Aventures extraordinaires d'un savant russe; I. La lune
Nous tomberons au centre de la mer de la Sérénité.
—Mais enfin, vous avez bien une opinion à ce sujet, insista le préparateur; est-ce l'action de la nature ou faut-il voir là-dedans le résultat du travail d'êtres intelligents?
—Je vous le répète, je n'ai aucune idée bien arrêtée relativement à ce phénomène; je n'en conclus qu'une chose: c'est que les astronomes du monde terrien ont tort de propager cette opinion que le monde lunaire est un monde radicalement mort et glacé...
Il se tut un moment et ajouta:
—Quelles singulières gens! de ce qu'ils ne peuvent, avec les faibles instruments dont ils disposent, découvrir la cause des changements importants constatés à la surface lunaire, ils préfèrent conclure à la non-vitalité du satellite..... c'est absurde, en vérité!
Il se croisa les bras et fixant sur son compagnon des regards courroucés comme s'il l'eût rendu responsable de la sottise des astronomes.
—La lune! un monde mort! s'écria-t-il.....mais c'est vouloir nier l'évidence elle-même ou mettre en doute les constatations faites par les plus illustres de nos devanciers!.... L'astronome allemand Gruithuysen était, sans doute, aveugle lorsqu'en 1824, il aperçut dans la région obscure de la lune à son premier quartier,—tenez sur cette même mer de la Fécondité, au-dessus de laquelle nous planons,—une clarté énigmatique qui ne mesurait pas moins de 100 kilomètres de longueur sur 20 de largeur? Cette clarté s'étendit jusqu'au cratère de Copernic, dura dix minutes, puis disparut pour reparaître, peu après, comme une flamme pâle qui brilla quelques instants et s'éteignit pour être remplacée par des palpitations électriques vacillantes.
—C'était sans doute une aurore boréale, balbutia Woriguin.
—C'est précisément l'opinion de Gruithuysen, dit Sharp.
Après quelques instants employés à reprendre haleine il continua:
—M. Trouvelot a également constaté des traces de changement dans la forme du grand cratère d'Eudoxe, que nous apercevons d'ici. Le 20 février 1877, en observant ce cratère, il fut frappé de voir une sorte de muraille rectiligne et étroite, traversant le cirque sur une grande largeur.... Elle n'était pas marquée sur la carte; elle se dirigeait de l'Est à l'Ouest et était fort élevée, à en juger par l'ombre portée qui la bordait au Nord..... Eh bien! un an plus tard, le 17 février 1878, le même observateur, examinant de nouveau ce cratère, fut fort surpris de ne plus retrouver les moindres traces de cette muraille.....
—Et depuis? demanda Woriguin.
—Il l'a toujours vainement cherchée au moment des mêmes phases et dans les mêmes conditions d'éclairage.....
—Parbleu! s'écria le préparateur, elle s'est écroulée.
—Elle s'était élevée toute seule alors! riposta Sharp, puisqu'elle n'existait pas auparavant!
—Une convulsion du sol, peut-être, hasarda l'autre.
—En ce cas, exclama Sharp, pourquoi affirmer la mort de ce monde?.... des êtres animés seuls peuvent avoir des convulsions.....
Puis, furieux du silence de Woriguin:
—Eh bien! fit-il, vous ne dites rien! vous restez là muet comme une carpe!.... répondez..... qu'en pensez-vous?
—Mais je pense tout comme vous, se hâta de dire le préparateur..... les gens qui osent publier que la lune est un astre mort sont les derniers des crétins.
Ces paroles parurent calmer le savant.
—Tenez, dit-il d'une voix plus douce, voulez-vous une nouvelle preuve de la vitalité de notre satellite, regardez cette teinte verdâtre que présente la mer de la Sérénité!.... qu'est-ce que c'est à votre avis?
—Hum! murmura Woriguin, je n'oserais rien affirmer..... mais cela m'a tout l'air d'être de la végétation.
Sharp dressa ses bras en l'air, d'un geste triomphant.
—A la bonne heure, s'écria-t-il, vous êtes dans le vrai.
—En êtes-vous bien certain? demanda l'autre ingénûment.
—Tout aussi certain que l'astronome Klein qui attribue cette teinte générale de la mer de la Sérénité à un tapis végétal épais et serré, formé de plantes de taille inconnue, tandis que l'espèce de traînée blanche qui divise cette «mer» en deux, représente, à ses yeux une zone stérile et déserte.
Woriguin était pensif; tout en paraissant écouter attentivement les explications de son compagnon, son esprit était ailleurs.
Pendant que Sharp s'emballait à la pensée des théories qui divisent les astronomes terriens, le préparateur, lui, dont les idées étaient plus pratiques, songeait au véritable but du voyage.
Car, à son avis, ce n'était point pour éclairer les savants de la terre sur la plus ou moins grande vitalité de la lune que l'obus avait été frété et que Jonathan Farenheit avait constitué une société au capital de plusieurs millions de dollars. Les murailles dans le cratère d'Eudoxe et la végétation de la mer de la Sérénité, cela assurément était intéressant et ne manquait pas d'un certain charme.
Mais si, comme l'avait affirmé Sharp, la vie ne devait pour ainsi dire rien coûter dans la lune, il n'en était malheureusement pas de même sur la terre; et il fallait songer au retour.
Or Woriguin n'avait consenti à accompagner Sharp dans ce périlleux voyage qu'à condition d'avoir une part proportionnée dans le rendement des mines diamantifères découvertes au spectroscope par le savant.
Et il semblait à Woriguin que les dites mines diamantifères étaient bien délaissées.
—A quoi pensez-vous donc? demanda au bout d'un instant, Sharp, surpris de son silence et de son attitude sérieuse.
—Je pense au champ de diamants, répondit le préparateur.
Un imperceptible sourire de mépris plissa les lèvres minces du savant.
—Eh bien? fit-il.
—A quelle distance sont-ils situés du point où nous allons nous abattre?
Sharp consulta une carte pendue à la muraille.
—A peine à cinq cents kilomètres, répondit-il.
—Eh!.... mais c'est un voyage, cela! exclama Woriguin.
—Peuh! un voyage d'une semaine, pas plus.
—Resterons-nous longtemps sur la lune?
Sharp haussa les épaules.
—Cela dépendra des circonstances.
Le visage du préparateur s'assombrit.
—C'est que la soute aux provisions est presque vide, murmura-t-il.
—Bast! de quoi allez-vous vous inquiéter? répliqua le savant. Dans dix heures nous serons arrivés..... et si, comme j'ai tout lieu de le supposer, il y a de la végétation à la surface lunaire, ce sera bien le diable s'il ne s'y trouve point aussi des aliments.
Woriguin hocha la tête.
—Brr! grommela-t-il, mieux vaut ne pas penser à cela.
Puis, tout à coup, une idée subite lui traversa l'esprit.
—Mais, s'écria-t-il, comment ferons-nous pour revenir? nous ne nous sommes occupés que de l'aller, sans songer au retour.
—En vérité, Woriguin, vous êtes l'homme le plus pusillanime que j'aie jamais vu! s'écria dédaigneusement Sharp.
—Vous avez une dose de science que je ne possède pas, maître, répondit humblement le préparateur; c'est cela qui vous donne une si grande assurance.
Adouci par ces paroles, le savant répliqua:
—Si vous vous donniez seulement la peine de réfléchir un peu, vous vous éviteriez bien des inquiétudes..... ainsi, lorsque nous avons quitté la terre, il nous a fallu avoir, pendant la première seconde, une vitesse suffisante pour nous faire atteindre le point où sont contiguës les sphères d'attraction de la terre et de la lune; or ce point était à 86,856 lieues de notre lieu de départ. Pour revenir, au contraire, nous n'aurons que 9,244 lieues à parcourir pour arriver à ce point et pour cela, il nous suffira d'une vitesse initiale de 2,500 mètres.
Au fur et à mesure que Sharp parlait, le visage du préparateur s'éclairait.
—Et puis, ajouta le savant, il faut tenir compte de la différence de pesanteur! ainsi combien pesait notre obus, lorsque nous sommes partis?
—Environ trois mille kilos, répondit Woriguin.
—Eh bien, là-bas, il ne va plus peser que cinq cent kilos, à peine, soit six fois moins.
Un sourire dérida les lèvres plissées soucieusement du préparateur.
—Allons, murmura-t-il, tout cela ira mieux que je ne pensais.
Puis, après un moment:
—Dans combien de temps croyez-vous que nous arriverons? demanda-t-il.
—Dans huit heures, à peu près.
—En ce cas, je vous demanderai la permission de prendre un peu de repos, car toutes ces émotions m'ont brisé.
Sharp tira sa montre.
—Il est, en ce moment, deux heures à Saint-Pétersbourg, dit-il d'une voix grave..... à dix heures précises, nous foulerons du pied le sol de la lune.
Woriguin s'étendit sur le divan qui courait autour du projectile et tournant son visage vers la paroi capitonnée.
—Vous m'éveillerez, balbutia-t-il dans un bâillement.
Sharp le considéra un moment d'un œil furieux, puis haussant les épaules, alla s'installer devant une petite table couverte de papiers et de livres.
Cinq minutes après, un ronflement sonore emplissait le wagon.
C'était Woriguin qui dormait.
Et pendant plusieurs heures, au bruit de cette musique étrange, Sharp continua ses calculs, ne quittant sa plume que pour prendre ses instruments et constater la vitesse toujours croissante du projectile.
Huit heures sonnaient, lorsque sur son divan, Woriguin s'agita.
—Eh bien! demanda-t-il, rien de nouveau?
—Rien..... nous continuons à tomber, suivant les lois de la pesanteur.....
—Sommes-nous loin?
—Encore deux mille lieues à franchir.
Le préparateur bondit en entendant ces mots.
—Plus que deux mille lieues! exclama-t-il..... mais ne serait-il pas temps de prendre nos dispositions d'atterrissage?
Ce disant, il se précipita à l'un des hublots et un involontaire cri lui échappa, à la vue du monde immense au-dessus duquel l'obus planait.
Le spectacle, en effet, était merveilleux.
Aux confins de l'horizon apparaissaient les derniers contreforts d'une chaîne de montagnes dont les cimes se dressaient dans l'espace, semblables à des géants.
Puis dans la plaine immense, d'aspect verdâtre, qui s'étendait à l'infini, se distinguaient nettement maintenant avec leur cratère béant et leurs pics aigus, de petits volcans mesurant à peine un demi-kilomètre de diamètre.
L'obus avançait avec une vitesse de près de dix mille kilomètres à l'heure et, d'instant en instant, le panorama devenait plus distinct.
Les montagnes qui barraient l'horizon formaient une ligne continue montant jusqu'à la hauteur du projectile et le sol semblait se creuser comme pour recevoir les explorateurs.
Sharp regarda sa montre.
—Encore une demi-heure, dit-il; préparons-nous en vue du choc qui sera rude, je vous en préviens.....
Woriguin pâlit légèrement.
Les écrous des hublots furent vissés soigneusement; ensuite, on vérifia la solidité des puissants ressorts à boudin dont le culot du projectile était muni; enfin on essaya la force de résistance des suspensions des Hamacs.
—Tout va bien, murmura Woriguin.
—Allons, fit Sharp, nous n'avons plus que cinq minutes; couchez-vous, Woriguin, j'éteindrai moi-même les lampes à incandescence.
Quand le préparateur se fut installé dans son hamac, le savant tourna une manette et soudain l'obscurité se fit dans le wagon.
Alors il s'étendit auprès de son compagnon.
Un silence de mort régnait; les deux hommes, côte à côte, demeuraient silencieux, attendant le choc, et peut-être avec lui, la mort.
Soudain, la température s'éleva anormalement, la demi-clarté qui filtrait du dehors, à travers les hublots disparut, et un bruit effroyable retentit.
Puis, une secousse épouvantable ébranla l'obus depuis le culot jusqu'à l'ogive; en même temps, les ressorts des hamacs se brisaient avec un bruit sec qui s'entendit à peine au milieu du fracas des vitres et des appareils brisés, des meubles arrachés, des parois renversés et du froissement de l'acier pénétrant dans le sol...
Étourdis, assommés, les deux voyageurs roulèrent sans connaissance sur le plancher, jonché déjà de débris de toutes sortes.
Longtemps, ils demeurèrent ainsi étendus côte à côte, sans mouvements, semblables à des cadavres.
L'intérieur du projectile était sombre et silencieux.
Tout à coup, un gémissement sourd et plaintif se fit entendre.
—Sharp! murmura Woriguin, Sharp!
Aucune réponse.
Il répéta son appel sans plus de succès que la première fois.
Alors, faisant appel à toute la force de sa volonté, il se traîna, dans l'obscurité, jusqu'au divan, s'y accrocha et parvint à se mettre debout.
Puis, il fouilla dans sa poche et prit une allumette qu'il frotta sur la paroi.
A la lueur vacillante, il aperçut Sharp, les membres raides et le visage ensanglanté.
—Tonnerre! gronda-t-il, il est mort!
Cette pensée lui redonna des forces.
Il courut à la manette du commutateur et, vivement, la tourna.
Mais la pile qui fournissait le courant aux lampes avait été brisée sans doute, car aucune lumière ne brilla.
Woriguin demeura un moment fort embarrassé; l'allumette était éteinte, lui brûlant le bout des doigts et l'obscurité, après cette clarté passagère, lui parut plus intense encore et plus effroyable.
Soudain, il se rappela qu'il avait sur lui un petit bougeoir de poche; il frotta une seconde allumette et alluma la bougie.
Sûr désormais de ne pas retomber dans les ténèbres, il revint vers Sharp, s'agenouilla près de lui et lui posa la main sur le cœur.
Le cœur battait, faiblement il est vrai, mais enfin il battait.
L'angoisse qui étreignait Woriguin à la pensée qu'il était seul avec ce cadavre pour tout compagnon, disparut aussitôt et il se mit en mesure de rappeler à lui Fédor Sharp.
Il constata que le front du savant avait porté contre l'angle de la bibliothèque et que, de la blessure, légère en somme, le sang coulait avec abondance.
Le préparateur aperçut, parmi les débris dont le sol était jonché, une boîte à pharmacie qui avait résisté au choc; il l'ouvrit et procéda à un pansement sommaire.
L'hémorrhagie une fois arrêtée, Woriguin s'occupa de faire revenir le blessé à lui; il prit une fiole qu'il déboucha et qu'il lui passa sous les narines à plusieurs reprises.
Enfin, Sharp renifla avec vigueur, le sang colora ses pommettes et il ouvrit les yeux.
Tout d'abord, il promena autour de lui des regards étonnés, semblant se demander ce qu'il faisait là, étendu sur le plancher, au milieu des meubles disloqués et des instruments en morceaux.
Puis soudain, la mémoire lui revint, il porta la main à sa tête et s'écria:
—Nous sommes sur la lune?
—Il me semble, répliqua le préparateur.
—Comment! exclama le savant, il vous semble, ne vous en êtes-vous donc pas assuré?
—Je vous avouerai que j'étais beaucoup plus pressé de m'assurer que vous n'étiez pas mort.
Sharp leva les bras au ciel.
—Jour de Dieu! exclama-t-il..... Eh bien! moi, je vous affirme que mon premier mouvement eût été de courir au hublot.
—Cela ne m'étonne pas, bougonna Woriguin d'un ton de mauvaise humeur..... Vous n'êtes qu'un égoïste.
—Non, répliqua Sharp, je suis un savant! la science avant tout.
Comme il achevait cette réponse de la voix sèche et cassante qui lui était habituelle, son visage s'assombrit soudain.
Seulement alors, il venait de s'apercevoir de l'état pitoyable dans lequel se trouvait l'intérieur de l'obus.
—Pourquoi cette lumière? demanda-t-il en désignant la bougie que Woriguin avait posée sur un pan brisé de la bibliothèque.
—Parce que les piles ne fonctionnent plus.
Sharp fronça le sourcil.
—Fait-il donc nuit? ajouta-t-il.
Le préparateur haussa les épaules.
—Tout ce que je sais, dit-il, c'est que lorsque je suis revenu à moi, le wagon était dans une obscurité complète.
A cette réponse, Sharp balbutia quelques mots que son compagnon n'entendit pas.
—Eh! parbleu, exclama-t-il, cela vient de ce que nous avons rebouché les hublots, de peur que les vitres ne se cassent dans la chute.
Et il ajouta:
—Donnez-moi votre bras pour me relever, Woriguin, car je me sens d'une faiblesse extrême.
Quand il fut debout, il fit quelques pas appuyé avec l'aide du préparateur.
—Ah! dit-il, cela va mieux: je crois que c'est ce sang qui m'a affaibli.
Il s'adossa à la paroi de l'obus et dit à Woriguin:
—Avant toutes choses, il faut voir où nous sommes..... montez sur le divan, dévissez la plaque du hublot et regardez.
Le préparateur obéit, mais ne réussit pas tout de suite à mettre le hublot à nu; sans doute les écrous s'étaient-ils faussés dans la chute; même il y en eut un qui cassa.
Enfin la plaque tomba et un vif rayon de lumière pénétra à l'intérieur de l'obus.
Sharp, aussitôt, souffla la bougie.
—Eh bien? demanda-t-il d'une voix tremblante.
—Nous sommes arrivés, répondit Woriguin; du moins je le pense..., car je découvre au loin des montagnes qui ressemblent fort à celles que nous avons aperçues alors que nous étions encore dans l'espace.
Sharp poussa un cri de joie.
—Mais nous-mêmes, fit-il, où sommes-nous?
Le préparateur s'écrasait le visage contre la vitre, se haussant sur la pointe des pieds pour mieux juger le paysage.
—Sans rien préciser, fit-il, je crois que nous devons être tombés sur le versant d'un cratère...
—Versant intérieur ou extérieur?
—Extérieur... autrement je n'apercevrais pas des montagnes à l'horizon, ma vue serait limitée...
—C'est sans doute l'un des petits volcans que je vous signalais dans la mer de la Sérénité, murmura Sharp.
Puis, après un moment:
—Descendez... cria-t-il, descendez vite... il nous faut sortir d'ici. Woriguin sauta sur le plancher.
—Sortir d'ici! répéta-t-il... nous allons prendre quelques précautions, j'imagine?
Le savant haussa les épaules.
—Qu'avons-nous à craindre? demanda-t-il; une trop grande différence entre la densité de l'atmosphère lunaire et l'air de notre wagon.
—A moins que la composition de l'atmosphère lunaire soit tout à fait différente, riposta Woriguin.
—Chose encore possible! bougonna Sharp
—Et peut-être mortelle, ajouta l'autre.
Sharp le considéra d'un air méprisant.
—Vous n'êtes pas venu ici, je suppose, pour rester enfermé dans ce wagon? grommela-t-il.
—Vous m'avez affirmé que l'atmosphère était respirable à la surface de la lune.
—Je vous l'affirme encore.
—Possible... mais moi, j'en doute.
Le savant parut surpris.
—Pourquoi? demanda-t-il.
A cette question toute naturelle, Woriguin ne répondit pas.
—Bref, vous avez peur, ricana Sharp.
—Avouez qu'on pourrait avoir peur à moins, répliqua le préparateur.
—Cependant, vous avez couru des dangers autrement sérieux que celui-ci.
Woriguin protesta:
—Je ne dis pas... seulement, comme il me répugnerait fort de laisser mes os ici, je voudrais prendre certaines précautions...
—Lesquelles? demanda Sharp.
—C'est à vous de les trouver et non à moi, bougonna l'autre; vous êtes un homme de science, vous... tandis que moi...
Un sourire singulier courut sur les lèvres de Sharp.
—En ce qui vous concerne, dit-il, je ne connais qu'une seule précaution à prendre.
—Parlez.
—Laissez-moi sortir le premier,—avouez que nulle expérience sur l'atmosphère lunaire ne saurait être plus concluante.
Les lèvres de Woriguin s'allongèrent dans une moue significative:
—D'accord... mais si vous mourez.
—Si je meurs... répondit Sharp... eh bien! vous serez fixé sur ce que vous aurez à faire.
Et il s'avança vers le trou d'homme qui servait de porte, armé d'une clé anglaise destinée à dévisser les écrous.
Woriguin lui posa la main sur le bras.
Sharp s'arrêta et, le regardant tout étonné:
—Qu'y a-t-il encore? gronda-t-il.
—Croyez-vous avoir bien le droit de risquer ainsi votre vie? lui demanda le préparateur.
Sharp ne put retenir un mouvement de surprise.
—Vous plaisantez! fit-il.
—Non pas, je parle sérieusement.
Le savant se croisa les bras.
—Vous vous arrogeriez le droit, demanda-t-il, de m'empêcher de disposer à mon gré de l'existence?
—Sans doute... N'oubliez pas que vous m'avez entraîné ici, et que, conséquemment, vous répondez de ma peau... vous mort, que deviendrai-je?
Sharp se mit à rire.
—Ah! dit-il, voilà donc la véritable raison de l'intérêt que vous prenez à ma santé... Je trouvais aussi cette sollicitude bien extraordinaire... d'autant plus quelle contraste singulièrement avec les dispositions moins que bienveillantes que vous manifestiez à mon égard, il y a deux jours, avant que ne fût signalée, dans l'espace, la présence de l'obus de Mickhaïl Ossipoff.
Woriguin baissa la tête, les sourcils froncés, la bouche mauvaise.
—Eh bien, poursuivit Sharp, vous ne répondez pas...
Le préparateur releva le front.
—Lorsque j'ai voulu vous tuer, gronda-t-il, votre mort assurait ma vie, en ce sens que l'air que vous auriez cessé de respirer, je l'aurais respiré moi... maintenant, au contraire, votre mort amènerait la mienne... que deviendrais-je, en effet, dans ces contrées que je ne connais pas? comment reverrais-je jamais la terre, ignorant que je suis de toutes ces choses que vous connaissez, vous?...
Il avait dit ces derniers mots d'une voix vibrante, rageuse, qui témoignait de sa jalousie contre le savant.
Sharp approuvait de la tête.
—Bien, dit-il, très bien, je comprends... au fond, vous avez raison... nous sommes deux associés; notre existence, à chacun de nous, représente un apport social que nous n'avons pas le droit de dilapider.
Il réfléchit un moment.
—Eh bien! soyez tranquille, ajouta-t-il; je vous promets d'agir assez prudemment pour ne pas compromettre une existence qui vous est si précieuse.
—Vous me le promettez? fit Woriguin incrédule.
—Je le jure, fit Sharp, d'autant plus sincère qu'il ne lui était jamais venu à l'esprit de risquer sa vie.
Puis, il s'approcha du trou d'homme et se mit en devoir de dévisser les écrous.
Mais en dépit de tous ses efforts, il ne put y parvenir.
—Qu'y a-t-il donc? grommela-t-il.
—C'est sans doute que vous êtes encore trop faible, riposta le préparateur... passez-moi l'outil.
Il saisit la clé, et, d'un poignet vigoureux, s'escrima contre la plaque d'acier qui servait de porte.
Mais ce fut en vain; les boulons résistaient et la plaque ne bougeait pas d'une ligne.
—Au diable! gronda-t-il.
Il envoya la clé anglaise à travers la pièce et s'assit, essuyant d'un revers de manche la sueur qui couvrait son front.
Sharp était devenu blême.
—Montez donc sur le divan, dit-il, et faites en sorte de voir dans quelle position est tombé l'obus.
De nouveau Woriguin se hissa.
Mais à peine eut-il jeté un coup d'œil au dehors, qu'il poussa un épouvantable juron.
—Il y a, répondit-il d'une voix étranglée, qu'il est impossible de sortir.
—Impossible! exclama Sharp.
—L'obus est enfoncé dans le sol jusqu'à quinze centimètres au-dessous des hublots... la porte est murée.
Le savant se laissa choir sur le divan, les membres secoués par un tremblement convulsif.
—Il faut à toutes forces, arracher les boulons de la plaque, dit-il d'une voix rauque... une fois la plaque enlevée, nous attaquerons le sol avec les outils que nous possédons.
Woriguin secoua la tête.
—Vous oubliez que la porte s'ouvre en dehors, dit-il.
—C'est vrai, murmura Sharp accablé.
Et un long silence régna entre les deux hommes qui se creusaient la cervelle pour trouver un moyen d'échapper à la mort inévitable, épouvantable, qui les attendait.
—Si nous brisions un hublot, dit tout à coup Woriguin.
—A quoi bon, fit Sharp; l'ouverture n'est pas assez large pour nous donner passage.
—Je le sais, répliqua le préparateur, mais par cette ouverture nous pourrons, au moyen d'un pic, déblayer la porte.
—Mais les vitres sont en verre trempé et, par conséquent, incassables...
—Essayons toujours, riposta Woriguin..
Il se baissa, ramassa parmi les objets qui couvraient le plancher, une forte pioche en acier et, se hissant sur la banquette, il levait les bras pour attaquer la vitre, lorsqu'un cri de Sharp l'arrêta.
—Malheureux, hurla le savant, qu'allez-vous faire?
Woriguin le regarda stupéfait.
—Mais je m'en vais briser ce hublot.
—Et si l'atmosphère lunaire n'est pas respirable, balbutia Sharp.
—Eh bien? fit l'autre qui ne comprenait pas bien.
—Tout l'air de notre wagon s'en ira au dehors et nous périrons ici, asphyxiés... Saisissez-vous?
Oui, Woriguin avait saisi.
Il laissa tomber sa pioche, s'affaissa sur le divan et, la tête dans les mains, il se mit à sangloter.
Sharp, assis dans un coin, le regardait avec pitié.
Soudain, l'autre se redressa, courut au savant et l'empoignant par le collet de son habit, le secoua furieusement en criant:
—Vous êtes un misérable! vous m'avez entraîné affirmant qu'on pouvait vivre sur la lune... et ce n'était pas vrai... puisque vous aimez mieux attendre la mort ici que de courir le risque de trouver de l'air au dehors.
Sharp se débattait en vain, les poignets de son compagnon le tenaient solidement et il ne pouvait se soustraire à leur étreinte.
Enfin Woriguin, ayant passé sa colère, le lâcha, et le savant alla rouler sur le plancher parmi les débris d'instruments et de meubles.
Sharp n'était pas le plus fort, il dissimula sa colère, se releva silencieusement et monta dans l'ogive du wagon.
Il demeura là de longues heures, réfléchissant à la situation, cherchant quelque moyen de sortir de cette tombe.
Mais ses idées tournaient dans un même cercle et aucun éclair ne jaillit dans son esprit.
Quand il redescendit, poussé par la faim, Woriguin lui dit d'une voix sombre:
—J'ai examiné le contenu de la soute aux vivres; il reste trente livres de biscuits, quinze livres de viande de conserve et cinquante litres de cognac... Combien croyez-vous que nous puissions vivre de temps avec cela?...
Sharp réfléchit et répondit:
—Nous pouvons aller un mois.
—A condition que nous ayons suffisamment d'air pour cela.
—Avez-vous vérifié?
—Non... vous savez que je ne m'y connais pas très bien... je ne sais pas transformer, dans les calculs, les litres de liquides en mètres cubes gazeux; donc, si vous voulez voir vous-même...
Sans répondre, Sharp se dirigea vers le réservoir, en examina minutieusement le contenu, se tut un moment, comme s'il se livrait à un calcul; puis enfin, dit d'une voix un peu sourde:
—Nous avons encore six semaines devant nous.
Woriguin poussa un soupir.
—En six semaines, dit-il, bien des choses peuvent se passer.
—Vous oubliez que respirer n'est pas manger et que nous n'avons qu'un mois de nourriture.
—Eh bien, mettons un mois, fit le préparateur.
Tout surpris de cette philosophie, Sharp regarda son compagnon.
—Quel espoir avez-vous donc? demanda-t-il.
L'autre hocha la tête.
—Ossipoff nous délivrera peut-être encore cette fois.
—Vous êtes fou! exclama le savant dont un flot de sang empourpra le visage, Ossipoff navigue dans l'immensité.
—Eh! qui vous prouve que vous ne vous trompez pas? répliqua le préparateur.
—Oh! rugit Sharp, plutôt la mort que la délivrance due à cet homme-là...
—Je ne dis pas comme vous.
—Nous verrons ce que vous en penserez lorsque la main de Jonathan Farenheit s'abattra sur vous, riposta Sharp.
Woriguin tressaillit; il n'avait plus songé à l'Américain.
De ce jour, commença une existence épouvantable.
L'antipathie, qui existait à l'état latent entre ces deux hommes, ne fit que s'accroître et bientôt se transforma en haine.
Chacun d'eux, accusant mutuellement l'autre de lui voler sa part d'air et sa part de nourriture, était hanté par une idée fixe: le meurtre de son compagnon.
Ils ne se parlaient pas et abrégeaient, autant qu'il leur était possible, le moment des repas, le seul qu'ils passassent en commun.
Le reste du temps, Sharp restait enfermé dans le laboratoire, tantôt plongé dans des rêveries pleines de rage, tantôt l'œil rivé à l'oculaire de son télescope, fouillant l'horizon fiévreusement.
Qui donc espérait-il voir poindre là-bas, au sommet de ces hautes montagnes?
En bas, Woriguin demeurait étendu sur le divan, fumant et buvant, ainsi qu'il avait fait pendant le mois que l'obus était resté immobile sur le point d'égale attraction.
Seulement il buvait plus modérément, se défiant d'une ivresse qui l'eût mis aux mains de Sharp.
Celui-ci descendit un jour plus sombre et plus soucieux.
Il avait constaté que le soleil s'abaissait à l'horizon et, pour lui qui connaissait la météorologie spéciale du monde lunaire, cela présageait la nuit, la nuit longue et froide, la nuit mortelle. En même temps, un coup d'œil donné au réservoir lui fit constater la diminution rapide du précieux gaz respirable. Lorsqu'il remonta, après le repas, il emporta un litre de cognac.
Woriguin sourit, pensant que le savant, lui aussi, voulait demander à l'alcool l'oubli du sort épouvantable qui les attendait.
Arrivé dans le laboratoire, Sharp déboucha la bouteille, avala trois ou quatre gorgées du liquide, puis fouillant dans un coin sombre, en tira une petite fiole pleine d'une liqueur verdâtre qu'il vida dans la bouteille de cognac.
Cela fait, il parut plus tranquille et attendit avec résignation que le soleil eût disparu au-dessous de l'horizon.
Alors, brusquement l'obscurité la plus intense succéda à la vive clarté des rayons solaires, en même temps qu'un froid épouvantable, pénétrant dans l'obus, vint glacer les deux compagnons.
Pendant de longues heures, l'un et l'autre rôdaient à travers la cage étroite dans laquelle ils étaient enfermés, cherchant à lutter, par une marche obstinée, contre le froid qui engourdissait leurs membres.
—Oh! cria Woriguin dans un mouvement de colère, dire que je n'ai pas le courage de me tuer!
Un sourire cruel crispa les lèvres de Sharp qui continua sa promenade.
Cet homme extraordinaire ne dormait pas; comprenant que s'immobiliser dans le sommeil était s'immobiliser dans la mort, il s'était condamné à marcher sans relâche.
Brisé, harassé de fatigue, il marchait, s'appuyant aux parois du boulet, se soutenant aux meubles, la tête vacillante, les paupières closes, les jambes molles, il marchait toujours.
Telle était sa force de volonté qu'il dormait en marchant.
Une seule fois il s'arrêta et prêta l'oreille.
Au-dessous de lui la promenade circulaire de Woriguin avait cessé.
Le savant hocha la tête et murmura:
—Qui sait?... peut-être n'aurai-je pas besoin de faire ce que je me proposais?
Et il reprit sa marche.
Douze heures se passèrent... puis vingt-quatre... puis quarante-huit... la pièce qui servait d'habitation à Woriguin était toujours silencieuse.
Alors, Sharp entr'ouvrit la porte, descendit l'escalier à tâtons et, à tâtons aussi erra dans la pièce.
Soudain ses mains rencontrèrent un corps inerte et glacé, et il se releva en poussant un cri d'horreur.
C'était le corps de Woriguin saisi par le froid pendant son sommeil et que le froid avait tué.
Sharp s'approcha de nouveau, palpa le cadavre, l'ausculta, le retourna en tous sens: le visage, les mains étaient gelés dans le sens propre du mot.
Alors il poussa un soupir de satisfaction et murmura:
—Tant mieux.
Il remonta ensuite dans l'ogive du boulet et y reprit sa marche circulaire, jusqu'au moment où, l'estomac tiraillé par la faim, il descendit et se dirigea vers la soute aux vivres.
Mais à peine y eut-il plongé la main qu'il poussa un cri de fureur et de désespoir.
La soute était vide.
Woriguin avait dévoré le peu de biscuits et de viande qui restait, avant de s'endormir; c'est même cet excès de nourriture qui avait causé sa mort, car saisi par le froid au milieu d'une digestion difficile, il avait été frappé de congestion pendant son sommeil même.
Accablé, Sharp se laissa tomber sur le divan.
A quoi bon lutter davantage contre le froid puisque la faim était là, avec ses tortures cent fois plus effroyables?
Et, durant de longues heures, figé dans une immobilité complète, il attendit, sentant un engourdissement mortel envahir peu à peu ses membres, les glacer, les raidir.
Puis, tout à coup, le désir de vivre s'empara de lui et de nouveau il se mit à tourner, lentement d'abord, plus rapidement ensuite, pour faire circuler le sang et ramener un peu de chaleur.
Mais la souffrance de l'estomac s'augmentait d'heure en heure; bientôt elle devint intolérable et alors pour tromper sa faim, il saisit une bouteille de cognac, en avala coup sur coup plusieurs gorgées.
Comme par enchantement la douleur s'apaisa; une sorte d'ivresse s'empara de lui, lui monta à la tête et pendant quelque temps, il se sentit très bien.
Même, l'alcool le réchauffant, il put s'asseoir et prendre un peu de repos.
Mais, bientôt, les tiraillements d'estomac recommencèrent, plus violents, plus atroces, lui arrachant des hurlements de bête fauve.
Alors, comme il avait fait une première fois, il eut recours à l'alcool et avala le reste de la bouteille de cognac. Sans doute la dose était-elle trop forte ou bien l'alcool, tombant dans l'estomac vide, agit-il plus rapidement et avec plus de violence.
Toujours est-il qu'une sorte de folie furieuse s'empara de lui, et la tête en feu, les yeux sanglants, la bouche bavant hideusement, les membres agités par un tremblement féroce, il se rua dans l'ombre sur le cadavre de l'infortuné Woriguin.
Et ce fut ainsi toutes les fois que l'estomac réclamait sa nourriture quotidienne.
Pendant des heures, il luttait désespérément, écœuré de ces épouvantables festins, ayant horreur de lui-même; puis, à bout de forces, vaincu par la nature, il buvait et, quand l'ivresse l'avait affolé, il mangeait.
Cela dura jusqu'au moment où le soleil, remontant au-dessus de l'horizon, vint éclairer ces scènes d'horreur.
Le supplice du malheureux devint alors plus épouvantable encore; quand les ténèbres l'enveloppaient, il pouvait du moins échapper au spectacle hideux qu'il donnait, accroupi sur ce cadavre et le dépeçant à coups de couteau.
Mais maintenant...
Et puis avec la lumière revint la chaleur, et ce corps, que le froid avait conservé, se décomposa avec rapidité, empestant l'air de miasmes empoisonnés.
En vain Sharp, qui sentait que la mort était dans cette atmosphère viciée qu'il respirait, chercha-t-il à briser à coups de pioche l'un des hublots.
Le fer de l'outil s'émoussa, le manche se brisa sans pouvoir même fêler la vitre.
Alors, désespéré, à bout de courage et de forces, sentant l'inutilité de lutter davantage, Sharp se coucha à côté du cadavre de Woriguin et attendit.
Lorsque les yeux perçants de Jonathan Farenheit aperçurent le boulet qui renfermait son ennemi, il y avait quelques heures à peine que celui-ci s'était évanoui.
CHAPITRE XVIII
ÉCLIPSE DE SOLEIL ET MARÉE LUNAIRE
Fricoulet, on le sait, se piquait de quelques connaissances médicales.
En dépit de l'horreur et du dégoût que lui inspirait l'ex-secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, il s'agenouilla auprès de lui et déboutonnant son vêtement, l'ausculta minutieusement.
—Cet homme n'est pas mort, déclara-t-il enfin,... il est seulement tombé en syncope.
A peine eut-il prononcé ces mots que l'Américain se précipita vers lui.
—Sauvez-le, implora-t-il, sauvez-le, monsieur Fricoulet, et la moitié de ce que je possède est à vous.
Le jeune ingénieur le regarda tout surpris.
—Comment! dit-il, c'est vous qui parlez ainsi, sir Jonathan! d'où vous vient cet intérêt subit pour un gredin que, tout à l'heure, vous vouliez étrangler de vos mains?... si votre haine se traduit toujours de la sorte, j'envie le sort de vos ennemis.
Il avait prononcé ces mots avec un léger accent railleur qui fit monter le rouge au visage de l'Américain.
—Ce n'est pas le corps de Fédor Sharp que je soigne, répliqua Farenheit, c'est ma vengeance.
Et il ajouta avec un éclair dans la prunelle:
—Cet homme m'appartient.
Ossipoff s'avança.
—Pardon, monsieur, déclara-t-il, cet homme était mon ennemi avant que d'être le vôtre... j'espère que vous ne me contesterez pas cette priorité.
Le vieux savant avait mis une telle autorité dans ces paroles que Fricoulet le regardait tout surpris.
—Vous allez voir, murmura-t-il railleusement, que je vais être obligé de mettre ce gredin de Sharp aux enchères.
Farenheit reconnaissant sans doute que la réclamation d'Ossipoff était juste, tourna les talons en maugréant.
Alors le vieillard demanda à Fricoulet:
—Qu'allez-vous faire?
—Ce que vous déciderez.
—Peut-on le sauver?
L'ingénieur haussa les épaules:
—On peut essayer tout au moins... j'ai vu, dans un hôpital, à Paris, alors que j'étais externe, un homme qui est demeuré en catalepsie durant plusieurs semaines;... le même cas peut se présenter pour Sharp... Je vais donc lui faire endosser le respirol de rechange qui nous reste et que j'avais emporté en prévision d'un accident...
—Et ensuite?...
—Ensuite, nous n'aurons plus qu'à attendre que la nature agisse.
Sur ces mots, avec l'aide de Gontran, il transporta le corps de Fédor Sharp dans la barque aérienne où on retendit sur des coussins.
Sur le point d'embarquer, Fricoulet remarqua que leur guide avait le visage soucieux et que ses regards considéraient l'horizon avec une expression d'inquiétude visible.
—Qu'y a-t-il donc? demanda l'ingénieur.
—Je crains le mauvais temps, répondit laconiquement le Sélénite.
Ossipoff et ses comparons se retournèrent.
—Le mauvais temps! répétèrent-ils tout étonnés.
—Je vous ai déjà dit, et vous avez d'ailleurs dû vous en apercevoir, répliqua Telingâ, que cette partie de la lune est des plus inhospitalières; la cause en est à ces immenses forêts qui condensent et retiennent dans leur feuillage jauni le peu d'humidité en suspens dans l'atmosphère... il n'est pas rare de voir de véritables nuages se former ici; se fondre en eau ou en brouillards opaques et, par leur condensation, produire de violents appels d'air; ces vents, soufflant à travers les gorges des montagnes, emportent dans leurs tourbillons, les branches, les ponces légères et jusqu'aux débris laviques arrachés aux flancs des cratères.
—Mais ces pluies de pierres, ces tempêtes doivent être dangereuses, fit observer Gontran.
—Très dangereuses.
—Est-ce que vous prévoyez quelque chose de semblable?
Telingâ, d'un geste large, désigna l'espace.
—Tout me fait craindre une prochaine perturbation dans l'atmosphère, répliqua-t-il.
—Que faire? demanda Ossipoff.
—Fuir au plus vite.
Il avait à peine prononcé ces mots que déjà M. de Flammermont aidait Séléna à prendre place dans l'esquif aérien et que Farenheit s'asseyait à côté des deux jeunes gens.
—Quel chemin allons nous prendre? fit le vieux savant.
—Nous nous dirigerons sans doute au nord-ouest, répliqua Fricoulet qui consultait sa carte; arrivés à la hauteur de l'équateur lunaire, nous franchirons le cercle des montagnes et nous nous trouverons, toujours avec le soleil, sur l'autre hémisphère et non loin de Chuir.
—Toujours avec le soleil, observa Ossipoff, il faudra nous hâter.
—Oh! de ce côté nulle crainte à avoir, répliqua Telingâ, nous avons deux mille kilomètres à parcourir... C'est trente heures à peine qu'il nous faut.
—A moins, murmura Gontran, qu'il n'arrive quelque catastrophe.
Tout était paré. Telingâ embarqua le dernier, tourna ses volants et baissa les leviers de sa machine.
Aussitôt, de l'arrière de la barque, un crachement strident se fit entendre: un jet de gaz fusa dans l'air et, prenant son point d'appui sur le fluide raréfié, l'appareil s'enleva dans les couches atmosphériques.
Mais soudain, comme si elles n'eussent attendu qu'un signal, toutes les particules humides tenues en suspension dans l'air se condensèrent. De lourdes volutes d'un noir d'encre se dégagèrent des masses végétales, se tordant dans l'espace, semblables à de titanesques serpents, se rassemblant en épais nuages, qui, bientôt, couvrirent la mer de la Sérénité.
Gontran se pencha vers Fricoulet.
—Je suis sûr, dit-il, que jamais, malgré leurs télescopes perfectionnés, les astronomes terrestres n'ont assisté à un semblable phénomène; cela les aurait convaincus, au moins, de l'existence d'une atmosphère lunaire.
L'ingénieur répliqua:
—Tu es dans l'erreur, cher ami; tous les astronomes ont constaté, comme tu le fais en ce moment, que des nuages couvrent parfois une contrée tout entière du satellite.
—Ces gens ont donc intérêt à nier l'évidence elle-même, s'écria M. de Flammermont.
—Si tu doutes de ce que je te dis, tu peux interroger le vieil Ossipoff, riposta l'ingénieur un peu piqué de l'incrédulité de son ami.
Gontran se tourna vers le savant et le mit au courant de la discussion.
—Mon dieu! répondit-il, M. Fricoulet n'a pas tort, mais il n'a pas tout à fait raison, non plus. On n'a pas vu à proprement parler ces nuages: mais c'est la seule explication rationnelle que l'on ait pu donner de ces occultations singulières de cratères connus qui semblent disparaître à des périodes irrégulières; de même que certains détails de l'orographie lunaire ont été apparents, à certaines époques et pour certains astronomes, tandis que pour d'autres ils n'existent même pas. Ainsi, au milieu de la mer des Vapeurs, dans un passage bien connu des sélénographes, se trouve un petit cratère nommé Hyginus, coupé en deux par une sorte de fleuve tracé en droite ligne et bien reconnaissable. Or, au nord-ouest de ce cratère, personne n'a jamais signalé un cirque qui mesure cependant une demi-lieue de diamètre...
—Et ce cirque existe?
—Je l'ai vu, étudié et photographié... C'est comme dans la mer du Nectar, il y a un petit cratère de six kilomètres de diamètre que Maedler et Lohrmann, deux observateurs consciencieux, n'ont cependant pas vu. Schmidt l'aperçut pour la première fois en 1851 et on le distingue fort bien sur une photographie de Rutherfurd qui date de 1865... Or, en 1875, le sélénographe anglais Neison examina, décrivit, dessina avec les détails les plus minutieux et les mesures les plus précises cette même contrée, sans apercevoir aucune trace de volcan... Mais l'année dernière, on le distinguait fort bien, avec l'équatorial de Poulkowa.
—Alors, quelle est la conclusion que vous en tirez? questionna gravement le comte de Flammermont qui semblait suivre avec un grand intérêt les explications du vieillard.
—La théorie que j'ai toujours préconisée et qui se trouve être la vraie—ce phénomène auquel nous assistons en ce moment le prouve—est que les volcans lunaires émettent de la fumée ou que les vapeurs atmosphériques se condensent en brouillards au-dessus de ces régions et les masquent pour les observateurs terriens, comme il arriverait pour un aéronaute planant à quelques lieues au-dessus du Vésuve, aux époques d'éruption.
Pendant que le vieux savant fournissait à Gontran ces explications détaillées, la barque aérienne avait quitté les régions luxuriantes de la mer de la Sérénité.
Le Tumulus de Linné avait disparu à l'horizon et, après avoir doublé, à une hauteur considérable, le petit cratère de Bessel, nos voyageurs planaient au-dessus d'un gigantesque rempart granitique qui semblait servir de clôture à la plaine sombre et veloutée de la mer de la Sérénité.
—Père, demanda Séléna, quelles sont les montagnes que nous franchissons?
—A gauche, répondit le vieillard, nous avons le cirque de Pline; à droite, c'est Ménélas.
Ce nom éveilla aussitôt dans l'esprit de Gontran des idées d'un ordre tout autre que celui auquel appartenait l'orographie lunaire; s'il eût prêté attentivement l'oreille, Ossipoff eût entendu le jeune comte fredonner un flon-flon d'opérette qui ressemblait à s'y méprendre à la Belle Hélène.
Fricoulet poussa le coude de son ami.
—Est-ce que tu es fou? gronda-t-il.
—C'est l'association des idées, riposta Gontran; le cirque Ménélas me rappelle Mlle Schneider et ses roulades.
Il poussa un gros soupir et pour s'arracher à ses mauvaises pensées il se tourna brusquement vers Ossipoff en demandant:
—Toujours à droite, mais plus loin que Ménélas, quel est ce pic aigu qui se profile à l'horizon?
—Sulpicius Gallus... Vous pouvez d'ici distinguer les contreforts bizarrement découpés qui le rattachent au système orographique de Manilius.
—Manilius! répéta Farenheit.
—Un grand cratère que nous ne pouvons apercevoir d'ici, vu que nous en sommes à plus de cent lieues.
Fricoulet qui consultait fréquemment sa carte, étendit le bras vers une tache sombre, immense que l'on commençait à découvrir au loin.
—N'est-ce point la mer de la Tranquillité? demanda-t-il.
—Parfaitement, fit Ossipoff.
Le soleil, en ce moment au milieu de sa course, se trouvait au zénith et versait sur le sol lunaire des torrents de lumière brûlante.
Tout à coup, l'astre parut s'assombrir.
—By god! s'écria Jonathan Farenheit, nous ne nous sommes pas suffisamment hâtés... voici la nuit.
Gontran et Séléna qui causaient ensemble interrompirent leur conversation.
—La nuit! répéta le jeune homme, c'est pourtant vrai... l'horizon s'obscurcit sensiblement.
Il frappa sur l'épaule d'Ossipoff, très absorbé ainsi que Fricoulet, dans l'étude de leur carte.
—Qu'y a-t-il? demanda le vieillard.
Ce disant, il releva la tête et poussa un cri de surprise.
Les ténèbres commençaient à envahir l'espace.
—Me suis-je donc trompé dans mes calculs? murmura-t-il.—Cependant le jour a bien 354 heures... et il y en a la moitié à peine d'écoulée.
Il se retourna, en entendant derrière lui un violent éclat de rire.
Il aperçut Fricoulet qui se tenait les côtes.
—Qu'avez-vous donc? demanda le vieillard brusquement, d'où vous vient cette hilarité?
—De l'attitude épouvantée de Gontran et de Farenheit.
Et l'ingénieur désignait du doigt ses deux compagnons, qui, la tête en l'air et les bras dans l'espace, semblaient considérer avec épouvante l'astre du jour, dont le disque se voilait rapidement.
Ossipoff frappa du pied avec colère.
—Pour rire ainsi, demanda-t-il, avez vous donc l'explication de ce phénomène?
—Une éclipse, répliqua Fricoulet.
—Une éclipse! répéta le vieillard ahuri.
—Eh, oui! une éclipse de soleil.
—Par la lune peut-être? riposta Gontran gouailleur.
Fricoulet haussa les épaules.
—Non, dit-il, mais par la terre.
Et il ajouta, pour répondre au geste d'incrédulité qui avait accueilli ces paroles:
—Notre planète natale est nouvelle et en conjonction avec le soleil; elle passe devant l'astre central et le masque, parce que, vue de la lune, elle est quatre fois plus grosse que lui... Comme vous voyez, c'est fort simple et très peu dangereux.
La face de l'astre du jour se voilait rapidement.
—Mais cela va-t-il durer longtemps? demanda Farenheit.
—Dame! l'éclipse est totale et ne durera certainement pas moins de deux heures.
—Alors, fit Séléna, nous allons être obligés de nous arrêter.
—Pourquoi? répartit Fricoulet.
—Pensez-vous donc qu'il soit possible de se diriger dans une semblable obscurité?
L'ingénieur se tourna vers Telingâ.
—Dangereux, fit laconiquement le sélénite... Brouillard...
Fricoulet fouilla dans un coffre établi à l'arrière de la barque et en tira une lampe à laquelle il adapta un réflecteur argenté.
Au moyen d'une corde, il amarra solidement la lampe à la proue de l'esquif, puis mettant les deux pôles en rapport, il produisit une lumière éclatante dont le réflecteur projeta les rayons à dix mètres en avant.
—Comme cela, murmura-t-il, on ne se cassera pas le nez.
Au bout d'un instant Séléna demanda au vieux savant:
—Père, est-ce qu'il en est ainsi à chaque conjonction de la terre?
—Non, ma chère enfant, répondit Ossipoff; le soleil, dans son cours de chaque jour, passe au nord et au sud de la planète Terre, immobile dans l'espace. Mais il arrive quelquefois, par suite des mouvements combinés des deux astres, que l'astre radieux passe juste derrière sa vassale—comme en ce moment—il devient alors invisible pour la lune qui retombe dans la nuit. Mais ces éclipses ne sont pas fréquentes et il n'y a guère lieu de s'en préoccuper, puisqu'elles se produisent pour des contrées désertes.
Jonathan Farenheit asséna un coup de poing sur le bordage.
—Et nous, grommela-t-il, nous prenez-vous donc pour des rochers?
—Que non pas; mais nous, nous sommes dans une situation toute exceptionnelle... quant à moi, je suis enchanté de la circonstance qui va me permettre d'étudier les abords du soleil, la couronne lumineuse et la lumière zodiacale.
Le vieux savant se frottait les mains d'un air visiblement satisfait.
Séléna, elle, réfléchissait.
—Mais, dit-elle au bout d'un instant, si la terre nous cache le soleil parce qu'elle est en conjonction avec lui, et que ces deux astres se trouvent dans le même prolongement, la lune est pleine pour les habitants de la terre, n'est-ce pas?
—Parfaitement, mon enfant.
—Ils assistent donc à une éclipse de lune?
—Comment cela? fit Gontran.
—Puisque la terre intercepte les rayons solaires, ceux-ci ne peuvent se réfléchir sur le sol lunaire; conséquemment, le satellite demeure obscur.
—C'est juste, observa le jeune homme.
—Mais, où veux-tu en venir? fit le vieillard.
—A ceci: je croyais que les astronomes terrestres avaient dressé des tables de prédiction des éclipses de lune... Le phénomène qui se produit en ce moment devait donc vous être connu.
Et, ce disant, elle souriait malicieusement.
Fricoulet frappa joyeusement des mains.
—Bravo! mademoiselle, exclama-t-il; voilà de la logique ou je ne m'y connais pas... tous mes compliments, d'ailleurs, car la logique n'est généralement pas la qualité dominante de votre sexe.
—Eh! on ne pense pas à tout, grommela le vieux savant; pendant que je songeais au danger que ce phénomène, tout d'abord inexplicable, menaçait de faire courir à ma fille, je ne pouvais avoir présente à la mémoire, cette table de prédictions.
Il haussa les épaules avec humeur et, prenant sa jumelle, se plongea dans un examen attentif du soleil qui présentait, en ce moment, un aspect des plus singuliers.
Cependant, Telingâ paraissait inquiet.
Malgré la rapidité avec laquelle la barque volait à travers l'espace, elle était rejointe par le brouillard dont nos amis avaient constaté la formation au-dessus des masses végétales des forêts séléniennes, et naviguait maintenant au milieu de tourbillons poussiéreux qui eussent aveuglé les voyageurs sans les vitres qui protégeaient les ouvertures de leur respirol.
—Nous dévions de notre route, murmura Telingâ.
—Ne serait-il pas préférable de nous arrêter? lui demanda Fricoulet; aussi peu maître que vous l'êtes de l'embarcation, vous risquez de nous briser sur quelque pic inconnu.
—Nous arrêter? répliqua Telingâ; pour cela, il faudrait atterrir et cela serait bien dangereux.
Comme il achevait ces mots, au loin, un crépitement sourd retentit, un violent mouvement de tangage secoua l'appareil aérien, brisant les fils conducteurs de la lampe tandis que dans l'ombre, des masses monstrueuses parurent s'ébranler sous la poussée de forces inconnues.
Les montagnes semblaient s'effondrer, les cratères se combler sous des avalanches de pierres et des éboulements fantastiques de terrains.
C'était un chaos épouvantable, un bouleversement général; on eût dit que la pauvre planète lunaire se disloquait jusque dans ses entrailles.
—C'est un tremblement de terre! s'écria Jonathan Farenheit, qui se cramponnait au bordage.
—Dites donc de lune! riposta gouailleusement Fricoulet dont la voix se perdait au milieu des rugissements de la tempête.
Telingâ avait fort à faire pour maintenir l'appareil au milieu du lit du vent; l'appareil éprouvait de violentes secousses et menaçait de chavirer comme sur une mer en fureur.
Tout de suite, dès les débuts de l'ouragan, sur le conseil de Fricoulet, les voyageurs s'étaient attachés les uns les autres au moyen d'une corde solide, comme font les pêcheurs, pour éviter d'être précipités hors de l'embarcation.
L'obscurité intense qui régnait, augmentait encore l'horreur du cataclysme, et Telingâ avait renonce à diriger la barque qui, enveloppée dans les remous aériens, était chassée dans une direction inconnue.
Ossipoff, lui, insouciant de la tourmente, demeurait dans la contemplation du soleil qui, masqué entièrement par la terre, décelait cependant sa présence par des aigrettes lumineuses, formant autour de la planète comme une auréole de feu.
—Notre monde natal nous joue un bien vilain tour! grommela Fricoulet.
Enfin, après deux heures de cette scène épouvantable, deux heures qui semblèrent à nos amis longues comme deux siècles, un vif rayon s'élança tout à coup de derrière la sphère terrestre et, soudainement, tout le paysage se trouva illuminé.
Puis, insensiblement, la lumière s'accrut, la planète démasqua l'astre radieux qui, de nouveau, inonda de ses rayons et de sa chaleur les montagnes et les mers sélénites.
Aussitôt, Telingâ manœuvra de façon à atterrir.
Il craignait que l'appareil eût subi quelque avarie, et il voulait l'examiner en détail.
—Où sommes-nous donc? interrogea Gontran de Flammermont; n'est-il pas à craindre que la tempête ne nous ait emportés bien loin de notre route?
—C'est plus que probable, murmura Fricoulet; mais les cartes ne sont pas faites pour les chiens... et monsieur Ossipoff va pouvoir nous renseigner.
Le vieux savant avait en effet déployé sur le sol sa carte qu'il examinait attentivement.
—Eh bien! demanda l'ingénieur surpris de son long silence, où sommes-nous, monsieur Ossipoff?
Le vieillard releva la tête et dit d'une voix inquiète:
—Je ne m'y reconnais pas!
Fricoulet ne put retenir un mouvement de surprise.
—Que dites-vous là? balbutia-t-il.
—La vérité, grommela Ossipoff; tout est changé. Je ne vois rien sur la carte qui ressemble à cet entassement cyclopéen de rochers, près desquels nous nous trouvons... voyez d'ailleurs vous-même.
Et il mettait la carte sous le nez de l'ingénieur.
—Oh! je m'en remets entièrement à vous, riposta celui-ci qui n'avait aucune raison—bien au contraire—de douter de l'affirmation du vieillard.
Seulement il ajouta:
—Telingâ pourra peut-être nous renseigner.
Consulté, le Sélénite, sans rien affirmer, déclara qu'il se croyait très à l'ouest de la mer de la Fécondité, et très haut en latitude.
—Qu'est-ce qui vous fait supposer cela? demanda Ossipoff.
—La position du soleil, répondit Telingâ en désignant l'astre du jour qui brillait radieux au zénith.
Et il ajouta:
Le soleil présentait, en ce moment, un aspect singulier.
—D'ailleurs, nous nous orienterons plus facilement lorsque nous planerons à une certaine hauteur et que nous pourrons embrasser un vaste espace de pays.
On embarqua, l'appareil quitta le sol et, en quelques minutes, s'éleva à trois cents pieds de haut.
Penchés sur la carte, Ossipoff et Fricoulet cherchaient vainement à reconnaître le pays, mais aucun des détails de la carte ne se rapportait au panorama qui se déroulait à leurs pieds.
—Tenez, dit le vieux savant en étendant la main, n'était la forme irrégulière du petit cirque de droite, je jurerais que ce que nous voyons là-bas sont les deux cratères jumeaux auxquels Beer et Moedler ont donné le nom de Messier.
L'ingénieur examina longuement, à l'aide de la jumelle, le point indiqué par Ossipoff.
—En effet, répliqua-t-il, je remarque fort bien les deux bandes blanches qui s'étendent vers l'Est et font ressembler ces cratères à une comète à double noyau..... pourtant c'est impossible!
—Oui, reprit Ossipoff, c'est impossible. J'ai, à plusieurs reprises, de l'observatoire de Poulkowa, étudié ces deux cratères et je les ai trouvés absolument conformes à la description qu'en font Schroeter et Beer-Moedler.
Et avec une sûreté de mémoire prodigieuse, il cita le texte même des constatations faites par ces astronomes:
«Ils sont identiquement semblables l'un à l'autre: diamètres, formes, hauteurs, profondeurs, couleurs de l'arène comme de l'enceinte, position de quelques collines soudées aux contreforts, tout se ressemble tellement qu'on ne peut expliquer ce fait que par un jeu étrange du hasard ou une loi encore inconnue de la nature.»
Il se tut quelques instants et ajouta:
—Au lieu de cela, qu'avons-nous sous les yeux? deux cirques qui n'ont entre eux aucun point de ressemblance: le plus près de nous est elliptique et son grand axe se dirige de l'Est à l'Ouest, tandis que l'autre est ovale, il est vrai, mais dans l'autre sens.
Il courba la tête et murmura:
—J'en suis réduit aux conjectures.
Le vieillard se prit le front entre les mains et demeura plongé dans une profonde méditation.
—Alors, dit Gontran de Flammermont en s'approchant, alors nous sommes perdus?
Fricoulet haussa les épaules.
—Quel dommage! exclama le jeune comte, que nous n'ayons pensé à semer, comme le Petit Poucet, des cailloux sur notre route.
L'ingénieur ne put s'empêcher de sourire.
—Si le Petit Poucet avait eu affaire à un tremblement de terre, répondit-il, il n'aurait pas retrouvé son chemin, car les cailloux auraient été dispersés et enfouis.
—Eh bien! répliqua Gontran, mais les cratères sont pour nous ce qu'étaient les cailloux pour le Petit Poucet..... pourquoi voulez-vous que, eux aussi, n'aient pas été dispersés, engloutis, déformés?
Fricoulet poussa un cri et courant à Ossipoff:
—Gontran, dit-il, vient de trouver la solution du problème qui nous préoccupe.
—Et cette solution? demanda le vieillard.
—Est qu'il faut attribuer le changement de forme qui nous déroute à l'effroyable bouleversement dont l'éclipse nous a caché les phases.
Une lueur brilla dans l'œil d'Ossipoff.
—Soit, dit-il, j'admets que les deux cratères sont bien ceux de Messier et qu'ils viennent d'être déformés par ce cataclysme dont nous avons été témoins..... mais ce bouleversement, à quoi l'attribuer?
Gontran eut un geste qui pouvait signifier «cette fois, vous m'en demandez trop long.»
Cependant, après un court silence, il répliqua:
—A un tremblement de lune, produit peut-être par une éruption volcanique.
Fricoulet saisit son ami par le bras.
—Malheureux, chuchota-t-il à l'oreille de l'ex-diplomate, tu oublies qu'il n'y a pas de volcans en ignition dans la lune.
Bien que parlant à voix basse, l'ingénieur fut entendu d'Ossipoff, qui s'écria d'un ton de suprême satisfaction.
—Pas de volcans dans la lune! monsieur Fricoulet... en vérité, je vous savais peu fort en matière astronomique, mais je ne m'attendais pas à une semblable hérésie.
Et s'adressant à M. de Flammermont:
—Hein! Gontran, dit-il qu'en pensez-vous?
—Le fait est, balbutia le jeune comte, que l'observation de mon ami Fricoulet m'étonne.
—Vraiment! exclama l'ingénieur d'une voix railleuse.
Ossipoff se croisa les bras.
—Faut-il donc vous rappeler, fit-il, le nombre d'astronomes qui n'ont pu expliquer que par des éruptions volcaniques les changements constatés à la surface de la lune?
Fricoulet fit un geste de la main pour indiquer l'inutilité de cette énumération; mais le vieux savant n'y prit point garde et s'écria:
—Votre compatriote Laplace, monsieur Fricoulet, croyait aux volcans lunaires, tout comme Herschel, Lalande, Maskelyne et bien d'autres... Je vous ai parlé de ce nouveau volcan près d'Ukert, dans la vallée d'Hyginus, du Tumulus de Linné et du cratère d'Eudoxe... vous venez de voir la révolution produite dans les deux cratères jumeaux de Messier... Tenez! mieux encore... il me revient en mémoire un fait qui va vous convaincre: en 1788, Schroeter aperçut dans les alpes lunaires une petite lumière analogue à une étoile de cinquième grandeur et qui resta visible pendant un quart d'heure. En 1865, M. Grower, un astronome anglais, a revu à la même place ce point lumineux qui brilla pendant 30 minutes, puis disparut...
Ossipoff se tut un instant et ajouta d'un air de défi:
—Voulez-vous me dire ce que ce pouvait être, sinon un volcan?
—Mais monsieur, commença Fricoulet.....
Le vieux savant ne le laissa pas continuer.
—Savez-vous ce que dit à ce sujet un des astronomes français qui ont le plus étudié la lune, l'homonyme de votre ami Gontran? écoutez un peu:
«Il y avait, au mois de mai 1867, sur la gauche de la montagne étincelante d'Aristarque, un point lumineux très brillant, offrant l'aspect d'un volcan. Quoique peu disposé à admettre l'existence sur la lune de volcans enflammés, j'ai cependant toujours gardé de cette observation l'impression d'avoir assisté à une éruption volcanique lunaire, peut-être non de flammes, mais au moins de matières phosphorescentes. Ce point est d'ailleurs si remarquable que, depuis le xviie siècle, plusieurs astronomes, notamment Hévélius et Herschell l'ont considéré comme un volcan en ignition et telle était la conviction d'Herschel sur sa réalité quand cet astronome écrivait, en 1787: «Le volcan brûle avec une grande violence; les objets situés près du cratère sont faiblement éclairés; cette éruption ressemble à celle dont je fus témoin le 4 mai 1783». Le diamètre réel de la lumière volcanique était d'environ 5,000 mètres et son intensité paraissait très supérieure à celle d'une comète qui était alors sur l'horizon.»
Essoufflé par cette longue citation, le vieillard s'arrêta pour reprendre haleine; puis, victorieusement:
—Eh bien! monsieur Fricoulet, demanda-t-il, que dites-vous de cela? êtes-vous convaincu?
L'ingénieur sourit et dit:
—Dussiez-vous me traîter de crétin, mon cher monsieur Ossipoff, je vous avouerai que je ne suis pas convaincu.
Le vieillard le regarda d'un air de pitié.
—Alors, fit-il, que pensez-vous?
—Que les changements que nous constatons en ce moment ne sont dus ni à une agitation des couches sélénologiques ni à une éruption volcanique.
Ossipoff leva les bras au ciel, dans un geste désespéré.
—Quel entêté! exclama-t-il.
Et ironiquement:
—Selon vous, ajouta-t-il, à quoi devons-nous attribuer ces phénomènes?
—A une marée, tout simplement.
Cette réponse faite d'un ton tranquille, suffoqua le vieux savant.
—Une marée, balbutia-t-il... vous dites que c'est une marée qui...
Il n'en put dire plus long; seulement se tournant vers M. de Flammermont, il fit un signe indiquant que, pour lui, la cervelle de l'ingénieur s'était subitement détraquée.
Fricoulet haussa les épaules en souriant.
—Avant de porter un jugement prématuré sur l'état de mes facultés mentales, écoutez-moi: Pour moi j'attribue ce bouleversement général, ce soulèvement titanesque de terrains, cet affaissement de rochers à l'attraction combinée de la terre et du soleil se trouvant sur la même ligne. Cette attraction a été assez forte—aidée peut-être par d'autres forces inconnues—pour remuer profondément le sol, changer la forme de ces cratères, bouleverser la disposition de ces montagnes, produisant ainsi une marée de fragments lunaires, puisque sur cette face de la lune, l'eau n'existe pas.
Ossipoff ne riait plus, il réfléchissait.
Tout à coup Telingâ se leva:
—Je reconnais le pays, dit-il brièvement.
—Et où sommes-nous? demanda Gontran.
—Nous franchissons l'équateur du disque lunaire et nous côtoyons la mer des Crises.
—Mare Crisium, murmura M. de Flammermont d'un air important.
—Tu l'as déjà dit, lui chuchota à l'oreille Fricoulet.
Le sélénite reprit:
—Avant vingt-quatre heures nous franchirons l'équateur.
Jonathan Farenheit se frotta les mains.
—Bravo! grommela-t-il, j'en ai assez des montagnes blanches et du ciel noir; sans compter que nous avons l'air de momies dans ce sac de caoutchouc... pour ce que nous avons vu de drôle par ici...
Il s'interrompit pour ajouter:
—Une seule chose m'a intéressé; ça été de voir la terre me servir de lune.
Et il éclata de rire.
Mickhaïl Ossipoff considéra l'Américain avec pitié et se tournant vers Gontran de Flammermont, laissa tomber ces mots d'une lèvre dédaigneuse.
—Vulgum pecus!
Le jeune comte répliqua:
—Quant à moi, je suis enchanté de cette exploration qui m'a convaincu une fois de plus que le cycle des manifestations physiques ne se termine pas à la surface de notre satellite... Les forces de la nature sont incommensurables, et ce serait les taxer d'impuissance que de les mesurer à notre taille. Partout elle agit et son impulsion mystérieuse meut les rochers dans le cratère des volcans, comme les étoiles dans l'immensité des cieux.
Le vieillard enveloppa Gontran d'un regard attendri.
Fricoulet tira son ami par la manche.
—La belle phrase! murmura-t-il railleusement; où as-tu pris cela?
—Dans les Continents célestes de mon homonyme Flammermont.
CHAPITRE XIX
DANS LEQUEL FÉDOR SHARP FAIT DES SIENNES
Ce fut en pleine nuit que la barque aérienne atteignit Maoulideck, la ville capitale de la lune où devait se réunir le congrès sélénite.
Une salle fut mise à la disposition des voyageurs pour leur permettre d'attendre non seulement la lumière du jour qui ne devait luire que dans trois fois vingt-quatre heures, mais encore l'époque fixée pour la réunion des lunariens, c'est-à-dire la deux cent quarantième heure après le lever du soleil.
Fédor Sharp, toujours en syncope, fut étendu dans un coin et les sacs de minerai empilés dans un autre.
Puis, après s'être arrangé commodément pour attendre le jour, on s'occupa du prochain voyage.
Ossipoff avait déclaré vouloir partir au plus tôt, afin de profiter de la position astronomique favorable de Vénus par rapport à la Lune.
Le vieux savant supportait impatiemment cette obscurité, pendant laquelle force lui était de demeurer dans l'inactivité et de perdre un temps précieux.
—Eh! mon cher monsieur Ossipoff, disait Fricoulet en plaisantant, comment! vous voulez explorer les mondes et vous n'avez pas plus de patience que cela? Mais qui vous dit que vous ne rencontrerez pas des sphères où la nuit sera éternelle, où les habitants mettront peut-être des siècles avant de prendre une décision ou de faire le moindre mouvement?
—C'est fort possible, ajouta sérieusement M. de Flammermont... il y a tant de terres dans l'espace, que l'on peut en rencontrer où l'on dort éternellement comme d'autres où l'on ne dort jamais.
Le vieux savant, quand il était de mauvaise humeur, n'aimait pas la plaisanterie; aussi tourna-t-il le dos aux deux jeunes gens pour aller s'asseoir et étudier, à la lueur d'une lampe Trouvé, la marche de Vénus dans l'espace.
Enfin, le soleil parut et tout le monde se trouva prêt à exécuter les instructions du vieillard.
—Mon cher monsieur Ossipoff, dit tout à coup Fricoulet, il vient de me pousser une idée lumineuse.
Le vieux savant qui avait pris pour principe de se défier tout d'abord des idées de l'ingénieur, quitte à les déclarer excellentes lorsqu'il les avait mises à exécution, le vieux savant fronça légèrement les sourcils.
Puis, d'une voix qui n'avait rien d'engageant:
—Dites toujours, grommela-t-il.
—Eh bien! murmura Fricoulet en baissant la voix d'un air plein de mystère, si nous nous arrangions de manière à donner aux Sélénites une opinion merveilleuse des ambassadeurs de la «Tournante».
—Et, à votre avis, demanda le savant, que faut-il faire pour cela?
—Quitter la lune le jour même du congrès.
Ossipoff eut un mouvement de tête approbatif.
—Mieux que cela, s'écria Gontran, partons du sein même du congrès.
L'ingénieur et le vieillard eurent un haussement de sourcils plein d'interrogation.
—Puisque nous connaissons le lieu où doivent se réunir les Sélénites, soucieux de nous admirer et de nous entendre, transportons-y notre wagon réparons-le avec le plus de rapidité possible et, la dernière parole prononcée, alors que les applaudissements accueillant votre péroraison retentiront encore, nous nous enlèverons à leurs yeux étonnés.
—Comme Mahomet au nez et à la barbe des musulmans, fit Séléna.
—Ou, mieux encore, comme Godard dans quelque fête foraine des environs de Paris, dit à son tour Fricoulet en souriant malicieusement.
Et il ajouta:
—Il ne manquera que l'orphéon de la localité pour nous saluer des sons de ses cornets à pistons.
Cependant Ossipoff restait sérieux.
—Eh bien? demanda Gontran.
Le vieillard ne répondit pas de suite; il est certain que si une semblable proposition eût été faite par Fricoulet seul le vieux savant s'en fût défié, croyant à une plaisanterie... mais, dans son esprit, M. de Flammermont était un homme bien trop grave pour qu'il ne crût pas devoir prêter attention à tout ce qui émanait de lui.
Il réfléchit donc quelques instants et, enfin, répondit:
—A cela, je ne vois guère d'autre inconvénient que celui résultant du travail à exécuter... bien que n'ayant pas examiné en détail notre wagon, je crois qu'il a subi pas mal d'avaries.
—Il est facile de s'en rendre compte, dit Fricoulet, riant sous cape de voir le vieillard accepter, sans même la discuter, cette originale idée de départ.
Et, séance tenante, il fut décidé que la petite troupe se rendrait, sans perdre un instant, à Chuir, d'où, à l'aide des «montagnes russes» comme disait Gontran, elle irait chercher le projectile et le matériel pour les ramener au cratère choisi comme lieu de départ.
Mais au moment de s'embarquer, Jonathan Farenheit refusa énergiquement de suivre ses compagnons.
—Allez sans moi, leur dit-il, je reste ici... vous trouverez bien quelque Sélénite pour me remplacer.
—Mais qu'y a-t-il donc? demandèrent les autres tout surpris.
—Il y a, répondit l'Américain dont les lèvres se plissèrent dans un rictus féroce, il y a que je me suis constitué le gardien et le garde-malade de Fédor Sharp et que je ne puis le quitter...
—Eh! c'est pardieu vrai, s'écria Fricoulet, nous oublions l'ami Fédor; et tout bandit qu'il soit, nous ne pouvons l'abandonner dans cet état.
—Messieurs, dit à son tour Séléna, il y a une chose bien simple à faire... Partez tous les quatre pour Chuir; quant à moi, qui ne pourrais vous être là-bas d'aucune utilité, je demeurerai ici à soigner ce malheureux.
En entendant sa fiancée faire cette proposition, M. de Flammermont pâlit légèrement et son visage refléta la plus vive contrariété.
—Monsieur Ossipoff, dit-il en se tournant vers le vieillard, je vous supplie de ne pas laisser mademoiselle Séléna seule avec cet homme.
—Que craignez-vous donc? demanda la jeune fille?... Ce malheureux, vous le voyez bien, est incapable de faire un mouvement; n'était sa respiration, on le croirait mort.
—Eh! je sais cela, ma chère Séléna, repartit le jeune comte, mais que voulez-vous? j'ai peur de vous voir demeurer ici seule avec lui.
Tous les regards étaient tournés vers le vieillard.
—Il est certain, dit-il enfin, qu'il serait bien préférable de ne pas nous priver du concours précieux de sir Jonathan... mais il vaut mieux qu'il demeure auprès de Sharp, au lieu et place de ma fille... je sais bien qu'il n'y a rien à craindre, mais il ne faut pas tenter le diable.
Ce fut sur ces mots que le vieux savant, sa fille et ses deux compagnons s'embarquèrent de nouveau dans la barque volante pour gagner Chuir, laissant l'Américain installé au chevet du moribond.
Car, on peut dire que Fédor Sharp n'était pas autre chose.
Depuis le jour où ses ennemis l'avaient trouvé dans les montagnes de l'Éternelle Lumière, plus d'une semaine s'était passée et, toujours étendu sans mouvement sur sa couche, il eût semblé mort si Fricoulet ne s'était de temps en temps, assuré que le cœur battait toujours—faiblement, il est vrai—et si, toutes les douze heures, on n'eût réussi à introduire à travers ses dents serrées la valeur d'une demi-tablette de Liebig dissoute dans un peu d'eau.
Ce qui n'empêchait pas Jonathan Farenheit de le surveiller d'aussi près que s'il y avait eu à craindre quelque tentative d'évasion de la part de ce mort vivant.
C'est que la haine de l'Américain qui, avec le temps, avait paru s'apaiser, s'était éveillée plus forte qu'auparavant depuis que le hasard l'avait remis face à face avec son ennemi.
Certes, il ne l'eût pas touché du bout du doigt, alors qu'il était en un si pitoyable état; il pouvait être rude, brutal, bougon, bref avoir tous les défauts du monde, en réalité, c'était une nature franche et loyale.
Mais il suppliait Dieu de faire un miracle et de rendre la santé à Fédor Sharp.
Oh! alors, si pareille chose arrivait, il en serait autrement.
Et en pensant à cela, un rictus féroce soulevait sa lèvre, découvrait ses longues dents jaunes et déchaussées, tandis que ses poings formidables et velus se serraient dans une crispation fiévreuse.
Malheureusement pour les projets de vengeance de l'Américain, Dieu ne semblait nullement disposé à faire un miracle et, lorsque Ossipoff revint au bout de trois jours, avec le wagon, Sharp était absolument dans le même état où il se trouvait au départ.
Ce que voyant, Jonathan Farenheit perdit patience, sans compter qu'il lui répugnait de voir ses compagnons travailler, tandis qu'il passait ses journées à errer dans la salle où était le malade, comme un fauve dans sa cage; aussi, se décida-t-il à abandonner sa faction pour rejoindre les autres dans le cratère où ils s'occupaient de réparer le véhicule.
Celui-ci avait quelque peu souffert dans la chute terrible qui l'avait jeté sur le sol lunaire.
Le culot, ou partie inférieure, était bossué et déformé en plusieurs endroits et il fallut aux terriens bien des efforts et bien des heures de travail avant d'arriver à le rendre étanche comme auparavant.
Mais Mickhaïl Ossipoff était si savant, Fricoulet si ingénieux, Gontran si adroit et Farenheit si vigoureux, que l'on en vint cependant à bout en somme assez rapidement.
Lorsque l'extérieur du projectile eût été réparé, on passa à l'intérieur; mais cette besogne n'était rien comparativement à celle qui venait d'être terminée; il s'agissait simplement de remonter les bibliothèques, de reclouer des planches, de remplacer les lampes à incandescence brisées, de revisser le lustre, de remettre de nouveaux fils conducteurs et de nouveaux zincs à la pile électrique.
Cela fait, et le wagon ayant repris son aspect primitif, on s'occupa de remplir les réservoirs à air en liquéfiant au moyen des appareils emportés par Ossipoff, l'oxygène contenu dans l'atmosphère lunaire.
Maintenant, il ne s'agissait plus que de garnir le wagon de son nouveau moyen de locomotion.
Ossipoff avait fait tirer du laboratoire des caisses soigneusement clouées sur le contenu desquelles il avait, durant tout le voyage, gardé le secret le plus absolu, et ces caisses avaient été transportées dans la salle mise à la disposition des Terriens. Dans un coin, faisant pendant à la couchette de Fédor Sharp et protégés de la lumière par une bâche en toile goudronnée, étaient empilés les sacs de minerai recueilli dans le pays des «Subvolves».
Les caisses déclouées, on en sortit, soigneusement enveloppées dans de la paille et protégées du moindre choc par des tampons de caoutchouc, une demi-douzaine de sphères en cristal épais pouvant avoir 50 centimètres de diamètre.
—Eh! eh! monsieur Ossipoff, dit Fricoulet, vous êtes un homme de précaution... ces récipients dont vous nous parliez l'autre jour pour enfermer votre minerai... les voici.
—Précisément, monsieur Fricoulet, répondit le vieillard.
Puis, remarquant sur le visage du jeune ingénieur, les traces d'une préoccupation visible, il ajouta:
—Auriez-vous par hasard quelque observation à m'adresser?... à quoi pensez-vous?
—Je pense aux moyens que vous emploierez pour descendre.
Ossipoff haussa les épaules.
—Rien de plus simple, répondit-il; ces sphères transparentes seront enfermées dans d'autres sphères métalliques... que voici d'ailleurs. En découvrant plus ou moins, par un mécanisme se manœuvrant de l'intérieur, ces sphères métalliques, le minerai se trouvera plus ou moins exposé aux rayons lumineux et nous réglerons ainsi notre vitesse.
Fricoulet hochait la tête et il allait certainement faire une autre objection; mais ce fut Gontran qui le prévint.
—Voilà la question de vitesse bien réglée, cher monsieur, dit-il; reste la question de direction... si la lumière devient le moteur de notre projectile nous ne pourrons jamais nous diriger autre part que sur le soleil.
Un sourire malicieux éclaira le visage de l'ingénieur qui ajouta à son tour:
—En sorte que nous ne pourrons visiter que les planètes qui circulent entre la terre et le soleil, c'est-à-dire Vénus et Mercure... quant aux planètes extérieures à l'orbe de la terre, comme Mars, Saturne et bien d'autres... nous ne devons pas y penser.
Le vieux savant, la tête penchée sur la poitrine, réfléchissait.
—Et puis, poursuivit M. de Flammermont désireux de faire montre de ses quelques connaissances astronomiques, et puis, combien de temps durera ce nouveau voyage? Avez-vous songé qu'il y a plus de vingt millions de lieues de la Terre jusqu'à Mercure... ce sont des mois entiers qu'il faudra pour franchir ces énormes distances..
Il se tut et il sembla que le vieillard fût écrasé sous le poids de ces objections.
Les bras croisés, les yeux fixés sur le sol, les sourcils violemment contractés, il demeurait plongé dans une profonde méditation.
—By god! s'écria tout à coup Jonathan Farenheit, qui jusqu'à présent n'avait rien dit... Pourquoi ne badigeonnez-vous pas la paroi extérieure de votre wagon avec le minerai... plus vous aurez de surface impressionnée et plus votre vitesse sera grande.
La Terre sert de phare et d'horloge au pays des Subvolves.
Ossipoff releva la tête, regarda fixement l'Américain et, se précipitant vers lui, s'empara de ses mains qu'il secoua avec énergie.
—Vous êtes un génie, sir Jonathan! s'écria-t-il.
Puis se tournant vers Gontran et Fricoulet:
—Non, nous ne serons pas des années en route, monsieur de Flammermont, dit-il victorieusement; non, monsieur Fricoulet, nous ne marcherons pas toujours vers le soleil. Comme vient de le dire ce cher sir Jonathan Farenheit, nous avons sur notre wagon un nombre respectable de mètres carrés qu'il nous faut utiliser pour acquérir le maximum de vitesse... quant à la direction, nous l'obtiendrons en disposant autour du wagon une large plateforme dont un côté sera badigeonné avec du minerai et l'autre côté peint en noir; cette plateforme sera composée de plaques pivotant sur elles-mêmes en sorte que suivant qu'on exposera à la lumière la face noire ou la face opposée on changera de direction.
Il tira un crayon de sa poche, fit rapidement sur la paroi même de la salle quelques calculs et ajouta:
—Le maximum de vitesse que nous pourrons obtenir pourra atteindre 20.000 mètres par seconde, soit 18.000 lieues à l'heure... il nous faudra donc pour atteindre Mercure, un peu plus de quarante jours de voyage.
Il jeta autour de lui un regard quêtant les approbations; mais personne ne répondit tellement ces hommes audacieux trouvaient extravagant le projet du vieillard.
—Bast! grommela celui-ci entre ses dents, ils ne peuvent me comprendre; mais l'expérience les convaincra.
Quelque peu de confiance que Gontran et l'Américain eussent dans ce système de locomotion, quelque défiance même que Fricoulet pût avoir, tout le monde néanmoins se mit à l'œuvre avec acharnement.
On prépara une peinture gommeuse à laquelle on ajouta le précieux minerai, préalablement vanné, criblé avec soin, débarrassé des parties étrangères qu'il contenait.
Farenheit, transformé en ouvrier badigeonneur, fut chargé d'étendre cette préparation sur les parois extérieures du wagon.
Pendant ce temps, Fricoulet, aidé de Gontran, fabriquait la plateforme composée de vingt-quatre morceaux montés chacun sur un axe qui traversait la paroi et pouvait le faire pivoter sur lui-même, à la volonté des voyageurs, pour présenter l'une ou l'autre de ses faces aux rayons lumineux.
Enfin, le matin même du jour fixé pour la réunion du congrès, les Terriens avaient terminé leur besogne et ils laissaient l'obus tout prêt au départ au milieu du cratère, pour aller prendre quelques heures de repos.
—Qu'allons-nous faire de Sharp? demanda Fricoulet à Ossipoff tandis qu'ils regagnaient leur demeure provisoire.
Un froncement de sourcils prouva à l'ingénieur que cette question n'était pas sans embarrasser le vieillard.
—Je ne sais trop, répondit celui-ci au bout de quelques instants.
—On ne peut cependant abandonner ce malheureux dans cet état, murmura Séléna d'une voix pleine de pitié.
—Il est certain que pour le moment, il ne vaut guère plus qu'un mort, ajouta Fricoulet.
Farenheit étendit la main.
—Voulez-vous me confier le soin de le garder? demanda-t-il.
—Vous! s'écria Ossipoff.
—Oui... moi... je m'engage sur l'honneur à faire l'impossible pour le sauver... mais une fois sur pied je reprends toute ma liberté, et alors...
L'éclair qui brilla dans ses yeux acheva sa phrase plus significativement que ne l'eussent pu faire les paroles les plus énergiques.
—Vous nous abandonneriez donc! s'écria M. de Flammermont.
—Mon cher monsieur, répondit l'Américain, en vous encombrant de ma personne, lorsque l'obus est parti de la Terre, je n'avais qu'un but: arriver jusque dans la lune et une fois là, me mettre à la recherche de ce gredin de Sharp... maintenant que je le tiens, je ne le quitte plus... je n'aurai d'ailleurs aucune raison de pousser plus loin mes pérégrinations.
Ossipoff eut un mouvement d'épaules plein de surprise.
—Eh quoi! s'écria-t-il, ne vous souciez-vous donc pas d'aller admirer de près toutes ces merveilles célestes qui ont sollicité votre attention, alors que vous ne les aperceviez qu'à une distance de plusieurs millions de lieues?
L'Américain hocha la tête.
—Monsieur Ossipoff, répondit-il, pour être franc, je dois vous avouer que je me suis toujours beaucoup plus occupé de l'élevage des porcs et du commerce des suifs que des étoiles et des planètes... Pour le moment je préfère de beaucoup contempler la face de Fédor Sharp, tout vilain qu'il est, qu'admirer Mars ou Saturne, quels que soient les spectacles féeriques qu'ils me promettent.
Et sur ces mots prononcés d'un ton qui n'admettait pas de réplique, l'Américain franchit le seuil de la salle qui servait de demeure aux terriens.
Mais à peine avait-il fait quelques pas qu'il leva les bras au ciel dans un geste de fureur, en même temps qu'une exclamation étranglée sortait de ses lèvres.
—Sharp!... Sharp!
Il n'en put dire davantage et sa bouche demeura grande ouverte, au milieu de son visage apoplectisé dans lequel ses yeux ronds faisaient deux taches luisant comme des brasiers.
Ses compagnons étaient accourus et, muets de stupeur, considéraient la couchette sur laquelle Sharp était demeuré étendu depuis près de quinze jours.
Elle était vide.
—Le drôle nous a joués! s'écria Gontran furieux.
Ossipoff se tourna vers Fricoulet et lui demanda d'un ton railleur:
—Eh bien! monsieur, vous le disiez si malade?
—Je cours après, monsieur Ossipoff, répondit l'ingénieur, et si je le trouve, je vous jure que je vous le ramènerai mort ou vivant.
Ce disant, il sauta sur une carabine suspendue au mur et se précipita au dehors.
Gontran et Farenheit se jetèrent sur ses talons, laissant le vieillard et sa fille consternés.
Les trois hommes revinrent, quatre heures après, exténués et la tête basse; nulle part ils n'avaient trouvé trace du fugitif.
—Méfions-nous, grommela Farenheit, le bandit est capable de méditer quelque mauvais tour.
Comme il achevait ces mots, Telingâ les vint chercher pour les conduire au cratère dans lequel une foule innombrable les attendait sous la présidence des notables.
Au milieu d'un imposant silence, le directeur de l'Observatoire sélénite se leva et prononça d'une voix vibrante les paroles suivantes:
«Mes chers compatriotes, vous tous qui avez répondu à notre appel et qui avez franchi d'énormes distances pour vous réunir dans cette enceinte, apprenez qu'enfin l'espace qui sépare la Tournante de notre monde a été traversé par des habitants audacieux de cette planète, curieux d'étudier au passage notre humble sphère.
«Ainsi, le grand voile est déchiré, les mystères de la nature sont mis au jour et avant l'extinction complète de la vie à sa surface, notre monde aura reçu l'assurance qu'une autre vie se développe à ses côtés et que, lorsqu'il roulera inerte et glacé à travers l'espace infini des cieux, une autre humanité, plus jeune et supérieure à la nôtre, poursuivra sa marche ascendante vers le progrès et la perfection.
«Quel fait plus prodigieux que celui dont nous sommes témoins! Quel événement plus émouvant dans les annales de notre planète! Dès ce moment, nous entrons en communication directe avec nos frères de l'Infini. Avant de disparaître notre humanité les aura vus et aura obtenu d'eux l'assurance que les Terres du Ciel sont le séjour d'êtres intelligents et heureux...»
Ici, l'orateur fit une légère pause, ce qui permit à Gontran de murmurer à l'oreille de Fricoulet:
—En avant la musique!
Le Sélénite reprit, en se tournant vers Ossipoff:
«Et maintenant, illustre savant, parle-nous de la Terre et fais nous de ton voyage un récit détaillé, que nos écrivains puissent enregistrer sur une page spéciale de notre histoire.»
Alors, le vieillard se leva et commença le récit de ses aventures.
Quand il en arriva à dire que le mobile le plus puissant de son voyage avait été l'ardent désir de savoir si la lune était ou non habitée, Telingâ lui demanda:
—Ainsi donc, sur la Tournante, on ne croit pas à l'habitabilité des autres mondes et, en particulier, à celle de la lune?
—Pour dire vrai, répondit Ossipoff, les neuf dixièmes de l'humanité terrestre se préoccupent fort peu des planètes et des étoiles dont ils connaissent à peine le nom.
Ce disant, il laissait tomber un regard méprisant sur Jonathan Farenheit.
une Sélénite.
—Quant au reste, je parle du monde savant, poursuivit le vieillard, malgré les efforts de nos philosophes, il discute fort âprement la question de la pluralité des mondes habités..... Les plus célèbres d'entre nous considèrent la terre comme le seul lieu qui puisse l'être; pour eux, les autres planètes sont absolument désertes, par cette simple raison qu'elles ne ressemblent pas à la boule terraquée qui leur a donné naissance... En ce qui concerne plus particulièrement la lune, voici, ou à peu près, le langage qu'ils tiennent: «Déshéritée de tout liquide et de toute enveloppe aérienne, la lune n'est sujette à aucun des phénomènes météorologiques terrestres; elle n'a ni pluie, ni nuages, ni vent, ni grêle, ni orage. C'est une masse solide et aride, désolée et silencieuse, sans le moindre vestige de végétation et où il est évident qu'aucun animal ne trouverait le moyen de subsister... Si cependant la lune a des habitants, ce ne sont que des êtres privés de toute impressionnabilité, de tout sentiment, de tout mouvement, réduits à la condition des corps bruts, des substances inertes, etc., etc..
Ces mots furent accueillis par un clappement de langue formidable que firent retentir douze mille géants.
Pour un peu, cette explosion de gaieté eût pu s'entendre de la terre.
—Ces raisonnements des astronomes terrestres, riposta aussitôt Telingâ, prouvent ou qu'ils ont de bien mauvais instruments d'optique pour étudier notre planète, ou qu'ils ont l'entendement fermé aux manifestations de la nature. Plutôt que vous, ne serions-nous pas fondés à prétendre que votre monde est inhabitable, par suite des différences qu'il présente avec le nôtre, de son régime météorologique tumultueux, de sa lourde atmosphère, de ses océans continuellement agités? Ne pourrions nous pas dire avec raison que votre planète n'a d'autre raison d'être que de servir de phare et d'horloge au pays des Subvolves?
Après avoir par ces quelques mots satisfait son indignation, le Sélénite s'assit et Ossipoff ajouta:
—Si je vous disais que ce n'est qu'après mille difficultés que j'ai pu quitter ma planète natale et m'élancer dans l'espace.....
—Mais, interrompit encore Telingâ, et ces deux Terriens que vous avez rencontrés dans les montagnes de l'Éternelle Lumière?
Ossipoff devint rouge de colère.
—De ces deux-là, répondit-il, l'un m'est inconnu, c'est celui qui est mort; l'autre est un misérable qui a réussi à me voler mon procédé de locomotion interlunaire... et pendant qu'un volcan me fournissait la propulsion dont j'avais besoin, il construisait le canon que j'avais inventé et il s'élançait vers votre monde.
—Pour exploiter des champs de diamants! s'écria d'une voix de tonnerre Jonathan Farenheit, ces précieux placers qui n'existaient que dans son imagination de voleur!
Comme il achevait, de derrière une anfractuosité de rochers surgit une longue et maigre silhouette; en même temps, une voix stridente s'écriait:
—Jonathan Farenheit! vous mentez.
Celui qui venait de parler, c'était Fédor Sharp qui se tenait immobile au milieu du cirque, non loin de la toile goudronnée, qui recouvrait le wagon, toisant d'un regard railleur ses ennemis, semblant les défier.
Ossipoff et l'Américain s'étaient dressés d'un même mouvement.
Le premier était immobile de stupeur, mais le second se fût élancé, si Fricoulet et Gontran ne l'eussent saisi à bras le corps.
—Laissez-moi, criait-il, laissez-moi... je veux me venger!
Mais ses compagnons qui, eux voulaient faire justice, en prenant Sharp vivant, tenaient par cela même à empêcher Farenheit d'atteindre le misérable.
Dans l'assemblée, le tumulte était à son comble; tous les Sélénites étaient debout, cherchant à deviner, d'après les gestes des Terriens, ce qu'ils disaient dans cette langue incompréhensible pour eux.
Tout à coup, Ossipoff dit à Sharp:
—Fédor Sharp, vous êtes un traître et un voleur... Je rougis pour la Russie, ma patrie, qui vous a donné le jour et pour l'Institut des sciences de Pétersbourg qui vous avait admis dans ses rangs... Votre conduite infâme appelait une vengeance... les circonstances mêmes nous permettent de vous punir... nous partons pour ne plus revenir et nous vous laissons ici, sur cette terre inconnue, sans ami, sans soutien, au milieu d'une population ennemie du mensonge, qui concevra pour vous le plus profond mépris... Puisse Dieu vous prendre bientôt en pitié et vous rappeler à lui...
Sharp répondit à ces paroles que le vieillard avait prononcées d'une voix triste, par un ricanement moqueur.
—Ah! tu pars, Mickhaïl Ossipoff, riposta-t-il en dardant sur son ancien collègue des regards pleins de haine... Pour toi, la gloire, n'est-ce pas, et la joie d'avoir satisfait ta soif de l'infini!... et pour moi, le néant, la mort!... Eh bien! cela ne sera pas!
Comme il achevait ces mots, Farenheit réussit enfin à se dégager de l'étreinte des deux jeunes gens et d'un bond se précipita sur Fédor Sharp.
Mais celui-ci ne le quittait pas des yeux; en le voyant accourir suivi d'Ossipoff et des autres Terriens, il tira de son vêtement un tube métallique ayant à peu près la forme et les dimensions d'une cartouche de fusil et le lança sur le groupe qui se ruait vers lui.
Une détonation épouvantable retentit; Ossipoff et ses amis furent entourés de flammes et de fumée; sous leurs pieds, le sol se crevassa et ils roulèrent, au milieu de débris de rochers pulvérisés par la violence de l'explosion.
Farenheit, frappé en pleine poitrine par les éclats meurtriers du projectile bourré de sélénite, se tordait, en proie aux plus horribles souffrances.
Profitant de la stupeur et de la panique générales, Fédor Sharp courut vers Séléna qui gisait inanimée à côté de son père et la saisissant dans ses bras, il s'enfuit à toutes jambes vers le milieu du cirque, puis disparut sous la toile qui protégeait l'obus contre la lumière.
Mais déjà, les Terriens qui n'étaient qu'étourdis revenaient à eux.
—Ma fille! s'écria Ossipoff en constatant la disparition de Séléna.
Gontran poussa un cri de fureur.
—Ce bandit est capable de s'en être emparé comme d'un otage, fit-il.
Un Sélénite qui avait suivi la manœuvre de Sharp, étendit le bras vers le centre du cirque.
—Là, dit-il, cet homme s'est réfugié là avec votre compagne.
Comme il achevait ces mots, la toile goudronnée s'abattit, découvrant l'obus qui étincelait comme un diamant sous les rayons solaires.
Ossipoff et ses compagnons, une angoisse poignante à l'âme, se précipitèrent; mais avant qu'ils eussent fait la moitié du trajet, l'obus, obéissant à la lumière qui l'attirait, s'enleva et fila comme un éclair, emportant dans l'espace Fédor Sharp et la fille de son ennemi.
A cette vue, Mickhaïl Ossipoff tomba évanoui entre les bras de Fricoulet, pendant que M. de Flammermont, affolé par sa rage impuissante, menaçait du poing l'Infini.
FIN DU VOYAGE A LA LUNE
Achevé d'imprimer le vingt-cinq novembre mil huit cent
quatre-vingt-huit
PAR CH. UNSINGER
83, rue du Bac,
POUR G. EDINGER, ÉDITEUR,
34, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, 34,
A PARIS