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Aventures extraordinaires d'un savant russe; I. La lune

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Soudain une effroyable secousse ébranla le projectile tout entier, tendant à briser les ressorts en acier sur lesquels les boîtes étaient suspendues; les voyageurs perçurent un bruit sourd et prolongé, qu'accompagnaient des sifflements aigus; il leur sembla pénétrer dans une zone d'incendie; et ils perdirent connaissance, tandis que, sous l'indescriptible poussée de plusieurs millions de mètres cubes de gaz souterrains, le projectile quittait, dans un nuage de feu, le cratère du Cotopaxi et traversait, en moins de cinq secondes, toute l'atmosphère terrestre.

Ils n'avaient pas entendu la terrible détonation produite par la brusque détente des gaz si longtemps accumulés et comprimés dans les flancs du volcan; leur wagon, ainsi qu'Ossipoff l'avait expliqué à Séléna, volait plus vite que le son, et déjà ils flottaient dans le vide absolu qu'argentaient mille étoiles brillant d'un incomparable éclat.


Mais si les hardis voyageurs avaient pu, grâce à leur vitesse, se lancer dans l'espace, sans avoir même conscience du cataclysme qui accompagnait leur départ, il n'en fut pas de même pour toute l'Amérique.

Un immense panache de flammes, haut de plus de cinq cents mètres, jaillit au-dessus du cratère du Cotopaxi et un bruit effroyable ébranla jusqu'aux couches les plus reculées de l'atmosphère.

Ce panache de flammes fut aperçu de plus de cent lieues en mer par tous les navires traversant cette partie de l'Océan Pacifique, tandis que l'air, violemment agité et refoulé par cette exhalaison subite de plusieurs millions de mètres cubes de gaz chauds, se transformait en un ouragan furieux dont les ravages furent incalculables.

Cette tempête animée, ainsi que le constatèrent les savants du nouveau monde, d'une vitesse de 155 kilomètres à l'heure, se précipita vers le Nord-Est, traversa le golfe du Mexique, engloutissant une quinzaine de navires qui voguaient tranquillement et furent pris à l'improviste dans des trombes d'air et des tourbillons d'eau. Elle franchit les États-Unis, enlevant les toitures, renversant les maisons, déracinant des arbres centenaires et, en moins de six heures, alla se perdre dans les régions polaires de la mer de Baffin.

Dans les régions de l'Amérique équatoriale, la terreur fut à son comble: un tremblement de terre parcourut de ses ondes brisantes toute la zone des Andes, depuis Quito jusqu'à Valparaiso.

Mais ce fut surtout la partie des Cordillères, dit le nœud de Pastos, qui fut le plus éprouvée; la magnifique façade du collège des jésuites à Quito, si admirée quelques semaines auparavant par Gontran de Flammermont, fut fendue du bas en haut sur une largeur de vingt centimètres; plusieurs cheminées d'usines furent jetées bas et une quinzaine de maisons se trouvèrent lézardées, disloquées, bonnes pour la démolition.

A quatre-vingts lieues de là, à Guayaquil, le terrain s'affaissa brusquement et, à deux cents mètres du port, une crevasse de plusieurs mètres de largeur se produisit soudain, d'où sortaient des gaz méphitiques.

Bref, dans les deux Amériques, ce fut une désolation générale, et la République de l'Équateur dut inscrire, à l'actif du plus immense volcan qui orne son sol, une catastrophe de plus.


CHAPITRE XI

MICKHAÏL OSSIPOFF RENCONTRE DANS L'ESPACE SON ANCIEN COLLÈGUE DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES.

Pendant que le Nouveau-Monde était le théâtre des terribles catastrophes sommairement décrites à la fin du chapitre précédent, les auteurs de ces catastrophes semblaient déjà avoir reçu du ciel le juste châtiment dû à leur épouvantable méfait.

Dans l'intérieur de l'obus régnait une ombre épaisse qui ne permettait de distinguer quoi que ce fût; en outre, pas le moindre bruit, pas le plus petit souffle, pas même le plus imperceptible gémissement.

Ombre et silence de tombe.

Tout à coup, sec comme un coup de pistolet, un éternument éclata; puis un second, puis un troisième, puis toute une succession, pendant trois minutes au moins.

C'était là l'indice certain que, sur les cinq passagers, un du moins était vivant.

—Saperlipopette! fit une voix un peu sourde, un peu étouffée, je me serai probablement enrhumé.

A peine ces mots étaient-ils balbutiés qu'un autre éternument éclata à quelques pas.

—A vos souhaits, fit sur un ton joyeux la première voix.

—Tiens! monsieur Fricoulet!... vous êtes donc vivant! exclama le second éternueur.

—En quoi cela vous surprend-il, honorable monsieur Farenheit?

—Mais cela ne fait pas que de me surprendre, cela me fait plaisir, riposta l'Américain.

—Trop honnête, monsieur Farenheit.

—Dame! moi qui n'aime pas la solitude, je tremblais déjà de me voir enfermé là-dedans en tête-à-tête, avec quatre cadavres.

—En effet, la conversation eût peut-être manqué d'animation, dit le jeune ingénieur, un peu froissé de l'égoïsme du Yankee.

Puis, tout à coup, d'une voix tremblante:

—Mais vous venez de parler de cadavres, s'écria-t-il... pensez-vous donc que nos compagnons?...

Il n'acheva pas, tellement l'angoisse lui étreignait la gorge...

—Dame! fit impassiblement Jonathan Farenheit, en dehors de nous deux, personne ne bouge ni parle... il est donc à supposer...

Un frisson glacé courut par les membres de Fricoulet; domptant l'engourdissement qui l'immobilisait dans sa boîte, il se coula à terre et, une fois sur le tapis, se traîna à l'aide des genoux le long de la paroi capitonnée qu'il palpait fébrilement de la main.

Tout à coup il poussa un cri de joie; ses doigts venaient de rencontrer la manette du commutateur. Il la fit pivoter sur son axe et instantanément les lampes à incandescence du lustre se rallumèrent, inondant de leur clarté l'intérieur du wagon.

—Par le ciel! s'écria Jonathan, un peu de lumière fait grand bien.

Ce disant, il se redressait, s'étirant les membres avec volupté, faisant l'une après l'autre craquer toutes ses articulations.

Cependant Fricoulet avait couru au premier «tiroir» qui se trouvait à sa portée; sur le capiton moelleux, immobile et raide comme si la mort l'eût frappé pendant son sommeil, M. de Flammermont était étendu.

—Gontran! s'écria le jeune ingénieur en secouant son ami aussi vigoureusement que le lui permettait sa propre faiblesse.

Mais il eût autant valu chercher à communiquer de la vie à un mannequin; sous l'effort de Fricoulet, le jeune comte roulait de droite à gauche sa tête aux paupières closes et aux lèvres serrées.

—Mort! murmura Fricoulet épouvanté.

L'Américain s'était approché et, sans rien dire, avait collé son oreille sur la poitrine du comte.

—Pas plus mort que vous, ricana-t-il... le cœur bat normalement.

—En ce cas, fit l'ingénieur, redressez-lui le haut du corps quelques instants... cela facilitera toujours le jeu des poumons... je suis à vous tout de suite.

Il courut au meuble, l'ouvrit, chercha parmi plusieurs fioles rangées sur les tablettes un flacon rempli d'un liquide blanchâtre qu'il secoua; puis après l'avoir débouché, il le passa à plusieurs reprises sous les narines de Gontran.

Presque aussitôt, le visage du comte se contracta, ses paupières s'agitèrent, ses lèvres se retroussèrent, découvrant les dents, nerveusement serrées; mais soudain la bouche s'ouvrit démesurément, livrant passage à un formidable éternuement.

—Sauvé! s'écria Fricoulet, en se jetant au cou de son ami.

Mais à son cri, un autre cri, partant d'un autre tiroir avait répondu.

—Partis! nous sommes partis!

C'était Mickhaïl Ossipoff qui venait de prononcer ces paroles d'une voix vibrante.

Il était dressé sur son séant et agitait ses bras fébrilement.

—Qu'avez-vous? demanda Fricoulet ahuri.

—Ne venez-vous pas d'entendre cette détonation effrayante? répliqua le vieux savant.

—Eh bien!

—C'est le Cotopaxi qui fait éruption!

L'ingénieur et l'Américain se regardèrent avec des yeux surpris; puis Farenheit s'écria:

—Ce que vous venez de prendre pour le Cotopaxi est tout simplement M. de Flammermont saluant, par un éternuement, son retour à la vie.

Cependant, Gontran assis sur le bord de son tiroir se frottait alternativement la tête, puis les reins.

—Oh! gémissait-il, je serais tombé du haut des tours Notre-Dame que je n'aurais pas le crâne plus endolori; quant à mes reins, ils me procurent la sensation exacte d'une sérieuse bastonnade.

Soudain, maux de tête et maux de reins disparurent comme par enchantement; il sauta sur le plancher et courut vers le cercueil de Séléna.

La jeune fille semblait dormir.

—Fricoulet! cria Gontran, viens vite... ce sommeil m'effraie!

D'un bond Ossipoff fut auprès de sa fille qu'il prit dans ses bras, comme il eût fait d'un petit enfant, la couvrant de caresses et de baisers.

Fricoulet l'écarta doucement et, ainsi qu'il avait fait pour son ami, il passa doucement sous les narines de la jeune fille la petite fiole au liquide blanchâtre qui opéra le même miracle, sans toutefois l'accompagner des mêmes manifestations bruyantes.

—Cher père, murmura Séléna en revenant à elle et en tendant ses bras au vieillard.

Puis apercevant Gontran qui la couvait de regards inquiets:

—Cher monsieur Gontran...

Et elle lui abandonna l'une de ses mains que le jeune homme effleura de ses lèvres.

—Allons! bravo! dit joyeusement l'ingénieur, personne n'a avalé sa langue... décidément le voyage pour la lune est moins périlleux que je ne le croyais.

A peine Ossipoff avait-il constaté que sa fille était hors de danger que, brusquement s'arrachant à ses caresses, il s'accroupit sur le plancher et, marchant à quatre pattes, se dirigea vers le centre du wagon.

Arrivé là, il s'arrêta, défit des courroies qui retenaient une partie du tapis, lequel enlevé, découvrit le hublot évidé dans le plancher même; ce hublot, qui ne mesurait pas moins de quarante centimètres de diamètre, était formé d'une vitre assez épaisse pour que l'on y pût marcher sans crainte; en prévision des chocs qui devaient accompagner le wagon à son départ, ce hublot était protégé extérieurement par une plaque de fer fixée au moyen d'écrous que des boulons retenaient intérieurement.

—La clé! la clé! demanda fiévreusement Ossipoff.

Fricoulet se précipita vers le meuble et en tira une clé anglaise, au moyen de laquelle le vieillard attaqua les écrous avec ardeur; lorsque le dernier eut été dévissé, la plaque de fer se détacha, découvrant le hublot et permettant de voir à l'extérieur du wagon.

Ensuite, avec l'aide de Fricoulet, Ossipoff fit une semblable opération aux quatre ouvertures percées dans la paroi du projectile et protégées de semblable façon que le premier.

—Éteignez les lampes, je vous prie, commanda le vieux savant d'une voix brève.

Le jeune ingénieur obéit immédiatement; il poussa la tige du commutateur et de nouveau l'obscurité régna dans l'obus. Ossipoff se précipita vers l'un des hublots.

—Victoire! cria-t-il, victoire!... nous avons quitté la terre... nous filons vers la lune.

Farenheit, le visage aplati contre la vitre, s'écarquillait les yeux sans distinguer autre chose qu'une intense obscurité.

—Par le ciel! exclama-t-il, je voudrais bien savoir, monsieur Ossipoff, sur quoi vous vous basez pour affirmer que nous avons quitté la terre.

—Tout simplement sur ce fait qu'une ombre épaisse s'amasse entre la terre et nous! Si nous étions retombés sur notre planète, nous verrions autour de nous le sol éclairé par les rayons lunaires; si au contraire notre chute s'était opérée dans l'Océan Pacifique, nous nous ressentirions du bercement des vagues. Je le répète donc: nous sommes partis.

—Cependant, si vous vous appuyez pour dire cela, uniquement sur l'ombre qui vous entoure, murmura Gontran, je vous ferai observer que dans le fond du cratère, l'ombre était aussi épaisse.

—Alors? demanda ironiquement Ossipoff.

—Alors, nous pourrions très bien être encore dans la cheminée du Cotopaxi.

Sans répondre, le vieillard le prit par la main et l'amenant près de l'un des hublots:

—Regardez, dit-il, quand vous étiez dans le volcan, voyiez-vous cela?

Et à travers la vitre épaisse, il désignait de la main les constellations qui étincelaient d'un incomparable éclat, comme des diamants sur un écrin velouté.

—Reste à savoir, grommela Fricoulet, si la force propulsive sera suffisante pour nous conduire jusqu'à la sphère d'attraction de la lune?

—Nous le verrons, répondit sèchement le vieux savant.

—Dis donc, fit soudain Gontran en s'adressant à son ami, ne pourrait-on pas ouvrir ces petites fenêtres?

—Pourquoi faire?

—Pour aérer un peu, parbleu! il me semble qu'on étouffe ici.

Heureusement que le jeune homme avait parlé à voix presque basse, en sorte qu'Ossipoff n'entendit que confusément sa question.

Ce fut Fricoulet qui, se penchant à son oreille, murmura:

—Mais, imbécile, nous flottons dans le vide.

Le visage de l'ex-diplomate refléta l'ébahissement le plus profond.

—Dans le vide, répéta-t-il... avons-nous donc déjà traversé toute l'atmosphère terrestre?

L'ingénieur consulta son chronomètre:

—Oui, répondit-il, depuis vingt et une minutes, trente secondes.

—Alors, où sommes-nous maintenant? demanda Gontran.

Fricoulet jeta un regard du côté d'Ossipoff:

—Plus bas, malheureux, plus bas, chuchota-t-il... si ton futur beau-père t'entendait, c'en serait fait de ton mariage.

Puis, assourdissant sa voix:

—L'espace que nous traversons en ce moment est rempli de ce fluide appelé éther et qui est si raréfié que sa densité représente le vide absolu que l'on obtient au moyen des machines pneumatiques... il est donc absolument impossible d'ouvrir les hublots pendant toute la durée du voyage... car au lieu de faire pénétrer ici de l'air respirable, c'est au contraire le peu que nous possédons qui s'échapperait au dehors.

Jonathan Farenheit qui avait prêté l'oreille à cette explication, demanda:

—Mais, monsieur l'ingénieur, si je me souviens bien des explications que nous avait données autrefois ce Sharp de malheur, la surface de la lune est à peu près privée d'air, comment donc vous y prendrez-vous pour nous faire respirer?... avez-vous, comme lui, des scaphandres en caoutchouc et des réservoirs d'air?

—Parfaitement, riposta Fricoulet; vous pensez bien que nous ne nous sommes pas embarqués pour un aussi long voyage sans avoir prévu les circonstances, même les plus invraisemblables... aussi, bien que d'après les théories de l'éminent M. Ossipoff, la surface lunaire possède une atmosphère suffisante pour les poumons humains, mon ami Flammermont, qui est un homme de précaution, a fait construire six appareils complets, grâce auxquels nous pourrons nous promener impunément dans une atmosphère irrespirable ou même seulement fort raréfiée.

L'Américain, complètement rassuré, grommela:

—Ah! je ne demande pas à y respirer longtemps sur la lune; tout ce que je demande, c'est d'avoir assez de souffle pour mettre la main sur ce coquin de Sharp et l'étrangler avec les dix doigts que voici... cette besogne une fois terminée, je ne demanderai qu'à m'en retourner.

Sur ces mots, il tourna les talons et se colla le visage au plus prochain hublot, pendant que Gontran allait s'installer à une autre vitre, aux côtés de Séléna.

—Mais, dit-il tout à coup, on ne voit la lune nulle part!... aurait-elle l'indélicatesse de manquer au rendez-vous?

—Si tu veux te donner la peine de monter au premier étage, répliqua Fricoulet, tu pourras apercevoir la marraine de Mlle Séléna, suivant invariablement sa route au milieu de l'immensité stellaire pour se trouver, dans quatre jours, juste à la place indiquée par nous.

—Elle doit avoir déjà grossi depuis notre départ?

—Si tu veux t'en rendre compte, tu n'as qu'à monter l'échelle!

Le jeune comte escalada prestement les degrés et se trouva devant une petite porte ouverte dont il franchit le seuil à tâtons.

Mais dans l'obscurité son pied heurta un corps accroupi et cette maladresse fut saluée d'une exclamation irritée.

—Quoi! c'est vous! cher monsieur, fit le jeune comte; mais que faites-vous donc ici, dans cette posture?

—Ah! c'est vous, Flammermont, riposta le vieillard; vous arrivez bien, voilà dix minutes que je cherche à dévisser les écrous qui retiennent la plaque du hublot... c'est, je crois, le diable qui s'y cramponne... vous allez me donner un coup de main.

Comme il achevait ces mots et sans attendre le coup de main réclamé, il donnait une dernière secousse si violente, celle-là, que le dernier écrou céda et que le vieillard, perdant l'équilibre, tomba à la renverse sur Gontran, lequel, renversé à son tour, roula sur le plancher.

L'ex-diplomate poussa un cri, non pas de douleur, bien que dans sa chute il se fut froissé rudement, mais bien de surprise, car en même temps que ses reins heurtaient le sol, une vive clarté, inondant soudain le laboratoire, venait le frapper en plein visage.

—La lune? cria-t-il sur un ton d'interrogation.

Mais Ossipoff ne lui répondit pas; d'un bond, le vieillard s'était remis sur pied, et tandis que son compagnon se relevait, il avait eu le temps de saisir une lunette, d'en braquer l'objectif sur le brillant satellite et de coller son œil à l'oculaire.

Comme Gontran, visiblement intéressé, s'approchait du vieux savant, il l'entendit murmurer:

—Enfin, nous allons pouvoir faire un peu de sélénographie.

Le jeune homme n'en écouta pas davantage; terrifié à la pensée de se trouver seul, exposé aux redoutables questions du vieillard, il se retira sur la pointe du pied et sans bruit descendit les marches du petit escalier.

—Eh bien! demanda Fricoulet en le voyant apparaître, l'as-tu retrouvée, la lune?

L'ex-diplomate mit un doigt sur sa bouche.

—Chut! fit-il, je fuis M. Ossipoff sur les lèvres duquel j'ai pressenti des questions embarrassantes.

Fricoulet éclata de rire.

—Poltron, fit-il.

—Tu es bien bon, répliqua Gontran... je voudrais t'y voir... si tu risquais de compromettre ton bonheur par une réponse idiote, je ne sais pas si tu courrais au-devant de l'interrogatoire.

Le jeune ingénieur haussa les épaules.

—Son bonheur! grommela-t-il... ah! si j'étais bien sûr que quelque grosse hérésie en sélénographie l'arrachât de ce précipice qu'on nomme mariage...

Et en murmurant ces mots, un sourire mauvais errait sur ses lèvres.

En ce moment, Séléna qui était montée tout doucement en haut de l'escalier, redescendit et s'approchant de l'ingénieur:

—Monsieur Fricoulet, dit-elle, il vient de me passer par la tête une bonne idée.

—Laquelle, mademoiselle?

—Pendant que mon père est en contemplation devant son astre chéri, si vous donniez à M. Gontran quelques notions d'astronomie... cela lui permettrait de n'être pas pris au dépourvu par les questions que mon père pourrait lui adresser en votre absence.

—Bravo! fit le jeune comte... Fricoulet, je te nomme mon précepteur particulier... quant au prix des leçons, nous le réglerons plus tard.

Le jeune ingénieur fit la grimace; néanmoins, Gontran l'entraîna vers un des hublots et étendant le bras vers les astres qui scintillaient dans l'espace:

—Allons, dit-il, parle-moi de ces constellations.

—D'abord, commença Fricoulet, il n'y a pas de constellations; c'est la situation de la terre dans l'infini, qui nous fait paraître réunies des étoiles appartenant à des systèmes différents et éloignées les unes des autres par d'incommensurables distances. Si nous étions transportés dans une autre étoile, l'aspect du ciel tout entier serait changé par suite du déplacement de notre point d'observation; tous ces soleils que nous voyons briller dans la nuit obscure sont semés au hasard dans l'immensité et, je te le répète, c'est simplement la perspective qui a créé les constellations. En outre, chacune de ces étoiles est animée d'un mouvement propre, quelquefois très rapide et se détache de ses voisines qui souvent marchent en sens absolument contraire.

—En sorte que si nous revenions dans cinquante mille ans...

—L'aspect du ciel serait absolument changé pour les habitants de la terre et aussi différent de celui que nous admirons maintenant que celui-là même l'est du ciel existant il y a plusieurs milliers d'années... veux-tu des exemples? la Grande Ourse se démembre, le Chariot de David se disloque et les Trois Rois, qui paraissent cependant avoir marché jusqu'à présent de compagnie, se tournent le dos et s'enfuient dans des directions contraires.

Le jeune ingénieur se tut un moment.

—Tout change, reprit-il, tout se transforme dans l'univers et c'est grâce à ce mouvement perpétuel que la vie se développe universellement sur ces sphères et que jamais la mort ne pourra régner sur tous les mondes de l'infini!

Il avait prononcé ces dernières paroles d'une voix vibrante qui prouvait combien lui était cher le sujet qu'il traitait.

Il s'apprêtait à continuer, lorsque Gontran lui mettant la main sur le bras, lui dit d'un ton moitié sérieux, moitié plaisant:

—Mon cher ami, tu ferais un mauvais professeur, car, au lieu de m'apprendre à lire en me faisant faire B... A... ba... tu me prononces un discours... parle-moi donc tout simplement, et pour commencer, de la lune.

En ce moment, un formidable bâillement retentit; c'était Jonathan Farenheit qui manifestait à sa façon une invincible envie de dormir, et presque aussitôt—rien n'est contagieux comme le sommeil—Gontran et Fricoulet se sentirent pris d'un violent désir de s'étendre sur leurs hamacs.

—Messieurs, dit Séléna en jetant un regard vers la pendule accrochée à la muraille, il est onze heures... voilà le moment, je crois, de nous reposer; je regagne ma chambre et vous souhaite une bonne nuit.

Ce disant, elle tendit gentiment la main à ses compagnons et disparut dans la partie supérieure du wagon.

Cinq minutes après, les lampes étaient éteintes et nos trois amis, roulés dans leurs couvertures, ronflaient à qui mieux mieux.


Un intense rayonnement, entrant par les hublots et frappant en plein sur le visage de Gontran, le fit se réveiller en sursaut.

—Sapristi, murmura-t-il, il fait grand jour.

Et, assis sur le bord de son hamac, il se frottait les paupières gonflées par le sommeil.

—Sommes-nous loin de la terre? demanda Farenheit qui s'éveillait à son tour.

Fricoulet consulta sa montre.

—Six heures, dit-il; il est probable que nous avons, en dix heures, franchi pas mal de kilomètres.

—Mais encore?... insista Gontran.

—Pour vous répondre exactement, il me faudrait mesurer l'arc sous-tendu par la terre et faire un calcul assez simple, en somme... mais, c'est inutile... vous ne comprendriez pas.

—Cela se pourrait bien, pour ma part, riposta le jeune comte, car j'ai la tête lourde comme du plomb.

Et avec une nuance d'inquiétude:

—Est-ce que je vais être malade? murmura-t-il.

Puis, en plaisantant, il ajouta:

—Ce doit-être le changement d'air.

Fricoulet frappa ses mains l'une contre l'autre.

—Moi aussi, dit-il, j'ai des bourdonnements d'oreilles... mais tu viens de m'ouvrir les yeux sur les causes de ce malaise... parbleu! ce n'est pas le changement d'air qui te rend malade... c'est précisément le contraire... il faut épurer l'air vicié par notre respiration et le débarrasser du surplus d'acide carbonique qu'il contient.

—Mais, comment cela?

—D'une manière bien simple.

Alcide Fricoulet tira d'une armoire un flacon renfermant des cristaux blancs translucides qu'il transvasa dans plusieurs soucoupes déposées sur le plancher; puis il ferma le robinet par lequel arrivait l'oxygène pur.

Cinq minutes plus tard, les cristaux, qui n'étaient autre chose que de la potasse caustique, avaient entièrement absorbé l'acide carbonique de la pièce et s'étaient transformés en carbonate de potasse; alors, l'ingénieur enleva les soucoupes qu'il remit en place et ouvrit de nouveau le robinet d'oxygène.

—Eh bien! cela va-t-il mieux? demanda-t-il.

—On respire comme au bord de la mer, répondit Gontran.

—On se croirait dans les grandes plaines du Far-West, dit à son tour Jonathan Farenheit.

D'un même mouvement, ils avaient sauté à bas de leurs hamacs et ils finissaient de les rouler pour les mettre à la place qu'ils devaient occuper durant le jour, lorsque la porte de l'étage supérieur s'ouvrit et Ossipoff, le visage tout souriant, apparut en haut du petit escalier.

—Messieurs, dit-il d'une voix enjouée, je vous annonce le déjeuner: une simple tasse d'arrow-root... le matin, il n'y a rien de meilleur.

En effet, derrière lui, portant sur un plateau cinq tasses fumantes, Séléna descendit l'escalier et, avec l'aide de Gontran, eut tôt fait de dresser la table.

—Hurrah! pour miss Séléna! s'écria Jonathan Farenheit; voilà un arrow-root tel qu'aucune ménagère des États-Unis n'en pourrait confectionner de meilleur.

Ossipoff, lui, après avoir en quelques gorgées rapides, avalé le contenu de sa tasse et mastiqué hâtivement la tranche de pain rôti posée sur son assiette, se leva et remonta à son observatoire.

A peine était-il parti que Gontran, dissimulant un formidable bâillement, murmura:

—Ce n'est pas tout ça! A quoi allons-nous employer notre temps?...

Il me semble que l'on va s'ennuyer ferme.

—Ce n'est pourtant pas l'occupation qui te manquera, si tu veux me donner un coup de main.

—Volontiers... de quoi s'agit-il?

—Tout simplement de m'aider à prendre des notes sur les incidents de notre traversée: la vitesse de notre wagon, les indications des instruments enregistreurs, les phénomènes sidéraux... en un mot: tenir un livre de bord.

Le jeune comte secoua énergiquement la tête.

—Si tu n'as rien de mieux à me proposer, je ne suis pas ton homme.

Puis se tournant vers Séléna:

—Et vous, mademoiselle, demanda-t-il, ne puis-je pas vous être bon à quelque chose?

—Je ne pense pas, répliqua-t-elle, car ma besogne, à moi, vous est tout à fait étrangère.

Ce disant, elle prit dans l'armoire un livre avec lequel elle fut s'asseoir sur le divan.

—Quel est cet ouvrage? demanda Gontran... à moins toutefois qu'il n'y ait indiscrétion...

—Oh! nullement, répondit-elle en souriant... c'est la Cuisinière Bourgeoise; je vais étudier sérieusement pour vous confectionner, avec les faibles ressources du bord, des menus un peu variés... vous voyez que vous ne pouvez m'aider en rien.

Dépité, M. de Flammermont s'inclina avec un petit sourire railleur et, se retournant vers l'Américain:

—Si j'osais, dit-il, à défaut des dominos absents, je vous proposerais bien une partie de «doigt mouillé» ou de «pigeon vole».

Jonathan Farenheit éclata de rire.

—Ah! par le ciel, dit-il, vous tombez bien... Et tous nos comptes de banque qui sont en retard! croyez-vous que cela ne soit rien?... c'est-à-dire que si vous voulez bien me faire quelques additions...

Les lèvres du jeune homme se plissèrent dans une moue significative.

—Merci de la proposition, répondit-il.

Et il alla s'étendre sur le divan, attendant avec impatience le moment où le repas de midi réunirait à table tous les passagers.

Une fois le café pris et chacun étant retourné à ses occupations, l'infortuné comte se mit à un hublot et demeura, pendant toute la journée, les yeux fixés sur l'immensité sidérale, intéressé malgré lui par la diversité des spectacles qui s'offraient à lui.

Tantôt, c'étaient des bolides qui sillonnaient l'espace allant d'une planète à l'autre; tantôt une comète qui, semblable à une salamandre enflammée, parcourait le ciel, fouettant les astres de sa queue étincelante.

Cependant, la traversée se poursuivait dans d'excellentes conditions de sécurité et de vitesse; au bout de quarante-huit heures, le chemin parcouru se trouvait être de 168,700 kilomètres et Ossipoff espérait atteindre, dans une quarantaine d'heures, la zone d'égale attraction, située à 78,500 lieues de la terre.

Gontran, lui, avait enfin trouvé une distraction qui accaparait toute son attention; elle consistait dans la disparition progressive du croissant terrestre noyé dans les feux du soleil et dans le grossissement continu de la lune qui apparaissait au zénith, semblable—avait-il dit dans son premier mouvement de stupéfaction—à un immense réflecteur étamé suspendu dans les airs.

A l'aide d'une lunette que lui avait prêtée Ossipoff il examinait, dans tous ses détails, la surface de la planète que voilait une faible lueur cendrée et au travers de laquelle il pouvait distinguer les taches sombres des mers et quelques points brillants qu'il n'hésita pas à qualifier de volcans en éruption.

On était au quatrième jour du voyage, et plus de soixante mille lieues avaient déjà été franchies, lorsque survint un événement des plus graves.

C'était le matin, et, après avoir absorbé sa tasse d'arrow-root, Gontran, poussé par la curiosité, était monté dans l'observatoire de M. Ossipoff afin d'examiner la lune avec la grande lunette du savant.

Tout à coup, il poussa un cri tellement éclatant que Fricoulet, croyant à un accident, se précipita vers l'échelle et, tout anxieux, accourut près de lui.

—Qu'arrive-t-il? demanda le jeune ingénieur d'une voix haletante.

—Il y a, mon cher, que je viens de découvrir un satellite à la lune.

Fricoulet partit d'un franc éclat de rire.

—Qu'est-ce qui te prend donc? grommela Gontran froissé par cette hilarité intempestive; est-ce que tu deviens fou?

—C'est plutôt toi, je crois, qui l'es devenu.

—Et pourquoi?

—Parce que la lune n'a pas de satellite

—Ah! par exemple...

—Je t'engage même à parler plus bas, car si M. Ossipoff t'entendait!...

M. de Flammermont se redressa et abandonnant la lunette, la désigna à Fricoulet, en disant d'un ton froissé:

—Tiens, prends ma place et, à moins que tu ne sois aveugle, ou que je n'aie la berlue...

L'ingénieur, tout en haussant les épaules, prit la place de son ami; mais à peine eut-il appliqué son œil à l'objectif, que lui aussi laissa échapper une exclamation de surprise.

—C'est ma foi vrai, murmura-t-il.

Puis, quittant l'instrument, il se pencha vers l'escalier et cria:

—Monsieur Ossipoff, montez donc un moment!

Le vieillard escalada les marches quatre à quatre.

—Que me voulez-vous? demanda-t-il.

—Gontran vient de signaler un corps—car je n'ose encore donner à cela le nom d'astre—un corps qui paraît immobile aux environs de la lune.

Ossipoff n'en écouta pas davantage; à son tour, il s'accroupit devant la lunette et regarda.

Il regarda longtemps, muet, frémissant; puis enfin, il se retourna et saisissant le jeune comte dans ses bras:

—Mon cher Gontran... mon enfant... vous êtes un grand homme!

Et des larmes de joie ruisselaient sur les joues du vieillard.

—A vous revient l'honneur d'avoir découvert une nouvelle petite planète, dit-il en donnant une nouvelle accolade à Gontran... dès à présent je baptise cet astre: planète Flammermont.

Fricoulet battit un entrechat et, dégringolant l'escalier, il courut à Séléna.

—Mademoiselle, balbutia-t-il, Gontran vient de découvrir une planète!

Mlle Ossipoff ouvrit de grands yeux.

—Comment a-t-il fait? demanda-t-elle.

—J'ai regardé dans la lunette, répondit Gontran... cela n'a pas été plus difficile que cela.

Il haussa les épaules, murmurant à part lui:

—Et voilà pourtant comment prennent naissance les gloires astronomiques!

—Je propose un toast à M. de Flammermont, s'écria Jonathan Farenheit enthousiasmé.

Fricoulet tira les verres de l'armoire, les remplit de bordeaux et chacun but à la gloire du jeune comte, excepté Mickhaïl Ossipoff qui refusa de descendre, ne voulant pas quitter des yeux la nouvelle planète.

Il demeura ainsi, seul, absorbé dans sa contemplation jusqu'au soir, ne se dérangeant pas, même pour manger.

Tout à coup Fricoulet et Gontran s'entendirent appeler.

—Montez, montez vite, criait le vieillard.

Quand ils furent en haut, Ossipoff s'écarta et, désignant la lunette à Gontran:

—Tenez, mon cher ami, dit-il, regardez!

Le jeune comte colla son œil à l'oculaire et ne put retenir un cri.

—Que voyez-vous? demanda le vieillard.

Au lieu de répondre, Gontran secoua la tête et céda sa place à Fricoulet.

Comme avait fait son ami, le jeune ingénieur poussa, lui aussi, une exclamation de surprise.

—Eh bien! fit Ossipoff, cette planète...

—Ce n'est point une planète, répliqua Fricoulet, c'est un bolide, un fragment de comète, un roc projeté par un volcan lunaire avec une vitesse insuffisante pour lui faire atteindre le point d'égale attraction situé entre la terre et la lune.

Gontran fit entendre un claquement de langue impatienté.

—Ce n'est pas cela, murmura-t-il... ton fragment de comète a une forme bizarre, fort régulière du reste, allongée... on dirait...

Il s'arrêta, craignant de dire une bêtise.

—On dirait un obus, n'est-ce pas? demanda Ossipoff tout palpitant.

—C'est cela même, riposta vivement le jeune comte; tout de suite cette ressemblance m'avait frappé, mais je n'avais pas osé en parler, car c'est tellement invraisemblable...

Tout à coup il se frappa le front.

—Si c'était Sharp!!

A peine eut-il prononcé ces mots qu'il le regretta; le visage de Mickhaïl Ossipoff devint d'une pâleur mortelle et ses jambes tremblèrent tellement qu'il fut obligé de s'asseoir.

—Oui, oui, balbutia-t-il, vous avez raison, ce doit être Sharp!

—Eh! s'écria Fricoulet, voilà qui est encore bien plus invraisemblable! Sharp, en ce moment, est dans la lune... à moins qu'il ne soit retombé en miettes sur la terre.

Le vieillard ne répondit pas, mais de nouveau il s'installa devant la lunette et regarda; autour de lui Gontran, Séléna, Farenheit et Fricoulet lui-même, demeuraient immobiles, silencieux, épiant sur le visage du vieux savant ce que ses regards apercevaient dans l'espace.

L'heure du repas arriva sans que personne s'en préoccupât; tous les esprits étaient tendus vers le point découvert par Gontran.

Maintenant le wagon ne marchait plus qu'avec une relative lenteur; la vitesse acquise, grâce aux gaz volcaniques du Cotopaxi commençait à diminuer, augmentant l'impatience des passagers.

Enfin, vers minuit, le point devint distinct même à l'œil nu, et Ossipoff murmura entre ses dents:

—Oui, c'est bien cela, je reconnais l'obus inventé par moi; c'est bien ce Sharp du diable qui est là-dedans!

—Ah! s'écria Gontran, voilà une belle occasion de vous venger; vous avez votre voleur, à peine à quatre cents lieues de vous.

—Eh bien? interrogea le vieillard.

—Eh bien! répliqua Fricoulet, si nous en croyons sir Farenheit, Sharp a quitté la terre le 24 février; or, aujourd'hui, après plus d'un mois de voyage, il navigue encore dans l'espace sans avoir atteint la lune.

—Nous le voyons comme vous, répliqua aigrement Ossipoff; mais où voulez-vous en venir?

—A ceci: que la force de projection du canon ou de la sélénite a été insuffisante pour faire franchir à l'obus le point dangereux, la zone d'égale attraction, et qu'il est suspendu entre les deux astres, maintenu au point neutre sans pouvoir le dépasser et retomber soit sur la terre, soit sur la lune.

—Et il y demeurera éternellement? demanda Gontran.

—Oui, à moins qu'une cause quelconque ne vienne modifier cet état de choses.

—Mais quelle cause?

—Par exemple, l'attraction d'un corps étranger circulant dans l'espace et qui entraînerait à sa suite cet obus immobile jusqu'au moment où, obéissant à une attraction plus forte, il atteindrait un monde quelconque.

Pendant que Fricoulet donnait ces explications, Jonathan Farenheit, le visage collé au hublot, dardait des yeux perçants sur l'obus qui contenait Fédor Sharp.

—Ah! le bandit! grommelait-il, le voir là, presqu'à sa portée et ne pouvoir faire avec lui une partie de boxe.

Et les joues de l'Américain tremblaient de colère pendant que se crispaient ses poings formidables.

Cependant Ossipoff était toujours cramponné à la lunette.

—Nous nous dirigeons en plein sur lui, murmura-t-il.

—Tant mieux, cria Jonathan, culbutons-le, écrasons-le, mettons-le en morceaux!

Le savant haussa les épaules.

—Le culbuter, c'est fort joli, reprit Gontran, et pour ma part je ne demanderais pas mieux; mais tout en pensant à notre vengeance, il faut songer aussi à notre peau... que va-t-il se passer?

—Tout dépend de notre vitesse, répondit Ossipoff. En admettant que nous ne heurtions pas l'obus,—cas auquel Sharp et nous-mêmes retomberions sur la terre,—si nous sommes animés d'une vitesse assez considérable, nous le déracinerons...

—Et il tournera autour de nous comme un satellite! s'écria Gontran de Flammermont; hein! voyez-vous notre wagon devenu planète et ayant, lui aussi, un satellite?

Ossipoff s'arracha de l'oculaire pour fixer sur l'ex-diplomate un regard surpris.

—Vous plaisantez, n'est-ce pas? dit-il, vous savez bien que les lois de la mécanique céleste s'y opposent.

—C'eût été charmant cependant, murmura à part lui Gontran; le boulet de Sharp eût tourné autour de nous, nous autour de la lune, la lune autour de la terre, la terre autour du soleil, et le soleil...

Le jeune homme ne trouva pas autour de quoi eût bien pu tourner le soleil et il se tut.

—Évidemment, dit Fricoulet: Sharp ne tournera pas autour de nous, mais il nous suivra.

—Et, grâce à nous, il atteindra la lune, fit Ossipoff dans un accent de rage inexprimable.

—Eh! n'y a-t-il donc aucun moyen de lui envoyer une torpille chargée de dynamite pour le faire sauter! hurla Farenheit: ah! si nous étions en Amérique!...

—Mais le malheur veut que nous en soyons un peu loin de l'Amérique, répliqua ironiquement Fricoulet.

Comme bien on pense, il n'était pas question de dormir.

L'obus avait considérablement grossi, et maintenant Ossipoff estimait sa distance à 100 kilomètres à peine; on pouvait l'observer par la paroi latérale de la grande salle.

La nuit se passa ainsi, dans une attente pleine d'angoisse.

Pour les passagers, c'était une question de vie ou de mort qui s'agitait.

A cinq heures du matin, les deux mobiles n'étaient pas à plus de dix lieues l'un de l'autre et la lunette d'Ossipoff ramenait cette distance à un peu moins de cent mètres.

Il pouvait donc distinguer, collés aux hublots de l'obus, deux visages hâves et amaigris, dont les yeux ardents étaient braqués sur le wagon qui contenait nos amis.

Le vieux savant reconnut Fédor Sharp; quant à son compagnon, Jonathan Farenheit déclara que c'était Woriguin Sanburoff, le préparateur et l'âme damnée de l'ex-secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, l'homme avec la complicité duquel Sharp lui avait faussé compagnie.

Tout à coup, un incident étrange se produisit: l'obus de Sharp sembla quitter le point du ciel où il était comme enchâssé pour se précipiter vers le wagon de Mickhaïl Ossipoff.

—Nous sommes perdus! s'écria M. de Flammermont, il arrive sur nous!

Le vieux savant, qui visait attentivement l'obus avec un sextant, essuya la sueur qui lui inondait le front.

Fricoulet, de son côté, bien qu'il fît tous ses efforts pour dissimuler son émotion paraissait non moins anxieux.

Seul, Jonathan Farenheit, oublieux du danger, poussait des cris de joie en voyant diminuer—pour ainsi dire à l'œil nu—la distance qui le séparait de son ennemi.

—Ah! gredin! grommela-t-il, gredin!

Et ses doigts d'hercule s'ouvraient et se refermaient comme si déjà ils eussent tenu la gorge de Fédor Sharp.

—Eh bien? demanda Gontran à Fricoulet.

—Eh bien! tu vois, l'obus de cet animal-là nous suit et va tomber sur la lune en même temps que le nôtre.

—S'il pouvait se casser les os dans sa chute! gronda l'Américain dont un sourire cruel crispait les lèvres.

Tout à coup le jeune ingénieur poussa un cri de rage.

—Qu'y a-t-il? demanda-t-on.

—Il y a que ce maudit projectile nous a fait, par son attraction, dévier de notre route!

—Alors? s'écria Séléna d'une voix anxieuse.

—Alors, répondit Fricoulet avec un grand sang-froid, nous ne tomberons pas sur la lune, nous contournerons seulement son disque pour nous perdre dans l'infini.


CHAPITRE XII

UN DRAME DANS UN BOULET

C'est ici le moment de compléter les explications sommaires fournies par Jonathan Farenheit sur le départ de Sharp.

Chose bizarre, car les citoyens du Nouveau-Monde sont doués d'un sens pratique qui les met généralement en garde contre les escrocs, Jonathan Farenheit n'avait tiré aucun enseignement des déclarations, fort nettes cependant, faites par Mickhaïl Ossipoff à l'observatoire de Nice, touchant son ancien collègue de l'Institut des sciences de Pétersbourg.

Il eût dû pourtant avoir son attention mise en éveil et surveiller d'un peu près l'homme auquel il abandonnait trop légèrement la manipulation de quelques millions de dollars.

«Qui a bu boira» dit la sagesse des nations; et il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent à parier que celui qui a volé le lundi, fera de même le mardi.

Mais, outre que Jonathan Farenheit avait eu le grand tort de ne pas prendre pour sérieuses les révélations du savant russe qu'il considérait sur le moment comme un déséquilibré du cerveau, il avait, lui, sa cervelle si à l'envers à l'idée qu'il allait partir pour la lune que, lui eût-on montré Fédor Sharp la main dans le sac, il eût douté encore.

Songez donc! aller dans la lune!

Quelle chose extraordinaire! et combien un voyage si prodigieux l'élèverait, lui ancien éleveur de porcs, enrichi dans le commerce des suifs, au-dessus de la masse de ses concitoyens.

C'était là un premier point, propre à son caractère vaniteux, qui avait contribué à l'aveugler, non pas sur les mérites de Sharp,—cet homme était un savant, lui aussi, et un audacieux—mais sur sa probité et sa bonne foi.

Secondement, en homme pratique, il envisageait ce voyage comme devant lui rapporter une ample moisson de dollars; ébloui par les promesses mirifiques de Sharp, il n'avait pas hésité à mettre dans cette affaire la plus grande partie de sa fortune, comptant que les mines aurifères et diamantifères de la lune rendraient au centuple les capitaux engagés par lui et par les actionnaires.

Enfin, depuis plusieurs années, il faisait partie d'un cercle de New-York dont le titre seul «l'Excentric Club» indique le but.

Pour être reçu membre de ce club, il fallait avoir à son actif une de ces excentricités qui font sortir un homme du banal de la vie; un de ces actes grâce auxquels, dans les rues de New-York, on vous désigne en disant: «C'est un original.»

En France, on dirait: «C'est un fou.»

Mais ce n'était pas tout que d'être admis à faire partie de ce cercle; la principale préoccupation des membres de «l'Excentric Club», une fois reçus, était de se faire nommer membres du comité, secrétaires, vice-présidents, président.

Et—est-il besoin de le dire—chacune de ces fonctions honorifiques ne s'enlevait qu'à la force du poignet, c'est-à-dire en accumulant excentricité sur excentricité, folie sur folie.

Or, Jonathan Farenheit avait un dada; c'était de se signaler par quelque action si éclatante que tous les membres de l'Excentric Club fussent contraints de le porter unanimement à la présidence.

Malheureusement il n'était pas seul à être talonné par cette ambition et, en dépit de tous ses efforts, chaque année, au moment des élections, il voyait un concurrent l'emporter sur lui et s'asseoir dans le fauteuil si ardemment convoité.

Et voilà que tout à coup, alors qu'il commençait à désespérer, Fédor Sharp lui tombait sous la main avec son vertigineux projet de voyage lunaire.

Mais, sa présidence, il la tenait maintenant!

Quel membre de «l'Excentric Club» serait en mesure de rivaliser avec lui, Jonathan Farenheit, retour d'une excursion de 96.000 lieues à travers l'espace?

Nous en avons dit suffisamment maintenant pour que le lecteur comprenne comment le digne Américain s'était abusé, jusqu'au dernier moment, sur les véritables sentiments de l'ancien secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences de Pétersbourg.

S'il en eût été autrement, s'il avait eu l'œil toujours ouvert et l'oreille toujours tendue, il eût surpris certains sourires énigmatiques, certaines phrases à double sens qui eussent mis ses soupçons en éveil.

Pendant tout le temps que se poursuivirent dans l'île Malpelo les travaux exécutés sur les plans dérobés à Mickhaïl Ossipoff, Fédor Sharp avait eu de fréquents entretiens avec ses deux préparateurs: Woriguin et Ladislas Rotterdack.

Que se disaient-ils?

Il eut été assez difficile de le savoir, Sharp ayant eu la précaution d'établir sa tente en un endroit écarté et bien découvert, de manière à ce qu'aucun indiscret ne pût venir rôder aux environs.

Mais si Farenheit avait eu l'oreille assez fine pour entendre ce que chuchotaient à voix basse ces trois hommes, il eût été obligé de revenir de beaucoup de son opinion sur l'ex-secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences.

Sharp, en effet, ne se souciait nullement de l'Américain, maintenant que grâce à lui et aux dollars de la société dont Farenheit était président, il avait pu mettre à exécution le grand projet de Mickhaïl Ossipoff, projet duquel il comptait retirer honneur et profit.

Oui, profit; car si Fédor Sharp avait l'amour de la science, il avait non moins celui de la richesse, et son excursion lunaire, tout en lui permettant de se couvrir de gloire, lui permettait aussi de remplir ses poches.

Aussi, ce qu'il complotait si secrètement avec ses deux acolytes ne tendait-il rien moins qu'à se débarrasser de la personnalité encombrante de Jonathan Farenheit.

Enfin, le jour du départ arriva.

Sharp réunit autour de lui tout le personnel et, d'une voix qu'il s'efforça de rendre émue, il prononça les parole suivantes:

—Mes chers amis!—ah! oui, permettez-moi de vous donner ce titre, à vous tous, ingénieurs, contremaîtres, ouvriers qui m'avez aidé avec tant de courage et d'activité, à mener à bien mes audacieux projets,—mes chers amis, grâce à vous, nous voici arrivés au moment décisif et prêts à profiter de l'instant favorable pour nous élancer vers la lune... permettez-moi, avant l'instant émouvant du départ, de vous remercier...

Ici, Jonathan Farenheit lui coupa la parole.

—Et moi, dit-il d'une voix vibrante, je vous remercie également au nom de la «Compagnie des mines lunaires», au nom du gouvernement américain qui s'honore dans un de ses membres, de la tentative audacieuse...

Il s'interrompit et se retourna; des voix qui chuchotaient derrière lui attiraient son attention: c'était Sharp et ses amis qui échangeaient rapidement quelques paroles.

—C'est entendu? demanda le Russe en terminant.

—Convenu, répliquèrent les autres.

Alors l'ex-secrétaire de l'Académie des sciences s'avança, et, d'un geste de la main, réclama le silence.

—A huit heures trente-cinq minutes, dit-il, les charges de sélénite seront enflammées et le projectile dans lequel l'honorable gentleman, sir Jonathan Farenheit, mon ami Woriguin et moi, nous aurons pris place, s'envolera vers les régions planétaires... je vous engage donc à vous rembarquer sans tarder et à pousser au large pour fuir la terrible secousse que va causer la brusque déflagration de la sélénite.

Il avait cessé de parler.

Un hurrah formidable s'échappa de toutes les poitrines; puis tous les ouvriers défilèrent devant les voyageurs, leur serrèrent la main et ensuite les opérations d'embarquement commencèrent.

Ces opérations menaçaient d'être longues, car le navire avait dû mouiller au large, par crainte des roches à fleur d'eau qui entouraient l'île, et l'on devait transporter les hommes à bord, au moyen de deux canots.

—Mais, demanda tout à coup Farenheit, par quel moyen la sélénite s'enflammera-t-elle?

Fédor Sharp répondit tranquillement:

—Mon excellent ami, Ladislas Rotterdack se charge de déclancher, au moment voulu, le mouvement d'horlogerie qui règle l'envoi du courant électrique grâce auquel, à la seconde précise, les charges du canon s'enflammeront.

Il se tourna vers Rotterdack et, tirant son chronomètre:

—Quelle heure avez-vous, cher ami? demanda-t-il.

L'autre consulta sa montre.

—Sept heures et quart, répondit-il.

—Vous avancez de trente-sept secondes, cher ami, fit Sharp d'un ton plein de naturel, réglez-vous sur moi... car il importe de ne pas avancer d'une seconde le moment du départ.

Ce disant, un sourire imperceptible plissait ses lèvres minces.

—Là, dit-il, il nous reste donc une heure vingt minutes et quarante-sept secondes à demeurer ici... si vous le désirez, mon cher Woriguin, nous profiterons de ce répit pour donner un dernier coup d'œil à l'aménagement de l'obus.

Sans défiance, Jonathan Farenheit aida lui-même les deux hommes à descendre, à l'aide d'une benne, dans le fond de l'énorme engin; puis il s'occupa de presser l'embarquement du personnel.

Une demi-heure s'écoula; il restait encore à terre une cinquantaine d'ouvriers attendant l'instant de monter dans les canots, lorsque soudain une immense colonne de feu jaillit du sol, secouant l'île jusque dans ses fondements, crevassant le sol, bouleversant les flots.

Devançant d'une demi-heure le moment fixé pour le départ, Stanislas Rotterdack venait de mettre le feu à la mine, lançant seuls dans l'espace Fédor Sharp et Woriguin.

Ceux-ci avaient parfaitement bien résisté au formidable contre-coup du départ et les premiers jours du voyage s'étaient effectués dans les meilleures conditions possibles.

Le quatrième jour seulement, en mesurant la distance angulaire de la terre et de son satellite, Sharp fronça les sourcils et un juron s'étrangla dans sa gorge.

La vitesse de l'obus allait se ralentissant d'une façon inquiétante.

Woriguin murmura tout pâle:

—Pourvu que nous passions le point neutre.

L'autre hocha la tête.

—Nous irons bien jusque-là, grommela-t-il... du moins, je l'espère.

—C'est peut-être parce que nous sommes partis en avance, balbutia Woriguin d'un ton de reproche.

—Imbécile! répliqua Fédor Sharp; crois-tu donc que j'eusse fait une semblable bêtise?... non, nous sommes partis à la seconde précise... mais pour tromper cet idiot de Farenheit, Ladislas et moi avions, à dessein, retardé nos montres d'une demi-heure.

—Enfin! murmura Woriguin avec un accent plein de résignation.

Toute la nuit, les deux hommes furent sur pied, constatant d'heure en heure le ralentissement évident de l'obus.

Puis tout à coup, Sharp poussa un cri de terreur: le projectile était immobile sur la limite où l'attraction de la terre et celle de la lune se contrebalancent.

—Tonnerre de sort! gronda-t-il, nous sommes arrêtés.

Et il se laissa tomber sur le siège qui courait tout autour du wagon, les traits bouleversés, les yeux hagards, les dents serrées, les ongles déchirant rageusement l'étoffe du meuble.

—Perdus! répéta Woriguin comme un lamentable écho... nous sommes perdus.

Après quelques instants, il ajouta d'une voix rauque en fixant sur son compagnon des regards affolés:

Woriguin, l'un des préparateurs de Fédor Sharp et son compagnon de voyage.

—Nous n'avons, n'est-ce pas, aucune chance de nous sauver d'ici?

Fédor Sharp répliqua d'un ton plein d'accablement:

—Nous sommes condamnés à demeurer éternellement figés à cette place... à moins...

—A moins?... répéta Woriguin, avec une lueur d'espoir.

—A moins, continua Sharp, qu'une influence étrangère ne nous entraîne en deçà ou en delà de cette maudite ligne d'attraction.

—En ce cas, balbutia l'autre, nous sommes irrévocablement perdus.

Une semaine, puis une autre semaine, puis un mois tout entier s'écoulèrent dans cette situation, sans que rien vînt la modifier; dès le premier jour, ils avaient dû fixer au plancher par de fortes saisines tous les meubles qui, en raison de la suppression complète de la pesanteur, se déplaçaient sous la plus légère impulsion, l'obus n'ayant plus ni haut ni bas.

Eux-mêmes devaient s'abstenir de mouvements trop violents pour éviter des chocs désagréables.

Woriguin, inoccupé maintenant et complètement démoralisé, passait son temps à boire, cherchant dans l'ivresse l'oubli de la mort terrible qui l'attendait.

Quant à Fédor Sharp, l'œil rivé à sa lunette, il ne cessait de fouiller l'espace, dans l'espoir insensé d'apercevoir cette cause providentielle capable de l'arracher à son immobilité éternelle.

Tous les jours il allait au réservoir d'air, constater combien de temps encore ils avaient à vivre, lui et son compagnon.

Et plus d'une fois, après avoir constaté que la provision s'épuisait rapidement, il avait jeté des regards farouches du côté du hamac sur lequel Woriguin ronflait à poings fermés, cuvant lourdement son ivresse.

Un rictus tordait ses lèvres minces, tandis que ses mains se crispaient dans un geste d'étranglement. La mort de Woriguin aurait prolongé du double l'existence de Fédor Sharp.

—Ah! misérable Ossipoff! s'écria un jour l'ex-secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, après avoir, des heures entières, sondé le désert sidéral, qui aurait pensé que ses calculs étaient faux, la force de propulsion de sa «sélénite» insuffisante et son acier fragile?

Et il répétait, en frappant du poing fermé sa table sur laquelle se trouvaient les calculs recommencés la veille pour la centième fois:

—Ah! sans sa poudre et sans son canon...

Le misérable ne réfléchissait pas que cette poudre et ce canon, il ne s'en était rendu possesseur qu'au moyen d'un vol.

Le lendemain matin il était étendu sur son hamac, les paupières closes, mais ne dormant pas—depuis qu'il était enfermé dans ce wagon, le sommeil l'avait fui—lorsqu'il entendit son compagnon se lever.

Suivant son habitude, Woriguin s'était couché la veille à moitié gris et Sharp avait dû l'attacher, suivant l'habitude qu'il en avait prise lorsqu'il le voyait en cet état et de crainte de quelque violence.

Fort étonné qu'il eut pu se délivrer de ses liens, alors que d'ordinaire il l'appelait pour le détacher, le savant eut le pressentiment que quelque chose d'anormal se passait.

Il détourna légèrement la tête, et à travers ses cils abaissés, aperçut, en effet, Woriguin qui, soulevé sur son coude, penché sur le bord de son hamac, l'examinait avec attention.

Un moment il demeura immobile, puis un sourire hideux entr'ouvrit ses lèvres, tandis que dans sa prunelle passait une lueur fauve.

—Il dort... murmura-t-il, tant mieux... ce sera plus vite fait.

L'une après l'autre, il sortit ses jambes du hamac, posa ses pieds sur le plancher.

Un craquement léger le fit tressaillir et il reprit son immobilité, les yeux toujours fixés sur Sharp.

Celui-ci continuait à simuler le sommeil.

Rassuré, Woriguin fit quelques pas dans la pièce, mais dans une direction opposée à celle où se trouvait le Russe, et se dirigea vers l'unique meuble qui servait à la fois de bibliothèque et de réserve pour les instruments et les outils.

Il se courba, chercha sans bruit dans un casier, se releva et se retournant, marcha droit au hamac de Sharp.

A la lueur de la lampe, qu'ils laissaient brûler la nuit en veilleuse, Sharp vit dans la main de son compagnon comme un reluisement d'acier et un frisson convulsif secoua ses membres.

L'idée que lui-même avait eue plusieurs fois de tuer Woriguin, celui-ci allait la mettre à exécution; il était armé d'un énorme ciseau à froid et d'un seul coup, bien appliqué, il lui défoncerait la poitrine.

Brusquement Sharp se redressa et d'une voix terrible:

—Que veux-tu? demanda-t-il.

Surpris de trouver éveillé celui qu'il s'attendait à frapper, sans lutte, dans son sommeil, l'autre recula d'un pas.

Puis, avec, un ricanement sauvage, il répondit:

—Ce que je veux? Eh! eh! la question est plaisante! Je veux te tuer, parbleu!

—Que t'ai-je fait? demanda Sharp.

—Tu m'as amené ici.

—Est-ce ma faute, à moi, si les plans de ce maudit Ossipoff n'étaient point exacts?...

Woriguin haussa les épaules.

—Quand on vole, grommela-t-il, on vole intelligemment.

—Mais je suis aussi peiné que toi.

—Que m'importe... et puis ce n'est pas pour me venger, c'est pour vivre que je veux me débarrasser de toi;... l'air que tu respires, tu me le voles.

Et farouchement il s'avança.

Fédor Sharp avait quitté sa couche et, saisissant un tabouret, s'était mis en défense, bien décidé à lutter jusqu'au dernier moment.

Immobiles, les deux adversaires se toisaient en silence.

—Vivre! exclama enfin Fédor Sharp d'un ton plein de pitié... de combien de jours espères-tu donc que ma mort prolongerait ton existence?

—D'autant de jours que tu en vivrais toi-même.

—Cela t'avancera bien de reculer ta mort de quelques semaines!

Woriguin ricana.

—Cela t'avance si bien toi-même que te voilà prêt à défendre ta peau... Quand on a des principes on les applique... puisque tu prétends qu'il importe peu de mourir quelques jours plus tôt ou plus tard, laisse-toi tuer sans résistance.

Ce raisonnement était logique et Sharp demeura quelques instants muet et la tête basse, ne sachant que répondre.

—Allons, dit l'autre d'une voix sourde, dépêchons; je te l'ai déjà dit, l'un de nous est de trop ici,... tu es le plus vieux, cède-moi la place de bonne volonté... sinon...

Il s'avança, le bras levé.

Le Russe devint tout pâle.

—Écoute, dit-il enfin, accorde-moi jusqu'à la fin de la journée.

Woriguin haussa les épaules.

—A quoi bon?... fit-il, tu useras quelques mètres cubes d'air inutilement... autant en finir de suite.

Tout à coup, une idée traversa la cervelle de Sharp.

—Peut-être bien, murmura-t-il, pourrons-nous être sauvés.

Une expression d'incrédulité se peignit sur le visage de Woriguin.

—Allons donc... grommela-t-il, qui te fait supposer cela?

—Mes calculs et mes observations.

—Tes observations!... ricana Woriguin, quelles observations?

—Celles que j'ai faites cette nuit; il m'a semblé apercevoir, à l'aide de mon télescope, à quelques milliers de lieues, un corps céleste qui pourrait bien modifier notre situation.

—Tu mens, tu m'aurais éveillé pour m'annoncer une telle nouvelle.

—Tu étais tellement gris que l'essayer eût été peine perdue.

Woriguin pinçait les lèvres d'un air profond; il réfléchissait à la créance qu'il devait prêter aux paroles de son compagnon.

Cela lui paraissait bien invraisemblable... mais, pourtant, si cela était vrai...

Et du coin de l'œil il surveillait Fédor Sharp, cherchant à lire sur son visage ce qu'il pensait.

Mais Sharp demeurait impassible, regardant son compagnon par dessous ses lunettes, épiant avec joie les traces de l'indécision en laquelle il se débattait.

Si Woriguin croyait à ce mensonge,—car il venait de mentir effrontément puisqu'il avait passé la nuit dans son hamac,—il voudrait se rendre compte par lui-même et il monterait à l'espèce d'observatoire pratiqué dans le sommet de l'obus.

Si peu de temps qu'il resterait là-haut, c'en serait assez pour permettre à Sharp de prendre dans le tiroir du meuble une paire d'excellents revolvers qui le mettrait à même d'avoir de son côté toutes les chances, au cas où un combat corps à corps deviendrait inévitable.

Malheureusement Woriguin semblait lire dans la pensée du misérable.

Après être demeuré quelques instants immobile et silencieux il eut un hochement de tête qui signifiait clairement: «Au surplus, qu'est-ce que je risque?»

Puis il alla droit au meuble, ouvrit le tiroir, prit les revolvers, les mit tranquillement dans sa poche et se dirigea vers l'échelle qui menait à l'étage supérieur.

Le dépit de Fédor Sharp fut si violent qu'il ne put le dissimuler; en même temps une pâleur livide envahissait son visage.

Ce que voyant, le préparateur éclata de rire.

—Eh! Eh! fit-il d'un ton narquois, on eût donc voulu me faire sauter la cervelle? vieux père... heureusement qu'on a encore sa tête.

Puis jetant à la face de Sharp un nouvel éclat de rire, il monta lentement les échelons.

Le Russe se sentit perdu; dans quelques instants Woriguin allait redescendre, furieux d'avoir été joué et lui logerait une balle dans la poitrine.

Alors, ses forces l'abandonnèrent et il demeura inerte attendant le coup mortel.

Soudain un cri éclata au-dessus de sa tête, cri de joie et de triomphe.

Presque aussitôt la porte du petit observatoire s'ouvrit avec fracas, livrant passage à Woriguin qui dégringola l'escalier et vint se jeter dans les bras de Fédor Sharp.

—Quoi! s'écria celui-ci en se relevant, qu'y a-t-il? es-tu fou?

—Sauvés! balbutia Woriguin dont l'émotion était telle que c'est à peine s'il pouvait parler... Nous sommes sauvés!

Sharp était tout pâle, répétant machinalement comme s'il n'en comprenait pas le sens:

—Sauvés... sauvés.

Son complice comme un fou, riant et chantant, gesticulant.

Alors Sharp le saisit par le bras, et le maintenant un moment immobile:

—Mais enfin, cria-t-il, répondras-tu?... Que se passe-t-il et pourquoi prétends-tu que nous sommes sauvés?

Mais la joie était trop forte pour Woriguin, qui s'affaissa sur un siège en balbutiant:

—Là-haut... la lunette... un corps qui vient à nous...

Et il s'évanouit.

En croyant à peine ses oreilles, Sharp s'élança d'un seul bond dans l'ogive mais il tremblait tellement qu'il fut quelques minutes avant de pouvoir ajuster l'oculaire.

Enfin, il y parvint et poussa, lui aussi, un cri perçant.

Là-bas, dans l'espace, un corps s'avançait avec une assez grande rapidité.

Ainsi donc, son mensonge se trouvait être vrai et le hasard lui envoyait un sauveur.

Mais tout à coup ses sourcils se froncèrent, sa bouche se tordit dans une grimace de fureur et un juron s'échappa de ses lèvres.

—Lui!... gronda-t-il, lui encore!... lui toujours!...

Et, ivre de rage, il lançait son poing fermé dans la direction du wagon de Mickhaïl Ossipoff.

Cependant la joie d'être sauvé l'étreignait au cœur et aussi l'espérance qu'il avait maintenant de pouvoir continuer sa route et d'aborder sur les rivages lunaires.

Il se retrouvait, il est vrai, face à face avec son ennemi... mais cet ennemi allait le tirer de la situation critique dans laquelle il se débattait et l'entraîner à sa suite.

—Woriguin! cria-t-il, Woriguin!

En ce moment même le préparateur revenait à lui; s'entendant appeler, il sortit entièrement de sa torpeur et rejoignit Fédor Sharp.

—Sais-tu qui est là? demanda celui-ci.

A cette question l'autre ouvrit de grands yeux.

—Eh! bon Dieu!... fit-il, comment veux-tu que je sache?... C'est quelque aérolithe, sans doute...

Sharp secoua la tête.

—Une comète, peut-être?

—Non... fit le Russe d'une voix rauque que la colère étranglait, non, c'est Mickhaïl Ossipoff.

A ce nom qu'il avait toujours entendu prononcer comme celui d'un ennemi mortel, Woriguin fit un bond en arrière.

—Mickhaïl Ossipoff!... exclama-t-il, je ne comprends pas.

—Eh! riposta Fédor, ce misérable a trouvé le moyen de s'échapper et le voilà qui, lui aussi, tente d'arriver dans la lune...

Woriguin tressaillit et murmura:

—Y arrivera-t-il?

Le Russe eut un mouvement d'épaules furieux.

—Sans doute, répondit-il, ou du moins il y a toute apparence.

Il avait remis l'œil à l'oculaire du télescope.

—Sa vitesse est suffisante pour lui faire franchir la ligne d'égale attraction... continua-t-il, il abordera.

—Et nous? demanda Woriguin d'une voix tremblante.

—Nous, il nous entraînera avec lui.

Woriguin jeta son chapeau en l'air.

—Hurrah! s'écria-t-il, hurrah pour Mickhaïl Ossipoff!

Le visage de Fédor Sharp s'assombrit.

—Oui, grommela-t-il, mais là-haut qu'arrivera-t-il?

—Bast! riposta Woriguin, ne sommes-nous pas deux?

Et un geste menaçant souligna sa phrase.

—Hum! pensa le Russe, Ossipoff ne doit pas être parti seul.

Pendant une heure, les deux projectiles voguèrent de conserve, à quelques kilomètres à peine de distance.

L'ex-secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences ne cessait d'étudier avec son télescope le véhicule dans lequel son ancien collègue et ses amis étaient enfermés.

Il vit successivement apparaître aux hublots les visages étonnés et curieux de Gontran de Flammermont, de Fricoulet, de Séléna.

—Ils sont donc tout un équipage, là-dedans? grommela-t-il.

Et il se tourmentait la cervelle pour comprendre quel explosif assez puissant avait pu envoyer dans l'espace, à une distance si considérable de la terre, un poids semblable à celui de ce véhicule et de ses passagers.

Mais soudain, il repoussa loin de lui son télescope en jetant ce seul cri d'une voix étranglée:

—Farenheit!

Woriguin devint subitement pâle et ses lèvres tremblantes répétèrent ce nom:

—Farenheit?

—Oui, grommela Fédor Sharp, ce maudit Américain est avec eux!

—Mais c'est impossible, balbutia Woriguin; vous devez vous tromper... comment voulez-vous que ce Yankee de malheur ait pu échapper... il a dû périr dans l'île avec les autres.

Sharp frappa du pied avec impatience et poussant son compagnon vers le télescope:

—Vois toi-même, gronda-t-il.

Woriguin regarda donc et aperçut, lui aussi, le visage menaçant de Jonathan Farenheit collé à la vitre du hublot; même il put distinguer le poing musculeux que l'Américain dressait dans leur direction.

Il se recula et fixant sur Fédor Sharp des regards dans lesquels se lisait une épouvante réelle:

—Cet homme est le diable, murmura-t-il; s'il nous rattrape, nous sommes perdus... d'autant plus qu'ils sont là-dedans une bande toute disposée à lui prêter la main pour satisfaire sa vengeance.

Sans répondre, Fédor Sharp hocha la tête.

—Ah! grommela l'autre, mourir pour mourir, j'eusse préféré choisir mon genre de mort... tandis que cet Américain est capable de nous lyncher.

—Tu as les revolvers sur toi, répliqua sourdement le Russe... si tu veux te tuer, libre à toi.

—Mais, poursuivit Woriguin, peut-être bien que leur obus n'aura pas assez de force pour nous arracher d'ici et nous entraîner dans la lune.

—Eh!... riposta Fédor Sharp, c'est déjà fait.

Woriguin le regarda effaré.

—Déjà fait! balbutia-t-il.

—Oui, répliqua le Russe, nous ne sommes plus immobiles... nous sommes maintenant dans la zone d'attraction lunaire... nous tombons.

Et il demeura rageusement cramponné à son télescope, tandis que Woriguin, tellement était grande sa frayeur de l'Américain, souhaitait de se casser les reins dans la chute.


CHAPITRE XIII

LA LUNE A VOL D'OISEAU

Pendant que Fédor Sharp et son compagnon, en proie à une angoisse justement méritée par leur infamie, attendaient tout tremblants les événements, Mickhaïl Ossipoff et ses amis n'étaient guère plus rassurés.

La rencontre de leur véhicule avec le boulet de Sharp pouvait avoir, pour eux, des conséquences fatales.

S'ils déviaient tant soit peu de leur route, ils pouvaient manquer le but visé, et alors, lancés dans l'espace, que deviendraient-ils?

Atterré, Ossipoff, assis sur le divan, soutenait, sur son épaule, la tête de Séléna défaillante.

Gontran de Flammermont ne pouvait se détacher du hublot, pensant à la chute formidable dans laquelle l'obus pouvait, d'un moment à l'autre, se broyer.

Jonathan Farenheit, lui, maudissait le hasard qui le mettait face à face avec ce traître et ce voleur sans qu'il pût, avant de mourir, se venger de lui comme il le méritait.

Fricoulet, seul, avait conservé son sang-froid.

Il ne bougeait pas de l'observatoire où, l'œil collé au télescope, il examinait l'espace.

Tout à coup il tomba comme une bombe au milieu de ses compagnons.

—Notre wagon se retourne, cria-t-il.

Gontran fit un brusque mouvement.

—Allons-nous donc marcher sur la tête? murmura-t-il.

Son ami seul entendit cette réflexion qu'à part lui, il traita de saugrenue.

—C'est-à-dire, répliqua-t-il, que nous allons avoir les pieds là où se trouve notre tête... en un mot la partie conique de notre obus qui regarde la lune, va dans quelques instants regarder la terre.

Farenheit poussa un grognement de joie.

—En ce cas, fit-il, je pourrai les rattraper.

—Pourquoi?

—Dame! si nous tombons à la surface de la lune.

Fricoulet haussa les sourcils.

—Ai-je dit cela?

—Cela me semble logique.

—Si logique que cela vous paraisse, c'est cependant douteux.

Gontran tressaillit.

—Alors?... questionna-t-il.

—Alors?... le sais-je, moi?... Nous allons voguer autour de la lune... contourner son disque... en ce cas, Dieu seul peut savoir ce qui nous attend.

—Confions-nous donc à Dieu, murmura Séléna.

En même temps elle fixait sur Gontran des regards pleins de tendresse.

—En tout cas, ajouta plaisamment Fricoulet, s'il arrive quelque chose, nous serons les premiers à jouir du spectacle... c'est toujours une consolation.

Ainsi que l'avait annoncé l'ingénieur, les voyageurs ne tardèrent pas à s'apercevoir du mouvement d'évolution accompli par le wagon.

Il pivotait doucement sur son axe, tournant insensiblement vers la lune sa partie inférieure, la plus lourde.

La chute commençait, mais obliquement comme l'avait prévu Fricoulet et avec une force presque insensible.

Il est vrai que cette force n'allait pas tarder à s'accroître.

—Nous tombons de 10.000 lieues, murmura le jeune ingénieur.

Ossipoff s'était levé pour mesurer une fois de plus la distance du sol lunaire.

Il l'évalua à 45.000 kilomètres.

Maintenant, à l'aide du plus fort oculaire de la lunette qui ramenait cette distance à 150 kilomètres—environ 40 lieues—on distinguait à merveille toute la configuration de ce terrain convulsionné.

Le disque entier apparaissait, éclairé en plein par les rayons solaires et Ossipoff, émerveillé, apercevait une foule de détails qu'il était impossible de soupçonner de la terre, même avec les plus puissants instruments d'optique.

Cependant rien encore ne pouvait faire croire à la présence d'êtres vivants à la surface de ce monde pierreux; ce n'étaient que rochers arides, cratères béants, pics aigus, enchevêtrés dans un réseau orographique des plus compliqués, qu'éclairait une lumière crue et uniforme.

Si l'obus était tombé normalement à la surface de la lune, il eût abordé non loin du pôle Nord; mais ce qui lui restait de vitesse, neutralisant en partie l'attraction lunaire, il contournait tout l'hémisphère visible et se dirigeait au Sud-Est du satellite dont le disque immense avait envahi tout le ciel, reflétant une lumière intense.

—Si nous fermions les hublots pour permettre à Mlle Séléna de dormir un peu, proposa Fricoulet.

—Moi! s'écria la jeune fille, dormir!... pas avant que nous soyons arrivés.

—Songez, mademoiselle, insista l'ingénieur, que nous en avons pour quarante-huit heures, au moins.

—Oui, fillette, dit à son tour Ossipoff, monsieur a raison; il faut prendre un peu de repos pour être prêts à affronter les nouvelles fatigues qui nous attendent; du reste, il n'y a aucune honte à dormir... Vois plutôt.

Et il lui désignait Farenheit qui, accablé de fatigue, ronflait à poings fermés, étendu sur le divan.

La fureur use les forces autant que l'exercice le plus violent et, depuis près de vingt-quatre heures qu'il apercevait son ennemi, Fédor Sharp, l'Américain, ne dérageait pas.

En outre, le panorama des cratères lunaires ne l'intéressait pas assez pour qu'il l'admirât durant quarante-huit heures consécutives.

Le wagon, en ce moment, venait de passer au-dessus de la mer Humboldt, du lac des Songes et du lac de la Mort qui, aperçus de cette hauteur, formaient des taches verdâtres assez semblables à des forêts vues de très loin.

Bientôt il fut au zénith de la mer de la Sérénité.

Ossipoff, dans le ravissement, ne pouvait s'arracher à la contemplation de ce monde dont tous les mystères se dévoilaient peu à peu à lui.

La Mer des Crises vue au moment du premier quartier.

—Voyez, disait-il à ses compagnons, quelle surface accidentée présente cette face du monde sélénien... vous vous y reconnaissez, n'est-ce pas, mon cher Gontran... ces chaînes de montagnes immenses que vous apercevez sur votre droite et qui paraissent avoir plusieurs kilomètres d'élévation, ce sont les Apennins, les Karpathes, le Caucase.

Après un silence, l'astronome murmura, comme se parlant à lui-même:

—Ah! voilà la mer des Pluies, le marais des Brouillards, le marais de la Putréfaction...

Gontran poussa le coude de Fricoulet.

—Des mers!... lui chuchota-t-il à l'oreille, où voit-il des mers?

Le jeune ingénieur lui répondit tout bas:

On appelle «mers» en terme de sélénographie des taches dont on n'a pu encore bien définir la nature et qui ressemblent à des plaines desséchées.

—Voilà, grommela le comte, en hochant la tête, une appellation bizarre et qui me paraît manquer totalement de logique.

—Ainsi, poursuivit Fricoulet, cette tache ovale que tu aperçois là, sur le bord gauche du disque, c'est la mer des Crises.

Mare Crisium, dans le latin de Molière, fit plaisamment Gontran.

—Tout juste; et à côté, le marais du Sommeil.

Palus Somniorum.

—Encore juste.

—Ainsi nommé, ajouta Gontran, parce que les habitants y dorment continuellement.

—Les habitants! fit l'ingénieur... s'il y en a.

Pendant plusieurs heures, le wagon continua ainsi sa marche oblique vers la lune, permettant aux voyageurs d'étudier facilement les moindres accidents de ce terrain convulsionné.

—A quelle distance sommes-nous maintenant? demanda Fricoulet.

—A 8.000 lieues environ, répondit Ossipoff.

—C'est singulier, murmura Gontran, il me semble que nous nous ralentissons.

—C'est absolument le contraire; en ce moment nous marchons, ou plutôt nous tombons avec une rapidité qui n'est pas moindre de 500 mètres à la seconde, soit 30 kilomètres à la minute.

—Tiens, fit tout à coup Gontran, je suis curieux devoir ce que devient la terre à cette distance.

Il gravit les marches du petit escalier et découvrit le hublot percé dans la partie conique de l'obus.

Il poussa un cri de surprise.

Perdue dans l'irradiation solaire, la terre ne semblait plus qu'un croissant de plus en plus délié et d'une dimension extrêmement faible.

—Et c'est cela ma planète natale! murmura le jeune comte en haussant dédaigneusement les épaules.

En redescendant il demanda:

—A quelle distance sommes-nous maintenant de la terre?

Fricoulet le regarda avec stupéfaction.

—N'as-tu pas entendu tout à l'heure que nous étions à huit mille lieues de la lune?

—Parfaitement.

—Eh bien! qui de quatre-vingt dix mille ôte huit mille, reste quatre-vingt-deux mille... c'est simple comme tout.

—En effet, riposta Gontran quelque peu vexé... mais il fallait y penser.

Puis tout de suite ses idées prirent un autre cours.

—Cependant, dit-il, comment se fait-il que, d'ici, la terre me paraisse plus volumineuse que ne me paraissait la lune vue du sol terrestre?

Fricoulet roula dans la direction d'Ossipoff des regards terrifiés; mais le vieillard, absorbé dans sa contemplation, n'avait pas entendu.

—Mais, malheureux ami, murmura l'ingénieur en entraînant rapidement Gontran à l'extrémité de la pièce, tu n'aimes donc plus mademoiselle Séléna?

Le jeune homme se trouva tellement abasourdi par cette question qu'il ne répondit pas tout de suite.

—Tu es fou? balbutia-t-il enfin.

—C'est à toi qu'il faudrait faire cette demande, riposta Fricoulet; comment! tu aimes toujours ta fiancée et tu fais tout ton possible pour ne pas l'épouser.

—Je ne comprends pas, balbutia Gontran.

—Ne viens-tu pas de t'étonner de ce qu'à distance égale, la terre te semblait plus grosse que la lune?

—Eh bien?

—Ne sais-tu donc pas—ou plutôt ne devrais-tu pas paraître savoir—que la lune est d'un volume quarante-neuf fois plus petit que la planète autour de laquelle elle gravite...

—...en vingt-huit jours et demi, ajouta Gontran... c'est vrai, je me rappelle cela maintenant.

Fricoulet posa sa main sur l'épaule de son ami pour attirer son attention.

—Rappelle-toi également, ajouta-t-il, que la densité des matériaux qui composent le monde lunaire est beaucoup plus faible que celle des pierres terrestres; elle est seulement des six dixièmes; cela revient à dire que le globe sélénien ne pèse pas beaucoup plus qu'une sphère d'eau du même diamètre que lui, la pesanteur y est aussi extrêmement faible; c'est la plus faible qui ait été constatée à la surface des planètes du système solaire. Elle est six fois moindre que sur terre...

Le jeune ingénieur sourit de la gravité avec laquelle l'écoutait M. de Flammermont.

—Eh bien! demanda-t-il, te rappelleras-tu cela?

—Je ferai mon possible.

—Tu comprends bien, n'est-ce pas, ajouta amicalement Fricoulet, que si je te raconte tous ces détails ce n'est pas pour faire étalage de mon bagage scientifique, mais tout simplement pour te mettre en mesure de répondre, d'une façon à peu près satisfaisante, quand ton futur beau-père te poussera une colle.

D'une énergique pression de mains le comte remercia son ami.

Puis, après un silence, Fricoulet ajouta en poussant un soupir:

—Tu sais, c'est contre mon gré que j'agis ainsi... j'estime même que je commets un crime de lèse-amitié... car je contribue à ton malheur en aplanissant la route qui te mène au mariage.

Gontran haussa les épaules en riant.

—Grand fou, murmura-t-il... encore le même!

—Toujours, grommela Fricoulet.

Il tourna les talons dans un mouvement de mauvaise humeur, et colla son visage au hublot de gauche par lequel il pouvait apercevoir tout le panorama lunaire.

A ce moment, le wagon passait au zénith de la mer des Vapeurs, à vingt mille kilomètres à peine du sol lunaire dont il se rapprochait rapidement; il traversait le cirque de Triesnecker, et arrivait au-dessus du cratère de Pallas dont la surface rugueuse et bouleversée apparaissait avec une rigoureuse netteté.

Gontran était venu se placer à côté de son ami et demeurait absorbé par le spectacle de cette fantastique lanterne magique.

—Mais, murmura-t-il, il me semble que toutes ces montagnes sont d'une prodigieuse hauteur pour l'astre qui les supporte... Je ne crois pas qu'il existe sur la terre, cependant quarante-neuf fois plus volumineuse, des pics aussi monstrueux.

—Cette fois-ci, répondit Fricoulet, tu as raison; ils mesurent tous plusieurs kilomètres de hauteur, et si nous arrivions ici au moment de l'une des phases de lune, tu jugerais encore mieux de leurs dimensions; car alors, éclairés de côté par le soleil, ils projetteraient au loin sur le sol l'ombre agrandie de leurs dentelures et de leurs crêtes déchiquetées.

Depuis un instant le jeune comte n'écoutait plus; il examinait curieusement un point étincelant qui apparaissait au centre d'une immense plaine blanche, à plus de trois cents lieues dans l'est de la lune.

—Le cirque d'Aristarque, dit Fricoulet, l'un des plus beaux spécimens de l'orographie sélénienne. A quelques centaines de kilomètres au nord, tu peux distinguer son frère aîné, le mont Kepler, situé également au centre d'une plaine blanchâtre qui s'avance comme un promontoire dans l'océan des Tempêtes.

Gontran regardait, muet d'étonnement.

—Mais ces montagnes, poursuivit l'ingénieur, ne sont encore rien auprès de certaines autres, dont l'une est plus rapprochée de nous et que tu peux apercevoir au nord de la chaîne des monts Karpathes; c'est le cirque de Copernic, qui ne mesure pas moins de 160 kilomètres de diamètre... à peu près toute la surface de la Bohême enclavée dans les monts Karpathes d'Europe.

—Je vois bien, dit enfin M. de Flammermont, le rond volcanique dont tu me parles... mais j'aperçois, au pied du Copernic, deux autres cratères qui me paraissent énormes, eux aussi.

—Effet de perspective tout simplement, riposta Fricoulet; car les monts Stadius et Eratosthène sont de dimensions beaucoup plus restreintes.

—Toutes ces montagnes, dit Gontran, ont donc eu pour parrains des philosophes et des astronomes?

Fricoulet se mit à rire.

—Si tu avais lu attentivement l'ouvrage de ton homonyme, le célèbre Flammermont, les Continents célestes, tu saurais qu'il y compare la lune à un cimetière d'astronomes: «C'est là, dit-il, qu'on les enterre; lorsqu'ils ont quitté la terre, on inscrit leurs noms sur les terrains lunaires comme autant d'épitaphes...» J'ai retenu la phrase qui m'a paru amusante.

En ce moment, la tête d'Ossipoff apparut au sommet de l'échelle qui conduisait à la partie supérieure de l'obus.

—Victoire! cria le vieux savant... notre rapidité s'accroît... avant trois heures nous planerons au-dessus de Tycho.

—Tycho! s'écria Fricoulet d'une voix étonnée.

—Oui, répéta le vieillard, Tycho!... qu'y a-t-il d'extraordinaire à cela?

—C'est que la route que nous suivons, riposta le jeune ingénieur, nous mène sur les mers des Nuées et des Humeurs et non dans la direction de Tycho.

Ossipoff répondit avec un peu d'aigreur:

—Il faut que vous vous trompiez, monsieur, car je viens de reconnaître à l'instant que notre route s'infléchit en arc de cercle et que nous filons actuellement en plein sud... nous sommes, il y a une heure, passés, au zénith du centre de la lune, au milieu du golfe du Centre et en vue du cratère d'Herschel; maintenant nous passons entre Guericke et Ptolémée et nous longeons les deux cirques, soudés par leurs remparts circulaires, d'Alphonse et d'Arzachel.

Ce disant, le vieillard avait descendu lentement les degrés et tendant à Fricoulet une jumelle:

—Voyez vous-même, d'ailleurs.

Tandis que l'ingénieur étudiait la configuration du terrain, Ossipoff murmura à l'oreille de Gontran:

—Toujours le même... ce que ce garçon m'énerve avec ses prétentions scientifiques...

Fricoulet, à ce moment, déclara d'un ton accablé:

—Vous avez raison, monsieur Ossipoff, nous suivons une trajectoire inconnue et nous allons décrire autour de la lune tout un arc de cercle qui nous mènera Dieu sait où.

—Eh! dit Gontran, qui nous mènera à la lune.

Fricoulet haussa les épaules.

—Monsieur de Flammermont a raison, répliqua sèchement le vieux savant.

Et il ajouta d'un ton légèrement dédaigneux:

—Avez-vous calculé l'inclinaison de notre chute?

—Non, je l'avoue.

—Eh bien! vous avez eu tort de parler sans l'avoir fait; car vous auriez constaté, comme moi, que nous nous rapprochons de plus en plus de la surface lunaire.

Il avait prononcé ces mots d'un ton cassant qui fit monter une légère rougeur aux joues de Fricoulet.

—Qu'est-ce que cela prouve? demanda-t-il impatienté.

Ossipoff le regarda un moment tout ahuri, puis enfin:

—Comment!... vous demandez ce que cela prouve?... mais tout simplement que nous ne pourrons pas tourner éternellement autour de ce satellite et que forcément il arrivera un moment où nous heurterons son sol... il y a, au pôle Nord, de très hautes montagnes, les pics Doerfel et Leibnitz, par exemple, qui ne mesurent pas moins de 7,610 mètres d'élévation; qui nous dit que nous ne les rencontrerons pas?... pour moi, j'affirme que nous atterrirons non loin du pôle.

—Je le souhaite, répondit froidement l'ingénieur... mais je le redoute quand même.

Ossipoff se croisa les bras.

—Et pour quelles raisons, s'il vous plaît? demanda-t-il ironiquement.

—D'abord, parce qu'au lieu de heurter normalement le sol par le fond de notre wagon, lequel est garni de tampons et de ressorts puissants pour atténuer la vigueur du choc, nous rencontrerons les montagnes par le côté, en sorte que la secousse sera formidable... ensuite, parce que nous nous trouverons à plus de sept kilomètres de haut, sur un cratère glacé et plongeant dans le vide.

—Il est vrai, dit à son tour Gontran, que si on débarquait un indigène de la lune sur le sommet du mont Blanc ou du Cotopaxi, il ne serait pas positivement arrivé sur la terre... il en sera de même pour nous.

—Assurément, poursuivit Fricoulet, et c'est pour cela, mon cher monsieur Ossipoff, que j'espère que vos calculs sont faux et que nous ne resterons pas perchés sur le sommet du mont Doerfel.

L'astronome fit claquer sa langue, ce qui chez lui était toujours un signe de colère; puis, sans répondre un mot, il gravit les échelons et s'enferma dans l'observatoire.

—Il n'est pas content, murmura Gontran.

—Après tout, riposta l'ingénieur, suis-je obligé de dire toujours comme lui... s'il n'aime pas la contradiction, qu'il vive seul... Il m'embête à la fin...

Et, tout bougonnant, il reprit sa place près du hublot.

Le wagon passait au-dessus des cratères de Walter et de Bulialdus; le sol devenait plus pustuleux et plus bouleversé que jamais; de longues raies blanchâtres se prolongeaient pendant des centaines de kilomètres, tantôt au niveau des plaines, tantôt à la hauteur des pics les plus élevés.

—Qu'est-ce que cela? demanda de Flammermont.

—Ce sont les rainures.

—Et qu'est-ce que c'est que les rainures?

—Tu peux en juger par toi-même et beaucoup mieux que ne l'ont pu faire les astronomes terrestres, dans leurs observatoires perdus à 90,000 lieues d'ici.

Gontran hocha la tête.

—Mais quel est ton avis à toi? insista-t-il... moi, tu sais bien que je n'y connais rien... sont-ce des laves refroidies? sont-ce des remparts élevés par les sélénites?... Tu dois bien avoir une opinion...

—Ma foi, riposta l'ingénieur, plus je regarde et plus je me confirme dans mes suppositions premières que ce sont là les traces d'un tremblement de terre...

Gontran sourit et reprit:

—...de lune, veux-tu dire.

Fricoulet haussa les épaules:

—De lune, si tu veux. Cela a dû se produire alors que ce monde était encore à l'état pâteux... en se refroidissant, l'écorce s'est ressoudée d'elle-même, conservant à sa surface les traces de cet effroyable cataclysme.

—Un monde qui se démolit et se recolle seul! fit plaisamment Gontran; en vérité! voilà qui n'est pas commun... par exemple ce sont les Sélénites qui ont dû avoir une fière peur en voyant leur globe s'en aller en petits morceaux.

Fricoulet regarda son ami pour constater s'il parlait sérieusement; mais il se rassura en le voyant sourire.

—Les Sélénites! fit-il en hochant la tête, il n'y en avait pas fort probablement à cette époque... autrement il est certain qu'ils eussent tous péri dans la catastrophe.

En ce moment, la petite porte de l'observatoire s'ouvrit et Ossipoff cria à ses compagnons:

—Tycho!

Puis sa tête disparut.

—Dix minutes d'arrêt!... buffet, murmura plaisamment l'ingénieur.

Et il prit place à la vitre où Gontran l'avait déjà précédé, les yeux agrandis à la vue du panorama, sublime dans son étrangeté, qui se déroulait à 1.000 kilomètres à peine au-dessous du projectile.

Au milieu du sol pustuleux, éblouissant d'une intense clarté que les glaces éternelles dont ses flancs sont couverts reflétaient dans l'espace, Tycho, la plus monstrueuse des montagnes lunaires, se dressait majestueuse et formidable.

A son centre, en une vaste cavité ne mesurant pas moins de quatre-vingt-sept kilomètres de diamètre, s'élevait un groupe de montagnes dont la plus haute se dressait à 1,560 mètres au-dessus du fond. Les montagnes, qui en formaient les remparts annulaires leur parurent avoir, à l'est et à l'ouest, une élévation de près de 5,000 mètres.

De ce cratère s'élançaient, vers tous les points de l'horizon, lui formant une immense auréole, des traînées lumineuses dont quelques-unes s'étendaient à plus de 1.000 kilomètres.

—On dirait une pieuvre d'argent dont les tentacules embrassent le monde lunaire, murmura Gontran que l'émotion étreignait à la gorge.

Fricoulet, lui-même, le sceptique Fricoulet, tout pénétré d'admiration, demeurait muet, ne pouvant rassasier ses yeux de ce sublime spectacle.

—Eh bien! s'écria d'une voix triomphante Ossipoff qui apparut en haut de l'escalier, que vous avais-je annoncé?... Voyez-vous que nous tournons à l'Ouest, tout en nous abaissant graduellement!... avant peu, nous allons apercevoir les cratères de Clavius, Logomontanus, Maginus, Fabricius, Maurolycus...

Et coeterus, pensa M. de Flammermont.

Le savant continua:

—Enfin, nous allons franchir, à quelques centaines de kilomètres de hauteur, les sommets des monts Doerfel...

—Mais, interrompit Gontran, si nous nous mettons à tout franchir ainsi que vous le dites, nous finirons par tomber...

—Dans la partie invisible de la lune... parfaitement, oui, mon jeune ami, s'écria Ossipoff en achevant la phrase du comte, heureusement pour celui-ci qui, certainement, allait dire une bêtise.

M. de Flammermont se mordit les lèvres et garda le silence.

En ce moment Jonathan Farenheit s'éveilla.

—Où sommes-nous? murmura-t-il encore dans le premier engourdissement du réveil.

—A la station de Tycho, cher monsieur, répondit Gontran, vous voudriez peut-être descendre du train pour vous dégourdir les jambes.

L'Américain s'était redressé et s'étirait paresseusement les membres en faisant craquer ses jointures.

—Ah! by god! grommela-t-il ce ne serait pas de refus, car depuis cinq jours que je suis enfermé là-dedans, je commence à craindre que mes articulations ne se rouillent.

Et faisant le simulacre d'asséner à un adversaire invisible un formidable coup de poing:

—J'ai cependant besoin de toutes mes forces pour assommer ce bandit de Sharp.

—Tiens! s'écria Gontran, c'est vrai... qu'est-ce qu'il devient donc celui-là?... Tout à l'admiration du paysage nous l'avons oublié lui et son boulet.

Il courut coller sa face au hublot de droite et fouilla l'espace du côté où se trouvait le projectile de Fédor Sharp.

Mais une exclamation lui échappa:

—Il n'est plus là!

Un énergique juron lui répondit en même temps, Jonathan Farenheit se précipita à ses côtés.

—Ah! le bandit! cria-t-il, il a eu peur de moi et il s'est enfui.

Il avait prononcé ces mots sous l'empire de la colère et sans réfléchir à l'impossibilité d'une fuite, dans la situation de Sharp.

La vérité, c'est que le boulet avait disparu.

Ossipoff eut beau fouiller l'espace de sa plus puissante lunette.

Rien... rien que le désert sidéral que les astres piquaient de points brillants, en dépit de la clarté solaire qui illuminait l'espace.

Le wagon, en se moment, franchissait la mer Australe; il était près de six heures du matin.

Comme Gontran allait demander au vieux savant l'explication de cette étrange disparition, une obscurité absolue, intense, les enveloppa.

Comme un rideau que l'on tire, la nuit succéda au jour et l'ombre la plus épaisse remplaça instantanément, sans transition aucune, la puissante et éclatante irradiation solaire.

Aux cris d'étonnement, de stupeur, de terreur même que poussèrent Gontran et Farenheit, Séléna s'éveilla.

Croyant à un malheur, elle courut à son père et, toute tremblante, l'enlaça de ses bras.

—Qu'est-il donc arrivé? demanda enfin Fricoulet que ce surprenant phénomène avait saisi seulement, mais sans cependant lui inspirer aucune crainte.

Ossipoff répondit, en embrassant sa fille pour la rassurer:

—Il arrive tout simplement ce qui était à prévoir, monsieur Fricoulet... nous avons franchi le pôle et, en changeant d'hémisphère, nous sommes entrés dans celui qui n'est pas encore éclairé par le soleil... tout simplement... Je m'étonne que vous n'ayez pas songé à cela.

Puis se tournant vers M. de Flammermont:

—Vous n'avez point été surpris, vous, mon cher Gontran?

Le jeune homme avait eu le temps de se remettre de son émotion et, réprimant un sourire, il répondit avec une assurance qui arracha à l'Américain, témoin de sa frayeur, un énergique juron:

—Étant donné que l'hémisphère visible était dans la lumière, ne fallait-il pas s'attendre à trouver l'autre dans l'obscurité?

—Je crois, dit Ossipoff, qu'il serait prudent de se préparer dès à présent à l'atterrissage.

—A quelle distance croyez-vous donc que nous toucherons le sol? demanda Jonathan Farenheit.

—Mais, si mes calculs ne me trompent pas, à environ 200 lieues du pôle.

—Ah! nous avons encore le temps, murmura Séléna.

—Pas tant que tu le peux croire, fillette, répondit le vieux savant; en ce moment nous rasons la lune à une hauteur de 50 lieues, et plus nous avançons, plus la chute se précipite... donc si vous m'en croyez...

Le lustre électrique fut allumé; puis on vérifia les saisines des meubles, on resserra les attaches des objets et on ferma soigneusement toutes les trappes.

Cette besogne demanda une heure.

—Dépêchons, dit Ossipoff, dépêchons, car maintenant nous ne devons pas être loin d'aborder.

Par surcroît de précaution, les plaques métalliques protégeant les hublots avaient été revissées, en sorte qu'il était impossible de juger de la marche du véhicule.

Les hamacs furent roulés et les voyageurs se placèrent dans les tiroirs matelassés, qui déjà les avaient protégés contre le choc du départ.

Un silence profond régnait que troublait seulement le tic-tac de l'horloge.

Chacun se taisait, étreint à la gorge par l'anxiété.

Soudain, une secousse formidable ébranla tout le wagon; le lustre se détacha et les lampes à incandescence, brisées en mille miettes, dégringolèrent avec un horrible fracas, tandis que les meubles, débarrassés de leurs amarres, s'entrechoquaient dans l'obscurité.

Pas un cri ne fut poussé par les voyageurs.

Et, cependant, c'était le cas ou jamais de lancer un «hurrah!» triomphal car, en ce moment, Ossipoff et ses intrépides compagnons venaient d'arriver au but de leur voyage.

Ils étaient sur la Lune!


CHAPITRE XIV

A QUATRE-VINGT-DIX MILLE LIEUES DE LA TERRE

Il est très curieux de penser que, quoique la lune soit beaucoup plus petite que la terre, les habitants de ce monde—s'ils existent—doivent être d'une taille plus élevée que la nôtre, et leurs édifices—s'ils en ont construit—de dimensions plus grandes que les nôtres.

«Des êtres de notre taille et de notre force, transportés sur la lune, pèseraient six fois moins, tout en étant six fois plus forts que nous; ils seraient d'une légèreté et d'une agilité prodigieuses, porteraient dix fois leur poids et remueraient des masses pesant 1,000 kilogrammes sur la terre.

«Il est naturel de supposer que, n'étant pas cloués au sol comme nous, par le boulet de la pesanteur, ils se sont élevés à des dimensions qui leur donnent en même temps plus de poids et de solidité, et, sans doute que si la lune était environnée d'une atmosphère assez dense, les Sélénites voleraient comme des oiseaux; mais il est certain que leur atmosphère est insuffisante pour ce fait organique.

«De plus, non seulement il serait possible à une race de Sélénites égale aux races terrestres en force musculaire, de construire des monuments beaucoup plus élevés que les nôtres, mais encore il leur serait nécessaire de donner à ces constructions des proportions gigantesques et de les asseoir sur des bases considérables et massives, pour assurer leur solidité et leur durée.

«Or, quoique des observateurs habiles tels que William Herschel, Schroeter, Gruithuysen, Cittrow, aient cru distinguer de leurs yeux perçants des traces de constructions «faites de mains d'hommes», un examen plus attentif, à l'aide d'instruments plus puissants, a prouvé que ces constructions (remparts, tranchées, canaux, routes) ne sont pas artificielles, mais de formation purement naturelle. Le télescope ne nous montre, en réalité, aucune trace d'habitation. Et pourtant, une grande ville y serait sans doute facilement reconnaissable.

«Remarquons, toutefois, qu'elle y serait reconnaissable, si elle ressemblait aux nôtres. Mais rien ne prouve que les êtres ni les choses lunaires ressemblent en quoi que ce soit aux choses et aux êtres terrestres; au contraire, tout nous engage à penser qu'il y a la plus extrême dissemblance entre les deux pays. Or, il pourrait très bien se faire que nous eussions sous les yeux des villages et des habitations lunaires, des constructions faites de leurs mains—s'ils ont des mains,—à travers les campagnes, sans que l'idée pût nous venir en aucune façon de supposer que ces objets ou ces travaux fussent le résultat de la pensée des Sélénites.»

Ainsi parle, dans un de ses livres, le savant français qui a tant fait pour la vulgarisation de l'astronomie et la diffusion de l'instruction dans le monde entier et avec lequel Ossipoff, dans le premier chapitre de cette histoire, avait confondu Gontran de Flammermont.

Quels n'eussent pas été l'étonnement et la joie de l'illustre savant si, comme son obscur homonyme, il eût pu être transporté dans ce monde qu'il a, durant de si longues années, étudié au télescope et sur lequel il a écrit tant de pages charmantes.

Il eût pu constater de visu qu'il ne s'était pas trompé dans ses suppositions, que ses hypothèses basées sur des points scientifiques parfaitement établis, étaient justifiées, bref, que la vie lunaire était telle qu'il l'avait prévue et décrite dans les lignes qui précèdent.

Le soleil venait de se lever sur l'hémisphère de la lune dans lequel était tombé le wagon d'Ossipoff. Les pics et les cratères des régions montagneuses situées sur le contour de ce disque à jamais invisible pour les regards terrestres, allongeaient sur les plaines s'étendant à leur pied, des ombres démesurées.

Au milieu d'une vaste enceinte déserte, sorte de puits profond rempli d'ombre dans lequel se glissait, comme honteusement, un pâle rayon de lumière, s'élevait une construction bizarre, affectant la forme d'une cage gigantesque dont les barreaux étaient formés de ces hautes sapines qui servent aux entrepreneurs pour élever leurs échafaudages.

Cette cage, qui avait 4 ou 5 mètres de haut, était de forme conique, c'est-à-dire que ses barreaux profondément enfoncés dans le sol, se réunissaient tous à leur sommet.

A l'intérieur de cette cage, sur le sol recouvert d'une épaisse couche de poussière lavique, cinq corps étaient étendus côte à côte, sans mouvement comme raidis dans la mort.

Ces corps étaient ceux de Mickhaïl Ossipoff et de ses compagnons.

Dans un coin, empilés sans ordre, se trouvaient tous les ustensiles et les instruments qu'avait contenus le wagon.

Tout à coup le rayon de soleil qui jetait dans le cratère une lueur timide et douce, glissa jusqu'au visage de Gontran.

Il n'en fallut pas davantage pour tirer le dormeur du sommeil profond dans lequel il était plongé.

Lentement son corps s'agita, ses membres raidis se détendirent dans une sorte de convulsion et sa paupière alourdie se souleva, découvrant l'œil terne et vitreux.

Il demeura un bon moment ainsi, étendu sur le dos, les regards errant dans le vague.

Puis, l'intelligence se réveillant, et avec elle la mémoire, il fut surpris du spectacle que reflétaient ses yeux, spectacle si différent de l'intérieur du wagon dans lequel il venait de vivre durant cinq jours et cinq nuits.

Alors il se souleva péniblement et, appuyé sur un coude, regarda autour de lui.

En apercevant les corps étendus à côté de lui, il poussa un cri de terreur.

—Morts! fit-il, ils sont morts!

Et se redressant tout à fait, il courut à celui qui était le plus près.

C'était Fricoulet.

—Alcide! dit-il d'une voix tremblante, Alcide!

En même temps il le tirait à lui.

Chose bizarre, il le souleva de terre entièrement et le tint par une seule main suspendu au-dessus du sol, alors qu'il voulait simplement le secouer pour le réveiller.

Le jeune ingénieur se frotta les yeux, souleva les paupières, bâilla longuement et balbutia d'une voix empâtée:

—Eh bien! quoi, qu'y a-t-il?

—Tu vis!... s'écria Gontran tout joyeux... tu vis!

Cette exclamation éveilla complètement Fricoulet.

—Oui, je vis, répliqua-t-il... et pourquoi ne vivrais-je pas? Tu vis bien, toi...

M. de Flammermont hocha la tête.

—Si tu t'étais vu, répliqua-t-il, comme je t'ai vu moi, étendu là, pâle, sans mouvement... tiens, juste comme sont les autres.

Il désignait Ossipoff, sa fille et Farenheit, qui ne remuaient pas plus que des pierres.

—Mais où sommes-nous donc? demanda-t-il impressionné par le grand silence qui régnait dans cette solitude.

Il avait prononcé ces mots presque à voix basse, mais cependant pas assez pour que Fricoulet n'entendît pas.

Et cependant l'ingénieur lui cria:

—Parle plus haut si tu veux que je t'entende... qu'est-ce que tu viens de dire?

—Tu n'as pas entendu? répéta Gontran tout surpris, en forçant sa voix, j'ai cependant parlé fort... A quoi cela tient-il donc?

Quelqu'un répondit derrière eux:

—Probablement à la composition de l'atmosphère.

Ils se retournèrent et virent M. Ossipoff assis sur son séant, qui jetait autour de lui des regards curieux.

—Oui, ajouta le vieux savant en parlant haut; la raréfaction de l'air peut également être une des causes pour lesquelles la voix ne porte pas...

Les deux jeunes gens s'approchèrent d'Ossipoff et lui serrèrent cordialement la main.

—Rien de cassé, monsieur Ossipoff? demanda Fricoulet.

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