes Rocheuses, à titre de missionnaire des mineurs du Klondyke, au Youkon.
Le Père Giroux garda la mission du Saint Nom de Marie, en compagnie du Frère Louis Beaudet, jusqu’en 1902; et seul, de 1902 à 1904[65].
Depuis 1905, le Père Lécuyer s’occupe de la tribu des Loucheux. A l’étonnement de ceux qui le virent partir du scolasticat de Liége pour si loin, tout pâle, les poumons gravement lésés, il pourrait répondre aujourd’hui (1922), en montrant la joyeuse couleur de ses joues, que l’ardeur apostolique et la bise de l’océan Glacial sont de fameuses gardiennes de la belle humeur et de la santé.
De la mission du Saint Nom de Marie, soit qu’elle fût au fort Mac-Pherson, soit qu’elle fût à la Rivière Rouge Arctique, les missionnaires se sont élancés à la recherche des portions disséminées de leur bercail.
Le Père Lefebvre alla deux fois chez les Esquimaux de l’Ile Richard, à l’extrême embouchure orientale du Mackenzie, et trois fois chez ceux de l’Ile Herschell, à quatre jours de barque dans l’océan Glacial même. C’est comme par miracle qu’il revint du premier de ses voyages à l’Ile Richard.
Les Esquimaux avaient promis de le reconduire au fort Mac-Pherson; mais, le temps venu, personne ne voulut partir. Le père remonta 50 kilomètres du delta du Mackenzie, dans l’espoir de rencontrer un camp de pêcheurs Loucheux. Au lieu de ces bons Indiens, il ne trouva que quelques familles esquimaudes. L’une d’elles accepta de le transporter, moyennant une très forte rétribution. C’était le 19 août. Le 24 seulement il plut à l’Esquimau de commencer la route. En deux jours de rame, il fit une dizaine de lieues. Voyant alors le missionnaire à sa merci, il lui déclara, menaçant, qu’il n’irait pas plus loin, au prix convenu. Le père, incapable de se plier à ses exactions, et comprenant d’ailleurs qu’il avait tout à redouter de ce fourbe sauvage, se chargea du reste de ses provisions, et entreprit, à pied, sur l’horrible plage du delta, un trajet de 240 kilomètres. Il ne pouvait compter, en cette saison et en ces lieux, sur aucun secours humain:
La grève, dit-il, était remplie de saules épais à travers lesquels je devais me frayer une route. Si je m’en éloignais, c’était pour monter des côtes à pic et élevées comme des montagnes et pour descendre aussitôt dans de larges et profonds ravins, ayant, en les traversant, de l’eau jusqu’à mi-jambes. Le soir arrivé, j’étais harassé. Mon paqueton qui pesait une trentaine de livres, semblait en peser plus de cent! Mais la Providence veillait sur son missionnaire...
La Providence veillait en effet, car le lendemain il n’avait pas marché une demi-heure qu’il aperçut, dans une sapinière, deux tentes Loucheuses:
Je n’en croyais pas mes yeux, continue-t-il. Jugez de ma joie. Encore quelques minutes et j’y arrivai. Les chiens plus que moi donnèrent le signal du réveil. Quelle ne fut pas la surprise de ces braves gens en apercevant, au sortir de leurs tentes, un prêtre! Leur joie était telle qu’ils ne cessaient de me dire merci.
Avec de tels amis, le reste du voyage fut un plaisir.
Le Père Giroux lui-même se rendit une fois jusqu’à l’Ile Herschell; mais ses campagnes ordinaires avaient pour rayons les 350 kilomètres à la ronde que fréquentaient les Loucheux. Ses raquettes et son canot croisèrent en tous sens le domaine errant de ses bons enfants. Regagna-t-il une seule fois sa cabane, sans rapporter de sa course un cœur brisé par des spectacles de souffrance? Les consolations d’avoir vu la résignation sublime de ses chrétiens l’emportaient toutefois sur sa tristesse.
Son noviciat des horreurs du Nord commença de bonne heure. A peine avait-il atteint la terre de son apostolat, en 1889, qu’il écrivait:
...Nous apprenons qu’un chasseur jeûnait au lac d’Auray (non loin de Good-Hope). Nous n’aurions pu, malheureusement, rien faire pour lui. La mission épuisait ses dernières ressources. Dans le courant d’avril, le pauvre sauvage succomba, et sa femme vint s’installer, avec ses enfants, sur le bord d’un chemin, espérant que quelque traîneau passerait par là et lui porterait secours... Ses deux garçons moururent les premiers. On a pu s’en convaincre par la sépulture que les mains maternelles leur firent sous la neige, à l’extérieur de la loge. Les deux grandes filles succombèrent après eux, car la mère n’eut plus la force de sortir leurs cadavres et de leur rendre le même triste devoir. Elle dut prendre alors dans ses bras sa dernière petite fille âgée seulement de quelques mois, et, la pressant sur son sein, la mettre à la source de la vie, si forte sit spes! Mais non, il n’y avait plus d’espoir... Toutefois, cet être fragile et délicat survécut à toute la famille, car, par sa position, on reconnut que l’enfant avait fait des efforts pour s’arracher des bras de sa mère...
Parmi les morts qu’il eut à déplorer dans sa chrétienté Loucheuse, le Père Giroux n’en vit peut-être de plus tristement touchante que celle de la vieille Cécile, célèbre sauvagesse-apôtre, qui avait été le précurseur, puis l’auxiliaire du prêtre, dans sa tribu.
Elle était digne de la qualification de Mère des Loucheux, qu’aimait à lui donner Madame Gaudet[66].
Mère et grand’mère de beaucoup, Cécile le fut, au vrai, selon la nature. Elle devint la mère de tous dans la foi et dans l’abolition du paganisme.
Née on ne sait quand, instruite par Madame Gaudet, bien avant 1860, elle désirait depuis longtemps et travaillait à faire désirer l’arrivée du missionnaire, lorsque le Père Grollier la baptisa. Chefferesse reconnue, telle la bonne femme Houle du fort des Liards, elle eut pour sujets les Loucheux du Mackenzie—ainsi désignait-on les Indiens du confluent de la Rivière Rouge Arctique et du fleuve Mackenzie pour les distinguer de ceux de la rivière Peel (fort Mac-Pherson). Enorme de carrure, d’un port altier, franche figure, orateur au verbe cinglant, elle entraînait à la conviction et à l’action, tant par la menace de son poing que par le procédé de l’affirmation, secret et force de l’éloquence, qu’elle maniait irrésistiblement. Tout pliait devant ses discours. Avant qu’elle eût enseigné la langue loucheuse au Père Séguin, elle traduisait à l’assemblée les sermons qu’il prononçait en peau-de-lièvre. Possédant par cœur le catéchisme que le missionnaire lui avait composé, et appuyée sur cette doctrine, elle prêchait d’elle-même; elle tranchait les cas de conscience. «Cécile l’a dit!» était le Roma locuta est de toutes les discussions et finissait toutes les causes.
