Aventures extraordinaires d'un savant russe; I. La lune
CHAPITRE III
COMME QUOI, FÉDOR SHARP, BIEN QUE SECRETAIRE PERPÉTUEL DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES, ÉTAIT UNE CANAILLE
Eh bien! très honorable monsieur Sharp?
—Eh bien! mon très estimé monsieur Mileradowich!
Cela dit, les deux hommes gardèrent le silence, s'examinant du coin de l'œil, la face grave comme il convient à des personnages pénétrés de l'importance de leur mission, avec cependant, dans la physionomie, quelque chose de railleur qui eût fort donné à penser à un observateur attentif.
L'un, grand, sec, tout en os semblait flotter dans une ample redingote noire croisée sévèrement sur la poitrine et dont les pans, démesurément longs, se drapaient en larges plis sur un pantalon également noir qui s'enroulait tout en tire-bouchonnant autour des chevilles; aux pieds, de gros souliers lacés, en cuir de vache à peine dégrossi, mettaient, à chacun de ses pas, le bruit de leurs énormes clous sur les dalles qui pavaient la pièce. Sur le col de la redingote luisant de graisse, les cheveux tombaient longs et raides, assouplis vainement à grands renforts d'huile parfumée, encadrant un visage en lame de couteau, dont les pommettes saillantes crevaient la peau toute couturée de rides et terreuse; la face, qu'éclairaient deux petits yeux profondément enfoncés dans leur orbite, mais brillants comme des éclats de jais, était entièrement rasée, à l'exception d'une forte touffe de poils gris ménagée sous le menton et qui descendait, fort longue, sur la poitrine, semblable à une barbiche de bouc.
L'autre personnage était quelconque, semblable à tous ceux dont un travail sédentaire et un amour immodéré de la table ont arrondi le ventre et apoplectisé la face.
Le premier n'était autre que Fédor Sharp, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences.
L'autre s'appelait Mileradowich et occupait à Pétersbourg les importantes fonctions de juge criminel.
Tous deux, au moment où nous faisons leur connaissance,—c'est-à-dire le lendemain même du jour où nous avons assisté à la surprenante arrestation de Mickhaïl Ossipoff et de Gontran de Flammermont,—tous deux se trouvaient dans le laboratoire du savant qu'ils fouillaient dans tous les coins, depuis près de trois heures.
Mileradowich, assis à une grande table, devant une feuille de papier blanc, prenait des notes sous la dictée de Sharp qui allait et venait à travers la pièce, furetant, examinant tout avec un soin extrême, agitant les cornues, soulevant les couvercles des creusets, regardant les éprouvettes, s'aidant dans ses recherches à l'aide d'un gros registre qu'il tenait à la main et sur lequel il jetait fréquemment les yeux.
Tout à coup, alors que le juge d'instruction penché sur son papier écrivait, Sharp s'était arrêté devant une fiole d'assez grande dimension et placée sur un fourneau refroidi; à côté se trouvait le tube de métal tout noirci qu'Ossipoff, au commencement de cette histoire, avait si victorieusement montré à sa fille.
Et sans doute cette découverte avait-elle pour le secrétaire de l'Académie des sciences de Pétersbourg une importance toute particulière, car il ne put retenir une exclamation de joyeuse surprise.
Et c'est cette exclamation qui avait provoqué de la part du juge d'instruction criminelle l'interrogation par laquelle débute le présent chapitre. On a vu quelle réponse M. Sharp avait cru devoir faire à cette interrogation.
Puis tous deux s'étaient tus, le juge à demi retourné sur sa chaise pour mieux voir son compagnon, celui-ci adossé au fourneau, tenant entre les mains la fiole sur laquelle il fixait des regards ardents.
—Eh bien! répéta Mileradowich, avez-vous trouvé, monsieur Sharp?
Celui-ci appliqua sur la fiole son doigt maigre et osseux.
—Voici, répondit-il.
Un éclair de joie brilla dans la prunelle du juge.
—En êtes vous bien sûr? demanda-t-il.
—Je ne le serai vraiment qu'après une analyse minutieuse et surtout après une expérience qui me permettra de me baser sur des résultats indéniables... mais voyez-vous, mon très estimé monsieur Mileradowich, je sens quelque chose qui me dit que c'est bien là ce que nous cherchons.
Et il plaçait la main sur son cœur.
Le juge d'instruction criminelle avait posé sa plume et se frottait les mains en manifestation du contentement qui gonflait sa poitrine.
Puis, tout à coup, il demeura immobile, les yeux fixés sur son compagnon.
—Savez-vous bien, dit-il, que c'est là une affaire de laquelle nous pouvons retirer bien des avantages.
—Qu'entendez-vous par là? demanda Sharp d'un ton singulier.
—Dame! si le Tzar est juste, il me donnera de l'avancement et à vous la croix du Mérite... tout au moins.
—Je ne demande rien, répondit vivement Sharp.
—Sans demander, on peut accepter.
Le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences eut un énergique mouvement de protestation.
—Je n'ai rien fait autre chose que mon devoir, riposta-t-il, et je n'estime point cela une cause suffisante à la reconnaissance du Tzar... j'ai reçu une mission... je l'accomplis sans plus songer à m'en faire récompenser que je n'ai songé à m'en défendre... quelques regrets que j'éprouvasse à agir contre mon excellent collègue M. Ossipoff.
Il avait prononcé ces quelques mots d'un accent pénétré en levant vers le ciel ses petits yeux brillants, qu'une larme semblait ternir.
Mileradowich fit entendre un petit ricanement moqueur.
—Ce désintéressement est fort édifiant, mon très estimé monsieur Sharp, dit-il, mais moi qui n'ai pas les mêmes raisons que vous,—et il appuya sur ces derniers mots,—de ne pas aspirer aux libéralités du Tzar, vous me permettrez de compter, n'est-ce pas, sur votre appui pour retirer de cette affaire quelque bénéfice.
Sans doute M. Sharp crut-il deviner une menace dans le ton assez étrange dont ces paroles avaient été prononcées, car, posant précipitamment sur le fourneau la fiole et le tube qu'il tenait à la main, il s'en vint précipitamment vers le juge et lui secoua les mains dans une énergique étreinte.
—Comptez sur moi, dit-il, comptez sur moi...
—Il faut avouer, reprit Mileradowich, après un petit silence, que sans cette dénonciation, jamais la police ne se serait douté que l'Institut de Pétersbourg recelât dans son sein un conspirateur aussi dangereux.
Une légère rougeur colora quelques secondes le visage terreux de M. Sharp.
—Ce sont les choses les plus invraisemblables qui sont quelquefois les plus vraies, répondit-il sentencieusement.
En ce moment, un bruit de grelots retentit dans la rue, accompagné d'un piétinement de chevaux et d'une rumeur sourde; puis grelots et piétinements se turent soudain; seule la rumeur, transformée en cris et en vociférations, continua à s'élever crescendo.
—Les voilà, fit le juge d'un air de vive satisfaction.
—Les voilà, répéta Sharp, dont les sourcils se contractèrent aussitôt, sous l'empire d'une vive contrariété.
Mileradowich désigna à son compagnon une chaise à côté de lui; puis il frappa sur un timbre et un petit homme, chafouin et crasseux, qui attendait probablement dans la pièce voisine, entra.
C'était le greffier qui, sur un signe du juge, prit place sur un tabouret à la même table que son supérieur.
Ces préparatifs étaient à peine terminés que la porte s'ouvrit et qu'un homme de police parut, arrêté respectueusement sur le seuil.
—Voilà les prisonniers, dit-il.
—Qu'on amène Mickhaïl Ossipoff, commanda Mileradowich en se renversant, plein d'importance, sur le dossier de son siège.
Sharp, au contraire, les deux coudes sur la table, le visage enfoui dans ses deux mains, paraissait réfléchir profondément; on eût dit qu'un violent combat se livrait dans l'âme de cet homme; sous ses sourcils fortement contractés, ses petits yeux brillaient d'un feu sombre; un pli profond coupait verticalement son front en deux et de ses dents aiguës il mordillait jusqu'au sang ses lèvres minces et pâles.
Enfin, il reconquit tout son sang-froid, il releva la tête, croisa les bras sur sa poitrine et, les traits impassibles, les regards fixés sur la porte par laquelle le prisonnier allait entrer, il attendit.
Mickhaïl Ossipoff parut, les mains attachées derrière le dos au moyen d'une corde dont chaque extrémité était tenue par un gardawoï, le revolver au poing.
A la vue de Sharp, le vieux savant poussa un cri de joie.
—Vous ici, mon cher ami! dit-il en faisant en avant plusieurs pas précipités en dépit des efforts de ses gardiens pour le retenir.
—Moi-même, monsieur Ossipoff, répondit froidement le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences.
Ossipoff eût reçu sur la nuque un seau d'eau glacée qu'il n'eût certainement pas été plus abasourdi qu'il ne le fut par l'attitude et le ton de son collègue et ami.
Il fixa sur Sharp un regard plein d'étonnement et aussi de reproche et lui dit, non sans amertume:
—Je ne m'attendais guère à vous voir ici, monsieur.
—Croyez, monsieur Ossipoff, répondit l'autre, que ce n'est qu'à mon corps défendant que j'ai accepté la pénible mission dont je suis chargé... mais je suis avant tout un fidèle serviteur du Tzar et je n'ai pu faire autrement que de lui obéir.
Un sourire railleur plissa les lèvres de Mileradowich.
—Faites asseoir l'accusé, commanda le juge.
Mais à ces mots. Ossipoff au lieu de prendre place sur le tabouret que ses gardiens lui désignaient, bondit en avant, tout rouge de colère.
—Accusé! cria-t-il... Ah! je suis accusé! Et de quoi, s'il vous plaît?
Mileradowich fit un signe, les gardawoï saisirent Ossipoff et, pesant de toutes leurs forces sur ses épaules, l'obligèrent à s'asseoir.
—Votre nom? demanda le juge.
—Mickhaïl Ossipoff.
—Votre âge?
—Cinquante-neuf ans.
—Votre profession?
—Membre de l'Académie des sciences de Pétersbourg... correspondant de toutes les sociétés scientifiques de la terre.
Et il ajouta en relevant la tête avec orgueil:
—L'une des gloires de la Russie, ainsi que le Tzar, tout dernièrement, a bien voulu me le dire.
Un flot de bile monta au visage de M. Sharp qui, sous ses paupières abaissées, jeta à son collègue un regard furieux.
Le juge continua:
—La maison dans laquelle nous nous trouvons est bien la vôtre?
—C'est la mienne.
—Cette pièce est votre laboratoire, n'est-ce pas?
—Effectivement.
—Vous reconnaissez comme étant vôtres tous les objets qui sont ici?
Ossipoff abaissa la tête affirmativement.
—Comme aussi vous déclarez avoir été fabriquées par vos mains toutes les substances qui se trouvent dans votre laboratoire?
—Assurément.
Ce mot, le vieux savant l'avait prononcé avec une assurance où perçait une pointe d'orgueil.
Sharp le sentit et involontairement baissa les yeux.
Le juge s'était tu et surveillait les transcriptions que faisait le greffier, des réponses d'Ossipoff.
—Maintenant, fit celui-ci avec beaucoup de courtoisie, que j'ai répondu docilement à toutes vos demandes, me sera-t-il permis de vous poser une question?
—Parlez, répliqua Mileradowich.
—Pourquoi suis-je ici, chez moi, les mains liées et gardé à vue comme un malfaiteur, tandis que vous, des étrangers, siégez devant moi, semblables à des juges, après avoir tout bouleversé dans ma maison?
Le gros Mileradowich tourna vers Sharp sa ronde figure qu'égayait un sourire narquois, il haussa légèrement les épaules en signe de commisération, puis s'adressant au vieux savant:
—Bien que cette question n'ait aucune raison d'être, dit-il, puisque tout comme nous vous y pouvez répondre, sachant parfaitement à quoi vous en tenir sur votre cas, comme aussi bien il est d'usage de faire connaître,—pour la forme,—à un accusé ce dont on l'accuse, sachez donc, Mickhaïl Ossipoff, que vous êtes accusé de crime de haute trahison.
L'ébahissement du vieillard fut si grand qu'il garda le silence, la langue clouée au palais, les yeux démesurément agrandis, les lèvres entr'ouvertes par une exclamation étranglée dans sa gorge.
Mileradowich se méprit à cette attitude et continua en détachant chaque syllabe qui tombait sur la cervelle du prisonnier aussi lourdement qu'un coup de massue:
—Vous conspirez contre la sûreté de l'État et contre la vie du Tzar.
Ossipoff avait les membres comme brisés par ces paroles.
Lui, accusé de vouloir bouleverser l'État!... lui, accusé de vouloir mettre à mort l'empereur Alexandre!... en un mot, lui, nihiliste!... Il fallait que les gens qui l'accusaient fussent atteints de folie ou qu'il fût victime lui-même de la plus grossière des méprises.
Ce fut à cette dernière supposition que son esprit, un moment dérangé par cette effroyable accusation, s'arrêta, après quelques secondes de réflexion.
Il recouvra l'usage de ses membres, sa langue se délia et il éclata d'un rire franc et large, en étendant la main vers Sharp qui le regardait par-dessous ses lunettes, sévère et raide sur son siège, semblable à un bonhomme en bois.
—Monsieur le juge, dit Ossipoff, lorsque son hilarité fut un peu calmée, à votre accusation je ne répondrai qu'un mot: Il y a erreur, je n'en prends pour témoin que M. Sharp, ici présent, mon excellent collègue de l'Académie des sciences, qui va vous dire si Mickhaïl Ossipoff peut être vraisemblablement accusé de nihilisme.
Contre l'attente du pauvre savant, le secrétaire perpétuel de l'Académie scientifique de Pétersbourg demeura immobile et muet.
Mileradowich prit la parole.
—Le très honorable monsieur Sharp, dit-il d'un ton sec, n'a rien à voir en tout ceci; l'accusation qui pèse sur vous ne le regarde nullement.
—Alors, riposta Ossipoff que l'impatience commençait à gagner, si M. Sharp n'a rien à voir ici, qu'y vient-il faire?
—Il a été désigné par le grand maître de la police pour m'aider de ses lumières dans la perquisition que j'ai dû faire céans, perquisition qui, je dois vous l'avouer, établit nettement votre culpabilité et le bien-fondé de l'accusation.
Ossipoff courba la tête, les oreilles bourdonnantes de ces deux mots:
Culpabilité... accusation... accusation... culpabilité.
—Depuis plusieurs mois, poursuivit Mileradowich, vos voisins se sont émus de vos allées et venues mystérieuses, de vos allures singulières; vous vivez ici enfermé presque tout le temps dans votre laboratoire, sortant peu, excepté la nuit, pour faire dans Pétersbourg des courses dont nul ne connaît le but.
Le savant releva la tête et ouvrit la bouche pour répliquer; mais le juge continua:
—On a entendu à plusieurs reprises de sourdes détonations qui partaient de votre maison... Les habitations avoisinantes ont été maintes fois ébranlées par des secousses formidables qui ont même lézardé profondément le sol; on a vu des flammes briller par les soupiraux de cette cave... tout cela est étrange, incompréhensible.
—Cela suffit-il pour me traiter comme un voleur, comme un assassin! demanda Ossipoff indigné.
Sans répondre, Mileradowich lui dit brutalement:
—Mickhaïl Ossipoff, dans votre intérêt même, je vous engage à changer de système de défense... un aveu complet peut détourner de votre tête la sévérité du Tzar.
—Je ne crains point la sévérité du Tzar, s'écria le savant, je ne demande que sa justice.
Mileradowich haussa les épaules en coulant un regard du côté de M. Sharp, puis il continua:
—Quelles étaient vos occupations?
Sharp, à ces mots, releva la tête et regarda fixement l'accusé.
—Je faisais des recherches chimiques, répondit Ossipoff.
—Sur des explosifs, n'est-ce pas? demanda le juge.
—Je reconnais, en effet, que mes études avaient principalement pour objet les compositions fulminantes.
Mileradowich se frotta les mains et se pencha vers son greffier pour bien constater qu'il transcrivait fidèlement les réponses de l'accusé.
—Et dans quel but, demanda-t-il d'un ton insinuant, recherchiez-vous avec tant d'ardeur un fulminate?
—Dans un but scientifique, vous le pensez bien... Quel autre pourrais-je avoir?
Le juge ricana en hochant la tête.
—Vous oubliez que la fabrication des explosifs est le monopole de l'Etat et par conséquent formellement interdite aux particuliers.
—Mais il ne s'agit pas de fabrication... seulement de recherches...
Mileradowich asséna sur la table un formidable coup de poing.
-Si vous continuez à donner ainsi de continuels démentis à la justice, gronda-t-il, je vous fais bâillonner...
Donc pour vous livrer aussi secrètement que vous le faisiez à la fabrication d'un engin de destruction aussi puissant, la sélénite, comme vous l'appelez...
Ossipoff fit un mouvement.
—... Vous aviez un but terrible, et ce but vous n'étiez pas loin de l'atteindre, car en consultant vos registres, M. Sharp a relevé à la date d'hier la formule de cette poudre indispensable aux projets de l'association dont vous faites partie.
Le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences promena sur l'énorme volume ouvert devant lui son doigt maigre et osseux, en murmurant:
KO, AZO5 + BaO + C2 O4
Mickhaïl Ossipoff releva la tête et fixa sur son collègue un regard profond.
—Heureusement, continua Mileradowich, l'attention de vos voisins avait été attirée par vos allures mystérieuses et vos dangereuses manipulations. La police, qui veillait déjà, a été avertie par un ami de la sûreté publique.
Puis, brusquement:
—D'où reveniez-vous hier soir, lorsqu'on vous a arrêtés vous et l'un de vos complices?
Ossipoff ne put s'empêcher de hausser les épaules.
—Décidément, dit-il un peu railleur, votre erreur est manifestement trop grossière pour que je vous aide, par mes réponses, à la reconnaître.
Et il se tut, examinant attentivement M. Sharp qui feuilletait toujours des paperasses, prenant des notes sur un calepin ouvert à côté de lui.
—Greffier, s'écria le juge irrité, écrivez que l'accusé refuse de reconnaître être allé hier soir à une réunion de nihilistes.
Ossipoff éclata de rire.
—Et ceci, poursuivit Mileradowich furieux en mettant sous le nez du vieux savant une feuille de papier noircie de chiffres et de noms, qu'est-ce que c'est que cela?
—Dame, répliqua l'accusé avec beaucoup de sang-froid, vous savez lire comme moi.
—Jupiter... Mars... Saturne... Sirius et un tas d'autres noms bizarres, exclama le juge, nierez-vous que ce soient des pseudonymes sous lesquels se cachent les conspirateurs les plus dangereux?
Ahuri, Ossipoff demeura muet un bon moment, puis, désignant Sharp:
—Avez-vous demandé à M. Sharp ce qu'il pensait de la théorie que vous venez d'émettre? fit-il railleusement.
—M. Sharp partage mes sentiments à ce sujet, répondit vivement Mileradowich.
Le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences fit un tel bond, que les énormes lunettes de fer qu'il portait à califourchon sur son nez sautèrent sur la table.
—Permettez, dit-il, permettez, je ne vous ai point dit cela.
Le visage apoplectique de Mileradowich s'empourpra davantage.
—Comment, s'écria-t-il indigné en se croisant les bras sur la poitrine, que m'avez-vous donc répondu lorsque je vous ai montré cette liste?
—Que c'étaient là des noms d'étoiles et de planètes.
—Cela est vrai... mais que vous ai-je répondu, moi?
—Autant que je puis me rappeler, vous m'avez répondu que ces noms d'astres devaient servir à désigner des complices de M. Ossipoff.
La face du juge s'illumina triomphalement.
—Et à cela, qu'avez-vous ajouté? demanda-t-il.
—Rien, répliqua Sharp en dissimulant un sourire narquois.
—Donc, vous partagiez mon opinion.
—Ah! mais, permettez, exclama le secrétaire perpétuel, je suis ici pour vous donner mon avis, quand vous me le demandez, mais nullement pour vous faire un cours d'astronomie. Vous ignorez ce que sont Mars... Saturne... etc., c'est votre droit... mais ne me faites pas passer pour un imbécile.
Cela dit, il tira de la poche de sa redingote un vaste mouchoir à carreaux multicolores, avec lequel il se mit à nettoyer méticuleusement les verres de ses lunettes.
Mileradowich haussa les épaules.
—Je puis, dit-il un peu vexé, ne pas connaître un mot d'astronomie mais, sauf le respect que je vous dois, très honoré monsieur Sharp, vous ne savez point tous les tours qu'emploient les gredins pour échapper à la police.
Et s'adressant à Ossipoff:
—Vos précautions étaient bien prises, dit-il, mais vous êtes pincé; et, dans votre intérêt, je ne saurais trop vous conseiller d'entrer dans la voie des aveux.
Il pencha son buste sur la table, avançant vers le savant sa face enluminée et baissant la voix, il lui dit d'un ton de confidence:
—Tenez, le sort qui vous attend est aussi certain que nous sommes M. Sharp et moi d'honnêtes gens, tandis que vous n'êtes qu'un gredin... si vous persistez à nier, vous serez pendu... Eh bien! en regard de chacun de ces noms d'étoiles, mettez-moi le nom de vos complices, et je m'engage à faire commuer votre peine en bannissement.
—Vraiment, monsieur le juge, riposta Ossipoff, vous parlez à merveille et l'on voit que la trahison ne vous coûterait guère, à vous.
Les lunettes de M. Sharp brillèrent d'un vif éclat, et Mileradowich s'écria furieux:
—Greffier, écrivez que l'accusé a des complices et qu'il refuse de les nommer.
-Eh! par l'excellente raison que je n'en ai pas. Maintenant, si cela peut vous faire plaisir, inscrivez: Uranus, Neptune, Bételgeuse, Capella... mais je vous préviens que ce sont des étoiles.
Derrière ses lunettes, M. Sharp plissa ses paupières, laissant filtrer à travers ses cils abaissés un regard aigu:
—Qu'aviez-vous donc à vous occuper autant des étoiles, demanda-t-il de son ton glacial, et que peut-il y avoir de commun entre l'astronomie et la balistique?
Ossipoff se tourna vers son collègue et, malgré le sentiment de prévention que lui inspiraient l'attitude et le langage de M. Sharp, il allait peut-être se laisser aller à quelque confidence sur le projet gigantesque dont il s'était ouvert à Gontran de Flammermont, lorsque dans la pièce voisine, un vacarme épouvantable retentit; c'était comme un bruit de lutte auquel se mêlaient des vociférations en langue russe et des jurons français fortement accentués.
M. Sharp regarda le juge d'instruction criminelle, lequel se pencha vers le greffier pour lui ordonner d'aller voir ce qui se passait.
Le petit bonhomme crasseux et chafouin déposa son porte-plume, repoussa son tabouret et, d'un pas lent, se dirigea vers la porte.
Mais à peine l'eut-il ouverte qu'un groupe se précipita tumultueusement dans la pièce, au grand ébahissement de M. Sharp, mais à la grande frayeur du gros Mileradowich qui se leva précipitamment pour mettre entre lui et les nouveaux arrivants toute la largeur de la table.
Quant à Mickhaïl Ossipoff, maintenu immobile sur son siège par les gardawoï préposés à sa garde, il reconnut, dans ceux qui venaient d'envahir le laboratoire, Gontran de Flammermont qui, bien qu'il eût les mains liées derrière le dos, secouait énergiquement quatre hommes de police suspendus à ses vêtements, ainsi que fait un sanglier des chiens qui le coiffent.
—Où est-il ce juge? s'écria le jeune Français d'une voix tonnante, où est-il?... qu'il se montre s'il existe!
Voyant le prisonnier solidement contenu par ses gardiens, Mileradowich reprit un peu d'assurance et répondit d'une voix mal affermie:
—Vous demandez un juge, monsieur? me voici.
Le comte de Flammermont, entraînant les gardawoï, s'élança jusqu'à la table derrière laquelle Mileradowich s'était retranché.
—Ah! c'est vous le juge, exclama-t-il, les lèvres tremblantes de colère et les regards étincelants, c'est par vos ordres que j'ai été traité comme un malfaiteur et qu'encore, à l'heure actuelle, je suis ligotté comme un gibier de potence!... Eh bien! puisque c'est vous le juge, je vous requiers de me faire remettre en liberté séance tenante... chaque minute qui s'écoule aggrave votre cas, je vous en préviens, comme aussi je vous avertis qu'en sortant d'ici je ferai adresser, par l'intermédiaire de mon ambassadeur, des observations à votre gouvernement...
Abasourdi par ce flot de paroles, ému par l'assurance du jeune homme, Mileradowich se taisait.
Le comte poursuivit d'un ton plus calme:
—Je suis outré, monsieur, de la manière dont les Russes traitent les représentants d'une nation amie... on n'agit pas de semblable façon... et il faut venir dans votre... russe de pays pour être traité aussi brutalement.
Puis, la colère s'emparant de lui de plus belle, il s'écria:
—Eh bien! qu'attendez-vous pour me faire mettre en liberté?
Le juge d'instruction criminelle avait reconquis tout son sang-froid.
—Une seule chose, monsieur, répondit-il avec une politesse obséquieuse, que vous m'ayez dit qui vous êtes et sur quoi vous basez votre réclamation.
Gontran fit un bond formidable.
—Qui je suis? exclama-t-il... vous me demandez qui je suis! Ne le saviez-vous donc pas quand vous m'avez fait arrêter?
—Les ordres concernaient Mickhaïl Ossipoff seul, riposta Mileradowich; le voyant accompagné, les gardawoï ont pris celui qui l'accompagnait pour un complice et ils ont cru bien faire en l'arrêtant lui aussi, ce dont je ne saurais les blâmer jusqu'à ce que vous m'ayez prouvé...
—Que je me nomme le comte Gontran de Flammermont et que j'appartiens au corps diplomatique! continua le jeune homme... Envoyez un de vos hommes à l'ambassade française et vous ne tarderez pas à avoir la preuve de la grossière erreur que vous avez commise.
—Pas moi, mais les gardawoï, protesta vivement le juge d'instruction qui, au ton et à l'attitude de Gontran, commençait à craindre de s'être fourvoyé.
Ce disant, il griffonnait à la hâte quelques mots sur une feuille de papier qu'il remettait à l'un des agents de police en ajoutant ces mots:
—Hâte-toi!
L'homme sortit en courant.
Puis, afin de se concilier les bonnes grâces du prisonnier, au cas où véritablement il aurait commis l'erreur grossière d'arrêter un membre de l'ambassade française, il donna ordre qu'on lui déliât les mains, en même temps qu'il disait qu'on lui avançât un siège.
Mais au lieu de s'asseoir, Gontran courut à Ossipoff.
—Et vous, s'écria-t-il, mon cher, mon vénéré monsieur Ossipoff, ne va-t-on pas également reconnaître que l'on s'est trompé en vous faisant subir un traitement aussi honteux?
Le vieux savant sourit tristement.
—Hélas! moi, répondit-il, je n'ai pas comme vous, l'honneur d'appartenir au corps diplomatique.
—Mais, riposta Gontran avec véhémence, les savants du monde entier protesteront.
Ossipoff hocha la tête et désignant Sharp qui, muet et immobile, assistait à cette scène, il répliqua:
—Monsieur que voici est le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences de Pétersbourg, et il a pour mission de bien prouver à la justice le crime dont je suis accusé.
Les yeux du jeune homme s'arrondirent et il exclama:
—Le crime dont vous êtes accusé!... Vous êtes accusé d'un crime! et lequel donc, bon Dieu?
—J'appartiens à la terrible association des nihilistes, répondit ironiquement le vieillard, et hier, quand on nous a arrêtés, nous revenions d'un conciliabule tenu secrètement par les conspirateurs et qui avait probablement pour but d'organiser un nouvel attentat contre le Tzar.
Gontran partit d'un formidable éclat de rire.
—Quelle fable me racontez-vous là? s'écria-t-il.
—Ce n'est point une fable, c'est la vérité; du moins M. le juge d'instruction, éclairé du reste par les lumières de M. Sharp, l'affirme.
—Comment! mais hier soir nous sommes allés à l'observatoire de Poulkowa; ne l'avez-vous pas dit à ces messieurs?
Un éclair rapide brilla dans la prunelle du secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, et Mileradowich s'écria:
—Vous avez passé votre soirée à l'observatoire?... vous le jurez.
—Nous le jurons, répondirent ensemble les deux hommes, et le comte de Flammermont ajouta:
—C'est même mon droschki qui nous y a conduits.
Le juge d'instruction criminelle laissa entendre un petit ricanement.
—Votre iemstchick, interrogé, a déposé qu'il avait arrêté la voiture dans une rue déserte où il vous avait attendus près de deux heures, ce qui m'a donné à supposer que vous aviez pris vos précautions pour que personne ne pût savoir où vous vous rendiez.
Il fit une courte pause et reprit:
—Vous avouerez avec moi que s'en aller à l'observatoire étudier les astres, n'est point une occupation qui demande à être entourée d'un tel mystère.
Gontran se mordit les lèvres, se rappelant en effet que le vieux savant s'était arrangé de façon à ne laisser à l'observatoire aucune trace de son passage et, désespéré de cet alibi qui lui échappait ainsi qu'à Ossipoff, il regarda celui-ci avec des yeux qui semblaient dire:
—Mais pourquoi donc vous taisez-vous au lieu de prouver votre innocence... ce qui serait si facile.
A cette muette interrogation, Mickhaïl Ossipoff allait faire une muette réponse, lorsque l'homme de police que le juge d'instruction avait dépêché à l'ambassade de France, revint tout essoufflé.
Sans mot dire, il tendit à Mileradowich un large pli dont le gros homme fit sauter les cachets de cire rouge d'un doigt fébrile.
A mesure que le juge avançait dans la lecture des quelques lignes écrites à la hâte, les traits de son visage s'altéraient sensiblement.
Enfin il se leva et, s'inclinant devant Gontran:
—Monsieur le comte, dit-il, vous êtes libre. Croyez que je regrette bien sincèrement ce qui s'est passé... Quelquefois la police a la main lourde qui s'appesantit aveuglément sur les innocents comme sur les coupables; mais elle reconnaît franchement son erreur, quand on la lui a démontrée, et s'efforce de la réparer.
—C'est bien, monsieur le juge, répondit sèchement M. de Flammermont, en ce qui me concerne, je sais ce qui me reste à faire... cependant, de ce que vous venez de dire je retiens une chose: la police répare son erreur quand elle lui est démontrée... pourquoi, alors, ne donnez-vous pas l'ordre de mettre en liberté M. Ossipoff qui est aussi innocent que moi?
Mileradowich hocha la tête.
—Quant à Ossipoff, dit-il, son affaire est aussi claire que son crime est probant... la potence l'attend.
—Mais c'est une infamie, s'écria Gontran.
—Monsieur de Flammermont, riposta Sharp d'une voix menaçante, permettez-moi de vous dire qu'ici comme en France, il y a des lois destinées à faire respecter la justice et ses représentants... ne nous obligez pas à les appliquer.
—Mais défendez-vous! s'écria le jeune homme en se tournant vers Ossipoff, prouvez-leur qu'ils font fausse route, que bien loin de songer à nuire au Tzar, vous ne songiez qu'à donner une gloire de plus à votre patrie, que cette poudre qui vous accuse n'avait pas pour but de détruire quoi que ce soit... mais bien au contraire...
Le vieillard étendit vivement les mains vers Gontran pour le supplier de garder le silence.
—Taisez-vous, monsieur le comte, dit-il d'une voix ferme, tout ce que vous pourriez dire, tout ce que je pourrais dire serait inutile, je me sens enveloppé dans les fils d'une machination terrible dont il me semble pressentir le but; si je ne me trompe pas, je suis un homme perdu...
—Mais je vous sauverai, moi! exclama Gontran dans un élan superbe.
Ossipoff hocha la tête.
—Hélas! je connais mon pays, je sais qu'il est impossible de s'innocenter d'un crime semblable à celui dont je suis accusé.
—Mais le Tzar est juste.
—Oui! mais on l'aveuglera, si l'on y a intérêt.
—Mais vous avez des preuves de votre innocence... produisez-les, et cette accusation terrible, mais absurde, tombera d'elle-même.
Le vieillard se redressa et répondit d'une voix rauque:
—Rappelez-vous ce que je vous disais hier soir... et voyez combien justes étaient mes pressentiments... on m'a soupçonné, on m'a épié, et maintenant...
Il se tut, sentant les yeux de Sharp braqués sur lui.
Puis il reprit avec fermeté:
—Il est peu probable que je vous reverrai... Adieu donc, et soyez persuadé, quelque soit le sort qui m'attend, que je le subirai avec résignation si vous me jurez de protéger Séléna... ma pauvre fille, que ma disparition va laisser sans protection... sans soutien.
Ému au souvenir de son enfant, le vieillard s'arrêta; un sanglot s'étrangla dans sa gorge et une larme vint rouler au bord de sa paupière.
—Jurez-vous, Gontran, reprit-il, jurez-vous?
—Sur ce que j'ai de plus sacré au monde, répondit Gontran, je jure d'aimer Séléna, de la respecter, de la défendre et de tout faire avec elle pour vous sauver.
Il se pencha vers le vieillard, le baisa au front et sortit du laboratoire sans même honorer d'un salut le juge et son compagnon.
Dans le vestibule, il se heurta à Wassili.
—Ah! monsieur le comte! exclama le domestique, vous êtes libre!... et mon maître?
Gontran fit un geste désespéré.
Wassili commença aussitôt à se répandre en lamentations auxquelles le jeune homme coupa court aussitôt.
—Allons, dit-il brusquement, garde tes doléances pour plus tard et conduis-moi auprès de Mlle Séléna.
—Mlle Séléna? répéta Wassili, qu'est-ce que vous lui voulez donc?
—J'ai besoin de lui parler. Mène-moi à sa chambre, ou plutôt prie-la en mon nom de vouloir bien descendre.
—Aucune de ces deux choses n'est possible, riposta le domestique en hochant la tête.
—Et pourquoi?
—Parce que la chambre de mademoiselle est fermée à clé et que cette clé est entre les mains d'un gardawoï qui monte la garde à la porte.
Gontran réfléchit un moment et commanda:
—Conduis-moi quand même; j'aviserai.
Après avoir monté derrière Wassili une vingtaine de marches, le comte se trouva sur un palier où un homme de police se promenait de long en large, d'un air profondément ennuyé.
A la vue des nouveaux venus, il s'avança vivement et demanda d'une voix rude:
—Que venez-vous faire ici?
—Réponds-lui, fit Gontran à Wassili, que je désire parler à Mlle Ossipoff.
Le domestique traduisit en russe la réponse; le gardawoï éclata d'un gros rire brutal.
—Impossible de parler à la demoiselle, répliqua-t-il.
—Pourquoi? demanda Wassili sur l'ordre du comte.
—Parce que c'est la consigne.
Le comte tira de sa poche une pièce d'or qui alluma dans l'œil de l'homme de police un éclair de convoitise.
—Offre-lui cela, dit M. de Flammermont, s'il veut me laisser causer cinq minutes avec Mlle Ossipoff.
Sans doute le gardawoï devina-t-il le sens de ces paroles, car il tira la clé de sa poche, l'introduisit dans la serrure, fit jouer le pène et tendit la main dans laquelle Wassili laissa tomber la pièce d'or.
Alors l'homme ouvrit la porte et Gontran entra dans la chambre.
Séléna, assise dans un fauteuil, le visage enfoui dans ses mains, sanglotait.
Au bruit de la porte qui s'ouvrait elle releva la tête, et, apercevant M. de Flammermont, elle courut à lui, les mains tendues.
—Mon père! cria-t-elle.
—Hélas! mademoiselle, M. Ossipoff, victime d'une erreur de police ou d'une machination odieuse, est prisonnier.
—Prisonnier! mais c'est infâme!... c'est horrible!... Je veux le voir!
Ce disant, elle s'avançait vers la porte.
—Cela n'est pas possible, fit Gontran, un gardien est là qui ne vous laissera pas sortir... moi-même, pour entrer, j'ai dû le soudoyer.
La jeune fille, désespérée, se tordit les mains.
—On ne peut pourtant pas emmener mon père, sans que je le voie, sans que je l'embrasse.
Gontran hocha la tête.
—Hélas! murmura-t-il, il est plus que probable que le juge vous refusera cette grâce... aussi étais-je venu vous trouver pour vous assurer de mon entier dévouement et vous dire que vous pouviez compter sur moi en tout et pour tout.
—Il faut sauver mon père, monsieur, il faut le sauver...
—Je cours à l'ambassade, et par l'intermédiaire de mon ambassadeur je vais demander une audience au Tzar... Si dans cette première entrevue j'échoue, je tenterai d'en obtenir une seconde et alors vous m'accompagnerez... vos larmes et vos prières obtiendront peut-être justice.
—Mais de quoi mon pauvre père est-il donc accusé? demanda-t-elle.
—On prétend qu'il fait partie d'une association de nihilistes.
On eût dit que cette réponse était tombée comme un coup de massue sur la tête de la jeune fille, qui ferma les yeux et eût glissé sur le plancher si le bras de Gontran ne l'avait retenue.
—A moi, Wassili, à moi, cria-t-il.
Le domestique entra, suivi du gardawoï qui fit signe à M. de Flammermont de quitter la chambre.
Et comme le comte faisait la sourde oreille déclarant qu'il n'abandonnerait pas Séléna dans l'état où elle se trouvait.
--- Partez, monsieur le comte, partez, fit le domestique... cet homme est capable de nous enfermer tous trois ici... et alors qui donc s'occuperait de faire remettre en liberté mon pauvre maître?
Gontran, éperdu, porta à ses lèvres la main inerte de la jeune fille, puis il sortit précipitamment, dégringola quatre à quatre l'escalier et se lança comme un fou dans la rue, bousculant sans pitié les curieux massés devant la petite maison.
Dans le laboratoire, l'interrogatoire se terminait: le juge Mileradowich y mettait toute l'âpreté possible, enserrant l'accusé dans un réseau de questions insidieuses et à double entente, furieux déjà de voir le comte de Flammermont lui échapper et craignant de voir avorter cette superbe affaire dont il avait déjà supputé les bénéfices, comme on a pu le voir au commencement de ce chapitre.
Le vieux savant ne répondait que par quelques paroles brèves et saccadées et encore seulement lorsque les demandes devenaient plus incisives, plus venimeuses.
A la fin, la patience échappa à Ossipoff qui s'écria:
—Mon collègue, M. Sharp, secrétaire perpétuel de l'Institut des sciences, comprend bien pourquoi votre accusation est ridicule et pourquoi je ne suis ni un assassin ni un agent soudoyé par les sociétés secrètes.
Sharp se leva et mit la main sur son cœur.
—Dieu m'est témoin, dit-il d'une voix larmoyante, que je remplis ici un devoir bien pénible et qu'il m'est douloureux... très douloureux d'avoir à analyser les travaux d'un ancien collègue. Mais ayant été, à mon corps défendant, désigné comme expert, par M. le grand maître de la police, j'ai dû, bien malgré moi, étudier vos cahiers et me rendre compte par l'examen de votre laboratoire du genre de travaux auxquels vous vous livrez.
Ossipoff tressaillit et demanda:
—Et vos investigations?...
—...m'ont fait découvrir certains indices que je n'ai pu faire autrement que de communiquer à M. le juge... Pour moi, comme pour tous les savants qui pourront examiner votre laboratoire et vos livres, il est indiscutable—et vous-même l'avez avoué—que vous fabriquiez un explosif terrible... dans quel but? je l'ignore et je laisse à la justice le soin de bâtir des hypothèses dont je ne veux pas connaître la valeur, désirant me renfermer strictement dans mon rôle d'expert.
Ossipoff se laissa prendre au ton plein de sincérité dont ces paroles furent prononcées, et il revint complètement sur les mauvaises pensées qui un moment lui avaient traversé l'esprit, touchant M. Sharp.
Et puis, qu'allait-il arriver, s'il ne pouvait prouver son innocence des méfaits dont on l'accusait?
Et ses chers projets d'exploration céleste, si longtemps caressés, à la réussite desquels il avait consacré une partie de sa vie, y devait-il donc renoncer pour toujours?
Et sa fille, sa chère Séléna, devait-il abandonner pour jamais l'espoir de la serrer dans ses bras?
Il résolut alors de s'ouvrir en partie à son collègue afin d'avoir au moins, auprès de la justice, un avocat convaincu de la réalité de ses assertions.
—Monsieur le juge, dit-il d'une voix quelque peu tremblante, je vous demande la permission d'entretenir quelques instants, seul à seul, M. Sharp.
Mileradowich se tourna vers l'expert dont le masque était demeuré impassible à ces paroles.
—Vous avez entendu le prisonnier? dit-il.
—Oui.
—Consentez-vous?
Sharp inclina la tête.
Le juge fit signe aux argousins de se retirer et lui-même se levant de son siège, se dirigea vers la porte, suivi de son greffier.
—Je vous accorde dix minutes d'entretien, dit-il à Ossipoff d'un ton rauque.
Puis se tournant vers l'expert:
—Quant à vous, mon cher, je vous recommande la plus grande prudence; ces gens-là sont fort dangereux.
Le secrétaire perpétuel sourit d'un air singulier et le juge sortit.
Demeurés seuls, les deux savants gardèrent le silence, se mesurant du regard, cherchant à deviner mutuellement les pensées qui s'agitaient en eux.
Ce fut Mickhaïl qui parla le premier:
—En vérité, mon cher Sharp, s'écria-t-il avec un élan qu'il ne put contenir, comment pouvez-vous me croire coupable, moi que vous connaissez depuis de si longues années?
—Eh! mon cher Ossipoff, riposta le secrétaire perpétuel, il ne m'appartient pas de porter sur vous un jugement quel qu'il soit... ce faisant, j'outrepasserais la mission qui m'a été confiée.
—Mais il ne vous est pas défendu d'interpréter dans un sens qui me soit favorable le résultat de vos investigations.
Sharp se rapprocha de l'accusé.
—Je ne demande pas mieux, dit-il, mais il faut que vous m'y aidiez.
—Comment cela? demanda Ossipoff surpris.
—Cette poudre qui forme contre vous la base de la plus terrible accusation qui puisse être suspendue sur la tête d'un Russe, cette poudre, quelle en est la formule exacte?
Il avait prononcé cette phrase d'une voix haletante, dont les mots sifflaient à travers ses dents serrées et il avait posé ses mains sur les épaules d'Ossipoff, le regardant avec anxiété, guettant la réponse qui allait lui être faite.
Saisi d'un pressentiment, le prisonnier se recula et répliqua:
—Mais cette formule, vous l'avez trouvée sur mon registre.
—Non pas, elle est incomplète... je me connais assez en chimie pour comprendre que l'un des agents constitutifs de cette sélénite n'est pas indiqué.
—Que vous importe?
—Il m'importe, grommela Sharp, que si vous voulez sauver votre tête, il me faut donner cette formule tout entière.
—Et si je refuse...
—La potence vous enverra voir dans la lune si j'y suis, ricana Sharp.
—Misérable! s'écria Ossipoff, dis donc franchement que tout ce qui m'arrive est ton œuvre et que tu veux voler le fruit de tous mes travaux.
—Cette formule? répéta froidement le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, il me faut cette formule.
Sous l'empire de la colère et de l'indignation, Mickhaïl Ossipoff fit un mouvement tellement brusque que les cordes qui lui liaient les mains se brisèrent.
N'écoutant que sa fureur, le petit vieillard se rua sur M. Sharp, lui sauta à la gorge.
Le secrétaire perpétuel surpris de cette attaque imprévue recula à pas précipités, mais ses jambes rencontrant le siège laissé vacant par Mileradowich, il tomba à la renverse, entraînant dans sa chute Ossipoff qui ne lâchait pas prise.
Au bruit de la lutte, le juge criminel se précipita dans le laboratoire, suivi des gardawoï qui en un clin d'œil eurent arraché Ossipoff de dessus l'infortuné Sharp, puis le bâillonnèrent, le ficelèrent, et sur les ordres de Mileradowich le transportèrent dans la voiture cellulaire qui prit, aux acclamations de la foule, le chemin de la prison de Roggatznaïa.
Une demi-heure après, Mickhaïl Ossipoff était jeté dans une cellule dont il ne devait plus franchir le seuil que pour se rendre à la potence, à moins que la clémence du Tzar ne l'envoyât en Sibérie.
CHAPITRE IV
OÙ LA PROVIDENCE SE PRÉSENTE A SÉLÉNA SOUS LES TRAITS D'ALCIDE FRICOULET
Un mois s'était écoulé pendant lequel Séléna avait passé par les plus épouvantables alternatives d'espoir insensé et de désespérances profondes.
Sans Gontran de Flammermont qui la visitait chaque jour et qui trouvait moyen de ranimer son courage, la pauvre jeune fille fût morte sans doute; mais l'attaché d'ambassade savait si habilement démontrer à mademoiselle Ossipoff—bien qu'il n'en pensât pas un mot lui-même—que les juges ne pouvaient pas être assez aveugles pour ne pas reconnaître l'erreur de la police, que les larmes de Séléna finissaient par se sécher et qu'en reconduisant Gontran jusqu'au seuil de la petite maison, elle avait le visage plus serein et le cœur moins gros.
Un soir, c'était, nous le répétons, un mois après l'arrestation du vieux savant, M. de Flammermont s'apprêtait à sortir du petit logement qu'il habitait non loin de l'ambassade, avenue Voïnnensky, lorsqu'une vive altercation s'élevant dans l'antichambre, il ouvrit la porte de son cabinet, en demandant:
—Qu'y a-t-il donc, Jean?
Jean était le domestique, amené de Paris, qui servait le comte.
—Il y a, monsieur le comte, que voici une espèce de cosaque qui veut forcer la consigne et parler à monsieur le comte.
L'espèce de cosaque n'était autre que Wassili.
Gontran reconnut aussitôt le moujick de Mlle Ossipoff et courant à lui.
—Séléna? demanda-t-il, la gorge serrée par l'angoisse.
—Mademoiselle va bien, répondit Wassili... mais c'est mon pauvre maître...
Et le domestique fondit en larmes.
Saisi d'un pressentiment, Gontran demanda:
—As-tu donc des nouvelles?
—Condamné! monsieur le comte, balbutia Wassili au milieu de ses sanglots, ils l'ont condamné!
Le jeune homme chancela; bien qu'il s'attendît à ce dénouement, la nouvelle le frappa douloureusement.
Une question lui brûlait les lèvres et cependant il gardait le silence, redoutant la réponse.
A quoi était condamné Ossipoff? à la potence ou à la déportation?
Certes à envisager froidement les choses, la première est préférable à la seconde; qu'est-ce que la mort, comme supplice, comparée à la vie sans la liberté?
Mais Séléna? quel coup terrible pour la jeune fille s'il lui fallait renoncer à l'espoir—quelque insensé qu'il fût—de jamais serrer entre ses bras son père adoré!
Elle était capable de mourir sur le coup.
Et à cette pensée, le pauvre Gontran sentit les battements de son cœur se ralentir, comme si la vie allait l'abandonner.
—Les misérables! gronda Wassili tout pleurant... le pauvre batiouschka! il en mourra certainement.
Ces quelques mots soulagèrent le jeune comte.
Le sort qui frappait Ossipoff et qui inspirait à Wassili de si mortelles appréhensions n'était donc pas la potence; il respira largement et demanda:
—Où l'envoie-t-on?
Le moujick leva les bras au plafond.
—Ça, dit-il, on ne le sait jamais... c'est le secret de la police.
Gontran prit son chapeau, s'enveloppa dans sa pelisse.
—Mlle Ossipoff connaît-elle la condamnation de son père? demanda-t-il en descendant l'escalier.
—Je ne pense pas, répondit Wassili... c'est en rôdant autour du tribunal que j'ai appris la chose d'un gardawoï... alors, je suis accouru tout de suite ici pour vous prévenir, afin que vous annonciez vous-même la chose à la pauvre mademoiselle.
—Tu as bien fait, Wassili, répéta le jeune homme... rentre à la maison, ne parle de rien à ta maîtresse... moi, je cours aux informations.
Et montant dans son droschki, il commanda à l'iemstchick de le conduire chez le grand maître de la police.
Comme il sautait à terre, un individu qui descendait précipitamment le perron, le heurta de si rude façon que le jeune comte s'écria d'une voix furieuse:
—Que le diable emporte l'étourdi!
L'autre s'arrêta court et soulevant poliment le chapeau de voyage dont il était coiffé, répliqua:
—Mille excuses, monsieur, je ne suis qu'un maladroit.
Et il ajouta avec enjouement:
—Vous me permettrez cependant de bénir mon étourderie, car, grâce à elle, j'aurai entendu au moins une fois encore les accents mélodieux de ma langue natale.
Et, s'inclinant de nouveau, il allait s'éloigner lorsque Gontran, lui posant la main sur le bras, l'attira vers la voiture, de manière à ce que la lueur de la lanterne l'éclairât en plein.
Le jeune comte vit alors une face toute ronde, qu'éclairaient deux petits yeux noirs très vifs, percés en vrille; au-dessous du nez camus s'ouvrait une bouche en coup de sabre ourlée de fortes lèvres très colorées; de ci de là des poils noirs et frisés, irrégulièrement plantés, formant ce qu'on appelle vulgairement «une barbe de jardinier».
Certes cet homme n'était pas beau; bien plus, il était laid, mais d'une laideur toute sympathique; en outre, sur le front large et élevé, surmonté d'une toison de cheveux drus et crépus, se lisait une intelligence rare.
Quant au reste du corps, bien qu'enfoui dans un épais manteau de fourrure, on le devinait néanmoins maigre et gauche: la longueur des bras faisait préjuger de la longueur des jambes; les mains ressemblaient à des battoirs et les pieds eussent facilement soutenu la comparaison avec des bateaux de petite taille.
—Mon Dieu! monsieur, dit Gontran avec hésitation, n'êtes-vous pas monsieur Alcide Fricoulet?
L'autre poussa une exclamation de surprise.
—Comment savez-vous mon nom? balbutia-t-il.
Sans répondre, le comte de Flammermont se jeta à son cou en s'écriant:
—Alcide! Alcide! ne me reconnais-tu pas?
Un peu inquiet de cette subite manifestation d'amitié, l'étranger se dégagea de l'étreinte du comte, en murmurant:
—Sans doute, y a-t-il méprise, monsieur... car j'avoue...
—Ne te rappelles-tu plus Gontran... Gontran de Flammermont?
En signe de joie, l'autre lança en l'air son chapeau qui s'en alla rouler dans la neige, en même temps qu'il se précipitait sur le jeune comte et qu'il le serrait dans ses bras en s'écriant:
—Gontran!... Gontran!... en voilà une rencontre.
Puis après un moment:
—Mais que fais-tu à Pétersbourg?
Le jeune comte eut un haut-le-corps.
—Ne t'ai-je pas écrit plusieurs fois?... N'as-tu pas reçu mes lettres?... Ne sais-tu pas que je suis à l'ambassade française?
Alcide Fricoulet se frappa le front.
—Eh! c'est parbleu vrai... mais au milieu de toutes mes occupations, je l'avais oublié totalement.
—Et toi, fit M. de Flammermont, comment se fait-il que je te rencontre sur les bords de la Neva, à cinq cents lieues du boulevard Montparnasse?
—Je ne suis ici qu'en passant... car je pars demain pour le district de Nertchinsk où je vais, comme ingénieur, surveiller l'exploitation d'une mine... Si tu n'as rien de mieux à faire, passons la soirée ensemble...
Le jeune comte ne répondit pas sur-le-champ; il baissait la tête, réfléchissant; puis tout à coup:
—Tiens, monte dans mon droschki et attends-moi sans t'impatienter... il me faut absolument parler au maître de la police pour une affaire dont je t'entretiendrai.
Et pendant qu'Alcide Fricoulet s'installait sous les chaudes fourrures, Gontran, gravissant lestement les marches du perron, disparaissait à l'intérieur du sombre monument.
Quand, au bout d'une heure, il prit place, dans le droschki, à côté de son ami, celui-ci fut frappé de l'altération de ses traits.
—Qu'as-tu donc? demanda Fricoulet avec sollicitude.
—J'ai... qu'un grand malheur m'atteint.
—Un grand malheur! répéta l'autre avec une interrogation dans la voix.
Alors, pour répondre à cet impérieux besoin qu'a l'homme de faire participer son semblable à ses peines comme à ses joies, M. de Flammermont raconta brièvement à son compagnon l'aventure à laquelle il était mêlé.
Aux premiers mots qu'il lui en dit, Fricoulet s'écria:
—Mais je connais cette histoire-là... elle a fait beaucoup de bruit à Paris... Songe donc qu'Ossipoff est fort estimé là-bas dans le monde savant que son arrestation a fort ému.
Gontran raconta comment, tout doucement et sans qu'il s'en aperçût lui-même, l'amour avait germé dans son cœur et comment un beau jour il s'était aperçu que cet amour avait poussé de trop solides racines pour qu'il pût songer à le déraciner.
Durant que le jeune comte parlait, Fricoulet s'agitait sur les coussins de la voiture, fronçant les sourcils, claquant de la langue, donnant enfin tous les signes du mécontentement le plus grave.
—Ah! parbleu! s'écria-t-il enfin, ne pouvant plus se contenir, si tu mets une femme dans ta vie... cela ne m'étonne pas que tous les malheurs te tombent dessus.
Sans prendre garde à cette boutade Gontran conclut en disant:
—Bref, je me suis décidé à demander la main de Séléna.
L'étrangeté de ce nom fit oublier à Fricoulet sa mauvaise humeur.
—Séléna!... s'écria-t-il, celle que tu aimes s'appelle Séléna!... Ah! il n'y a qu'un savant—et encore un savant russe—pour donner à sa fille le nom de la lune.
—Le nom de la lune! répéta le comte, pourquoi le nom de la lune?
Fricoulet était ébahi.
—Comment! exclama-t-il, tu es amoureux... ta fiancée porte un nom bizarre et que n'enregistre aucun calendrier et tu ne t'inquiètes pas de connaître l'étymologie de ce nom.
Puis se croisant les bras, dans un geste d'indignation comique:
—Mais, monsieur le comte, savez-vous bien que les racines de votre amour me paraissent avoir poussé au détriment des racines grecques?... Que faites-vous donc dans la diplomatie que vous négligiez ainsi les langues mères... Si tu avais Burnouf un peu plus présent à la mémoire, tu saurais que Séléna vient du grec Σεληνη, qui veut dire: lune.
Puis, avec un sourire quelque peu railleur:
—Gageons que ta fiancée est blonde... blonde et pâle, comme Phoebé pendant une belle nuit de printemps...
Il se tut un moment et reprit en ricanant:
—Au surplus, peu importe sa couleur; la femme brune, blonde ou rousse n'en est pas moins le mauvais génie de l'homme.
Le comte haussa les épaules en murmurant:
—Tu n'as pas changé... je te retrouve avec cette même horreur de la femme...
—Horreur que je compte bien conserver jusqu'à la mort! s'écria Fricoulet.
—A moins qu'avant tu ne rencontres, toi aussi...
Fricoulet saisit son ami par le bras.
—Tais-toi, dit-il, tais-toi... rien qu'une supposition semblable me met hors de moi... pour un peu je sauterais hors de la voiture.
Puis, se calmant:
—Et la fin de ton histoire?
—Oh! je n'ai plus grand chose à te conter, poursuivit Gontran, le malheureux Ossipoff, victime d'une machination odieuse, a été arrêté comme accusé de nihilisme et de complot contre la vie du Tzar, et malgré tous mes efforts et ceux de mes amis, il vient d'être aujourd'hui même condamné à la déportation.
—Diable! murmura Fricoulet, la déportation en Sibérie, c'est la mort.
Et il ajouta in petto:
—Un beau-père de moins... c'est un nuage noir de moins aussi à l'horizon conjugal.
Comme M. de Flammermont hochait la tête, il dit tout haut:
—Le hasard qui m'a fait te rencontrer si inespérément est capable d'envoyer Ossipoff aux mines que je vais diriger.
—On vient de m'apprendre à l'instant que dès demain Ossipoff quitte Pétersbourg pour rejoindre à Moscou un convoi de condamnés dirigés sur Ekatherinbourg.
—Ah! oui, je sais, murmura l'ingénieur, il y a là des mines de platine fort importantes.
Le droschki s'était arrêté devant la petite maison d'Ossipoff, et Wassili, qui guettait sans doute l'arrivée du jeune comte, ouvrit la porte et s'avança à sa rencontre.
A la vue de Fricoulet, le moujick souleva son bonnet en peau d'agneau et se tint à l'écart.
—C'est ici que tu demeures? demanda l'ingénieur.
—Non, c'est l'habitation de Mlle Ossipoff.
Fricoulet fit un mouvement pour se débarrasser des fourrures qui le couvraient, mais M. de Flammermont lui dit à voix basse, d'un ton de prière:
—Fais-moi le plaisir de m'attendre encore; peut-être aurai-je besoin de tes conseils... en tous cas, nous ne pouvons nous séparer aussi brusquement.
Et sans attendre la réponse de son ami, il suivit Wassili.
Au bruit de la porte qui s'ouvrait, Séléna se leva vivement et vint au-devant de Gontran, les mains tendues, le visage pâli, les paupières rouges encore de larmes versées dans la journée.
Depuis le malheur qui l'avait frappée, la jeune fille avait pris des vêtements de deuil, et tout ce noir qui l'enveloppait des pieds à la tête faisait paraître plus transparente et plus diaphane sa peau mate et ivoirine, tandis que ses longues nattes blondes serpentaient plus lourdes et plus dorées jusqu'à sa taille.
Ses premiers mots furent pour poser, comme tous les jours, la question par laquelle débutait invariablement leur entrevue:
—Quoi de nouveau aujourd'hui?
Et elle plongeait ses regards dans ceux du jeune comte pour y deviner la vérité, de peur que, par affection pour elle, il ne cherchât à la lui déguiser.
Contrairement à son habitude, Gontran ne répondit pas et, sans quitter les mains de la jeune fille, il l'amena près d'un sopha sur lequel d'une douce pression il la fit asseoir; lui-même prit place à côté d'elle.
Émue de ce silence, Séléna s'écria:
—Il y a quelque chose.
Muettement, n'ayant point le courage de lui briser le cœur en lui annonçant la fatale nouvelle, Gontran fit un signe affirmatif.
—Oh! mon Dieu! gémit-elle.
Et douloureusement elle inclina la tête, les paupières closes, les lèvres convulsivement serrées, comme un oiseau frappé mortellement et qui va s'abattre sans vie sur le sol.
—Séléna, murmura le jeune homme effrayé.
Mais Mlle Ossipoff était une vaillante nature que le sort impitoyable pouvait plier mais non pas briser.
Elle releva la tête, et balbutia en regardant Gontran bien en face:
—Ils l'ont condamné, n'est-ce pas?
—Oui, fit Gontran à voix basse.
—Les misérables! s'écria-t-elle.
Puis elle reprit:
—Mais le Tzar est juste... il est clément... il fera grâce... Vous m'accompagnerez, n'est-ce pas Gontran?... vous me l'avez promis... J'irai me jeter aux pieds du Tzar et je le supplierai de me rendre mon père...
Comme le comte se taisait, elle comprit qu'elle s'illusionnait et qu'il lui fallait abandonner tout espoir.
Alors, une épouvante la saisit; la vision sinistre du gibet se dressa devant elle.
Elle poussa un cri d'horreur et, se voilant la face de ses mains, elle murmura:
—La mort! mon Dieu! la mort!...
—Non, se hâta de répondre Gontran, la déportation.
Elle tressaillit, lui saisit la main, et d'une voix étranglée:
—Alors pourquoi renoncer à tenter de nouvelles démarches?
Il hésita un moment, puis ne pouvant faire autrement que de répondre, maintenant qu'il était acculé à la vérité:
—Parce que, lorsque l'aube se lèvera demain, dit-il, M. Ossipoff sera déjà en route pour Moscou.
Séléna poussa un cri, se dressa toute droite et répéta:
—Pour Moscou!
—Oui, on l'envoie à Ekatherinbourg.
La jeune fille eut un geste désespéré.
—Lui, lui! condamné aux mines, comme un voleur, comme un assassin!... ah! les misérables!... les bandits!...
Elle se tut, les traits contractés par la douleur, les yeux brillants d'une lueur indignée.
Puis soudain elle releva la tête et agitant son poing fermé:
—Mais nous le sauverons, monsieur de Flammermont, dit-elle, nous leur arracherons cet innocent.
—Que faire? murmura pensivement le jeune homme... quel moyen imaginer?... à quel subterfuge avoir recours?
Séléna frappa du pied et s'écria avec une certaine amertume dans la voix:
—Je croyais qu'un grand homme de votre pays avait déclaré que le mot impossible n'était pas français!... reculeriez-vous?
—Non pas... mais je suis effrayé des difficultés sans nombre qui se dressent dès à présent entre notre but et nous... Sauver votre père sur le territoire russe, avant qu'il n'ait pénétré dans le désert sibérien, il n'y faut penser... les mesures sont prises contre toute tentative d'évasion et tout ce que nous ferions ne servirait qu'à aggraver la situation.
Séléna inclina la tête, reconnaissant ainsi la sagesse de ce que venait de dire M. de Flammermont.
Tout à coup, celui-ci se leva et se dirigeant vers la porte du cabinet:
—Le hasard m'a fait rencontrer aujourd'hui un de mes bons camarades d'enfance, un jeune savant français qui connaissait de réputation M. Ossipoff et qui s'intéresse vivement à son malheureux sort... Voulez-vous me permettre de vous le présenter?
Comme Séléna gardait le silence:
—C'est un garçon de grande valeur, poursuivit le comte, très ingénieux et de bon conseil... Si je l'ai amené jusqu'ici, c'est parce que j'estimais qu'il pourrait nous être utile.
—Faites-le donc entrer, répondit Mlle Ossipoff... Il est le bienvenu à l'avance, toute ma reconnaissance lui est déjà acquise.
Quelques instants après, Gontran rentrait dans le salon suivi du jeune ingénieur.
—Chère demoiselle, dit-il en s'adressant à Séléna, permettez-moi de vous présenter un de mes bons amis, un savant français, M. Alcide Fricoulet, ingénieur de son état et... inventeur fécond.
Séléna indiqua un siège au nouveau venu, puis s'assit, et souriant tristement:
—Vous êtes ici doublement le bienvenu, monsieur, fit-elle gracieusement... votre titre d'ami de M. de Flammermont vous ouvre les portes de cette maison non moins grandes que ne vous les eût ouvertes votre titre de savant.
Devant cette phrase aimable, Alcide Fricoulet s'inclina.
—Mademoiselle, répondit-il, mon ami Gontran, qui m'avait déjà fait tout à l'heure part du grand malheur qui vous frappe, m'est venu chercher pour me demander conseil... Hélas! je n'ai point la prétention de vous apporter de grandes lumières... mais si faibles que soient les miennes, elles vous sont tout acquises.
Puis, se tournant vers le jeune comte:
—Donc, dit-il, délibérons.
Et s'adressant à Séléna:
—Possédez-vous ici des cartes de Russie?
La jeune fille frappa sur un timbre et Wassili apporta une carte gigantesque qui fut déployée sur la table de travail d'Ossipoff.
Pendant plusieurs minutes, Fricoulet demeura penché sur la toile, examinant attentivement la carte de Sibérie, mesurant minutieusement la distance qui séparait les mines d'Ekatherinbourg de Pétersbourg, vérifiant la hauteur des monts ouraliens, et au fur et à mesure qu'il avançait dans son étude et qu'il se rendait compte davantage des difficultés à vaincre, pour traverser les montagnes et les steppes de la Russie orientale, ses sourcils se fronçaient et ses lèvres s'allongeaient dans une moue significative.
—Satané pays! grommela-t-il.
Puis, relevant la tête:
—A moins de circonstances exceptionnelles, dit-il d'une voix ferme, je crois qu'il est impossible de s'échapper de Sibérie.
—Vous aussi, monsieur, s'écria Séléna, vous désespérez.
L'ingénieur étendit la main et répliqua:
—J'ai dit «à moins de circonstances exceptionnelles», mademoiselle... donc je continue: les défilés sont gardés, dit-on, par des postes vigilants. Il faudrait suivre les montagnes jusqu'à Orenbourg, à travers des plaines sans végétation, continuellement battues par les tribus kirghises qui font la chasse aux prisonniers évadés.
Et secouant énergiquement la tête, il déclara:
—Un homme seul, ne comptant que sur lui-même, ne peut s'enfuir des mines; il serait infailliblement repris, qu'il aille à pied, qu'il soit monté sur un cheval vigoureux, ou même qu'il suive en bateau le cours des fleuves du pays.
—Mais alors, fit Gontran dont la mine s'allongeait à mesure que son ami parlait, si tu déclares impraticables tous les moyens de fuite... si l'on ne peut se sauver ni par terre, ni par eau, il ne nous reste plus rien...
—Et l'air, s'écria Fricoulet... estimes-tu par hasard la voie aérienne inférieure aux autres?
—Un ballon! exclama le jeune comte d'un air moitié incrédule, moitié enthousiaste.
L'ingénieur haussa les épaules.
—Un ballon! répéta-t-il un peu dédaigneusement. Eh! bon Dieu! qu'en pourrais-tu faire? quand tu voudrais aller en Sibérie, il t'emmènerait en Norvège... tu sais bien que ce sont des machines indirigeables.
Gontran baissa la tête.
—Alors? murmura-t-il.
Alcide Fricoulet, demeurait immobile, les sourcils contractés comme sous l'empire d'une violente tension d'esprit, les paupières demi-baissées, laissant filtrer un regard vague et indécis.
Tout à coup il se redressa et s'adressant à M. de Flammermont:
—Je le répète, dit-il d'une voix vibrante, l'air est la seule voie qu'il nous soit permis de prendre pour tenter de sauver M. Ossipoff.
—L'air!... l'air!... objecta Gontran... c'est fort joli... mais il faut un moyen de s'en servir.
—Ce moyen, je crois l'avoir trouvé.
Séléna bondit de son siège et saisissant les mains du jeune savant:
—Oh! monsieur, ne vous trompez-vous pas? Ne me leurrez pas d'un vain espoir! Si vous vous engagez à sauver mon père, il faudra le sauver.
—Mademoiselle, répliqua gravement Fricoulet, je m'engage à tenter l'impossible, c'est tout ce qu'un honnête homme peut faire.
Puis se tournant vers le jeune comte:
—Es-tu prêt à tous les sacrifices? demanda-t-il.
—Même à celui de ma vie, répondit Gontran d'une voix vibrante.
Malgré la gravité de la situation un sourire imperceptible crispa les lèvres de Fricoulet.
—Je ne t'en demande pas tant, dit-il.
—Que faut-il, alors?
—D'abord être libre de tes actions et, pour cela, donner ta démission.
—Dès ce soir je verrai mon ambassadeur, répondit sans hésiter le jeune diplomate, et en attendant que ma démission soit acceptée par le ministre des affaires étrangères, j'obtiendrai un congé immédiat.
Séléna leva vers Gontran ses yeux mouillés de larmes.
—Oh! Gontran! murmura-t-elle d'une voix pleine de reconnaissance.
Il lui prit les mains, les serra doucement et répliqua:
—Qu'est-ce que ce petit sacrifice si, grâce à lui, je puis sécher vos pleurs et ramener le sourire sur vos lèvres.
Fricoulet haussa légèrement les épaules.
—Ces amoureux, pensa-t-il, tous les mêmes; pas un seul n'a assez d'imagination pour trouver d'autres phrases que celles dites et redites depuis la création d'Adam et d'Ève.
—Que marmottes-tu donc entre tes dents? demanda le comte en se retournant.
—Je dis que ta démission ne me suffit pas, qu'il me faudrait encore une cinquantaine de mille francs.
—Dès ce soir encore, j'écrirai à mon notaire de m'envoyer des fonds.
Puis, à l'oreille de son ami, il ajouta tout bas:
—Tu as bien fait de n'être pas trop exigeant, car c'est à peu près tout ce qui me reste de ma fortune.
—Gontran, s'écria Séléna, je ne veux pas...
—Il s'agit de votre père, mademoiselle Ossipoff, répondit Fricoulet.
La jeune fille rougit et murmura:
—Je ne puis cependant laisser M. de Flammermont se ruiner.
—Ah! s'écria le jeune homme avec chaleur, que n'ai-je des millions pour vous en faire le sacrifice!
—En ce cas, dit froidement Fricoulet, Mickhaïl Ossipoff sera sauvé. Dès demain nous prenons le train pour Paris et là-bas, nous préparons tout pour l'évasion du prisonnier.
Gontran désigna Séléna.
—Je ne puis la laisser seule ici, dit-il.
Fricoulet fronça les sourcils.
—Oh! les femmes! grommela-t-il.
Puis, après un moment:
—Eh bien! reste à Pétersbourg jusqu'au moment où tout sera prêt et où je te dirai de venir me rejoindre.
—Mais explique-toi... que comptes-tu faire?... mets-nous au courant de tes projets.
—Mes projets sont fort simples: J'ai dit tout à l'heure que la voie de l'air était la seule praticable pour enlever Mickhaïl Ossipoff et c'est la vérité... mais comme les ballons sont indirigeables, il s'agit de construire un appareil à grande vitesse permettant de naviguer à volonté dans l'atmosphère.
—Mais tu t'es moqué de moi tout à l'heure lorsque j'ai prononcé le mot de ballon.
—Effectivement... pour pouvoir être maître de mon moyen de locomotion il faut qu'il soit plus lourd que l'air.
Gontran ouvrit de grands yeux étonnés, ses principes scientifiques plus qu'insuffisants se trouvaient bouleversés par cette déclaration.
—Tu ne parais pas bien convaincu? fit Fricoulet, un peu railleur.
Le jeune comte eut un sourire à l'adresse de Séléna et répliqua:
—En l'absence de ce bon M. Ossipoff, je puis bien te déclarer que je ne suis qu'un sauvage en fait de sciences et que je ne comprends pas...
—Bast! tu n'as pas besoin de comprendre... As-tu confiance en moi?
—Aveuglément.
—Eh bien! alors, ne me demande pas des explications qui, outre qu'elles ne jetteraient peut-être pas une grande lueur dans ton esprit, nous attarderaient par trop....
Il regarda la pendule et, se levant brusquement:
—N'oublie pas que je suis arrivé hier soir après cinquante-trois heures de voyage, et que demain à la première heure il faut que je sois en wagon.
Puis soudain il se frappa le front et fixa alternativement sur Séléna et sur Gontran des yeux ahuris.
—Qu'y a-t-il? demandèrent-ils à la fois, saisis du même pressentiment que tout à coup une impossibilité venait de se dresser dans l'esprit de l'ingénieur.
—Il y a... il y a... que tout ce que nous venons de dire est fort joli... mais...
—Mais?... répétèrent les autres d'une voix anxieuse.
Alcide Fricoulet éclata de rire, se croisa les bras et s'écria:
—Et ma mine de Nertchinsk!
Gontran pâlit portant sur Séléna des regards désolés:
—C'est vrai, murmura-t-il, j'avais oublié que tu es simplement de passage à Pétersbourg et que là-bas une brillante situation t'attend.
Mlle Ossipoff se couvrit le visage de ses mains pour cacher les larmes qui ruisselaient le long de ses joues.
En dépit du peu de sympathie que lui inspirait le sexe faible, le jeune ingénieur se sentit ému à la vue de cette poignante douleur; il regardait gravement Mlle Ossipoff et on voyait à son regard profond et à ses lèvres plissées soucieusement qu'un violent combat se livrait en lui.
—Au diable! dit-il tout à coup, les mines de Nertchinsk s'exploiteront comme elles le voudront; les choses restent telles que nous venons de les arrêter... Je pars demain pour Paris.
Séléna releva la tête et un sourire radieux illumina sa face pâle toute ruisselante de pleurs; Gontran, lui, se jeta sur les mains de son ami et les secoua à plusieurs reprises.
—Alcide!... Alcide... comment pourrons-nous jamais te remercier?
L'ingénieur haussa les épaules:
—Bien simplement, dit-il. Engage-toi si, comme je l'espère fermement, je réussis à faire évader M. Ossipoff, engage-toi en son nom à me faire prendre part à la grande excursion céleste qu'il médite.
Séléna battit des mains en s'écriant:
—Oh! cela bien volontiers.
—En ce cas, répondit Fricoulet, loin de me rien devoir, mademoiselle, c'est moi qui serai votre débiteur... car il ne s'organise pas tous les jours des trains de plaisir pour la lune et je ne serais pas fâché d'aller constater de visu jusqu'à quel point les Sélénites ont amené le perfectionnement de la mécanique.
Deux mois après cet entretien Séléna dit à M. de Flammermont:
—Mon cher ami, que pensez-vous de M. Fricoulet?
—Dame!... fit le jeune comte assez embarrassé par cette question, je ne sais trop que penser... je vous l'avoue... mes lettres restent sans réponses... et le télégramme que j'ai envoyé il y a huit jours a eu le même sort que mes lettres.
—Eh bien! savez-vous quel est mon avis à moi? reprit la jeune fille d'un ton singulier... votre ami Fricoulet qui, sous l'empire de je ne sais quel sentiment, nous avait fait ici de belles promesses, a réfléchi sans doute et est tout simplement parti pour Nertchinsk.
M. de Flammermont eut un haut-le-corps.
—Que dites-vous là? mademoiselle, s'écria-t-il.
—Ce qui doit être la vérité, répondit-elle amèrement... M. Fricoulet a peut-être trouvé qu'il était bien bête de sacrifier ses intérêts à un vieillard qu'il ne connaît même pas... et voilà.
—Mais c'est impossible!.... j'ai reçu, quinze jours après le départ d'Alcide, un mot de mon notaire m'informant qu'il lui avait remis les cinquante mille francs.
Séléna hocha la tête:
—Peut-être, fit-elle pensivement, a-t-il employé cet argent en tentatives malheureuses et, n'osant vous en avertir, par amour-propre ou pour toute autre cause... il fait le mort.
—Je connais Fricoulet, s'écria le jeune comte, c'est un brave et loyal garçon... je m'en porte garant... attendons encore.
Mlle Ossipoff garda un moment le silence, puis d'une voix un peu amère:
—Attendre! toujours attendre... et pendant ce temps, là-bas, dans cet enfer des mines, mêlé à des bandits, mon pauvre père traîne sa vie misérable, m'accusant, moi sa fille, de ne rien faire pour le sauver.
—Mais que pouvez-vous faire! exclama Gontran.
—Tenter de le rejoindre et si je ne puis le faire évader, tout au moins partager son sort.
—Mais vous n'y pensez pas!...
—J'y pense si bien, monsieur de Flammermont, que tout est préparé pour mon départ.
Le jeune homme n'en pouvait croire ses oreilles.
—Vous partez! dit-il... vous partez!... mais vous savez bien qu'il est interdit aux familles des déportés de pénétrer en Sibérie.
—Je le sais, mais j'ai pris mes précautions pour dérouter les soupçons et déjouer la surveillance de la police.
Et comme il la regardait d'un air surpris, elle alla à une armoire, l'ouvrit et en tira un costume complet de paysanne lithuanienne qu'elle étala sur un siège.
—Voyez, dit-elle, c'est avec ces vêtements que je voyagerai et nul ne devinera que c'est Mlle Ossipoff, la fille de l'un des membres de l'Institut de Pétersbourg qui, ainsi vêtue, rejoint son père en Sibérie.
—Mais vous ne pourrez franchir la frontière.
Elle prit sur la table une carte qu'elle ouvrit:
—Tenez, dit-elle, voyez si mon plan est exact... D'ici, je vais en chemin de fer jusqu'à Orenbourg... là, j'abandonne mon costume de paysanne russe et j'achète dans un bazar des vêtements de tzigane, grâce auxquels je me faufile dans une de ces troupes nomades qui, vers le printemps, émigrent en Sibérie pour y gagner leur vie, de bourgade en bourgade, en donnant des représentations foraines.
—Mais c'est de la folie, s'écria Gontran... vous ne ferez pas cela.
—Folie ou non, monsieur de Flammermont, dit la jeune fille d'une voix ferme, je suis décidée à exécuter de point en point le plan que je viens de vous tracer en quelques mots.
Le jeune comte ne trouvait pas une parole, sentant, au ton résolu de Mlle Ossipoff, que toute contradiction était inutile.
—Et quand partez-vous? demanda-t-il d'une voix tremblante.
—Demain.
—Déjà! s'écria-t-il en lui prenant les mains.
—J'ai déjà trop tardé... songez à celui qui gémit tout seul... là-bas.
—Permettez-moi de vous accompagner jusqu'à Orenbourg, supplia-t-il.
—Je ne veux même pas que vous veniez à la gare de Pétersbourg; la moindre imprudence peut attirer sur moi l'attention de la police.
Gontran eut un geste désespéré.
—C'en est donc fini de mon rêve! balbutia-t-il.
—Non, dit-elle énergiquement; ne désespérez pas plus que je ne désespère... nous nous reverrons, je vous le jure... je sens quelque chose qui me le dit.
Elle avait prononcé ces mots avec une conviction si profonde que Gontran sentit un peu d'espoir renaître dans son cœur et que lorsqu'il prit congé de Mlle Ossipoff, il était persuadé, lui aussi, que le vieux savant échapperait à ses gardiens.
Cependant, le lendemain, en dépit de la défense que lui en avait faite Séléna, il ne put résister au désir de la voir une dernière fois; il emprunta les vêtements de Wassili et s'en fut à la gare, quelque temps avant l'heure de départ du train.
Caché dans un coin, dissimulé derrière un pilier, il vit arriver Mlle Ossipoff, plus charmante que jamais sous son costume de paysanne.
Comme si son cœur l'eût prévenu qu'il était là, la jeune fille promena d'un air indifférent ses regards autour d'elle et l'aperçut enfin qui la dévorait des yeux.
Elle lui fit signe qu'elle l'avait vu, puis, prenant son billet, elle se mêla aux autres voyageurs dont la foule débordait sur le quai.
Il la suivit, la vit monter dans un wagon de 3e classe, à la portière duquel elle demeura penchée pour être aperçue de lui jusqu'au dernier moment.
Enfin, la machine lança son sifflement strident et le train s'ébranla.
Alors Séléna mit ses doigts sur sa bouche et envoya un baiser dans la direction où, immobile, se tenait M. de Flammermont; puis, émue de la désolation en laquelle elle le laissait, elle s'assit à sa place et pleura silencieusement.
Cependant, plus rien ne retenait Gontran à Pétersbourg, sa démission ayant été acceptée; et Séléna avait quitté la ville depuis huit jours à peine qu'il se préparait à boucler sa valise et à filer sur Paris, lorsque la veille même de son départ il reçut une dépêche ainsi conçue:
«Tout est prêt; arrive,
«Fricoulet.»
M. de Flammermont poussa un cri de joie.
—Le brave garçon, dit-il, je savais bien que du moment qu'il avait promis, il ferait l'impossible pour tenir sa promesse.
Mais, son visage radieux devint subitement sombre et sa joie se changea en accablement, en pensant à Séléna qui n'avait pas eu la patience d'attendre et qui maintenant, exposée à mille dangers, devait quitter Orenbourg pour se lancer dans le désert sibérien.
—Pourvu qu'elle puisse arriver jusqu'à Ekatherinbourg, murmura-t-il, Fricoulet saura bien en secourir deux au lieu d'un.
Et, soixante heures après, il débarquait à Paris et se faisait conduire au boulevard Montparnasse où, sous le toit même d'une haute maison, logeait Alcide Fricoulet.
Les appartements du jeune savant n'étaient rien moins que somptueux; ils se composaient en tout et pour tout de deux vastes pièces mansardées par les fenêtres desquelles on apercevait, se déroulant en un vaste panorama, tout le Paris septentrional.
De ces deux pièces, l'une était une bibliothèque servant à la fois de bureau de travail, d'observatoire, de fumoir et au besoin de salon; l'autre servait de laboratoire et aussi de chambre à coucher, ainsi que l'indiquait un petit lit de fer qui s'étendait dans un renfoncement de la muraille avec son matelas mince comme une galette et sa couverture légère comme une pelure d'oignon.
Sur le fourneau carrelé et à hotte vitrée mobile se trouvaient des fourneaux en terre réfractaire, des cornues en grès et en verre, un grand alambic, avec son serpentin réfrigérant; les rayons des tablettes garnissant la muraille étaient surchargées de flacons de produits chimiques, de matras, d'éprouvettes, d'allonges; la grande table, devant la fenêtre, soutenait des balances de chimiste, un trébuchet sous sa cage de verre, un puissant microscope avec des préparations toutes fraîches; enfin des tubes d'essai pour l'étude des «infiniment petits».
Dans l'autre pièce—la bibliothèque—à la place des fourneaux se trouvaient d'immenses armoires vitrées; les unes contenaient de nombreux volumes dépareillés et dont le dos fatigué prouvait les constants services, les autres renfermaient des appareils de physique: machines électriques de toutes formes, pompes pneumatiques, batteries de piles, appareils photographiques, lunettes, télescopes, etc.
Les seuls meubles de cette pièce étaient un canapé tout défraîchi, quelques chaises et un guéridon; pas de glaces, encore moins de tableaux, aucunement de rideaux aux fenêtres.
Maître Fricoulet, sans être un cénobite, dédaignait absolument toutes ces futilités; ses appareils, ses livres suffisaient à tous ses besoins, comme aussi toute un collection de pipes, plus ou moins culottées, suspendues à la muraille.
—Toi! s'écria-t-il en bondissant au-devant de son ami.
—Ne m'attendais-tu pas? demanda Gontran un peu étonné.
—Certainement si... mais seulement dans quelques jours.
Et il ajouta avec un petit sourire railleur:
—Je ne supposais pas que tu aurais le courage d'une séparation aussi brusque.
Le visage du jeune comte changea subitement d'expression.
—Hélas! dit-il, voici huit jours que Séléna est partie.
Et en quelques mots navrés il mit Fricoulet au courant des événements.
—Ah! les femmes! s'écria le jeune ingénieur, toutes les mêmes! la meilleure, vois-tu, ne vaut pas cela.
Et il fit dédaigneusement claquer contre ses dents l'ongle de son pouce.
Puis, brusquement:
—Tu n'es pas trop fatigué pour m'accompagner?
—Où cela?
—Près de Nogent-sur-Marne.
—Quoi faire là?
—Voir la carcasse de mon appareil.
—Allons.
Une heure plus tard les deux amis descendaient de tramway devant le fort de Vincennes et se lançaient dans les ombreuses allées du bois; après avoir traversé Fontenay, Fricoulet s'engagea dans une ruelle peu fréquentée et s'arrêta bientôt devant une porte munie d'une forte serrure dans laquelle il introduisit une grosse clé qu'il avait tirée de sa poche.
La porte s'ouvrit et les deux hommes se trouvèrent dans un vaste terrain en friche, de près de huit cents mètres de superficie au fond duquel un hangar se dressait.
—Mais je ne vois pas ton fameux appareil! fit Gontran, où donc est-il?
—Dans le hangar, là-bas... il n'est pas monté, car la machine motrice n'est pas terminée, et d'ailleurs la place manque... car, pour enlever quatre personnes, j'ai dû donner à mon oiseau de grandes dimensions.
—Ton oiseau! exclama le jeune comte.
Fricoulet sourit.
—Quand tu l'auras vu, tu comprendras pourquoi je l'appelle ainsi...
Ce disant, il avait poussé la porte du hangar et Gontran vit alors, étendues sur le sol, une douzaine de pièces métalliques bizarrement contournées et polies avec soin; il y avait aussi des pièces de soie roulées sur elles-mêmes et des matériaux de toutes sortes; le long des murs, sur des établis spéciaux se trouvaient tous les outils et les appareils de menuisier et de mécanicien ajusteur.
Gontran paraissait désappointé.
—C'est là tout ce qu'il y a de fait... de ton oiseau? murmura-t-il.
—Comment! tout ce qu'il y a de fait!... mais crois bien que je n'ai pas perdu mon temps.
Gontran désigna les pièces de soie.
—C'est un ballon que tu veux faire?
—Non pas... c'est un aéroplane.
Et lisant dans l'œil de son ami une question toute naturelle, il y répondit:
—Tu sais ce que c'est qu'un cerf-volant et tu connais la raison pour laquelle il s'élève dans l'air: parce qu'il est tiré contre le vent au moyen d'une corde qui le rattache à la terre; de cette traction et de la résistance du vent vient la stabilité de l'appareil... Eh bien! suppose une chose: je supprime la corde et je la remplace par un propulseur qui tire en avant l'appareil, précisément avec la même vitesse que le fait la personne qui tient l'extrémité de la corde... il te semble bien, n'est-ce pas, que le résultat sera le même?
—C'est-à-dire que le cerf-volant demeurera immobile si la résistance ne change pas... mais que si elle varie, il tombera ou avancera...
Fricoulet approuva de la tête.
—Ah! s'écria comiquement Gontran, que M. Ossipoff n'est-il là pour m'entendre parler de la sorte! lui qui croyait n'avoir pour gendre qu'un astronome!... quelle joie serait la sienne en s'apercevant que mes connaissances s'étendent aussi à la mécanique!
Puis, aussitôt, d'un air plus sérieux, il ajouta:
—Mais tu n'as pas la prétention de m'emmener en cerf-volant?
—Pourquoi pas? répliqua l'ingénieur avec le plus grand calme.
M. de Flammermont regarda son ami; puis posant son index sur son front, il demanda, en hochant la tête:
—Est-ce que?...
—Tu me crois fou! s'écria Fricoulet... eh bien! regarde, écoute et tâche de comprendre.
Il avait saisi un morceau de charbon de bois qui traînait à terre et, à grands traits, sur le mur blanc du hangar, il se mit à esquisser une machine qui fit ouvrir des yeux énormes à Gontran.
—Qu'est-ce que cela? murmura celui-ci abasourdi.
—Ça! exclama le jeune ingénieur, ça! c'est mon cerf-volant... ceci d'abord, est une vaste surface de soie vernissée—tu vois les rouleaux de soie à ta droite—qui aura près de quatre cents mètres de superficie, de façon à constituer, en cas d'avarie de la machine, un immense et efficace parachute... tu saisis bien le dessin, n'est-ce pas?
—Jusqu'à présent, c'est clair comme de l'eau de roche... mais ce que je saisis le mieux... c'est le but du parachute... brrr... tu me fais passer des frissons dans le dos...
—Ici—à ce que j'appellerai la tête, à l'avant du cerf-volant—j'installe deux hélices en soie bordées de fils d'acier, d'un diamètre de trois mètres...
—Ce sont ces machines-là, probablement, interrompit Gontran, en désignant, du bout de sa canne, les plaques bizarrement contournées qui, tout d'abord, avaient attiré son attention.
—Oui, répondit l'ingénieur en souriant de l'expression, ce sont ces machines-là... Or, ces machines-là—comme tu les appelles—sont mues à raison de trois cents tours à la minute par un moteur à vapeur de mon système... Veux-tu que je t'explique mon système?
| A.—Hélices propulsives. | M.—Échelle pour descendre dans: |
| B.—Moteur à vapeur. | K.—La nacelle inférieure. |
| C.—Chaudière. | d.—Bache à eau. |
| D.—Plancher de la plate-forme. | e.—Bache à combustible. |
| F.—Roue du gouvernail. |
—Non, non, s'écria le comte, avec un véritable effroi... j'ai déjà la tête cassée du peu que tu m'as dit... sans compter que tu perdrais ton temps... cependant... ce moteur, où le places-tu?... pas sur la soie, à coup sûr?
—Pourquoi pas?...
Et faisant une croix au charbon sur le centre même du cerf-volant:
—Voici mon moteur, dit Fricoulet.
—Mais ça pèse... et l'eau et le feu?...
—Patience... nous allons en parler tout à l'heure... Pour l'instant voici mon cerf-volant tiré en avant, grâce aux hélices, avec une vitesse qui peut aller jusqu'à cinquante mètres par seconde; de toutes façons, cette vitesse doit être suffisante pour que l'air présente une résistance assez grande pour soutenir tout l'appareil.
—Mais une fois lancé, fit Gontran en goguenardant, ton cerf-volant filera tout droit devant lui sans pouvoir dévier de la ligne droite et, comme tu me le disais à Pétersbourg, en parlant des ballons, tu iras en Norvège lorsque tu penseras atterrir en Sibérie.
Fricoulet haussa les épaules.
—Finaud! va, dit-il, et le gouvernail, le comptes-tu pour rien?
En même temps de trois traits de charbon il ajoutait à la partie postérieure de l'appareil une surface triangulaire qui ressemblait à une queue de poisson.
—Voici, poursuivit-il, de quoi faire virer de bord notre bateau aérien.
—C'est fort bien! riposta M. de Flammermont, mais parle-moi un peu du moteur.
—Je le veux bien; mais cela va te sembler moins clair... Donc, mon moteur se compose d'une chaudière à haute pression, ayant la forme d'un serpentin pour être tout à fait inexplosible et ne contenant que cinq cents grammes d'eau. Par suite de la grande chaleur développée par la combustion des hydrocarbures liquides qui brûlent dans une lampe, les cinq cents grammes d'eau sont transformés en vapeur à cinquante atmosphères de pression et travaillant sur les deux faces d'un piston très léger; ce piston a sa tige directement articulée sur la manivelle de chacun des arbres supportant les hélices propulsives.
—Ouf! dit Gontran, quelle phrase!
—Mon cher, les explications scientifiques se prêtent peu aux périodes oratoires; je continue: après s'être détendue en travaillant dans un second cylindre, cette vapeur est ramenée au condenseur où elle se liquéfie et où une pompe la reprend pour la ramener à la chaudière... de cette façon, tous les poids morts d'eau et de combustible à traîner avec soi sont pratiquement supprimés... As-tu compris?
—Peu de chose... mais, par exemple, ce que je comprends, c'est que ce moteur avec tous ses accessoires pèse un certain poids.
—Mon cerf-volant peut supporter une charge de sept cents kilos! s'écria triomphalement le jeune inventeur, et franchir d'une seule traite mille kilomètres.
Gontran était abasourdi.
—Qu'as-tu à répondre à cela? ajouta Fricoulet.
—Rien, absolument rien, répartit le comte...
Puis soudain, se jetant au cou du jeune ingénieur.
—Ah! Fricoulet! exclama-t-il, tu es un grand génie!
—Peuh! fit l'autre, railleur, tu n'aurais jamais pensé à me le dire, si mon cerf-volant ne devait ramener le sourire sur les lèvres de Mlle Séléna.
—Ah! mon ami! riposta Gontran, je te devrai mon bonheur!
—Quel enragé! grommela Fricoulet, a-t-on jamais vu un être libre aspirer avec plus de force après sa chaîne?
Puis, brusquement:
—Tu sais, dit-il en plantant ses regards dans les yeux de Gontran, ne viens jamais me faire aucun reproche, si plus tard la lune de miel, que tu entrevois, change de couleur et tourne au roux... car, je te le déclare très carrément, malgré l'amitié que je te porte, ou plutôt à cause même de cette amitié, je ne ferais pas ce que je fais, s'il ne s'agissait de rendre à la science un homme aussi éminent que M. Ossipoff.
Et après avoir prononcé cette phrase tout d'une haleine, essoufflé, le jeune ingénieur se tut.
Gontran, qui connaissait de longue date l'antipathie de son ami pour le mariage, haussa doucement les épaules.
—A propos d'Ossipoff, dit-il seulement, comment ferons-nous pour le prévenir?
—Il l'est déjà, répondit Fricoulet d'un ton bourru.
Le comte demeura bouche bée.
—Ossipoff est prévenu!... fit-il, mais par qui?
—Par moi, riposta l'autre laconiquement.
Puis tirant sa montre:
—Deux heures, murmura-t-il, il faut que j'aille à l'usine Cail examiner mon moteur... As-tu quelque chose encore à me demander?
—Je désirerais te poser une question.
—Parle.
—Vers quelle époque ton oiseau s'envolera-t-il?
Sans hésiter, Fricoulet répondit:
—Mon aéroplane sera prêt le 20 juillet... jusqu'à la fin du mois je ferai des expériences; j'ai compté trois jours pour l'aménager complètement et garnir les soutes de vivres et de provisions de toutes sortes; cela nous mènera au 3 août... le 4 août au soir nous partirons.
—Dans six semaines! s'écria Gontran.
—Oui, dans six semaines et vers le 8 août, au matin, nous planerons au-dessus d'Ekatherinbourg.
—A moins qu'en route nous ne nous soyons cassé la tête, observa M. de Flammermont.
—Fort juste, répliqua Fricoulet.
Et il ajouta en haussant les épaules:
—Bast! finir comme cela ou par un mariage!...
Décidément, Alcide Fricoulet n'aimait pas les femmes.
CHAPITRE V
L'ENLÈVEMENT D'OSSIPOFF
A cinq cents verstes environ de la Kamennoï Poïas (la ceinture de pierre), ainsi que les Russes appellent la ligne des monts Oural, par 56° 51' de latitude Nord et 38° 18' de longitude Est, s'élève la ville d'Ekatherinbourg, centre de toutes les mines et forges de la couronne. C'est là qu'après deux mois d'un voyage épouvantable, le corps brisé par les fatigues et les souffrances, mais le moral résistant quand même, Mickhaïl Ossipoff était parvenu avec toute une colonne de forçats, composée pour la plupart de condamnés criminels.
Le lendemain même de son arrivée, le vieillard, séparé de ses compagnons et escorté de deux gendarmes,—en tunique bleue et coiffés d'un casque de cuivre,—fut conduit à la maison de police.
Là, en présence du smotritel (inspecteur), on le mit nu jusqu'à la ceinture pour bien constater, signalement en main, son identité; puis on lui donna le numéro 7327 qui, désormais, devait remplacer pour lui tout état civil.
Ces différentes formalités remplies, l'inspecteur dit à son secrétaire:
—Vois donc si Ismaïl Krekow est là.
L'autre rentra quelques minutes après, suivi d'un grand diable d'homme tout vêtu de fourrures, avec un bonnet de peau d'ours enfoncé jusqu'aux yeux, le visage disparaissant presque tout entier sous une barbe épaisse et noire, dans laquelle les lèvres, fortement roulées, mettaient une teinte écarlate.
—Ismaïl Krekow, dit l'inspecteur, voici l'homme que tu attends.
Le nouveau venu s'approcha du vieux savant.
—C'est toi qui t'appelles Mickhaïl Ossipoff? demanda-t-il.
—C'est moi, répondit le savant assez surpris.
—Ah! poursuivit l'autre en tournant autour du prisonnier, l'examinant du haut en bas.
L'inspecteur, impatienté, frappa du pied.
—Allons! exclama-t-il, qu'attends-tu pour t'en aller, Ismaïl Krekow?
—Je veux vérifier si c'est bien là celui dont on m'a parlé, répondit l'autre gravement.
—Imbécile, murmura l'inspecteur, puisque tu ne l'as jamais vu, comment veux-tu savoir si c'est lui!... Allons, prends livraison de ton homme et va-t'en.
Docilement, Ismaïl Krekow se courba sur un grand registre qu'on ouvrit devant lui, mit sa signature à l'endroit qu'on lui désignait, et sortit en faisant signe à Mickhaïl Ossipoff de le suivre.
Devant la porte de la maison de police, une télègue, attelée de deux chevaux, attendait.
Ismaïl Krekow y monta, le vieillard prit place à côté de lui et les chevaux, enveloppés d'un vigoureux coup de fouet, emportèrent la légère voiture à travers les faubourgs de la ville.
Bientôt les dernières maisons disparurent, puis, tournant brusquement la grand'route, la télègue s'engagea dans un chemin étroit qui montait en pente assez raide sur le flanc d'une montagne; alors le conducteur mit ses chevaux au pas et, se tournant vers son compagnon:
—Eh bien! dit-il, tu peux te vanter d'avoir une vraie chance.
—Oui, fit évasivement Mickhaïl Ossipoff.
—Figure-toi que lorsqu'il y a trois jours j'ai reçu la lettre qui te recommandait à moi, mon comptable, un condamné comme toi, venait de mourir... alors, comme on me disait que tu étais un homme suffisamment instruit pour tenir des livres, j'ai demandé au smotritel de te céder à moi.
—Ah! dit Ossipoff faisant tous ses efforts pour cacher son étonnement, vous avez reçu une lettre parlant de moi?
—Oui, il y a trois jours... un ingénieur français que j'ai eu avec moi pendant plusieurs années pour diriger la mine dont j'étais concessionnaire, m'a écrit chaudement en ta faveur... Alors, comme il m'avait rendu beaucoup de services et que j'avais conservé de lui un bon souvenir, comme aussi j'avais besoin d'un autre comptable pour remplacer celui qui est mort... alors, je t'ai pris avec moi... es-tu content?
—Je vous remercie, fit simplement Ossipoff.
La stupéfaction chez lui était si grande qu'il ne pensait pas à remercier autrement cet homme du grand service qu'il lui rendait en l'arrachant à cet enfer du travail minier; il se demandait quel ami avait bien pu écrire de Paris pour le recommander, lui qui n'avait jamais quitté Pétersbourg et qui n'avait dans la capitale de la France presque aucune relation.
Ne pouvant répondre à cette question, il prit la chose en philosophe, bénissant intérieurement, sans le connaître, celui auquel il était redevable de cet adoucissement apporté à son sort.
Ces choses se passaient à peu près vers la même époque où Séléna et Gontran de Flammermont, à huit jours d'intervalle, quittaient Pétersbourg, la première pour venir rejoindre son père, à travers les mille dangers des steppes sibériens, le second pour répondre à l'appel de son ami Fricoulet qui le mandait à Paris par dépêche.
Pendant les premiers temps de son séjour, Ossipoff trouva une diversion à ses chagrins dans l'exploitation de la mine et dans les opérations chimiques nécessitées par le traitement du platine extrait des roches serpentines de la montagne.
Débarrassé, au moyen de lavages répétés, de la terre et du sable qu'il contient, le platine est plongé ensuite dans un bain d'eau régale où se dissolvent l'or et le fer qui lui sont mélangés; on concentre ensuite cette eau régale et le métal se dissout avec les autres corps qui s'attachent encore à lui: le rhodium, le palladium et l'iridium.
La dissolution décantée est évaporée presque à siccité, pour chasser l'excès d'eau régale et décomposer les corps métalliques énumérés plus haut; puis on reprend la liqueur et on la traite par le chlorhydrate d'ammoniaque qui donne un précipité de chlorure double de platine et d'ammoniaque. Ce précipité lavé, séché et calciné au rouge, constitue alors la mousse de platine, masse grise, spongieuse, qui sert à composer le platine métallique.
C'est cette poudre qui était le résultat des travaux de la mine et de l'usine que dirigeait Ismaïl Krekow; on l'expédiait telle que à Moscou, où on la fondait par des procédés spéciaux, pour en faire de véritables lingots.
Presque tous les condamnés employés par Ismaïl Krekow, aux teints terreux, aux barbes incultes, aux regards effrayants, portaient sur le front et sur les joues, écrites au fer rouge, les trois lettres de l'infâme stigmate: vor, voleur; on les reconnaissait au carré de drap noir cousu dans le dos de leur capote; ce même carré était rouge pour les meurtriers et jaune pour les incendiaires.
Bien que toute la journée Mickhaïl Ossipoff, employé dans les bureaux de l'administration, n'eût aucun rapport avec ses compagnons de captivité, le soir venu, il lui fallait retourner dans l'isba, sorte de petite cabane bâtie en torchis, qu'il partageait avec un condamné, dans le dos duquel s'étalait un carré de drap rouge.
C'était un assassin, et, dès le premier soir où ils s'étaient trouvés ensemble, Yegor—c'était le nom de cet homme—raconta son histoire à Ossipoff avec des détails tellement cyniques que le vieillard ne put s'empêcher de frémir.
—Et toi, demanda le bandit quand il eut fini, pourquoi es-tu ici?
Le savant, pour ne point irriter son compagnon, le mit en quelques mots au courant de l'odieuse machination qui lui avait valu sa condamnation.
L'autre demeura pensif... Le lendemain soir, comme Ossipoff allait s'étendre sur sa couche, Yegor l'attira vers la fenêtre de l'isba et, lui montrant le ciel tout parsemé d'étoiles, lui dit:
—Cause-moi un peu de tout cela.
Surpris d'abord, le vieillard regarda son compagnon, doutant qu'il parlât sérieusement.
Mais voyant la mine grave du bandit et ses regards curieux, il commença à lui exposer en termes simples, susceptibles d'être compris de cette intelligence naïve, les principes du mécanisme universel; puis il passa à l'organisation de la machine céleste et il parla durant deux heures, oubliant, à s'entretenir ainsi d'un sujet qui lui était cher, l'horrible situation dans laquelle il se trouvait.
Et tous les soirs, ce fut ainsi; le bandit se captivait de plus en plus aux explications du savant; le savant sentait peu à peu sa réserve première se fondre et une certaine sympathie pour ce malheureux pénétrer dans son cœur.
—Ah! dit un jour Yegor avec un gros soupir et en étendant la main vers le disque argenté de la lune, je voudrais bien la voir de plus près.
—Il faudrait une lunette pour cela, répondit Ossipoff.
Le lendemain matin, comme le vieillard s'installait dans la petite pièce qui lui servait de bureau, on vint le prévenir qu'Ismaïl Krekow le mandait dans son cabinet.
Le concessionnaire tenait une lettre à la main.
—Ton ami de Paris, dit-il à Ossipoff, m'écrit pour me prier de te remettre ceci qui, m'assure-t-il, te fera grand plaisir; comme je suis content de toi, je ne vois pas d'inconvénient à faire ce qu'il me demande.
Ce disant, il désignait un objet étroit et allongé, posé sur la table, soigneusement enveloppé de toile et de paille.
Vivement le vieillard déchira l'enveloppe et alors à ses yeux ravis une magnifique lunette apparut.
Le vieillard poussa un cri de joie et ses mains tremblantes faillirent laisser échapper le précieux objet.
—Emporte cela, dit Ismaïl Krekow, et ce soir, quand ta journée sera finie, tu pourras te distraire tout à ton aise.
On juge si les heures passèrent lentement pour le vieux savant.
Une lunette! mais cet instrument seul le rattachait à la vie; grâce à lui il allait pouvoir continuer ses études et chercher dans les astres l'oubli de ses misères.
Quand il arriva à son isba, Yegor n'était pas encore remonté de la mine; sans perdre une minute, Ossipoff, après avoir mis sa lunette au point, la braqua vers la voûte où scintillaient des milliers d'étoiles.
Mais, ô surprise! le champ de l'instrument demeura obscur, aucun astre ne traversa les lentilles: on eût dit qu'un voile épais s'étendait entre l'œil du savant et l'objectif.
Pensant qu'un corps étranger s'était glissé dans l'intérieur de l'instrument, Ossipoff le démonta complètement, puis, une à une, en examina les différentes parties avec un soin extrême.
Tout à coup, il poussa une sourde exclamation; sur l'un des verres était collé un petit morceau de collodion, grand tout au plus comme l'ongle d'un pouce.
Le vieux savant, la gorge serrée par l'émotion, le cœur battant avec une violence inimaginable, reconnut que le collodion était comme pointillé de taches noirâtres imperceptibles; tout de suite il eut le pressentiment qu'il avait affaire à une réduction photographique; appliquant sur la réduction l'un des verres grossissants de la lunette, il lut distinctement ces mots:
«Nous veillons sur vous et travaillons à vous sauver. Entre le 7 et le 8 août, nous serons à Ekatherinbourg.—Nous arriverons par la voie des airs.»
C'était signé: Gontran de Flammermont.
Ossipoff eut besoin de toute sa force de volonté pour ne pas pousser des cris de joie.
On veillait sur lui, on ne l'abandonnait pas! on allait le sauver!
En vérité, cela était-il bien possible!
Et plusieurs fois, il relut le bienheureux billet; mais oui, cela était écrit, bien écrit, et c'était au 8 août qu'était fixé le jour de sa délivrance, et c'était signé de Flammermont.
Ainsi donc, ce mystérieux ami qui avait écrit à Ismaïl Krekow, c'était le jeune comte.
Ah! le brave enfant, et comme lui, Ossipoff, était heureux que Séléna aimât un homme tel que celui-là.
Cependant, le sang-froid lui revenant peu à peu, le savant se hâta de gratter la feuille de collodion; puis il remonta la lunette et, incapable de se livrer ce soir-là à son étude favorite, il allait se coucher, lorsque des pas retentirent au dehors, et, par la porte violemment poussée, deux hommes, deux condamnés, entrèrent dans l'isba, portant par la tête et par les pieds un malheureux tout ensanglanté qu'à la lueur de la lanterne Ossipoff reconnut être son compagnon de nuit.
Sans mot dire, les prisonniers déposèrent leur camarade sur son lit et se retirèrent.
—Yegor! s'écria le vieillard.
Le blessé souleva péniblement ses paupières, regarda un moment en silence Ossipoff, puis, d'un geste de la main l'appela auprès de lui.
—Je suis mort, murmura-t-il d'une voix faible... un quartier de roche s'est écroulé sur moi... je n'ai plus que quelques heures à vivre... mais, avant de mourir, je voudrais te dire quelque chose.