Aux glaces polaires: Indiens et esquimaux
Le résultat de ma tournée de 1862, dit le prélat, fut de me convaincre davantage que des visites passagères ne produisent que peu ou point de fruit, et que les sauvages ne viendraient plus en nombre et n’amèneraient plus leurs familles du fond des bois aussi longtemps qu’ils ne pourraient compter sur plus de soins.
Dans l’espoir de reprendre le terrain perdu, les missionnaires tâchèrent à se dépenser encore davantage lors de leur voyage annuel; mais l’ivraie reprenait le dessus, pendant les mois d’absence du semeur de la vérité.
Enfin, en 1875, Mgr Faraud fut en mesure de donner à Notre-Dame des Sept-Douleurs des missionnaires résidents. La conversion définitive de la tribu fut ainsi assurée.
Les Mangeurs de Caribous se glorifient d’avoir donné à l’Eglise deux grands chefs de la prière—Yaltri Néthé—Mgr Pascal et Mgr Breynat.
⁂
Mgr Albert Pascal (1848-1920)
Enfant du Vivarais, Mgr Pascal est né à Saint-Genest-de-Beauzon (Ardèche), le 3 août 1848.
Nous avons dit comment Mgr Clut vint le prendre, simple tonsuré, au grand séminaire de Viviers, en 1870. Il suivit immédiatement, sans revoir son foyer, relictis retibus et patre, l’évêque du Mackenzie. Vingt et un ans plus tard, lorsqu’il revint à Viviers pour recevoir la consécration épiscopale, M. Desmartin, son ancien professeur, répéta, à la table du banquet, les paroles que lui avait dites, en s’embarquant, l’aspirant missionnaire:
J’ai considéré qu’il y a beaucoup de prêtres en France, et qu’il y a des peuples sans nombre qui ne connaissent point Jésus-Christ. Il serait dur pour mon cœur de ne pas contribuer pour ma part à étendre le règne du divin Maître. Je sais que je vais causer un chagrin mortel à ma mère, mais elle a la foi; elle sait que nous nous reverrons au ciel: mon sacrifice est fait; je ne la reverrai plus ici-bas. Je pars en prenant Dieu pour père, la Très Sainte Vierge pour mère, Mgr Clut pour directeur, et les sauvages pour mes frères.
De 1870 à 1873, l’abbé Pascal fit son cours théologique à Montréal. Il y fut ordonné prêtre, le 1er novembre 1873.
En juillet suivant, il débarqua à la Nativité.
De 1875 à 1881, il fut le missionnaire de Notre-Dame des Sept-Douleurs.
Mgr Clut, qui remettait au Père Pascal sauvages et logis, nous dit ce que trouva, au Fond-du-Lac, le jeune apôtre:
Bien des désordres régnaient parmi les Mangeurs de Caribous: séparation d’époux, concubinages, négligence à s’approcher des sacrements, abandon de la prière, mariages non bénits, excommuniés incorrigibles, païens obstinés, etc...
Le logis était le «semblant de maison-chapelle» bâtie, en 1855, par le Père Grollier, et qui avait abrité tous les missionnaires passagers:
La hutte a 27 pieds sur 17, continue Mgr Clut. La chapelle est assez grande pour contenir un petit autel, le célébrant et deux servants. Lorsque la porte en est ouverte, l’unique salle sert de nef. Cette hutte est éclairée par neuf petites vitres et deux châssis en parchemin. Une alcôve noire sert de chambre au missionnaire. L’édifice est fait en pièces de bois superposées et dont les joints sont enduits de boue en guise de mortier. Les murs ont une hauteur de six pieds. Ils sont maintenus entre eux par des sablières informes que je touche de la tête. Aussi ne puis-je porter la mitre que dans les intervalles des solives, ou leur faire de profondes révérences, plus ou moins liturgiques, quand je passe sous elles. Point de plafond. Des perches allant des murs au faîte, et recouvertes d’écorce de sapin et de boue forment la voûte: voûte pour le nom, car l’eau du dégel et des pluies passe entièrement à travers. Mais, me dira-t-on, c’est réellement trop pauvre et trop misérable. Oui, c’est vrai, et cependant j’en suis content, et je serais heureux d’être si bien partout où je passe, en visitant nos petites missions, où le missionnaire ne demeure point à poste fixe.[42]
Le Père Pascal était à poste fixe, dans cette hutte, qu’il ne devait remplacer—et par quelle autre hutte!—que deux ans plus tard.
Il écrivit un jour à Mgr Clut:
Est-il sur la terre un pays plus solitaire que ce Fond-du-Lac? C’est comme le bout du monde. Il n’y a ici aucun écho. Enfermé dans un misérable château, je coule ici des jours sous toutes les formes. Heureusement que j’ai avec moi le Très Saint-Sacrement et l’image bénie de Notre-Dame de Lourdes. Sans cela je me croirais au rang des prisonniers. Ce n’est pas que je m’ennuie, car le travail ne manque pas. Je veux seulement vous dire que la solitude sera toujours ici, ce me semble, la compagne du missionnaire. Je prends mon sort avec gaieté de cœur et je chante, je chante, si bien que je crains parfois que le bruit de ma voix ne vienne à disloquer la toiture de ma maison, déjà pas mal penchée...
Deux fois par an, en raquette l’hiver, en canot l’été, le missionnaire de Notre-Dame des Sept-Douleurs s’acheminait vers la Nativité, à 280 kilomètres, pour faire sa retraite et sa confession annuelles:
«—J’avais le temps de faire mon examen de conscience en allant, remarque-t-il, et ma pénitence en revenant.»
Telles furent les seules trêves à sa solitude de sept années.
Mais, seul, l’était-il vraiment? Le missionnaire est-il jamais seul? Le divin Solitaire ne demeure-t-il pas avec lui? Chacun de ceux qui s’isolent, pour le salut des âmes, témoignerait que les consolations de sa vie commune avec Notre-Seigneur suffiraient à prouver la présence de Jésus dans la Sainte Eucharistie.
Cette impression se grava si fortement dans l’âme du Père Pascal, à Notre-Dame des Sept-Douleurs, que dans les sermons ou les conférences qu’il fit ensuite sur les missions du Mackenzie, il omit rarement de parler de ce cœur-à-cœur de Jésus-Hostie et de son prêtre s’immolant tous deux sur l’autel du même Gethsémani.
Le bulletin d’une congrégation religieuse rapportait récemment encore les paroles du prélat, évoquant sa vie de missionnaire:
Un jour, l’isolement dans lequel j’étais plongé se fit sentir d’une manière écrasante. Tout devint si sombre pour moi, que l’âme pleine d’angoisses, et n’en pouvant plus, j’allai me prosterner dans la petite chapelle. Là, la tête appuyée sur l’autel, absolument seul avec Jésus vivant pour moi dans cette étroite prison, je lui parlai, comme un ami à son ami; je lui confiai mes troubles, mes lassitudes, mes tristesses... On dit parfois que le bon Dieu ne parle pas. Mais si, il parle! Sans doute ses paroles ne se formulent pas en sons articulés, entendus de nos oreilles; mais elles s’impriment dans l’âme en lumières, en mouvements, en convictions, en résolutions d’agir, de se dépenser sans hésitation et sans calcul. Combien promptes et claires furent, cette fois, les réponses de l’invisible Conseiller! Aussi je me relevai fort comme un lion. Le doux Captif m’avait versé ses énergies.
Les premières affections survivent à toutes les autres: loi du cœur humain, qui attache à jamais le prêtre aux âmes confiées à sa jeunesse sacerdotale. Si elles sont en même temps les filles de sa douleur, il les aimera comme sans doute doivent aimer les mères. A ces titres, les Indiens du Fond-du-Lac restèrent les Benjamins de Mgr Pascal. Ses souvenirs les revoyaient particulièrement dans cet hiver 1877-1878, où il souffrit avec eux. Des chasseurs partis à la recherche du renne tombèrent avant d’avoir pu le rejoindre. Autour de la mission ce fut le jeûne cruel. Le père voulut jeûner comme ses enfants. Combien sauva-t-il de vies au risque de la sienne, en distribuant, bouchée par bouchée, toutes ses provisions! Il fut réduit à ramasser avec le balai les poussières de viande sèche tombées sur le plancher pour se nourrir lui-même.
Les Mangeurs de Caribous rendirent bien à leur missionnaire la tendresse qu’il leur manifesta.
«—Il est vrai qu’on ne voit pas le cœur, observait l’un d’eux; mais lui, le Père Pascal, quand il nous parlait, on le voyait, son cœur.»
Un vieux métis du Fond-du-Lac, Louison Robillard, qui connut et assista, l’un après l’autre, tous les missionnaires, nous disait:
Ah, il n’était pas fier le Père Pascal. Il était pareil comme nous autres. Il prêchait si bien qu’il nous faisait aimer le bon Dieu, malgré nous. Avec ça, il savait tirer les caribous. Ça, c’est gros pour les sauvages! Des fois, il venait avec nous à la chasse. Il disait que c’était pour nous faire plaisir. Quand son caribou était assez proche, il ajustait ses lunettes, et bloum! ça déboulait! Oui, tout le monde il aimait le Père Pascal.
En 1881, il fut nommé directeur de la mission de la Nativité.
En 1890 il eut à conduire de là, à Saint-Boniface, un frère atteint de démence. Il s’égayait plus tard à redire que son malade le conduisait lui-même à l’épiscopat.
Le concile provincial de Saint-Boniface de 1888 avait demandé au Saint-Siège la division du diocèse de Saint-Albert. La partie détachée constituait le vicariat de la Saskatchewan. Comme il n’y avait pas de prêtres séculiers, il fallait choisir un Oblat. Sur la recommandation du supérieur général, le Père Pascal fut présenté comme dignissimus.
Préconisé évêque de Mosinopolis et vicaire apostolique de la Saskatchewan, il fut sacré à Viviers, le 29 juin 1891, par S. G. Mgr Bonnet.
Le vicaire apostolique continua sur un champ plus vaste sa vie de missionnaire.
Le 16 décembre 1907, le vicariat de la Saskatchewan avait atteint un tel développement qu’il était érigé en diocèse de Prince-Albert, avec Mgr Pascal comme titulaire.
En 1910, un autre vicariat fut pris à Prince-Albert: le vicariat du Keewatin, riverain de la baie d’Hudson, et qui s’étend depuis l’Ontario jusqu’au pôle Nord. On le confia à S. G. Mgr Ovide Charlebois, O. M. I., évêque de Bérénice.
Le diocèse de Prince-Albert multiplie ses œuvres avec l’intensité de la vie qui circule à travers le Nouveau-Monde; et ce fut la suprême consolation de Mgr Pascal d’aller présenter naguère au Pape, avec l’état de son Eglise, l’une des resplendissantes moissons de l’apostolat au Nord-Ouest. La maladie, contractée autrefois dans ses missions de l’Athabaska, acheva de miner le prélat, durant ce dernier voyage ad limina. Il tomba, en France, le 12 juillet 1920, désolé de n’avoir pu regagner Prince-Albert, où il désirait mourir. Son corps repose à Aix-en-Provence, au berceau même de la Congrégation des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée.
Mgr Gabriel Breynat (1867)
Mgr Gabriel-Joseph-Elie Breynat naquit à Saint-Valher-sur-Rhône (Drôme), diocèse de Valence, en 1867, le 6 octobre, dimanche de la fête de Notre-Dame du Saint-Rosaire.
Ses études classiques faites au petit séminaire de Valence, et les examens du baccalauréat passés à Lyon et à Aix, il entra au grand séminaire de Romans. Mais ce ne fut que pour peu de temps. Car il avait vu Mgr Clut, son compatriote.
Devenu Oblat de Marie Immaculée, il fut ordonné prêtre par Mgr Grouard, le 21 février 1892, à Liége, en Belgique. C’était les prémices sacerdotales du nouveau scolasticat des Oblats. L’ordinand devait être aussi le premier évêque, formé par l’Alma mater.
Le Père Breynat s’embarqua, à Liverpool, le 7 avril 1892, avec Mgr Grouard et les Pères Gouy et Dupé, destinés, comme lui, à l’Athabaska-Mackenzie.
Le 16 juin, il était à la Nativité, et vers la mi-septembre à la mission du Fond-du-Lac.
Il ne quitta Notre-Dame des Sept-Douleurs et les Mangeurs de Caribous que pour prendre les rênes du vicariat du Mackenzie, neuf ans plus tard.
Sans perdre un jour, il s’adonna à l’étude du montagnais, sous la direction savante du Père de Chambeuil.
Le Père de Chambeuil avait occupé le poste du Fond-du-Lac, seul presque toujours, depuis le départ du Père Pascal. Durant ces onze années, il n’avait pas moins souffert que son devancier.
Menu de taille, vif, martial, en dépit de rhumatismes dix fois repris, le Père de Chambeuil porte, à un demi-pouce au-dessus de sa moustache en crocs d’argent, la cicatrice valeureuse de ses randonnées sur le lac Athabaska. Il est peu de missionnaires—il n’en est pas—qui n’aient perdu la peau du nez à la bataille. Le Père de Chambeuil alla plus loin: il perdit une portion de narine. Il attribue à une intervention directe de la Sainte Vierge de ne s’être pas gelé à mort, dans ce voyage de 1888, où ses chiens périrent de froid. Ses mains et ses poignets avaient semblé d’abord inguérissables.
Dès son deuxième hiver au Fond-du-Lac, il écrivait à Mgr Clut:
J’ai souvent bien faim. C’est la seconde de mes sept douleurs, mais je n’oublie pas que Marie est ma mère, mon modèle, et que je dois être une copie.
Avec «un courage plus fort que sa santé», il poursuivit le travail du Père Pascal. Il s’attacha aux trousses de plusieurs récidivistes et de quelques excommuniés de vieille date.
Parmi les moyens secondaires de sa pieuse invention, une image d’Epinal de deux sous le servit à merveille. Comme elle représentait les flammes de l’enfer, et montrait, au milieu des damnés grimaçants, «une face qui ressemblait justement au plus vilain des revêches», le missionnaire exposa l’emblème dans la salle des sauvages, avec cette inscription montagnaise:
«Ceux qui vont en enfer font pitié.» A la grand’messe, il annonça que les noms des excommuniés seraient inscrits à la place d’honneur de ce tableau d’horreur. C’était prendre l’Indien par ses deux touches ultra-sensibles: la terreur du châtiment et la peur du ridicule. Presque tous les endurcis se convertirent.
Moins de huit mois suffirent au Père de Chambeuil pour rendre son élève digne de lui. Le laissant seul en charge des Mangeurs de Caribous, il se rendit à la Nativité, comme missionnaire de la tribu montagnaise.
Le premier courrier qui arriva de France au Père Breynat lui annonça la mort de son père, et le courrier suivant la mort de sa mère et de sa sœur. La sainte madame Breynat, après avoir lutté contre un long déchirement de l’âme, avait joyeusement embrassé l’épreuve de la séparation, au départ de Gabriel. Dieu semblait n’avoir attendu que la perfection de son sacrifice pour la couronner. Il l’appela à Lui, en la fête de Notre-Dame des Sept-Douleurs. Sa jeune fille la suivit dans la tombe, le jour de l’octave. Il ne restait à l’orphelin qu’un frère aîné, l’abbé Joseph Breynat.
Ayant appris ces deuils qui frappaient leur missionnaire, et le voyant pleurer, les Mangeurs de Caribous lui apportèrent des peaux de martres, comme honoraires de plusieurs messes pour ses chers défunts; et l’un des principaux parla au nom de tous:
—Eh bien! maintenant que tu es orphelin, tu nous aimeras encore davantage, car nous allons te servir de père et de mère!
Une consolation était arrivée en même temps que les tristes nouvelles: une lettre de Mgr Grouard, invitant l’Oblat de Notre-Dame des Sept-Douleurs à venir à la Nativité pour faire, avec la petite communauté, la retraite régulière, du 10 au 17 février.
Il fallait, pour cela, parcourir les 280 kilomètres du lac Athabaska.
Le Père Breynat fit cette première traversée d’hiver par un froid qui se tint, durant tout le voyage, entre 45 et 55 degrés centigrades au-dessous de zéro. Il avait pris pour compagnon un Indien de 18 ans, Paulazé. Un métis dévoué, Germain Mercredi, voulut cependant le conduire vingt-quatre heures, afin de lui apprendre la pratique de la raquette au long cours. Trois pitoyables chiens halaient une charge de quartiers de renne, destinés aux orphelins de la Nativité.
Dans l’intention de lui épargner le tourment des ampoules, on avait conseillé au père de s’appliquer sur les pieds une fine peau de caribou, avant de mettre ses nippes de laine et ses mocassins. Mais, par les grands froids, la moindre sueur se glace sur la chair, si une laine spongieuse ne l’absorbe aussitôt.
Dès le premier jour, il sentit comme la piqûre d’une aiguille au pied droit. Se déchaussant, il trouva le gros orteil blanchi et durci. Germain le dégela, en le frottant avec de la neige.
Le lendemain, après le départ de Germain, le missionnaire et Paulazé se relayèrent à courir devant les chiens et derrière le traîneau. Le soir, ils ne trouvèrent qu’un méchant bois de foyer, que la trop basse température empêchait de s’allumer. Les chiens dételés hurlaient de froid. Les efforts violents qu’exige la disposition d’un campement de nuit dans les neiges profondes firent crever une ampoule qui s’était formée à l’orteil affaibli, et le membre se gela de nouveau. Paulazé tâcha d’appliquer, comme l’avait fait Germain, le seul remède qui vaille: la friction de neige. Mais l’enfant se gelait lui-même les mains, tandis que le pied du malade se raidissait tout entier. Afin d’éviter un plus grand malheur, les voyageurs abandonnèrent l’opération et s’ensevelirent dans leur tranchée de neige. Des élancements continuels empêchèrent le missionnaire de dormir.
Le jour n’était pas levé qu’ils avaient depuis longtemps repris leur marche. Vers midi, ils atteignirent une loge sauvage, dressée à la pointe Caribou. Les Indiens examinèrent la plaie que leur montra le Père Breynat. Voyant la matière s’en dégager déjà, ils lui dirent qu’il ne devait plus songer à sauver son orteil. Afin de préserver le reste du pied, ils le lui enveloppèrent avec des peaux de lièvre.
Le blessé courut encore cinq jours, sentant les os se déboîter et les nerfs se contracter dans la chaleur de son lourd pansement.
Le septième soir, on parvint à la pointe de Roche, à 60 kilomètres de la Nativité, distance qui pouvait se couvrir en une seule attelée, à la condition de partir de grand matin. Mais une poudrerie se leva pendant la nuit, et il devint impossible de discerner un point de repère vers le large. Il fallut chercher un abri dans le bois, et y rester les deux jours que dura la tourmente.
Au moment de reprendre la course, le père tomba sur place: sa jambe se dérobait, comme si elle eût été arrachée. Dès le second jour du voyage, il avait déchargé les quartiers de renne, espérant se reposer sur le traîneau; mais il n’avait jamais pu y tenir au delà de quelques minutes, tellement le froid était intense. Cette fois, il n’y avait plus d’alternative. Paulazé enveloppa son infirme de toutes les couvertures, de branches de sapin, de neige; et, doucement, deux journées durant, il le carriola vers la mission.
Cependant l’anxiété était grande à la Nativité. Des sauvages, qui avaient suivi les traces du traîneau en détresse jusqu’à la pointe de Roche, et là les avaient perdues, avaient bravé la tempête, gagné la mission, et annoncé à Mgr Grouard la condition du missionnaire, qu’ils avaient apprise en passant à la pointe Caribou. «—Depuis la pointe de Roche, assuraient-ils, le père et Paulazé ont perdu leur chemin: ils se seront gelés dans la poudrerie!»
Il y avait donc trois jours que les Oblats et les Sœurs Grises étaient en alarmes et en prières, trois jours que les sauvages du fort, à la supplication de Mgr Grouard, battaient le lac, sans rien découvrir, lorsque le traîneau-ambulance fut aperçu. A le voir monter, ainsi couvert, lentement, les chiens abattus, vers le rocher d’où il l’observait, Monseigneur crut que Paulazé lui ramenait le corps inanimé de son jeune missionnaire, et déjà il éclatait en sanglots, lorsque, soulevant ses couvertures, le Père Breynat montra la tête.
—Deo gratias!, cria l’évêque.
De joie, il sautait de glaçon en glaçon, au devant du convoi. En deux temps, ses rudes bras eurent enlevé le père au traîneau et l’eurent déposé sur le plancher de la chaude maison.
On défit, avec appréhension, le bandage indien. L’orteil apparut, pendant, noir, gangrené.
—Ta, ta, ta! fit Mgr Grouard. Ce ne sera rien. On n’aura qu’à le couper. Vite, remercions le bon Dieu!
Et, joignant le geste à la parole, il alluma sa pipe, qu’il n’avait plus touchée depuis les mauvaises nouvelles.
Le Frère Ancel affila un vieux rasoir, venu là on ne sait comment, et amputa l’orteil, à la jointure du métatarse. Comme il n’y avait ni chloroforme pour endormir le patient, ni cocaïne pour lui insensibiliser le pied, on s’en passa.
Cette aventure ne devait pas empêcher le mutilé de refaire 45 fois, dont 23 à la raquette et à la course, la traversée du lac Athabaska, le temps qu’il fut le missionnaire du Fond-du-Lac.
Et depuis...?
Le pressant besoin de la mission de Notre-Dame des Sept-Douleurs était une maison-chapelle, capable de contenir la population et d’abriter moins misérablement le prêtre. La scierie mécanique de la Nativité permettait ce qui avait été impossible auparavant.
Le Père Brémond, qui fut trois mois le socius du Père Breynat, écrivait, au sujet de l’habitation construite par le Père Pascal pour remplacer la hutte du Père Grollier, et dans laquelle le Père de Chambeuil avait vécu douze ans, et le Père Breynat lui-même trois ans:
Entrez avec nous. Mais oui, vous avez raison, relevez votre soutane. Dieu! quelle saleté! Quel tas de boue! Oui, on dirait que tout le bousillage du toit est descendu! Pauvre maison! On y voit le jour de toute part. Aussi, si nous voulons être au sec quand il pleuvra, et au chaud les jours de froid, nous pouvons nous hâter de restaurer ce délabrement. Pendant trois semaines, nous voilà devenus maçons bousilleurs. Affublés d’une longue blouse, nous pétrissons de la boue avec du foin, et, armés de la truelle, nous bouchons les nombreuses crevasses du toit et des murs. Quel propre métier, cher ami! Oh, si vous aviez vu comme j’étais beau!
Le Père Breynat, avec l’aide des Frères Hémon et Leroux, bâtit la maison-chapelle désirée, sur 72 pieds de long et 22 de large. Elle suffira longtemps. Si le missionnaire continua de s’y réveiller, chaque matin d’hiver, la barbe collée à ses couvertures par le givre de sa respiration, ainsi que dans les anciennes bicoques, les sauvages venus pour Noël furent dans le ravissement. Clovis ne crut pas davantage que Reims était le vestibule du ciel.
Et la crèche donc!
Elle est faite en papier, raconte le missionnaire, imitant des rochers dont les crevasses ont reçu un peu de mousse et quelques petits sapins. L’Enfant Jésus est couché dans la grotte, sur un peu de paille. La Sainte Vierge et Saint Joseph lui sourient du haut du ciel. Mes Mangeurs de Caribous, le frère et moi, tenons la place à la fois des bergers, de l’âne et du bœuf....
Pour compléter le progrès de la maison-chapelle, il était temps de penser à un jardin.
Afin de procurer un petit secours à la mission, j’ai voulu essayer de faire un petit jardin. Mais quelle besogne! Nous n’avons ici que du sable et des roches. Il faut aller gratter dans les fentes des rochers et ramasser les quelques pouces de terre que le vent y a jetée, mêler cette terre avec de la glaise et du sable, lui confier la semence de pommes de terre; ensuite ce sera au bon Dieu de faire germer et fructifier. L’an passé, j’avais fait un premier essai, mais peu encourageant: deux fortes gelées, arrivées l’une à la mi-juin, l’autre vers la mi-août, ne m’avaient permis de récolter que le double de la semence. La place était mal choisie, me suis-je dit; prenons-en une mieux abritée du vent du Nord et plus exposée au soleil... Je vous en donnerai des nouvelles l’année prochaine. Si le succès est un peu plus heureux, le petit jardin verra grandir ses proportions chaque année, et peut-être fournira-t-il, comme dans d’autres missions, quelques choux et quelques navets: ce sera délicieux, avec le poisson! Mais... attendons.
Pas plus que ses prédécesseurs, le Père Breynat n’échappa aux famines. Il écrivait, en mai 1899, à la Sœur supérieure de la Visitation de Valence:
Vous parlerai-je de mes sauvages? Ces Mangeurs de Caribous sont d’excellents grands enfants, aimant beaucoup notre sainte religion. N’ayant presque pas eu de relations avec les Blancs, ils ont conservé leur bon naturel. Mais quelle vie de misère est la leur! Vous les auriez pris en pitié, cette année surtout. Ils ont eu tant à souffrir de la famine depuis l’automne jusqu’aujourd’hui! Le caribou, qui est leur nourriture habituelle, n’a point suivi son chemin d’autrefois. Le poisson a manqué. Heureusement qu’ici nous avions fait une bonne pêche sous la glace. Pour ma part, j’avais pris plus de 6.000 pièces, c’est-à-dire le double de ce qu’il me fallait pour la mission. J’ai eu ainsi la consolation de sauver la vie à plusieurs et de secourir presque tout le monde. C’était pitié de voir nos sauvages arriver les uns après les autres, fuyant devant la famine. Ils avaient dû marcher deux, trois jours, et plus, dans la neige, par un froid très intense, car l’hiver a été très rigoureux, quelquefois sans avoir une bouchée à se mettre sous la dent. Tous étaient plus ou moins gelés: pieds, mains, figures en portaient les marques douloureuses. Mais en arrivant ici ils oubliaient en quelque sorte leurs souffrances grâces aux petits secours que nous pouvions leur accorder, et ils s’empressaient de faire leurs dévotions pour remercier le bon Dieu de leur avoir permis de revoir une fois encore la maison de la prière.
Jusqu’ici nous n’avons connaissance que d’une victime: un pauvre enfant estropié, qui, s’étant gelé les mains et les pieds, ne pouvait plus suivre sa bande. Ses compagnons, n’ayant pas de chiens ni assez de forces pour le traîner jusqu’ici, l’ont abandonné dans le camp, où il est mort de faim et de froid.
Au cours de la même famine le missionnaire eut le bonheur de ravir à la mort un autre enfant, abandonné en route, lui aussi. Le petit était parti avec son oncle, le vieux Gabriel, pour aller demander assistance au Père, en faveur de toute leur parenté, qui était campée à la baie Noire du lac Athabaska. Ils avaient entrepris ce trajet de quatre journées, à pied,—tous les chiens étant morts et mangés,—avec la moitié d’un brochet pour nourriture. L’oncle arriva seul à la mission, et n’eut que la force de dire qu’il avait été obligé de laisser son compagnon, à 50 kilomètres en arrière, au bord d’un bois, sous un abri de saules, avec quelques branches qu’il lui avait ramassées pour lui permettre de prolonger son feu.
Aussitôt le Père Breynat attela ses chiens et partit. Une tempête l’arrêta tout un jour. Lorsque le calme revint, il se trouva dans un dédale d’îles et de presqu’îles qui se ressemblaient, sous la blancheur uniforme de leur marteau. Il cherchait de tous côtés l’endroit, vaguement indiqué par Gabriel. Mais comment le distinguer?... Enfin, au loin dans le bleu du ciel, il voit des corbeaux monter et descendre, au-dessus du même taillis. Il en conclut que l’enfant doit être là, mort ou mourant, et il court sur les sinistres oiseaux.
C’était lui, en effet, blotti tout contre les derniers charbons, les vêtements en pièces, les dents claquantes. Pauvre petit! Il eut peine à lever un peu la tête, et à dire, avec un faible sourire de reconnaissance qui le faisait beau malgré sa maigreur:
—Ah! Je savais bien que le père ne m’aurait pas abandonné!... Oh! Père, j’ai faim... j’ai faim!
Le père lui fit boire un bouillon léger, préparé d’avance. Rassasier d’une seule fois un affamé serait le tuer: la recette est bien connue, dans le Nord. Il réchauffa les membres demi-glacés de l’enfant et le mit au milieu des fourrures, sur le traîneau. Mais, à tout moment, le petit disait:
—J’ai faim, mon Père... J’ai encore faim!
Le Père arrêtait les chiens pour faire un petit feu et dégeler le bouillon de poisson. Ainsi, de petit feu en petit feu, de bouillon en bouillon, arrivèrent-ils, le lendemain, à Notre-Dame des Sept-Douleurs.
Si l’on priait Mgr Breynat de dire quelle fut son œuvre de prédilection, lorsqu’il n’était que simple missionnaire, nous sommes assuré qu’il répondrait: «Les visites aux camps sauvages, dans les bois.»
L’Indien ne se livre entièrement au prêtre, et par le prêtre à Dieu, que chez lui, loin du fort-de-traite. Car, au fort, il se laisse distraire par la vente de ses pelleteries, par ses achats, par les airs civilisés qu’il s’étudie à montrer, et par une ombre de respect humain qui n’épargne même pas ces pays si inconnus de l’humanité. Aux camps des bois, se trouvent aussi des âmes qui ne verraient jamais l’homme de la prière, si l’homme de la prière ne les allait voir.
Dans le cahier-journal du Fond-du-Lac, il y a ce petit compte rendu, qui en dira aussi long que l’on voudra:
Au lendemain de la Toussaint (1895), le père partait pour une visite dans les camps sauvages, situés au nord de la mission. Il ne faisait que répondre au désir de ses enfants et tenir sa promesse. Son voyage lui prit 35 jours; et s’il eut à souffrir beaucoup du mauvais temps pour aller, il eut la consolation de faire plaisir aux pauvres sauvages, d’entendre un grand nombre de confessions, parmi lesquelles celles de bonnes vieilles qui n’avaient pu voir le père depuis longtemps, à cause de la distance, quelques premières confessions et celles de vieux retardataires qui se donnèrent au bon Dieu quand ils se virent poursuivis si loin.
Ces missions des camps sont, comme vient de l’indiquer le Père Breynat, si consolantes que le missionnaire ne regrette pas les grandes fatigues qu’elles entraînent toujours.
Une fois parmi les familles groupées pour le recevoir, il en est constitué comme le roi. Il est juge de paix, scribe, médecin. Il est prêtre surtout.
Dès son arrivée, il organise une retraite générale, dont voici le programme ordinaire: choix de la maisonnette la moins sale—si maisonnette il y a—, pour servir de chapelle; expulsion des chiens, attelages, hardes, tas de viande sèche et d’ordures. Tout l’appartement sera au bon Dieu, sauf un recoin où l’on dispose les couvertures de nuit de l’homme de la prière.
Lorsque l’autel est dressé, le tam-tam convoque le peuple à l’ouverture de la mission. Office du soir: cantique, chapelet, sermon, prière du soir et baptêmes s’il y a lieu. Office du matin: prière du matin, sainte messe, cantiques et sermon. A midi: instruction aux enfants et catéchisme pour tout le monde.
Certain jour, les exercices sont suspendus pour permettre au père d’aller voir les malades.
Tous les temps libres sont employés à entendre les confessions et à écouter les doléances.
Après quelques jours, communion quotidienne de tous ceux qui en sont jugés dignes. La plantation d’une grande croix couronne souvent le travail apostolique. Lorsque les Indiens repasseront là, ils verront cette croix, et se souviendront des instructions du père. Chaque fois ils iront prier près d’elle.
C’est presque toujours la disette de vivres qui clôt la retraite des camps. Les provisions apportées par le père ont été mangées les premières, à la table commune. Celle des sauvages épuisées à leur tour, il faut se disperser. Les chasseurs reprennent le bois, à la poursuite du gibier, et le missionnaire rentre chez lui, en jeûnant.
Parfois cette mission tant désirée et préparée depuis longtemps n’est qu’une course vaine. Le Père se met en route à l’époque convenue, et, au bout de trois jours, six jours de voyage, il trouve le camp déserté. Il comprend: la famine est arrivée, et le camp a été forcé de continuer sa marche dans la forêt, sans savoir où il s’arrêterait. La vie du missionnaire peut alors courir les plus grands dangers...
Les successeurs du Père Breynat, particulièrement les Pères Laffont, Bocquené et Riou, continuèrent cet apostolat nomade. Grâce à leurs efforts, il n’est plus un des 500 Mangeurs de Caribous du Fond-du-Lac qui ne soit fervent chrétien.
Le Père Riou, directeur actuel de la mission, trouva même le moyen de faire bénéficier ses sauvages, grands et petits, du décret libéral de Pie X sur la communion fréquente.
Les Mangeurs de Caribous savent lire l’écriture en caractères syllabiques, et cette connaissance contribue beaucoup à l’entretien de la foi éclairée. L’évêque-missionnaire dont nous parlons, comme ses devanciers, se fit leur maître d’école. Le succès dépassa son attente. Il ne trouva qu’un récalcitrant qui lui donna, du reste, ses motifs:
—Je ne veux pas apprendre à lire, moi. J’ai de l’esprit, vois-tu. Si je savais lire, on dirait que j’ai pris dans les livres ce que je raconte; tandis qu’autrement tout le monde sait que ça vient de là (montrant son front).
Pour son bouquet d’adieu, le Père Breynat reçut de ses enfants des témoignages qui lui dirent hautement les qualités de leur cœur. Nous l’avons entendu raconter, avec un plaisir touchant, la conversion de Michel le sorcier et la visite de la vieille Petite-Flèche.
Michel était un scandaleux près duquel avaient échoué tous les efforts des missionnaires. La dernière fois qu’il l’avait rencontré dans les bois, le Père Breynat avait refusé de lui toucher la main,—ce qui est le plus grand affront prévu dans l’étiquette sauvage;—et lui avait dit, en présence de tous:
—Je ne te verrai plus, puisque je vais partir pour toujours. Mais tu pourras penser que personne ne m’a fait autant de peine que toi. Tu as fait pleurer le cœur de ton père.
Quelque temps après, Michel entre à la mission, lui qui, de dédain, n’y avait jamais mis les pieds, lorsqu’il venait au fort. Il semblait tout attristé.
—Qu’y a-t-il donc, Michel? Quelqu’un est-il malade chez toi?
—C’est moi qui suis malade, Père, et qui ai le cœur pas à son aise. Depuis que je t’ai vu dans le camp, et que tu ne m’as pas touché la main, j’ai toujours devant moi tes dernières paroles. J’avais honte de moi-même. Comment! le père a été si bon pour moi, et voilà qu’il va partir avec toute sa peine! Je suis devenu comme un homme qui n’a plus d’esprit. Je n’avais plus de goût pour rien. Mes yeux se remplissaient d’eau. Quand je partais à la chasse, je pensais moins aux caribous qu’au chagrin que je t’avais fait, et je disais mon chapelet en rôdant dans les bois, pour demander à Dieu ce que je pourrais bien faire pour te faire oublier ma faute. J’étais ainsi pendant plusieurs jours, quand tout à coup il me vint à l’esprit que je ne pourrais rien faire de mieux que de me convertir et de céder enfin à toutes tes instances. Alors je partis, et me voilà. Je veux me confesser.
—Que le bon Dieu et la sainte Vierge soient loués, mon Michel: c’est bien la plus grande joie que tu pouvais me donner!
Le sorcier se confessa, avec des larmes abondantes—fait aussi rare chez les hommes que fréquent chez les femmes sauvages—; et il ajouta:
—J’ai encore quelque chose à te demander. Tu connais ma conduite; je ne mérite pas de recevoir le pain du bon Dieu; mais je vais m’appliquer à bien vivre. Laisse un petit papier pour le père qui va te remplacer, afin qu’il me permette de communier à Pâques, si je persévère jusque-là.
—En effet, mon brave, tu ne mérites pas de communier; mais tu en as besoin pour te soutenir; et je veux avoir moi-même le bonheur de te donner le pain du bon Dieu, pour la première fois. Tu vois comme j’ai confiance en toi. J’espère que je ne le regretterai pas.
Le converti protesta encore de son repentir et de ses résolutions:
—Oui, Père, c’est fini. Toutes les fois qu’on emportera les lettres d’ici, l’homme de la prière, en t’écrivant, te redira toujours: «Michel vit bien».
Le lendemain, communion fervente, longue action de grâces.
Sortant de la chapelle, il trouva son garçon de 15 ans, qui l’attendait dans la salle.
—Mon fils, lui dit-il, jusqu’ici je t’ai toujours donné le mauvais exemple; j’ai fait ceci, cela (toute la confession y repassa). Tu m’as toujours imité fidèlement. Tu vois ce que j’ai fait hier et ce matin. A ton tour, tu vas te confesser; et, à partir d’aujourd’hui, si tu ne changes pas de vie, ta chair malade je ferai (tu auras la volée). Maintenant, va chercher la viande que nous avons apportée.
Quelques instants après, le garçon arrivait avec un traîneau chargé de viande sèche de caribou.
—Tiens, prends cela, dit Michel au missionnaire. Je te le donne pour te prouver que tu m’as fait content.
La Petite-Flèche (Kkaazé) était peut-être centenaire. Comment le savoir? Elle avait recommandé à son fils de toucher la main au père, en son nom, en lui disant combien elle était désolée de ne pouvoir venir elle-même. Elle lui envoyait aussi un petit sac de viande pilée pour son voyage.
La commission fut faite ponctuellement.
Le surlendemain, surprise du missionnaire: c’est la vieille, en personne, qui pousse la porte, et qui entre, énorme, courbée sur son gourdin.
—D’où viens-tu, ma grand’mère? On m’avait dit que tu n’étais pas capable de te remuer. Et te voilà!
Elle se mit à rire, d’un rire franc, enfantin, qui épanouissait toutes les rides de son visage.
—Ah! mon petit-fils! c’est que je t’aimais beaucoup. Ça me coûtait de te laisser partir, sans te toucher la main moi-même!
—Mais, dis-moi donc comment tu t’y es prise pour venir de si loin: trois jours de grosse marche. Avais-tu des chiens?
—C’est bon, c’est bon, je vais te le raconter, dit-elle, en s’affalant d’un bloc sur le plancher, selon la mode des dames dénées, et s’appuyant sur le coude, qui lui passait à travers la manche. Quand les enfants furent partis, je restai seule avec ma fille: la Louise, tu sais. L’eau est venue à mes yeux, en pensant que je ne te reverrais plus. Ma fille, voyant combien je faisais pitié, me dit: «Mère, te voir ainsi faire pitié met mon cœur mal à l’aise. Si tu veux, nous allons essayer d’aller à la mission. Nous n’avons que deux chiens qui sont vieux et malades, et tu es bien lourde. Mais moi je suis forte: je m’attellerai avec eux, et je pense que nous pourrons nous rendre. Moi aussi je tiens fort à donner la main au petit priant, une dernière fois.» Je dis à ma fille: «C’est bon». La Louise fabrique un attelage, pendant que j’arrange les provisions. Nous voilà parties, ma fille et les chiens attelés, et moi sur le traîneau. Quand c’était difficile pour les chiens et pour ma fille, je m’aidais avec deux bâtons. Maintenant, nous voilà.
Et riant aux éclats:
—Tu vois comme je t’aime!... Mais, tu sais, moi je ne suis pas venue au fort pour voir les commerçants. Je veux me confesser. Demain tu me donneras encore le pain du bon Dieu. Et puis je m’en irai contente.
Les bulles du Père Breynat, en date du 31 juillet 1901, le nommaient évêque titulaire d’Adramyte et vicaire apostolique du Mackenzie et du Youkon.
Elles arrivèrent à Notre-Dame des Sept-Douleurs, au temps de la passe des caribous.
Après la fête de l’Epiphanie, l’évêque élu partait, à la raquette, avec son traîneau à chiens, pour Saint-Albert (1.120 kilomètres), où il arriva «comme le dernier des chrétiens», dit la chronique.
Il fut sacré à Saint-Albert, le 6 avril 1902, par Mgr Grouard, désormais vicaire apostolique de l’Athabaska, avec l’assistance de Mgr Pascal et de Mgr Clut.
La juridiction de Mgr Breynat fut démembrée, en 1908. La Mackenzie lui restait, et le Youkon devenait préfecture apostolique[43].
Le vicaire apostolique du Mackenzie n’a rien perdu de son activité de missionnaire. Acquirit vires eundo. Il voyage, selon sa devise d’évêque: Peregrinari pro Christo, voyager pour le Christ. Il évangélise les pauvres, selon sa devise d’Oblat de Marie Immaculée.
Quant à sa résidence épiscopale, il n’a pu la désigner encore, depuis 21 ans (1901-1922). A plus forte raison ignore--t-il dans laquelle de ses missions il établira peut-être un jour son trône.
En attendant, il marche. Et son honneur de pèlerin du Christ est d’être le plus souvent rencontré, en ses chemins, par les mauvais temps. C’est ce qu’on l’entend parfois appeler «les bénédictions de l’enfer».
Un ministre protestant l’a baptisé The Bishop of the Wind, l’Evêque du Vent. L’expression fit fortune. Comme naturellement, les missionnaires disséminés dans le vicariat, lorsqu’ils voient la poudrerie d’hiver ou les orages d’été déchaîner les grands lacs et les forêts, se disent:
—Monseigneur doit être en route... quelque part... Mais il arrivera... Bien sûr!
Il nous convient moins qu’à personne d’exposer les méthodes et les résultats de l’administration du vénéré prélat. Contentons-nous du petit mot de Louison Robillard, le métis du Fond-du-Lac:
—Il paraît que c’est bien arrangé, par là-bas, sur la grand rivière Mackenzie. Les voyageurs, ça dit toutes ça!
L’une des présentes consolations de Sa Grandeur est de recevoir les abjurations des protestants, commerçants et officiers du gouvernement, qui, touchés de l’esprit d’abnégation des missionnaires du Mackenzie, reconnaissent enfin que la religion, inspiratrice de tels sacrifices et mère de telles œuvres, possède les paroles de la Vie éternelle.
CHAPITRE XI
LES CASTORS
La rivière la Paix.—Les Castors.—Ravages du vandalisme et du JEU A LA MAIN.—Un sacrifié.—Le Père Tissier au fort Dunvégan.—Noyade du Frère Thouminet.—Episode de l’hiver 1870-71.—Le Père Husson naufragé.—Une relation du Père Le Treste.
La rivière la Paix, le plus large et le plus long des tributaires du fleuve Athabaska-Mackenzie, se jette dans le lac Athabaska par l’une de ses bouches, et par l’autre dans la rivière des Esclaves, suite de la rivière Athabaska. Elle est formée, à l’ouest des montagnes Rocheuses, par le confluent des rivières Parsnip et Finlay. De sa source à son embouchure, doublant par ses replis les distances géographiques, elle parcourt environ 1.440 kilomètres. Comme les fleuves de l’océan Pacifique, ses fougueux jumeaux, la rivière la Paix roule vers l’océan Glacial avec une rapidité sans trêve. Débouchant des montagnes en tourbillons bleus et écumants, par des portes qu’elle a défoncées à pic, elle tournoie d’abord aux pieds escarpés du fort Hudson’s Hope. De là, se creusant un lit profond, elle arrose le fort Saint-Jean, le fort Dunvégan, Peace River, le fort Vermillon. A Peace River, elle reçoit, du sud, les rivières Boucane et Cœur, formant avec elles un colossal damier de méandres, d’îles et de collines. A 400 kilomètres de son embouchure, elle se brise et tombe, en cataractes, dans les chutes du Vermillon.
Trois missions résidentes: Saint-Henri du fort Vermillon, Saint-Augustin de Peace River, Saint-Charles du fort Dunvégan, et deux dessertes: Saint-Pierre du fort Saint Jean, Notre-Dame des Neiges du fort Hudson’s Hope, furent les centres apostoliques principaux de la rivière la Paix. De ces postes, le missionnaire visitait les divers groupes indiens.
Bien que la rivière la Paix ressortisse aux conditions climatériques subarctiques, et que les hivers y soient d’une grande rigueur, les saisons tempérées y sont plus durables qu’en toute autre partie des vicariats Athabaska-Mackenzie. Plus les terres gagnent vers les montagnes Rocheuses, plus les grasses prairies alternent avec les riches forêts. Le chinouk, vent chaud de l’océan Pacifique, qui souffle périodiquement durant l’hiver, retarde la formation des glaces et hâte le dégel. Les vents du nord, d’autre part, se coupent aux montagnes, qui s’infléchissent vers le nord-est.
Aujourd’hui, tant sur les plaines de la rivière la Paix que dans les bois défrichés, de vastes colonies blanches ont bâti leurs demeures et exploitent leurs fermes. Le chemin de fer longe les deux rives de la rivière, depuis Peace River, et jette ses réseaux sur l’étendue de l’ancienne sauvagerie. Le régime des privations est fini pour ces régions. Mais il est du devoir de l’histoire de ne pas oublier la vie désolée des planteurs apostoliques.
Trois nations de la race peau-rouge étaient représentées sur la rivière la Paix: la nation algonquine par des bandes de Cris, la nation huronne-iroquoise par quelques individus de Caughnawaga, venus comme engagés de la Compagnie de la Baie d’Hudson, et surtout la nation dénée par les Castors.
La tribu des Castors, dont nous nous occupons exclusivement ici, tenait plutôt la haute partie de la rivière la Paix. Il s’en trouvait au fort Vermillon; mais le grand centre de ralliement était le fort Dunvégan. C’est pourquoi la Compagnie fit de Dunvégan le chef-lieu de son district de fourrures, et l’Eglise le chef-lieu de son district d’évangélisation, dans la rivière la Paix.
Les Castors furent de nombreux et sans doute de fiers sauvages, aux temps préhistoriques. Rois du grandiose cours d’eau qui porta d’abord leur nom, ils luttèrent victorieusement, sur ses bords et sur ses ondes, contre les Montagnais de l’est et contre les Cris du sud. De guerre lasse, les chefs belligérants se réunirent, et signèrent, en échangeant le calumet, le pacte de réconciliation. L’endroit du traité fut appelé la Pointe la Paix, et la rivière des Castors devint la rivière la Paix.
Les missionnaires trouvèrent la tribu des Castors sur le versant de sa dégradation. De 6.000 qu’ils avaient été, au dire des anciens, ils s’étaient réduits à moins de 2.000. De nos jours, il ne reste des Castors que de rares vieillards et des métis, beaucoup plus cris, iroquois ou blancs que dénés.
Les causes de cette décadence sont multiples. La principale serait la pratique des unions consanguines. Les maladies honteusement apportées par des Blancs à ces tempéraments en ruine ne tardèrent pas à les livrer à la scrofule, au rachitisme, à la phtisie. Pour finir l’œuvre de ces ravages dans le sang, la destruction inepte du castor amena les famines.
Le castor, animal rongeur, dont les sauvages prirent le nom et le signe héraldique, fut jadis le pourvoyeur de la rivière la Paix. Il s’y multipliait par nations. Un quart d’heure d’affût, au bord de n’importe quel étang, de n’importe quel ruisseau, procurait à la famille du chasseur tous les repas du jour. Aussi longtemps que les Indiens Castors furent les seuls en ces lieux, avec ces bêtes, ils ne connurent pas la faim. Ils avaient la sagesse prévoyante de laisser dans chaque loge le couple qui suffisait à la repeupler. Mais de rapaces commerçants arrivèrent, et, avec eux, les Cris, les Iroquois, leurs serviteurs. Qu’importait à ces vandales de passage de ménager la race nourricière? Ils exterminaient tout animal dont la fourrure valait leur plomb. Ainsi diminuèrent et disparurent peu à peu les castors.
Restaient, et restent encore, les orignaux et les ours que l’on voit gambader sur les côtes des rivières, de juin à septembre. Mais les ours s’engourdissent, l’hiver, en des retraites presque introuvables; et les loups dispersent souvent les orignaux. Par ailleurs, il n’y a pas de poissons dans la rivière la Paix, ni dans ses affluents.
Les missionnaires rapportent aussi à la frénisie du jeu à la main, la déchéance de la tribu des Castors.
Le jeu à la main est la grande, l’universelle passion sportive des Indiens du Nord, passion tellement invétérée que les missionnaires, après l’avoir longtemps attaquée, ont renoncé à l’extirper jamais. Ils se bornent à obtenir de leurs fidèles qu’ils n’y attachent plus les superstitions dont le jeu à la main était le rite social, qu’ils se contentent de séances modérées, et qu’ils ne mettent que des bagatelles à l’enjeu.
Autrefois, les sauvages jouaient, dans ce Monte-Carlo, tout leur avoir, jusqu’à leurs femmes et leurs enfants. Un Cris et un Sauteux jouèrent leur propre scalpe. Ayant perdu tour à tour, ils se coupèrent l’un à l’autre le vivant trophée. Mgr Grouard ne fut pas peu surpris, un jour, de voir son fusil saisi par un Montagnais, qui l’avais mis en gage, après avoir perdu sa chemise.
La mourre, la morra, donnerait quelque idée du jeu à la main.
Les joueurs se placent, en lignes adverses et face à face, à genoux, assis sur leurs talons, corps contre corps, les mains dissimulées et communiquant derrière les dos, ou sous une peau étendue devant eux. Au signal, l’agitation commence. Des tambourins, maniés par des assistants, frappent en coups rythmés et de plus en plus accélérés. L’un des camps détient un osselet. L’osselet se trouve dans l’une des mains. Au chef de file des adversaires de deviner laquelle. Dans le but de dérouter l’inquisition, toutes les mains, tous les bras, tous les bustes du camp opérateur sont entrés en mouvement. Tout cela se croise, se lève, s’abaisse, se penche, se redresse, se renverse, en spasmes et saccades si rapides qu’un centième de seconde ne fixerait pas le groupe sur la plaque photographique. Des hurlements, vocalisés sur les airs de guerre que battent les tambourins, se précipitent en sauvage crescendo, de concert avec les trépidations des membres, des torses, des têtes. Dardés sur l’adversaire, comme pour le méduser, on dirait que les yeux de chacun vont éclater dans leurs orbites. La sueur inonde les habits et détrempe la terre. Les spectateurs, pris dans l’exaltation commune, dansent, gesticulent, grimacent, vocifèrent, à l’unisson des lutteurs et des tambourins. Incroyable la promptitude avec laquelle le devineur arrête la sarabande, en désignant d’un geste convenu, imperceptible aux profanes, celle de ces dix, vingt, trente mains qui étreint l’osselet, et les force à s’ouvrir toutes ensemble, en preuve qu’on ne l’a point dupé. S’il a dit juste, les arrhes et le jeu changent de côté. S’il s’est trompé, les vainqueurs recommencent dans le vacarme redoublé. Le spectacle est affreux. Il devait être diabolique, au temps du paganisme.
Les Castors passaient, à leur rage furieuse du jeu à la main, des jours, des nuits, sur la neige comme sous la pluie. La partie achevée, ils tombaient, exténués. De tente pour s’abriter, de vêtements pour se défendre contre le froid, ils étaient presque dépourvus, car les femmes, aussi passionnées que les hommes pour la morra indienne, avaient assisté à la joute, n’ayant garde de coudre les peaux de la loge, ni de raccommoder les hardes du ménage. Comme leurs hommes, elles s’endormaient, insouciantes, à la belle étoile. La grippe, la pneumonie n’avaient qu’à prendre.
Le Père Faraud fut le premier des Oblats à visiter les Castors. Il écrivit ses impressions à Mgr Taché, dès son troisième voyage, en 1860:
...Les Castors m’avaient fait demander à maintes reprises. Ils disaient mourir de chagrin d’être sans cesse privés de la présence du prêtre qui devait les instruire et leur ouvrir la porte du ciel. Je m’étais donc figuré qu’il n’y avait qu’à se présenter et que tout était fait. Il en a été, certes, bien autrement. Le Castor a un caractère double et lâche. Dès la première semaine, il faut leur rendre justice, ils se sont montrés zélés pour apprendre leurs prières; pourtant, cela ne les empêchait pas de jouer à la main et de faire de la sorcellerie, toute la nuit... Je les avertis d’apporter leurs enfants au baptême. Ils me répondirent qu’ils ne le voulaient pas, parce que, leurs enfants une fois baptisés, ils ne pourraient plus faire de la médecine sur eux, et qu’ils mourraient tous. Ainsi, voilà une tribu entière qui dit vouloir être chrétienne et qui refuse de passer par la porte du christianisme, le baptême... L’œuvre de la conversion de ce peuple sera donc un long travail. Que de tristes nuits cette pensée m’a apportées! Les Castors sont si peu nombreux, leur bonne volonté est si faible, nos ressources sont si bornées... Pourrons-nous jamais nous fixer parmi eux? Ne faudra-t-il pas abandonner cette tribu à son sens réprouvé?...
Malgré le peu d’espoir de recueillir une moisson, le Père Faraud, devenu vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie, sacrifia aux Castors la vie d’un missionnaire plein de jeunesse, de zèle et de santé: le Père Tissier. Il fut l’installer lui-même, au fort Dunvégan, en 1866. Tous deux retournèrent à la Nativité, pour attendre le sacre de Mgr Clut, en 1867.
L’automne même de 1867, le Père Tissier se rendit à son poste de la mission Saint-Charles. Il y demeura jusqu’en 1883.
De ces seize années, il passa les treize premières dans l’isolement. De prêtres, il ne vit que le Père Collignon trois fois, et le Père Lacombe une fois, en de rapides visites qu’ils lui firent, par charité fraternelle.
Le seul ami qu’on put lui envoyer fut le Frère Thouminet.
Ancien soldat, religieux modèle, le Frère Thouminet était la ponctualité même, jointe à la bravoure, dans les soins de la mission, comme dans le soin de la perfection de son âme. Mais ses jours devaient bientôt finir. Arrivé au fort Dunvégan en 1877, il se noya le 18 août 1880, dans une anse de la rivière la Paix, en cherchant un instrument qu’il croyait avoir perdu. Il dut glisser dans l’eau, avec un pan de grève.
Le premier compagnon prêtre du Père Tissier fut le Père Le Doussal. Il n’y passa que l’année 1880-1881. Mais il souffrit assez pour écrire:
«Ici, c’est l’étable de Bethléem. J’ai vu le fort Providence, le Grand Lac des Esclaves, le lac Athabaska, le fort Vermillon: rien n’approche du dénuement que j’ai trouvé à Dunvégan.»
Le Père Tissier quitta ce dénuement en 1883, le laissant aux Pères Husson et Grouard, ses successeurs. Il était forcé d’aller chercher à Saint-Boniface, hôpital le plus voisin alors (3.000 kilomètres), le soulagement d’une infirmité horrible, qu’il avait contractée en poussant la traîne. Il emportait de Dunvégan l’affection et les regrets de tous les sauvages.
Le Père Tissier n’a point écrit. Il l’aurait pu. Il l’aurait dû. Il préféra ensevelir dans le silence de son âme et la mémoire de Dieu ses souffrances avec ses mérites. L’une de ses épreuves, toutefois, est parvenue à la connaissance de plusieurs. Il nous a permis de la raconter, après nous l’avoir lui-même redite.
L’hiver 1870-1871 fut universellement rigoureux, en Amérique comme en Europe; mais le froid éprouvé par les soldats de la guerre franco-prussienne eût encore semblé un doux printemps, à côté de celui de notre Extrême-Nord. Quelques jours avant le 25 décembre 1870, le Père Tissier, qui manquait de vin de messe depuis plusieurs semaines, voulut échapper à la douleur de passer la fête de Noël avec les sauvages, sans pouvoir leur célébrer les saints mystères, et se mit en route pour prendre son approvisionnement bisannuel, laissé en panne, ainsi qu’il en arrivait presque toujours, sur un rivage de la rivière la Paix. Cette fois, c’était à 600 kilomètres en deçà de Dunvégan, à la pointe Carcajou, que le convoi de ravitaillement avait rencontré les glaces et abandonné le transport.
Deux chiens tiraient du collier le traîneau, que le père poussait avec un bâton. Un employé de la Compagnie et son équipage allaient du même pas chercher les effets des commerçants, mêlés à ceux de la mission. Le voyage se fit en douze jours, sans incidents notables.
En déblayant la cache, le compagnon du missionnaire lui écrasa le gros orteil avec une pièce de bois. Le blessé eut à marcher quand même, en poussant toujours son traîneau chargé.
Par malheur, une fausse glace se rencontra, formée sur la vieille, à la suite d’une vague de vent chinouk, et céda sous le poids: les voyageurs tombèrent à l’eau. Les pieds du père se gelèrent. Il restait trois jours de marche pour rejoindre le premier campement de Cris que l’on connût, au confluent de la rivière Bataille et de la rivière la Paix.
Ces Indiens, bons catholiques, accueillirent cordialement le missionnaire.
L’orteil meurtri était bleu-noir, et la chair des autres commençait à se décomposer. Le père voulut couper le tout; mais les sauvages l’en empêchèrent:
—Si tu fais cela avec nos mauvais couteaux, tu es un homme mort, lui dirent-ils. Nous n’avons rien pour guérir la plaie qui en résulterait, et bientôt le poison monterait dans ton corps. Laisse-nous te soigner, comme nous l’entendrons.
Ce disant, ils détachaient la sous-écorce d’un sapin rouge, pour la faire bouillir. Par les lavages et les compresses répétés de cette décoction, ils lui sauvèrent les pieds, et probablement la vie.
Réduit à l’impossibilité de se tenir debout pour plusieurs mois, le père congédia l’engagé de la Compagnie qui s’offrait à l’assister, et s’installa avec les Cris, dans une tente de famille, à la place que ses infirmiers lui assignèrent, sur la peau de bête commune.
Il n’était pas là de trois semaines que la famine arriva. Les orignaux fuyaient, et les lièvres avaient déserté le pays. Pas une bouchée de réserve dans le camp. Les provisions, amenées de la pointe Carcajou et destinées à soutenir le missionnaire pendant deux ans, y passèrent d’abord; puis tout ce qui pouvait se manger des peaux et des vêtements. Les plus faibles râlaient autour des foyers, que les plus résistants pouvaient à peine entretenir encore. Une femme en vint à l’extrémité. Le prêtre lui donna, de son grabat, l’absolution suprême, et la prépara à paraître devant Dieu, n’ayant guère la force d’articuler les prières plus que l’agonisante elle-même.
—Père, dirent les Indiens, quand elle sera morte, nous permettras-tu de la manger?
—Oui, répondit-il.
En lui-même, il ne put se défendre de penser: «Aurai-je le courage d’en refuser ma part!»
Mais cette résolution de désespoir—que comprendront tous ceux qui ont eu faim—n’eut pas à s’accomplir. La Providence entendit les supplications de ses enfants. Le même jour, au moment où les derniers chasseurs, qui avaient pu avancer encore un peu dans le bois, se couchaient pour attendre la mort, ils entendirent une lointaine détonation. Ils rampèrent dans la direction en tirant eux-mêmes des coups de fusil. Les hôtes invisibles de la forêt répondirent enfin et s’approchèrent. O bonheur! C’était un groupe de Cris, qui venaient d’abattre quatre orignaux. L’abondance embrassait la misère.
—Le père est avec nous; il est malade; il se meurt, là-bas, dirent aussitôt les affamés!
—Le père! Allons vite le chercher, et, avec lui, vos femmes, vos enfants, vos vieillards!
Les secours furent promptement portés à la rivière Bataille, et tous les faméliques conduits à même les dépouilles de la chasse.
Remis sur pied, le missionnaire put reprendre la raquette. Il arriva au fort Dunvégan, le Samedi Saint.
La détresse du Père Tissier, en cet hiver, rappelle celle d’un autre apôtre des Castors, le Père Husson, en juillet 1880[44].
Le Père Husson retournait du lac Athabaska au fort Vermillon, sa résidence, en compagnie du Frère Reygnier et de deux serviteurs indiens. Avec bon vent en poupe et fin gibier au bout du fusil, ramant tous quatre et chantant leur gaieté, ils remontaient la rivière la Paix. A mi-chemin, comme ils se reposaient sur le rivage, le canot, mal assujetti, se détacha et partit, sous leurs yeux, emportant les vivres, les armes, les couvertures, les ustensiles, tout, excepté une hache qu’ils avaient pris, sans savoir pourquoi, en sautant à terre. Ils étaient là, naufragés, en chemise, pantalon et mocassins, sans une once de victuailles, devant 240 kilomètres à parcourir, parmi les nuées de maringouins, à travers des bois inextricables, où le seul instinct des sauvages pouvait diriger la marche.
Ils mirent leur confiance en Dieu et en Marie, et s’engagèrent dans les fourrés.
Le deuxième jour, les mocassins étaient usés, et les pieds se posaient, au vif, sur les cailloux et les ronces. La faim tiraillait les estomacs. Les heures de sommeil auxquelles les affamés devaient céder transportaient leurs rêves en présence de tables chargées de festins et enivrées de symphonies; mais au moment de toucher à ces viandes et à ces coupes, ils s’éveillaient.
«—Mes guides blasphémaient Dieu, rapporte le missionnaire, incapables de comprendre comment Celui que le prêtre invoque avait pu les abandonner ainsi.»
Une pluie, qui tombe près de trois jours, les oblige à patauger dans des mares continuelles. Sur les rivières étroites, le Père Husson jette, en guise de passerelles, des arbres qu’il abat. A une large rivière qu’ils rencontrent, ils avisent une chaussée de castors: elle s’est brisée. Il faut d’abord établir un pont, du rivage à cette chaussée, qui est, elle-même, à deux pieds sous l’eau. Aidés d’un bâton, les voilà passant, l’un après l’autre, sur cette arête étroite, entre deux précipices où les vagues s’entrechoquent sourdement. Un soir, ils découvrent des pistes de chasseurs. Ils les suivent. Déception! Ces Indiens sont eux-mêmes réduits à la disette. Plusieurs n’ont rien mangé depuis une semaine. Cependant ils en tirent un grand secours: se faire traverser sur la rive droite le la rivière la Paix, et s’abréger ainsi la marche d’une journée.
Enfin, le septième jour, en loques, massacrés des moustiques, «si amaigris qu’ils se font peur l’un à l’autre», ils tombent au milieu des bons Indiens du fort Vermillon.
Mon Dieu, combien coûtent les âmes!
⁂
De toute l’histoire de la tribu des Castors, la seule relation entièrement consolante que nous ayons découverte est celle-ci, du Père Le Treste, qui fut 18 ans missionnaire au fort Dunvégan, d’où il rayonnait, par monts et par flots, sur tout le bassin de la haute rivière la Paix:
26 octobre 1894.—J’arrive d’un voyage au fort Saint-Jean. C’est la première fois que j’ai trouvé une population castor si accueillante et dans de si bonnes dispositions, et qu’ils m’ont montré qu’ils savaient qu’ils ne sont pas uniquement sur la terre pour manger de la viande d’orignal. Tout différemment des autres fois, ils n’ont fait aucune difficulté pour laisser baptiser leurs enfants. J’ai baptisé aussi cinq adultes et un vieillard. A peu près tous sont venus me voir pour me dire qu’ils priaient le grand-prêtre (l’évêque) de m’envoyer chez eux, non plus pour quelques jours, mais pour y demeurer. J’ai eu la chance également de trouver à Saint-Jean la plupart des Castors de Hudson’s Hope, dont les bonnes dispositions ne le cédaient pas à celles de leurs frères de Saint-Jean.
En 1866, Mgr Faraud avait aussi trouvé, au même fort, une consolation apostolique; mais c’était dans le champ de la mort.
Des 1800 Castors de ce poste, écrivait-il, il ne reste pas 800; et tous sont malades. On m’a assuré qu’il n’y avait pas plus de six ou sept chasseurs valides. Comme on leur avait mal indiqué l’époque de ma visite, je n’ai pas eu le chagrin de voir toutes leurs misères. Ayant appris, cependant, qu’il y en avait une quarantaine qui avaient passé l’été sur une plate-forme, au flanc des montagnes, j’escaladai la montée et, après avoir marché fort longtemps, j’en trouvai trente, couchés à l’ombre d’un saule. Ils n’avaient que la peau et les os, contraints qu’ils avaient été de disputer aux ours quelques fruits sauvages. Leurs corps étaient couverts d’ulcères creux, qui répandaient au loin une infection cadavérique. Je leur demandai s’ils désiraient le baptême:
«Nous ne vivons, me dirent-ils, que pour cela. Déjà nous serions morts depuis longtemps; mais nous avons demandé à Dieu de vivre assez pour te voir et être baptisés.»
Après une courte instruction, je les baptisai.
CHAPITRE XII
LES COUTEAUX-JAUNES
Mission Saint-Joseph du fort Résolution, et le Grand Lac des Esclaves.—Les Couteaux-Jaunes.—Le Père Dupire.—Le Père Gascon, le Priant Maigre.—Mal de neige.—Catéchiste «à la baguette».—Hospitalité canadienne.—Le Sacré-Cœur au Grand Lac des Esclaves.—La lampe du sanctuaire.—«Le martyre sans gloire.»—Mission Saint-Isidore et ferme Saint-Bruno du fort Smith.—Mission Sainte-Marie du fort Fitzgerald.—Noyade des Pères Brémond et Brohan.—Mgr Célestin Joussard.—A Saint-Sauveur de Québec.—Bloqué dans les glaces.
Avec les Couteaux-Jaunes, nous pénétrons dans les régions subarctiques politiquement inorganisées du Canada, et au sein du vicariat actuel du Mackenzie.
Mission Saint-Joseph
(Fort Résolution, Grand Lac des Esclaves)
La mission Saint-Joseph, la principale par son ancienneté, sa position géographique et le nombre de ses fidèles, se range aux côtés du fort Résolution, à gauche du delta de la rivière des Esclaves, sur la rive sud du Grand Lac des Esclaves.
Si, du seuil de la mission, le regard pouvait reculer l’horizon, qui se confond avec les flots, il parcourrait, en face, droit sur le nord, les 100 kilomètres de la plus grande largeur du Grand Lac des Esclaves. Sur le nord-ouest, vers le déversoir qui enfante le fleuve Mackenzie, il franchirait, sans heurter l’obstacle d’un rocher, un espace de 150 kilomètres. Sur le nord-est, en ligne presque directe, il plongerait, par delà le corps de cette mer intérieure, au fond d’une baie, longue à elle seule de 130 kilomètres, et tendue comme un bras vers le pôle. A l’est, l’œil s’arrêterait bientôt contre le changement total des formes et des décors. Autant les baies de l’ouest étaient régulières, larges et continues, autant les baies de l’est sont sinueuses, brisées de détroits, criblées d’îles et de mornes. A l’ouest l’uniformité, la «vastité», le champ ouvert des tempêtes; à l’est, la variété, le pittoresque, les ports de refuge.
Vingt-cinq cours d’eau connus alimentent le Grand Lac des Esclaves, sur ses 500 kilomètres de longueur. A leur débit s’ajoutent les apports d’innombrables sources sous-jacentes.
Les eaux de l’ouest, fournies surtout par la rivière des Esclaves, sont ordinairement limoneuses; les eaux de l’est, qui ne reçoivent que des rivières jaillies du roc de la Terre Stérile conservent une transparence profonde. Mais le poisson habite librement tout le sein du Baïkal canadien.
Dans les forêts riveraines de l’ouest résident les orignaux et les ours. Les savanes et les lichens de l’est revoient chaque hiver les troupeaux de rennes.
La superficie, incomplètement inexplorée du Grand Lac des Esclaves, mais estimée à quelque 27.100 kilomètres carrés, le classent cinquième parmi les bassins d’eau douce des deux Amériques. Il ne serait dépassé que par les lacs Supérieur (81.549 kmq.), Huron (61.615 kmq.), Michigan (57.731 kmq.), et de l’Ours (29.513 kmq.).
Les bords du Grand Lac des Esclaves, comme ceux de la plupart des grands lacs de l’Ouest et du Nord américains, sont de toute diversité, du nord au sud. La rive sud s’allonge en grève douce, plane et abondamment boisée. La rive nord se dresse en un chaos de roches granitiques atteignant quelquefois des proportions de montagnes, bubons figés de l’éruption terrestre, qui empêchèrent ces fonds d’anciennes mers de retourner aux océans. L’on observe, dans les rochers des rives nord, des veines de quartz qui annoncent de grandes richesses minières.
Les îles de l’est et du grand bras du Lac des Esclaves sont de même granit tourmenté. Coiffées de verdoyants sapins et chaussées de l’écume des flots, elles forment des beautés qui ne lasseront jamais.
Le Grand Lac des Esclaves, Great Slave Lake, (Le Grand Lac des Mamelles, Ttchou-T’ouè, pour les Indiens), doit son nom européen à une tribu que les premiers explorateurs, Hearne en 1772 et Pond en 1780, trouvèrent sur ses bords, et qui fut refoulée, depuis, vers le nord, à l’exception d’un petit groupe qui végète encore à l’embouchure de la rivière au Foin: la tribu des Esclaves.
Trois missions à poste fixe occupent le Grand Lac des Esclaves: Saint-Joseph du fort Résolution pour les Couteaux-Jaunes, Sainte-Anne du fort Rivière au Foin pour les Esclaves, et Saint-Michel du fort Rae pour les Plats-Côtés-de-Chiens. Leur situation formerait un triangle presque isocèle, avec le fort Rae, au fond de la baie du nord, pour sommet, et le fort Résolution et la rivière au Foin pour extrémités de base. C’est dire quelles étendues d’eau ou de glace doivent affronter les missionnaires, pour se visiter. De ces trois missions-mères, ils se dispersent par toutes les baies et par tous les bois environnants, jusqu’à l’ancien fort Reliance (mission Saint-Jean-Baptiste), fond du Grand Lac des Esclaves, à la recherche des âmes.
La mission Saint-Joseph du fort Résolution compte quelques familles Montagnaises, originaires du lac Athabaska, et quelques Plats-Côtés-de-Chiens; mais les deux tiers de sa population sont pris à la tribu des Couteaux-Jaunes.
Les Couteaux-Jaunes (Tratsan-ottinè, Gens du Cuivre) sont issus, dit leur légende, «du premier homme et d’une gelinotte qui se métamorphosa en femme pendant son sommeil». «Cette femme conduisit ses enfants dans une contrée où il y avait un métal jaune, avec lequel elle leur enseigna à faire des couteaux pour dépecer les rennes». D’où leur nom de Couteaux-Jaunes[45].
En effet, une rivière et un fleuve voisins, mais au cours opposé, prennent naissance dans la Terre Stérile, sur la ligne de faîte qui sépare le versant du Grand Lac des Esclaves du versant de l’océan Glacial; et des gisements de cuivre à fleur de sol se trouvent entre leurs sources, ainsi qu’en diverses zones de leur parcours. Le fleuve Coppermine (Mine de Cuivre) coule à l’océan Glacial, la rivière Couteau-Jaune vient tomber sur le coude du grand bras du lac des Esclaves.
Aux sources du fleuve Coppermine et le long de la rivière Couteau-Jaune, les «fils de la gelinotte» ont conservé leurs terrains de chasse; et c’est encore de ces parages qu’ils s’acheminent, deux fois l’année, vers le fort Résolution, avec leurs fourrures et leur viande de renne.
L’histoire purement religieuse des Couteaux-Jaunes a été celle d’un triomphe, du jour de 1852, où le Père Faraud l’aborda, au jour de cette page.
Le Père Faraud fut accueilli au Grand Lac des Esclaves, comme Notre-Seigneur dans l’hosanna des Rameaux. Un vieillard lui disait:
—Regarde mes cheveux blancs; mes reins affaiblis par les ans m’ont fait courber vers la terre. Souvent j’ai dit: «Fasse le Ciel que je vive assez longtemps pour voir son priant!» Le voilà. Pendant le cours de l’hiver qui vient de passer, chaque jour me paraissait un mois; et chaque soleil levant, je remerciais Dieu de revoir la lumière. J’étais malade et abattu, et je disais à mon Grand-Père (Dieu): «Quelques-uns des nôtres ont été voir le prêtre l’an passé, et le prêtre leur a dit: «Dites à vos vieillards que je leur défends de mourir, et veux les voir tous. Me laisserez-vous lui désobéir?» Dieu a écouté mes prières, et avant de me plier pour toujours, je te vois. Je sais que tu as une eau qui lave le cœur; tu ne partiras pas d’ici avant de l’avoir versée sur moi; et alors je mourrai content.
Des heures de tristesse ne manquèrent pas aux successeurs du Père Faraud; mais elles s’achevèrent toujours par la résurrection des prodigues à la grâce de leur baptême. Le ministre protestant prêcha plus de vingt ans, au fort Résolution, sans s’attacher un seul sauvage.
Au temporel, le coup d’œil sur l’étendue mobile du Grand Lac des Esclaves aura fait pressentir quelle dut être—et quelle est encore—la vie apostolique menée à Saint-Joseph.
Les missionnaires, dont tous, à l’exception des deux premiers, résidèrent à ce poste, furent les Pères Faraud, Grandin, Grollier, Eynard, Gascon, Dupire, Joussard, Brémond, Frapsauce, Mansoz, Laity, Bousso, Duport, Falaize.
Parmi ces apôtres des Couteaux-Jaunes les travailleurs des années les plus sombres et les plus longues furent les Pères Gascon et Dupire.
Du Père Dupire, franc Breton de Pontivy, l’heure ne viendra pas si tôt, espérons-le, de louer les œuvres, tant il reste vivant, aussi vivant qu’en 1877, date de son arrivée à la mission Saint-Joseph. Il va, court et vole encore, au bord du Grand Lac des Esclaves, avec l’agilité de ses vingt-cinq ans. Ses gais yeux noirs, sa voix de stentor artiste, qu’il chante ou qu’il sermonne, sa barbe ébène de poilu témoignent que les jeûnes répétés, les marches forcées dans les bois, les nuits égarées dans les poudreries du large, et les bains glacés dans les crevasses béantes ne tuent qu’à lente échéance, fussent-ils de moindre taille, les soldats du Nord.
⁂
Le Père Zéphyrin Gascon (1826-1914)
Canadien-Français de naissance, le Père Gascon était vicaire à Verchères, non loin de Montréal, en 1857, lorsqu’il entendit l’un des appels de Mgr Taché pour la cause de ses missions. Il suivit immédiatement l’évêque du Nord-Ouest, qui, le 2 juin 1859, l’envoya de Saint-Boniface au secours des chrétientés du Grand Lac des Esclaves.
Le Père Grollier, qui était allé l’année précédente à Saint-Joseph, pour être le compagnon du Père Eynard, avait à peine atteint son poste qu’il avait vu passer, sur les barges de la Compagnie, l’archidiacre protestant Hunter, en route pour les forts du fleuve Mackenzie, et que, sans balancer, il s’était précipité sur les traces du ravisseur, jusqu’à Good-Hope.
C’était en lieu et place du Père Grollier que le Père Gascon se voyait soudainement dépêché.
Comme il venait de commencer son noviciat d’Oblat, Mgr Taché nommait le Père Eynard substitut du maître des novices.
Envoyer un novice à pareille distance (900 lieues), disait-il au Père Aubert, c’est sans doute un grave inconvénient; mais, comme me l’ont fait observer mes conseillers, le Père Gascon n’est pas novice en vertu: on peut compter sur lui mieux que sur certains profès.
Le Père Gascon arriva le 12 août 1859, au Grand Lac des Esclaves.
Le 6 janvier 1861, ayant enfin trouvé le temps de faire sa retraite préparatoire, il prononça ses vœux perpétuels, aux pieds du Père Eynard. Des 512 jours qu’avait duré ce noviciat, dans le Nord, le novice en avait passé 147 en compagnie de son maître. Le reste des 16 mois, l’un et l’autre avaient parcouru les missions dépendantes de Saint-Joseph.
Ces missions étaient alors les forts de la rivière au Sel, Grande-Ile, Rae, Simpson, Liard et Halkett.
Le Père Gascon fut le premier prêtre à porter l’Evangile dans la rivière des Liards, affluent du Mackenzie. Il se rendit, en 1860, jusqu’au confluent de ces rivières, au fort Simpson, malgré l’affront de la Compagnie—ou plutôt de ses officiers locaux—qui lui refusèrent, sur les barges, un passage qu’ils octroyaient au ministre protestant. Celui-ci allait donc s’emparer des sauvages du fort des Liards. Mais le Père Gascon, hélant un canot d’écorce, avec trois hommes, s’aventura sur le Grand Lac des Esclaves, à la poursuite des barges, qu’il rejoignit au fort Simpson, le 26 août, à la stupéfaction du bourgeois et à la consternation du prédicant.
Le Père Grollier était là, venu du fort Good-Hope (960 kilomètres), afin de rencontrer son confrère et d’organiser avec lui la lutte contre l’ennemi.
Le Père Grollier était accouru sur le rivage, raconte le Père Gascon. Deo gratias, Deo gratias, me dit-il, pour me saluer; et aussitôt de se jeter à mon cou, et de m’embrasser. Les sauvages du fort des Liards sont à nous, ajouta-t-il. Oh! Quel bonheur pour moi!
Il suffit de regarder un instant le Père Grollier pour se convaincre qu’en effet il est bien heureux. Son regard qui s’anime, son front qui s’illumine, tout dit sa joie. Il aime tant les sauvages!
Le Père Gascon poursuivit aussitôt sa course jusqu’au fort des Liards, où il arriva le 4 septembre, trois jours avant le ministre: les Indiens furent donc à lui.
Trois fois, coup sur coup, il refit, afin de soutenir ses néophytes, cette randonnée de 875 kilomètres, du fort Résolution au fort des Liards.
Il voulut pousser plus loin son deuxième voyage, en faisant l’assaut du fort Halkett. Le fort Halkett, abandonné bientôt après par la Compagnie, à cause de son inaccessibilité même, centralisait les chasses de deux fragments de tribus des montagnes Rocheuses, les Sékanais et les Mauvais-Monde. Ce n’est qu’à la deuxième tentative que le Père Gascon atteignit le but. Et encore ne trouva-t-il que quelques âmes. De son premier échec, il a laissé cet aperçu:
Après avoir remonté pendant deux jours la rivière, depuis le fort des Liards, nous nous engageâmes dans la rivière du fort Halkett, appelée à bon droit rivière du Courant fort[46]. Elle est très étroite, très dangereuse, pleine de rapides. Les serviteurs de la Compagnie y montent les barges à l’aide du câble. Un de nos hommes faillit s’y noyer. Il y a là certain endroit où l’on se trouve enfermé entre quatre rochers énormes, puis un passage que l’on désigne sous le nom de Porte de l’Enfer, et non loin se trouve le Portage du Diable. Tout cela est sinistre. Chaque coup de rame produit un bruit qui, s’en allant de rocher en rocher, répercuté par des échos, fait vraiment frissonner. Arrivé au Portage du Diable, j’appris avec chagrin que les sauvages n’étaient point au fort Halkett. Il fallait rebrousser chemin. Jugez de ma douleur et de mes craintes; mais il n’y avait point à hésiter sur le parti à prendre. Il fallut que chacun commençât par faire de ses bagages un paquet qu’il pût porter sur ses épaules; puis, nous nous mîmes en route par terre. Nous avions d’abord à gravir les pentes roides de la montagne, puis à descendre des précipices affreux. Impossible de vous dire les dangers de cette route. Plusieurs fois, les cheveux se dressèrent d’épouvante sur ma tête. Je faillis tomber plusieurs fois; et toute chute eût été mortelle. Je ne vous parle pas des crampes qui me saisirent aux jambes et me firent tant souffrir. Arrivons au bord de la rivière, à un endroit où elle paraît moins dangereuse. Nous prendrons le canot, tout ira mieux. Nous y étions à peine installés tous les sept qu’un faux mouvement de nos hommes nous exposa au plus grand danger de nous noyer. Mais non, nous arriverons sains et saufs, car Dieu nous protège manifestement. Après de grandes fatigues et de nouveaux dangers, nous rentrâmes au fort des Liards.
A son retour du fort Halkett, en septembre 1862, le Père Gascon prend le fleuve Mackenzie, au fort Simpson, et le descend vers le fort Good-Hope (960 kilomètres), où l’appelle le Père Grollier. Le 7 octobre, son canot est arrêté par la glace. Il marche cinq jours, bagages sur le dos, le long des grèves. L’année suivante, il revient à Saint-Joseph.
L’endurance du Père Gascon dans les voyages, comme dans ses habitudes régulières, fit voir la somme d’efforts que peut arracher à la faiblesse d’un corps l’énergie d’une âme.
Long, délabré, semblant n’avoir que la charpente osseuse, les sauvages le qualifièrent tout de suite: le Priant maigre, Yialtri-gon. Sa digestion ne souffrait que peu de nourriture. Cinq minutes suffisaient à ses trois repas mis ensemble. Il n’avait pas souvenance que les crampes d’estomac l’eussent laissé dormir plus d’une heure par nuit. Couché vers minuit, il était debout à deux heures. De son grabat il passait à la chapelle pour «tenir compagnie à Notre-Seigneur».
Prier, travailler, souffrir sans murmurer furent toute sa vie.
Aux voyages de l’hiver, il allait invariablement à pied. Il courait, courait, sur ses raquettes, et les jours et les nuits. La mauvaise place du campement était la sienne. Astreint par sa pauvreté, autant que par la nécessité, à ne se charger que de l’indispensable, il partait souvent sans linge de rechange. Un jour qu’il n’en pouvait plus de vermine, il emprunta une vieille chemise d’un employé de la Compagnie. Il vit la sienne, en la déposant, noire, remuante. Il ne cessa cependant de se reprocher cette action comme «une faiblesse et une immortification».
Comme si le démon se fût acharné contre ce François-Xavier des Dénés, il ne rencontrait partout que mauvais pas et aventures enguignonnées; ce qui lui valut son autre nom indien: Yialtri-Douyé, Le Priant de misère.
Mais ces souffrances, les souffrances énumérées jusqu’ici dans ce livre, qui furent le compte du Père Gascon, en tant que missionnaire arctique, ne lui semblaient que douceurs, comparées à un mal dont nous n’avons encore rien dit, et qui l’épargna moins que tout autre: l’ophtalmie des neiges, le mal de neige.
Le mal de neige ne fait grâce qu’aux myopes: meilleure est la vue, plus cuisante est la blessure, chez ceux qui ne lui sont pas naturellement réfractaires. C’est le cruel présent du printemps boréal.
Dès avril, le soleil se venge de sa longue nuit, en répandant les feux de ses longues journées sur la plaine des grands lacs et des larges rivières. La réverbération des rayons contre la blancheur polie, miroitante, transforme bientôt la peau européenne en peau rouge, et la peau rouge en peau noire: l’épiderme se cuit, se sèche et tombe par écailles. Les mêmes flots de lumière envahissent les yeux; et moins d’un jour de marche à travers la fournaise glacée suffit à les enflammer comme des charbons. L’organe s’injecte de sang, sous les premières sensations de coups de lancettes. Des pustules caustiques couvrent ensuite la sclérotique, la cornée. Sur le globe, les paupières passent et repassent comme des râpes ensablées. Les muscles moteurs de l’œil communiquent leur brûlure aux muscles de la tête; et le cerveau semble se comprimer sous la torsion de tentacules féroces. On voit des sauvages se rouler de douleur sur la glace, et plusieurs rester aveugles pour la vie. Afin de se protéger, les Dénés se placent une toile sombre devant la figure, les Esquimaux s’adaptent une visière d’écorce fendue d’une ligne médiane, les Blancs recourent aux lunettes vertes; mais rien n’est entièrement à l’épreuve du mal de neige, surtout si le soleil se voile d’un nuage, qui, sans la réduire beaucoup, diffuse sa lumière, et force le regard à scruter davantage l’uniformité blanche, sans ombre ni relief, pour découvrir les chemins.
Le Père Gascon, voué par sa faiblesse générale, en même temps que par sa vue perçante et ses fréquents voyages, à l’ophtalmie des neiges, n’avait même pas les moyens de se procurer les lunettes soi-disant préservatrices, et chaque année lui ramenait la cuisante torture. Un printemps, il écrit du fort Rae:
Une heure avant mon arrivée, ma vue me refusa son service. Je fus obligé de me coucher dans le traîneau et de me résigner à souffrir. Après avoir touché la main aux sauvages, je dus faire le baptême d’un enfant en danger de mort: mais la lumière de la chandelle acheva de m’enflammer la vue. Dès lors, il fallut dire adieu à la lumière, fermer les yeux pendant deux jours et trois nuits, et me résigner au martyre. Les sauvages, souffrant de me voir souffrir, me conseillèrent de des faire suer sur de l’eau chaude dans laquelle on aurait infusé une poignée de thé. Je suivis à la lettre ce conseil.
La troisième soirée, mes yeux étaient tellement enflammés et me causaient de si grandes douleurs que je crus réellement perdre la vue. Le moindre mouvement dans la maison, le moindre courant d’air suffisait pour me causer de vives douleurs. Ne sachant que faire de mes yeux, je les fis suer une troisième fois, et ce fut avec succès. Je souffris moins les jours suivants. Ma plus grande peine a été de ne pouvoir lire l’office divin, ni offrir le saint sacrifice de la messe. Pendant plus d’un mois, j’éprouvai des élancements dans les yeux. La crainte de devenir aveugle et incapable de travailler au salut de tant d’âmes délaissées m’affecta beaucoup.
Entre ses grands voyages, le Père Gascon faisait régulièrement dix kilomètres par jour, sur le fond de baie qui séparait la mission Saint-Joseph, située alors sur l’île d’Orignal, du fort Résolution situé sur la terre ferme[47].
Emmitouflé de son cache-nez, il allait, oscillant, mais rapide, sur ses raquettes, comme à une fête. La fête était de faire le catéchisme aux enfants des engagés du fort, et aux quelques Indiens de l’endroit.
Catéchiser fut la passion du Père Gascon. Toute sa vie, il catéchisa. Il se tenait des heures au milieu des petits, avec son livre et ses images, leur triturant la doctrine chrétienne. Doué d’une voix juste et forte, il agrémentait les explications par des cantiques montagnais, dont il improvisait les airs, sur des mélopées sauvages.
Aux temps des rassemblements indiens, le printemps, l’automne et à Noël, le zèle apostolique, dont il était l’incarnation, comme le Père Grollier, se donnait plein essor. C’était, dit-on, une chose à voir. Trois fois par jour, sinon quatre, il appelait son troupeau à la maison-chapelle. Armé d’une clochette et du bâton qui ne le quittait pas, il circulait à grande allure, dans le camp, et vidait les loges. Sus aux traînards, malheur aux retardataires! Sur les échines, martin-bâton ne chômait pas.
La paroisse réunie, tout continuait «à la baguette»: chants, prédication et cher catéchisme. Il avait l’éloquence de Notre-Seigneur et de Saint-Paul, la seule vraie et habile, l’éloquence du droit au but par l’affirmation: sit sermo vester: est, est; non, non. Sa main, assistant sa parole, dispersait les distractions; et les gifles claquaient en plein sermon, comme des éclairs, sur les faces mignonnes ou flétries des coupables.
Avec cela, et pour cela, cœur d’or. La sensibilité qui le transformait en ardeur pour la gloire de Dieu, et qui l’aidait à la tâche, difficile pour un nerveux inflammable à tout choc, d’adoucir le fortiter par le suaviter, le faisait de cire devant une indigence à soulager. Les pauvres étaient ses privilégiés. Combien d’entre eux ont emporté à leurs petits enfants sa dernière bouchée de poisson ou de caribou! A l’égard de ses confrères et des voyageurs du Nord qui frappaient à sa hutte, il étalait les trésors de cette hospitalité canadienne-française, avenante, riante, unique au monde, et dont la serre chaude, transplantée de Normandie et de Vendée, s’entretient sur les bords du Saint-Laurent. L’étranger, quel qu’il soit, retrouve sa maison, sous le toit canadien. On le lui déclare sans arrière-pensée, sans fade obséquiosité: «Faites comme chez vous». La formule est invariable; elle dit tout. Le Père Gascon recevait de la sorte. Pour les «visiteurs», il y avait toujours, en petite cache, une menue grillade de vieux lard, quelques fèves, importées de longtemps, longtemps; il y avait, pour épicer le tout, la spirituelle et joyeuse humeur du pays de Québec.
En 1880, le Père Gascon, qui n’était plus qu’infirmités, dut dire adieu au Grand Lac des Esclaves et au Mackenzie.
Des trente-quatre ans qui lui restaient à vivre, il se tint encore debout et agissant pendant vingt-sept, aux missions du Manitoba. Puis son corps tomba tout entier.
Les sept dernières années se passèrent au juniorat de la Sainte Famille, à Saint-Boniface, au milieu des jeunes étudiants Oblats de Marie Immaculée. Heureux les disciples formés à l’apostolat, en présence d’un pareil modèle!
Pendant ces sept années, le vieillard missionnaire ne se coucha pas une fois: c’est dire ses souffrances. Jamais cependant on ne distingua une plainte dans les gémissements que lui arrachaient les crises multipliées. Son énergie parvenait encore à porter à l’autel ses membres paralysés. Jusqu’à deux mois avant la fin, il se leva presque chaque jour de sa chaise de douleur pour célébrer le divin sacrifice. Revenu à sa chaise, il passait le reste de la journée et de la nuit à prier et travailler. Combien précieuses devant Dieu ces prières d’un saint, blanchi au service de Lui Seul! Ses travaux étaient toujours de l’apostolat: collaboration au charmant Ami du Foyer, revue des junioristes, et lettres enflammées lancées sur le Canada et les Etats-Unis pour appeler ressources et jeunes gens à nos collèges apostoliques, noviciats, scolasticats. Il cultivait spécialement ses neveux et arrière-neveux, (sa parenté vivante se comptait à plus de trois centaines), qu’il espérait conduire au sacerdoce.
Ce n’est que la veille de sa mort que la plume, le bréviaire et le chapelet tombèrent ensemble des mains du Père Gascon.
Il partit pour le Ciel, dans la matinée du 3 janvier 1914, à l’âge de 87 ans, et, selon ses vœux, le samedi, jour de la Sainte Vierge, qu’il avait finalement servie.
⁂
Les mérites du Père Gascon et les vertus de ses continuateurs, tombant sur le terrain de la sympathique tribu des Couteaux-Jaunes, firent lever une consolante prospérité à la mission Saint-Joseph.
Depuis 1909, deux grands édifices, aux dispositions modernes, mirent leurs façades au bord des eaux du Grand Lac des Esclaves: une résidence pour les missionnaires,—bel évêché de passage de S. G. Mgr Breynat,—et un orphelinat des Sœurs Grises de la Charité. Une scierie mécanique et de petits bateaux rapides, fruit des aumônes mises en œuvre par le vicaire apostolique du Mackenzie, permettent l’exploitation des forêts et du lac. Il n’y a plus à redouter que la famine. Nous avons dit pourquoi. Mais saint Joseph, nautonier fidèle, veille à la barre.
Mission et orphelinat sont le théâtre de spectacles qui raviraient Montmartre et Paray-le-Monial. La dévotion au Sacré-Cœur, reine et centre de toutes les autres, a été l’aboutissant de tous les efforts, comme de tous les désirs. Des mains du Père Gascon, qui la convertit, la tribu des Couteaux-Jaunes passa aux mains du Père Dupire, qui l’affermit dans la foi. Le Père Mansoz, arrivé avec le nouveau siècle, prêcha le Sacré-Cœur. Le Père Duport continua. Le Père Falaize acheva. Et le Père Dupire, revenu à Saint-Joseph après huit ans de dévouement à d’autres ouailles, soutient de son ancienne autorité la dévotion au Roi d’Amour. Tous les sauvages se sont affiliés, par des confréries spéciales, aux grands foyers du Vieux-Monde, d’où rayonne le Cœur de Jésus. Ils n’omettraient pas pour un trésor, s’ils se trouvent au voisinage de leur église, la communion du premier vendredi du mois. Des trappeurs s’imposent des journées de marche afin d’être présents à la fête mensuelle du Sacré-Cœur. Plusieurs ont sacrifié des chasses et des pêches nécessaires à leur vie, confiants en la parole de Celui qui est riche envers ceux qui l’invoquent, et qui a promis de bénir toutes les entreprises. La plupart de ceux que retiennent trop souvent les distances ou la disette se sont imposé, en dédommagement, la dévotion à tous les vendredis de l’année. Chaque vendredi qu’ils passent à la mission, ils s’approchent des sacrements. Retournés au fond des bois, ils s’unissent par la communion spirituelle à Notre-Seigneur présent dans l’Eucharistie et aux heureux fidèles des grands pays dont la vie est assurée, et qu’ils se représentent allant, pleins de reconnaissance, à la Sainte Table de la chaude église, voisine de leurs maisons... Le grand nombre des bons Indiens, séduits par la divine industrie du Sacré-Cœur, qui par ses promesses en faveur des neuf premiers vendredis n’a voulu que donner à ses enfants la faim de son Corps et de son Sang—qui edunt me, adhuc esurient,—font la sainte communion fréquente ou quotidienne.
Un Montagnais du fort Résolution disait, en mourant, à sa femme:
—Je te donnerai seulement comme dernière recommandation de bien aimer le Sacré-Cœur de Jésus, et de le faire aimer par nos enfants. Ne leur apprends pas autre chose. Il n’y a pas longtemps que j’ai appris cela; mais j’ai fait ce qu’a dit le père, et j’ai vu que c’était bien vrai.
Le cahier-journal du Grand Lac des Esclaves contient cette petite note, qui, sous son humble apparence, marquerait à elle seule l’immensité de tous les progrès accomplis:
12 avril 1912.—Pour la première fois, depuis la fondation de la mission, une lampe brûle dans le sanctuaire. Cette mystérieuse lumière fait du bien au cœur. Elle nous sera l’étoile qui conduisit les Mages à la Crèche de Bethléem. Grand merci à l’âme généreuse qui nous fait ce précieux présent!
Cela veut dire que pendant soixante ans les missionnaires du Mackenzie n’eurent même pas la douceur d’offrir à Jésus sa petite lampe gardienne: l’huile eût coûté trop cher, et sa propre flamme ne l’eût pas défendue de la gelée, en ces maisons-chapelles, que les nuits transformaient en glacières, à mesure que s’éteignait le foyer de l’âtre. Cela veut dire qu’il est devenu possible de vivre assez confortablement, en des abris mieux aménagés. Cela veut dire que le missionnaire a la consolation de savoir moins seul son divin Compagnon de l’exil.
En 1864, Mgr Grandin, arrivant de sa longue visite aux missions polaires, s’agenouillait aux pieds de Pie IX, avec une supplique demandant l’autorisation de conserver le Saint-Sacrement sans lampe.
Le Pape lut attentivement toutes les raisons exposées:
—Mais, dit-il, je ne puis accorder pareille chose que dans les cas de persécution; et, grâce à Dieu, vous n’en êtes pas encore là.
—Très Saint-Père, repartit Mgr Grandin, nous ne sommes pas persécutés, c’est vrai; mais nous avons tant à souffrir! Il nous arrive souvent de ne pouvoir célébrer la messe qu’avec une seule lumière... Si vous nous enlevez le bon Dieu, que deviendrons-nous?
—Gardez le bon Dieu, répondit Pie IX, tout ému. Oui, gardez le bon Dieu.... Vous avez tant besoin de Notre-Seigneur! Mon cher évêque, dans votre vie, toute de sacrifice et de privation, vous avez le mérite du martyre, sans en avoir la gloire!
Aujourd’hui, après soixante-dix ans du «martyre sans gloire», tous les sanctuaires du Mackenzie, à l’exemple de la mission Saint-Joseph, possèdent et entretiennent leur petite lampe consolatrice.
Mission Saint-Isidore (Fort Smith)[48]
La mission Saint-Isidore du fort Smith est ensevelie sous l’éternel grondement des rapides, qui brisent la rivière des Esclaves, à mi-chemin entre le lac Athabaska et le Grand Lac des Esclaves.
Ces rapides viennent mourir brusquement au pied de la côte sablonneuse, couronnée du fort et de la mission. Ils sont les dernières entraves à la navigation, du 60° degré de latitude au pôle nord.
Comme pour profiter de la suprême liberté que la nature sauvage lui accorde, la rivière se précipite, sur 35 kilomètres d’engorgement, en trois avalanches de cascades, que l’hiver n’immobilisera jamais, et qui défieront longtemps l’ambition conçue par l’homme de les dompter.
Sur les rochers enclavés dans les précipices, on voit des pélicans, confondus avec l’écume, happer les poissons qui dévalent. C’est aussi l’aire de leurs couvées, les seules connues de la région arctique. Par les beaux jours, ils s’élèvent du sein des embruns en volées solennelles et viennent planer de leurs grandes ailes blanches frangées de soleil, sur les bois et les maisons d’alentour. Le bruit des cataractes couvre leurs cris jusque dans les hauteurs de leur vol.
Les forces hydrauliques du fort Smith mettraient en action un nombre incalculable d’usines et de fabriques. Elles seront partiellement saisies par l’industrie, à n’en point douter; elles broieront le minerai du Mackenzie; elles alimenteront de mouvement, de chaleur et de lumière une ville, des villes peut-être. Cet avenir, prévu par Mgr Breynat, le détermina à établir sur ce terrain des positions de choix: un hôpital, une école, une vaste maison pour les missionnaires.
A 32 kilomètres au nord-ouest du fort Smith, dans les prairies aux herbes salines, arrosées par la rivière au Sel, à l’abri des montagnes du Buffalo, refuge des derniers bisons libres du Canada, Monseigneur a entrepris, en 1911, au prix d’énormes sacrifices, la Ferme Saint-Bruno, dont il espère tirer plus tard une partie des ressources assurées de son vicariat.
A la tête des rapides, se trouve un petit poste qui ne fut d’abord qu’une succursale de Saint-Isidore: la mission Sainte-Marie du fort Fitzgerald[49].
La mission Sainte-Marie, la dernière en latitude nord du vicariat d’Athabaska, reçoit tous les effets du Mackenzie, et les remet à la mission Saint-Isidore, la première en latitude sud de ce vicariat. Un portage de 25 kilomètres, aménagé dans le bois, sur la gauche des rapides, relie Sainte-Marie et Saint-Isidore. Les chevaux de Mgr Breynat pourvoient au transport des barques et de leur contenu[50].
Les rapides du fort Smith engloutirent plusieurs cargaisons de nos ravitaillements, attirées par la succion du courant, plus forte que les bras qui les poussaient vers le petit port du fort Fitzgerald; et, hélas! deux jeunes missionnaires: les Pères Brémond et Brohan.
Le Père Brémond était en charge de la mission Sainte-Marie, à la tête des rapides, depuis dix ans. Dévoué, aimable, prêchant à ravir, les sauvages le chérissaient. Le Père Brohan, nouveau prêtre, arrivait du scolasticat de Liége, en route pour sa destination du Mackenzie; bâti en «homme du Nord», remarquable de savoir-faire, il promettait une belle carrière. Le dimanche 14 juin 1908, après le salut du Saint-Sacrement, sur les quatre heures, le Père Brémond, canotier très adroit, se rendit au désir de son hôte qui se disait amateur d’une expédition en pirogue d’écorce, et lui proposa de traverser la rivière des Esclaves jusqu’à un endroit de la rive droite, d’où il est possible de voir bouillonner le premier rapide. Nos touristes revenaient en chantant. Comme ils atteignaient le remous qui constitue le port, le contre-courant empoigna la proue. Le contre-coup de pagaie du Père Brémond suffisait à empêcher le canot de pivoter sur lui-même et à le relancer dans le remous; mais un mouvement nerveux du Père Brohan qui se souleva un peu fit chavirer l’esquif. Tout disparut, en un instant, sous les yeux consternés du Père Lefebvre et des Indiens. Des jeunes gens jetèrent les barques à l’eau pour le sauvetage; mais ni du canot, ni des missionnaires, on ne revit jamais une épave.
Malgré la vigilance et les travaux du Père Mansoz, son directeur actuel, la mission Saint-Isidore n’est pas encore sortie des langes de sa pauvreté. Avec ses œuvres et ses édifices, elle multiplie sa gêne. Elle n’a, pour attendre le secours des chemins de fer et des exploitations minières, forestières, que sa pêche du pied des rapides, qui est la plus précaire de tout le Nord, sa chasse aux rares orignaux, et ses patates, qu’il faut disputer aux gelées particulièrement traîtresses de la région.
La première messe du fort Smith fut célébrée par le Père Gascon, le 3 août 1876.
Le premier missionnaire résident, après en avoir été le visiteur, à la suite du Père Gascon, celui qui en connut, par conséquent, tout le pain noir, fut le Père Joussard.
⁂
Mgr Célestin Joussard (1851)
Il naquit, le 2 octobre 1851, à Saint-Michel-de-Geoirs, diocèse de Grenoble.
Mgr Clut l’ordonna prêtre, au scolasticat d’Autun, le 21 avril 1880, et l’emmena aussitôt.
Le jeune missionnaire passa l’hiver à la Nativité. Le printemps 1881, il savait le montagnais au point de prêcher seul la mission du fort Smith. De là, il se rendit au Grand Lac des Esclaves, où il fut l’assistant du Père Dupire, pendant huit ans.
Du lac des Esclaves, il revenait presque chaque année au fort Smith.
En 1888-1889, il y résida.
Du fort Smith, il fut envoyé au fort Vermillon, sur la rivière la Paix, où il ajouta à son montagnais le cris et le castor.
C’est à ce poste que, vingt ans après, le 11 mai 1909, l’Eglise le trouva pour l’investir de l’épiscopat, sous le titre d’évêque titulaire d’Arcadiopolis et de coadjuteur, avec future succession, de S. G. Mgr Grouard, vicaire apostolique d’Athabaska.
Groupe de métis Cris et de Missionnaires du fort Vermillon, en 1908
(A la droite de Mgr Grouard, Mgr Joussard, son coadjuteur)
La nouvelle lui parvint au temps de la fenaison. Il se hâta de rentrer sa récolte, afin de se rendre à Vancouver, où, à une date qui ne pouvait aisément se reculer, le Révérendissime Monseigneur A. Dontenwill, supérieur général des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée, l’attendait pour le consacrer. Il arriva presque en retard.
La cérémonie eut lieu, le 5 octobre, dans l’église du Saint-Rosaire.
Comme le pauvre élu n’avait rien d’épiscopal dans son havresac, S. G. Mgr Dontenwill lui donna l’une de ses soutanes, qui se trouva presque une fois trop large, et son plus bel anneau.
Au lendemain de la fête, Mgr Joussard partit pour le concile de Québec.
A Québec, Mgr Joussard vit les premières assises de l’auguste assemblée. Puis, comme Mgr Clut au concile du Vatican, l’ennui le prit de ses missions.
Il attendit cependant l’heure de jouir d’une consolation que lui avait promise la vieille et bonne cité française du Canada: la consolation d’assister à un triomphe du Sacré-Cœur. Les Oblats, qui, depuis le Père Durocher, avaient dirigé la paroisse Saint-Sauveur, très populeuse, et si Québecquoise, y avaient fait s’épanouir dans sa splendeur la dévotion au Sacré-Cœur. Le Père Lelièvre, directeur des hommes et jeunes gens, prépara aux Pères du concile, invités pour le 21 septembre, une manifestation générale, simplement semblable à celles qui se sont renouvelées chaque premier vendredi du mois, depuis 1905 jusqu’à nos jours, sauf que, ce soir-là, les braves ouvriers, endimanchés, furent chercher les évêques dans des carrosses de gala, et que leur procession se déroula dans les décors féeriques des rues du vieux Québec. L’église Saint-Sauveur débordait, jusqu’aux recoins de la place publique, de ces milliers d’hommes, amis du Sacré-Cœur. A entendre chanter et prier cette masse de poitrines, les prélats comprirent que le Règne du Sacré-Cœur était bien établi sur le peuple canadien, et qu’il n’avait plus qu’à rayonner de Québec sur l’immense continent. Les comptes rendus de la cérémonie rappelaient, le lendemain, les paroles d’admiration, prononcées par les Pères du Concile, à ce spectacle. Mgr Joussard s’était écrié:
«—Je puis maintenant chanter mon Nunc dimittis. Jamais je ne verrai rien de plus beau sur la terre!»
La France invitait alors l’évêque-missionnaire qui n’avait jamais revu son pays natal. Mais, loin de se rendre à cet appel, ne se donnant même pas le temps d’assister jusqu’au bout aux séances du Concile, il dit adieu à une civilisation qu’il avait si bien compté ne plus revoir, et repartit pour le fort Vermillon, où sa hache l’attendait pour abattre les sapins d’une nouvelle construction et pour bûcher le bois de chauffage de l’hiver qui venait. Chemin faisant, de par le vicariat, il écrit:
Je vous prie de croire qu’à mon arrivée au lac Wabaska, on ne m’aurait pas pris pour un évêque. Aussi le Père Batie avait peine à nous reconnaître, tellement nous étions, le Père Jaslier et moi, dans un état indescriptible. La pluie pendant six jours, des marais à rester dedans, et la dernière journée dans l’eau jusqu’à la ceinture, pendant plus d’une heure, appelant, criant qu’on vienne nous aider à traverser, et, pour bouquet, durant quatre heures de nuit, à travers des fondrières sans nom, des ponts coupés par le milieu, où mes chevaux se lançaient pour atteindre l’autre bord et s’engouffraient dans des tourbillons de vase gluante d’où il fallait les arracher, presque sans les voir. Plus d’une fois, dans ce beau voyage, les chevaux nous ont descendus de selle. Parfois même, ces pauvres bêtes s’anéantissaient tellement sous nous que, les deux pieds à terre, nous pouvions en reculant, quitter notre siège sans même toucher à la selle... Jamais, de ma vie de missionnaire, je n’ai vu pareils bourbiers, si profondes fondrières. Mais le bien se fait. On s’en donne la peine.
De Mgr Joussard, nous avons retrouvé une perle fraîche—combien plus précieuse que celle de la prairie!—dans l’amas des correspondances conservées par Mgr Clut. Nous nous permettons de reprendre cette lettre, parce qu’elle présente l’une des épreuves du lot commun des missionnaires, que nous n’avons pas décrite: l’arrêt soudain d’un esquif dans les glaces.
Le Père Joussard est au fort Smith, l’automne 1884. Les Indiens veulent le retenir parmi eux. Mais il doit partir pour sa résidence de Saint-Joseph, avec une barque contenant 112 ballots, qui viennent d’arriver aux rapides, et qui sont les effets des missions du Mackenzie pour 1885. L’hiver menace. C’est de ce voyage qu’il rend compte à Mgr Clut:
«...Il faut que je quitte mes enfants; mais mon cœur se resserre comme si de nouveau je faisais le sacrifice de la famille. Ah! c’est que je les aime ardemment mes sauvages. Et ils en sont dignes!
«La terre est déjà couverte de son blanc linceul. Le temps est froid. La neige tombe abondante. La rivière s’épaissit. Nous sommes le 13 octobre. Je pars avec trois jeunes gens, non sans me confier de toute mon âme à notre bonne Mère: car je prévois plus d’un danger... Le lendemain, notre timonier tombe malade, incapable de tenir la rame. Je prends sa place. Le temps presse. De gros glaçons, vraies banquises, se promènent déjà sur la rivière. Jour et nuit, nous nous laissons emporter au courant, car mes deux rameurs sont insignifiants pour une charge d’environ 11.200 livres, dont notre bateau déborde. Je ne crains qu’une chose: échouer en plein fleuve, sur quelqu’un des bancs de sable, nombreux à cette époque de la décroissance des eaux. Le pesant bateau, une fois plaqué sur l’écueil par le courant, résisterait à tous nos efforts; et la glace ne tarderait pas à nous y briser. Ce que je craignais, nous arriva dans les ténèbres de la troisième nuit; et, sans un secours d’en-haut, je ne sais ce qui fût advenu de nous. Voyez-nous donc au milieu de ce fleuve. Depuis longtemps nous luttons pour gagner la rive gauche, et avoir ainsi, en cas de malheur, la ressource de regagner à pied, à travers bois, notre île lointaine (l’île d’Orignal) du Grand Lac des Esclaves. Mais, malgré nos efforts, nous ne gagnons rien: le courant et les banquises nous poussent avec fureur sur la rive droite où nous attend le désert, la mort. Des glaçons, mordants comme des limes, pressent sans cesse les flancs de notre embarcation, et vont finir par les ouvrir. La nuit est profonde, et, dans les ténèbres, on n’entend que des grands bruits de glaçons qui se concassent, rompent les digues formées par leurs devanciers, et se précipitent de nouveau par avalanches. Ce fracas du large nous épouvante, quand tout à coup il retentit autour de nous. Nous nous croyons dans un vrai rapide. La glace se rue autour du bateau qui tressaille des secousses: nous sommes échoués. Le courant, continuant sa course, nous laisse ses glaces, qui s’accumulent et se dressent bientôt, au-dessus de nos têtes. Ramer est impossible: nous sommes au milieu d’un glacier. Nous mettre à l’eau serait nous faire déchirer et emporter. Force nous est donc d’attendre une éclaircie pour tenter le sauvetage. Dix minutes s’écoulent, dix minutes bien longues, pendant lesquelles ma prière monte à Marie, la suppliant de nous prendre en pitié et de venir à notre aide. Encore une tentative: nous voilà à l’eau, dans un moment que nous croyons favorable, pour dégager la barque à coups d’épaules. Elle ne remue pas d’une ligne; elle est sur le roc. Mais voici venir sur nous une banquise plus grande; si elle nous frappe, c’en est fait; nous sommes perdus! Ma prière et ma confiance en Marie redoublent avec nos efforts. C’est le succès: le bateau tourne sur lui-même, comme sur un gond; nous sautons à bord, évitons la banquise, et gagnons la rive gauche, au prix d’une heure encore de lutte contre la rivière. Nous constatâmes alors que le danger avait été plus grand que nous ne l’avions pensé; nos parois étaient usées par le frottement au point que notre bateau faisait eau de partout et qu’il allait sombrer.
«Après nous être assurés que nous étions solidement amarrés, nous nous couchons dans le bateau même, tant nous redoutons qu’il soit emporté à notre insu. Il neige à plein ciel. La glace s’amoncelle, en grinçant, autour de nous, et nous enserre comme un étau. Dans ce froid et ce vacarme, il m’est impossible de dormir. Je secoue donc mes couvertures et je vais à terre. La descente du lit est moelleuse. J’allume un feu, et j’attends, assis sur quelques branches de sapin, le jour qui ne se presse pas. A l’aurore, la rivière ne nous apparaît plus que comme une nappe solide et blanche: elle est prise par l’hiver.
«Après avoir mis en cache les marchandises, nous prenons sur le dos nos couvertures et nos vivres, et nous nous dirigeons vers le Grand Lac des Esclaves, sans raquettes, à travers le bois, les marécages et les savanes aux grandes herbes. Après deux jours de fatigues inouïes, nous arrivons à la mission Saint-Joseph, surprenant le Père Dupire, qui ne nous attendait plus.
«Voilà, Monseigneur, le récit de mon voyage du fort Smith, voyage qui ressemble un peu à ceux dont Votre Grandeur a eu si souvent la triste expérience, et où notre bonne Mère du Ciel s’est toujours montrée si fidèle à sauver le missionnaire du Mackenzie.
«Mais, dans ce voyage, et sur le chemin que nous força de prendre notre mésaventure, Dieu me ménageait la grande consolation de rendre heureux un pauvre mourant, rencontré au milieu du bois. Il n’espérait plus me voir ici-bas. Aussi, en me serrant la main, de grosses larmes roulaient sur ses joues.
«—Pourquoi pleures-tu, lui dit un de mes jeunes gens? Nous ne sommes pas maîtres de notre vie; elle appartient à Dieu.
«—Oh! c’est de bonheur que je pleure, répondit le malade! J’avais perdu l’espoir de revoir le père et de pouvoir encore me confesser, et voilà que le père me serre la main! Que je suis content! Père, écoute ce rêve que j’ai fait cette nuit. Il me semblait que j’étais tombé dans la rivière des Esclaves; j’ai voulu saisir une épave qui m’a toujours échappé: c’est la vie qui s’en va, je le vois bien, et que je ne puis saisir. Mais que la volonté de Dieu soit faite! Je t’ai vu. Je me suis confessé. C’est assez!»
«N’est-ce pas là, Monseigneur, une ample compensation aux petites misères que nous nous imposons pour nos chers Indiens?...»
CHAPITRE XIII
LES PLATS-COTÉS-DE-CHIENS
La légende.—Fort Rae et mission Saint-Michel.—Mgr Grandin chez les Plats-Côtés-de-Chiens.—Le Père Roure.—Souffrit-il de la faim?—Quelques histoires.—Célébrités de la science et du sport au fort Rae.—Superstitions et tabous.—Pauvre femme dénée!—Foi des Plats-Côtés-de-Chiens.—Pie X les aima.
Ainsi parla, en 1866, un chef Plat-Côté-de-Chien, interrogé par le missionnaire, sur l’origine de sa tribu:
Une femme Couteau-Jaune habitait seule avec ses frères, car elle n’avait point encore eu de mari. Un jour il arriva un étranger; c’était, dit-on, un bel homme. Il passa quelques jours sous la tente des Couteaux-Jaunes. Alors les frères de la femme dirent à leur sœur:
—Voici un beau déné qui t’arrive. Que ne te maries-tu avec lui?—Mariez-vous donc, leur dit-on.
Et ils s’assirent aussitôt l’un à côté de l’autre.
La nuit venue, on se coucha. Mais la femme s’étant réveillée, elle fut bien étonnée de ne plus voir son mari.
—Où peut-il être allé? se demandait-elle.
Cependant, voilà que tout à coup elle entendit un bruit insolite dans la loge, après que le feu s’y fût éteint. C’était un bruit tel que le ferait un chien en grugeant des os dans le foyer.
—Quel peut-être ce chien que j’entends ronger ainsi des os? se demanda-t-on; car il n’existait point de chien avec ces gens-là.
Vite on se lève, on rallume le feu, on cherche dans tous les recoins. Mais de chien, point.
Les habitants de la tente s’étant recouchés après cette alerte, le même bruit se renouvelle dès que l’obscurité se fait de nouveau.
—D’où vient donc ce chien qui rôde dans notre loge? Nous n’avons point de chien avec nous, se dirent les Dénés.
Alors, l’un des frères lança sa hache de pierre dans le coin d’où partait le bruit qui les épouvantait. Un cri de douleur retentit au milieu de la nuit. Vite on se lève, on attise le feu, on produit de la lumière. Et qu’aperçoit-on? Là, sur les cendres, baigné dans son sang, est un gros et beau chien noir que la hache a tué. Quant à l’étranger, il ne reparut plus jamais.
—Ah! c’était donc cet animal qui, homme durant le jour et marié à notre sœur, se métamorphosait en chien pendant la nuit, se dirent les frères Dénés! C’est un ennemi, un Eyouné (revenant, fantôme).
Ainsi pensèrent les deux frères. Aussitôt, ils chassèrent leur sœur de leur compagnie, parce qu’elle avait dormi avec le chien, le magicien ennemi, l’homme-chien. Ils furent sans pitié pour elle, afin de ne pas mourir eux-mêmes.
Elle s’installa donc loin du pays de ses pères, pleurant toute seule, dans le désert, à l’orient du territoire déné. Elle vécut là tendant des lacets aux blancs lapins des bois, et des hameçons en os ou en arêtes aux vertes truites des grands lacs.
Cependant la femme Couteau-Jaune mit au monde six petits chiens. Honteuse de son fruit, mais cependant amoureuse de sa progéniture, elle cacha ses petits dans une sacoche à coulisse, faite avec des peaux de jambes de rennes cousues ensemble.
Un jour qu’elle était allée, comme de coutume, visiter ses collets à lièvre, elle aperçut, à son retour, sur les cendres tièdes du foyer, des empreintes de petits pieds nus d’enfants.
—D’où viennent ces pistes humaines, se dit la pauvre mère? Il n’y a dans ma sacoche que mes petits chiens.
Le lendemain, le même phénomène se renouvela.
—Evidemment, ce sont mes petits qui en agissent ainsi, se dit la Couteau-Jaune. Ils sortent, de jour, pour jouer, et alors ils sont hommes comme leur père. Mais rentrés dans les ténèbres, ils redeviennent chiens. Bien! Je sais ce que je vais faire.
La pauvre mère attacha donc une longue lanière de cuir à la coulisse dont l’orifice de la sacoche était garni, et, la prenant dans sa main lorsqu’elle partit, le lendemain, pour sa course ordinaire, elle dit:
—Ah! mes petits, soyez bien sages, voilà que maman s’en va quérir des lièvres blancs pour votre repas.
Ce disant, elle partit, traînant sa lanière; mais au lieu de s’en aller, elle se blottit derrière un fourré de buissons et attendit, tremblante, que les petits chiens sortissent de leur nid sombre et chaud. Ce moment ne se fit pas attendre. Quelques instants après, elle entendit les petits chiens qui s’entre-disaient: «Maman est partie. Sortons et jouons».
Alors un petit chien mis le nez à l’air, il huma l’air de tous côtés; puis, se voyant seul, il bondit hors de la sacoche, et, à peine sur le foyer, il devint un beau petit garçon. Un autre, puis un autre, suivirent le premier, et les voilà tous les six, petits garçons et petites filles, jouant, dansant et se divertissant autour du feu central de la loge. Le cœur de la femme dénée palpitait d’émotion.
—Ah! si je puis les empêcher de rentrer de nouveau dans les ténèbres de la sacoche, se dit-elle, ils seront hommes pour toujours.
Ce disant, elle tira vivement à elle la lanière qui en fermait la coulisse; mais, avant que l’ouverture du sac eût le temps de se resserrer, trois petits enfants y avaient sauté et y étaient redevenus chiens. Quant aux trois autres, deux petits garçons et une petite fille, ils essayèrent bien aussi de se dérober à la lumière; mais ils demeurèrent hors du sac et conservèrent la nature humaine. La femme accourut alors. Elle s’empara de ses trois enfants, elle les couvrit de caresses, elle leur donna de petits vêtements blancs en peaux de lièvres tressées, et les éleva. Quant aux trois autres, qui s’étaient obstinés à redevenir chiens, elle les détruisit sans pitié.
Les deux frères devinrent très puissants par la vertu de la magie paternelle dont ils avaient hérité. Leur tente était constamment bien pourvue de viande de venaison. Alors ils pensèrent à aller visiter leurs oncles maternels, et ceux-ci ne les repoussèrent plus, comme ils avaient fait de leur mère, parce qu’ils étaient de bons chasseurs et des hommes redoutables par la magie.
Les deux frères épousèrent ensuite leur sœur et eurent un grand nombre d’enfants. Et ces enfants, c’est nous-mêmes, donc, nous les Dénés, que nos parents maternels nomment Lin-tchanrè, en souvenir de notre ancêtre, l’Homme-Chien[51].
Telle est leur légende. Elle se diversifie avec les narrateurs et les époques; mais tous se proclament les fils du chien. Depuis que la Révélation leur a appris l’histoire de l’humanité, ils conservent, en chanson de geste, les récits des aïeux, les croyant encore à demi, tant l’homme est constitué traditionaliste, quoi qu’il en veuille.
Les coureurs-des-bois traduisirent avec exactitude la dénomination indienne, Lin-tchanrè: Plats-Côtés-de-Chiens, Flancs-de-Chiens, Dogribs. Les plates-côtés sont le morceau de choix dans la boucherie sauvage; et les Plats-Côtés-de-Chiens ne pouvaient se réclamer d’une partie plus noble de l’animal que tous les Dénés tiennent pour le plus ignoble de tous, mais que la fatalité leur infligea pour père. Chien, dans leur estime, c’est encore le vil étranger, le barbare du dernier étage; Flanc-de-Chien, au contraire, c’est le palladium héraldique, le blason d’orgueil des hommes, des Dénés par excellence. Ce qu’apprenant, Louis Veuillot écrivait aux philosophes du Vieux-Monde, dans son Evêque pouilleux: «Les Plats-Côtés-de-Chiens ont la vanité de descendre d’un grand chien, comme plusieurs de nos savants ont l’humilité de remonter à un grand singe.»
Il arriva—faveur inouïe—qu’un missionnaire fut si bien trouvé à leur image et ressemblance, par le conseil des sages, qu’il reçut l’estampille de la lignée, et qu’on l’appela le Yialtri-Lintchanrè, le Priant Plat-Côté-de-Chien. Au Père Duport cet honneur. Ce qu’il en ressent de gloire! Lorsqu’il quitta la tribu, pour prendre la direction de la mission Saint-Joseph, les Plats-Côtés-de-Chiens ne cessaient d’envoyer des parlementaires au fort Résolution: