Aventures extraordinaires d'un savant russe; I. La lune
The Project Gutenberg eBook of Aventures extraordinaires d'un savant russe; I. La lune
Title: Aventures extraordinaires d'un savant russe; I. La lune
Author: Georges Le Faure
H. de Graffigny
Author of introduction, etc.: Camille Flammarion
Release date: November 8, 2006 [eBook #19738]
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif, Mireille Harmelin and the Online
Distributed Proofreading Team at http://dp.rastko.net
(Produced from images of the Bibliothèque nationale de
France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
|
Note du transcripteur: l'orthographie de l'original est conservée. Cliquez directement sur l'image si vous souhaitez l'agrandir. |
G. LE FAURE et H. DE GRAFFIGNY
Aventures Extraordinaires
D'UN SAVANT RUSSE; I. La lune
PRÉFACE DE CAMILLE FLAMMARION
400 Dessins de L. VALLET, HENRIOT, etc.
NOMBREUSES REPRODUCTIONS DE PHOTOGRAPHIES LUNAIRES, ETC., ETC.
PARIS
Edinger, ÉDITEUR, 34, RUE DE LA MONTAGNE SAINTE-GENEVIÈVE, 34,
MDCCCLXXXIX
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.
A
CAMILLE FLAMMARION
TABLE DES MATIÈRES
Notre pensée se sent en communication
latente avec ces mondes
inaccessibles.
Camille Flammarion.
Les Terres du Ciel.
L'AÉROPLANE.
PRÉFACE
A MM. G. Le Faure et H. de Graffigny
Vous me demandez si j'approuve la pensée qui a présidé à l'élaboration, des Aventures extraordinaires d'un Savant russe, c'est-à-dire à la mise au jour d'un roman scientifique, tout entier basé sur l'Astronomie.
Non seulement je l'approuve, mais encore, je vous félicite sincèrement de la voie que vous avez choisie.
Maintenant, en effet, l'Astronomie n'est plus une science qui reste inaccessible ou indifférente. Elle sort du chiffre pour devenir vivante. C'est elle qui nous touche de plus près; sans elle, nous vivrions en aveugles au milieu d'un Univers inconnu.
Nul être intelligent, nul esprit cultivé ne peut, aujourd'hui, demeurer étranger aux découvertes splendides de l'Astronomie, découvertes qui nous font vivre au sein des grandioses spectacles de la nature et nous mettent en communication directe avec les sublimes réalités de la création.
Ce n'est pas la première fois qu'on essaie d'écrire un voyage à travers l'espace. Lucien de Samosate nous a ouvert le chemin, il y a près de deux mille ans, et Cyrano de Bergerac nous a tous transportés dans ses ingénieux voyages célestes, écrits il y a deux siècles, au sein des «États et empires de la Lune et du Soleil.»
Plus récemment encore, Edgard Poë nous a raconté les aventures d'un bourgeois de Rotterdam, s'élevant en ballon jusqu'à notre satellite, et envoyant de ses nouvelles à sa bonne ville natale par un Sélénite complaisant. D'autres écrivains, très nombreux, ont suivi la même voie.
Mais, c'était l'imagination qui jouait le plus grand rôle—presque le seul—dans ces excursions idéales. Désormais, la science, plus avancée, peut servir de base solide pour de telles compositions, et, en encadrant sous une affabulation ingénieuse, les faits révélés par les merveilleuses découvertes télescopiques de notre temps, vous offrirez aux intelligences de tout âge des lectures incomparablement plus attachantes, plus instructives, plus séduisantes même, que ces romans alambiqués, cette littérature vide et malsaine jetée chaque jour en pâture à des esprits dévoyés, et qui ne laisse après elle ni vérité, ni lumière, ni satisfaction.
C'est que l'étude de l'univers exerce d'elle-même, sur tous ceux qui l'entreprennent, un charme profond et captivant. C'est qu'on éprouve d'intenses jouissances à s'élancer, sur les ailes de l'imagination, vers ces mondes qui gravitent, de concert avec nous, dans l'immensité des cieux, vers ces comètes, mystérieuses messagères de l'infini, vers ces étoiles scintillant radieuses à notre zénith.
Que de questions à résoudre dans ce parcours à travers les immensités béantes de l'espace!
Quelles sont les causes des changements produits à la surface de la Lune? Qu'est-ce que cette tache rouge, plus large que la terre, apparue sur Jupiter? Et ces canaux reliant toutes les Méditerranées de Mars entre elles, qui les a creusés? Quelle est la constitution physique de ces pâles nébuleuses, perdues au fond des cieux, et de la transparente queue des comètes? Quels mondes, quelles humanités éclairent les soleils de rubis, d'émeraude et de saphir qui constituent les systèmes d'étoiles doubles?
Que de points à élucider encore!
Que les personnes, donc, qui veulent se rendre compte, sans fatigue, de la constitution générale de l'Univers et comprendre ce que notre terre et ses habitants sont dans l'espace, vous suivent dans votre audacieuse et féconde tentative, ô vous qui avez choisi pour mission de les transporter à travers les magnifiques panoramas des Cieux. Il est doux de vivre dans la contemplation des beautés de la nature; il est agréable de planer dans les hauteurs éthérées, dans la sphère de l'esprit, d'oublier quelquefois les choses vulgaires de la vie, pour voyager quelques instants parmi les inénarrables merveilles de cet Infini dont le centre est partout, la circonférence nulle part.
Camille Flammarion.
Observatoire de Juvisy, novembre 1888.
AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR
Loin de nous la pensée de vouloir ajouter aux lignes qu'on vient de lire et d'arrêter le lecteur au seuil de cet ouvrage, maintenant que le célèbre astronome et écrivain, signataire de cette préface, lui en a ouvert la porte avec sa haute compétence et son autorité incontestée.
Mieux que nous, il a mis en lumière les points par lesquels l'œuvre présente diffère des tentatives faites; mieux que nous, il a dit,—et son affirmation vaut garantie,—que dans les Aventures extraordinaires d'un Savant russe, le lecteur soucieux des vérités scientifiques pourra, en parcourant des pages dramatiques quelquefois, spirituelles souvent, intéressantes toujours, se mettre au niveau des découvertes astronomiques dont les plus récentes ont, au courant de cette année même, stupéfié le monde savant.
Mais le point sur lequel nous voulons insister est celui-ci:
Jusqu'à ce jour, les romans plus ou moins scientifiques qui ont traité d'astronomie n'ont guère parlé que de la lune; aucun d'eux n'a conduit ses héros à travers l'ensemble des mondes célestes, sans en omettre aucun, depuis notre humble satellite, première station du voyage, jusqu'aux resplendissantes étoiles, et par delà encore, en passant par le soleil et les planètes télescopiques, moyennes ou géantes de notre système.
MM. Le Faure et de Graffigny ont entrepris cette tâche difficile et nous avons le droit d'affirmer, après M. Camille Flammarion, qu'ils l'ont menée à bien, car ils ont réussi à encadrer dans leur récit, sous une forme des plus originales, toutes les données scientifiques qu'en Astronomie il est indispensable de connaître aujourd'hui.
Deux artistes connus et aimés du public, L. Vallet et Henriot, ont concouru, avec tout l'esprit et le talent de leur crayon, à faire de ce livre une merveille d'édition qui laisse loin derrière elle ce qui a paru jusqu'à présent en publications du même ordre—nous entendons de celles destinées aux gens de goût.
Est-il besoin d'ajouter que par la forme et par le fond, cet ouvrage s'adresse à tous, aux jeunes gens amateurs d'aventures attrayantes et instructives comme aux grandes personnes que la science aimable captive.
Notre dernier mot sera pour remercier ici publiquement la haute personnalité scientifique qui a bien voulu accepter le parrainage des Aventures extraordinaires d'un Savant russe.
G. Edinger.
Aventures Extraordinaires D'UN SAVANT RUSSE
CHAPITRE PREMIER
DANS LEQUEL IL EST PARLÉ UN PEU DE MARIAGE ET BEAUCOUP DE LA LUNE.
Au dehors, il neigeait; les blancs flocons, tombant mollement et sans bruit, poudrederisaient les arbres et les toits des maisons, feutrant la chaussée d'un épais tapis sur lequel les traîneaux glissaient silencieusement.
Seules, les sonnettes des rares attelages qui passaient dans ce quartier écarté de Saint-Pétersbourg mettaient dans l'air épais un tintinnabulement joyeux, coupé parfois par le claquement sec d'un fouet.
Au dedans, un profond silence régnait, que troublaient seuls le ronflement d'un énorme poêle de faïence occupant tout le milieu de la pièce et le tic-tac monotone d'une horloge enfermée dans un cadre de bois sculpté et accrochée au mur, vis-à-vis la porte.
Dans l'embrasure de la fenêtre, enfoncée en un vaste fauteuil, une jeune fille, les mains abandonnées sur un ouvrage de broderie qu'elle avait laissé tomber sur ses genoux, rêvait.
Avec son visage pâle et d'un ovale régulier que deux grands yeux bleus, à fleur de tête, éclairaient, son nez fin et droit, aux narines roses et palpitantes, sa bouche petite et ourlée de lèvres un peu fortes peut-être, mais d'une adorable couleur purpurine, son menton bien dessiné et que creusait une mignonne fossette, ses cheveux d'un blond de lin crépelés naturellement sur le front, et tombant sur ses épaules en deux nattes longues et épaisses, réunies à l'extrémité par un ruban de soie bleue, cette jeune fille représentait dans toute sa pureté le type féminin russe.
Ses épaules étroites, sa poitrine à peine accusée, sa taille mince et flexible, ses bras un peu grêles indiquaient de seize à dix-sept ans; mais à voir son front grave et le pli qui se creusait à la commissure des lèvres, on lui en eût donné vingt.
Soudain, l'horloge sonna cinq heures; la jeune fille tressaillit, passa sa main sur ses yeux, du geste d'un dormeur qui s'éveille, et murmura:
—Cinq heures... il ne viendra plus maintenant... Mme Bakounine m'avait cependant bien promis...
Ses regards se fixèrent un moment sur la neige, dont les flocons tourbillonnaient dans l'espace et venaient mollement s'aplatir sur les vitres.
—C'est peut-être le temps qui l'a effrayé, ajouta-t-elle, cherchant ainsi à se donner à elle-même les excuses que pourrait bien invoquer le retardataire.
Ses lèvres s'avancèrent dans une moue charmante.
—Si cependant il m'aime autant qu'il l'a dit à Mme Bakounine, balbutia-t-elle, la neige ne devrait pas l'arrêter...
Comme elle achevait ces mots, une détonation violente retentit, ébranlant la maison jusqu'au plus profond de ses fondations, la secouant à croire qu'elle allait être arrachée du sol; en même temps, les vitres de la fenêtre volèrent en éclats, une crédence appuyée au mur et chargée d'instruments de toutes sortes s'abattit avec un vacarme épouvantable, jonchant le sol de débris; et de hautes bibliothèques, qui couraient le long des murs, laissèrent s'écrouler par leurs glaces brisées des montagnes de volumes.
Puis un silence profond se fit, que ne troublait même plus le tic-tac monotone de l'horloge arrêtée par la secousse. La jeune fille s'était dressée tout d'une pièce, comme mue par un ressort; mais une fois debout, elle était demeurée immobile, les deux mains appuyées au dossier du fauteuil, plutôt étonnée que véritablement effrayée, les sourcils un peu froncés et les paupières demi-closes, dans l'attitude d'une personne qui cherche à se rendre compte.
—Ce pauvre père, murmura-t-elle enfin avec un sourire, il finira par nous faire sauter pour de bon...
Et soudain, secouant ses épaules que venait geler un courant d'air froid passant par les vitres brisées, elle fit quelques pas, s'approcha d'une table et frappa sur un timbre.
Un domestique, vêtu de la chemise de laine rouge des moujiks avec son pantalon de cotonnade enfoncé dans des demi-bottes, entra aussitôt.
—Wassili, commanda la jeune fille en étendant la main vers la fenêtre, il faudrait aviser à réparer cela.
—C'est le batiouschka (petit père) qui a encore fait des siennes, grommela-t-il entre ses dents.
Puis apercevant tous les débris qui jonchaient le sol, il leva les bras au ciel dans un geste épouvanté.
—Ah! bonne sainte Vierge! exclama-t-il d'une voix que l'émotion étranglait, que va dire le batiouschka?... son beau télescope!... ses photographies!... ses lentilles!... ses lunettes!... ses livres!...
Wassili était tombé à genoux et se traînait à quatre pattes sur le tapis, s'arrêtant à chaque désastre qu'il rencontrait pour se livrer à de nouvelles lamentations.
—Wassili!... fit la jeune fille avec impatience, vite cette fenêtre... il fait un froid de loup, ici...
Le domestique se releva et sortit en courant.
Comme il venait de disparaître, une porte s'ouvrit et un nouveau personnage se précipita comme une bombe dans la pièce.
C'était un petit vieillard, ne paraissant pas plus d'une soixantaine d'années, vif, alerte, avec un visage blanc et rose, d'une allure poupine, tout auréolé d'une chevelure grise et crépelée, laissant apercevoir au sommet de la tête le crâne poli et brillant comme de l'ivoire.
Ce que l'on pouvait voir de ses vêtements, qu'un immense tablier de cuir recouvrait presque entièrement, était tout maculé, rongé, déchiqueté par les acides et les produits chimiques.
Ses mains, ses bras eux-mêmes, nus jusqu'aux coudes, avaient la peau brûlée en maints endroits.
D'une main il tenait un masque de verre fort épais, recouvert d'un grillage en fils d'acier aux mailles serrées, de l'autre il brandissait un tube en métal tout noirci par la déflagration d'un explosif puissant.
—Ah! Séléna! Séléna!... s'écria-t-il en courant à sa fille, j'ai trouvé!...
Et le vieillard baisa à plusieurs reprises le front que la jeune fille lui tendait. Puis lui mettant sous les yeux le tube qu'il tenait à la main et posant son doigt sur une étroite fissure qui se dessinait dans toute la longueur:
—Vois... dit-il d'un ton vibrant, la formule est trouvée... et personne au monde ne me le contestera... un gramme,—tu entends bien—un gramme seulement de cette matière explosive enflammé par une étincelle et dilaté par une chaleur de quatre cent cinquante degrés, développe dix mètres cubes de gaz... Comprends-tu, Séléna?... dix mètres cubes de gaz!... dans un fusil ordinaire, je supprime la cartouche et ne laisse qu'une rondelle grande tout au plus comme une pièce d'argent... et sais-tu ce que produit la déflagration de cette simple rondelle?... Non! eh bien! elle donne à une balle de platine pesant cent grammes une vitesse initiale de deux mille mètres par seconde et la projette à seize kilomètres...
La jeune fille joignit les mains et ouvrit la bouche pour répondre; mais le vieillard ne lui en laissa pas le temps.
—Comprends-tu quelle révolution dans la balistique?... enfoncés tous les explosifs connus, depuis la poudre à canon jusqu'à la dynamite, la roburite et même la mélinite!...
Il agita son tube d'un air terrible.
—Avec un kilogramme de ceci, vois-tu bien, Séléna, je me charge d'envoyer dans les nuages la ville de Saint-Pétersbourg, et avec quelques tonnes on ferait éclater, par morceaux, la terre qui nous porte.
Et, le visage radieux, les yeux étincelants, il se mit à arpenter la pièce de toute la grandeur de ses petites jambes.
Puis tout à coup, il s'arrêta net devant sa fille.
—Et sais-tu, exclama-t-il, comment je vais l'appeler, ma poudre?... Je veux que tu en sois la marraine et je la baptise Sélénite.
La jeune fille eut un geste d'horreur.
—Que je donne mon nom à une chose aussi épouvantable! s'écria-t-elle, jamais... jamais...
Et elle ajouta d'un ton de reproche:
—Eh quoi! mon père, est-ce bien à l'art de détruire vos semblables que vous consacrez tant de veilles et tant d'efforts?
Le petit vieillard bondit, comme froissé par les paroles de sa fille.
—Est-ce bien toi qui parles ainsi, Séléna?.. demanda-t-il; comment peux-tu me supposer capable?... sois tranquille; si je veux donner ton nom à une aussi terrible substance que celle que je suis parvenu à combiner, ce n'est pas pour me procurer le plaisir de détruire quoi que ce soit... le but que je poursuis est plus noble, plus grandiose, plus digne de Mickhaïl Ossipoff, membre de l'Institut des sciences de Saint-Pétersbourg et du Vozdouhoplavatel.
Ce disant, il s'était redressé de toute la hauteur de sa petite taille et il semblait que son attitude se fût ennoblie.
Puis soudain s'attendrissant, il s'approcha de Séléna, lui prit les mains et, l'attirant sur sa poitrine, l'y tint serrée quelques instants.
—Chère fille, dit-il enfin, tu sais bien qu'Elle et toi vous êtes toute ma vie; Elle occupe toute ma pensée et toi tu remplis tout mon cœur... et souvent, la nuit, dans mes rêves, je te vois, toi, belle et chaste comme la Vierge, ton gracieux visage nimbé d'or, ainsi que celui d'une sainte, par son disque lumineux.
—Mon père... murmura la jeune fille tout émue.
—Ah! je suis bien heureux, aujourd'hui... ajouta-t-il, bien heureux, et je veux te faire partager mon bonheur...
Il dénoua son étreinte et, subitement pensif, vint s'asseoir dans un fauteuil de cuir, près du poêle, où il demeura, la tête baissée, laissant filtrer sous ses paupières mi-baissées un regard vague, tandis que ses lèvres balbutiaient des paroles muettes.
—Séléna, dit-il tout à coup en fixant sa fille debout devant lui, immobile et surprise, Séléna, il faut que je t'avoue quelque chose.
—A moi, mon père! murmura la jeune fille qui se troubla aussitôt.
—Oui, fillette, tu es grande aujourd'hui et je veux te mettre enfin au courant d'un projet que je caresse depuis longtemps.
Le trouble de Séléna augmenta; ses joues se colorèrent d'une subite rougeur et ses longs cils soyeux vivement abaissés mirent une ombre sur sa peau mate et pâle.
Puis, comme, son père ouvrait la bouche pour continuer, la jeune fille, dans un geste de gracieuse câlinerie, plaça sa main sur les lèvres du vieillard.
—Moi aussi, mon père, balbutia-t-elle, j'ai quelque chose à vous dire.
Surpris, il la regarda.
—Un secret! toi aussi? dit-il.
De la tête, elle fit signe que oui.
—Ah bah!... et de quoi s'agit-il?
Sans répondre, la jeune fille vint s'asseoir sur les genoux de Mickhaïl Ossipoff, passa son bras autour de son cou, appuya sa tête sur l'épaule du vieillard et murmura tout bas, bien bas, comme honteuse:
—J'aime.
Ce seul mot fit tressaillir le vieillard.
—Tu aimes!... grommela-t-il, tu aimes! Qu'est-ce que cela veut dire?
Alors, très vite, les yeux fixés à terre, la jeune fille répondit:
—Vous savez, mon petit père, que je vais tous les jeudis et tous les dimanches, entendre la messe à Notre-Dame de Kazan... or, il y a deux mois environ, comme je me relevais après m'être agenouillée pour l'élévation, mon pied se prit dans ma robe et je serais tombée assurément si, par le plus grand des hasards, un jeune homme ne s'était trouvé là et ne m'avait soutenue par le bras...
Elle s'arrêta un moment pour reprendre haleine et attendant une parole d'encouragement.
Mais son père gardant le silence, elle continua:
—Depuis ce jour, tous les jeudis et tous les dimanches, je l'ai revu, ce jeune homme, accoudé au même pilier, ne me quittant pas des yeux tout le temps que durait la messe, me regardant avec beaucoup de respect... et aussi avec... comment dirais-je?... enfin, d'une manière qui me gênait et me faisait plaisir en même temps... puis, un jour, à la sortie de Notre-Dame, je l'ai trouvé près du bénitier, me tendant de l'eau bénite... mes doigts ont effleuré les siens et, je ne sais pas pourquoi, tout à coup je me suis mise à trembler... mais tellement que j'ai dû prendre le bras de Maria Pétrowna pour revenir à la maison.
De nouveau elle se tut et jeta à la dérobée un regard sur son père qui continuait à l'écouter en silence, sans que sur son visage immobile parût la moindre marque d'approbation ou de désapprobation.
Enhardie par l'attitude même du vieillard, Séléna poursuivit:
—Quelques jours après, Maria Pétrowna m'a fait remarquer, au moment où nous approchions de la maison, qu'un homme nous suivait depuis la sortie de Notre-Dame de Kazan... sans le voir, je devinai que c'était lui et je ne me retournai pas, tellement j'avais peur de lui montrer mon trouble... cependant, comme Wassili venait d'ouvrir la porte, je n'ai pas pu résister, j'ai incliné la tête, un tout petit peu, et je l'ai vu à quinze pas en arrière, arrêté au coin de la rue, les yeux fixés sur moi... c'était un jeudi, je me le rappelle, et le dimanche suivant, il y avait une sauterie chez Mme Bakounine,—même vous n'aviez pas pu m'accompagner parce qu'il y avait ce soir-là, à l'Observatoire, une grande réunion de savants à propos d'une éclipse de... de... de je ne sais plus quoi,—et voilà qu'en entrant dans le salon de Mme Bakounine, la première personne que j'aperçus... c'était lui, accoudé à une fenêtre, et qui me regardait en souriant...
Séléna s'arrêta, toute tremblante, s'attendant à voir son père bondir; il n'en fut rien; le vieillard ne broncha pas, alors la jeune fille ajouta:
—Quelques instants après, Mme Bakounine me l'a présenté comme un excellent valseur et j'ai dansé avec lui... puis, je suis retournée tous les dimanches soir chez Mme Bakounine et je l'ai toujours retrouvé... de plus en plus aimable... de plus en plus galant... si bien que je n'ai pas été surprise quand il y a huit jours Mme Bakounine m'a dit qu'il m'aimait... qu'il l'avait chargée de me le dire et de savoir s'il pouvait espérer que... alors j'ai embrassé cette bonne Mme Bakounine; elle a compris et il a été convenu qu'elle l'accompagnerait aujourd'hui pour faire sa demande officielle...
Et elle ajouta, après une courte pause:
—Il a un peu de fortune... il est diplomate et il s'appelle Gontran de Flammermont.
A ce nom, le vieillard tressauta et, saisissant les mains de sa fille, il s'écria:
—Flammermont! as-tu dit... tu viens de prononcer le nom de Flammermont?
—Mais oui, mon père, répondit la jeune fille toute saisie, il s'appelle de Flammermont, il m'aime et il devait venir aujourd'hui même vous demander ma main.
Le vieillard se dressa tout d'une pièce et arpenta fébrilement son cabinet.
—Flammermont ici! murmura-t-il en levant les bras au ciel, Flammermont qui t'aime et veut devenir mon gendre!... Ah! je n'espérais pas un bonheur si grand...
Séléna ouvrait de grands yeux.
—Vous le connaissez donc, mon père? balbutia-t-elle toute surprise.
—Comment, si je le connais!... exclama le vieillard... mais qui donc dans le monde des sciences ne connaît Flammermont, ce savant Français dont les découvertes ont fait faire à l'étude de l'astronomie de si étonnants progrès... mais j'ai là, dans ma bibliothèque, tous ses ouvrages, je les ai lus, relus et relus... je les sais par cœur... Ah! c'est un homme bien étonnant... bien étonnant...
La jeune fille regardait son père d'un air épouvanté.
—Mais il confond, murmura-t-elle, sans doute y a-t-il un savant français qui porte ce nom; mais Gontran n'est que diplomate... il ne connaît pas un mot de sciences et encore bien moins d'astronomie.
Et tout de suite la vérité lui apparut; le vieillard n'avait pas écouté une syllabe de toutes les explications qu'elle lui avait données; quelque problème astronomique avait sans doute sollicité son esprit et seul le nom de Flammermont, le dernier mot prononcé par Séléna, avait pu attirer son attention.
Et comme la jeune fille ouvrait la bouche pour tirer son père de l'erreur dans laquelle l'avait fait tomber la distraction dont il était coutumier, la cloche électrique de la porte d'entrée résonna, annonçant un visiteur.
—C'est lui, murmura Séléna toute rose d'émotion.
—C'est lui, répéta radieusement Mickhaïl Ossipoff.
Puis aussitôt jetant un coup d'œil sur ses vêtements tachés, déchirés, brûlés, il ajouta:
—Je ne puis le recevoir décemment comme cela... ma chère enfant, tiens-lui compagnie, le temps que je vais changer de vêtements.
Et, sans attendre la réponse, il souleva une tenture et disparut.
Au même instant Wassili ouvrit la porte et annonça:
—Monsieur le comte Gontran de Flammermont.
Puis s'effaçant, il livra passage à un jeune homme paraissant de vingt-cinq à vingt-six ans, d'une taille élégante, bien moulée dans une redingote de coupe irréprochable, portant haut la tête, le visage coupé transversalement par de grandes moustaches rousses, d'allure militaire, et surmontant une bouche au dessin spirituel et railleur; les yeux bruns, un peu petits, mais brillant d'un vif éclat, s'ouvraient sous des sourcils touffus et se rejoignaient à la naissance du nez comme deux sabres recourbés; le front grand et pur était encadré dans une forêt de cheveux coupés en brosse et de même couleur que les moustaches.
—Mademoiselle, dit-il en s'inclinant bien bas et en enveloppant la jeune fille d'un regard plein d'amour, Mme Bakounine s'étant subitement trouvée indisposée, n'a pu m'accompagner; néanmoins, voyant combien grande était mon impatience de connaître mon sort, elle m'a engagé à venir, en m'assurant que vous seriez assez aimable pour me présenter à monsieur votre père... alors, malgré le caractère un peu irrégulier de cette démarche...
Séléna sourit finement et répondit en rougissant un peu:
—En effet, ce n'est peut-être pas très... très diplomate... mais enfin, il y a cas de force majeure.
Et elle ajouta, très gracieuse, en désignant un siège au jeune homme:
—Vous excuserez mon père, monsieur, il vient de me quitter à l'instant pour changer ses vêtements de laboratoire contre un costume plus convenable.
Puis aussitôt, se rapprochant du comte de Flammermont:
—Ah! monsieur, dit-elle à voix basse, si vous saviez...
Tout de suite il s'inquiéta et demanda:
—Qu'arrive-t-il?
Comme elle allait répondre, M. Ossipoff parut, grotesquement accoutré d'un habit noir démodé découvrant une chemise toute froissée et salie par les travaux du laboratoire et autour du col de laquelle, une cravate blanche fripée était nouée comme une ficelle.
Les mains tendues, il s'avança au-devant du jeune homme qui lui aussi se précipita.
—Excusez-moi, monsieur, dit le comte de Flammermont, de venir troubler ainsi dans ses travaux et ses études l'homme de génie auquel la Russie et le monde entier doivent tant de belles et grandes découvertes.
—Vous êtes tout excusé, monsieur, répondit Ossipoff, car c'est un grand bonheur pour moi que de serrer les mains de l'auteur des Continents du Ciel et de l'Astronomie du Peuple...
Gontran, tout interloqué, regarda le vieillard en écarquillant les yeux, puis son regard glissa jusqu'à Séléna et sa surprise s'accrut encore en apercevant la jeune fille, un doigt placé sur la bouche.
M. Ossipoff remarqua l'attitude du jeune homme et répliqua:
—Vous paraissez surpris... mais, mon cher monsieur, la Russie n'est pas un pays de sauvages... nous nous occupons du mouvement scientifique des autres nations et, en ce qui vous concerne personnellement...
Il le prit sans façon par la main et, l'entraînant devant l'une des immenses vitrines qui couraient le long du mur, montrant leurs tablettes surchargées de bouquins:
—Tenez, dit-il, en lui désignant du doigt d'énormes in-folio, reliés en maroquin et sur le dos desquels brillaient des inscriptions en lettres dorées, vous voyez que vous avez la place d'honneur.
Gontran était atterré, car un regard jeté sur ces volumes venait de lui faire comprendre la confusion dont le vieillard était victime: c'étaient les Continents du ciel, l'Astronomie du peuple, les Mondes planétaires, l'Atmosphère Terrestre, tous ouvrages dus à la plume du célèbre astronome français Flammermont.
Mickhaïl Ossipoff s'imaginait avoir affaire à l'auteur de ces remarquables travaux, alors que lui, Gontran de Flammermont, comte par naissance et diplomate par désœuvrement, haïssait de toutes ses forces tout ce qui ressemblait à la science. Les seuls mots «d'équation du premier degré», de «polynôme», de «bissectrice» lui donnaient la migraine, et voilà qu'il était confondu avec l'un des savants qui sont l'honneur de son pays!
En vérité le hasard faisait bien les choses!
Et tout de suite, il comprit combien ses projets matrimoniaux avaient de chances d'échouer, maintenant que le vieillard croyait que l'homme qui aspirait à la main de sa fille était comme lui un savant, comme lui un être naviguant dans l'infini, habitant plus les astres que la terre, s'intéressant davantage aux volcans de la lune et aux taches du soleil, qu'aux grandes marées et aux éruptions volcaniques de notre pauvre planète.
Cependant, d'un naturel plein de franchise et de droiture, il ne put se décider à entretenir l'erreur du savant et il lui dit:
—Je ne sais, monsieur Ossipoff, qui a pu causer votre erreur; mais je dois vous avouer humblement que je ne suis pas celui que vous croyez.
Comme par enchantement l'attitude du vieillard changea.
—Que m'as-tu donc dit? demanda-t-il en s'adressant à Séléna d'un ton rogue, ne m'as-tu pas raconté que monsieur s'appelait Flammermont?
—Effectivement, mon cher père, répondit la jeune fille, mais je ne vous ai point dit que monsieur fût le savant que vous croyez.
Aussitôt, le vieillard s'écarta et se redressant d'un air soupçonneux:
—Alors, fit-il sèchement, que vient faire ici monsieur?
Le comte se tourna vers Séléna.
—Je croyais, murmura-t-il, que mademoiselle votre fille vous avait expliqué...
Séléna prit la parole.
—Je vous ai dit, mon père, que M. de Flammermont m'aimait et qu'il venait aujourd'hui vous demander ma main.
Et voyant les sourcils contractés et l'attitude hostile du vieillard elle ajouta pour l'amadouer un peu:
—Du reste, Mme Bakounine et moi n'avons encouragé monsieur à faire auprès de vous une semblable démarche, que lorsque nous avons su que vous et lui êtes en communion d'idées.
Le visage d'Ossipoff se dérida un peu.
Celui de Gontran refléta l'étonnement le plus profond.
—Oui, poursuivit Séléna en adressant au jeune homme un regard d'intelligence, monsieur le comte est plus qu'un ami des sciences; c'est un fervent adepte que ne laisse indifférent aucun des grands progrès qui intéressent notre époque... En dehors de la carrière diplomatique qu'il a dû suivre, il a continué à s'occuper d'astronomie, de chimie et de physique et de bien d'autres choses encore...
M. de Flammermont regarda la jeune fille d'un air effaré.
Le vieux savant, lui, fixa sur le jeune homme des regards subitement adoucis.
—Vous êtes le bienvenu dans mon logis, monsieur, donnez-vous la peine de vous asseoir.
Et indiquant un siège au visiteur, il s'enfonça dans son fauteuil, tandis que, par une manœuvre habile, Séléna se plaçait sur un pouf de tapisserie, juste derrière la chaise de Gontran.
Une fois installée, à moitié noyée dans la demi-obscurité qui régnait dans la pièce, elle se pencha un peu et murmura:
—Ne craignez rien, laissez parler mon père et comptez sur moi.
Le jeune homme, un peu rassuré par ces mots, se prépara à faire bonne contenance et à soutenir du mieux qu'il pourrait l'assaut qu'il prévoyait.
—Vous êtes sans doute parent de l'auteur des Continents célestes? demanda M. Ossipoff après un instant.
Gontran, qui s'attendait à voir tout d'abord la conversation s'engager sur sa demande en mariage, répondit à tout hasard:
—Effectivement.
Aussitôt, le vieillard, comme intéressé au plus haut point par cette réponse, roula son fauteuil tout près de celui du jeune homme.
—Et vous vivez sans doute beaucoup dans sa société?
—Autant que je le puis, répliqua Gontran décidé à faire les réponses que semblaient solliciter les questions.
Le visage de M. Ossipoff s'illumina.
—En ce cas, dit-il, vous devez être imprégné de ses théories, j'entends de ses vraies théories, de celles qu'il émet dans l'intimité.
—Imprégné n'est peut-être pas tout à fait juste, fit Gontran qui craignait de trop s'avancer, mais enfin je suis, j'ose le dire, assez au courant des pensées de cet illustre savant.
Et il ajouta in petto:
—Je veux que le diable me cuise tout vif si je sais un mot de ce que pense mon digne homonyme.
Quant à Ossipoff, il se frottait les mains, d'un air de parfait contentement.
—Voyons, monsieur le comte, dit-il à brûle-pourpoint, que pensez-vous personnellement de la lune?
Le jeune homme demeura quelques instants tout abasourdi, se creusant la cervelle pour y trouver une réponse qui pût satisfaire le vieux savant, lorsque celui-ci ajouta:
—Je m'explique... Croyez-vous,—comme la plupart des astronomes, qui partent de ce point que la lune n'a point d'atmosphère et qu'on n'y voit rien remuer,—pensez-vous que notre satellite est un monde mort et un astre dépourvu de toute espèce de vie, animale et végétale?
—Certes, je n'ai pas la prétention de rien affirmer, fit alors Gontran qui ne voulait pas se compromettre, cependant, la raison la plus élémentaire, le plus simple bon sens nous conduisent à penser...
—... Que la lune est le séjour d'habitants quelconques, et vous avez raison, termina de la meilleure foi du monde Ossipoff, qui crut deviner le sens ambigu des paroles du jeune homme.
Et il ajouta mentalement, considérant ces paroles comme les reflets des théories du célèbre Flammermont:
—Je m'étais toujours douté que Flammermont pensait ainsi. Cela se voit entre les lignes de ses ouvrages.
Puis tout haut:
—Ainsi vous êtes partisan de la doctrine de la pluralité des mondes habités?
—C'est la seule qui réponde à mes sentiments intimes, répliqua avec feu le jeune homme qui ne savait seulement pas quelle était cette doctrine dont parlait le vieux savant, mais qui avait entendu Séléna lui souffler l'affirmative.
Ossipoff se leva et, le front penché, absorbé dans ses pensées, fit quelques pas à travers son cabinet de travail.
Puis s'arrêtant devant le jeune Français:
—Ma fille avait raison, mon ami, de dire que nous sommes en communion d'idées; oui, je le vois, vous êtes un amateur de ces grandes choses qui distinguent l'humanité de la brute dont elle n'a malheureusement gardé que trop souvent les regrettables instincts; et je suis heureux de constater que vous considérez la lune comme une province annexée à cette terre où nous sommes condamnés à ramper... Quant à moi, je le déclare bien haut, la lune deviendra tôt ou tard une de nos colonies célestes.
—Mais... interrompit Gontran, avec un geste de dénégation.
—Vous vous êtes dit sans doute, poursuivit Ossipoff, que cette colonie serait peut-être bien difficile à fonder, vu que la science n'a jusqu'à présent imaginé aucun moyen de locomotion pour quitter notre globe terraqué et franchir une centaine de mille lieues à travers le vide!
—Il est vrai, fit le jeune homme en ayant toutes les peines du monde à conserver son sérieux.
—Puis, vous pensez aussi que le pays que l'on coloniserait est affreux et forme un séjour des plus tristes et cela parce que le télescope ne nous y fait apercevoir que des rochers se considérant dans un éternel silence et qu'éclaire, pendant 354 heures de suite, un soleil implacable dont aucun nuage ne vient adoucir l'intensité.
Le comte de Flammermont écoutait, immobile, de peur que le moindre geste ne fût interprété par son interlocuteur comme une contradiction aux théories qui lui étaient chères.
Ossipoff poursuivit:
—A cela, je vous réponds que je pense, comme Airy et bien d'autres astronomes et cosmographes, qu'il ne faut pas se hâter de conclure en prenant comme base ce que nos lunettes imparfaites nous permettent de distinguer... le plus puissant télescope, en effet, nous fait apercevoir du sol de la lune juste ce que nous en apercevrions si nous planions en ballon à cent lieues au-dessus de lui.
Le vieillard eut un mouvement d'épaules plein de commisération.
—Or, je vous le demande, ajouta-t-il, que peut-on voir à cent lieues de distance? des objets ayant plusieurs centaines de mètres de hauteur ou de largeur; ainsi les pyramides d'Égypte transportées dans la lune demeureraient invisibles pour nos plus puissants appareils d'optique! et on vient nous objecter que la lune est un astre mort, inhabité et inhabitable parce que nous la voyons de trop loin pour distinguer ses villes, ses habitants, ses végétaux et ses animaux!... mais c'est insensé!
—Il est vrai, cependant,... commença le diplomate.
Ossipoff lui coupa la parole.
—Oh! je vous vois venir, répliqua-t-il en le menaçant de son index... vous allez me dire que si la lune peut être habitée par des êtres créés exprès pour vivre heureux dans un monde qui n'a ni nuages, ni eau, il ne s'ensuit pas que cette planète soit habitable pour des hommes comme nous; en un mot que transporté là-bas, rien ne prouve que vous y puissiez vivre, parce que pour cela il faudrait que votre conformation, en harmonie avec les forces en action sur la terre, fût encore, par le plus grand des hasards, en harmonie avec les éléments existant sur notre satellite.
Gontran allait répondre lorsque, se sentant tirer en arrière par le pan de sa redingote, il comprit que Séléna lui recommandait le silence et il se tut.
—A cela, poursuivit le savant, je répondrai avec Hansen que la lune a la forme d'un œuf, dont le petit bout regarde la terre et dont le centre de gravité est placé à soixante kilomètres du point central intérieur de l'hémisphère qui nous est inconnu; or, s'il existe une atmosphère et des liquides dans notre satellite, comme j'en suis convaincu, ils doivent s'être trouvés attirés dans cet hémisphère, n'ayant pu demeurer longtemps dans celui que nous voyons par suite de l'attraction de la terre et de l'existence de ce centre de gravité.
Ici, Ossipoff fit une pause, regardant victorieusement le jeune homme, espérant sans doute une marque d'approbation qui, d'ailleurs, ne se fit pas attendre.
—Voilà qui est parlé! s'écria chaleureusement M. de Flammermont, vos déductions sont justes, illustre maître, et, quant à moi, j'ai toujours pensé, contrairement à l'opinion générale, qu'il devait y avoir des habitants dans la lune et qu'il se pourrait fort bien que l'homme terrestre s'y acclimatât.
Et il ajouta en souriant:
—Mais comme on n'ira jamais y essayer...
—Qu'en savez-vous? s'écria Ossipoff en se croisant les bras et en regardant le comte d'un air de défi. Est-ce la distance qui vous effraye? Belle affaire, en vérité, que les quatre-vingt-seize mille lieues qui nous séparent de la lune! Une misère en comparaison des millions et des millions de lieues qui servent de cirque au système solaire!... Est-ce, au contraire, le moyen de franchir ces quatre-vingt-seize mille lieues qui vous arrête? Mais songez que l'humanité terrestre est jeune sur son globe et, si vous tenez compte de la marche constante du progrès, vous admettrez bien qu'un jour la science et l'industrie fourniront à nos descendants le procédé véritable d'abandonner notre mondicule pour visiter, non seulement la lune—qui sera tôt envahie par des légions d'émigrants,—mais encore le système solaire tout entier. Le vieillard s'était levé et, debout devant Gontran ébahi, il parlait d'une voix vibrante, comme inspiré.
—Et ce jour-là, ajouta-t-il d'un ton mystérieux, ce jour-là luira peut-être plus tôt qu'on ne pense.
D'un pas rapide, Ossipoff alla à sa bibliothèque, l'ouvrit, et, étendant la main vers les volumes empilés sur les rayons:
—Je possède, dit-il, tous les voyages imaginaires écrits depuis l'antiquité et qui ont les astres pour objet, et il semble que la lune ait été le rendez-vous de tous les conteurs et de tous les pseudo-voyageurs... Voici, par exemple, l'Histoire véritable écrite par Lucien de Samosate, cinq cents ans avant notre ère; la Face qu'on voit dans la lune, de Plutarque; l'Homme dans la lune, de Goodwin, un Anglais qui imagine de se faire traîner jusqu'à notre planète par un attelage de grands cygnes... Si nous arrivons à ce que j'appellerai la période moderne, je vous citerai entre autres ouvrages: l'Histoire des États et Empires de la Lune et du Soleil, de l'un de vos compatriotes, Cyrano de Bergerac; Les Découvertes dans la lune, de l'Américain Locke; les Voyages à la lune, d'Edgard Poë, du docteur Cathelineau, et bien d'autres encore qu'il est inutile de vous citer, mais qui sont là, côte à côte, se reposant des nombreuses fatigues auxquelles je les ai soumis... Chaque voyageur, poussé par son imagination, a adopté un mode particulier de locomotion... mais il faut avouer qu'ils sont tous le moins scientifiques possible.
Le comte de Flammermont, qui avait religieusement écouté cette longue tirade, la voyant finie, se leva.
—Monsieur Ossipoff, dit-il d'un ton grave, je désirerais vous poser une question.
—Parlez.
—Le charme de votre conversation est tel, monsieur, dit le jeune homme, et j'éprouve un tel contentement à entendre discuter des sujets que vous avez bien voulu effleurer devant moi, que j'avais totalement oublié le but de ma visite. C'est là un crime de lèse-galanterie dont je demande pardon à mademoiselle Séléna...
Et, s'inclinant sérieusement devant le vieillard:
—Monsieur Ossipoff, dit-il d'une voix grave, j'ai l'honneur...
Le savant étendit la main.
—Je sais, je sais, fit-il, mais nous ferons de cela, si vous voulez bien, l'objet d'un entretien particulier... après le thé, car vous prendrez bien le thé avec nous?
Et sans attendre la réponse du jeune homme, Mickhaïl Ossipoff fit un signe à Séléna.
Celle-ci se leva, prit le samovar qui fumait en ronronnant sur le poêle et versa le liquide ambré et odorant dans trois tasses de fine porcelaine du Japon.
Puis, s'approchant, une tasse à la main, de Gontran, qui la suivait de l'œil, muet et comme en extase, elle murmura:
—Ne restez point ainsi sans rien dire, n'attendez pas que mon père vous pose une question embarrassante... allez au-devant.
Fort embarrassé, Gontran réfléchit quelques instants, puis, enfin, après avoir absorbé gravement une gorgée de thé, il dit non sans une certaine désinvolture:
—Mon Dieu! du moment que certains considèrent la lune comme un monde habitable pour des hommes de même espèce que nous, il est tout naturel qu'elle ait toujours été l'objet des rêves et des aspirations des voyageurs célestes.
Ce qui m'étonne, c'est qu'on n'ait point plutôt pensé à visiter les étoiles mystérieuses qui scintillent si poétiquement dans la nuit transparente.
Ossipoff sursauta sur son siège et Séléna se mordit les lèvres.
Gontran, lui, inconscient de ce qu'il venait de dire, promenait ses regards de l'un à l'autre, cherchant à deviner sur leur visage l'énormité de ses paroles.
—Si vous réfléchissiez, répliqua le vieillard d'un ton quelque peu dédaigneux, et si vous revoyiez, par la pensée, les distances colossales où gravitent,—je ne parle pas des étoiles,—mais les planètes du système solaire, vous comprendriez la difficulté d'aller jusque dans ces mondes lointains... et d'abord la lune, qui tourne en vingt-sept jours et demi autour de nous est la première étape, la première station d'un voyage céleste.
Le comte de Flammermont, tout penaud, baissait la tête, fixant avec obstination la peau d'ours qui couvrait le plancher, comme s'il eût espéré y trouver une idée géniale.
—Eh! parbleu! monsieur Ossipoff, fit-il, je n'ignore pas les distances immenses qui séparent les astres du ciel et la disposition de l'univers n'a, comme bien vous pensez, rien d'inconnu pour moi.
Et il ajouta d'un ton emphatique, en se penchant un peu en arrière pour mieux saisir ce que Séléna lui chuchotait tout bas à l'oreille:
—Qui ne sait que le soleil est immobile au centre de notre système et qu'il soutient les mondes sur le puissant réseau de son attraction!
Et s'emballant devant les hochements de tête approbateurs d'Ossipoff, sentant la nécessité de faire disparaître complètement la mauvaise impression produite par la malencontreuse phrase de tout à l'heure, il poursuivit:
—Ces mondes... ces mondes... c'est d'abord...
—C'est d'abord?... demanda le vieillard.
—Ces mondes, répéta Gontran en se penchant en arrière à perdre équilibre, c'est d'abord...
Mais Séléna demeurant muette,—pour quelle cause il l'ignorait,—il ne pouvait faire autrement que de l'imiter.
Surpris de ce silence, Ossipoff regardait le jeune homme, assailli tout à coup par des doutes touchant les connaissances cosmographiques de celui qui aspirait à devenir son gendre.
—Eh bien! demanda-t-il avec une sorte d'étonnement impatienté... ces mondes...
Le comte de Flammermont tressaillit comme sortant d'un rêve et répondit en désignant Séléna qui s'approchait de son père, une tasse de thé à la main:
—Excusez-moi, mon cher monsieur Ossipoff, si je suis descendu de l'immensité où je m'étais élevé avec vous; mais n'ai-je point sous les yeux ici même, chez vous, une image des phénomènes célestes: cette étoile de beauté gravitant autour de ce soleil de science!
La jeune fille devint toute rose de contentement; quant à Ossipoff, son front se dérida et, flatté dans son amour paternel et dans son orgueil de savant, il adressa à Gontran un regard reconnaissant.
Par une habile manœuvre, la jeune fille était passée derrière le fauteuil de son père sur lequel elle s'accouda quelques secondes.
—Mais, pour en revenir à notre conversation, reprit le vieillard, vous disiez donc?
Le corps ployé en deux, les coudes sur les genoux, il avait plongé la tête dans ses mains, les yeux fermés, concentrant toute son attention sur ce qu'allait répondre Gontran.
Celui-ci haussait désespérément les épaules en regardant Séléna.
Soudain celle-ci sourit radieusement, comme si une idée géniale lui eût subitement traversé l'esprit. Sans bruit, elle s'écarta du fauteuil, se retourna vers le mur que couvrait un immense tableau noir destiné aux calculs algébriques du savant, et saisissant un morceau de craie, dessina au milieu du tableau une circonférence sur laquelle elle inscrivit en lettres apparentes le mot: Soleil.
A côté, une circonférence un peu plus grande apparut avec ce mot: Mercure.
Aussitôt, le jeune homme s'écria avec assurance en suivant du coin de l'œil la mimique explicative de Séléna:
—Le premier de ces mondes que nous rencontrons en partant du soleil, c'est Mercure...
—... Qui tourne autour du soleil en quatre-vingt-huit jours... C'est bien cela, ajouta Ossipoff.
Séléna continuait à écrire et Gontran, les yeux fixés sur le tableau sauveur, poursuivit emphatiquement:
—Après Mercure, c'est Vénus, jeune sœur de la Terre...
—... Dont l'année compte deux cent quatre-vingt jours, en effet, et dont la distance au Soleil est de vingt-six millions de lieues, comme vous le dites fort bien... Ensuite, n'est-ce pas? c'est notre Terre...
—A cent quarante-huit millions de kilomètres, ajouta Gontran en lisant ce nombre qui venait d'apparaître en chiffres énormes sur le coin du tableau.
—Ensuite, nous trouvons?...
—Mars, se hâta de dire le jeune comte, Mars, distant de cinquante-deux millions de lieues, et enfin... Jupiter... le colossal, le monstrueux Jupiter.
Il n'avait pas hésité à attribuer ces épithètes à la planète qu'il venait de nommer à cause de la grande circonférence par laquelle Séléna la représentait sur le tableau.
Le vieux savant avait brusquement relevé la tête, et lestement la jeune fille avait repris sa place, accoudée au dossier du fauteuil.
—Oui, fit Ossipoff d'une voix vibrante, vous avez raison de qualifier de monstrueux un astre qui égale treize cents terres comme la nôtre et dont le diamètre n'est pas moins de trente-cinq mille lieues. Jupiter! ce monde gigantesque qui tourne majestueusement sur son axe vertical en dix heures seulement! Jupiter, qui marche escorté de quatre satellites dont deux sont aussi gros que la planète Mercure!
Impressionné malgré lui par l'enthousiasme du vieillard, Gontran demeurait immobile, intéressé, subjugué par ces révélations étonnantes sur un monde dont il entendait parler pour la première fois.
—Et après Jupiter, continua Ossipoff sur le même ton, nous trouvons Saturne, le gigantesque Saturne, éloigné de trois cent cinquante-cinq millions de lieues de l'astre central et qui tourne sur lui-même au milieu de ses sept anneaux, presque aussi rapidement que Jupiter.
Le savant s'arrêta fixant sur le comte de Flammermont un regard qui fit pressentir à Séléna une question embarrassante pour le jeune homme; aussi prit-elle la parole.
—N'est-ce pas cette planète-là dont le calendrier compte, m'avez-vous dit, mon père, dix mille de nos jours, soit vingt-neuf ans et trois mois?
—En effet, mais...
—Saturne mesure plus de cent mille lieues de tour, continua la jeune fille, et entraîne dans son mouvement autour du soleil ses anneaux cosmiques et huit satellites...
Elle s'arrêta, et, saisissant à deux mains la tête du vieux savant la renversa en arrière pour l'embrasser sur le front.
—Hein! dit-elle, monsieur mon père, suis-je une élève hors ligne et fais-je honneur à mon professeur?
Mickhaïl Ossipoff était radieux; il enveloppa sa fille d'un regard attendri et s'écria, en s'adressant à Gontran:
—Et vous croyez que je pourrais donner cette enfant-là au premier venu, à un de ces êtres oisifs et terre à terre, indifférents aux merveilles célestes qui nous environnent!... mais ce serait un crime, mon cher monsieur, et je préférerais cent fois voir Séléna rester fille que d'avoir un gendre de l'instruction duquel je ne me serais pas assuré auparavant.
Le comte de Flammermont frémit jusqu'aux moelles en entendant ces paroles dont l'énergie prouvait la sincérité.
—Et puis, ajouta le vieillard d'un ton mystérieux, j'ai en tête, depuis bien des années, un grand projet pour l'exécution duquel je compte sur le concours de mon gendre—car un gendre, c'est presque un fils et en lui je pourrai avoir confiance... tandis qu'un étranger me tromperait... me volerait, et je courrais risque d'avoir épuisé ma vie dans les veilles et les études pour qu'un misérable vienne me dépouiller non pas de l'honneur du succès, mais de l'honneur de la tentative seule.
Il y avait dans ces derniers mots tant d'amertume, que Gontran, ému malgré lui, se leva et vint serrer la main du vieux savant.
—Monsieur Ossipoff, dit-il, soyez persuadé que vous aurez en moi, sinon un collaborateur bien utile, tout au moins un fils plein de respect et de dévouement.
—Merci, mon ami, mon enfant, balbutia le vieillard en faisant des efforts pour garder une larme qui roulait au bord de sa paupière... je retiens votre proposition, je retiens votre demande... mais, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, je me réserve de causer de cela plus tard avec vous... pour l'instant...
Séléna, elle, avait continué à crayonner sur le tableau noir et, rapidement, en quelques coups de craie, elle avait complété la carte sidérale.
Aussi, Gontran désireux d'étaler aux yeux de son futur beau-père l'érudition instantanée qu'il devait au subterfuge de la jeune fille, s'écria:
—Et quand on pense que derrière ces mondes géants dont le rapprochement relatif nous permet d'apprécier les dimensions, il en est d'autres, et puis d'autres, et d'autres encore!...
Il jeta un coup d'œil rapide sur le tableau et ajouta:
—Ainsi, l'on ne saura jamais ce que sont véritablement les dernières planètes du système solaire, Uranus et Neptune, que plus d'un milliard de lieues éloignent du soleil... à une semblable distance du flambeau de l'univers, ces mondes doivent être inertes et glacés...
—Permettez, permettez, s'écria Mickhaïl Ossipoff, qu'est-ce que ce milliard de lieues où l'on rencontre l'orbite de la planète Neptune, en le comparant au désert sidéral dans lequel le système solaire se meut tout d'une pièce, emporté par l'étoile centrale?
—Le désert sidéral, répéta machinalement le comte de Flammermont.
Croyant deviner une question dans le ton dont avaient été prononcés ces trois mots, le vieux savant reprit:
—Représentez par un mètre la distance de trente-sept millions de lieues qui sépare notre terre du Soleil, la dernière planète, ce Neptune dont nous parlions, qui voyage à un milliard de lieues d'Apollon, sera à trente mètres; or, pour arriver à la zone du premier soleil, de l'étoile la plus proche de nous, il faudrait répéter 7,400 fois ce chemin, ce qui représente, à l'échelle de un mètre pour 37 millions de lieues, 222 kilomètres, c'est-à-dire la distance de Pétersbourg à Moscou... Tel est le désert sidéral, et notez que ces 222 kilomètres forment en réalité plusieurs trillions de lieues, c'est-à-dire un chiffre tellement colossal qu'il ne dit plus rien à la pensée...
Gontran, immobilisé par la stupéfaction en laquelle le jetaient ces chiffres, fixait sur le vieillard des yeux tout ronds.
Ossipoff poursuivit:
—Vous savez que la lumière franchit 77,000 lieues ou 304,000 kilomètres en une seconde; eh bien, elle met trois ans et demi à venir de l'étoile la plus rapprochée de nous; quant au son, il ne parcourt que 330 mètres à la seconde; en sorte que,—si cette même étoile éclatait—le bruit de l'explosion ne nous parviendrait qu'au bout de trois millions d'années.
—Mais alors, fit le comte tout abasourdi, un train ne faisant que 60 kilomètres à l'heure, il lui faudrait...
—... Rouler sans interruption pendant 60 millions d'années, avant d'arriver au terme de son voyage, c'est-à-dire à cette étoile.
—En ce cas, dit ingénument Gontran, ces astres dont nous apercevons le scintillement dans l'immensité des cieux, ces astres peuvent être éteints depuis longtemps et cependant continuer à nous éclairer, puisque leur lumière met des siècles à nous parvenir.
—Assurément...
En prononçant ce mot, Mickhaïl Ossipoff, dont les yeux s'étaient machinalement dirigés vers l'horloge, se leva en murmurant:
—Déjà neuf heures! Il est temps de partir.
Puis, se tournant vers Gontran:
—Mon ami, dit-il, présentez vos respects à ma fille qui va se retirer chez elle.
—Oh! père, murmura la jeune fille d'un ton suppliant... ne sortez pas ce soir.
—Le devoir m'appelle, mon enfant, répondit le vieillard.
—Pour ce soir seulement, et en faveur de monsieur, faites une exception et demeurez ici...
—Monsieur m'accompagne, répondit Ossipoff... aussi bien, je ne veux pas retarder l'entretien que nous devons avoir ensemble... et là où je vais, nous serons à merveille pour causer.
Séléna fixait sur son père un regard curieux que surprit le comte de Flammermont.
—Mais, sans indiscrétion, monsieur Ossipoff, demanda-t-il, pourrais-je savoir où vous m'emmenez?
—Je vous le dirai tout à l'heure quand nous serons seuls...
—Oh! mon père, vous défiez-vous donc de moi? s'écria Séléna d'un ton de reproche.
—Nullement, mon enfant... mais au point où j'en suis arrivé, la prudence la plus grande m'est imposée.
Et il ajouta, avec un gros soupir, en s'adressant à Gontran:
—L'astronomie élève les esprits, mais hélas! elle n'empêche point certains cœurs de ramper à terre; aussi... mais je vous expliquerai cela plus tard... Venez.
Le diplomate était de plus en plus intrigué des réticences du vieillard, sans compter qu'il redoutait d'avoir avec lui, en tête-à-tête, une conversation scientifique, qui n'eût pas tardé à éclairer Ossipoff sur la nullité de son futur gendre en matière astronomique.
Mais il n'y avait pas à reculer.
Déjà le vieux savant, enveloppé dans une épaisse pelisse et la tête couverte d'un bonnet de fourrure enfoncé jusqu'aux oreilles, l'attendait sur le seuil de la porte claquant de la langue avec impatience pour lui indiquer qu'il eût à presser ses adieux.
Gontran prit entre ses mains la main mignonne que lui tendait Séléna, et, s'inclinant comme les gentilshommes du xviiie siècle, y déposa un baiser qui illumina d'une rougeur subite les joues de la jeune fille, tout émue de cette caresse qui lui montait jusqu'au cœur.
Elle ne chercha point à retirer sa main et murmura tout bas, avec un léger sourire:
—Soyez prudent, monsieur de Flammermont; songez que votre bonheur dépend des réponses satisfaisantes que vous ferez à mon père.
—Comme au baccalauréat, pensa Gontran.
Et il répondit:
—Hélas! j'ai bien peur de faire fausse route, maintenant que je n'ai plus mon étoile pour guider mes pas.
CHAPITRE II
DANS LEQUEL GONTRAN CONÇOIT DES DOUTES SÉRIEUX SUR LA SOLIDITÉ CÉRÉBRALE DE SON FUTUR BEAU-PÈRE
La porte du vestibule était toute grande ouverte et, sur le seuil de la maison, Wassili était campé dans une attitude menaçante, montrant le poing à plusieurs individus rassemblés dans la «kaïa» et qu'il invectivait de la plus véhémente façon.
Les mots de «chien» de «voleur» de «bandit» revenaient à chaque instant dans le langage imagé du domestique: ce à quoi la foule répondait par des hurlements sauvages, accompagnés de boules de neige fortement pelotées et dont l'une avait déjà meurtri le nez de l'infortuné Wassili. A la vue de Mickhaïl Ossipoff, les insultes redoublèrent de vigueur et d'intensité; en même temps une décharge générale vint cribler le vieux savant et son compagnon.
Ossipoff rentra précipitamment dans la maison; mais Gontran, dont la patience était la moindre des qualités, courut jusqu'à son droschki qui stationnait devant la porte, et saisissant le fouet de l'iemstchick (cocher), il en fit siffler la longue lanière, qui s'abattit sur la foule à plusieurs reprises, cinglant indifféremment mollets, épaules ou visages.
En deux minutes la rue fut abandonnée.
—Qu'avaient donc ces brutes? demanda le comte à Wassili qui, oubliant la douleur cuisante de son nez écrasé, riait à se tordre en entendant les hurlements de ceux qu'avait atteints la lanière vengeresse.
—Ces brutes n'accusaient-ils pas le batiouschka d'être un faux-monnayeur!... un voleur!... il y en avait même un qui le traitait de nihiliste!
Et levant les bras au ciel dans un geste plein d'indignation, Wassili ajouta:
—Le batiouschka nihiliste!... alors moi, vous comprenez, je n'ai pas voulu entendre cela... et je les ai traités comme ils le méritent... et voilà.
—Mais pourquoi ces gens prétendaient-ils des choses semblables? demanda le jeune homme.
Le domestique regarda autour de lui pour s'assurer que M. Ossipoff ne l'écoutait pas et répondit à voix basse:
—Il faut vous dire que le batiouschka ne doit pas être un voisin agréable... car je ne sais pas ce qu'il manigance là-dessous,—et Wassili frappait de sa botte les dalles du vestibule,—mais à chaque instant ce sont des détonations... à croire que tout le quartier va sauter.
Gontran ouvrit de grands yeux.
—C'est au point, poursuivit Wassili, que ce soir, quelque temps avant que vous n'arriviez, la maison tout entière a tremblé... les vitres se sont brisées... tellement que tous les beaux instruments du batiouschka ont roulé par terre avec beaucoup de ses gros livres.
Puis, attirant le jeune homme vers le bord de la chaussée et se courbant pour mieux distinguer le sol, le domestique indiqua du doigt une longue fissure, très étroite, qui s'étendait sur presque toute la largeur de la rue, et il ajouta:
—Voilà encore de l'ouvrage au batiouschka... ça a été fait tout à l'heure aussi, et c'est ce qui a mis les voisins dans la fureur où vous les avez vus.
Gontran hocha la tête en murmurant:
—Voilà un singulier bonhomme.
Et il ajouta avec un petit rire railleur:
—Pourvu qu'il ne m'emmène pas nuitamment pour se livrer sur moi à des expériences de balistique... il est capable de m'envoyer dans la lune constater de visu si ses théories sont les bonnes.
Comme il achevait in petto cette réflexion, le vieux savant arriva tout courant.
—Vous m'excuserez de vous avoir fait attendre, dit-il, mais j'avais oublié certains papiers... maintenant nous pouvons partir.
Ce disant il monta dans la voiture et M. de Flammermont s'installa à côté de lui en demandant, non sans une certaine curiosité:
—Où allons-nous?
—Voulez-vous, je vous prie, dire à votre cocher de gagner le quartier Poulkowa... une fois là, je l'arrêterai quand il faudra.
—Que de mystère! pensa Gontran... après tout, ces drôles de tout à l'heure ont peut-être raison... qui sait si ce vieux fou ne m'emmène pas à une réunion secrète de nihilistes?
Néanmoins, il transmit les instructions du vieillard à l'iemstchick qui, rassemblant ses chevaux, les enveloppa de la flexible et longue lanière de son fouet, en ajoutant à ce stimulant un claquement de langue particulier.
Les bêtes partirent au grand trot et le droschki, glissant sans bruit sur la neige, fila dans la direction des hauts quartiers de Pétersbourg.
La neige avait cessé de tomber et le ciel, très pur et très découvert, étendait sur la ville silencieuse sa coupole d'un bleu sombre que piquaient les étoiles comme des clous d'or.
Les deux hommes, enfoncés sous leurs fourrures pour se préserver du froid beaucoup plus intense que pendant la soirée, se taisaient, absorbés chacun dans leurs réflexions, d'ordre bien différent.
Gontran, les yeux vagues, songeait à Séléna dont la grâce et la beauté l'avaient séduit tout entier, et la vision de la jeune fille amenait sur les lèvres du comte un petit sourire, reflet du grand bonheur dont son âme était remplie. Cependant, parfois ce sourire disparaissait et faisait place à une moue inquiète, lorsque les regards de M. de Flammermont venaient à tomber sur son compagnon et lorsqu'il songeait à ce tête-à-tête dans lequel allait peut-être sombrer son amour.
Et, mentalement, le jeune homme repassait dans sa mémoire tous les noms et tous les chiffres dont avait été assaisonné le thé si gracieusement offert par Séléna, se promettant d'utiliser ces notions astronomiques et d'en tirer le meilleur parti possible.
—Après tout, pensait-il, je ne suis pas plus bête qu'un autre et ce M. Ossipoff est si distrait...
Puis, après un moment:
—C'est égal, ajouta-t-il, toujours in petto, j'aimerais mieux aller à un congrès de nihilistes... ce serait peut-être plus dangereux pour moi, mais au moins mon amour ne courrait aucun risque.
De son côté, Ossipoff songeait; et, contrairement à ce que supposait Gontran, le vieux savant n'était pas «parti pour la lune».
Il était au contraire tout à la situation, comme le jeune homme eût pu s'en convaincre s'il avait aperçu les coups d'œil rapides qu'à maintes reprises le vieillard lançait à la dérobée sur son compagnon.
Et il semblait que ses yeux eussent acquis dans leur fréquentation avec les lunettes et les télescopes un peu de la propriété des verres grossissants, et qu'ils possédassent une acuité particulière grâce à laquelle il pût sonder les profondeurs de l'âme humaine comme il sondait l'immensité des cieux.
Les sourcils légèrement froncés, la paupière demi-close et les lèvres un peu pincées, il se concentrait en lui-même, analysant en son cerveau, comme dans un alambic, ce que ses regards avaient saisi de particulier dans la physionomie et l'attitude du jeune homme, cherchant à deviner le tempérament en présence duquel il se trouvait.
Était-ce le père qui voulait pressentir la dose de bonheur que pouvait donner à sa fille l'homme qui aspirait à devenir son gendre? n'était-ce pas plutôt le savant désireux de savoir jusqu'à quel point il pouvait se confier à ce collaborateur naturel que l'amour lui procurait?
Pendant ce temps, le droschki, après avoir longé la rive droite de la Neva, avait traversé le fleuve vis-à-vis le palais de l'Amirauté, et, laissant à sa gauche le Garskowaïa et la Perspective Newski, s'était engagé dans la Woznecenskaïa, qu'il suivit dans toute sa longueur, entraîné par le trot rapide de ses chevaux, soulevant sous leurs sabots une poussière de neige qu'ensanglantait le reflet rouge des lanternes.
Ensuite, tournant à droite, la voiture se trouva tout à coup dans la banlieue de Pétersbourg et glissa sans bruit, pendant un quart d'heure, à travers les ruelles silencieuses et endormies du faubourg de Poulkowa.
Puis soudain l'iemstchick tira sur les guides, les chevaux s'arrêtèrent et lui-même, se penchant sur son siège, demanda:
—Où dois-je conduire maintenant, monsieur le comte?
Gontran toucha du doigt le bras de Mickhaïl Ossipoff.
—Le cocher désire savoir quel chemin il lui faut prendre.
Le savant, comme réveillé en sursaut, se redressa au milieu de ses fourrures, et, après avoir jeté autour de lui un regard rapide, reconnut le quartier et répondit:
—Nous allons descendre ici.
Et avant même que M. de Flammermont eût pu faire une objection, Ossipoff avait sauté sur la neige durcie et invitait du geste son compagnon à l'imiter.
Puis s'adressant au cocher:
—Tu resteras ici, commanda-t-il, et tu attendras jusqu'à ce que nous revenions.
Cela dit, il prit le bras de Gontran et, avec plus d'agilité qu'on n'en aurait pu attendre d'un homme de son âge, il l'entraîna par une ruelle étroite et sombre qu'éclairait seule la blancheur du tapis de neige étendu sous leurs pas.
—Pour sûr, murmurait à part lui le jeune homme, nous allons assister à quelque réunion secrète où va se discuter sans doute un moyen quelconque de mettre à mort l'empereur de toutes les Russies!... en vérité, me voilà bien!... et pour un attaché à l'ambassade de la République française... c'est là une occupation des mieux choisies.
Et cependant, la douce image de Séléna l'entraînait en avant malgré sa raison qui lui commandait de s'arrêter; pas un instant il ne songea à retourner en arrière ou même à poser une question à son guide; l'amour le rendait fataliste et il pensait, comme les orientaux, «que ce qui est écrit est écrit».
Tout à coup, les masures qui bordaient la droite de la ruelle disparurent pour faire place à une haute muraille que Mickhaïl Ossipoff et Gontran de Flammermont suivirent sur une longueur de cinquante mètres.
Puis, soudain, le vieux savant s'arrêta, fouilla sous son épaisse fourrure et sortit de sa poche une clef qu'il introduisit dans la serrure d'une petite porte percée dans la muraille et que Gontran n'avait point remarquée.
—Nous sommes arrivés? murmura le jeune homme.
—Presque, répondit Ossipoff en s'effaçant pour lui laisser franchir le seuil de la porte qui, sans bruit, avait tourné sur ses gonds.
A sa grande surprise, le jeune comte se trouva dans une vaste cour, entourée de trois côtés par une haute muraille semblable à celle qu'il venait de longer et formant ainsi un parallélogramme dont la quatrième face était occupée par un monument d'aspect imposant surmonté d'une coupole arrondie en dôme d'église.
—Qu'est-ce que cela peut bien être? se demandait Gontran en jetant tout autour de lui des regards curieux, pendant qu'Ossipoff refermait la porte avec soin.
—Si vous voulez me suivre, fit le vieux savant en traversant la cour, juste dans la direction des bâtiments qui se dressaient noirs et silencieux en face d'eux.
A l'aide d'une autre clef, Ossipoff ouvrit une nouvelle porte et poussa devant lui Gontran qu'une légère émotion étreignait à la gorge; les deux hommes se trouvèrent alors dans une obscurité profonde.
—Donnez-moi votre main, chuchota le vieillard à l'oreille de Gontran, et laissez-vous conduire sans crainte... surtout ayez soin de faire le moins de bruit possible.
Un silence imposant régnait dans ces lieux que le comte de Flammermont jugea fort élevés de plafond, se basant sur la sonorité des échos assourdis qu'éveillait sa marche et celle de son compagnon; une grande fraîcheur lui tombait sur les épaules et il pensa que leur course se poursuivait sous des voûtes de pierre.
Mais ce fut là tout ce qu'il put deviner du logis mystérieux à travers lequel, en dépit de l'ombre épaisse qui les enveloppait, Mickhaïl Ossipoff se dirigeait sans hésitation aucune, ce qui prouvait que les êtres lui étaient entièrement familiers.
Après avoir monté et descendu successivement plusieurs marches, ouvert et refermé plusieurs portes, le savant poussa enfin un dernier vantail et dit à voix basse:
—Nous y voici... demeurez tranquille, sans bouger, le temps que je vais faire de la lumière.
Sur ces mots, il abandonna la main de Gontran, se dirigea avec assurance contre la muraille, circulant à travers des objets dont la masse se devinait vaguement dans l'obscurité, appuya son doigt sur un bouton et aussitôt une clarté lumineuse jaillit d'une lampe électrique, inondant de ses rayons l'endroit où se trouvaient Ossipoff et son compagnon.
C'était une vaste salle circulaire, coiffée d'un dôme hémisphérique,—le même que Gontran avait aperçu de l'extérieur,—et assez semblable à celui qui surmontait l'ancienne Halle aux blés de Paris, mais de dimensions moindres.
Au milieu de cette coupole—pour employer le terme technique—sur un affût de fonte et d'acier, se dressait un tube monstrueux, mesurant quinze ou seize mètres de long sur un diamètre d'environ deux mètres.
La vue de cette gigantesque machine fit ouvrir d'énormes yeux à Gontran, lui remettant aussitôt en mémoire les occupations mystérieuses auxquelles, au dire du populaire et de l'honnête Wassili lui-même, Ossipoff se livrait dans le sous-sol de sa maison, et un rapprochement se fit dans sa cervelle entre ces terribles explosifs que devait rechercher le savant et cet instrument.
—Un canon! murmura-t-il à mi-voix.
Le vieillard bondit.
—Un télescope! répliqua-t-il.
Gontran se mordit les lèvres, furieux contre lui-même de l'énorme sottise dont il venait de se rendre coupable; mais la pensée de Séléna lui rendit immédiatement tout son sang-froid, et il répondit avec un calme admirable:
—C'est ce que je voulais dire.
—En vérité, fit M. Ossipoff en hochant la tête avec un sourire un peu railleur.
—Notez bien, ajouta gravement le jeune homme, qu'en me servant de cette expression, qui a paru vous surprendre, je n'ai fait que répéter ce qu'avait dit devant moi, certain soir, mon illustre parent, M. de Flammermont.
Ossipoff ouvrit de grands yeux.
—Oui, continua imperturbablement Gontran, un soir que le célèbre Flammermont se trouvait avec moi et d'autres personnes à l'observatoire de Paris et qu'il nous expliquait le mécanisme du grand télescope dont il se sert généralement pour ses observations, il compara le télescope à un canon qui envoyait dans les astres l'âme de l'observateur.
Le vieux savant approuva de la tête.
—Fort juste, murmura-t-il, fort juste.
Mais si Gontran eût eu l'oreille assez fine pour percevoir ce que se disait à lui-même le vieillard, il eût entendu ajouter in petto:
—Flammermont, lui, n'y envoie que les âmes, tandis que moi,..
Puis se tournant vers Gontran:
—A vos paroles je vois que vous avez deviné où vous étiez...
—Parbleu! répliqua le jeune homme d'un ton plein de désinvolture, nous sommes dans un observatoire...
—Oui, mon ami, nous sommes dans l'observatoire de Poulkowa, et cet instrument, que mon illustre maître compare si justement à un canon, est notre nouveau télescope, l'un des plus puissants, des plus grands et des meilleurs du monde entier.
Gontran circulait autour de l'instrument avec des gestes pleins d'admiration.
—Oui, poursuivit Ossipoff, sa construction a demandé près de dix ans de travaux ininterrompus, et son installation est une merveille de précision... Je ne parle pas des milliers et des milliers de roubles qu'à coûtés sa construction... cela est un détail...
Tout en parlant, le vieillard s'était dirigé vers un pupitre sur lequel un énorme volume était placé grand ouvert; c'était la Connaissance des temps, publié par le Bureau des Longitudes de Paris; d'un doigt rapide il le feuilleta, et Gontran le vit enfin fixer les yeux sur une page et murmurer tout en promenant son index sur les lignes:
—Passage de la comète Biéla... éclipses des satellites de Saturne... occultation de Mars...
Ossipoff poussa une petite exclamation.
—Voilà ce qu'il me faut...
Il quitta le pupitre, revint vers le grand télescope, alluma une petite lampe qui éclaira le cercle méridien et, grâce à un puissant mécanisme d'horlogerie qui se mit à fonctionner sur une simple pression de doigt, l'énorme tube s'éleva doucement, dans le sens vertical, avec autant de facilité que s'il n'eût pas pesé plus de quelques centaines de grammes; lorsqu'il eut, dans ce sens, la position désirée, Ossipoff appuya sur un autre bouton, et le télescope tourna horizontalement, semblable à une pièce de marine pivotant sur son affût; puis, le savant débraya, et le tube gigantesque demeura immobile.
Cela fait, Ossipoff courut à la coupole et en fit rouler tout d'une pièce le dôme métallique sur ses galets de bronze, jusqu'à ce qu'il l'eût placé dans la direction désirable; pesant alors sur des cordelles attachées à la muraille, il ouvrit, juste devant la gueule du canon télescopique, une trappe pratiquée dans la coupole et par laquelle un carré de ciel apparut.
Gontran n'avait point perdu un seul des mouvements du savant; mais il avait été assez habile pour ne manifester aucun étonnement, tout comme si ces différentes opérations lui avaient été familières.
Ossipoff, lui désignant de la main le télescope, lui dit:
—Regardez.
Le jeune homme appliqua son œil à l'oculaire et dut se cramponner au télescope pour ne point reculer et demeurer immobile, tellement étaient grandes sa surprise et son admiration.
—Vous reconnaissez, n'est-ce pas, le cirque de Triesnecker et ses environs, situés dans la partie équatoriale de la lune? dit le vieillard.
—Sans doute, répliqua brièvement Gontran, tout au spectacle qu'il avait devant les yeux.
Il lui semblait planer à quelques kilomètres au-dessus d'un monde inconnu; de hautes montagnes projetaient leurs pics aigus et brillants dans l'espace, accusant leur prodigieuse élévation par les ombres portées immenses qu'elles étendaient sur les plaines. C'était un enchevêtrement inextricable de trous, de crevasses, de cratères béants, et le jeune homme se sentait étreint à la gorge par une indéfinissable émotion à l'aspect chaotique de ce paysage grandiose, et comme figé dans une éternelle immobilité.
Cependant Ossipoff avait arrêté le mouvement du tube télescopique et la lune, alors à son premier quartier, présentait successivement tout son territoire aux yeux de Gontran émerveillé; la région orientale défila lentement avec son sol pustuleux et cratériforme, ses rainures mystérieuses, ses abîmes et ses mers desséchées; enfin, le bord du disque se présenta lui aussi, et le comte poussa un cri de surprise.
—Qu'y a-t-il? demanda le vieillard.
—Une étoile! exclama le jeune homme, une étoile qui va passer derrière la lune.
—Ce n'est point une étoile, c'est la planète Mars, riposta le savant.
Puis, saisissant Gontran par le bras:
—Regardez bien, dit-il avec une émotion contenue, regardez bien, et dites-moi exactement ce que vous verrez.
—Dame! fit naïvement le jeune comte, j'aperçois une petite boule rougeâtre qui s'avance doucement et qui est bien près de disparaître... ah! voilà qui est singulier... elle a pâli un peu... mais je la vois toujours.
Ossipoff dont les yeux étaient fixés sur l'horloge sidérale et qui comptait les secondes tout bas, répliqua vivement:
—Ce n'est point elle que vous voyez... car elle a disparu depuis quinze secondes derrière la lune, mais simplement son reflet.
—Ah! fit Gontran, cette fois-ci, je ne vois plus rien.
Il allait quitter l'oculaire, mais, avec une force inimaginable, Ossipoff le maintint à sa place.
—Restez, restez... commanda-t-il en poussant légèrement l'oculaire, et ne cessez pas de regarder.
Docilement, le comte de Flammermont demeura immobile, s'écarquillant les yeux, s'impatientant d'être ainsi immobile et de ne rien voir, lorsqu'il s'écria:
—Ah! par exemple, c'est très curieux... je revois la planète, mais de l'autre côté de la lune maintenant...
—Et cependant elle n'a pas reparu à l'horizon, riposta Ossipoff, les yeux toujours fixés sur l'horloge.
Plusieurs minutes s'écoulèrent.
—La voici... la voici... répéta le jeune homme... elle est visible aux deux tiers... Tiens, le bord de la lune est tout sombre à l'endroit où la planète vient de sortir...
Sans doute étaient-ce ces paroles qu'attendait le vieux savant, car lui aussi jeta un cri, mais un cri de joie... un cri de triomphe, et, saisissant Gontran, il l'arracha presque du télescope et, l'attirant à lui:
—Vous l'avez-vu, n'est-ce pas... vous l'avez bien vu... je tenais à ce que vous fussiez convaincu par vos propres yeux.
Et tout haletant, il fixait sur le jeune homme des regards dans lesquels brillait une flamme étrange.
Puis, s'asseyant et désignant de la main un siège à son compagnon:
—Béni soit le hasard, murmura-t-il, qui m'a permis de vous faire constater cela aujourd'hui même.
Gontran le considérait, tout étonné.
—Vous venez d'avoir là, sous les yeux, la preuve matérielle, palpable, que tous ceux qui présentent la lune comme un astre mort, inhabité et inhabitable, que tous ceux-là se trompent grossièrement.
Le jeune homme se contenta d'approuver d'un hochement de tête, de peur de se compromettre encore par quelque parole imprudente.
—Ils disent que la lune n'a point d'atmosphère! et pour cela, sur quoi se basent-ils, je vous le demande? Sur ce que la surface du disque n'est jamais voilée par aucun nuage et que ce disque se présente toujours à nous sous le même aspect... sur ce que toute atmosphère produit des crépuscules et que la partie éclairée et la partie obscure de la lune sont séparées l'une de l'autre par une ligne nettement tranchée ne présentant aucune dégradation de lumière!... d'autres ont examiné le spectre d'une étoile, au moment de son occultation, et n'ayant remarqué dans ce spectre aucune variation de couleur, concluent à l'absence de l'atmosphère, qui devrait causer cette variation... d'autres, enfin, partant de ce principe que les rayons lunaires ne sont que la réflexion des rayons solaires, déclarent que le spectre formé par la lumière de la lune devrait présenter les raies d'absorption ajoutées au spectre solaire par l'atmosphère lunaire!... or, toutes les observations prouvent, disent-ils, que la lune renvoie simplement la lumière solaire comme un miroir, sans que la moindre atmosphère sensible la modifie en quoi que ce soit.
Ossipoff haussa les épaules et ajouta:
—Tout cela est vraisemblable... mais cela n'est pas vrai... vous-même venez d'en voir la preuve... croyez-vous donc que vous auriez pu, même après sa disparition, apercevoir la planète Mars, si ses rayons n'avaient pas été réfléchis... et dans quoi, je vous le demande un peu, cette réflexion pourrait-elle avoir lieu sinon dans l'atmosphère lunaire?... c'est pour cette même raison qu'avant la fin de l'occultation il vous a été loisible de l'apercevoir de l'autre côté du disque... voyons, franchement, ce que je dis là vous paraît-il insensé?
Gontran eut un beau mouvement d'indignation.
—C'est-à-dire, répondit-il d'une voix vibrante, que tout cela est clair et limpide comme de l'eau de roche.
—Quant au crépuscule, poursuivit Ossipoff en s'animant progressivement, Schroeter qui, certes, n'était pas un âne, non seulement a démontré l'existence du crépuscule lunaire, mais encore a trouvé que son arc, mesuré dans la direction des rayons solaires tangents, serait de 2° 34', et que les couches atmosphériques qui éclairent l'extrémité de cet arc devraient être à 352 mètres de hauteur... Est-ce concluant?
—Merveilleusement concluant, riposta Gontran avec un sang-froid magnifique.
Le jeune homme avait placé son coude sur ses genoux et le menton dans la paume de sa main, le visage grave, les yeux fixés sur le savant, il semblait le suivre dans ses explications avec une compréhension parfaite.
Ossipoff poursuivit:
—L'astronome Airy en discutant 295 occultations,—ce n'est pas rien cela, 295 occultations,—eh bien! en a conclu que le demi-diamètre lunaire est diminué de 2", dans la disparition des étoiles derrière le côté obscur de la lune, et de 2",4 dans leur réapparition également au bord obscur... il s'ensuit donc que le demi-diamètre conclu des occultations est inférieur au demi-diamètre télescopique... A quoi, je vous le demande, peut-on attribuer cette diminution, sinon à la réfraction horizontale d'une atmosphère lunaire?
—Comme vous dites, répondit sérieusement le jeune homme.
—Du reste, poursuivit Ossipoff, si je devais énumérer toutes les preuves diverses recueillies à différentes époques et par des savants qui n'étaient pas les premiers venus, en faveur de l'existence d'une atmosphère lunaire, il me faudrait plusieurs heures, au moins... quant à moi, je ne puis expliquer le phénomène auquel donne lieu l'occultation de certaines étoiles, que par une atmosphère existant surtout sur l'hémisphère que nous ne voyons pas et qui serait de temps en temps amenée par la libration vers le bord de la lune.
Et il regardait Gontran, semblant attendre son approbation qui se traduisit aussitôt par ces mots prononcés d'une voix ferme:
—C'est aussi mon opinion.
Puis, se reprenant aussitôt:
—Ou plutôt celle de mon illustre homonyme...
Ossipoff se redressa et tout dans son attitude révéla une grande satisfaction intérieure.
—Maintenant, ajouta le jeune comte, il se pourrait parfaitement que la lune possédât une autre atmosphère que la nôtre.
Le savant lui saisit la main.
—Ah! fit-il avec enthousiasme, on voit que vous avez lu l'Astronomie du peuple, car ce que vous venez de dire est précisément une des suppositions faites par Flammermont en faveur de l'atmosphère lunaire; il admet parfaitement non seulement que dans une atmosphère céleste les proportions d'oxygène et d'azote ne soient pas les mêmes, mais encore que cette atmosphère soit composée d'autres gaz...
—Après tout, s'écria Gontran, qu'importe ce dont cette atmosphère est composée, du moment qu'elle existe.
Puis, soudain, redevenant plus calme:
—Monsieur Ossipoff, dit-il, est-ce pour me parler de la lune, et de la lune seulement que vous m'avez amené en si grand secret dans cet observatoire?
Le savant tressaillit, se méprenant au sens des paroles du jeune homme et répondit avec vivacité:
—Non pas... non pas, car, ainsi que je vous l'ai dit, la lune n'est pour moi que la première station d'un voyage céleste et j'ai bien l'intention de vous faire parcourir aujourd'hui toute l'immensité planétaire et stellaire.
Gontran sourit doucement.
—Vous ne m'avez point compris, cher monsieur... j'ai voulu vous demander si nous n'aborderions pas une autre question, intéressante aussi celle-là... à un autre point de vue peut-être, mais...
Le vieux savant arrondit ses yeux.
—Une autre question aussi intéressante que la lune... murmura-t-il avec un doute dans la voix.
—Dame! monsieur Ossipoff, répondit Gontran, l'astronomie c'est fort beau... mais l'amour, ce n'est pas vilain non plus... et vous savez que j'aime Mlle Séléna et que je suis venu ce soir vous demander sa main...
Ossipoff plissa ses paupières et fixa sur le jeune homme un regard plein de finesse.
—De la lune à ma fille, il n'y a peut-être pas tant de distance que vous le pouvez supposer, dit-il.
—Dame! quelque chose comme 96,000 lieues, répliqua Gontran dont la mémoire avait, par hasard, retenu ce nombre.
Et il ajouta en plaisantant:
—En astronomie, cette distance n'est rien... mais en amour...
Et un gros soupir compléta sa phrase.
Le savant demeura un moment silencieux, enveloppant comme il l'avait fait dans la voiture le jeune homme de regards perçants et scrutateurs, puis, enfin:
—Je vais vous prouver, dit-il, qu'en amour il est des circonstances où les distances sont nulles.
Il fit une nouvelle pause, regardant fixement Gontran qui prêtait l'oreille.
—Monsieur le comte de Flammermont, dit enfin le vieillard d'une voix grave, vous aimez ma fille?
—Profondément, monsieur Ossipoff.
—Mais vous êtes-vous fait cette réflexion que j'étais vieux et que, ma fille une fois mariée, je resterais seul sur cette terre?
—Vous y êtes si peu, objecta Gontran qui voulut par cette plaisanterie anodine faire diversion à l'attendrissement qui s'emparait de son compagnon.
Celui-ci sourit, en effet.
—Vous avez raison, répliqua-t-il, mais les savants ont un cœur comme les autres hommes, et le mien est rempli par la seule affection de ma fille...
Le jeune comte lui saisit les mains.
—Si je vous entends bien, dit-il, vous craignez la solitude en laquelle vous laisserait le mariage de Mlle Séléna.
—Effectivement... et cette crainte est chez moi si grande que j'ai décidé de ne donner ma fille qu'à l'homme qui jurerait de ne m'en séparer jamais.
—Vous avez mon serment, monsieur Ossipoff, dit le jeune homme avec une grande franchise dans la voix.
Le vieillard hocha la tête.
—Ne craignez-vous pas de vous engager bien légèrement, monsieur le comte? fit-il d'un ton un peu railleur... J'aime les voyages et la fantaisie peut me prendre...
Gontran l'interrompit en s'écriant:
—Ah! monsieur Ossipoff, vous faites injure à mon amour si vous le supposez capable de s'arrêter devant des distances, quelles qu'elles soient.
—Tiens! tiens! observa le vieux savant avec un petit sourire, vous êtes donc d'avis, comme moi, que les distances n'existent point,—qu'il s'agisse d'astronomie ou d'amour.
—Monsieur Ossipoff! s'écria le jeune homme avec feu, j'aime mademoiselle Séléna de toute les forces de mon âme et, s'il le fallait, je la suivrais jusqu'au bout du monde.
—Jusque dans la lune? ajouta le vieillard en fixant sur lui un regard étrange.
Nul doute que si Gontran se fût aperçu de la transfiguration soudaine qui venait de s'opérer dans la physionomie du vieillard, il eût fait attention à ses paroles; mais la pensée de Séléna l'emplissait tout entier et il exclama en levant les bras au ciel:
—Ah! que n'existe-t-il un audacieux d'âme assez vigoureusement trempée pour se lancer dans l'espace à la conquête de tous ces mondes inconnus... Si la main de Séléna était à ce prix, j'irais le supplier de m'emmener avec lui pour vous prouver que ce ne sont pas des millions, des billions et des trillions de lieues qui peuvent effaroucher un amour tel que le mien.
Il était superbe à voir, debout, la face levée vers la coupole de l'observatoire, par laquelle tombait un rayon lumineux de la lune alors dans son plein, les yeux brillants, les lèvres entr'ouvertes, les narines palpitantes.
—Ah! mon enfant! Ah! mon fils...
Et, en poussant ces deux appellations d'une voix attendrie, M. Ossipoff se jeta au cou du jeune homme et l'embrassa sur les deux joues à plusieurs reprises.
Surpris de cette expansion à laquelle il ne comprenait qu'une chose, c'est qu'elle était l'indice de la bonne marche de ses projets matrimoniaux, le comte de Flammermont regardait le vieillard qui, dénoué de son étreinte, le considérait avec émotion.
Puis le savant lui saisit les mains, les secoua, les secoua encore en balbutiant:
—Ah! mon enfant!... mon enfant!...
—Monsieur Ossipoff, dit le jeune homme, pourrais-je savoir...
—Eh! quoi! s'écria le savant, ne venez-vous pas de dire que, pour avoir la main de Séléna, vous l'iriez chercher dans la lune...
—C'est vrai... mais pour cela il faudrait que mademoiselle votre fille fût dans la lune...
Alors, se campant devant le comte de Flammermont, les bras croisés, dans une attitude de défi et le regard fulgurant, le petit vieillard s'écria:
—Et si cet homme, assez audacieux pour avoir rêvé la conquête de ces mondes inconnus qui scintillent au-dessus de nos têtes, existait... si, non content d'avoir rêvé, cet homme avait résolu de mettre son rêve à exécution!...
Gontran jeta sur Ossipoff des regards éperdus; il commençait à croire que la passion de l'astronomie avait dérangé les idées du pauvre savant.
—Oui, poursuivit celui-ci, si, après vingt ans de travaux incessants, d'études ininterrompues, de veilles laborieuses, j'étais arrivé à rendre pratique ce voyage merveilleux que tant de philosophes, de penseurs et de poètes ont fait en imagination... si je venais vous dire: «Je pars pour la lune et l'immensité céleste; qui aime ma fille me suive!» que répondriez-vous?
Gontran l'examinait avec attention et même, disons-le, avec un peu de méfiance... c'était, on le sait, la première fois qu'il se trouvait avec le vieillard et cette connaissance, remontant à quelques heures à peine, ne lui permettait pas d'apprécier exactement l'intensité de ce qu'il supposait la folie de M. Ossipoff.
Il savait, pour l'avoir entendu dire, que beaucoup de fous n'admettent pas la contradiction et que les maniaques, même les plus doux et les plus inoffensifs, sont à redouter lorsqu'on les contrarie dans leurs idées.
Aussi, à la question que venait de lui poser le savant, répondit-il sans hésiter:
-Et vous me demandez cela, à moi, monsieur Ossipoff, après le langage que je vous ai tenu tout à l'heure!... vous me demandez si je suivrais Mlle Séléna dans la lune... Mais la lune, c'est trop près... je voudrais qu'elle allât dans le soleil!
—Le soleil viendra après, répondit gravement le vieillard.
Puis, aussitôt, lisant dans les yeux du jeune homme une sorte de pitié, ses sourcils se contractèrent et il lui dit:
—Vous me croyez fou, n'est-ce pas? Vous vous dites: «Ce vieux déraisonne... Mais avec sa manie il a une fille charmante... Flattons la manie pour avoir la fille...»
Gontran voulut protester.
—Eh bien! non, mon cher comte, je ne suis pas fou... Ce que je vous ai dit est parfaitement sérieux et je ne vous ai amené ici ce soir que pour bien vous convaincre que l'impossibilité opposée par une certaine école de savants à l'habitabilité de la lune,—à savoir la non-existence d'une atmosphère lunaire,—que cette impossibilité n'existe pas... ce premier point établi et démontré par vingt années d'études et d'observations, que restait-il pour la réalisation du problème auquel j'ai consacré ma vie?... Trouver un moyen de se rendre dans notre satellite!... Depuis plusieurs années, j'ai dans mes cartons les plans d'un canon gigantesque et tout, à l'heure, avant votre visite, je faisais ma dernière expérience sur une poudre spéciale dont les effets sont suffisants pour envoyer dans la lune... tout ce que je voudrai y envoyer... Donc, la lune est habitable et j'ai trouvé un moyen de m'y rendre... Qu'avez-vous à répondre à cela?
Ossipoff avait parlé doucement, avec calme, sans paraître aucunement en proie à un surchauffement cérébral.
Gontran n'en devint que plus méfiant: cette tranquillité lui parut être le présage d'un orage prochain et il résolut de tout tenter pour empêcher cet orage d'éclater; aussi répondit-il pour donner le change au vieillard et lui faire croire qu'il prenait ses paroles au sérieux:
—A votre place, mon cher monsieur Ossipoff, j'aurais dédaigné de m'occuper de la lune, monde trop connu et défloré par toutes les études dont il a été l'objet... et j'aurais tourné mes vues vers un astre d'une conformation plus en rapport avec notre planète et aussi moins fréquenté par les voyages imaginaires... par exemple, pourquoi n'irions-nous pas plutôt sur Mars?...
Le visage du vieux savant s'illumina.
—Ah! ah! mon jeune ami, dit-il gaiement, vous y prenez goût, à ce que je vois, et votre esprit cherche les aventures... Tout à l'heure, vous proposiez d'aller chercher Séléna dans la lune, maintenant, vous parlez de Mars... Je suis enchanté de voir vos idées prendre si facilement de semblables directions... mais chaque chose a son heure... Pour le moment il s'agit d'aller dans la lune, d'abord, je vous le répète, parce que, de même qu'une voie ferrée, la voie céleste a ses stations auxquelles il faut s'arrêter... et ensuite... cela il faut que je vous l'avoue, parce que ma poudre serait insuffisante pour nous faire franchir des millions de lieues...
Il disait cela du ton le plus naturel du monde, bien que cependant il y eût dans son intonation comme une honte d'avouer le côté imparfait de son explosif.
—Mais alors, comment ferons-nous pour continuer notre voyage? demanda sérieusement M. de Flammermont.... Devrons-nous rester en panne dans la lune?
—Pourquoi cela?
—Dame, si votre poudre est incapable de nous emporter à de grandes distances...
—Nous trouverons là-bas les moyens de poursuivre notre voyage, répondit le vieux savant avec un sourire plein de mystère.
—A la bonne heure, fit le jeune homme qui ajouta in petto: C'est singulier, il paraît jouir de toute sa raison... ses idées s'enchaînent avec une justesse et une logique qui, s'il parlait d'un tout autre sujet, feraient douter du déséquilibrement de sa cervelle... pauvre homme... enfin, flattons sa manie, jusqu'au moment où les choses iraient trop loin...
Puis il dit tout haut pour connaître entièrement la pensée du vieillard:
—Sans être indiscret, pourrais-je savoir pourquoi vous m'avez amené ici en si grand mystère?... car ce me semble une occupation fort louable que la vôtre et il n'y a aucune raison pour que vous ne vous y livriez pas au grand jour.
Cette observation, en apparence si simple, apporta dans la physionomie de M. Ossipoff un brusque changement.
Son visage s'assombrit soudain, ses sourcils se contractèrent violemment, sa bouche se creusa à chaque coin en un pli profond et il répondit à voix basse et d'un ton chagrin:
—Le monde est rempli de jaloux, mon cher enfant... sans en avoir la certitude, je me sens surveillé, épié, espionné... entre savants on devine aisément lorsqu'un collègue a en tête un projet quelconque et...
—Eh quoi! s'écria Gontran avec sincérité, supposeriez-vous un de vos collègues de vouloir vous voler le fruit de tant de travaux et de veilles?
—A Dieu ne plaise! s'écria le vieillard, que je fasse cette injure aux hommes éminents, mes collègues... mais enfin, je ne veux point que mes projets soient déflorés avant même qu'ils aient reçu un commencement d'exécution... c'est pourquoi je viens ici, depuis de longues années, tous les soirs où je suis certain de n'y rencontrer personne, pour pouvoir me livrer en toute solitude, à mes études et à mes recherches... je veux que la nouvelle de mon départ éclate comme une bombe dans le monde scientifique... en ce qui vous concerne, comme je vous le disais à la maison, vos goûts très prononcés pour les sciences et vos connaissances en matière astronomique, me font vous considérer comme le gendre qu'il me faut, parce que je veux vous associer à mes travaux et qu'en même temps votre amour pour ma fille me garantit votre zèle et votre discrétion.
Dans une énergique pression de main, Gontran affirma au savant qu'il pouvait compter sur son entier dévouement.
—Cela dit, poursuivit le vieillard, nous allons, si vous le voulez bien, retourner à la maison, où j'ai hâte de vous expliquer le système de canon que j'ai inventé et de faire devant vous une nouvelle expérience de «sélénite».—C'est ainsi que j'ai baptisé ma poudre.
Tout en parlant, Ossipoff s'occupait de remettre chaque chose à sa place, de manière que nul ne pût se douter le lendemain de la visite nocturne qu'avait reçue l'observatoire; la lampe éteinte, le savant prit son compagnon par la main et, comme il avait fait pour venir, le conduisit à travers les couloirs obscurs jusqu'à la porte de sortie.
Sur la neige durcie, leurs pas ne laissaient aucune trace et quand Ossipoff eut refermé la porte qui donnait sur la rue, le blanc tapis étendu dans la cour intérieure était aussi immaculé que si nul ne s'y fût aventuré.
Ils retrouvèrent à la place où ils l'avaient laissé l'iemstchick battant la semelle à côté de ses chevaux immobiles et chaudement couverts de fourrures prises dans le droschki.
Sitôt Ossipoff et son compagnon emmitoufflés dans leurs chaudes pelisses et confortablement assis sur les coussins, le cocher rendit la main et les chevaux, aiguillonnés par le froid, partirent comme des hirondelles, filant sans bruit à travers les rues désertes.
Comme ils approchaient de la rue où était située la petite maison de Mickhaïl Ossipoff, deux formes surgirent soudain de l'ombre des maisons et sur un geste impérieux accompagné du mot «halte!» prononcé d'une voix sonore, le cocher dut arrêter ses chevaux.
—Qu'y a-t-il?... demanda Ossipoff en se penchant.
Mais il poussa une exclamation de surprise en reconnaissant que les gens qui arrêtaient ainsi le droschki étaient deux gendarmes à cheval; la lame nue de leur sabre luisait au clair de lune.
L'un des soldats s'approcha.
—Où vas-tu, batiouschka? demanda-t-il avec politesse.
—Je rentre chez moi, répondit le vieillard.
—Ah! fit vivement l'autre gendarme en s'approchant à son tour, tu habites donc par ici?
—Je me nomme Mickhaïl Ossipoff, répliqua le savant, membre de l'Académie des sciences, et je demeure dans cette petite maison que vous voyez là-bas.
Il sembla que les gendarmes avaient tressailli en entendant le vieillard décliner ses noms et qualités; cependant ils se contentèrent de dire, en s'écartant un peu:
—C'est bien, tu peux passer, batiouschka.
Le droschki reprit sa course et Mickhaïl Ossipoff dit à son compagnon qui s'étonnait:
—Cela arrive fréquemment... la police a probablement éventé quelque complot nihiliste.
A ces mots, Gontran sentit un petit frisson lui courir le long de l'échine.
Pourquoi? lui-même, assurément, eût été incapable de le dire.
Puis il se retourna, son oreille étant frappée par un bruit, qu'elle n'avait pas entendu jusque-là.
Les deux gendarmes galopaient à vingt pas derrière la voiture.
Le front du jeune homme se plissa un moment; puis il haussa les épaules et se reprit à penser à Séléna.
Enfin le droschki s'arrêta, on était arrivé.
Involontairement, en sautant à terre, à la suite de son compagnon, le comte de Flammermont jeta un regard soupçonneux autour de lui; la rue était déserte, la façade de la maison était silencieuse, tout semblait dormir.
Ossipoff souleva le heurtoir de cuivre et le laissa retomber à plusieurs reprises, mais la porte demeura close.
—Cet animal de Wassili se sera endormi, grommela-t-il.
Et tirant de sa poche une clé, il l'introduisit dans la serrure; la porte tourna sur ses gonds et le savant entra, suivi de Gontran, dans le vestibule plein d'obscurité.
Mais ils n'avaient pas fait trois pas que des bras surgirent de l'ombre et les saisirent, les immobilisant.
En même temps une voix brève ordonna, au milieu de froissements de sabres, de heurts d'éperons sur les dalles:
—Garrottez-les solidement.
Et une lanterne subitement allumée montra aux yeux du vieillard et de son compagnon, le vestibule rempli de gendarmes et d'hommes de police. Dans un coin Wassili était étendu, garrotté et bâillonné, dans l'impossibilité absolue de faire un mouvement et de dire un mot.
—Mais il y a erreur, s'écria le vieillard, je m'appelle Mickhaïl Ossipoff.
—C'est précisément toi que nous cherchons, répondit d'une voix rogue un colonel de gendarmes.
—Mais je proteste, hurla le savant, je proteste... je me plaindrai au Tzar... je...
Il ne put dire davantage; sur un geste du colonel, deux gardawoï lui avaient posé sur la bouche un bâillon qu'ils assujettirent solidement par derrière la tête.
Dès le premier instant, Gontran avait fait mine de résister, il avait même fouillé dans sa poche pour y chercher son revolver; mais il avait été jeté brutalement à terre, puis désarmé, ligotté, bâillonné et il était déjà dans son droschki, étendu sur le dos, roulant des yeux furieux, mais impuissants, lorsque Mickhaïl Ossipoff fut lancé à ses côtés, avec autant de précaution qu'un paquet de vieux effets.
Puis deux gardawoï s'assirent sur le devant de la voiture, tandis qu'une dizaine de gendarmes à cheval, le doigt sur la détente de leur revolver, entouraient le droschki.
—Où allons-nous, mon colonel? demanda l'iemstchick d'une voix tremblante.
—A la prison centrale, répliqua l'officier en mettant son cheval au trot.
Et la petite troupe disparut bientôt au coin de la rue, laissant dans la petite maison silencieuse Wassili que l'on avait oublié de délivrer, et Séléna qui, dans sa chambre, dormait bien paisiblement, rêvant de la lune et de Gontran.
A la porte de la maison, deux gendarmes à cheval, immobiles sur la blancheur de la neige, veillaient.