Très âgée, elle apprend qu’un de ses petits-fils, gaillard superbe et chef du fort Mac-Pherson, incline à se laisser séduire par le ministre. Elle va à lui:
—Comment, toi, un de mes enfants, tu abandonnerais la foi catholique! Entends-le bien: tant que Cécile sera capable de tenir un bâton, pas un de ses Loucheux ne deviendra apostat!
En même temps, elle lui assène trois coups de gourdin sur la tête. Le chef crie grâce, et promet d’être sage.
Devenue aveugle de vieillesse et presque paralysée, il y avait une dizaine d’années qu’elle ne vivait plus que d’aumônes, lorsqu’une disette générale dispersa les Loucheux dans les bois. Il ne resta avec Cécile que Marguerite, sa sœur, aveugle elle-même, mais qui, pouvant encore marcher, allait à tâtons ramasser des branches pour le foyer. Puis Marguerite mourut, et Cécile se trouva seule. Le Père Giroux lui portait souvent la sainte communion, et il lui envoyait tous les secours en son pouvoir. Un matin de septembre 1892, on la trouva morte dans sa loge. Son corps était raidi, dans des haillons qu’un Benoît Labre n’aurait pu porter. L’une des mains étreignait encore le chapelet que la pieuse centenaire avait usé, à force de l’égrener, jour et nuit, depuis toujours. La bonté envers tous, l’amour de Dieu résigné dans la souffrance avaient été les grandes vertus de Cécile, et l’empreinte en demeurait glacée sur ses traits, dans un demi-sourire.
A côté de la défunte, remuait, grise de vermine, une chemise de flanelle, dont elle s’était débarrassée, n’en pouvant plus d’être dévorée. Cette chemise était celle de Mgr Clut. L’évêque missionnaire, à son dernier passage, s’en était dépouillé lui-même pour la donner à Cécile, qu’il avait vue dénuée de tout.
«Ainsi mourut, dit le Père Giroux, cette chrétienne qui avait tant fait et tant souffert pour la foi, belle âme pure sur laquelle on ne pouvait trouver l’ombre d’une faute.»
Les Loucheux, longtemps ravagés par les épidémies, les famines, semblent enfin, grâce aux secours de la Propagation de la Foi et à l’assistance de toutes les charités, grâce aussi aux pratiques de l’hygiène que parviennent enfin à leur faire adopter les missionnaires, pouvoir résister encore, en dépit de leur petit nombre, à la destruction qui les menace.
Qu’ils vivent, ces pauvres, sur leurs grèves désolées, où viennent mourir les longues respirations de la marée polaire!
Qu’il demeurent, ces fidèles, en témoignage des grandes bienfaisances, arrivées jusqu’à eux du cœur de l’Eglise et du cœur de la France!
Si l’Eglise ne compte nulle part de meilleurs enfants, la France ne possède aucun peuple plus cordialement conquis que ces rejetons les plus lointains de l’humanité connue.
Le proclamer aujourd’hui, c’est la récompense des missionnaires français et canadiens-français, qui, pendant soixante-deux ans, du Père Grollier au Père Lécuyer, sont allés embrasser gaiement, là-bas, toutes les souffrances de l’apostolat.
Celui qui écrit ces lignes—pourquoi ne l’avouerait-il pas?—, parcourant, depuis Edmonton, ville la plus septentrionale du Nouveau-Monde, les 4.000 kilomètres des voies fluviales et lacustres de l’Extrême-Nord, se souvient de n’avoir marché que d’émotions en émotions, à mesure qu’au bout des espaces solitaires apparaissaient les missions magnifiques, plantées par ses confrères, les Oblats de Marie Immaculée.
Le long du rivage, où s’amarre le rustre bateau, de toutes les poitrines, tendues vers ceux qui arrivent, s’échappe le cri de la bienvenue française. A la française, ensuite, s’échangent les poignées de mains générales. Dans l’église, où se masse bientôt la peuplade, prières et cantiques français alternent avec les chants indiens. A ses ouailles, l’Evêque du Mackenzie prêche, alors, en leur langue maternelle.
Mais l’idiome des Montagnais, compris par les tribus échelonnées du lac Athabaska au fort de Bonne-Espérance, ne franchit pas le Cercle polaire. Comment Mgr Breynat se fera-t-il donc entendre, aux abords de l’océan Glacial...?
En français.
Et chacun des vieillards, qui n’ont connu que l’ancienne vie sauvage et son primitif langage, trouvera, à ses côtés, pour traduire le sermon du Grand Chef de la prière, ses enfants et petits-enfants, revenus des écoles du fort Providence et du fort Résolution, ces deux citadelles pacifiques de l’amour de Dieu et de la France, entretenues par les missionnaires de chez nous, au cœur des immensités arctiques.
Et tandis que parlera l’évêque du Pôle Nord, la radieuse figure de l’Indien, avec ses yeux pleins de lumière et de foi, attestera que l’âme de la France, qui passe tout entière dans son clair génie, sa manière de comprendre, de sentir, de vouloir et d’aimer, aura vibré jusqu’aux bornes du monde par la langue française.
CHAPITRE XVII
LES CRIS
Missions Crises et leurs missionnaires.—Caractère des Cris.—Le SCALP.—Les WINDIGOS.—Cris des prairies et Cris des bois.—Quels chrétiens devinrent les Cris.
Ce chapitre n’a d’autre dessein que de faire entrevoir la perspective que le présent ouvrage, consacré surtout aux Dénés et aux Esquimaux, doit, avec regret, laisser inexplorée.
Puisse un livre plus grand et plus beau sauver un jour de l’oubli les années d’apostolat remplies par quelques prêtres séculiers d’abord, par des légions d’Oblats de Marie Immaculée ensuite, et par les religieuses, leurs auxiliaires, dans les tribus de la nation sauvage la plus populeuse, la plus répandue, et, à certains égards, la plus attachante du Nord-Ouest: la nation des Cris.
Les Cris ne pénétrèrent pas dans le district du Mackenzie; mais il formèrent la population principale des régions de l’Athabaska et de la rivière la Paix. Nous les avons vus déjà, mêlés aux Montagnais du lac Athabaska, et débordant les Castors des forts Vermillon et Dunvégan. Du fort Mac-Murray au lac la Biche, et de la rivière Athabaska à la Colombie Britannique, ils étaient, à l’époque de la création du vicariat d’Athabaska-Mackenzie, les maîtres du pays, laissant vivre à leurs côtés une poignée d’Iroquois, venus avec la Compagnie de la Baie d’Hudson, et un tronçon émigré d’une tribu Assiniboine.
La mission Saint-Bernard du Petit Lac des Esclaves marquerait à peu près le quartier central des Cris de l’Athabaska[67].
De cette mission Crise de Saint-Bernard (ville de Grouard aujourd’hui), comme de la mission Castor-Crise de Dunvégan, son aînée, les Oblats allèrent fonder tour à tour les autres missions, toujours subsistantes: Saint-Antoine et Saint-Bruno du Petit Lac des Esclaves, Saint-François-Xavier du lac Esturgeon, Saint-Martin du lac Wabaska, Saint-Augustin de la rivière la Paix, Saint-Joseph de la rivière des Esprits, Saint-Vincent-Ferrier de la Grande-Prairie, Saint-Emile de Pouce-Coupé.
A tous ces postes, se sont dévoués les Pères Lacombe[68], Rémas et Tissier, les pionniers; les Pères Le Serrec et Dupin, les fondateurs; le Père Husson, le bâtisseur; le Père Desmarais, «l’homme que jamais un obstacle n’arrêta», et qui, durant plusieurs années de noire misère, se constitua le maître d’école, à Saint-Bernard, tenant en échec l’opulent instituteur protestant, et sauvant ainsi des générations de Cris, de Métis et de Blancs; le Père Constant Falher, le voyageur et le maître en langue crise[69]; le Père Henri Giroux, l’indomptable colonisateur; et les autres, qui souvent cumulèrent ces charges, comme les Pères Collignon, Le Treste, Dupé, Calais, Laferrière, Croisé, Girard, Pétour, Josse, Habay, Alac, Batie, Floc’h, Rault, Hautin, Jaslier, Dréau, Serrand...
Or, ces missions, ces missionnaires, que nous venons de citer, parce qu’ils font partie intégrante du vicariat d’Athabaska, ne sont que le petit nombre, en regard des missions et des missionnaires Cris de l’Alberta, de la Saskatchewan et du Keewatin[70].
La différence entre les Cris et les Dénés est profonde.
La nature passionnée du Cris peut le porter des extrêmes de la fureur aux extrêmes de la douceur, de la sorcellerie satanique au culte très pur du vrai Dieu. Moins enfant que le Montagnais, moins inconstant, plus lent à la conviction, il s’enracine, cette conviction une fois faite, dans une religion raisonnée et une logique de conduite qui rarement se démentira elle-même.
Le facies du Cris, moins bouffi que celui du Déné, mieux découpé, tout frappé à l’effigie indienne, est fait de fierté, de hauteur, de mépris, de stoïcisme. Emplumé à la mode antique, il devient une réelle beauté. Autant les Dénés sont timides, fuyards devant leur imaginaire ennemi, autant les Cris sont hardis, provocateurs, amateurs de l’escarmouche, audacieux dans le combat. Incontestable supériorité d’une race qui s’impose, en présence de sa voisine. Dans les écoles-pensionnats, qui réunissent les deux races, la dernière pénitence que l’on puisse infliger à un petit Cris c’est de l’asseoir à côté d’une petite Montagnaise. Impossible de jeter plus de honte sur une jeune Crise que de lui dire: «On te mariera à un Montagnais!» La large et belle place de l’Ouest américain qu’occupèrent les Cris ne raconte-t-elle pas, du reste, avec quelle puissance ils maintinrent, au nord et au sud de leurs tribus, les autres nations indiennes?
C’est dans les guerres, dont nos premiers missionnaires virent les derniers carnages, que se déployaient les cruautés des Cris. Qui n’a lu, dans les histoires et les romans, les scènes du scalp, par lesquelles s’achevaient, au milieu des hurlements infernaux, les batailles au tomahawk? Le récit suivant de Mgr Laflèche, sur la méchanceté dont il trouva capables des femmes, en 1855, fait songer à ce qu’il en dut être des guerriers vainqueurs:
Quelques Pieds-Noirs, s’étant approchés d’un camp de Cris pour voler leurs chevaux, furent surpris, et l’un d’eux fut blessé. A la faveur des ténèbres cependant, il réussit à se cacher dans les broussailles. Les Cris, pour ne pas laisser échapper une si belle proie, se placèrent autour et firent bonne garde toute la nuit... Quand le jour parut, chacun se mit en quête du malheureux Pied-Noir. On traverse en tous sens le petit bois..., mais sans succès... Chacun s’en retourne dans la conviction que le malheureux a réussi à s’esquiver inaperçu. Deux femmes cependant veulent faire une dernière recherche. Elles examinent avec la plus scrupuleuse attention tout ce qui aurait pu donner abri au Pied-Noir, sans rien découvrir. Elles vont suivre l’exemple des autres, lorsqu’elles jettent un dernier regard sous un renversé qu’elles avaient examiné bien des fois, et croient y apercevoir des pieds; elles tâtent et saisissent précisément les pieds de l’infortuné sauvage, qui avait réussi à s’enfoncer dans une espèce de cave sous les racines d’un arbre renversé. De suite, il est brutalement arraché de sa retraite, et ces deux démons féminins se mettent à l’œuvre. Pour savourer plus longtemps le plaisir de le faire pâtir, elles commencent à le déchiqueter avec des alênes, et s’amusent, en riant aux éclats, de toutes les contorsions que la force de la douleur lui fait faire. Après l’avoir ainsi tourmenté, elles se préparent à la fameuse opération de la chevelure. Le malheureux, redoutant par-dessus tout cet outrage, veut l’empêcher en protégeant sa tête de ses mains; mais on les lui rabat à coups de couteaux, et, en un instant, les cheveux et la peau sont enlevés de la tête. Il n’y a plus qu’un crâne nu. Enfin ces furies incarnées passent à une opération plus épouvantable encore, et qui met fin aux souffrances de leur victime, en lui arrachant le dernier souffle de vie. Elles reviennent ensuite au camp, ayant autour du cou un collier sanglant de dépouilles humaines.
Que dire aussi de la mort réservée aux pauvres hallucinés, que les Cris appellent windigos (cannibales)! Le Windigo est un Indien qui a mangé, ou se déclare porté à manger, de la chair humaine. Mgr Clut, retiré au Petit Lac des Esclaves, écrivait, en 1899:
Parmi les Indiens du lac Esturgeon, indifférents pour la religion, il y eut de prétendus windigos. Alors une peur folle s’est emparée d’eux, et ils ont exécuté l’un des malheureux. Il s’agissait de lui faire vomir la glace que tout windigo est censé avoir dans son corps. Un homme lui porta deux coups de hache en pleine tête et lui fendit le crâne; un autre lui coupa le cou. Puis, on lui fendit la poitrine et on y versa de l’eau bouillante pour faire fondre la glace. Les meurtriers craignant que le défunt ne revint à la vie et ne les dévorât, lui enfoncèrent dans les mains et dans le corps de grosses chevilles de bois, qui le tinrent fixé contre terre... Une douzaine d’années avant que j’arrive ici, parmi nos Indiens il y avait une vieille femme qui se disait windigo, et suppliait son mari et ses enfants de la tuer, leur disant que s’ils ne la tuaient pas, elle les mangerait.. Faisant voir son cœur à son mari, elle disait: «Frappe là». Le vieux et l’un de ses enfants la frappèrent à coups de coutelas et la tuèrent.
L’extermination des windigos n’était d’ailleurs que l’une des innombrables formes de la superstition païenne des Cris. La danse du soleil, les sacrifices humains, les séances sanguinaires du chamanisme faisaient bien d’autres victimes. Encore de nos jours, les Cris restent superstitieux, «faiseurs de médecine», dans la mesure où ils s’éloignent de la vie chrétienne. Ils ne versent plus le sang, mais ils s’entourent de leurs anciens manitous, peints ou sculptés, de leurs fétiches, de leurs tabous, d’amulettes de toutes espèces.
Les mœurs des tribus, aux temps païens, différaient beaucoup des Cris des bois aux Cris des prairies.
Les Cris des prairies avaient l’abondance des troupeaux de bisons (buffalos). Les grandes chasses finies, ils s’assemblaient parmi les dépouilles, nec plus ultra de la richesse indienne, et, sur cette couche chaude de la bonne chère et de l’oisiveté, ils se livraient à toutes les promiscuités. La première impression des missionnaires, en présence d’une telle dissolution, fut que, tant que dureraient les bisons, la conversion des Cris serait impossible. Heureusement, ils se trompèrent.
Les Cris des bois—tels furent ceux de l’Athabaska—, obligés au travail et à la vie nomade, par groupes restreints, trouvèrent dans ces nécessités d’une rude existence la sauvegarde qui manquait à leurs frères de la prairie. Loin d’être à l’épreuve des défaillances, ils pouvaient cependant se comparer à leurs voisins, les Montagnais.
Une qualité commune aux Cris de la prairie et aux Cris des bois eût cependant marqué, à elle seule, la noblesse naturelle de cette nation: le respect donné à la mère, à l’épouse, à la jeune fille, et la tendresse envers l’enfant.
C’est sans doute dans ce sentiment des cœurs bien faits, fleur délicate d’un sol puissant, qu’un Cris du fort Vermillon trouva un jour sa réplique à certain bishop protestant qui ridiculisait la vénération catholique de la Très Sainte Vierge, attendu que la Bible, disait-il, n’enseigne qu’à aimer et prier Jésus-Christ:
—Et toi, priant anglais, voyons, est-ce que tu as eu une mère?
—Si j’ai eu une mère, balbutie le prédicant surpris; mais comme tous les hommes, comme toi!
—Eh bien, répond l’Indien, tu as dû l’aimer ta mère, comme j’ai aimé la mienne: et tu as bien fait. Et tu voudrais que Jésus n’aimât pas sa mère, Marie! Et tu me dis qu’il n’est pas content si je parle avec respect à sa mère! Dans notre religion, nous ne séparons pas Jésus de sa mère. Nous prions Jésus d’abord, et Marie ensuite.
Evangélisés, les Cris devinrent, quoique plus lentement que les Dénés, d’aussi bons chrétiens[71]. L’apathie sauvage, l’indifférence, l’insouciance du lendemain temporel, et même éternel, retiennent, il est vrai, la masse dans une lourdeur d’élan quelquefois décourageante; mais beaucoup de tribus, dans les bois surtout, se sont rencontrées qui ne l’eussent cédé ni aux Montagnais, ni aux Plats-Côtés-de-Chiens, ni aux Loucheux, en esprit de prière et en vertu. Même chez les moins fervents des Cris, la réflexion, la «logique de la foi» inspirera souvent des paroles de prévoyance et des actes de fermeté qu’on ne trouverait pas chez les Dénés.
On eut de cette prévoyance et de cette fermeté, puissantes à aider l’œuvre du missionnaire, une démonstration inattendue, en 1899, lors du traité, contrat que le gouvernement canadien proposa aux Indiens de l’Athabaska et de la rivière de la Paix. Demande leur était faite de céder les terres qui leur appartenaient, à titre de premiers occupants, à la Puissance du Canada, afin qu’on pût en disposer en faveur des colons, qui allaient affluer en ces régions. En retour, le gouvernement laissait aux Peaux-Rouges de spacieuses réserves inaliénables, avec des droits perpétuels de chasse et de pêche, versait une modique somme annuelle à chacun, garantissait certains secours, et promettait des écoles.
C’est sur cette question de l’école, si peu intéressante, croyait-on, pour ces hommes des bois et de la liberté, que les Cris du Petit Lac des Esclaves, les premiers abordés par la commission gouvernementale, l’été 1899, montrèrent leur foi pratique.
En présence de l’assemblée plénière des sauvages, des prêtres et des ministres protestants, venus pour soutenir leurs ouailles respectives, «le gouvernement, raconte Mgr Grouard, déclare d’une manière générale et vague que des écoles seront construites et des maîtres envoyés pour instruire les enfants. Alors un des conseillers, frère du chef Indien, se lève et prend la parole:
—Nous aussi, dit-il, nous désirons que nos enfants soient instruits, mais encore faut-il savoir quel genre d’instituteurs le gouvernement veut nous donner. Prétend-il nous imposer ceux qui lui plaisent, ou bien voudra-t-il tenir compte de nos sentiments?
«M. Laird, le président, se lève; il a compris la portée de l’interpellation, et il déclare solennellement que l’intention du gouvernement était de respecter la liberté de conscience.
—Je vois ici, dit-il, des missionnaires représentant des églises différentes. Eh bien, je suis autorisé à vous dire que le gouvernement vous donnera des maîtres d’école de la religion à laquelle vous appartenez.
«Alors vous eussiez vu le brave conseiller qui avait posé la question, battre des mains, dans un élan de joie et d’enthousiasme, et, se tournant vers le Père Falher, étendre vers lui le bras et l’index, d’un mouvement rapide et énergique:
—Père, dit-il, c’est toi que nous choisissons pour notre maître!
«Et les sauvages de l’imiter, de battre des mains, de pointer leur doigt comme une flèche vers le père et de répéter:
—Oui, oui, c’est toi que nous choisissons pour notre maître.
«A cette manifestation naïve et spontanée de leur attachement à la foi catholique, le Père Falher tremble de surprise et d’émotion. Le cœur me bat de joie et d’orgueil, légitime je crois. Les révérends sont couverts de confusion, car, à la face des représentants du gouvernement, devant la foule assemblée, réunion la plus importante qui se soit jamais tenue dans le pays, la voix du peuple a déclaré que le prêtre catholique est son guide et son pasteur... Le soir de ce jour mémorable, le révérend de l’endroit se rendit au camp des sauvages et essaya de les faire revenir sur ce qu’ils avaient dit relativement à la question des écoles et en faveur du prêtre catholique; mais il en fut quitte pour sa peine, et essuya là un nouvel affront.»
Au sujet du même traité, Mgr Grouard rapporte aussi cette anecdote:
En passant à la petite rivière Rouge (affluent de la rivière la Paix, non loin du fort Vermillon), j’eus un cas de conscience d’un nouveau genre à résoudre. Le chef Cris de l’endroit s’est converti récemment, et, dans la ferveur de sa foi nouvelle, le traité lui a donné quelques scrupules. Il attendait Mgr l’Evêque, disait-il, pour prendre ses conseils et se décider d’après ses avis. Voici comment il m’exposa lui-même son embarras:
—Le gouvernement nous propose de lui céder notre pays et nous offre une somme d’argent en retour. Or, moi, je n’ai pas fait ce pays; c’est le bon Dieu qui a fait le ciel et la terre. Donc, si je reçois l’argent qu’on nous apporte, je me rendrai coupable de vol, puisque je serai censé vendre ce qui ne m’appartient pas.
N’est-ce pas une grande délicatesse de conscience de la part d’un pauvre sauvage? Je lui fis comprendre que cet argent était une compensation des dommages que lui et les siens pourraient subir à la suite du traité. Les blancs pourront venir défricher. Les orignaux, ours, caribous, castors, etc, diminueront sensiblement, et la chasse ne sera pas aussi abondante que par le passé. Il peut donc sans scrupule accepter les offres qui lui sont faites. Il suivit mon conseil et signa le traité. Et voilà comment le gouvernement du Canada doit me savoir gré d’avoir écarté cet obstacle et facilité d’autant le succès de la commission.
Le Cris est doué de cœur. Lorsque, à la longue, il s’attache à son missionnaire, c’est profondément et pour toujours. Longtemps après la mort du Père Collignon, au Petit Lac des Esclaves, un vieux sauvage, Wabamun, disait:
Quand je suis seul dans le bois, les larmes coulent souvent de mes yeux, à la pensée que le Père Blond (nom Cris du Père Collignon) nous a quittés. Il était si bon! Il nous aimait tant!
De tout son cœur surtout le Cris s’attache au Dieu d’amour qu’on lui fait connaître.
Le Père Bonnald instruisait une sauvagesse des bords de la Baie d’Hudson et ses deux enfants, tous trois convertis et baptisés depuis peu: «Assise entre ses deux fils, sur un banc de la chapelle, elle écoutait avec recueillement. Un jour, elle se mit à pleurer:
—Ah! mon Dieu, disait-elle, si j’avais connu jadis ce que j’entends aujourd’hui, je n’aurais pas tant péché, je n’aurais pas été si misérable!»
L’œil attendri du missionnaire peut suivre le développement de la grâce dans l’âme purifiée du Cris:
Alors, dit Mgr Charlebois, faisant allusion à certaine mission de son vicariat, alors la confession de la plupart devient celle-ci:
—Mon Père, je n’ai pas de péché à te dire. Depuis que je prie, je ne crois pas avoir offensé Dieu une seule fois.
On a beau leur faire des questions, c’est inutile; on ne trouve aucun péché:
—Oh! oui, mon Père, quand je ne priais pas, j’ai fait bien des fautes; mais alors seulement, pas depuis ce temps-là.
Et quelquefois il y a de dix à quinze ans qu’ils se sont convertis!
La chrétienté Crise qui semble répondre aussi parfaitement qu’il se puisse aux vœux du missionnaire se trouve au lac Canot, au sud du Portage la Loche. Une communauté religieuse, assure-t-on, n’y marcherait pas avec plus d’entrain à la prière, à la sainte messe, à la communion quotidienne, à tous les appels de la cloche et de la voix du prêtre. Là, fleurissent la charité et la pureté, sous la garde du Père, roi-pontife que l’on vénère, chérit, et sert toujours.
Il n’est missionnaire, même des Montagnais, qui n’apportât ici son témoignage des hautes vues surnaturelles, qu’il put admirer dans l’âme des Cris rencontrés sur sa route apostolique. Mgr Breynat, venant de son vicariat du Mackenzie à Edmonton, passait avec son traîneau en face d’un campement Cris, en aval du fort Mac-Murray, lorsqu’on courut l’arrêter et le prier de venir assister la fille du chef Chrysostôme, qui se mourait. Il la trouva souriante dans ses dernières souffrances. Voulant éprouver cette sérénité qui le touchait:
—Ça ne te fait donc rien de mourir, mon enfant?
—Oh! non, Monseigneur, j’en suis contente.
—Mais vois donc tes bons parents, comme ils t’aiment. Ne préfèrerais-tu pas guérir et demeurer avec eux?
—J’aime mieux mourir. Il est trop difficile de bien vivre!
N’est-ce pas sur la base très profonde de l’amour de l’homme mortel pour Dieu, la base du sacrifice, que ce jeune chasseur du lac Athabaska s’appuyait pour refuser les consolations que Mgr Clut lui apportait, quelques mois après un accident qui lui avait brûlé les yeux?
—Ah! je remercie plutôt le bon Dieu, répondait-il. Si je voyais encore, je continuerais peut-être à l’offenser, tandis que je pense continuellement à lui. Non, je n’aurais pas pu choisir une meilleure souffrance que d’être aveugle et de ne pouvoir plus me conduire dans le bois, ni chasser, pour unir mon cœur à Jésus crucifié!
Un autre de la même tribu, devenu boiteux et infirme, se réjouissait «de pouvoir enfin souffrir pour ses péchés et pour les âmes de ses parents défunts.»
Finissons par un court récit du Père Bonnald, qui nous transporte au spectacle du sublime dans l’acte de foi. C’était l’hiver 1887-1888, époque d’une rougeole qui faucha les tribus de la Saskatchewan. Le jeune Père Charlebois (aujourd’hui vicaire apostolique du Keewatin) arrivait du scolasticat d’Ottawa à la mission de Le Pas, où le Père Bonnald s’était porté à sa rencontre. Au lieu de se rendre au lac Pélican, où ils devaient résider ensemble, les deux missionnaires se partagèrent le district désolé. Le Père Bonnald prit le lac Pélican et donna au Père Charlebois le Cumberland. De là, chacun parcourait sa portion du champ de la mort. En passant à Pakitawagan, le Père Bonnald rencontra onze cadavres étendus:
«—Sur quatre d’entre eux, raconte-t-il, je trouvai des lettres, voix d’outre-tombe, faites de morceaux d’écorce de bouleau pliés en quatre et cousus avec du fil. Ces lettres portaient comme inscription «Le père seul lira ceci». C’était la confession de ces pauvres gens.
Se voyant près de mourir si loin du missionnaire, et sans espoir de le voir pour se confesser, ils crurent bien faire d’écrire ce qu’ils auraient dit au père. Ils avaient prié avec ferveur, disant leur chapelet, en face de l’image de la sainte Vierge, attachée à la perche du wigwam. C’était vraiment touchant, et j’en pleurai...»
CHAPITRE XVIII
LES ESQUIMAUX
«Des Japonais».—Qualités et défauts.—L’évangélisation des Esquimaux.—Aux Bouches du Mackenzie.—En Alaska.—A Chesterfield Inlet.—Au Golfe du Couronnement.—L’Apostolat des Pères Rouvière et Le Roux.—Le meurtre.—Mort du Père Frapsauce.—Fécondité du sang.—Mission de Notre-Dame du Rosaire.
Les Esquimaux sont les habitants des terres ou, pour mieux dire, des glaces les plus désolées de notre globe.
Leurs diverses tribus parcourent le littoral de l’océan Glacial arctique, depuis le détroit de Behring, extrémité ouest de l’Alaska, jusqu’au détroit de Belle-Ile, extrémité sud-est du Labrador. Par l’océan congelé, ils se sont répandus du continent jusque dans le Groënland et dans de nombreuses îles polaires groupées, sur les atlas, sous les noms de Terre de Baffin et de Territoire de Franklin.
Leur nombre est évalué par les uns à huit ou dix mille, par les autres à quinze ou vingt mille.
La communauté de langue, de traditions, de légendes, de coutumes qu’on rencontre chez eux affirme leur homogénéité nationale. Ces coutumes, légendes, traditions, langue, permettent aussi d’établir leur filiation et de retrouver leur habitat primordial. Ce sont autant de racines par lesquelles ils se rattachent aux races de l’Extrême-Orient. Un groupe de ces indigènes, qui ne put franchir le pont naturel des îles Aléoutiennes, se trouve encore dans le Kamtchatka sibérien comme pour attester l’origine des peuplades hyperboréennes du Nouveau-Monde.
Les traits mêmes de leur visage trahissent leur étroite parenté avec les peuples d’Asie. L’expression spontanée qui les accueille, dès qu’ils paraissent parmi les Blancs, ne varie point:
—Mais ce sont des Japonais!
En effet, mêlés aux jaunes de l’archipel du Soleil Levant, ils ne s’en distingueraient guère.
Le Père Petitot traça des Esquimaux ce portrait:
Un visage presque circulaire, aux traits larges et plats de la race mongolique, plus large aux pommettes qu’au front, lequel va se rétrécissant; des joues grasses, potelées, rebondies; un occiput conique; une bouche large, toujours béante, à lèvre inférieure pendante; une petite barbe de bouc, claire et raide comme leur chevelure; de petits yeux noirs bridés et obliques comme ceux des Chinois, brillant d’un éclat tout ophidien; un teint bistré et mat, tirant sur l’olivâtre; des cheveux gros, plats, cassants et d’un noir d’ébène...
Grasses, corpulentes, proprettes, les femmes ont un teint plus blanc, des joues plus colorées et des traits plus délicats que leurs maris. Leur lèvre supérieure est généralement retroussée, comme on la représente chez les femmes cosaques et tartares; mais l’inférieure avance en faisant une lippe peu digne. Leur nez est ordinairement court, leur front élevé; leurs yeux sont pétillants et moins bridés que ceux des hommes. Elles aiment à relever leur chevelure au sommet de la tête, comme les Chinoises et les Japonaises...
La taille des Esquimaux est plutôt au-dessus qu’au-dessous de la moyenne. Il est parmi eux des hommes fort grands; mais la taille des femmes est généralement petite... Ils sont bien proportionnés, larges des épaules, légers dans les exercices gymnastiques, excellents danseurs et mimiques parfaits...
Les qualités naturelles et les vertus humaines ne manquent pas aux Esquimaux. Leur hospitalité, démonstrative à l’orientale, d’autant plus démonstrative qu’ils nourriront contre leur hôte plus de desseins perfides, semble ordinairement sincère. L’étranger devient comme le maître de leur logis. Cette courtoisie avait frappé le Père Le Roux, qui écrivait, trois mois avant de tomber sous leurs coups:
J’ai été reçu chez les Esquimaux, comme la première fois, avec des manifestations de joie. Tout le temps que j’ai passé avec eux, je fus traité en hôte de marque. Il n’y avait qu’une tente au camp. On m’y donna la plus belle place, et je pouvais, pour ainsi dire, en disposer en maître absolu. Son propriétaire me demandait la permission d’y entrer. Aux repas les meilleurs morceaux m’étaient toujours réservés...
Le Père Rouvière rapporte maintes fois, avec complaisance, les procédés de «bon cœur» dont il est l’objet, et il en conclut que leur conversion n’offrira pas de grandes difficultés:
Tous me semblent assez bien disposés, disait-il. Il y aura parmi eux quelques têtes dures; mais je ne pense pas que ce soit la majorité. Ils ont trop bon cœur pour résister à la grâce.
Dominant et gouvernant froidement le cœur, une qualité esquimaude apparaît, évidente: la volonté. C’est le point d’honneur de la race qu’un homme ne se laisse jamais aller à la faiblesse dans la décision et dans l’exécution de son dessein. Il demeurera stoïque dans les contretemps; et le calme de son attitude saura donner le change, s’il le faut, sur les émotions de son âme. Comptant sur cette énergie, tous les missionnaires qui se sont occupés d’eux, depuis le Père Petitot jusqu’au Père Turquetil, ont émis le même pronostic:
Grâce à leur ténacité native, a dit ce dernier, ils seront aussi enracinés un jour dans le bien qu’ils sont obstinés jusqu’à présent dans le paganisme.
Les Esquimaux ne semblent pas moins bien doués au point de vue intellectuel. Avides de s’instruire, ils écoutent attentivement, saisissent rapidement et retiennent fidèlement. Certaine tendance à la gauloiserie ne leur fait même pas défaut. Ils sont toujours gais, quoiqu’il arrive, et, pour un bon mot, rient à gorge déployée.
D’ailleurs, l’industrieuse habileté dont ils font preuve dans leur lutte incessante contre les éléments et dans la conquête des moyens de subsistance ne met-elle pas brillamment en lumière les ressources de leur esprit?
Sans le secours des outils que nous jugeons absolument nécessaires à la confection de nos meubles, ils fabriquent, mieux que nous, leurs armes, leurs ustensiles, leurs bibelots de luxe. C’est une merveille à lui seul que leur simple petit kayac, pirogue-périssoire faite en peau de marsouin tendue et cousue sur des cerceaux tout frêles, ne gardant que l’ouverture par où puisse s’introduire l’agile rameur, si instable que le moindre faux mouvement la ferait chavirer, mais si légère qu’un coup de pagaie la fait voler sur l’eau. Les Esquimaux savent forger le fer qu’ils trouvent dans les épaves des vaisseaux naufragés, et ils en confectionnent leur terrible couteau à double tranchant. Le goût de la sculpture est inné en eux. Ils polissent à la perfection et cisèlent délicatement l’ivoire du morse et les os du renne. Ils en façonnent mille articles divers, les transformant en manches d’outils, en dards, en dés, en aiguilles à coudre, en étuis, en boucles d’oreilles, en hameçons, en pendentifs. Bien des artistes européens prendraient à leur école d’instructives leçons. Curieuse constatation: on a remarqué que les pointes de leurs flèches et leurs harpons en silex, en ivoire, en jade, affectent les formes retrouvées dans les fouilles assyriennes et égyptiennes.
Fait peut-être encore plus surprenant, ils ont résolu le problème de vivre sans feu, et assez confortablement, dans les températures si rigoureuses du long hiver boréal.
Ce n’est pas qu’ils soient incapables de faire prendre, sans recourir à nos allumettes chimiques, les matières inflammables. Ils savent faire jaillir l’étincelle de deux morceaux de pyrites de fer. Même conservent-ils dans leurs demeures une lampe minuscule, dont la mèche, une touffe de mousse, alimente sa propre combustion dans l’huile de baleine blanche, de phoque ou de poisson. Mais, réduits à se trouver habituellement loin de tout combustible, ils en ont pris, pour ainsi dire, leur parti définitif.
Aussitôt que les premiers froids ont formé les glaces et durci la neige, ils abandonnent leurs tentes coniques de peau de renne ou de veau marin, et bâtissent leur curieux iglou (maison de neige), allant ainsi au comble de l’ingéniosité humaine: faire servir le froid à les protéger contre le froid lui-même. Leur habileté et leur promptitude à construire l’iglou sont prodigieuses.
Voici de quelle façon s’édifie ce type caractéristique de l’architecture esquimaude. A l’aide du grand coutelas qui les accompagne jour et nuit, ils découpent des blocs carrés ou rectangulaires dans la neige ferme. Ces blocs, légèrement biseautés, se juxtaposent en cercle complet. D’autres cercles vont, se superposant et rétrécissant graduellement, en forme de coquille d’escargot, jusqu’à l’achèvement du dôme. Le dernier voussoir placé, le coutelas taille et détache au ras du sol un moellon. On obtient ainsi une ouverture par
laquelle les hôtes de l’iglou y pénétreront en rampant. Le moellon de la «porte d’entrée» sera ensuite replacé pour clore l’édifice. On aura eu soin d’étendre sur le plancher de glace quelque peau d’ours ou de renne.
Les Blancs étouffent bientôt dans ces trois ou quatre mètres cubes d’atmosphère constamment respirée et saturée de relents nauséabonds: odeur d’huile consumée, de tabac fumé, d’aliments graisseux, corrompus, et des déchets de toutes sortes. L’Esquimau, lui, s’y trouve tout à fait à l’aise. En peu d’instants, la lampe, les haleines et la température naturelle des corps transforment la ruche de neige en étuve de bain turc. Chacun des hôtes se débarrasse alors de toute surcharge de vêtements. Malgré les coups répétés du coutelas qui perce la voûte de l’iglou pour laisser s’échapper avec un sifflement de soupape l’air dilaté et donner passage à un filet d’air froid, la chaleur s’élève bientôt à un tel degré que les parois se prennent à couler, comme la vapeur sur les vitres des maisons surchauffées, et que les blocs de neige se cimentent d’eux-mêmes et se transforment peu à peu en une glace dépolie transparente aux rayons de la lune. Mais, devenue complètement glace, la neige perd sa propriété isolante, et un autre iglou doit être construit. Les iglous à demeure sont plus vastes et mieux aménagés que l’iglou qui se dresse pour une étape nocturne, au cours des voyages. Ils peuvent durer de deux à trois semaines. Les reclus s’y installent, à portée des provisions qu’ils se sont accumulées dans leurs chasses et leurs pêches de l’automne. De nombreux villages d’iglous se bâtissent ainsi, en plein océan Glacial.
Vivant presque toujours dans l’abondance, durant l’été, à la poursuite du gibier nomade, les Esquimaux sont exposés, l’hiver, à des jeûnes effroyables. Il suffit que leurs approvisionnements n’aient pas répondu aux besoins, et que, d’autre part, les tempêtes, qui règnent de décembre à mars, balayent trop longtemps la surface de l’océan, et les empêchent de repérer, aux environs de leurs iglous, les trous que les phoques percent dans la glace pour respirer. Alors les pauvres hères dévorent leurs souliers, leurs carquois, les cordes de leurs arcs et jusqu’à leurs habits de peaux.
La nécessité, où ils sont souvent réduits, de manger des viandes faisandées a dépravé chez eux le sens du goût. Beaucoup en viennent à laisser se gâter exprès un morceau de venaison fraîche, afin de se le rendre appétissant. Ainsi les Cafres Basutos de la chaude Afrique, qui se régalent avec «des œufs gâtés, des chèvres et des poules mortes, des vaches crevées du charbon, des bœufs tombés sur le chemin et à demi pourris, etc.»
On comprend aussi sans peine que la fringale dont ils souffrent fréquemment porte les Esquimaux à manger, tels quels, des viandes et des poissons qui mettraient un temps interminable à dégeler, à s’amollir et à cuire dans les grossiers pots de terre, suspendus au-dessus du chétif lampion huileux. De là, vraisemblablement, le nom dont les Algonquins Abénakis, sur la côte du Labrador, les gratifièrent, il y a plus de deux siècles: Eskimantick (mangeurs de chair crue), d’où Esquimaux. Ce nom, inséré par le Père de Charlevoix, S. J., dans son Histoire de la Nouvelle France, fut adopté par les ethnologues et géographes européens[72].
Quel triste tableau il faudrait dresser maintenant, en regard des aimables qualités des Esquimaux! Disons cependant que la profonde dégradation morale dont nous allons énumérer certaines manifestations ne saurait convenir à tous. Les grands vices criminels ne sont le fait que du petit nombre.
Les Esquimaux sont menteurs. S’il leur est difficile de se cacher les uns aux autres leurs méfaits, tant leurs mœurs comportent la publicité de la vie et le bavardage, ils sont capables de mystifier savamment tout étranger à leur nation. Cette adresse dans la dissimulation et la simulation est aussi d’ailleurs l’apanage commun des Peaux-Rouges. Une fois l’histoire de fiction forgée, et l’accord des complices ou témoins convenu, ils ne s’en départiront plus, dût-on les menacer de la mort. Calmes, imperturbables, ils maintiendront leur dire, sans laisser surprendre sur les traits de leur figure le secret enfoui dans leur pensée. Les assassins de nos missionnaires répétèrent, quatre années après leur crime, et sans dévier d’un mot, les mensonges qu’ils avaient concertés d’abord pour se justifier devant les Blancs. L’expédition arctique canadienne, dirigée par le docteur Anderson navigua longtemps dans les eaux fréquentées par la tribu des meurtriers; mais elle ne put jamais obtenir, au sujet de la disparition des Pères Rouvière et Le Roux, que des histoires très habilement ourdies et déjouant toute enquête. Interrogés sur la provenance de divers objets compromettants (soutanes, calice, chasubles, bréviaires, etc.) trouvés chez eux, les natifs répondaient invariablement que les Blancs les leur avaient donnés.
Les Esquimaux sont voleurs. Vol et mensonge fraternisent, de leur nature. Les plus honnêtes indigènes résistent difficilement à la convoitise et à l’appât du lucre. Chez eux, du reste, comme chez les Spartiates, le voleur, s’il est surpris, rougira, non point de sa mauvaise action, mais de sa maladresse, et il ne sera puni que pour s’être laissé prendre. Le Père Rouvière note plusieurs fois cette propension au larcin, et se plaint d’en avoir souffert. Récemment, le Père Frapsauce, son successeur, nous écrivait, du bord de l’océan Glacial:
...Il y en a un bon nombre que vous ne croiriez pas malhonnêtes, car ils semblent francs et ils sont bons chasseurs, ne manquant de rien. Ils volent cependant, tant qu’ils le peuvent... Des deux maisons qu’avaient nos regrettés pères, les Esquimaux n’ont laissé que les murs. Tout le reste fut emporté. Ils ont arraché jusqu’au moindre clou. Le fer, un bout de fer, pensez donc! Ils iront le chercher à n’importe quelle distance, et au prix de tous les efforts. Ils renverseraient une maison pour prendre le fer qu’ils sauraient être dans les fondements. Mettez dans la maçonnerie de votre cheminée un morceau de fer pour tenir votre crémaillère: nos gaillards, en votre absence, démoliront la cheminée, pour se l’approprier...
Tant pis également pour les caches laissées en route, fussent-elles la propriété de la plus terrible des gendarmeries. Ils pillent sans merci tout ce qu’ils flairent...»
Les mauvais Esquimaux ne reculent pas devant le meurtre pour satisfaire cette cupidité.
Et ils emploient, à frapper leur victime, la froide adresse apprise dans les longues heures d’affût et de ruse, au bout desquelles ils parviennent à harponner le morse farouche. Ils savent attendre et patienter. Le moment venu, ils portent le coup fatal, dans le dos toujours.
Livingstone, officier de la Baie d’Hudson, venu pour établir des relations commerciales avec eux, fut acculé par leur perfidie sur un îlot du delta du Mackenzie, où son escorte fut exterminée. Franklin, Richardson, Puller et Hooper se dirent menacés du même sort, dans les mêmes parages, et ne durent leur salut qu’à leur nombre et à la terreur qu’inspirèrent les détonations de leurs armes à feu. En 1912, Street et Radford tombaient sous les poignards esquimaux, à l’est du golfe du Couronnement. Et combien d’autres explorateurs, dont ni les corps, ni les vaisseaux ne furent jamais retrouvés, ont été leurs victimes!
L’orgueil, le vol, le mensonge, le goût de l’homicide, ajoutons l’immoralité, ne seraient cependant pas les plus grands obstacles à l’évangélisation des sauvages riverains de la mer Glaciale. La barrière jusqu’ici infranchissable a été la superstition, avec la sorcellerie.
Le Père Frapsauce résume ainsi, en le complétant, ce qu’en bien et en mal nous venons de dire des Esquimaux: