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Aventures extraordinaires d'un savant russe; I. La lune

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Éclipse de Soleil vue de la Lune.

—Non, rien... ou du moins il n'y paraît pas... mais je ne vois pas Séléna...

—Mademoiselle votre fille dort encore, répondit Gontran... elle est là, derrière vous.

—Aidez-moi donc à me relever, mon cher enfant, dit le vieillard... je me sens tout engourdi.

Le jeune homme saisit le vieillard par les poignets, et s'arc-boutant solidement, le tira à lui.

Mais il avait sans doute mal calculé son élan, ou bien il n'avait pas lui-même conscience de sa force, car Ossipoff enlevé avec une vigueur prodigieuse, échappa aux mains de Gontran par dessus la tête duquel il passa comme une plume et alla rouler à quelques pas sur Jonathan Farenheit qui continuait son somme aussi paisiblement que s'il eût été sur le matelas de son hamac.

Trois cris retentirent à la fois.

Un de surprise, poussé par Gontran.

Le second, de douleur, poussé par Ossipoff.

Le troisième, enfin, était un cri de colère accompagné d'un «by god» énergique.

Celui-là, on le devine sans peine, était dû aux poumons énergiques de l'Américain qui, précisément, rêvait qu'il avait enfin mis la main sur ce coquin de Fédor Sharp.

Instinctivement ses doigts se crispèrent sur la gorge de l'infortuné savant, et ils le serrèrent avec une violence telle qu'ils l'eussent fait passer de vie à trépas, si les autres n'étaient accourus à son secours.

En voyant à quel adversaire il s'était attaqué, Jonathan Farenheit demeurait tout penaud.

Quant à M. de Flammermont, il se confondait en excuses auprès du vieillard.

Celui-ci, encore sous le coup de l'émotion, se contentait de sourire, tout en défaisant sa cravate qui l'étranglait.

—Qu'arrive-t-il donc? demanda Séléna qui, réveillée par ce tumulte, accourait toute inquiète de voir son père pâle et défait au milieu de ses compagnons interloqués.

Ce fut le vieillard qui, revenu un peu à lui, répondit à la question de la jeune fille en disant à Gontran:

—Vous avez oublié, mon cher enfant, que nous nous trouvons dans la lune et qu'à la surface lunaire la pesanteur est six fois moindre que sur la terre, c'est-à-dire qu'elle égale 0,164. Voilà pourquoi vous m'avez enlevé avec tant de facilité et pourquoi, grâce à l'élan que vous m'avez communiqué, je vous ai échappé pour aller troubler dans son sommeil ce digne monsieur Farenheit... vous ne m'en voulez pas, n'est-ce pas... sir Jonathan?

L'Américain tendit sa large main au savant et répondit:

—Non..., et cependant vous avez interrompu un rêve adorable...

Et en disant ces mots, un flot de sang empourprait le visage de Farenheit, tandis que dans ses yeux luisait une flamme sombre.

—Que rêviez-vous donc? demanda Séléna.

—Que j'étranglais ce bandit de Sharp.

—Tiens! c'est vrai, s'écria Fricoulet tout étonné, cet animal-là nous a faussé compagnie...

Et il ajouta en plaisantant:

—On prévient quand on fait ces choses-là.

—Qu'est-il devenu? demanda Gontran... par quel miracle a-t-il disparu?

Ossipoff sourit.

—Par un miracle bien simple, répondit-il: son projectile étant un corps mort, c'est-à-dire n'étant pas comme le nôtre animé d'une vitesse propre qui lui permit de lutter contre l'attraction lunaire, son projectile, une fois dans cette zone d'attraction où il a été entraîné par nous, nous a abandonnés pour obéir à une force supérieure à la nôtre... et voilà...

—Pensez-vous qu'il soit tombé loin d'ici?

Le vieillard hocha la tête.

—A moins que mes suppositions ne soient bien fausses, Sharp a dû aborder sur l'autre hémisphère de la lune.

Jonathan Farenheit brandit ses poings d'un air menaçant.

—Oh! gronda-t-il, je le rattraperai, quand pour cela je devrais faire le tour du monde.

—Lunaire! ajouta plaisamment Fricoulet.

—Oui, monsieur Fricoulet, riposta l'Américain furieux, et s'il le faut, j'instituerai un prix d'un million de dollars et je mettrai au concours un moyen de locomotion qui me permette de suivre ce bandit au cas où, pour m'échapper, il aurait quitté la lune pour se réfugier dans une autre planète.

—Mes amis, dit en ce moment Ossipoff, je crois qu'il serait bon de laisser où il est ce peu intéressant personnage et de nous occuper de nous.

Gontran appuya d'un geste énergique l'avis émis par le vieillard.

—Oui, dit-il, tenons conseil... qu'allons-nous faire?

—Le plus pressé, je crois, serait d'aviser à sortir de cette prison... ou plutôt de cette cage, dit Fricoulet en désignant les troncs d'arbres qui les environnaient.

—Une cage! s'écria Jonathan Farenheit en blêmissant, ils ont osé mettre en cage un citoyen de la libre Amérique.

—Une cage! répéta Ossipoff en joignant les mains dans un geste d'extase... une cage!

Et, courant jusqu'à ce qu'il rencontrât la barrière qui les enserrait, il examina soigneusement la manière dont les barreaux étaient enfoncés dans le sol et celle dont ils se réunissaient au-dessus de leurs têtes.

—Ah! bonté du ciel! exclama-t-il tout tremblant d'émotion, voilà bien les traces du travail d'un être intelligent.

Gontran, qui l'avait entendu, s'approcha.

—Alors, monsieur Ossipoff, dit-il, vous croyez véritablement à l'existence d'une humanité lunaire?

Le vieux savant leva les bras au ciel en fixant sur le jeune comte des regards que la stupéfaction arrondissait.

—Comment! fit-il, c'est vous qui me posez une semblable question, vous qui, même avant d'entreprendre avec moi ce périlleux voyage, connaissiez à ce sujet, l'opinion de l'illustre Flammermont... vous qui venez de vous convaincre encore en ce moment de l'existence de cette humanité que vous semblez mettre en doute.

Tout d'abord interloqué, Gontran baissa le nez silencieusement.

—Monsieur Ossipoff, dit-il au bout d'un moment, voulez-vous me permettre de vous poser une question?

—Parlez, mon ami, parlez.

—Vous avez dit tout à l'heure que vous soupçonniez Sharp d'être tombé sur l'autre hémisphère.

—En effet.

—Duquel entendez-vous parler?

—De l'hémisphère visible.

Gontran eut un geste surpris.

—Cependant, répliqua-t-il, je me rappelle que quelques heures avant notre chute, comme nous nous étonnions de passer sans transition de la lumière la plus éclatante dans l'obscurité la plus profonde, vous nous avez donné comme explication que nous venions de franchir le pôle et de pénétrer dans l'hémisphère invisible.

—Oui—eh bien?

—Eh bien? mais il faisait nuit... tandis que maintenant...

—Tandis que maintenant c'est l'hémisphère visible qui est plongé dans l'obscurité.

Gontran hocha la tête.

—Tiens! murmura-t-il, je n'aurais pas pensé à cela... c'est pourtant bien simple.

Et il ajouta:

—Je croyais que nous étions dans l'hémisphère visible.

—S'il en était ainsi, nous ne respirerions probablement pas aussi facilement que nous le faisons.

—Cependant il y a une atmosphère...

—Oui, mais elle doit être très faible, et si nous faisions une excursion dans ces contrées, nous aurions, selon toutes probabilités, besoin de nos appareils respiratoires.

En ce moment un bruit étrange, assez semblable à un claquement de fouet, retentit derrière eux; en même temps Séléna éclatait de rire.

—Père, dit-elle, père, regardez-donc sir Jonathan... le voilà qui détruit notre cage.

Ils se retournèrent et virent l'Américain qui brisait les jeunes sapins aussi facilement que si c'eût été des roseaux.

Et il grommelait tout en jonchant le sol des arbres déracinés et cassés:

—Un citoyen des États-Unis!... un habitant de New-York, enfermé comme un poulet... by god! ils ont bien fait de se cacher, je les eusse cassés comme je fais de ces arbres.

Gontran assistait à cette dévastation avec un étonnement profond.

—Essayez vos forces, messieurs et mesdames, dit Fricoulet en imitant plaisamment le ton des bateleurs de foire.

Et il saisissait lui-même une jeune pousse de grosseur respectable qu'il faisait éclater sans aucun effort apparent.

Ce que voyant, le jeune comte s'écria:

—S'il en est ainsi, messieurs les Sélénites peuvent venir; à nous quatre, nous sommes de force à leur tenir tête.

—Et moi, fit Séléna avec un petit air résolu, est-ce que je ne compte pas?... je suppose que mes forces ont augmenté tout comme les vôtres.

Ossipoff ne put s'empêcher de sourire en voyant l'attitude belliqueuse de sa fille.

Mais son visage redevint aussitôt soucieux.

—Qu'avez-vous, père? demanda-t-elle.

Sans lui répondre, le vieillard s'approcha de Gontran:

—Notre wagon, murmura-t-il, vous ne l'avez pas vu?

—Vous dites? cria le jeune homme en se faisant un cornet acoustique avec sa main.

—Je vous demande si vous ne savez pas où est notre wagon?

—Eh! cher monsieur, répliqua Gontran, comment voulez-vous que je le sache... je suis tombé en même temps que vous et il n'y avait pas cinq minutes que j'avais cessé de dormir lorsque vous vous êtes éveillé vous-même.

Puis, après un moment:

—Vous êtes bien sûr, n'est-ce pas, que nous sommes dans la lune?

Le vieillard haussa doucement les épaules, puis s'agenouillant dans le coin où étaient rassemblés tous les instruments:

—Tenez, fit-il, la boussole est affolée et sans direction fixe; le baromètre indique 320 millimètres de pression atmosphérique et l'hygromètre accuse une sécheresse absolue.

Fricoulet ajouta:

—Et nous nous trouvons dans un cratère; voyez la forme tronconique des murailles qui nous entourent... remarquez comme l'ouverture par laquelle nous arrive la lumière est régulière et située loin au-dessus de nos têtes.

Et il murmura, comme se parlant à lui-même:

—Il n'y a pas à en douter, nous sommes bien dans l'intérieur d'un volcan lunaire.

—Volcan éteint, n'est-ce pas? se hâta de demander Gontran.

Un Sélénite.

L'ingénieur ouvrait la bouche pour répondre et rassurer son ami, quand d'une galerie obscure surgirent soudain des corps immenses.

—Les Sélénites!... cria-t-il, garde à nous!

Un à un, sortant d'une caverne que les voyageurs n'avaient point remarquée, s'avançaient avec prudence une douzaine d'êtres étranges, de dimensions gigantesques.

Pétrifiés d'étonnement, Ossipoff et ses compagnons considéraient, non sans une certaine terreur, ces géants hauts de douze pieds environ et dont la structure ne différait que fort peu de celle des terriens.

La tête seule était d'un volume surprenant et paraissait disproportionnée avec le reste du corps; elle se balançait à l'extrémité d'un cou long et mince, lequel reposait sur des épaules étroites et décharnées; à ces épaules s'ajustaient des bras maigres terminés par des mains larges comme des battoirs; le buste prodigieusement plat, comme s'il n'eût renfermé ni poumons ni intestins, se prolongeait par des jambes en fuseau assez comparables à des pattes d'échassiers, n'étaient les volumineux pieds plats qui s'y adaptaient, servant ainsi de bases solides à l'édifice élevé qui s'appuyait sur eux.

La face ronde et imberbe était éclairée de deux yeux proéminents dans lesquels aucune lueur ne brillait, ce qui leur donnait un regard terne et glacé; point de cils, pour ainsi dire point de sourcils; par contre une masse de cheveux qu'ils portaient uniformément, tombant en tresses sur les épaules; la bouche, largement fendue, n'était point ourlée de lèvres comme celles des habitants de la terre, mais, semblait un coup de sabre en travers du visage.

La caractéristique de ces êtres étranges était leurs oreilles vastes et s'évasant comme des conques acoustiques de chaque côté de la tête. Instinctivement Gontran avait saisi une carabine et s'était placé devant Séléna, décidé à se faire tuer plutôt que de permettre à l'un de ces monstres d'approcher la jeune fille.

—Paix, Gontran, du calme, mon ami, dit Fricoulet en remarquant l'attitude hostile du jeune comte, n'aggravons pas notre situation en attaquant les premiers ces insulaires... il sera toujours temps d'arriver aux moyens coercitifs, quand nous ne pourrons plus faire autrement... Essayons plutôt d'entrer en pourparlers avec eux.

—Eh! riposta M. de Flammermont, comment te faire entendre d'eux?... tu as remarqué qu'en criant et en mettant nos oreilles contre nos bouches c'est à peine si nos voix nous parviennent... à plus forte raison, étant donnée la dimension de ces gaillards-là.

Le jeune ingénieur haussa les épaules.

—Tu vas voir, dit-il.

Il fit quelques pas en avant et d'un léger appel du pied, bondissant dans l'espace, il atteignit un rebord rocheux situé à cinq mètres du sol.

—Hein! cria-t-il à ses compagnons, suis-je à hauteur maintenant?

Le voyant ainsi juché, l'un des Sélénites qui marchait en tête des autres et qui semblait être leur chef, parut comprendre dans quelle intention il avait fait cette ascension rapide et se dirigea de son côté.

Une fois près de lui, il prononça un long discours dans un langage sonore dont les roulements se repercutèrent sur les parois immenses.

De temps en temps il s'arrêtait, promenait sur les terriens un regard circulaire pour savoir s'il était compris; puis il recommençait à parler.

—Chante, mon bonhomme, chante, grommelait Jonathan Farenheit, si tu crois que l'on comprend un mot de ta harangue...

Fricoulet fit de la main signe à l'Américain de garder le silence.

Le Sélénite aperçut ce geste et le prenant pour un signe de commandement, crut deviner que Fricoulet était le chef des étrangers et, à partir de ce moment, il s'adressa directement à lui.

Il s'arrêta, regardant l'ingénieur et semblant attendre une réponse.

Fricoulet réfléchit quelques minutes.

Puis, soudain, une idée lumineuse traversa son esprit; cette idée était que tout le long discours qu'il venait d'entendre ne tendait à rien moins qu'à savoir d'où il venait lui et ses compagnons.

Il plongea la main dans ses poches, toujours pleines d'un assortiment d'objets les plus disparates et de l'une d'elle sortit un morceau de craie.

Rapidement, sur la paroi de lave noirâtre du cratère, il traça deux sphères d'inégale grosseur qu'il réunit au moyen d'une ligne droite pour figurer le chemin parcouru à travers l'espace par l'obus.

Puis mettant l'index de sa main droite sur la plus grosse sphère, il appuya sa main gauche sur sa poitrine.

Le Sélénite semblait suivre cette mimique avec le plus vif intérêt.

Ensuite Fricoulet désigna la sphère la plus petite en étendant son bras vers l'habitant de la lune.

Celui-ci parut surpris, s'approcha, considéra attentivement le dessin, ensuite, il appela ses compagnons qui, l'un après l'autre, vinrent regarder; après quoi ils s'éloignèrent, semblèrent se consulter et s'enfoncèrent dans la galerie obscure par laquelle ils étaient venus.

Un moment Ossipoff et ses amis se regardèrent en silence.

—Eh bien! demanda Gontran, que dites-vous des Lunariens?

—Ils sont tels que je me les figurais, répondit le vieillard.

—En tout cas, ils ne sont pas beaux, murmura Séléna.

—Moi, ajouta Farenheit, je croyais voir des êtres plus étranges et plus dissemblables de nous qu'ils ne le sont.

—Pourquoi cela? demanda le vieux savant. Quoique les conditions d'habitabilité de leur monde soient bien différentes du nôtre, ils sont issus comme nous de la nébuleuse solaire...

—Cependant fit observer Fricoulet, leur conformation physiologique ne paraît pas être absolument identique à la nôtre... avez-vous remarqué ces têtes énormes, ces yeux aux larges pupilles, et ce torse étroit?

—Parfaitement.

—A quoi attribuer cela?

—Jusqu'à présent, il faut s'en tenir aux suppositions.

—Eh bien, que supposez-vous?

—Que si les Sélénites ont un crâne très volumineux, c'est que leur cervelle est plus développée que la nôtre...

—En faut-il donc conclure, interrogea Fricoulet, qu'ils sont plus intelligents que nous?

—Peut-être pas... mais en tous cas ils doivent posséder plus de connaissances acquises... Maintenant, si leur poitrine est étroite, c'est que leurs poumons sont conformés autrement que les nôtres afin de pouvoir fonctionner sans gêne sous une aussi basse pression atmosphérique que celle qu'ils respirent ici... quant à l'estomac et au ventre, s'ils ne dominent pas comme chez les terriens, c'est que ces derniers appartiennent à une planète où il faut manger pour vivre, où la loi de la vie est la loi de la mort, où les plus faibles sont absorbés par les plus forts.

Séléna ouvrait de grands yeux en entendant parler son père.

—Père, demanda-t-elle, y a-t-il donc dans l'univers des mondes où l'on ne mange pas?

—C'est probable, répondit le vieillard; il serait triste de penser que l'on est astreint dans tous les mondes à cette ridicule fonction et à ses suites. C'est bon pour une planète misérable et encore à l'état d'enfance comme est la terre; mais ce serait taxer la nature d'impuissance que de la mesurer à notre taille...

—Je ne m'imagine pas, interrompit Fricoulet, la forme extérieure d'êtres ne mangeant pas.

—Il est certain, répliqua Ossipoff, que ces êtres doivent revêtir des aspects fantastiques, des conformations étranges: hommes sans tête, sans torse ni membres... car, notre cerveau n'est que l'épanouissement de la moelle épinière; c'est lui qui a fait le crâne et le crâne la tête; nos jambes et nos bras ne sont que les membres du quadrupède transformés et perfectionnés... c'est la position graduellement verticale qui a fait les pieds et c'est l'exercice répété qui a fait les mains... Le ventre n'est que l'enveloppe de l'intestin; la forme et la longueur de cet intestin dépendent du genre d'alimentation... il n'y a pas enfin, sur et dans tout notre corps, un centimètre cube qui ne soit dû à notre fonctionnement vital dans le milieu que nous habitons.

Comme Ossipoff achevait ces mots, la troupe des Sélénites reparut; deux d'entre eux poussaient une sorte de chariot dans lequel le savant et ses compagnons durent prendre place; puis ils s'enfoncèrent dans une longue galerie souterraine et après quelques minutes d'une course rapide, vertigineuse, ils revirent la lumière du soleil.

Maintenant les terriens se trouvaient au milieu d'un cratère que Fricoulet estima avoir plusieurs kilomètres de large et qui devait être le cratère principal du volcan: cette immense arène était bordée par de hautes montagnes aux sommets capricieusement déchiquetés et dont les pics aigus s'élançaient à perte de vue dans l'espace.

Du fond de cette cheminée le ciel apparaissait d'un bleu foncé, presque noirâtre, dans lequel, malgré l'éclat aveuglant du soleil, quelques étoiles de première grandeur scintillaient, semblables à des diamants énormes sur un écrin.

—Je suis étonné, murmura Fricoulet, de ne sentir aucune gêne dans la respiration... la pression est pourtant bien faible.

—Peuh! répliqua Ossipoff, elle correspond à celle indiquée par le baromètre sur le plus haut sommet des Andes, c'est-à-dire à 7,500 mètres.

—Pourtant, ajouta Gontran, on prétend qu'à cette altitude on ressent les plus douloureux symptômes du mal des montagnes... et cependant je ne ressens rien de pareil... au contraire il me semble que mes poumons jouent avec une facilité merveilleuse, et, chose singulière, mon estomac demeure silencieux.

—Il faut croire, répondit Ossipoff, que l'atmosphère dans laquelle nous sommes plongés a une composition toute différente de celle de la terre, ce dont je me rendrai compte en l'analysant;... ce qui me paraît certain, c'est que l'oxygène s'y trouve en proportion plus considérable que dans l'air respirable de notre planète natale et qu'en outre il s'y rencontre d'autres gaz.

Cependant le chariot continuait à rouler à travers la plaine qui s'étendait dans le fond du cratère.

Tout à coup, Farenheit signala au loin une masse brillante qui émergeait du sol.

—Notre wagon! cria-t-il.

C'était en effet le véhicule qui avait entraîné loin de la terre les hardis voyageurs; il était enfoncé d'un pied dans le sol rocailleux et, en tombant, avait fait jaillir dans un assez large rayon une quantité de scories et de débris laviques; la vitre d'un hublot était fendue, le culot bossué et le métal, en certains endroits, était complètement brûlé.

En constatant ces dégâts Fricoulet hocha la tête.

—Dieu veuille que nous puissions nous en servir pour repartir, murmura-t-il.

Les Sélénites s'étaient approchés et, désignant l'obus, semblèrent demander des explications à ce sujet.

Alors, Ossipoff prit une barre de fer qui avait sauté hors du wagon et au moyen de cette barre avec autant de facilité que s'il se fût servi d'un crayon, il dessina sur la poussière, comme Fricoulet l'avait fait sur la paroi du volcan, deux sphères d'inégales dimensions.

Il les rejoignit au moyen d'une ligne droite et compléta le dessin en esquissant, à un point de cette ligne, la coupe du wagon.

Aussitôt l'un des Sélénites se mit à genoux pour être plus à la portée de son interlocuteur; puis, au moyen d'une mimique expressive, il parut demander si la grosse sphère dessinée sur le sol était un astre du ciel.

Ossipoff abaissa la tête à plusieurs reprises.

Ensuite, pour se faire mieux comprendre, le savant traça sur le sable le système de Copernic, échelonnant les planètes suivant leur ordre de distance au soleil qu'il figura par une sphère immense; arrivé à la terre il traça l'orbe de la lune et appela plus particulièrement l'attention du géant sur ces deux mondes.

Le Sélénite montra l'obus d'un air interrogateur.

—Il demande si c'est avec cela que nous sommes venus, dit Fricoulet.

Ossipoff fit signe que «oui».

—Dites-leur que nous sommes des ambassadeurs envoyés par la terre à son satellite, murmura plaisamment monsieur de Flammermont.

—Demandez-leur plutôt s'ils n'ont pas vu dans ces parages un autre projectile semblable à celui-ci, grommela Farenheit qui n'abandonnait pas ses idées de vengeance.

Et il ajouta:

—Oh! pouvoir mettre la main sur ce gredin de Sharp...

Cependant, le colloque muet continuait entre le lunarien et Mickhaïl Ossipoff.

A un moment donné le géant appuya son doigt sur sa langue; l'astronome secoua négativement la tête.

—Jamais ils ne parviendront à s'entendre, murmura Séléna.

Elle se trompait sans doute, car, au même moment, le Sélénite se relevait et, se tournant vers ses compagnons, se mit à leur parler avec animation, désignant tantôt les terriens, tantôt les figures tracées sur le sable par Ossipoff.

Enfin, il prit par la main l'un d'entre eux et s'approchant du vieux savant il le lui indiqua en disant d'une voix forte:

—Telingâ.

En même temps il touchait la langue de Telingâ et ensuite l'oreille d'Ossipoff.

Après, se frappant la poitrine pour se désigner lui-même:

—Roum Sertchoum, dit-il.

Celui qu'il venait de nommer Telingâ tira de son vêtement de longues bandelettes couvertes d'une sorte d'écriture absolument indéchiffrable; en même temps il faisait signe d'y tracer des caractères.

—Celui-là, dit Fricoulet en s'adressant à M. de Flammermont, est sans doute un confrère, en astronomie de ton illustre homonyme... c'est lui probablement qui va être chargé de notre instruction... car, si j'ai bien compris le langage muet de l'autre, on va nous apprendre à parler.

Comme il achevait ces mots, les Sélénites désignèrent le chariot.

Ossipoff, avant de prendre place, recommanda, au moyen d'une mimique éloquente, le wagon aux soins des indigènes.

Puis, de nouveau, le chariot se mit en marche, s'enfonça dans une obscure galerie souterraine, pour aboutir, après bien des tours et des détours à une immense salle prenant jour sur le côté d'où venait le soleil.

Une fois dans cette salle on les laissa seuls.

—Prisonniers! exclama Jonathan Farenheit avec colère.

Ossipoff lui posa la main sur le bras.

—Calmez-vous, cher monsieur Farenheit, dit-il avec un grand sang-froid, il y a un malentendu; dans la vie il ne s'agit que de s'expliquer.

L'Américain haussa furieusement les épaules.

—S'expliquer? grommela-t-il, et comment voulez-vous vous expliquer avec ces sauvages qui ne parlent pas un mot d'anglais.

—Eh! il ne s'agit que d'apprendre leur langue.

—Je ne m'en charge pas, moi, riposta Farenheit.

—Mais, moi, je m'en charge, répliqua fermement le vieillard, vous savez que les Russes sont les premiers linguistes du monde.

—Ce sera long? demanda l'Américain.

—Dans deux jours je vous affirme que je pourrai causer avec ces gens-là.

Cette réponse du savant stupéfia le citoyen des États-Unis.

—Deux jours! répèta-t-il, c'est merveilleux.

Fricoulet cligna de l'œil d'un air malicieux en chuchotant à l'oreille de Gontran:

—Le pauvre homme! il ne se doute pas que, dans la lune, l'année ne se compose que de 12 jours et que chacun d'eux compte 29 des nôtres, plus 12 heures et 44 minutes.


CHAPITRE XV

A TRAVERS L'HÉMISPHÈRE INVISIBLE DE LA LUNE

Dès le lendemain de leur arrivée sur le sol lunaire—leur chronomètre seul, maintenant, pouvait donner aux voyageurs une notion exacte du temps, que le jour et la nuit ne divisaient plus également comme sur la terre,—ils virent entrer dans la grande salle qui leur avait été assignée pour résidence, Telingâ.

Après des gestes empressés que Fricoulet leur assura être des salutations cordiales, le Sélénite tira sa langue et posa son doigt dessus; ensuite il toucha leurs oreilles et attendit.

—Il demande probablement, dit le jeune ingénieur qui s'instituait carrément l'interprète de la petite troupe, il demande s'il vous convient de commencer tout de suite vos leçons.

Sur la réponse affirmative de ses amis, Fricoulet se retourna vers Telingâ et lui fit comprendre que lui, ainsi que ses compagnons, étaient à sa disposition.

Le Sélénite s'inclina et sortit.

—Eh bien! exclama Gontran, tout étonné, il nous plante là!

—Peut-être, riposta Fricoulet, est-il allé chercher ses grammaires et ses dictionnaires.

—Penses-tu donc qu'il existe ici des Lhomond et des Littré? demanda le jeune comte.

Ce fut Ossipoff qui lui répondit:

—J'estime, quant à moi, que le degré d'instruction doit être, de beaucoup, plus élevé chez ces gens-là que chez nous.

Jonathan Farenheit se récria:

—Chez ces sauvages! fit-il d'un ton dédaigneux.

—Ces sauvages, répliqua froidement le vieillard, ont l'avantage d'habiter un monde plus vieux que le nôtre.

L'Américain écrasa le sol d'un coup de talon furieux, ce qui, à sa grande surprise, forma une profonde excavation dans laquelle sa jambe enfonça jusqu'au mollet.

Il étouffa un juron.

—Toujours cette maudite force sextuplée! gronda-t-il.

—Eh! demanda Gontran, pourrait-on savoir, sir Jonathan, les motifs de cette grande colère?

—Comment, riposta Farenheit, M. Ossipoff ne vient-il pas de dire que la lune est un monde plus vieux que la terre?

—Oui, je viens de dire cela et je le répète.

—Mais la lune n'est-elle point formée de la terre?

—Scientifiquement exact.

—La lune n'est-elle pas autre chose qu'une parcelle du globe gazeux tournant sur lui-même, qui s'est refroidi peu à peu et que nous avons baptisé du nom de terre?

—Parcelle détachée de l'équateur terrestre par l'effet de la force centrifuge, ajouta Fricoulet.

—Mon cher sir Jonathan, déclara Ossipoff, vous avez parfaitement raison, la lune est bien tout ce que vous venez de dire,... mais, où voulez-vous en venir?

—Tout simplement à ceci, by god! Puisque la lune est une partie infime, il est vrai, de la terre, comment pouvez-vous prétendre que ce monde soit plus vieux que celui duquel il est né!

Pendant que l'Américain parlait, Gontran regardait Fricoulet en approuvant de la tête.

—Il a raison, murmura-t-il... je me disais aussi...

—Tais-toi, chuchota l'ingénieur à son oreille, ce que tu te disais était une bêtise.

Le jeune comte allait se révolter lorsque Ossipoff, répondant à l'observation de Farenheit, déclara:

—Vous n'avez pas réfléchi, mon cher sir Jonathan, que la lune ne mesure environ que le quart du diamètre de la terre.

—Eh bien, qu'est-ce que cela fait?

—Comment! ce que cela fait! répéta le vieux savant... peu de chose en effet, cela fait que la lune est quarante-neuf fois plus petite que la terre.

L'Américain riposta d'un air un peu pincé:

—Inutile de me dire que la dimension d'un monde dérive de son diamètre... mais, pour le point qui nous occupe, je ne vois pas ce que sa dimension peut faire à son âge.

Ossipoff manifesta son impatience par un imperceptible mouvement d'épaules.

—Oh! ces ignorants! pensa-t-il.

Et tout haut:

—Mais c'est précisément à cause de ses faibles dimensions, que le petit soleil, qui était d'abord la lune, se refroidit et s'encroûta rapidement, alors que la température de la terre était encore trop élevée pour permettre à la vie de s'y manifester et de s'y développer;... il s'ensuivit que l'évolution vitale s'y fit beaucoup plus rapidement que sur la terre et que, tandis que celle-ci n'était que le séjour d'animaux gigantesques, sur la lune, l'homme s'épanouissait et marchait rapidement vers son apogée.

Doublement humilié, l'Américain se tut et baissa la tête.

En ce moment, le Sélénite rentrait, portant sur son épaule une sorte de caisse qu'il posa sur le sol et de laquelle il fit signe aux terriens de s'approcher.

Puis il leur montra leurs oreilles en désignant cette caisse et, ensuite leurs yeux, en désignant la paroi de la salle placée devant eux.

—Comprends-tu quelque chose à ce qu'il dit? demanda Gontran à Fricoulet.

Celui-ci ne put réprimer un geste d'impatience.

—Eh! grommela-t-il, si tu étais moins occupé à contempler le visage de Mlle Séléna et si tu prêtais plus d'attention à ce que dit cet homme...

—Ce Sélénite? veux-tu dire, rectifia le jeune comte.

Puis, avec un sourire:

—Mais tu n'as pas répondu à ma question.

—Eh bien! il nous prie, sans doute, de porter vers la boîte l'attention de nos oreilles, tout en portant sur le mur l'attention de nos yeux.

Pendant que le jeune ingénieur parlait, le Sélénite avait disposé à l'intérieur de la boîte des cylindres de métal, gravés à leur surface en caractères creux, indéchiffrables; ensuite il avait dressé contre le mur une sorte d'écran en bois recouvert d'une matière blanchâtre et relié à la boîte par des fils de métal.

Chuir, l'une des villes principales de l'hémisphère invisible.

Cela une fois disposé, il fit entendre une sorte de clappement de langue pour attirer l'attention de ses auditeurs et, voyant leurs yeux fixés sur le panneau, ainsi qu'il l'avait recommandé, il déclancha un petit ressort.

Aussitôt, sortit de la boîte une petite voix claire et nettement compréhensible, en tous points semblable à la voix humaine, sauf qu'elle était monotone c'est-à-dire au même diapason; en même temps, sur le panneau, des signes apparaissaient comme des ombres chinoises.

—Qu'est-ce que cela? demanda Séléna stupéfaite en étendant la main vers le mur.

En entendant la voix de la jeune fille, le Sélénite, toucha la boîte qui cessa de parler et le panneau redevint blanc comme devant.

—Voilà qui est bizarre, murmura Fricoulet.

Puis, soudain:

—Si je ne me trompe, dit-il, les signes qui apparaissent doivent être la représentation des syllabes ou des mots prononcés par cette espèce de boîte à musique... ce système a pour but de donner plus de rapidité à l'instruction en apprenant à la fois à l'élève comment se prononcent et s'écrivent les mots.

Monsieur de Flammermont secoua la tête.

—C'est fort joli, dit-il; mais quand je serai resté pendant des heures entières devant cet orgue de Barbarie compliqué de lanterne magique, en serai-je plus avancé?... J'entends prononcer un mot... je sais comment il s'écrit... sais-je ce qu'il signifie?... et quand je répéterai comme un perroquet les milliers de mots dont se compose la langue de ces gens-là!—eh bien! après?

Le jeune ingénieur avança les lèvres dans une moue dubitative, et chacun restant plongé dans ses réflexions, le silence régna de nouveau dans la salle.

Le Sélénite, qui avait assisté patiemment à ce colloque, pensa que ses élèves étaient disposés à reprendre leur leçon, et il pressa de nouveau le ressort.

Alors la boîte se mit à parler, sur le panneau les caractères réapparurent; mais en même temps, le Sélénite sortit d'une caisse un objet qu'il montra aux terriens.

—Une coupe! s'écria Jonathan Farenheit.

Le Sélénite prononça un mot guttural, montrant successivement l'objet qu'il tenait, la boîte et le panneau.

Séléna frappa ses mains l'une contre l'autre.

—J'ai compris! dit-elle joyeusement, j'ai compris!

—Et qu'as-tu compris? demanda Ossipoff.

—La boîte prononce un mot, le tableau l'écrit et le Sélénite montre l'objet auquel il s'applique.

Et avec une sûreté de langue merveilleuse, elle répéta le mot qu'avait prononcé le Sélénite.

Celui-ci sourit doucement et répéta lui aussi le mot en abaissant la tête à plusieurs reprises.

Avec ce procédé, les leçons marchèrent rapidement, d'autant plus rapidement que, le soleil ayant disparu à l'horizon, les voyageurs n'eurent plus autre chose à faire qu'à écouter les leçons de leur professeur pendant la longue période de nuit.

Le Sélénite apprit d'abord à ses élèves le nom des objets les plus usuels que Mickhaïl Ossipoff inscrivait soigneusement sur un carnet avec, en regard, la traduction russe, française et anglaise; ce qui lui constitua, ainsi que le dit plaisamment Gontran «un petit dictionnaire de poche».

Au bout de quatre leçons, le professeur passa au mécanisme de la langue et de la grammaire séléniennes; cela fait, les Terrigènes furent bientôt en état de converser avec les habitants du satellite.

Mickhaïl Ossipoff, ainsi qu'il l'avait promis à l'Américain, s'assimila rapidement cette langue chaude et sonore qui lui rappelait l'hindoustani et les idiomes de l'Inde; il mit d'autant plus d'ardeur à ses études qu'il lui tardait de quitter l'intérieur de ce cratère pour se lancer à la découverte de cette face inconnue d'un monde après lequel il aspirait depuis de si longues années.

Un jour, en feuilletant les volumes de la bibliothèque mise à leur disposition, c'est-à-dire en faisant parler la boîte à musique, ou mieux, le phonographe qui prenait la peine non seulement de lire à haute voix, mais encore de donner l'aspect de la page lue, il parvint à trouver une carte de la lune.

Il se hâta d'en dresser un croquis d'après la silhouette très nette projetée sur le panneau, afin, dit-il, de pouvoir au plus tôt tracer l'itinéraire de son excursion.

Comme sur l'hémisphère visible de la lune, le côté invisible était parsemé de grandes taches grises, de «mers» et d'«océans.»

Carte De La Lune (Hemisphère Invisible)
Itinéraire de Mickhaïl Ossipoff.

Mais étaient-ce de véritables étendues liquides, ou seulement des plaines desséchées?

Voilà ce qu'Ossipoff brûlait de savoir.

Il y avait également de nombreux cratères, des chaînes de montagnes élevées, des rainures, comme sur la face visible; par endroits aussi, il y avait des points marqués sur la carte d'une façon spéciale.

Interrogé, Telingâ répondit que c'étaient des villes.

—Des villes! s'écria Gontran stupéfait... il y a des villes dans la lune... nul doute que nous trouvions dans ces villes des succursales du «Bon Marché» et de «la Belle Jardinière».—J'ai précisément besoin de renouveler ma provision de gants.

Cependant Ossipoff qui, parmi les objets les plus précieux dont il avait muni le wagon, n'avait eu garde d'oublier un calendrier, le consultait avec une impatience égale du reste à celle de ses compagnons.

S'il lui tardait de commencer son voyage d'exploration, il ne tardait pas moins à Farenheit et à Gontran de voir réapparaître la lumière du soleil.

Enfin le vieillard signala la fin de la nuit.

—Dans deux heures, dit-il, il fera jour.

Et, s'adressant à Telingâ:

—Je demande, dit-il, à être entendu par votre chef.

—Quand il te plaira, répondit le Sélénite.

—Tout de suite, alors, car il n'y a pas de temps à perdre.

Quelques instants après, Ossipoff et ses compagnons étaient amenés dans une salle au fond de laquelle, sur des sièges de forme bizarre et que Fricoulet déclara taillés dans de la lave, une demi-douzaine de lunariens étaient assis.

—Amis, dit l'un d'eux, ambassadeurs que la Tournante a envoyés à son petit mondicule, parlez et que vos désirs soient satisfaits.

—Nous voudrions partir, répondit le vieillard.

—Partir! s'écria le Sélénite, et pourquoi?

—Pensez-vous, demanda Ossipoff, que nous ayions quitté la terre et franchi 90,000 lieues en affrontant les plus grands périls, pour séjourner indéfiniment dans un cratère de votre monde? La lune n'est que la première étape du voyage céleste que nous avons entrepris; ce n'est qu'une station dans l'exploration que nous avons rêvé de faire à travers le système solaire tout entier... mais avant de nous élancer vers les planètes qui brillent radieusement dans votre ciel si pur, nous voulons visiter votre monde; c'est pourquoi nous avons hâte de vous quitter.

—Avez-vous un but?

—Notre but, c'est le nord de l'hémisphère qui regarde la Tournante, afin d'assister au spectacle de la pleine terre, vue de votre globe.

—Et puis, s'écria Jonathan Farenheit, en mêlant dans sa précipitation l'idiome sélénite à sa langue natale, qu'il entremêlait aussi de phrases françaises, et puis, nous désirerions rechercher les traces d'un habitant de la terre que nous supposons être tombé sur l'autre hémisphère.

Le Sélénite eut un geste d'effroi.

—S'il est tombé sur l'autre hémisphère, répondit-il, il doit être mort.

—Mort! gronda l'Américain en secouant furieusement ses poings, le bandit m'échapperait donc?... En tous cas, j'en veux être certain et tant que je n'aurai pas vu son cadavre...

Au bout de quelques instants de silence, le Sélénite ajouta:

—L'excursion que vous voulez tenter à travers l'hémisphère d'où l'on aperçoit la Tournante comme une vaste et tremblante horloge céleste, est impossible.

—Impossible! s'écria Ossipoff, et pourquoi cela?

—Parce qu'une formidable ceinture de rochers, de montagnes sépare ces deux hémisphères de la lune et que mille obstacles vous empêcheront d'atteindre cette partie de notre monde, partie absolument aride, stérile, abandonnée où vous ne trouverez que des vestiges de ce qui fut des villes autrefois florissantes, où rien ne croît, où il est impossible de vivre, même à nous autres dont la constitution est cependant habituée à la raréfaction de l'air.

—Il n'y a pas d'air! s'écria Gontran.

Et se retournant vers Ossipoff:

—Alors, ajouta-t-il, nous nous sommes tous trompés, mon célèbre homonyme, vous et moi...

Il avait prononcé ces deux derniers mots avec un aplomb qui fit sourire Fricoulet.

Le vieux savant réfléchit un instant.

—Il y a certainement, dit-il, dans ce que vient de raconter ce Sélénite, une grande exagération... peut-être n'y a-t-il pas une quantité d'air suffisante pour entretenir la vie... mais si peu qu'il y en ait, nous nous en contenterons.

Les yeux de Jonathan Farenheit s'arrondirent démesurément.

—Nous ne pouvons cependant vivre sans respirer, grommela-t-il.

—Eh! qui vous parle de cela? répliqua Ossipoff avec un mouvement d'impatience... n'avons nous pas des provisions d'air liquide et des appareils?

—Pourtant, objecta Gontran en fixant un regard inquiet sur Séléna, s'il y avait quelque danger grave à courir, peut-être serait-il préférable de renoncer à cette excursion.

Le vieux savant se croisa les bras sur la poitrine.

—Et comment continuerons-nous notre voyage alors? demanda-t-il.

—Qu'a de commun cette exploration de la lune avec notre excursion interplanétaire?

—Ceci... c'est que le spectroscope m'a révélé l'existence à la surface de la lune... non loin du pôle, d'un minerai précieux qui seul peut nous permettre de nous lancer dans l'espace... mais si vous redoutez quelque chose, demeurez ici; moi j'irai seul.

Triesnecker, le centre de la lune.

Farenheit s'écria:

—Vous n'irez point seul, monsieur Ossipoff, j'irai avec vous et pendant que vous chercherez votre minerai,... moi, je chercherai ce bandit de Sharp.

Et il souligna sa phrase d'un geste énergique.

Gontran se récria.

—Ce n'est pas pour moi que je redoute les dangers ou les fatigues du voyage, répliqua-t-il, mais bien pour Mlle Ossipoff.

La jeune fille le remercia d'un sourire.

—Merci, mon cher monsieur Gontran, dit-elle, mais je n'ai pas peur et partout où mon père ira... j'irai avec lui.

Il se fit un silence dont le Sélénite profita pour demander:

—Vous connaissez bien la conformation sélénographique du disque de la lune que vous foulez en ce moment aux pieds?

—Bien... n'est peut-être pas l'expression exacte... en tous cas, je la connais moins que celle de l'autre hémisphère.

—L'autre hémisphère... répéta le Sélénite stupéfait.

—Oui, l'hémisphère visible.

—Ce n'est pas croyable.

Ossipoff mit alors sous les yeux de l'indigène une des dernières photographies lunaires, dues à l'habileté du célèbre astronome américain Rutherfurd.

L'étonnement du Sélénite était prodigieux.

—Mais, murmura-t-il, comment avez-vous pu dresser ce plan puisque jamais vous n'avez mis les pieds sur notre planète?

En quelques mots, Ossipoff essaya de faire comprendre au Sélénite ce que c'était que la photographie; puis il ajouta:

—Cependant si vous pouviez nous donner un guide?...

—Telingâ vous accompagnera.

—Et quand partirons-nous?

—Demain, au soleil levant.

Ossipoff s'apprêtait à sortir de la salle, lorsque Fricoulet, revenant sur ses pas, demanda:

—Mais quels moyens de locomotion emploierons-nous?

—Ils différeront suivant l'itinéraire que vous adopterez et aussi suivant la rapidité avec laquelle vous voudrez voyager.


Le lendemain, après avoir été faire au wagon une importante provision de comestibles pour subvenir à leur nourriture, les voyageurs se trouvèrent prêts à se lancer dans de nouvelles aventures, et affronter de nouveaux dangers.

Comme les premiers rayons solaires doraient les sommets du cratère qui leur servait d'asile, Telingâ entra dans leur salle.

Voyant leurs bagages fixés sur leurs épaules, il leur fit signe de le suivre et s'enfonça dans la route souterraine par laquelle ils avaient été amenés.

Fricoulet, qui pensait à tout, avait heureusement emporté avec lui une lampe électrique de Trouvé, si bien qu'il lui suffit de presser un bouton pour illuminer le boyau sombre et tortueux dans lequel s'enfonçait la petite troupe.

Ossipoff qui marchait, tenant à la main la carte qu'il avait dessinée de cet hémisphère de la lune, demanda:

—Où donc allons-nous?

—Directement à Chuir, grande ville située au confluent du fleuve Tô, répondit le Sélénite.

—Mais par quelle voie? demanda encore le vieillard.

—Vous le saurez dans quelques instants, répondit laconiquement Telingâ.

A cet endroit le cratère s'évasait brusquement en un immense cône tronqué dont le sommet déchiqueté s'élançait à plus de 1.000 pieds dans l'espace; le souterrain aboutissait à une sorte de salle mesurant près d'un kilomètre de surface qu'éclairait la lumière du soleil tombant par l'orifice du cratère.

Le Sélénite, auquel ces lieux paraissaient parfaitement connus, fit entendre avec ses lèvres un appel qui réveilla dans l'intérieur du volcan des échos sonores et prolongés.

A cet appel, sortit de l'ombre une forme vague qu'Ossipoff reconnut bientôt pour être la silhouette d'un Sélénite.

Telingâ s'avança à sa rencontre, s'entretint quelques instants avec lui, puis, revenant sur ses pas:

—Dans une heure, dit-il, nous serons à Chuir.

Le savant consulta sa carte et poussa une exclamation de surprise.

Mais c'est à plus de 400 verstes d'ici, s'écria-t-il; avez-vous donc, pour nous y transporter, un moyen de locomotion rapide?

—Peut-être ont-ils des chemins de fer dans la lune, murmura Gontran.

Jonathan Farenheit haussa les épaules en grommelant:

—Quand bien même ils en auraient, il est impossible qu'ils franchissent une semblable distance en une heure... le railway de New-York à San Francisco en fait à peine le quart.

Et il ajouta orgueilleusement:

—Et c'est le train le plus rapide du monde entier.

En entendant la question d'Ossipoff, le Sélénite avait secoué la tête.

—Nous irons à Chuir, répondit-il, par la voie souterraine, mais sans qu'aucune force nous y transporte... la distance est trop courte pour que nous ayons besoin d'avoir recours à un autre moyen qu'un moyen naturel.

L'étonnement des Terriens se transforma en ahurissement.

—Mais alors?... murmura Fricoulet.

Il n'acheva pas sa phrase; au milieu de la vaste salle, débouchant d'un souterrain, venait d'apparaître comme dans une féerie, glissant sans bruit dans des rainures de la lave, une sorte de bateau monté sur patins.

Telingâ désigna silencieusement cet étrange véhicule à ses compagnons qui, l'un après l'autre, prirent place sur un banc courant le long du bordage; puis lui-même se tint debout à l'avant, la main placée sur un levier de métal.

Le Sélénite, qui avait amené le véhicule, le poussa, sans efforts apparents, jusqu'à l'entrée d'un boyau souterrain, où il l'abandonna.

Alors, comme tiré en avant par une force invisible, mais d'une puissance extraordinaire, l'embarcation fila dans la nuit silencieusement et avec une vitesse qui allait s'augmentant.

—Eh! j'y suis, dit Fricoulet à ses amis; nous glissons en ce moment sur un plan incliné...

—Mais, objecta Gontran, nous ne pouvons descendre tout le temps... sinon nous finirons par arriver au centre de la lune au lieu de demeurer à sa surface.

Le jeune ingénieur réfléchit un moment.

—Ce tunnel, dit-il enfin, se compose peut-être d'une suite de vallonnements, semblable à ce jeu de fête foraine que l'on nomme des montagnes russes... Quand le wagon aura acquis dans une pente rapide une vitesse propre suffisante, la courbe se relèvera probablement, pour s'abaisser de nouveau, et ainsi de suite, jusqu'à ce que nous soyons arrivés.

—Pensez-vous, monsieur Fricoulet, demanda Séléna, que ce système de montagnes russes pourrait se poursuivre pendant de longues distances?

—Je ne vois pas ce qui s'y opposerait, pourvu que le point de départ ait une élévation suffisante, minime du reste, en raison de l'insignifiance des frottements.

—En ce cas, murmura M. de Flammermont, c'en serait fait de la vapeur et de l'électricité.

L'ingénieur ajouta en langue sélénite:

—Si ce tunnel a cent lieues de longueur, sa construction est certainement une merveille.

—Ce tunnel, répliqua Telingâ, n'est pas construit par nos mains; c'est tout simplement un boyau naturellement percé dans les couches souterraines par les laves, à l'époque où le monde lunaire crachait ses entrailles brûlantes par les mille bouches de ses volcans... ces fissures sont nombreuses dans notre monde, c'est pourquoi nous avons songé à les utiliser pour établir des communications entre nos différents centres.

—C'est merveilleux, murmurait Ossipoff extasié.

—Le malheur, murmura Gontran, c'est que la route n'est pas éclairée; une paire de lanternes n'aurait pas déparé notre voiture.

Le Sélénite, qui avait la faculté de voir dans l'obscurité, ne comprit pas cette horreur des terriens; heureusement Fricoulet avait sa lampe Trouvé qui «rompit le noir» et permit aux voyageurs d'examiner tant bien que mal le chemin qu'ils suivaient.

Mais bientôt la vitesse du véhicule devint excessive car la pente de la route, loin de se modifier, s'accentuait davantage encore; aussi durent-ils tourner le dos au courant d'air impétueux qui leur soufflait au visage et au travers duquel l'embarcation filait comme une flèche.

—Nous faisons près de cent mètres par seconde, murmura Ossipoff.

Séléna, prise de vertige, avait caché son visage contre la poitrine de son père, Gontran se cramponnait au bordage en roulant des yeux inquiets et Farenheit affectait une impassibilité que démentait la pâleur de ses joues et le frémissement de ses lèvres.

Seul, Fricoulet était absolument calme et, tout en prenant ses précautions pour n'être point étouffé, il examinait curieusement la route sur laquelle glissait le véhicule.

Tout à coup il s'écria:

—C'est bien cela... c'est bien le système des montagnes russes... nous remontons maintenant... sentez-vous que la vitesse décroît... nous ne marchons plus que grâce à l'impulsion acquise à la descente, et dont la puissance ira décroissant jusqu'au moment où le véhicule s'arrêtera tout à fait, faute de force.

—Serons-nous bientôt arrivés? demanda Farenheit.

L'ingénieur consulta sa montre.

—Telingâ a demandé une heure, répondit-il, et voilà cinquante minutes que nous sommes partis... nous devons approcher, très probablement.

Et il étendait la main vers un point lumineux qui apparaissait dans le lointain, et dont la dimension augmentait rapidement.

Alors, le Sélénite pesa sur le levier qu'il tenait à la main et la vitesse s'atténua encore jusqu'au moment où l'on déboucha dans un cratère absolument semblable à celui d'où l'on était parti.

—Chuir, dit-il laconiquement en désignant le cratère.

Les voyageurs mirent pied à terre et s'engagèrent à la suite de leur guide dans un petit couloir qui, en quelques minutes, les conduisit dans un cirque de plus grandes dimensions et qu'éclairaient largement les rayons du soleil.

—Une ville!... cela! exclama Farenheit en pivotant sur ses talons et en écarquillant les yeux, du diable! si je vois une habitation ou un habitant!

Le Sélénite sourit:

—Toutes les habitations, dit-il, sont creusées dans les flancs de la montagne, et vous pouvez distinguer entre les rochers une grande quantité de fissures qui permettent à l'air et au soleil—quand cet astre brille—de pénétrer librement, mais que l'on referme pendant la nuit de 354 heures.

—Mais, fit observer Ossipoff, la carte signale une rivière qui passe à Chuir.

—Effectivement, et nous allons la gagner à pied, car nous devons nous embarquer pour gagner Rouarthwer.

—Au bord de la mer du Centre? demanda le savant, après avoir consulté sa carte.

—En effet, et de là nous irons à Maoulideck, la ville la plus importante de la lune, habitée par plusieurs millions de Sélénites et de laquelle on découvre quelquefois la Tournante.

—Elle est donc sur l'autre hémisphère? demanda Gontran.

—Non pas... mais elle est placée sans doute dans la zone de libration.

—Ah! fit le jeune homme, comme si cette réponse l'avait satisfait.

Mais il laissa Ossipoff prendre les devants avec Telingâ qui lui donnait des détails sur le pays et, ralentissant le pas, il s'approcha de Fricoulet.

—Libration! murmura-t-il... qu'est-ce que c'est que cela?

—Mais, mon pauvre ami, exclama l'ingénieur, sais-tu bien que, pour un astronome, tu ne sais rien de rien... Enfin! Je te dirai donc que l'on désigne sous le nom de libration, un balancement propre à la lune qui nous laisse voir tantôt un peu de son côté gauche, tantôt un peu de son côté droit, tantôt un peu au delà de son pôle supérieur, tantôt un peu au delà de son pôle inférieur.

Cependant, on était arrivé à un fleuve que sillonnaient quelques constructions bizarres, n'ayant rien de commun avec les bateaux d'Europe et qui, cependant, naviguaient contre le courant avec une merveilleuse rapidité: c'étaient des espèces de bouées, d'une dizaine de mètres de large, paraissant dépourvues de toute espèce de moteur ou de propulseur.

Pour le coup, Fricoulet était stupéfait.

—C'est là-dedans que nous allons nous embarquer? pensa-t-il.

Il ne se trompait pas; Telingâ ayant fait entendre un appel, une de ces singulières machines s'approcha du bord, sans que cependant aucun pilote se montrât.

Le Sélénite descendit le premier s'asseoir sur la couronne et invita ses compagnons à le venir rejoindre; puis une sorte de sifflement retentit, l'eau bouillonna un moment et l'embarcation se déplaça avec rapidité.

A A Flotteurs.  B B Cabines circulaires.  C Chambre du moteur.  D Grand carré.

Nécessairement, à peine fut-on en route, que Fricoulet demanda à Telingâ de lui expliquer par quel phénomène surprenant la curieuse construction sur laquelle il se trouvait pouvait avancer avec une si prodigieuse vitesse.

—Par le moyen le plus simple, répondit le Sélénite, et si vous voulez vous rendre compte par vous-même de ce que vous appelez le «système»...

Il fit descendre le jeune homme dans la cale, où une pompe, qu'un moteur actionnait, aspirait l'eau par un tube débouchant à l'avant pour refouler cette eau à l'arrière.

—En effet, murmura l'ingénieur avec un sourire de pitié, rien n'est plus simple.

Et il ajouta, en voyant les rives fuir au loin derrière la rapidité de l'embarcation:

—Et ça marche!

Ça marchait même si bien, qu'après un jour de navigation, les voyageurs arrivaient à Rouarthwer.

—Ici, dit Telingâ, nous nous arrêterons quelque temps pour vous permettre de vous reposer, puis nous reprendrons notre course.

—Voilà une excellente idée, s'écria M. de Flammermont, car il me tarde de faire un repas un peu substantiel, confectionné par les blanches mains de Mlle Séléna: en outre, je ne suis nullement disposé à imiter le soleil qui ne se couche pas durant 354 heures; j'ai contracté, dès ma plus tendre enfance, l'habitude de dormir toutes les douze heures, et en voici bientôt seize que nous sommes sur pied, donc, je propose de remettre à demain la suite de notre voyage.

Tout le monde fut de cet avis; on dîna copieusement des provisions que l'on avait prises dans le wagon-terrien, et on dormit dans un compartiment du bateau qui se rendait à Maoulideck sans faire escale.

Le lendemain, ou du moins douze heures après s'être endormis, lorsque les voyageurs se réveillèrent, l'embarcation était en vue de la capitale de la lune, la seule qui eût des habitations non creusées comme des nids de taupes, mais de véritables maisons d'une architecture bizarre et bien véritablement lunaire.

—Voilà des gens, murmura M. de Flammermont, qui ont certainement passé par «Polytechnique» ou par «Centrale»... qu'en penses-tu, Alcide?

Et le jeune comte faisait admirer à son ami une agglomération de figures géométriques curvilignes, depuis le cylindre jusqu'à la sphère.

—Tous les maçons qui ont travaillé à cette ville, répondit l'ingénieur, ont dû faire des x, assurément.

—En tous cas, ils ne sortent pas de l'école des beaux-arts, section de l'architecture, ajouta Gontran, car tout cela est absolument laid...

Séléna, qui l'avait entendu, dit en souriant:

—Oh! vous, mon cher Monsieur de Flammermont, il suffit que quelque chose touche à la science pour que vous le déclariez laid.

Le comte prit la main de la jeune fille et la couvant d'un regard amoureux:

—Oh! chère Séléna, murmura-t-il, ce que vous dites n'est pas conforme à la vérité; car vous touchez de bien près à M. Ossipoff qui est bien ce qu'il y a de plus scientifique au monde, et cependant je n'ai jamais hésité à vous déclarer la plus charmante et la plus jolie.

La jeune fille sourit et baissa les yeux.

—Si M. Ossipoff vous entendait! grommela Fricoulet, que ce roucoulement d'amoureux énervait.

Mais le digne savant pensait à bien autre chose qu'à surveiller la conversation de sa fille et de son fiancé.

Telingâ venait de le présenter au directeur de l'observatoire et, heureux de trouver un collègue, le vieillard était plongé dans une discussion à perte de vue sur les choses qui lui étaient chères.

D'autre part, le savant Sélénite, enchanté de faire connaissance avec un Terrien, eût bien voulu le garder plus longtemps pour lui demander des renseignements sur les parties du ciel qui lui étaient inconnues.

Mais Telingâ déclara que si l'on voulait être prêt à passer avant la fin du jour au pays des Subvolves, il ne fallait pas perdre son temps.

Il fut donc convenu qu'une fois l'exploration d'Ossipoff terminée, les Terriens reviendraient à Maoulideck où se réunirait un grand congrès scientifique de toutes les notabilités savantes du monde lunaire, pour écouter les récits de leurs «frères du ciel».

A cette condition seule, le directeur de l'observatoire sélénite consentit à laisser partir ses visiteurs.

Cependant, Telingâ, qui s'était éloigné un instant, revint en donnant les signes du plus vif contentement, et s'approchant de Fricoulet:

—Monsieur l'ingénieur, dit-il, je vais vous prouver qu'en ce qui concerne le domaine de l'atmosphère, nos moyens de locomotion égalent nos véhicules de terre et d'eau... si vous voulez me suivre...

Et il se dirigea vers une butte assez élevée au sommet de laquelle les Terriens arrivèrent en quelques bonds.

Là, ils trouvèrent étendue sur le sol une sorte de véhicule, assez semblable au chariot qui les avait conduits à Chuir, avec cette différence qu'il était plus allongé et avait à peu près la forme d'un cigare.

—Si c'est là son ballon dirigeable... murmura Gontran, qui acheva sa phrase en allongeant dédaigneusement les lèvres.

—Mon cher, lui répondit Fricoulet, les expériences que nous venons de faire déjà auraient dû te servir à mieux augurer de l'imagination des Sélénites...

—Alors, tu as confiance dans cette machine-là? demanda le jeune comte.

—Confiance absolue, répartit l'ingénieur en enjambant le rebord de la «machine».

Il aperçut alors au centre une sorte de récipient ayant quelque apparence avec une marmite.

—Eh! bon Dieu! exclama Gontran qui avait suivi son ami, ce Sélénite va-t-il donc faire le pot-au-feu?

Ossipoff, sa fille et l'Américain étaient déjà assis; le jeune comte fit comme eux.

Alors Telingâ se baissa, laissa tomber dans la «marmite», par une ouverture qu'il reboucha aussitôt, une espèce de mélange explosif et, au bout de quelques instants, des crépitements retentirent.

—Nous partons, dit-il, tenez-vous bien.

En même temps, il ouvrit un robinet.

Aussitôt, un fusement prolongé se fit entendre à l'arrière et, poussée par une force invisible, l'embarcation quitta le sol, montant dans l'atmosphère, suivant un plan incliné.

Bouche bée, à demi penché sur le bordage, Gontran considérait ce phénomène, se demandant intérieurement s'il n'assistait pas à un miracle.

Fricoulet, que sa qualité d'ingénieur mettait à même de comprendre bien des choses, se mit à sourire.

—C'est tout simple, dit-il: la propulsion est obtenue par la déflagration lente du mélange... les gaz produits s'échappent par un tuyau situé à l'arrière, et c'est par la force du recul, par la réaction des gaz sur l'air que l'appareil avance, glissant sur les couches d'air à la façon d'une fusée... ou mieux d'un cerf-volant.

Ossipoff dit au jeune comte:

—C'est le même principe que votre aéroplane à vapeur.

—Oh! répondit sérieusement Gontran, avec un hochement de tête dédaigneux... moins compliqué...

Cependant, tout simple qu'il fût, le véhicule avançait avec une rapidité merveilleuse: les territoires lunaires filaient au-dessous des voyageurs avant qu'ils eussent eu le temps de les admirer en détail.

Un moment l'appareil suivit un long canal tracé de main d'homme qui faisait communiquer ensemble deux océans et que Séléna baptisa plaisamment du nom de Canal de Panama.

—Eh! eh! fit Gontran, eux aussi ont des Ferdinand de Lesseps.

A l'océan du Centre, succéda une verte et immense forêt qu'un large fleuve divisait en deux parties égales,... puis de grandes plaines; puis, peu à peu, le pays devint plus accidenté et bientôt l'horizon parut barré par une haute chaîne de montagnes, parmi lesquelles une surtout dressait son pic à une hauteur vertigineuse.

C'était Phovethn, le plus formidable volcan en éruption de la lune tout entière: le cratère de ce Cotopaxi sélénite ne mesurait pas moins d'une lieue de large et il projetait, jusqu'aux confins de l'atmosphère, des pierres, des blocs de rochers entiers, des débris laviques monstrueux.

—Voici un volcan, dit M. de Flammermont, qui ne demanderait pas mieux que de nous délivrer un billet de retour pour notre patrie.

—En effet, répliqua Ossipoff, sa force serait sans doute plus que suffisante pour nous faire atteindre la zone d'attraction de la terre... si cette face de la lune n'avait pas le malheur de ne jamais voir notre planète.

Ce disant, il examinait curieusement le jeune homme pour savoir s'il avait parlé sérieusement ou s'il ne devait considérer ce qu'il avait dit que comme une plaisanterie.

Cependant, Telingâ avait mis le cap au nord et maintenant l'embarcation planait au-dessus d'une mer immense.

—Où allons-nous? demanda Ossipoff.

—A Tough, répondit le Sélénite; les matières dont la déflagration produit la propulsion du bateau sont presque épuisées, et avant de nous élancer au-dessus du pays des Subvolves, il nous faut les remplacer.

Ce ne fut qu'après trente-six heures de marche ininterrompue que les voyageurs atteignirent Tough-Todivalou (la Reine du Nord) ville importante de l'hémisphère boréal du monde lunaire et bâtie sur un immense marais desséché, près d'un fleuve.

—Cela me rappelle Pinsk, en Russie, murmura Ossipoff.

On ne demeura du reste dans cette ville que juste le temps nécessaire pour renouveler l'approvisionnement du bateau.

Le voyage durait déjà depuis douze jours terrestres, le soleil s'abaissait de plus en plus vers l'horizon et, dans trois fois vingt-quatre heures, il allait cesser d'éclairer cet hémisphère de la lune pour porter sa lumière et sa chaleur sur l'hémisphère visible.

Il importait donc de se hâter si l'on voulait fuir la nuit de quinze jours et franchir le pôle en même temps que le soleil.

Cette seconde partie du voyage devait être de beaucoup la plus difficile, la plus périlleuse et les 354 heures de jour ne seraient pas de trop pour permettre à Ossipoff de trouver son précieux minerai, et à Jonathan Farenheit de mettre la main sur Fédor Sharp.


CHAPITRE XVI

LES MONTAGNES DE L'ÉTERNELLE LUMIÈRE

Assis à l'avant de l'embarcation, une forte lunette à la main, Ossipoff sondait l'horizon, et son visage, déjà grave, se rembrunissait visiblement, à mesure que les montagnes, qui se profilaient au loin, accusaient plus nettement leurs pics élevés et leurs monstrueux remparts.

Une main se posa sur son épaule; il se retourna et vit Séléna, debout à côté de lui et l'examinant avec inquiétude.

—Père, demanda-t-elle, redoutez-vous donc quelque danger que vous voilà si soucieux?

—Ce sont ces montagnes qui m'effrayent! répondit le vieillard avec inquiétude.

—Et pourquoi cela?... Ce volcan que nous avons franchi dernièrement n'était-il pas aussi élevé?

—Peut-être... mais il n'avait pas la même position.

—Qu'entendez-vous par là?

—Que ces montagnes se trouvent situées sur la limite des deux hémisphères et que par conséquent l'air doit y être fort rare.

Séléna sourit.

—N'avez-vous pas, dit-elle, les respirols de M. Fricoulet?

Les lèvres du vieillard se plissèrent dédaigneusement.

—Vous n'avez pas confiance? murmura Séléna.

—Médiocrement.

La jeune fille réprima un léger sourire.

—M. de Flammermont qui les a examinés, ajouta-t-elle, m'a cependant déclaré que lui-même n'aurait pas trouvé mieux.

—Hum! fit Ossipoff, ce cher Gontran est d'une indulgence pour son ami... Je ne puis comprendre comment un homme plein de talent et d'instruction comme lui, a pu se lier avec un aussi médiocre personnage.

Puis se tournant vers Telingâ:

—Allons-nous être obligés de franchir ces pics? demanda-t-il.

—Il faut bien, répondit le Sélénite... quelle autre voie voudriez-vous prendre?

—Il aurait pu exister entre deux chaînes quelque étroit passage moins élevé.

—Oui, dit l'autre, nous trouverons un couloir qui nous évitera un détour considérable, mais nous ne pouvons atteindre Romounhinch qu'en allant droit devant nous.

Ossipoff consulta la carte qu'il avait dressée pendant la longue nuit passée dans le volcan, et en la comparant avec son atlas de géographie lunaire, il constata que Romounhinch était le nom sous lequel les Sélénites désignaient le cirque de Platon.

—Mais, murmura-t-il, est-il bien nécessaire d'aller jusque là?

—C'est la route la plus courte pour aller à Notoliders, dans les environs duquel, d'après les explications que vous m'avez données, doit se trouver ce que vous cherchez.

Une nouvelle comparaison de son atlas terrien avec sa carte sélénite apprit à Ossipoff que ce nouveau volcan n'était autre qu'Archimède.

—Mais ce volcan est fort avant dans l'autre hémisphère? s'écria-t-il.

—Presque au centre du pays des Subvolves... C'est du reste le plus grand cratère de notre monde après le cirque de Clavius.

Ossipoff consulta ses instruments: le baromètre indiquait 28 centimètres de pression seulement, la boussole était affolée et sans direction fixe.

Les sourcils du vieillard se contractèrent violemment et il jeta sur ses compagnons des regards anxieux.

En même temps, pour augmenter la gravité de la situation, plus l'embarcation avançait, et plus la lumière du jour allait décroissant, plus on s'enfonçait dans la nuit.

—Mes amis, dit-il d'une voix qu'il s'efforçait de raffermir, il est temps, je crois, d'endosser les appareils...

Ces respirols, comme les avait baptisés Fricoulet, étaient fort simples.

Ils avaient été construits pour permettre à leurs porteurs de s'aventurer impunément au sein des atmosphères les plus irrespirables et les plus raréfiées; ils se composaient d'une sorte de cagoule en caoutchouc retombant jusqu'au dessous du thorax et se boutonnant hermétiquement au-dessous des bras: deux verres placés devant les yeux permettaient de voir aussi nettement que si l'on eût eu un binocle à califourchon sur le nez, et devant la bouche, une ouverture était percée, obstruée par une soupape s'ouvrant de dedans en dehors afin de permettre l'évacuation des gaz de la combustion pulmonaire; cette soupape devait en même temps permettre l'ajustement d'un tube de cuivre destiné à être appliqué sur l'oreille de celui auquel on voudrait parler au cas où la raréfaction de l'air empêcherait la transmission du son. Dans une poche de côté se trouvait un cylindre d'acier, d'un quart de litre de capacité, renfermant de l'oxygène liquéfié; lorsqu'on ouvrait un robinet, on donnait issue à ce gaz et il arrivait, par un tuyau, à l'enveloppe de caoutchouc qu'il gonflait sans pouvoir s'en échapper.

Ce récipient d'acier contenait une provision de trois mille litres d'oxygène gazeux, c'est-à-dire de quoi fournir à une consommation de trois jours.

Avec l'aide de l'inventeur, les voyageurs furent rapidement revêtus de leurs respirols.

Fricoulet vérifia l'une après l'autre toutes les parties des appareils, s'assura que l'attache des tubes était solide et que les boutonnières fermaient hermétiquement; puis il ouvrit les robinets, et l'oxygène, distendant les plis de la cagoule, chacun des voyageurs ressembla bientôt, quant à la partie supérieure de son individu, à une énorme bonbonne en baudruche.

Pendant ce temps, Telingâ avait rechargé l'appareil de son véhicule de matières combustibles et les voyageurs s'élevaient dans l'espace montant et descendant tour à tour suivant un plan incliné très prononcé.

—Toujours les «montagnes russes», pensa Gontran, auquel le système des respirols rendait fort incommode l'échange de ses impressions.

Ossipoff lui, ne quittait pas de l'œil l'aiguille de son baromètre, et il était fort heureux que son visage fût caché par sa cagoule de caoutchouc, car ses compagnons eussent été véritablement effrayés de l'altération de ses traits.

—Diable, murmurait-il, la pression diminue!

Fricoulet qui, lui aussi surveillait le baromètre, appliqua sur l'oreille du savant l'extrémité de son «parleur» ainsi qu'il avait surnommé le tube acoustique.

—Avant peu, dit-il, la pression va être inférieure à celle que l'air subirait à quinze mille mètres de hauteur dans l'atmosphère terrestre.

Ossipoff approuva de la tête en murmurant:

—Pourvu que les capuchons de caoutchouc n'éclatent pas!

En ce moment, ses regards tombèrent sur Gontran, qui, assis sur le bordage à côté de Séléna, tenait entre ses mains les mains de la jeune fille et qui remplaçait par un expressif langage des yeux les paroles affectueuses qu'il lui répugnait de lui envoyer «par le tube».

—Quel homme! pensa le vieux savant, en mettant sur le compte du courage et de l'indifférence devant la mort l'ignorance de M. de Flammermont.

Puis, sollicité par son angoisse, il se tourna vers Telingâ, surveillant attentivement la manœuvre.

Il craignait que, pour dépasser le niveau des montagnes, le Sélénite ne forçât davantage la pression.

Mais, tout à coup, comme l'embarcation filait avec une vitesse vertigineuse sur une masse de granit qui barrait l'horizon, Telingâ, fit une chute brusque de cinquante mètres pour s'engager dans un boyau circulant entre deux masses de roches brunes.

Bien qu'une obscurité presque complète régnât maintenant, le Sélénite pénétra hardiment dans ce couloir, évitant avec une sûreté merveilleuse tous les obstacles qui apparaissaient incessamment dans l'ombre.

Enfin, après dix minutes,—qui semblèrent aux voyageurs longues comme dix siècles,—les roches s'élargirent soudain, et sur un horizon de montagnes dentelées, un astre énorme, resplendissant, apparut.

—La terre! pensa Séléna.

—La lune! s'écria Gontran en appliquant son «parleur» sur l'oreille d'Ossipoff.

Au brusque mouvement du vieillard, Monsieur Flammermont comprit qu'il venait de dire une bêtise.

—La lune... de la lune s'empressa-t-il de rectifier.

Et il ajouta aussitôt:

—La terre n'éclaire-t-elle pas comme un satellite le monde que nous visitons en ce moment?

Pensive, accoudée sur le bordage, Séléna considérait cette sphère étincelante, treize fois plus brillante que n'est la pleine lune dans les plus belles nuits terrestres.

Elle avait peine à se figurer qu'elle était née dans cet astre éloigné et que cinq jours seulement avaient suffi pour creuser entre elle et lui cet abîme immense, terrifiant de 90.000 lieues!

Ossipoff, lui, oubliant les dangers de la situation, l'œil rivé à sa longue-vue, reconnaissait les grandes taches des océans tranchant sur les teintes plus claires des continents; en ce moment, il devait être deux heures à Paris et quatre heures à Saint-Pétersbourg; les deux Amériques sortaient de l'ombre et l'Asie avait disparu.

Pendant que le savant s'abîmait dans sa contemplation, la barque contournait les contreforts de ces montagnes monstrueuses qui formaient entre les deux hémisphères une barrière titanesque.

Au delà de cette barrière, le pays était tout autre.

Le panorama offert à la vue des voyageurs était grandiose et ne présentait aucun point de comparaison avec le site le plus sauvage qui se pût rencontrer sur la terre.

La raréfaction presque totale de l'air aux grandes altitudes qu'ils avaient atteintes, donnait aux paysages un aspect de sombre monotonie.

Ce qui frappa le plus Gontran qui, artiste amateur, s'amusait à prendre des croquis sur un album, c'était le manque absolu de perspective, par suite de l'absence des demi-teintes; une lumière crue tombait du ciel, et tout ce qui n'était pas directement éclairé par la clarté de la Pleine-Terre demeurait d'un noir intense, en sorte que les derniers plans paraissaient aussi accusés que les premiers.

Si bien que le comte, voulant dessiner ces rocs et ces cratères aux sommets déchiquetés, ne put mettre, pour demeurer dans la note vraie, que des taches d'encre sur sa feuille de papier blanc.

—En vérité, murmura-t-il, si j'envoyais au Salon un tableau dans ce genre-là, les impressionnistes eux-mêmes me conspueraient, et cependant c'est d'une exactitude photographique.

Il ajouta mélancoliquement:

—Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.

Ô Boileau! tu ne t'attendais certainement pas à éveiller les échos des paysages lunaires!

Plus les voyageurs avançaient dans l'intérieur du pays des Subvolves, plus s'accroissait l'aridité désolée de ces régions rocheuses.

Jonathan Farenheit ne cessait de jurer, Séléna avait envie de pleurer et Fricoulet lui-même était d'une tristesse mortelle.

Quant à Gontran, il s'ennuyait ferme en songeant qu'à cette même heure le palais de l'Industrie, aux Champs-Élysées, regorgeait d'une foule accourue pour assister au grand carrousel militaire donné au bénéfice des pauvres.

Et fermant les yeux pour s'arracher à ce spectacle monotone et attristant des solitudes lunaires, il franchissait d'un seul bond les 90.000 lieues qui le séparaient de Paris et, durant quelques secondes, il s'éblouissait les yeux des toilettes claires et des uniformes brillants, de l'éclat des diamants et du scintillement des ors et des aciers, en même temps qu'à ses oreilles bourdonnantes l'orchestre bruissait doucement, coupé net par un hennissement de cheval ou par des salves d'applaudissements.

Tout à coup, il tressauta, arraché à sa douce vision par une voix qui murmurait à son oreille:

Platon.

C'était Ossipoff qui, le forçant à se pencher par dessus le bordage, lui montrait au-dessous de l'embarcation le cratère d'un des plus curieux cirques lunaires.

A peine le jeune homme eut-il jeté les yeux sur le panorama qui s'étendait à ses pieds, qu'il s'écria:

—Une forêt!

—Vous dites? demanda Ossipoff en devinant l'étonnement du jeune homme sans en comprendre la cause.

Arbre Lunaire.

Arbre Lunaire.

Au moyen de son tube, Gontran répéta l'exclamation qu'il venait de pousser.

—Eh bien! qu'y a-t-il d'étonnant? fit le vieillard.

—Je croyais que tous les astronomes étaient d'accord pour refuser à cette partie de la lune la moindre végétation.

Ossipoff protesta:

—Tous! fit-il; beaucoup assurément... mais pas tous, car la photographie prouve le contraire; le sol de certaines plaines lunaires, le fond de quelques cratères, tels que Platon, ne sont pas photogéniques et la plupart des astronomes du siècle dernier ont attribué cette absorption de rayons lumineux à des végétaux. Mais, comme depuis on a reconnu à la surface du disque visible de la lune la faible densité de l'atmosphère et le manque total de fleuves ou de liquides quelconques, on a été disposé à nier cette végétation. Cependant, des savants contemporains tels que Warren de la Rue, Rutherfurd et Secchi, qui se sont spécialement occupés de photographie lunaire, ont été, au contraire, d'opinion que ces différences photogéniques devaient provenir d'une réflexion végétale. On a observé cette teinte verte dans la mer des Crises et dans Platon.

Puis, passant à Gontran une feuille de papier:

—Tenez, dit-il, voici un dessin de Stanley Williams, représentant l'intérieur du cirque au-dessus duquel nous planons... n'est-ce pas la reproduction exacte de la nature?

La barque volante était, en ce moment, presque immobile au zénith du cratère et les voyageurs purent distinguer nettement que le sol du cirque était couvert de vastes forêts coupées par de larges routes; dans certains carrefours apparaissaient comme des taupinières que Telingâ déclara avoir été autrefois des habitations, et un brouillard lourd et opaque s'élevant en spirale de quelques cheminées souterraines s'étendait comme un voile brumeux d'un bord à l'autre.

—Le dessin de Stanley Williams est bien conforme à la nature, dit Fricoulet.

—Mais cette carte, dit sérieusement Gontran, je l'ai déjà vue dans l'un des livres de mon illustre homonyme.

—Dans les Continents célestes? répliqua Ossipoff.

—Sans doute.

Le Sélénite, trouvant qu'assez de temps avait été perdu dans la contemplation du cratère, pressa sur le levier qui lui servait à diriger son embarcation, et le voyage aérien continua.

C'est alors que Fricoulet demanda à Ossipoff:

—Si j'ai bien compris le but de cette exploration, nous allons chercher les moyens de continuer notre voyage interplanétaire?

Le savant, d'un signe de tête, répondit affirmativement.

—Vous voulez sérieusement abandonner la lune?

Ossipoff eut un mouvement impatienté.

—Un mondicule qui a à peine 800 lieues de diamètre! exclama-t-il; sur lequel, à nous cinq, nous ne pesons pas plus que je ne pesais seul sur la terre, un monde en décadence, pour ne pas dire à peu près mort, dont quelques parties seulement sont habitées et habitables!

—Mais pour vous lancer de nouveau dans l'espace, objecta Fricoulet, il vous faut un agent de projection plus rapide encore que le Cotopaxi; car dans le désert sidéral, ce n'est pas par milliers, mais par millions que se comptent les lieues.

—Mon cher monsieur, répliqua le vieillard avec un peu de hauteur, je sais tout cela aussi bien que vous; aussi, vous pouvez être tranquille. Si mes calculs ne me trompent pas, nous aurons, avant peu, cet agent propulseur à grande vitesse dont vous parlez.

Et pour prouver à l'ingénieur qu'il désirait que la conversation s'arrêtât là, le vieux savant lui tourna le dos et se mit à examiner le panorama à l'aide de sa lunette.

—Notoliders! dit tout à coup le Sélénite en étendant la main vers une montagne qui dressait au loin dans l'espace sa crête déchiquetée.

—Le mont Archimède, murmura Ossipoff.

Si Platon est le cirque lunaire qui, vu de la terre, présente le plus singulier aspect, Archimède est certainement, après Tycho, la montagne la plus remarquable.

Pendant la pleine lune, elle apparaît aux terriens sur le disque de leur satellite comme un point brillant.

Mais pour Mickhaïl Ossipoff et ses compagnons qui planaient sur le cirque à quelques centaines de mètres à peine, tous les détails orographiques se détachaient avec une netteté surprenante; ils distinguaient à merveille les hautes cimes qui s'élèvent depuis le fond du cratère jusqu'à plus de 1.500 mètres d'altitude et les deux versants de la montagne annulaire qui en forme l'enceinte; des chaînons et des contreforts se détachaient de la montagne pour aller rejoindre dans le lointain les monts Apennins.

La barque volante mit près d'une heure à traverser le cratère d'Archimède qui ne mesure pas moins de 83 kilomètres de diamètre.

—Quelle chance, dit tout à coup Fricoulet à Gontran, que les Sélénites aient inventé la navigation aérienne, autrement l'exploration de ce monde nous eût été impossible.

Sans répondre, le jeune comte fixa sur son ami des regards interrogateurs.

Alors l'ingénieur lui montra de la main des ravins profonds qui s'ouvraient à travers les plaines au milieu desquelles se dressait l'énorme cratère.

—Vois ces rainures, répondit-il, elles ont certainement plus d'un kilomètre de large, quant à la longueur, elles se perdent à l'horizon; elles sont taillées à pic et, par endroits, leur fond se trouve obstrué par les éboulements. Eh bien! suppose qu'au lieu d'arriver par la voie des airs, nous soyons venus simplement à pied, pedibus cum jambis, qu'eussions-nous fait en présence de ces crevasses de 1.300 mètres de large? Nous étions arrêtés.

—On fait un détour, objecta Gontran.

—De combien de kilomètres? et qui sait si au nord du versant nous n'aurions pas rencontré une nouvelle crevasse qui nous eût contraint de revenir sur nos pas?

M. de Flammermont abaissa la tête affirmativement.

—Vues du télescope de l'observatoire de Poulkowa, dit-il, ces rainures me semblaient les lits desséchés d'anciens fleuves.

Fricoulet lui fit signe de parler plus bas.

—Malheureux, dit-il, prends garde à M. Ossipoff; songe donc qu'il ne peut y avoir sur cette partie de la lune ni fleuves, ni lacs, ni océans, la pression atmosphérique étant trop faible pour maintenir l'eau à l'état liquide. Ainsi que je te l'ai dit, quand nous en causions au cours de notre voyage, ces crevasses sont de formation purement géo... non... sélénologique.

Pendant cette conversation, la barque volante avait continué sa route et maintenant elle n'était plus qu'à une cinquantaine de kilomètres de la chaîne des Apennins dont les crêtes élevées s'élançaient à 6.000 mètres dans le ciel, étendant sur les plaines avoisinantes des ombres démesurées.

—Cette fois, murmura Fricoulet, nous ne passerons pas.

Mickhaïl Ossipoff, accroupi à l'avant de l'embarcation étudiait le terrain avec sa longue-vue.

Tout à coup, il déposa son instrument et prit dans l'une de ses poches un papier jauni, froissé, qu'il déplia avec soin et qu'il examina attentivement.

Puis il reprit sa position première, après avoir toutefois murmuré quelques mots à l'oreille de Telingâ.

L'embarcation aussitôt vira de bord et se mit à suivre les crêtes des Apennins auxquels succédèrent bientôt les pics moins élevés des Karpathes.

Tout à coup Ossipoff laissa de côté sa lunette, dont Farenheit s'empara aussitôt, et il en prit une autre à laquelle il fit subir une mystérieuse opération.

—Que faites-vous donc là, père? demanda Séléna.

—J'ajoute un prisme à cette lunette.

—Un prisme, répéta-t-elle, et pourquoi faire, mon Dieu?

—Pour faire de cette lunette un spectroscope simplifié; grâce à ce prisme la lumière des terrains que je fixe se décompose et vient se réfléchir sur un verre dépoli disposé dans le milieu du tube.

Puis, s'adressant à Gontran qui paraissait écouter, lui aussi, les explications du vieux savant, il ajouta:

—Vous n'ignorez pas, mon cher ami, que dans le spectre solaire, on a distingué une quantité de petites raies noires ou coloriées situées toujours à la même place et dans la même couleur. Grâce à ces points de repères fondamentaux, on a pu imaginer la spectroscopie, science qui permet de reconnaître la composition d'un corps,—quel qu'il soit,—dont on observe le spectre lumineux, en identifiant ses couleurs et ses lignes avec les couleurs et les lignes du spectre des corps connus. C'est grâce à cette méthode que l'on sait, à n'en pas douter, qu'il y a du fer, du magnésium, du zinc en combustion dans notre Soleil, de l'hydrogène dans Vega, de l'or, du platine, du cuivre en fusion dans d'autres astres.

Il se tut un moment, visa avec sa lunette les contreforts des Karpathes puis, secouant la tête, il reprit:

—Ce que je viens de vous dire a pour but de vous expliquer comment, de l'observatoire de Saint-Pétersbourg et grâce à des recherches spectroscopiques minutieuses, j'ai reconnu dans les flammes des volcans lunaires en activité, une substance qui a la propriété d'être attirée vers la lumière; j'ai soigneusement relevé les raies et les couleurs de cette substance, je les ai reportées sur ce verre dépoli disposé dans le milieu de ma lunette. En sorte qu'en visant à l'aide de cette lunette spectroscopique les divers objets à ma portée, le spectre de ces objets vient se superposer sur celui qui est déjà peint et gravé sur le verre; je compare, et lorsque j'aurai identifié les deux spectres, c'est que la matière visée est bien celle que je recherche.

—Est-ce cette matière qui vous permettra de continuer votre voyage? demanda Gontran, dont le visage reflétait un ahurissement profond.

Fricoulet s'était approché et une flamme railleuse brillait dans ses yeux.

Ossipoff le remarqua et répliqua:

—Oui, j'ai pensé à utiliser cette substance qui a la curieuse propriété de s'élancer vers la lumière.

—Mais comment l'emploierez-vous?

—Je la renfermerai dans des sphères de verre adaptées de chaque côté de notre wagon et elle nous emportera vers le soleil... Nous pourrons ainsi visiter les mondes qui se trouvent entre la terre et l'astre central.

Fricoulet demanda d'un ton narquois:

—Mais pour atterrir à notre volonté et ne pas aller nous jeter dans le brasier solaire comme un papillon qui se brûle les ailes à la flamme d'une bougie... comment vous y prendrez-vous?

Ossipoff haussa les épaules.

—Pour être maître de la direction et de la vitesse du wagon, répondit-il, il me suffira de mettre à l'abri de la lumière les récipients qui contiendront la matière en question, et, suivant la surface attirée, je précipiterai ou je ralentirai la marche.

Gontran ne put retenir cette phrase admirative:

—Vous avez réponse à tout, monsieur Ossipoff!

Le vieux savant haussa légèrement les épaules et reprit son poste d'observation à côté de Jonathan Farenheit qui, immobile à l'avant comme une statue, tenait sa lunette rivée sur le sol.

Ossipoff et ses compagnons étaient descendus de la barque volante.

Soudain le vieillard poussa un cri, en indiquant du bras, à quelques kilomètres plus loin, une colonne de fumée qui semblait sortir du sol et s'élevait avec vitesse dans l'espace pour se perdre dans l'infini.

—Là, répéta-t-il, tandis que la lunette tremblait dans sa main... c'est là...

En quelques instants, la barque volante, dirigée par la main sûre de Telingâ sur un plan incliné, vint s'abattre au point indiqué par Ossipoff.

C'était une sorte de cône peu élevé, dont le cratère projetait dans la direction du soleil brillant dans l'espace des tourbillons d'une poussière fine et pour ainsi dire impalpable; les voyageurs qui étaient descendus eussent été certainement aveuglés si les lentilles de verre encastrées dans leurs cagoules de caoutchouc, n'avaient protégé leurs yeux.

Aussitôt le vieux savant tira du fond de la barque une toile immense qu'avec l'aide de ses compagnons il étendit au-dessus du cratère, de façon à intercepter la lumière de l'astre.

Comme par miracle, l'éruption cessa et des sacs apportés à cet effet furent promptement remplis de la précieuse poussière et rechargés dans l'embarcation qui, sur un signe d'Ossipoff, reprit le chemin des airs.

Le vieux savant exultait.

—Et maintenant, demanda Telingâ, où allons-nous?

—Nous retournons, comme il a été convenu, au pays des Privolves; ne faut-il pas que nous assistions au congrès qui doit avoir lieu en notre honneur dans la ville capitale?

Le Sélénite pressa sur son levier et la barque, évoluant rapidement, reprit la direction de l'hémisphère invisible.

Mais, tout à coup, Jonathan Farenheit bondit et s'adressant à Ossipoff:

—Que faites-vous? demanda-t-il.

—Vous le voyez, nous repartons.

—Et Fédor Sharp? gronda-t-il.

Le vieillard leva les bras au ciel.

—Vous avez trouvé votre affaire, grommela l'Américain; moi, je veux trouver la mienne.

—Croyez-moi, riposta Ossipoff, imitez-moi... renoncez à votre vengeance,... d'autant plus qu'elle ne pourrait plus s'exercer que sur un cadavre...

Farenheit étouffa un juron.

—Et puis, ajouta le vieux savant, le temps nous presse. Le Soleil se lève à l'horizon et je ne me soucie nullement d'être surpris par la nuit dans cette solitude,... ce serait la mort pour nous tous.

L'Américain baissa la tête, puis il alla reprendre sa place et, sa lunette à la main, recommença à fouiller le panorama qui fuyait rapidement au-dessous de la barque.

Pendant ce temps, les autres voyageurs, auxquels ce retour ne réservait plus aucune surprise, s'étaient étendus sur des coussins pour chercher dans un long sommeil un repos réparateur.

Quand ils s'éveillèrent, la barque aérienne avait déjà laissé loin derrière elle le cirque de Platon et filait à grande vitesse vers une chaîne de montagnes dont les cimes élevées se profilaient vaguement à l'horizon.

Ossipoff consulta sa carte.

—Le pôle Nord! cria-t-il.

Et courant à Farenheit toujours absorbé dans ses recherches:

—Sir Jonathan, dit-il, prêtez-moi votre lunette.

L'Américain céda l'instrument en bougonnant.

—Eh! fit-il, qu'il y a-t-il donc de si extraordinaire à voir au pôle Nord? toujours des montagnes, des cratères, des rochers affreux et dénudés, des gouffres.

Ossipoff regarda un moment Farenheit de l'air dont il eût regardé un criminel.

Puis, après un moment:

—Au pôle Nord, monsieur, répliqua-t-il sèchement, nous verrons les montagnes de l'Éternelle Lumière.

L'Américain écarquilla les yeux; Gontran et Séléna se rapprochèrent.

Le vieux savant poursuivit:

—Ces montagnes qui, comme Scoresby, Euctémon, Gioja, mesurent jusqu'à 2,800 mètres de hauteur et pour lesquelles le soleil ne se couche jamais sont une des curiosités du monde que nous visitons.

—Pas possible, murmura M. de Flammermont.

Heureusement pour lui, le capuchon de caoutchouc étouffa le bruit de sa voix.

Séléna demanda:

—Mais, père, comment un tel phénomène peut-il se produire?

—Le plus simplement du monde, mon enfant; par suite de l'inclinaison du globe lunaire sur son axe, le soleil ne descend jamais que d'un degré et demi au-dessous de l'horizon de l'un et de l'autre pôle,... or, en raison de la petitesse du globe lunaire, une élévation de 595 mètres suffit pour voir de un degré et demi au delà de l'horizon vrai... En conséquence, les montagnes qui, comme celles que je viens de citer, atteignent 2,800 mètres d'altitude, sont éternellement éclairées par le soleil.

—Mais alors, murmura Gontran, les vallées environnantes sont toujours dans la nuit?

—Dans la nuit est un peu exagéré, répondit Ossipoff; car si elles restent éternellement dans l'ombre de ces montagnes, elles sont cependant éclairées par le rayonnement de la lumière éclatante qui frappe les pics élevés et en fait, d'ailleurs, le tour.

Puis, se tournant vers l'Américain:

—Eh bien! monsieur Farenheit, demanda-t-il, un tel spectacle vaut-il la peine que vous abandonniez quelques instants vos recherches?

—Rien ne vaut une vengeance satisfaite, répliqua l'Américain.

Et, reprenant sa longue-vue, il s'immobilisa de nouveau, laissant ses compagnons dans l'attente du sublime panorama qu'ils allaient admirer.

Telingâ, depuis un moment, avait légèrement modifié la route de la barque aérienne, de façon à lui faire suivre les sinuosités des contreforts extérieurs de la montagne de Scoresby; il passa au pied du pic d'Euctémon, dont la hauteur ne le cède que de quatre cents mètres aux monts les plus élevés des Pyrénées et fila, à travers ces ramifications rocheuses, droit sur les chaînes qui entourent le pôle boréal.

Pour franchir cet entassement cyclopéen de cratères monstrueux, le Sélénite dut s'élever jusqu'à trois mille mètres.

La chaîne alors dépassée, l'aéroplane lunaire fut lancé à toute vitesse sur un plan incliné qui l'amena jusqu'à 1,000 mètres du sol, au-dessus d'une montagne isolée arrondissant son cratère en forme de cuvette.

—Le pôle Nord! s'écria Ossipoff.

Les Terriens admiraient, immobiles et muets, le féerique spectacle qui soudain s'offrait à leurs yeux ravis.

Dans un ciel noir, tout parsemé d'étoiles brillant du plus vif éclat, des pics élevés projetaient leurs crêtes aiguës dont les ombres énormes s'étendaient au loin, enténébrant des vallées entières.

Du côté du soleil, ces pics resplendissaient comme des glaciers et leur éclat brûlait la vue.

—Mais, sir Jonathan, regardez-donc, dit tout à coup M. de Flammermont, en frappant sur l'épaule de l'Américain.

Celui-ci ne répondit pas; penché sur le bordage jusqu'à perdre l'équilibre, il demeurait figé dans une immobilité complète, l'œil rivé à sa longue-vue.

—Pardieu! ricana le jeune comte, ne dirait-on pas que l'Américain est tombé en arrêt sur ce bandit de Sharp?

Il n'avait pas achevé ces mots que Farenheit se redressait comme mû par un ressort et courant à Ossipoff:

—Lui! cria-t-il en gesticulant comme un fou, lui...

—Qui ça?... lui! demanda le vieillard furieux d'être arraché si brusquement à sa contemplation.

—Eh! qui voulez-vous que ce soit, riposta l'Américain, sinon ce voleur, ce gredin, ce traître...

Et l'émotion qui l'étreignait à la gorge arrêta le flot d'injures qui lui montait aux lèvres.

Plus ému qu'il ne le voulait paraître, le vieux savant se saisit de la longue-vue et la braqua dans la direction indiquée par Farenheit.

Au bout de quelques minutes, il s'écria à son tour:

—J'aperçois en effet là-bas, à quelques kilomètres à peine, un point brillant qui pourrait bien être le boulet;... voyez donc, Gontran...

Et il passa l'instrument au jeune comte qui le transmit à son tour à Fricoulet en disant:

—Je donnerais ma tête à couper que c'est en effet le boulet de Sharp.

—Et moi aussi, ajouta l'ingénieur; seulement, je ne vois pas de traces d'homme.

Ossipoff n'avait pas attendu pour commander à Telingâ d'atterrir et quelques instants ne s'étaient pas écoulés que la barque aérienne déposait les voyageurs sur le versant d'un cratère, auprès d'une masse métallique bossuée, brûlée et que le vieux savant déclara être bien le boulet de Fédor Sharp.

—Mais lui, gronda Farenheit, où est-il?

En même temps, il jetait autour de lui des regards furieux.

—Eh! riposta Fricoulet en frappant du pied le boulet, c'est là-dedans qu'il faut le chercher.

—Là-dedans, riposta l'Américain; croyez-vous donc qu'il y soit resté?

—Et pour cause,... il lui a été impossible d'en sortir.

L'ingénieur faisait remarquer à ses compagnons qu'un tiers au moins de l'obus était enfoncé dans le sol et que la petite porte pratiquée dans sa paroi se trouvait précisément condamnée si solidement que tous les efforts que les voyageurs avaient dû faire pour sortir de leur prison ne pouvaient qu'être restés inutiles.

Et il ajouta:

—En tous cas, cette prison n'est plus qu'une tombe assurément et je propose de laisser dormir en paix ceux qui y reposent du sommeil éternel.

Mais l'Américain ne l'entendait pas ainsi; avant de s'éloigner, il voulait s'assurer de visu que son ennemi avait bien échappé à sa vengeance, et, s'aidant des outils qu'Ossipoff, à tout hasard, avait emportés avec lui, il se mit à attaquer le sol assez friable à cet endroit.

Ce que voyant, Gontran, poussé par la curiosité, saisit une pioche et ne tarda pas à être imité par Fricoulet lui-même.

Au bout d'une demi-heure, grâce à leur force colossale, sextuplée dans la lune, ils avaient creusé autour du boulet une tranchée suffisamment grande pour que la porte pût être ouverte.

—Attention, grommela l'Américain en se mettant sur la défensive, tenons-nous sur nos gardes,... ils sont capables d'effectuer une sortie.

L'ingénieur haussa les épaules et, introduisant l'extrémité d'un pic dans les jointures de la porte, il exerça une pesée si violente que les boulons et les vis de la serrure finirent par céder.

Il ouvrit et, faisant un pas en avant, engagea la moitié du corps dans l'intérieur du boulet; mais il ressortit aussitôt en poussant un cri d'horreur.

—Morts! exclama-t-il, ils sont morts!!!

Jonathan Farenheit s'avança à son tour et, malgré la haine qui l'animait contre l'ex-secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, il sentit un frisson glacé lui courir par les membres, à la vue du sinistre spectacle qui s'offrait à lui.

Sur le plancher du wagon, un cadavre à moitié nu gisait au milieu d'une mare de sang.

Une horrible blessure séparait presque la tête du tronc et, détail épouvantable, des languettes de chair avaient été enlevées sur le gras des cuisses.

Ce cadavre avait servi de pâture.

Non loin de là, un autre corps était étendu, recouvert de ses vêtements celui-là, et vers lequel l'Américain se précipita.

Il venait de reconnaître Fédor Sharp.

Il le saisit dans ses bras et le tira hors du wagon.

—Mort! dit-il d'une voix sombre en courbant la tête.

Les contreforts extérieurs de la montagne de Scoresby.

—Mort de faim!... s'écria Séléna en joignant les mains... Ah! le pauvre homme.

—Non pas, répliqua Farenheit... car je le soupçonne d'avoir assassiné son compagnon pour se nourrir de sa chair.

Un cri d'horreur s'échappa de toutes les poitrines.


CHAPITRE XVII

CE QUI S'ÉTAIT PASSÉ DANS LE BOULET

Que s'était-il passé?

Nous avons laissé Fédor Sharp et son compagnon dans leur boulet, l'un furieux de voir son ancien collègue sur le point d'arriver, lui aussi, à ce sol lunaire tant désiré, l'autre tremblant du sort qui l'attendait si le hasard le mettait à proximité du poing formidable de Jonathan Farenheit.

Ils restèrent ainsi de longues heures, immobiles et silencieux; Woriguin supputait dans son esprit les chances qui lui restaient d'échapper à la vengeance de l'Américain.

Sharp, l'œil fixé à son objectif, suivait la marche dans l'espace du projectile de Mickhaïl Ossipoff.

Tout à coup, il poussa une exclamation qui fit accourir auprès de lui son préparateur déjà tout inquiet.

—Quel nouveau malheur? balbutia Woriguin.

Sans répondre, Sharp le prit aux épaules et lui collant le visage à la longue-vue.

—Regarde, dit-il brièvement.

Ce fut au tour du préparateur de s'étonner.

—Ah! par le diable! fit-il, voilà qui est bizarre!

—Toi aussi, dit alors Sharp, tu t'aperçois de la chose?

—Parbleu! riposta l'autre, il faudrait être aveugle pour ne pas constater que le boulet de ce démon d'Américain est plus petit maintenant que ce matin.

Il se redressa et tournant vers le Russe un regard anxieux:

—Alors? interrogea-t-il.

Sharp ne répondit pas; il réfléchissait.

—Sommes-nous donc arrêtés de nouveau? poursuivit Woriguin.

Toujours silencieux, Sharp monta les quelques degrés qui conduisaient à l'ogive du boulet.

Là, il démasqua un hublot et regarda.

Là-bas, dans l'espace, loin, bien loin, un croissant lumineux brillait au milieu d'un fourmillement d'étoiles.

Il prit une lunette, la tint braquée quelques instants; puis, il referma le hublot, descendit l'échelle et dit à Woriguin:

—L'obus s'est retourné.

L'autre eut un geste d'effroi.

—Retourné! exclama-t-il... alors?

Sharp grimaça un sourire.

—Alors, rien... c'est maintenant le culot de l'obus qui regarde la lune et la pointe qui est tournée vers la Terre.

Incrédule, Woriguin se précipita à quatre pattes sur le plancher et regarda.

Au-dessous de lui, la lune s'étendait, semblable à une large mappemonde.

—Et eux? demanda-t-il.

Sharp eut un haussement d'épaules.

—Eux, ricana-t-il, ils filent dans l'espace.

Un éclair joyeux brilla dans l'œil du préparateur.

—N'atteindront-ils pas la lune?

—C'est peu probable.

Woriguin, en entendant cette réponse rassurante, se releva vivement et voulut témoigner sa joie par un entrechat.

Mais, il avait oublié qu'en s'éloignant de la terre, les lois de la pesanteur se modifiaient constamment pour le boulet et son contenu; si bien qu'il alla donner de la tête contre la paroi supérieure du projectile et retomba assez rudement sur le plancher.

La figure austère de Sharp se dérida en voyant le préparateur se saisir le crâne à deux mains.

—Eh! eh! dit-il, voilà ce que c'est que d'avoir si peu de cervelle!

Woriguin fit entendre un sourd grognement; puis, sans rien riposter, il s'en fut à la lunette et la braqua de nouveau sur le wagon de Mickhaïl Ossipoff.

Emporté par une force inconnue, il continuait à s'éloigner dans la direction des régions polaires de la lune.

—A quoi attribuez-vous cela, maître? demanda Woriguin.

—Sans doute à l'influence produite sur leur boulet par le nôtre, influence qui a été suffisante pour les faire dévier de leur route.

Le préparateur battit des mains.

—Oh! s'écria-t-il, si ce que vous dites là pouvait être vrai! ce me serait une douce satisfaction que de savoir cet Américain maudit se promenant à jamais dans l'infini, et ce par notre faute... car vous êtes bien persuadé, n'est-ce pas, qu'ils n'atteindront pas le sol lunaire?

—On n'est jamais persuadé de ces choses-là, mon cher, répondit Sharp d'un ton un peu dédaigneux; tout au moins, peut-on avoir des probabilités.

—Et ces probabilités?

—...sont qu'Ossipoff va contourner le disque entier de la Lune pour se perdre ensuite dans l'immensité.

Woriguin ajouta avec un sourire féroce:

—Eh! eh! je voudrais être dans un petit coin pour assister à ce qui se passera... ce serait curieux, assurément, lorsqu'il n'y aura plus de vivres à bord... ils sont capables de tirer à la courte paille pour savoir «qui sera mangé» comme dans la chanson du Petit Navire.

Le malheureux oubliait déjà la scène sanglante qui avait failli se passer entre son compagnon et lui, lorsqu'avait été signalé dans l'espace l'obus sauveur.

Brusquement ses idées suivirent un autre cours et, abandonnant le projectile d'Ossipoff, se reportèrent sur celui dans lequel il se trouvait.

—Alors, nous tombons? demanda-t-il.

Sharp inclina la tête affirmativement.

—Et comment tombons-nous? poursuivit Woriguin.

Le savant consulta ses instruments.

—C'est bizarre, murmura-t-il, nous suivons une ligne rigoureusement perpendiculaire.

—Et pouvez-vous savoir à l'avance dans quelle contrée nous allons atterrir?

Sharp s'agenouilla sur la vitre scellée au milieu du plancher circulaire de l'obus, un fil à plomb à la main droite, une jumelle dans la main gauche.

Après un instant d'observation, il répondit:

—Nous tomberons au centre même de la mer de la Sérénité.

—N'est-ce pas une des régions les plus curieuses du satellite? questionna le préparateur.

Le savant s'était relevé et hochant la tête:

—C'est tout au moins, l'une des plus énigmatiques, répliqua-t-il; car elle est sujette à des changements sur lesquels les astronomes terrestres ne sont pas d'accord.

—Cependant s'ils les constatent...

—Aussi est-ce sur les causes de ces changements que l'on discute.

—Je ne comprends pas.

Sharp se courba de nouveau et, d'un signe de la main, appela son compagnon auprès de lui.

—Regardez, commanda-t-il.

Woriguin s'écarquillait les yeux.

—Eh bien? fit-il, quoi d'extraordinaire? C'est toujours la même chose: des montagnes... des cratères... des pics...

—N'apercevez-vous pas, sur la droite de la mer de la Sérénité, un petit éboulement de rochers?

—Si fait... à côté de ces arêtes brillantes de rochers.

—C'est le tumulus de Linné.

—Eh bien?

—Eh bien! ce petit cirque, aujourd'hui à peine perceptible, a été jadis très apparent; puisqu'on le trouve dessiné sur des cartes de la lune qui remontent à l'année 1651... En 1788, l'astronome Schroeter l'observa et le décrivit. Au temps de Lohrmann et de Maedler, ce cirque présentait un diamètre de 30,000 pieds et son intérieur, noir, ombreux était visible, par un éclairage oblique; au contraire, lorsque le soleil était élevé sur l'horizon, le tout avait l'apparence d'une tache blanchâtre.... Puis, brusquement, en 1866, Schmidt, directeur de l'observatoire d'Athènes, l'un des astronomes qui se sont le plus occupés de la lune, constatait que ce cratère était remplacé par un cône blanc, peu élevé et à pentes très douces... Enfin, tout récemment, le savant français Flammermont, observant ce point mystérieux, concluait que, depuis 1830, le cratère s'était plus ou moins comblé ou désagrégé.

Et maintenant, comme vous pouvez le constater vous-même, ce n'est plus qu'un dôme, de couleur blanchâtre, sans aucune cavité au centre, alors qu'il y a deux cents ans c'était un cirque ayant plus de dix kilomètres de largeur.

—Et qui a causé ce bouleversement? demanda Woriguin.

Sharp se releva et haussa les épaules.

—Cela, dit-il, nous ne le saurons qu'une fois arrivés là-bas.

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