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Aventures extraordinaires d'un savant russe; I. La lune

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—Bravo, s'écria Fricoulet qui avait suivi, non sans trembler, son ami dans cette explication.

Séléna regarda le jeune ingénieur et le remercia d'un sourire pour le rôle de providence qu'il consentait à jouer avec tant d'abnégation.

Ossipoff, lui, était au comble de la joie.

—Ah! mon fils, exclama-t-il d'une voix que l'émotion rendait toute tremblante, quelle science est la vôtre!... je vous le dis en vérité, moi vieilli sous le harnais, moi usé par les recherches scientifiques, je vous admire!... quelle ingéniosité!... quelles profondeurs de vues! quelle diversité de connaissances!

Et dans son enthousiasme il saisissait les mains de Gontran et les secouait avec vigueur.

—Ainsi, insista Fricoulet, pour rendre plus vraisemblable encore cette comédie, tu penses que cet instrument répondra à ce que tu attends de lui?

—Comment! s'écria M. de Flammermont, c'est-à-dire que, grâce à lui, je me charge de vous indiquer, un mois à l'avance, la fermentation des couches profondes du globe et de vous prédire la prochaine éruption du Cotopaxi.

—Tous mes compliments, mon cher, répondit l'ingénieur.

Sans doute Ossipoff crut-il voir dans ces quelques mots une pointe de raillerie, car il lança à Fricoulet un regard furieux et lui demanda, non sans aigreur:

—Feriez-vous, par hasard, à M. de Flammermont, l'injure de mettre en doute sa réussite... monsieur Fricoulet?

Celui-ci leva les bras au ciel.

—Nullement... nullement, se hâta-t-il de riposter... mais la science de mon ami Gontran me plonge toujours dans une profonde stupéfaction.

L'ex-diplomate, qui craignait que les continuelles railleries de Fricoulet n'éveillassent l'attention du vieux savant, se hâta d'intervenir.

—Maintenant, monsieur Ossipoff, dit-il, il ne me reste plus qu'à prendre congé de vous.

Le vieillard et sa fille poussèrent en même temps un cri de surprise.

—Vous partez!

—Dame! ne faut-il pas que je vous précède pour expérimenter mon sismographe au sein même du Cotopaxi... en outre, si j'en crois les renseignements que j'ai recueillis, les moyens de locomotion ne sont rien moins qu'abondants là-bas, et il faudra bien un mois avant d'avoir organisé et réuni tout le matériel et le personnel, nécessaires au transport de nos bagages jusqu'à la cime du Cotopaxi.

—Ah! fit Ossipoff en enveloppant le jeune homme d'un regard attendri, quel collaborateur précieux!... vous pensez à tout... vous avez cent fois raison... ma pensée était loin de ces détails.

Et il ajouta d'un ton rogue:

—Ce n'est pas vous, monsieur Fricoulet, qui auriez songé à cela!

L'ingénieur courba la tête.

—Cela, non, dit-il, je l'avoue humblement.

Soudain, Ossipoff se pencha à l'oreille de Gontran:

—Pourquoi donc, demanda-t-il, est-ce vous qui partez? ne vaudrait-il pas mieux envoyer là-bas votre ami Fricoulet?... cela nous en débarrasserait.

Séléna, dont le visage s'était couvert d'un voile de tristesse en entendant Gontran parler de son départ, se mit à sourire.

—En effet, dit-elle, c'est là une excellente idée.

Et, sans attendre la réponse de son fiancé, elle s'adressa à l'ingénieur, lui lançant un regard suppliant:

—Monsieur Fricoulet, fit-elle, vous ne laisserez certainement pas partir votre ami; vous savez trop combien il éprouve de plaisir à rester auprès de moi.

Gontran avait froncé légèrement les sourcils tandis qu'une moue de mécontentement plissait ses lèvres; il adressa un signe imperceptible à Fricoulet qui répliqua:

—Mon Dieu! mademoiselle, je suis tout prêt à faire ce que Gontran me dira de faire... s'il me dit de partir, je partirai... s'il veut que je reste, je resterai... c'est à lui de juger comment je puis être le plus utile aux projets de M. Ossipoff.

Il avait prononcé ces mots avec une humilité affectée qui lui valut de la part du savant un regard un peu adouci.

Séléna frappa ses mains l'une contre l'autre.

—En ce cas, dit-elle joyeusement en se tournant vers M. de Flammermont...

—En ce cas, répondit celui-ci, mon ami Fricoulet demeurera ici et moi, je partirai là-bas, après demain.

Ossipoff et sa fille firent un mouvement; Gontran continua:

—Fricoulet vous sera ici d'un grand secours; il est mécanicien et il vous faut un homme comme lui pour surveiller le démontage, l'emballage de toutes les pièces de mécanique dont nous aurons besoin là-bas.

Le vieux savant hochait la tête d'un geste approbatif.

—Et puis, ajouta Gontran, je connais mieux que personne l'appareil que j'ai construit, et personne mieux que moi ne pourrait l'expérimenter.

D'un geste il attira Séléna en arrière.

—Chère Séléna, murmura-t-il, vous ne doutez pas du grand chagrin que me cause cet éloignement... mais c'est par prudence et dans l'intérêt même de mon amour que j'agis ainsi.

—Par prudence! répéta la jeune fille.

—Je redoute de me trouver seul en présence de M. Ossipoff... sans Fricoulet, mon bon génie, votre père ne tarderait pas à me dépouiller du vêtement d'emprunt dont je me suis affublé et il n'aurait pas besoin de gratter bien fort pour que sous son doigt s'écaillât la couche de vernis scientifique dont je me suis enduit... en m'éloignant au contraire, mon cœur souffre, il est vrai, mais mon prestige demeure intact.

Il se tut un moment.

Puis, il reprit en plissant ses paupières, d'un air fin:

—N'est-ce pas sagement calculé?

Un léger sourire égaya le visage attristé de Séléna.

—Peut-être avez-vous raison, murmura-t-elle; mais c'est bien fâcheux que vous ne soyez qu'un faux savant.

Et elle accentua son regret d'un gros soupir.

En ce moment Ossipoff se retourna vers le jeune homme.

—Et quand vous proposez-vous de partir? demanda-t-il.

—J'ai retenu ma cabine à bord d'un bâtiment américain qui quitte le Havre après demain matin...

—Sitôt! exclama Séléna.

—Dans quinze jours je serai à Colon; je traverserai l'isthme de Panama en chemin de fer et je me rembarquerai sur l'autre côté pour Guayaquil; de là j'irai à cheval jusqu'à Quito où j'organiserai le convoi qui vous sera nécessaire pour le transport de votre matériel; le premier février prochain je serai au sommet du Cotopaxi, j'essaierai le sismographe et de Guayaquil je vous ferai connaître le résultat de mon expérience, quel qu'il soit.

—En caractères brouillés, n'est-ce pas! s'écria Ossipoff.

—Naturellement. Si Martinez da Campadores ne s'est pas trompé dans ses calculs et si je reconnais les signes précurseurs d'une prochaine éruption, vous prenez aussitôt la mer avec le navire que vous aurez frété; en doublant à toute vapeur le cap Horn, vous pourrez être à Guayaquil vers le premier mars et le 10 du même mois nous pourrons être réunis dans le cratère du Cotopaxi.....

Fricoulet ajouta, en coulant vers l'ex-diplomate un regard singulier et qu'eût sans doute donné beaucoup à penser au vieux savant:

—A moins, toutefois, qu'il ne survienne quelque incident que nous ne prévoyons pas.....

Ossipoff haussa les épaules et, sans tenir compte de l'observation de l'ingénieur, poursuivant la phrase de M. de Flammermont, il dit:

—Et en comptant une douzaine de jours pour l'appropriation de la cheminée, le remontage du wagon et de toutes les pièces métalliques, nous serons trois jours avant l'explosion prédite, prêts à nous élancer dans les espaces intersidéraux!

En prononçant ces mots, il avait, dans un mouvement vraiment majestueux, dressé le bras vers le ciel, du geste d'un guerrier désignant les contrées qu'il s'apprête à conquérir.


CHAPITRE VIII

OÙ IL EST DÉMONTRÉ UNE FOIS DE PLUS QUE FÉDOR SHARP EST UN GREDIN

C'était le 29 janvier; il était deux heures de l'après-midi, et dans la salle à manger de l'Hôtel Royal, à Brest, M. Ossipoff fumait son cigare en compagnie de Fricoulet.

Séléna, assise près de la fenêtre, laissait ses regards errer à travers la forêt de mâts qui hérissaient l'horizon; mais sa pensée était bien loin, par delà les mers, près du cher absent.

—Savez-vous, père, dit-elle tout à coup en se retournant, que voici près d'un mois que M. de Flammermont est parti?

—Un mois, en effet, fillette, répondit le vieux savant; la semaine ne se passera certainement pas sans que nous ayons de ses nouvelles.

La jeune fille eut une petite moue.

—Il me semble, fit-elle, qu'il eût pu nous en donner déjà!

Fricoulet, qui était penché sur une carte de l'Atlantique, releva la tête.

—En admettant que le voyage se soit effectué sans encombre et qu'aucune difficulté imprévue ne l'ait retardé, Gontran est arrivé là-bas avant-hier seulement... Eh bien! il lui a fallu le temps de faire l'expérience sismographique, d'expédier la dépêche... En outre, il y a la transmission télégraphique... Bref, en supposant qu'il n'ait pas perdu une heure, une minute, nous ne pouvons recevoir de ses nouvelles avant quarante-huit heures, au moins.

—Quarante-huit heures! murmura Séléna, c'est bien long.

—A moins, fit joyeusement Fricoulet, que le petit Cupidon ne lui ait prêté ses ailes pour aller plus vite... mais ces choses se passaient aux temps mythologiques et notre prosaïque époque n'est pas digne que les dieux descendent de l'Olympe!

La jeune fille frappa impatiemment le sol de la pointe de sa bottine.

—Ah! monsieur Fricoulet, dit-elle, on voit bien que vous n'avez pas, comme votre ami Gontran, la tête remplie de notions scientifiques... vous plaisantez tout le temps.

Ce disant, elle souriait malicieusement pour répondre au regard de reproche que lui lançait le jeune ingénieur.

—Dites donc, monsieur Fricoulet, fit Ossipoff, sommes-nous complètement prêts à partir?

—Depuis hier soir tout est terminé, monsieur Ossipoff; les dernières caisses ont été arrimées devant moi; j'ai donné l'ordre de tenir la machine sous pression, en sorte que deux heures après avoir reçu la dépêche de Gontran,—en admettant toutefois qu'elle soit favorable,—la Maria-Séléna pourra prendre la mer.

Et il ajouta in petto:

—Voilà bien de l'argent dépensé et dépensé en pure perte... Il eût mieux valu pour Gontran que le vieux transformât ses pierreries en bonnes rentes 3% plutôt que de les dissiper en folies irréalisables... Enfin, heureusement que cette comédie va prendre fin... Gontran, lorsque je l'ai quitté, paraissait avoir compris mes raisonnements... Il va télégraphier de là-bas que le sismographe n'a donné aucun résultat et que le Cotopaxi est un volcan éteint... Ossipoff s'en prendra à Martinez Campadores, le traitera de crétin et d'idiot, ce dont l'autre se moque pas mal, puisqu'il est enterré depuis nombre d'années... Puis Gontran, revenu, épousera Séléna, ce qui sera sa punition pour tout le temps qu'il m'a fait perdre.

Et pendant qu'il monologuait de la sorte, le jeune ingénieur considérait d'un œil railleur Ossipoff qui pointait avec attention sur de longues feuilles de papier la liste de tous les objets que la petite troupe emportait avec elle.

Soudain Séléna poussa un cri.

—Père, dit-elle, père, voici un employé du télégraphe qui vient de ce côté.

Le vieillard abandonna sa besogne et d'un bond fut près de sa fille.

—Il entre à l'hôtel, murmura-t-elle d'une voix tremblante.

—Mais nous ne sommes pas les seuls habitants de l'Hôtel Royal, objecta Fricoulet d'un ton ironique.

Cependant, agité, sans trop savoir pourquoi, d'un pressentiment, il s'apprêtait à courir aux nouvelles, lorsque la porte s'ouvrit et un garçon entra:

—Une dépêche pour M. Ossipoff, dit-il.

Le vieux savant se précipita, saisit le papier bleu, le décacheta d'un doigt fébrile et avidement en parcourut le contenu.

—Hurrah! cria-t-il en agitant en l'air ses bras dans un geste désordonné; hurrah! pour le Cotopaxi... Hurrah! pour Gontran de Flammermont!

Puis, brisé par l'émotion, il tomba sur une chaise, le visage tout pâle, les lèvres bleuies, les paupières presque closes.

—Mon père! fit Séléna prise d'inquiétude en se précipitant vers le vieillard.

Fricoulet, lui, demeurait immobile, les pieds cloués au plancher, dans une attitude hébétée.

—Pauvre homme, pensait-il, le renversement de toutes ses espérances vient de le rendre fou instantanément... Peut-être bien, si Gontran l'eût tentée, l'expérience eût-elle donné de bons résultats.

Et, pris de remords, il ajouta:

—Sapristi! si c'était à refaire, je conseillerais à Gontran d'aller jusqu'au Cotopaxi et d'essayer le sismographe; les hasards sont si grands... peut-être cet instrument aurait-il donné les résultats qu'on attendait de lui.

Et tout navré, tout furieux contre lui-même, il s'approcha à son tour de Mickhaïl Ossipoff qui commençait à revenir à lui.

—Pauvre monsieur Ossipoff, murmura-t-il en lui prenant la main.

Le vieillard poussa un profond soupir, ouvrit les yeux, puis brusquement se redressa, sauta sur ses pieds en s'écriant:

—Hurrah! hurrah! pour Gontran de Flammermont!

—Allons bon, pensa Fricoulet, voilà que cela recommence!

—Mon cher monsieur Fricoulet, dit Ossipoff, voulez-vous courir jusqu'au port, dire au capitaine de la Maria-Séléna que nous appareillons dans deux heures... Moi, je me charge de boucler nos valises et de régler notre compte à l'hôtel.

L'ingénieur eut un haut-le-corps désordonné. Décidément le vieillard avait bien la cervelle détraquée.

Il attira Séléna à lui, d'un clignement d'yeux.

—Votre père ne me paraît pas dans son état normal, murmura-t-il.

Ce fut au tour de Séléna de tressaillir.

—Que voulez-vous dire? demanda-t-elle sans cesser d'examiner Ossipoff qui, fiévreusement, s'occupait à mettre en ordre les paperasses éparses sur la table.

—Ceci: c'est que cette dépêche a dû porter à votre père un coup terrible et qu'il faudrait aviser.

—Aviser à quoi?

—Je ne sais trop... En tous cas nous ne pouvons le laisser en cet état.

La jeune fille regarda Fricoulet; un doute venait de se glisser soudain dans son esprit sur le bon équilibre des facultés mentales de l'ingénieur.

Comme ils étaient tous les deux l'un près de l'autre, Ossipoff se retourna et, remarquant leur attitude embarrassée, demanda:

—Eh bien! qu'avez-vous à rester là, tous deux immobiles comme des termes?... Monsieur Fricoulet, vous devriez déjà être parti; quant à toi, Séléna, tu ferais bien mieux de m'aider un peu... Voyons, qu'avez-vous? que vous dites-vous?

La Maria-Séléna.

—C'est la dépêche, père, répondit la jeune fille; vous ne nous avez pas montré la dépêche de M. de Flammermont, alors je disais à M. Fricoulet que sans doute vous nous cachiez quelque chose... que peut-être M. de Flammermont est malade... blessé...

Vivement Ossipoff sortit la dépêche du portefeuille dans lequel il l'avait déjà serrée et, la tendant à Séléna:

—Tiens! lis, dit-il, et rassure-toi.

La jeune fille parcourut d'un rapide coup d'œil le papier administratif et le passa à Fricoulet en demandant à voix basse:

—Je ne comprends plus ce que vous vouliez dire?... Cette dépêche n'a pu que causer à mon père une grande joie.

Fricoulet se frottait énergiquement les yeux.

—J'ai la berlue, pensait-il, j'ai mal lu ou bien Gontran a été frappé là-bas d'aliénation mentale.

Et il relut une troisième fois ces mots:

«Prédiction Martinez Campadores parfaitement juste. Sismographe indique éruption prochaine. Partez sans perdre de temps. Amitiés.—Flammermont.»

Et il restait là, immobile, atterré, roulant la dépêche entre ses doigts, se creusant la cervelle pour chercher à comprendre pourquoi Gontran avait agi ainsi.

—Je ne puis mettre sa conduite que sur le compte d'une insolation, pensa-t-il; en tous cas, il faut aller jusqu'au bout et du moment qu'il dit de partir... il faut partir... Je souhaite seulement que nous arrivions à temps pour éviter une catastrophe.

—Eh bien! monsieur Fricoulet! cria Ossipoff.

—Voilà, monsieur, voilà, répondit le jeune ingénieur en se précipitant vers la porte; je cours au port et, quand vous arriverez, la Maria-Séléna sera prête à lever l'ancre.


Quinze jours après, grâce aux vents qui soufflaient du nord-est, la goëlette parvint à Aspinwall; le matériel, soigneusement emballé dans d'énormes caisses, fut embarqué en grande vitesse sur le chemin de fer de Panama; de l'autre côté de l'isthme, on le rechargea sur le Salvador-Urquiza, caboteur de 500 tonnes qui devait le transporter à Tacames, sur la rivière de Las Esmeraldas; là, un bateau à vapeur le conduirait à Quito, au centre du massif montagneux des Andes, moins éloigné que Guayaquil du Cotopaxi.

Or, le 24 février, vers huit heures du soir, comme Fricoulet accoudé sur le bastingage de l'arrière, fumait un excellent cigare, tout en suivant d'un œil rêveur les blancs moutonnements formés par l'hélice dans les flots clairs du Pacifique, soudain une lumière intense irradia l'horizon, jetant sur la surface de l'océan comme une lueur d'incendie.

Pendant une seconde tout fut rouge, l'horizon, le ciel, la mer; le bâtiment lui-même parut teint de sang; puis la lueur disparut, tout redevint sombre, plus sombre encore qu'auparavant.

Fricoulet, comme mû par un ressort, s'était redressé et d'un bond s'était précipité à l'entrée des rouffles.

—Ossipoff! cria-t-il, Ossipoff!

Mais sans doute le vieux savant, par le hublot de sa cabine, avait lui aussi, assisté à l'étrange phénomène car il escaladait quatre à quatre les marches de l'escalier accompagné de Séléna; derrière eux venait le capitaine, suivi d'une partie de l'équipage.

—Qu'arrive-t-il? demanda Mickhaïl Ossipoff en entraînant Fricoulet vers le bordage.

—Là-bas! là-bas! répliqua le jeune ingénieur en étendant le bras vers le point de l'horizon qui venait de s'embraser si soudainement. Comme il achevait ses mots, un bruit effroyable, monstrueux éclata, semblable à l'explosion de cent batteries d'artillerie tonnant ensemble; puis une subite tempête s'abattit sur le navire arrachant ses voiles, tordant ses mâts, tandis que les vagues soulevées par une force inconnue, se dressaient semblables à des montagnes, soulevant à une vertigineuse hauteur le malheureux bâtiment pour le laisser ensuite retomber dans des gouffres insondables.

Le ciel, cependant, demeurait pur, scintillant de mille étoiles, comme par une nuit de printemps.

Tout à coup, le vent tomba, les vagues s'apaisèrent, l'atmosphère redevint calme et sur la mer, figée comme une nappe d'huile, le navire poursuivit sa route.

Ossipoff que son sang-froid n'abandonnait jamais, surtout lorsqu'il s'agissait de constatations scientifiques, consulta sa montre; cet étrange cyclone avait duré juste deux minutes.

Tout le monde à bord se taisait; passagers et matelots, encore sous l'impression de cet incompréhensible cataclysme, se regardaient, tremblants, épouvantés.

Fricoulet fut le premier qui reprit ses sens.

—Ma parole, s'écria-t-il, on viendrait me dire que nous avons subi le contre-coup d'une éruption volcanique que je n'en serais nullement étonné.

Une exclamation douloureuse lui répondit:

—Le Cotopaxi!

Et Ossipoff, les yeux hagards, les cheveux en désordre, se tenait cramponné au bastingage, la face tournée vers l'horizon.

Séléna courut à lui.

—Père! cher père! bégaya-t-elle toute tremblante et le cœur serré par une inexprimable angoisse, que voulez-vous dire?

—Je dis que les pressentiments de M. Fricoulet sont justes; que la lueur que nous avons aperçue et que le bruit que nous avons entendu sont produits par une éruption du Cotopaxi dont quelques centaines de kilomètres à peine nous séparent.

Le jeune ingénieur s'empressa, ému par la douleur du vieillard.

—En vérité, dit-il, pensez-vous que ce soit là la cause de la tempête qui s'est abattue sur nous?... en disant cela, je parlais un peu au hasard...

Ossipoff secoua la tête.

—Hélas! répliqua-t-il, ce n'est que trop probable... par suite d'un cataclysme souterrain que nul ne pouvait prévoir, l'éruption prédite par Martinez da Campadores pour le mois prochain, vient de se produire.

Et il ajouta d'une voix brisée:

—Décidément la fatalité me poursuit et s'obstine à réduire mes projets à néant.

Tout à coup Séléna poussa un cri terrible et s'abattit entre les bras de son père, secouée par des sanglots convulsifs.

—Séléna! ma chère fille, fit le vieux savant épouvanté, qu'as-tu? pourquoi ces pleurs?

La jeune fille sanglota de plus belle.

Mickhaïl Ossipoff et Fricoulet, muets tous les deux, assistaient à l'explosion de cette douleur, n'en pouvant deviner les causes et se sentant impuissants à la calmer.

Ossipoff se bornait à répéter le plus tendrement possible les épithètes que son affection paternelle lui faisait monter du cœur aux lèvres.

—Mais enfin, qu'as-tu ma fille chérie? demanda-t-il, profitant d'un instant où les sanglots de Séléna semblaient s'apaiser.

Alors au milieu des pleurs, des gémissements de la jeune fille, Fricoulet entendit ces mots.

—Le Cotopaxi!..... Gontran! oh! mon cher Gontran!

—Que dit-elle? demanda Ossipoff qui n'avait pas saisi le sens de ces paroles inintelligibles.

Le jeune ingénieur fronça le sourcil et soudain ses traits se contractèrent sous l'empire d'une violente émotion.

—Gontran! s'écria-t-il... ah! le malheureux!

Et ses bras retombèrent le long de son corps, dans un geste d'accablement et de désespoir.

Et, voyant Ossipoff qui l'interrogeait du regard:

—Ah! gronda-t-il, vous ne comprenez pas que si le Cotopaxi a fait éruption, Gontran a certainement péri enseveli sous les laves... tout à votre égoïsme de savant, vous ne voyez dans cette catastrophe que la ruine de vos espérances; votre fille, elle, y voit la mort de son fiancé et moi celle de mon meilleur ami.

Et il ajouta:

—Vous l'avez envoyé à la mort... il est victime de votre folie et vous n'avez pas un seul regret pour lui!...

Et Fricoulet se détournant, cacha son visage dans ses mains pour dissimuler les larmes sincères qui ruisselaient le long de ses joues.

Ossipoff était atterré; sur le premier moment, en effet, son esprit n'avait été frappé que d'une chose: l'anéantissement de ses espérances; l'idée que Gontran avait pu trouver la mort, et quelle mort! dans les laves brûlantes du volcan, ne s'était même pas présentée à lui; mais, maintenant, il se sentait au cœur une douleur poignante, à la pensée que cet aimable garçon dont il avait su apprécier les qualités et qu'il aimait déjà à l'égal de son fils, que Gontran avait péri.

Oui, Fricoulet avait raison; c'est lui qui avait causé la mort du jeune comte et brisait à tout jamais le cœur de sa fille, de cette Séléna adorée pour le bonheur de laquelle il eût donné jusqu'à la dernière goutte de son sang.

Alors, accablé, il tomba à genoux sur le pont et prenant entre ses mains tremblantes les mains de Séléna:

—Ma fille, murmura-t-il, pardonne-moi... oui, je suis un fou, oui, je suis un misérable, puisque j'ai laissé envahir mon âme par l'amour de la science, alors qu'elle ne devait être pleine que d'affection pour toi.

Les larmes de Séléna redoublèrent; quant à Fricoulet, ému de l'attitude désespérée du vieillard et regrettant déjà les dures paroles qu'il lui avait adressées, il s'approcha de lui, le saisit par les épaules et le relevant:

—Non, monsieur Ossipoff, dit-il, non, vous n'êtes pas un misérable, non, vous n'êtes pas un fou... et votre fille vous pardonne la mort de son fiancé comme je vous pardonne, moi, la mort de mon ami.

Le vieillard le regarda et balbutia:

—Bien vrai?

—Voici ma main, répondit Fricoulet simplement.

Ossipoff serra vigoureusement la main que lui tendait l'ingénieur; puis se tournant vers sa fille:

—Et toi, Séléna? demanda-t-il tout bas, me pardonnes-tu aussi?

Pour toute réponse la jeune fille se jeta dans les bras de son père qui la tint longtemps embrassée.

Tout à coup, Fricoulet partit d'un large éclat de rire et posant sa main sur l'épaule du vieillard:

—Voulez-vous que je vous dise quelque chose? s'écria-t-il... eh bien! nous sommes tous des imbéciles!...

Ossipoff le regarda avec des yeux que l'ahurissement grandissait.

—Que signifie? murmura-t-il.

—Cela signifie que le phénomène auquel nous venons d'assister ne peut être attribué à une éruption du Cotopaxi.

Séléna se redressa et se jetant sur les mains de l'ingénieur:

—Oh! parlez, monsieur Fricoulet, parlez... ce que vous dites peut-il être possible?

—Tout ce qu'il y a de plus possible, mademoiselle et voici pourquoi: nous sommes en ce moment, si je ne me trompe, à peu près par 83° 30" de longitude à l'ouest du méridien de Paris et par 4° de latitude nord... eh bien! le Cotopaxi est situé, par rapport à nous, au sud-est. Or, c'est par la hanche de bâbord que le phénomène est apparu, c'est-à-dire en plein ouest... les Cordillères ne sont pas par là, que je sache.

Il n'acheva pas; le vieux savant s'était impétueusement jeté sur lui et le serrait dans ses bras:

—Oh! mon ami! mon fils! s'écria-t-il, vous me rendez la vie!

L'île de Malpelo.

Séléna, de son côté, lui avait de nouveau saisi les mains.

—Et à moi, dit-elle, vous me rendez Gontran!

—Mais alors, demanda Ossipoff, qu'est-ce que c'était que ce cataclysme?

—Peut-être un volcan sous-marin?...

—Ou bien la chute de la foudre!...

—A moins que ce ne soit un navire sautant en pleine mer!

Chacun donnait son opinion, mais le vieux savant hochait la tête.

—Je ne vois guère qu'un moyen de nous édifier sur la cause de ce phénomène surprenant, dit Fricoulet.

—Et ce moyen, mon ami? demanda Ossipoff qui commençait à s'humaniser avec le jeune ingénieur.

—C'est d'y aller voir; mettons le cap à l'ouest et marchons à toute vapeur jusqu'à ce que nous ayons trouvé quelque chose.

Le capitaine, consulté, fit aussitôt changer la direction du navire; mais la nuit se passa sans que la vigie eût signalé à l'horizon autre chose que les flots de la mer qui s'étendaient à l'infini.

A l'aube, Fricoulet qui n'avait pas quitté le pont, sondant l'obscurité à l'aide d'une lunette marine, Fricoulet fut le premier à demander à ce qu'on remît le cap au sud-est.

Tout à coup, dans les huniers, une voix, celle d'un gabier, cria:

—Terre à bâbord!

Tout le monde tressaillit; Fricoulet sauta sur une lunette qu'il braqua dans la direction indiquée.

—En effet, dit-il, il me semble voir là-bas, très loin, à l'horizon, un petit point noir; quant à distinguer si ce point est un navire, une terre ou seulement un nuage, cela, je ne le puis.

Le capitaine, penché sur sa dunette, étudiait lui aussi le point signalé.

—Le matelot a raison, fit-il, c'est bien une terre que nous voyons là... alors, que faisons-nous?...

—Marchons dessus à toute vapeur... il faut que nous en ayons le cœur net... ce sont quelques heures de perdues... mais peut-être trouverons-nous là un renseignement important au point de vue scientifique.

Ossipoff ayant ainsi parlé, le capitaine fit augmenter la pression et le navire fila droit sur la terre indiquée.

—Je ne savais pas, fit Ossipoff, qu'il y eût une terre quelconque dans cette partie du Pacifique.

Le capitaine, qui consultait sa carte, répondit:

—Nous devons avoir là l'île de Malpelo, qui appartient à la Colombie; c'est un roc aride et inhabité, le sommet, sans doute, d'une montagne sous-marine.

Pendant deux heures, on marcha à toute vapeur et peu à peu on aperçut plus distinctement, émergeant à peine des flots, une langue de terre basse et où la lunette ne faisait apercevoir aucune trace de végétation.

Soudain, le capitaine fit stopper; il ne connaissait qu'imparfaitement ces parages et ne se souciait pas de crever la coque de son navire sur des rocs qui pouvaient exister à fleur d'eau.

—Ces messieurs, demanda-t-il, se proposent-ils de pousser plus loin l'aventure?

—Parbleu, riposta Fricoulet, nous voulons descendre à terre.

Un commandement retentit et quelques minutes après, un des canots du bord dansait sur les vagues, monté par quatre rameurs.

—M'accompagnez-vous, monsieur Ossipoff? cria le jeune ingénieur en prenant place à l'arrière de l'embarcation.

Sans répondre, le vieux savant descendit les échelons de corde et s'assit à côté de son compagnon.

Alors on lâcha l'amarre, les avirons s'abattirent sur les flots avec un ensemble merveilleux, et le canot fila comme une flèche dans la direction de la terre.

Mais à mesure que l'on s'approchait du rivage, on rencontrait des épaves en grande quantité: des herbes, des arbustes, des troncs d'arbres et jusqu'à des cadavres d'animaux; même Fricoulet crut reconnaître le corps d'un homme horriblement mutilé.

—Tiens! pensa-t-il, le capitaine prétendait que cette île était inhabitée; il n'y paraît pas.

Ossipoff, lui, était sombre et silencieux; on eût dit que, depuis quelques instants, son esprit était en proie à une grande préoccupation.

Enfin, on aborda sur une plage de cailloux, crevassée en maints endroits et formant des ravins profonds.

Fricoulet se baissa et constata que ces crevasses étaient de formation toute récente.

—Oh! oh! pensa-t-il, nous sommes certainement, ainsi que le disait le capitaine, sur le sommet d'un volcan sous-marin et c'est à une éruption que nous avons assisté hier... pourvu qu'il ne s'en produise pas une nouvelle en ce moment... c'est tout ce que je demande.

Puis, laissant le canot à la garde des rameurs, ils avancèrent dans l'intérieur de l'île, constatant à chaque pas les traces d'une perturbation toute récente du sol.

Et plus il allait, plus Fricoulet se demandait comment l'homme pouvait vivre sur cette terre brûlée du soleil, privée de toute végétation et située en dehors de la route des navires.

—Et cependant, pensait-il, cette île était habitée, puisque nous avons rencontré des cadavres.

Ossipoff, lui, s'enfermait dans un silence absolu.

Soudain, il s'arrêta, releva la tête et regardant l'ingénieur bien en face:

—Ne sommes-nous pas aujourd'hui le 25 février? demanda-t-il.

—En effet... mais pourquoi cette question?

—Vous savez que dans trois jours la lune passe au zénith, et, en même temps, à son périgée, au point le plus rapproché de la terre?

—Oui, je sais cela... mais je ne comprends pas.

Le vieillard fut sur le point de répondre, mais ses lèvres se refermèrent et il se remit en marche, plus sombre encore et plus taciturne.

Ils gravissaient en ce moment un petit monticule élevé de quelques mètres au-dessus du niveau de la mer; ils espéraient, du haut de cet observatoire naturel, jeter un regard d'ensemble sur cet îlot.

Fricoulet, qui était arrivé le premier au sommet, s'écria:

—Un homme!... un homme!...

—Mort? demanda Ossipoff.

—Non pas, vivant... tellement vivant qu'il accourt vers nous à toutes jambes.

Un homme en effet, tête nue, les vêtements en lambeaux, arrivait de toute la vitesse de ses jambes, semblant fuir un danger terrifiant.

—Sauvez-moi! sauvez-moi! cria-t-il en anglais.

Il fit encore, tout trébuchant, les quelques mètres qui le séparaient de Fricoulet et de son compagnon, puis, exténué de fatigue, haletant, il roula sur le sol à leurs pieds, répétant d'une voix affolée:

—Sauvez-moi! sauvez-moi!

Eux le considéraient curieusement, apitoyés par l'état misérable en lequel ils le voyaient, souillé de boue et de sang, le visage bouleversé par une indicible terreur, les yeux roulant effarés presque hors de la tête.

—Farenheit! s'écria soudain Ossipoff d'une voix terrible, Jonathan Farenheit!

Ces mots parurent faire sur le malheureux une singulière impression; il se redressa lentement, passa ses mains tremblantes sur son front, comme pour en chasser la terreur qui l'obsédait; puis tout à coup, ses traits convulsés par l'affolement se rassérénèrent, son regard perdit sa fixité de brute et dans la prunelle un rayon d'intelligence brilla.

Il leva les yeux vers les deux compagnons et murmura:

—Jonathan Farenheit! c'est moi; oui, c'est ainsi que je m'appelle... mais comment savez-vous mon nom et qui êtes-vous, vous-mêmes?

Ossipoff était devenu tout pâle.

—Vous souvenez-vous de votre conférence à l'observatoire de Nice et avez-vous conservé la mémoire de Mickhaïl Ossipoff? dit-il.

L'Américain jeta un cri terrible et saisissant la main du vieillard:

—Ah! c'est la Providence qui vous envoie! dit-il... Si vous saviez, le monstre! le bandit! le gredin!

—Qui?... de qui parlez-vous? demandèrent ensemble Ossipoff et Fricoulet.

—Venez, venez!... vous verrez!

Il prit le bras du vieux savant et l'obligeant ainsi à le suivre, il se mit à courir jusqu'à deux cents mètres de là, en un endroit où le sol paraissait plus bouleversé, plus ravagé qu'en aucune autre partie de l'île.

L'ingénieur et son compagnon ne purent retenir un cri d'horreur, à la vue du spectacle hideux qui s'offrait à eux.

Le sol était jonché de débris sans nom: ferrures tordues, planches calcinées, au milieu desquelles une quarantaine de cadavres épouvantablement mutilés gisaient: on eût dit une mer de sang dans laquelle nageaient des bras hachés, des jambes brisées, des intestins déchiquetés, des têtes fracassées.

Les deux hommes sentirent une sueur froide leur inonder les membres et instinctivement ils se détournèrent de cet épouvantable charnier.

Fricoulet, le premier, reconquit une partie de son sang-froid.

—Mais qu'est-il donc arrivé? demanda-t-il à Farenheit; quel formidable fléau s'est abattu sur ces malheureux?

—Éloignons-nous d'ici, d'abord, répondit l'Américain en entraînant ses compagnons; je vous ferai ensuite le récit de cette horrible catastrophe.

Mais, au bout de quelques pas, ses forces l'abandonnèrent, ses jambes fléchirent sous lui et, si Fricoulet ne l'eût saisi aux épaules, le malheureux eût roulé à terre.

—C'est le contre-coup, murmura Ossipoff, en voyant Farenheit devenir subitement tout pâle et fermer les yeux.

—Le mieux est je crois que nous le transportions au canot, fit le jeune ingénieur; plus vite nous regagnerons le bord et plus vite nous pourrons lui donner les soins que réclame son état... sans compter que nous avons perdu près de vingt-quatre heures et qu'il nous faudra, coûte que coûte, les rattraper.

Mickhaïl Ossipoff saisit Farenheit par les jambes, Fricoulet l'empoigna par les épaules et d'une marche rendue difficile et pénible par le bouleversement du sol, ils se dirigèrent vers l'endroit du rivage où ils avaient laissé l'embarcation et les rameurs.

Une heure après, le Salvador Urquiza reprenait sa route à toute vapeur et Jonathan Farenheit, couché dans le propre lit d'Ossipoff, dormait d'un profond sommeil.

Le vieux savant avait voulu veiller lui-même le malade; anxieux de ce récit qui lui avait été promis, il voulait être là pour le réclamer le premier, aussitôt que la cervelle de l'Américain serait rouverte à l'intelligence et que ses lèvres pourraient articuler des paroles compréhensibles.

Tout à coup, au milieu de la nuit, comme Ossipoff, étendu dans un fauteuil d'osier, commençait à s'assoupir au bercement du navire, des lèvres du malade un mot s'échappa, vague et confus, mais qui cependant fit bondir le vieillard.

—Sharp! avait dit Farenheit.

Et il répéta à plusieurs reprises:

—Sharp! ah! bandit!... ah! misérable!

Ossipoff se pencha sur le lit; Farenheit dormait et, sous l'impression du cauchemar, prononçait des mots sans suite et sans signification.

Brutalement, le vieux savant secoua le malade; celui-ci ne bougea pas et continua son somme.

Alors Ossipoff courut à la cabine de Fricoulet et heurta à la porte avec une vigueur telle que le jeune ingénieur, réveillé en sursaut, accourut tout effaré:

—Qu'est-ce? qu'y a-t-il? demanda-t-il encore tout endormi, en apparaissant sur le seuil de sa chambre... le feu est-il au navire? ou bien coulons-nous?

—Rien de tout cela, répondit Ossipoff d'une voix tremblante, c'est Farenheit...

—Est-ce qu'il est mort? s'écria le jeune homme réveillé tout à fait.

—Non... mais il vient, dans son sommeil, de prononcer un nom...

—Eh bien?

—Eh bien! habillez-vous et venez me retrouver; j'aime autant ne pas être seul.

Intrigué, presque inquiet de l'allure étrange du vieillard, Fricoulet se vêtit à la hâte et courut à la cabine de Farenheit, où il trouva Ossipoff courbé sur le malade et épiant anxieusement le mouvement de ses lèvres.

Aristarque et Hérodote, les montagnes étincelantes.

Le jeune ingénieur, on s'en souvient, était quelque peu médecin; doucement il écarta Ossipoff, puis, prenant entre son pouce et son index le poignet de l'Américain, il se mit à compter les pulsations.

—La fièvre est presque tombée, murmura-t-il au bout d'un instant.

Et sortant de sa poche une petite pharmacie de voyage, il y prit une fiole dont il versa une partie du contenu entre les lèvres du malade.

Celui-ci demeura quelques secondes immobile; puis, soudain, sa bouche s'ouvrit toute grande pour livrer passage à un soupir bruyant; ensuite ses paupières se mirent à battre nerveusement et se levèrent, découvrant l'œil anormalement dilaté, tandis que les pommettes se rosissaient un peu.

L'Américain promena à travers la cabine ses regards vagues d'abord, qui s'arrêtèrent ensuite sur Ossipoff et sur son compagnon; un moment il les considéra comme s'il ne les reconnaissait pas; puis, tendant les bras vers eux:

—Mes sauveurs, balbutia-t-il.

Avec l'aide de Fricoulet, il se dressa sur son séant, passa à différentes reprises ses mains sur son front, comme pour y rappeler sa mémoire envolée; soudain ses traits se contractèrent et il murmura d'une voix étranglée:

—Oh! c'est horrible!... c'est horrible!

—Quoi? demanda Ossipoff tout anxieux... parlez... racontez-nous ce qui vous est arrivé.

—Oui, oui, je me rappelle maintenant... hier, après que vous m'avez sauvé, j'ai voulu vous faire le récit de cette épouvantable chose... et puis... je ne me souviens plus.

—Oui, répliqua Fricoulet, vous avez été un peu malade... mais maintenant vous allez mieux.

—Écoutez, dit Farenheit... vous vous rappelez, n'est-ce pas, cette conférence que je fis à Nice et à laquelle vous assistiez... vous n'ignorez pas, par conséquent, qu'une société avait été formée pour l'exploitation de précieux gisements de minerais situés dans les plaines lunaires et que j'étais président du comité de surveillance de cette société.

—Oui, firent ensemble Ossipoff et Fricoulet, nous savons cela, mais qu'est-ce que cela a de commun avec l'horrible catastrophe?

—Comment! mais tout, messieurs, tout... car cette société avait acheté les plans d'un savant russe, du nom de Fédor Sharp et plusieurs membres du comité, moi le premier, devaient accompagner ce Sharp dans son voyage d'exploration, destiné à nous bien convaincre de visu que les analyses spectrales ne nous avaient pas induits en erreur... eh bien!

—Eh bien? demanda anxieusement Ossipoff.

—Ce misérable... ce bandit nous a volés... il devait nous prendre comme passagers dans cet obus que la société américaine a payé de ses dollars... il nous a brûlé la politesse... il est parti seul et vous avez vu ce qu'a produit la déflagration de cette poudre terrible... le canon a éclaté... toutes nos constructions ont sauté, presque tous nos aides ont péri... moi seul qui, par un hasard providentiel, étais dans une autre partie de l'île, ai survécu.

Ossipoff poussa un cri terrible:

—Sharp est parti!

—Oui, riposta Jonathan Farenheit, parti pour la Lune!!!

—Ah! je suis vaincu, murmura le vieux savant en tombant accablé dans un fauteuil.

L'Américain, lui, semblait au contraire avoir retrouvé toutes ses forces et toute son énergie.

—Et moi, hurla-t-il en dressant dans le vide ses poings formidables, je n'abandonne pas la partie... je le poursuivrai, ce Sharp maudit, et jusque dans la Lune... il ferait beau voir qu'un chenapan de cette espèce se soit joué impunément de la libre Amérique... Ah! il ne sait pas ce que peut être la ténacité d'un fils des États-Unis!

Ossipoff, la tête dans les mains, était en proie à un accablement profond, répétant d'une voix brisée:

—Parti! il est parti!... ah! l'infâme... le voleur!...

—Mais, continua Farenheit, il n'y a pas que ce moyen d'aller dans la lune; il est impossible qu'un homme de génie ne trouve pas un système plus rapide de relier la terre à son satellite... Voyons, monsieur Ossipoff, voyons, vous, monsieur... donnez-moi seulement le moyen de me venger et je mets à votre disposition ce que ce bandit de Sharp a laissé de dollars dans ma caisse.

—Ce moyen est trouvé, monsieur Farenheit, répliqua Fricoulet et, tels que vous nous voyez, nous sommes en route pour l'employer.

—Et ce moyen, c'est?...

—Une éruption volcanique du Cotopaxi!

L'Américain fit un bond formidable qui le jeta presque hors de son lit.

—Hurrah! s'écria-t-il, hurrah! pour le Cotopaxi!

Le jeune ingénieur secoua la tête.

—Malheureusement, dit-il, cette éruption ne doit avoir lieu que le 28 mars et le lendemain la lune passera au zénith et au périgée, c'est-à-dire juste à sa plus courte distance de nous, à 84,000 lieues; elle s'éloigne ensuite et, le 28 mars, il sera, je crois, matériellement impossible de l'atteindre.

—Eh bien! fit Jonathan Farenheit, partons tout de suite!

—Il nous faut un mois pour approprier la cheminée du volcan à sa nouvelle destination!

L'Américain poussa un juron formidable.

Ossipoff, lui, s'était redressé soudain; son visage rayonnait et ses yeux lançaient des éclairs.

—Puisque le 28 mars est une date trop éloignée, nous avancerons l'éruption!

—Vous dites! exclama Fricoulet ahuri.

—Un de vos compatriotes s'est écrié un jour à la tribune: «de l'audace! de l'audace! et toujours de l'audace!» eh bien! puisque la nature ne se prête pas d'elle-même à nos plans, nous l'y contraindrons; nous forcerons le cratère du Cotopaxi à nous jeter dans l'espace quand il nous conviendra et nous partirons pour la pleine lune de mars.

De nouveau Farenheit poussa un hurrah formidable qui éclata comme un coup de tonnerre dans le silence du navire endormi, pendant que Fricoulet grommelait en regardant Ossipoff avec une surprise mélangée d'admiration:

—Le diable d'homme! il le fera comme il le dit... je commence à croire que nous partirons tout de même!...


CHAPITRE IX

PRÉPARATIFS DE DÉPART

Au moment même où, à bord du Salvador Urquiza, le vieil Ossipoff se désolait de la ruine de ses plans, tandis que Séléna pleurait la mort de son fiancé et Fricoulet celle de son ami, Gontran de Flammermont, lui, travaillait avec une activité fébrile à préparer tout ce qui était indispensable au transport de ses compagnons et de leurs bagages.

En quittant le sommet du Cotopaxi, après avoir fait, à l'aide du sismographe, les constatations télégraphiées à Ossipoff, le jeune homme avait résolu de ne pas faire suivre à l'expédition la même voie que lui-même avait suivie pour venir, c'est-à-dire celle de Guayaquil.

Il avait constaté en effet combien avait été périlleuse et longue la route de cette ville aux montagnes des Andes, sans compter qu'il doutait fort qu'on trouvât à Guayaquil les objets nécessaires, fatalement oubliés lors du départ d'Europe, et dont l'expédition était appelée à avoir besoin.

Le cratère du Cotopaxi.

Il résolut donc d'aller à Quito, ville située à quarante-huit kilomètres de là, au milieu même du massif montagneux et volcanique, et d'en faire le centre de ses opérations.

Quito est l'une des villes les plus importantes de la Colombie, bien qu'elle soit située à 2,950 mètres au-dessus du niveau de la mer, au sein d'une contrée désolée, aride, sous un climat âpre et glacé. Elle ne compte pas moins de 80,000 âmes, sert de capitale au département de l'Équateur et est le centre d'un important commerce.

Gontran fut fort surpris de trouver tant de mouvement et d'animation dans cette cité perdue au milieu des plus hautes montagnes du globe; il ignorait que les habitants de Quito sont renommés comme les plus affamés de plaisirs parmi tous les indigènes de la Colombie; et cependant, leur ville brille peu par la beauté de ses monuments et de ses rues: l'édilité y est fort peu en honneur, et le service de voirie municipale est chose totalement inconnue à Quito qui, en dehors de quatre routes la mettant en communication avec le reste de l'Amérique, ne possède que des ruelles tortueuses, inégales et sans pavage aucun.

Il y a cependant, à Quito, des églises très riches, une bibliothèque contenant plus de cent mille volumes, une université célèbre dans toute l'Amérique méridionale et une quantité de manufactures; au passage, le jeune comte admira la façade de l'église des jésuites, richement ornementée suivant les règles les plus rigoureuses du style corinthien, et formée d'un seul bloc de pierre blanche haut de près de trente pieds.

Après avoir établi son quartier général dans un des plus luxueux hôtels de la ville, il s'entendit avec le patron d'une de ces grandes barques plates qui sillonnent la rivière de Las Esmeraldas, et qui mettent en communication constante le littoral avec les Hauts-Plateaux et Quito, afin de transporter dans cette ville Mickhaïl Ossipoff, ses compagnons et ses bagages.

Puis il refit une fois encore le chemin du Cotopaxi, établissant, tous les quinze kilomètres, des étapes avec relais de mules et appartements préparés pour les voyageurs.

Cela fait, il n'eut plus qu'à attendre.

Enfin, le 26 février, il aperçut, remontant le courant à force de rames, la grande barque qu'il avait louée; et, ne pouvant attendre le moment où elle serait amarrée au quai, il sauta dans un canot et se fit conduire à bord.

Des bras d'Ossipoff, il passa dans ceux de Fricoulet; mais, arrivé devant Séléna, toute rouge d'émotion et dans les yeux de laquelle une larme de joie brillait, il s'arrêta interdit.

—Allons, dit gaiement Ossipoff, embrassez votre fiancée, vous l'avez bien mérité.

—Si vous saviez comme j'ai eu de la peine, murmura la jeune fille, nous vous avons cru mort!

Gontran poussa une exclamation de surprise.

—Mort!... moi! fit-il... et qui a pu vous faire croire à une si triste chose?

En quelques mots, la jeune fille le mit au courant du surprenant phénomène auquel avaient assisté les passagers du Salvador-Urquiza.

—Ah! j'ai bien pleuré, murmura-t-elle.

—Pauvre Séléna, reprit-il en lui pressant tendrement la main.

Puis, tout à coup:

—Alors, fit-il, ce brigand de Sharp est parti.

—Ah! mais nous le rattraperons, s'écria Farenheit en s'approchant.

A l'aspect de cet inconnu dont il ne remettait pas les traits, le comte de Flammermont se recula, et, le toisant hautainement:

—Quel est cet homme? demanda-t-il d'un ton méfiant.

—Jonathan Farenheit, des États de New-York, répliqua l'Américain, un homme que ce bandit de Sharp a joué et volé et qui compte sur vous pour l'aider à mettre la main sur son voleur!

—Sur moi? s'écria Gontran.

—Inutile de dissimuler, monsieur de Flammermont; M. Ossipoff m'a tout dit.

—Tout!

—Oui, tout...le volcan, le sismographe... et le reste... Je vois que vous êtes non moins modeste que savant!

Et, étendant sa large main:

—Touchez-la, monsieur de Flammermont... si vous n'étiez Français, vous seriez digne d'être Américain!

Après avoir répondu à l'étreinte du Yankee, le jeune comte s'en fut rejoindre Fricoulet en murmurant:

—En voilà un encore pour lequel je suis un flambeau de science. C'est jouer de malheur... jamais Fricoulet ne pourra m'aider à soutenir mon rôle.

Et il s'apprêtait à faire part de ses appréhensions à l'ingénieur, lorsque celui-ci lui dit d'un ton rogue:

—Eh bien! tu sais... tu es un joli farceur... Comment, avant ton départ de France, nous convenons du texte de la dépêche qu'une fois arrivé ici tu enverras à ce vieux fou... et voilà que tu lui télégraphies de venir... Ah çà!... qu'est-ce que ça signifie?

—Ça signifie, mon cher ami, que, pendant la traversée, j'ai eu des remords et qu'au lieu de demeurer tranquillement à Aspinwall, comme il avait été convenu, puis de télégraphier à M. Ossipoff que le Cotopaxi était un cratère éteint et qu'il n'y avait rien à faire... j'ai poussé une pointe jusqu'au volcan... j'ai expérimenté mon sismographe...

—Le mien, si cela t'est égal, interrompit Fricoulet.

—Je te demande pardon, mon cher, je suis tellement entré dans la peau du personnage, qu'il m'arrive parfois de prendre pour miennes tes idées et tes inventions.

—Tu es tout pardonné... Alors ce sismographe?

—A fonctionné à merveille.

—Parbleu! si je m'attendais à cela!... Mais es-tu sûr de ne t'être pas trompé, au moins?...

—Tu verras toi-même...

—Mais alors, ce voyage, tu es donc décidé à l'entreprendre? demanda sérieusement Fricoulet.

—Ou du moins à tout faire pour cela... mais, au dernier moment, il surviendra bien quelque incident qui le rendra impossible...

Le jeune ingénieur hocha la tête.

—Au dernier moment... au dernier moment... grommela-t-il... c'est bien imprudent, car si l'incident ne survenait pas....

—Eh bien! répartit Gontran, nous partirions... nous irions voir, Séléna et moi, si la lune de miel est plus complète de près que de loin.

Fricoulet leva les bras au ciel dans un geste désespéré.

—Oh! l'amour!... l'amour! dit-il d'un ton tragique.

Le lendemain matin, à pointe d'aube, une imposante caravane franchissait les portes de Quito.

C'était d'abord, marchant en tête à côté du guide, Fricoulet qui oubliait le but sidéral du voyage pour regarder, avec des yeux étonnés, cette splendide nature équatoriale, si différente de celle de nos climats.

Puis venait Gontran à cheval, escortant Séléna à laquelle une mule choisie spécialement par le jeune homme servait de monture; derrière eux, également à califourchon sur des mulets, s'avançaient, botte à botte, Ossipoff et Jonathan Farenheit.

Ensuite, sur deux files, montés aussi sur des mulets, marchaient les vingt-cinq mécaniciens, ajusteurs, terrassiers, maçons, etc., embauchés à Quito par le comte de Flammermont et, tout à fait à l'arrière-garde, sous la conduite de gens du pays, venaient une trentaine de bêtes de charge transportant le matériel et les pièces métalliques soigneusement emballées; en tout, quarante-cinq hommes et quatre-vingts quadrupèdes.

Après avoir marché toute la journée, on fit halte au pied du cône supérieur: on déchargea les mulets et on campa pour passer la nuit; il s'agissait, dès l'aube, de franchir un kilomètre au moins à travers les neiges éternelles, et c'est ce à quoi la journée du lendemain tout entière fut consacrée.

En quittant, la première fois, le sommet de Cotopaxi, Gontran avait eu soin de préparer l'escalade des pics en laissant derrière lui, accrochées aux rochers par des crampons de fer, de fortes et longues échelles de corde.

En dix heures, on grimpa cinq à six cents mètres, hissant après soi les bagages au moyen d'un ingénieux système de poulies, et on se préparait à continuer l'escalade lorsque Fricoulet, qui de son œil perçant fouillait chaque anfractuosité de rocher, aperçut une ouverture à travers les monstrueuses roches entassées dans ce titanesque chaos; toute la troupe se glissa dans ce souterrain tortueux creusé par les laves incandescentes et les matières éruptives en fusion; après une heure de marche, Fricoulet, qui marchait en tête, poussa d'une voix retentissante, un hurrah répercuté par les échos. Il venait de déboucher dans le cratère même du volcan.

Mickhaïl Ossipoff se précipita vers les cheminées, gueules effroyables du géant aux entrailles de feu, et ses regards essayèrent d'en sonder les sombres profondeurs; mais il ne vit rien que des gouffres terribles dont jamais les ténèbres éternelles n'avaient été troublées par aucun rayon solaire.

Dès le lendemain, grâce à la vigilance de Fricoulet, tout le monde fut sur pied à quatre heures du matin.

Il s'agissait d'abord de déterminer celle des cheminées du volcan que l'on transformerait en canon: plusieurs furent successivement éliminées comme trop larges ou trop tortueuses par le jeune ingénieur, qui finit par arrêter son choix sur la cheminée du milieu; elle ne mesurait pas plus de cent pieds de diamètre.

Mais, sans s'en remettre à la sonde qui accusait 4,000 pieds de profondeur, soit 1,333 mètres, Fricoulet résolut d'aller explorer lui-même l'âme de ce prodigieux canon.

A ce sujet, une légère discussion s'éleva entre lui et M. de Flammermont qui réclamait, comme lui revenant de droit, l'honneur de descendre au fond du cratère.

Il brûlait, en effet, du désir de se signaler, en présence de Séléna, par quelque acte de folie ou d'héroïsme.

—Voyons, dit tout à coup Fricoulet, je prends comme juge M. Ossipoff lui-même; à lui de décider s'il t'appartient, à toi qui es, après lui, l'âme de l'expédition, d'en compromettre le résultat en t'exposant à quelque accident.

Il avait prononcé ces mots d'un ton convaincu, tout en adressant à son ami un sourire railleur.

Gontran voulut discuter, mais le vieux savant lui coupa la parole:

—M. Fricoulet a raison, dit-il, et je m'oppose formellement à ce que vous fassiez cette descente.

Le jeune ingénieur, sans plus tarder, tourna les talons et fit ses préparatifs pour cette périlleuse expédition.

Une sorte de pont volant fut installé en travers de l'abîme; à quelques pas de là, on fixa un treuil portant quinze cents mètres de corde qu'on passa dans la gorge d'une poulie, frappée au-dessous de cette passerelle.

A l'extrémité de cette corde, une planchette était attachée avec des crampons de fer; Fricoulet y prit place, tenant d'une main une lampe électrique de Trouvé, de l'autre un pic destiné aussi bien à rendre sa descente moins périlleuse en l'écartant des parois, qu'à lui servir d'arme défensive, au cas où quelque animal malfaisant l'attaquerait.

—Attention, dit le jeune ingénieur, j'ai mon revolver dans ma poche: lorsque vous entendrez une détonation, vous arrêterez la descente; deux détonations successives vous indiqueront qu'il faut me remonter, mais d'une façon normale; si par hasard vous entendiez, coup sur coup, trois détonations, vous me ramèneriez le plus rapidement qu'il vous serait possible.

Gontran, plus ému qu'il ne le voulait paraître, lui serra la main avec effusion.

—Sois tranquille, dit-il, je suis là et j'écoute!

All right! fit l'ingénieur avec calme.

Deux hommes qui étaient attelés au treuil lâchèrent les manivelles, tout en maintenant cependant le frein à friction, et, comme un corps abandonné à lui-même, Fricoulet tomba dans le vide.

Penché sur le bord du trou, le jeune comte suivait avec anxiété la descente de son ami; mais bientôt la lueur de la lampe, qui allait diminuant rapidement, disparut tout à fait... et la corde se déroulait toujours.

Cinq minutes s'écoulèrent; puis soudain, comme un écho à peine distinct, le bruit d'une détonation arriva jusqu'au bord du gouffre.

—Halte! commanda Gontran.

A plat ventre au bord du cratère, il prêtait l'oreille, dans l'espérance de percevoir quelque indice de ce qui se passait au fond; mais un silence de mort emplissait ce gigantesque entonnoir, troublé par un être humain pour la première fois depuis sa formation.

Dix nouvelles minutes se passèrent, pleines d'angoisse et de terreur; enfin, deux détonations retentirent; quatre hommes s'attelèrent après les manivelles du treuil et, une demi-heure après, la tête de Fricoulet apparut.

Gontran se précipita vers son ami et, avant même qu'il eût eu le temps de se débarrasser de son attirail, il l'avait pressé plusieurs fois dans ses bras.

Ossipoff, lui, piétinait sur place, impatienté par ces témoignages d'amitié qui retardaient d'autant le récit du jeune ingénieur.

—Voyons, dit-il nerveusement, voyons, quel est le résultat de votre exploration?

—D'abord des peurs terribles, insensées, répondit Fricoulet: primo, j'ai manqué me briser les jambes en arrivant au fond... ensuite...

—Mais la cheminée? interrompit le vieux savant, la cheminée?...

—Secundo: je me suis rôti la plante des pieds sur les pierres qui sont diablement chaudes, au point que les semelles de mes bottes en sont entièrement calcinées.

—Mais le volcan? exclama Ossipoff, vous ne parlez pas du volcan? Quel est votre avis?

—Mon avis est qu'il est bien près d'éternuer, riposta Fricoulet... tertio: j'ai laissé tomber mon revolver et j'ai craint de ne pouvoir remettre la main dessus, d'autant plus que... quarto: ma lampe s'était éteinte, et il faisait là-dedans une obscurité... brrr.

Le vieillard avait saisi l'ingénieur par le bras.

—Ah çà! cria-t-il hors de lui, voulez-vous répondre?... Êtes-vous descendu dans le cratère pour le simple plaisir d'y recueillir des impressions de voyage?...

—Calmez-vous, monsieur Ossipoff, répondit Fricoulet en riant, et soyez content... On ne peut souhaiter ni espérer rencontrer mieux, quoique, à vrai dire, le puits soit bien un peu profond; la cheminée est rigoureusement verticale; à ce sujet, il n'y a aucun doute, puisque j'ai joué moi-même le rôle de fil à plomb; elle se rétrécit à quinze cents pieds de profondeur pour ne plus mesurer à sa partie inférieure que dix mètres de diamètre; c'est juste la dimension qu'il nous faut. Le sol du fond est pierreux et repose, je crois, sur un massif d'obsidienne inébranlable.

—Alors, s'écria Ossipoff, ce cratère n'est pas en rapport avec le foyer même du volcan?...

—Non certes! nous avons affaire à une cheminée bouchée et que ne parcourent plus les gaz souterrains.

—En ce cas, nous ne pouvons l'utiliser!

—Au contraire, c'est justement ce qu'il nous faut!

—J'avoue que je ne vous comprends pas, fit le vieillard.

—C'est pourtant bien simple... nous allons pouvoir travailler en toute sécurité sans redouter que quelque trépidation partielle vienne détruire nos préparatifs, comme cela pourrait se produire dans tout autre cratère en activité; puis, lorsque nous le voudrons, nous réduirons cette roche en poussière au moyen de quelques pincées de sélénite, et nous ouvrirons ainsi une nouvelle voie aux vapeurs souterraines.

—De la sorte, ajouta Gontran, au lieu de partir lorsque le Cotopaxi le voudra bien, c'est nous qui lui imposerons notre heure de départ.

—Parfaitement, répliqua Fricoulet, qui continua:

Voici ce que nous allons faire; pendant que les mécaniciens et les ajusteurs s'occuperont à déballer toutes les pièces du matériel, on va installer une plate-forme volante sur laquelle dix hommes prendront place; on descendra cette plate-forme jusqu'au fond du puits et, pendant cette descente, sur les trois cents mètres de longueur de la partie cylindrique du puits qui nous servira de canon, les hommes racleront toutes les aspérités rocailleuses qui pourraient être un obstacle à la marche ascensionnelle du projectile.

Ossipoff se tourna vers Gontran.

—Est-ce votre avis? demanda-t-il.

—Absolument, répondit l'ex-diplomate d'un ton grave, ne faut-il pas rendre l'intérieur du cratère aussi lisse que l'âme d'un canon?


Dès ce moment, sous l'active impulsion du savant russe et grâce à l'intelligente direction du jeune ingénieur, les travaux commencèrent, pour ne pas se ralentir d'une seconde jusqu'à leur entier achèvement.

Le cratère du Cotopaxi était transformé en une fourmillière humaine et ses antiques échos répétaient le bruit des marteaux, des scies et des pioches, tandis que ses ténèbres se dissipaient sous la vive lueur d'une centaine de lampes électriques de Trouvé.

En six jours, le wagon-obus fut entièrement remonté, tandis que la cheminée était «alésée» aussi complètement qu'eût pu l'être l'âme d'une bouche à feu en acier.

Cet important travail accompli, Fricoulet sonda l'épaisseur de la couche de pierre qu'il s'agissait de réduire en miettes; elle n'était pas supérieure à quarante pieds.

Qu'était-ce cela pour quelques kilogrammes de sélénite?

Des fourneaux de mine furent creusés dans la roche et les cartouches bourrées à quinze pieds de profondeur, de manière à mettre en petits morceaux les douze mètres de pierre; de chaque cartouche sortaient deux fils conducteurs en cuivre recouverts de gutta-percha, reliés à un exploseur de mines du système Bréguet et destinés à amener au centre du mélange détonant l'étincelle nécessaire à sa déflagration.

De leur côté, les mécaniciens n'étaient pas restés inactifs; tout le matériel avait été déballé et, sous la direction du vieux savant, un véritable camp s'était organisé dans les profondeurs du cratère Cotopaxien.

Or, un soir que les principaux personnages de ce récit prenaient leur repas sous la tente transformée en salle à manger, une discussion s'engagea entre Jonathan Farenheit et Gontran de Flammermont.

Pour la première fois depuis son arrivée, l'Américain avait consenti à accompagner le jeune comte au fond du cratère; mais la chaleur suffocante qui régnait dans cette gigantesque cheminée l'avait obligé à remonter presque aussitôt; aussi était-il d'une humeur exécrable et saisit-il avec empressement l'occasion qui se présenta de soulager ses nerfs.

—Qu'avez-vous donc, sir Farenheit? demanda entre deux cuillerées de soupe, Fricoulet, en s'apercevant de la mine furibonde du Yankee.

—Ce que j'ai? ce que j'ai?... j'ai que je commence à prendre votre grande combinaison pour une simple fumisterie, ainsi que vous dites en France.

Ossipoff devint rouge de colère, et étendant vers l'Américain son bras armé d'une fourchette menaçante:

—Expliquez-vous, gronda-t-il, qu'entendez-vous par ces mots?

—J'entends qu'il ne peut être venu qu'à des cervelles folles la pensée de faire sauter cinquante pieds de granit... croyez-vous que cela ne soit rien, cinquante pieds?

—Non, ce n'est rien,... pour la sélénite, affirma le vieux savant.

—Eh bien! soit... admettons que vos cinquante pieds de roc s'en aillent en poussière... à quoi donneraient-ils passage?—à rien... vous entendez bien, à rien... Votre jésuite espagnol est un farceur et ses prédictions sur les éruptions volcaniques ne sont qu'une aimable plaisanterie... Votre Cotopaxi n'est pas plus un volcan que le Chimborazo, son monstrueux confrère.

Ossipoff s'était levé; Fricoulet et Flammermont l'avaient imité.

—Et c'est vous, sir Farenheit, s'écria le jeune comte avec un sang-froid merveilleux, vous un Américain, qui parlez de la sorte, vous qui calomniez un volcan américain!...

—Monsieur, répondit gravement sir Farenheit, pour moi l'Amérique ce sont les États-Unis... Le reste ne me regarde pas.

—Le Cotopaxi, pas un volcan! exclama Ossipoff; mais c'est la plus effroyable bouche ignivome du monde entier; vous prétendez que c'est un volcan éteint!... ne vous rappelez-vous donc plus l'épouvantable éruption du 15 février 1843, qui fit tant de victimes?

Farenheit secoua la tête.

—D'ailleurs, poursuivit Ossipoff, cette dernière éruption n'est pas la plus terrible; en 1698, un rocher haut de mille pieds se fendit par l'action des forces souterraines; en 1738...

—Eh! passons au déluge, cher monsieur Ossipoff, s'écria l'Américain qui, voyant son compagnon s'emballer, prévoyait un long discours et eût voulu s'y soustraire.

—En 1738, poursuivit impitoyablement le vieux savant, les volcans d'air de Turbaco que nous avons pu examiner en gravissant le cône supérieur de la montagne qui nous porte, les volcans d'air ont redoublé d'activité et produit d'horribles tempêtes...

—De grâce...

—En 1744, le cataclysme fut complet; de mémoire d'homme, jamais on n'assista à un aussi grandiose et aussi surhumain spectacle; en l'espace d'une seule nuit, les neiges éternelles, couronnant le sommet du mont, fondirent entièrement, donnant naissance à des torrents d'eau qui se précipitèrent dans les vallées, inondant et détruisant entièrement la ville de Tacunga... mais ce n'est pas tout!...

Sir Farenheit s'était résigné, il avait philosophiquement roulé une cigarette, et s'enveloppait, impassible, de nuages de fumée.

—En 1758, poursuivit le vieillard, il y eut une nouvelle éruption et un tremblement de terre qui secoua dans ses entrailles tout le monde américain. La région de l'Équateur fut particulièrement éprouvée; et à Guayaquil, à plus de deux cents kilomètres de distance, on entendait jour et nuit le bruit du volcan qui crachait, semblable à des décharges continuelles d'artillerie... en 1768, ce fut encore mieux: on entendit le mugissement du Cotopaxi jusqu'à Honda, à plus de neuf cents kilomètres de là... mais cela n'est encore rien en comparaison des éruptions du siècle présent. En 1803, les flammes s'élevèrent à plus d'un kilomètre au-dessus du cratère, éclairant tout le pays d'une lueur d'incendie, et l'on vit des pierres, des quartiers de roches tout entiers, projetés dans l'atmosphère raréfiée avec des vitesses initiales de 2800 et même de 3000 mètres!... et c'est ce géant équatorial que vous croyez éteint et mort parce que, depuis trente ans, il n'a pas parlé?... mais ce sol en travail ne vous dit donc rien?... est-ce que vous ne voyez pas les neiges fondre rapidement? ne sentez-vous pas la chaleur augmenter? n'entendez-vous pas les entrailles du globe s'agiter?

—Et mon sismographe! s'écria Gontran, le prenez-vous donc pour un instrument de carton? Rassurez-vous, sir Jonathan Farenheit, l'éruption prédite aura lieu, au besoin nous la hâterons, nous la provoquerons et soyez certain que cette montagne que nous foulons aux pieds, renferme dans son sein assez de vapeurs et de gaz comprimés pour projeter notre véhicule à trois cents mille kilomètres dans l'espace!

Il avait prononcé ces paroles d'une voix vibrante d'émotion et il ajouta un peu railleur:

—Après ça, vous savez, si vous n'avez pas confiance, il est encore temps de ne pas partir.

Sir Jonathan Farenheit se redressa.

—Un Américain ne recule jamais, monsieur, dit-il d'un ton sec; j'ai dit que je partirais avec vous, je partirai, quand bien même j'aurais l'assurance de retomber et de me briser en mille miettes.

Ainsi se termina cette discussion qui n'eut d'ailleurs d'autre résultat que de resserrer les liens qui unissaient déjà entre eux ces hommes, hardis jusqu'à la témérité.

Le lendemain, on commença à descendre au fond du puits les cloisons en acier des coffres à air comprimé; le montage avait été fait d'avance; il n'y eut plus qu'à la mettre en place.

Entre l'assise de granit et la première cloison, Fricoulet avait laissé un espace de cinquante pieds; puis, le caisson d'air une fois placé et soutenu par quatre consoles de fonte enfoncées dans la muraille, on installa les quatre guides, hautes colonnes creuses, destinées à diriger l'obus pendant son ascension à travers la partie étroite du puits.

Depuis les premiers jours, le treuil rudimentaire avait été remplacé par une énorme grue dont le contrepoids était un grand panier rempli de pierrailles et de débris laviques, et au moyen de laquelle on descendit l'obus, entièrement remonté, jusqu'aux caissons sur lesquels il fut disposé le 20 mars.

Pendant que huit hommes, attelés aux bringuebales des pompes de compression remplissaient d'air les caissons, on s'occupait d'aménager l'intérieur du wagon et de remplir ses soutes de toutes les provisions nécessaires à l'alimentation des voyageurs.

Et, Dieu sait que ce n'était pas là une mince besogne!

Enfin, le 21 mars au soir, tout était terminé.

Vingt-quatre jours de travail avaient suffi à ces quarante-cinq hommes pour transformer la cheminée du volcan en un gigantesque canon, capable de projeter dans la cible sidérale, sur laquelle il était braqué, le formidable engin qui contenait nos voyageurs.

Ossipoff tint à présider le dernier repas que le personnel prenait avant de quitter le cratère.

Au dessert il se leva et d'une voix émue, prononça ces quelques mots:

—Mes amis, vous vous souvenez de nos conventions; je me suis engagé à vous remettre une gratification en plus du prix de votre travail, le jour où ce travail serait complètement terminé; ce jour est arrivé et, vous tous, mécaniciens, ajusteurs, ouvriers expérimentés, qui nous avez suivis depuis l'Europe, je vous remercie de votre zèle et de votre dévouement; et je fixe la prime promise à la moitié de ce que chacun de vous a touché; le navire qui vous a amenés vous attend à Aspinwall pour vous transporter en France; partez donc, partez au plus vite, sans vous attarder, sans regarder derrière vous, car dans deux jours, le volcan dans lequel nous nous trouvons éclatera et jamais éruption n'aura été plus terrible.

A ces mots une sourde rumeur courut dans la foule des ouvriers.

Il semblait à chacun que des grondements agitaient les couches souterraines et que le vieux Cotopaxi se réveillait de son long sommeil pour protester contre l'audace de ces étrangers qui troublaient la solennité de son cratère inviolé depuis tant de siècles.

Après ce petit discours, Ossipoff leva son verre et tout le monde trinqua à l'heureux succès de l'expédition.

Deux heures plus tard, la paye était faite, ouvriers et guides se retiraient, émerveillés de la façon généreuse dont leurs services avaient été rémunérés, et le même soir, Ossipoff, sa fille et ses trois compagnons se préparaient à passer, seuls, la nuit dans le cratère.

—Cher père, demanda Séléna avant de s'endormir, quand partons-nous?

—Le 25 mars, à six heures dix minutes du soir.

—Mais êtes-vous bien sûr que l'éruption aura lieu ce moment-là?... rien ne prouve qu'elle n'avancera ni ne retardera.

Ossipoff haussa doucement les épaules et répliqua:

—L'éruption aura lieu à l'heure qu'il me conviendra et cette heure est celle que je viens de t'indiquer.

—Mais comment cela?

—Tout simplement au moyen de l'exploseur Bréguet que le contre-maître a emporté avec lui.

—Ah! murmura simplement Séléna.

Elle n'en dit pas davantage, mais il était facile de lire sur son visage, que la réponse de son père ne l'avait pas satisfaite.

—Tu ne parais pas avoir compris?... fit Ossipoff.

—A vous dire vrai...

—C'est pourtant bien simple, reprit complaisamment le vieux savant. A deux mille mètres de hauteur, dans les flancs de la montagne, se trouve une grotte de formation naturelle. C'est dans cet abri que le contre-maître aménagera un appareil d'induction qui peut, par un simple mouvement de levier, engendrer un courant électrique, lequel parviendra en temps utile aux gargousses foncées dans la roche obsidienne, par l'intermédiaire d'un fil conducteur déroulé pendant la descente.

Après quelques minutes, elle ajouta:

—Combien de temps durera le voyage?

—Une centaine d'heures; je compte que nous atteindrons la lune le 29 mars, au moment de sa conjonction avec le soleil... nous ne pouvons choisir d'époque plus propice.

Satisfaite de cette réponse, la jeune fille laissa tomber sa tête sur l'oreiller de sa couchette.

Cinq minutes après elle s'envolait en rêve vers cette plaine céleste où l'audacieux génie de son père devait, quarante-huit heures plus tard, la transporter.


CHAPITRE X

LA DERNIÈRE JOURNÉE TERRESTRE

Au moment de jouer cette grosse partie dont l'enjeu était la connaissance de ces mondes mystérieux dans la contemplation desquels il avait passé la plus grande partie de son existence, le vieux savant se sentait en proie à un trouble indicible.

S'être posé, durant des années entières, un aussi gigantesque problème que celui de l'immensité céleste et être sur le point de le résoudre!

Il faudrait être de marbre et n'avoir jamais, en levant les yeux vers la voûte bleue du ciel, aspiré à un miracle qui vous transportât soudainement dans ces pays inconnus, pour ne point comprendre l'émotion qui agitait le vieillard.

Par moments, cependant, son ardent désir de savoir faisait place à son amour paternel; alors, il relevait la tête et ses regards, quittant les feuilles de papiers noircies de calculs algébriques, se reportaient sur Séléna.

La jeune fille, étendue sur son lit de camp, dormait paisible et souriante: sans doute, se voyait-elle, en rêve, unie à celui qu'elle aimait et cette vision donnait à son visage une expression de contentement radieux.

Les sourcils de Mickhaïl Ossipoff se fronçaient alors et ses lèvres se crispaient dans une moue inquiète.

—Pauvre enfant, murmurait-il, ai-je bien le droit de risquer sa vie dans une tentative aussi périlleuse?

Et pensif, la tête penchée sur la poitrine, il demeurait ainsi de longs moments, absorbé dans ses réflexions; car, si d'un côté la crainte d'exposer sa fille aux dangers de toutes sortes que lui-même allait courir le poussait à ne pas l'emmener avec lui, d'un autre côté, il avait souci de ce quelle deviendrait seule, livrée à elle-même, sans guide et sans soutien dans la vie, s'il la laissait à terre.

Certes Gontran était là qui l'aimait et la protégerait.

Mais, en ce cas, il devait se priver de la compagnie du jeune diplomate, et c'était là un sacrifice auquel il ne pouvait se résoudre; pour lui Monsieur de Flammermont, avec ses connaissances multiples, était aussi indispensable à l'expédition qu'il pouvait l'être lui-même et, dans son for intérieur, il estimait que c'eût été en compromettre le résultat que de ne point le faire participer au voyage.

Il lui restait, il est vrai, Alcide Fricoulet.

Mais, bien que l'antipathie première du vieillard pour le jeune ingénieur eût presque entièrement disparu et qu'à cette antipathie succédât peu à peu un sentiment voisin de l'amitié, néanmoins le savant était loin d'avoir en Fricoulet une confiance absolue; ainsi qu'il le lui avait dit et répété plusieurs fois, à ses yeux la science véritable ne va point sans une certaine dose de modestie naturelle, et Ossipoff prenait pour de la vantardise orgueilleuse cette habitude qu'avait le jeune ingénieur de se substituer à M. de Flammermont.

Après avoir longuement débattu en lui-même ce point important, Mickhaïl Ossipoff en arriva à ceci: que ne pouvant se fier entièrement à Fricoulet, force lui était d'emmener avec lui Gontran de Flammermont et qu'en conséquence, privant Séléna de celui qui devait être dans la vie son protecteur naturel, il devait l'emmener elle aussi.

Cela bien établi, il se replongea dans ses études et les heures de la nuit passèrent rapides et silencieuses sans qu'il s'aperçût de la fuite du temps.

Les premiers rayons du soleil levant doraient la cime du Cotopaxi lorsque Mickhaïl Ossipoff éteignit sa lampe.

Et il se disposait à s'étendre, lui aussi, pour chercher dans un sommeil de quelques heures les forces dont il allait avoir besoin au cours de la journée qui se préparait, lorsqu'on gratta doucement à l'extérieur de la tente.

Il se leva, se dirigea sur la pointe des pieds vers la toile qui servait à fermer hermétiquement la tente et la souleva.

Dans l'encadrement apparut Fricoulet.

—Vous! murmura le vieillard à mi-voix, qu'arrive-t-il que vous voilà si matinal?

—De grâce, répliqua le jeune ingénieur, baissez la voix, M. Ossipoff; il ne faut pas qu'on se doute que je suis venu vous parler.

Ce disant, il étendait la main vers la tente qui servait d'abri à Jonathan Farenheit.

—De quoi s'agit-il donc? demanda le vieillard intrigué des allures de Fricoulet.

—Entrons, répliqua celui-ci; je vais vous expliquer ce qui m'amène.

Ossipoff s'assit sur le pied de son lit; l'ingénieur s'empara d'une malle en guise de siège et se penchant vers son compagnon:

—Sérieusement, monsieur Ossipoff, dit-il, comptez-vous emmener avec vous ce digne M. Farenheit?

Le vieillard ne put dissimuler la surprise que lui causait cette question.

—Que voulez-vous donc que l'on en fasse? demanda-t-il; vous n'avez pas, je suppose, l'intention d'abandonner ce malheureux sur la cime du Cotopaxi?

—Il n'a qu'à aller rejoindre les autres.

—Il est trop tard, maintenant... Songez que l'éruption doit avoir lieu à six heures dix minutes et que tout ce qui, à ce moment-là, se trouvera dans un rayon de plusieurs milles du Cotopaxi est voué à une destruction certaine.

—Eh! fit l'ingénieur avec un geste d'impatience, quand ce Yankee serait plus ou moins réduit à l'état de charpie, le mal serait-il si grand?... Croyez-vous que les États-Unis prendraient le deuil pour la perte de ce citoyen?... Vous avez la mémoire courte, si vous ne vous souvenez déjà plus de la brutale déclaration qu'il vous fit à l'observatoire de Nice. Sans l'ami Gontran qui, grâce à une inspiration du ciel, a eu une idée lumineuse, tous vos projets étaient anéantis... et c'est à cet homme qui ne vous est rien qu'un ennemi, puisqu'il a fourni à ce voleur de Sharp les moyens d'utiliser son vol, c'est à cet homme que vous allez offrir une place dans votre projectile?...

Ossipoff sourit et posant sa main sur le bras de Fricoulet:

—Eh! dit-il d'une voix basse et sifflante, ne comprenez-vous pas que c'est ma vengeance que j'emmène avec moi?... Personnellement, je méprise ce Sharp, je le dédaigne et s'il me tombait sous la main, je crois que je le laisserais aller... Pour Farenheit, au contraire, il n'en est pas de même,... sa fureur est telle qu'il poursuivra son voleur jusque dans les plus profondes solitudes lunaires... malheur à lui s'il se laisse atteindre; ce sera la justice de Dieu! Ne faut-il pas que ce misérable soit puni de sa double forfaiture?

—Sans doute, à ce point de vue spécial, vous avez raison, riposta le jeune ingénieur; il n'en est pas moins vrai que la venue de cet Américain va bouleverser vos projets si bien coordonnés... songez donc, un voyageur de plus!...

—S'il n'y a que cela qui vous inquiète, répliqua le vieux savant, vous pouvez être tranquille; vous n'avez pas oublié que nos soutes ont reçu en air liquide, eau et vivres, des approvisionnements un peu supérieurs à ceux qui avaient été prévus. Nous resterons donc dans les mêmes conditions qu'auparavant, quoique ce Farenheit devienne notre passager.

—Hum! grommela Alcide, ces Yankees vous ont des appétits terribles et celui-là, particulièrement, me paraît avoir un estomac qui peut compter pour deux... sans compter que des poumons comme les siens doivent engloutir au moins un mètre cube de gaz par heure.

—Bast! répondit Ossipoff, nos provisions nous permettent de lui faire cette charité.

Fricoulet eut un mouvement d'épaules impatienté.

—Va pour la consommation d'air et des vivres, fit-il... mais reste la question de poids... Vous avez vu, tout comme moi, que cet homme-là a une charpente énorme qui va nous ajouter au moins quatre-vingt-dix kilogrammes... ce surplus de poids était-il prévu dans vos calculs? je ne le pense pas... car dans une entreprise telle que celle-ci, les poids doivent être rigoureusement calculés et établis.

Ossipoff sourit de nouveau d'un air de commisération profonde.

—Si vous saviez comme cent kilos sont peu de chose, dit-il... s'il n'y a que cette inquiétude qui motive votre opposition au départ de Farenheit...

—Ah! s'écria Fricoulet, ce n'est pas le départ qui m'inquiète, c'est l'arrivée... peut-être l'adjonction de ce Yankee nous empêchera-t-elle d'atteindre les régions lunaires.

En ce moment, un frais éclat de rire retentit derrière le jeune homme qui se retourna aussitôt, tout étonné.

Séléna, appuyée sur son coude, écoutait la conversation depuis quelques instants et s'amusait fort de la résistance que mettait l'ingénieur à admettre l'Américain parmi ses compagnons de route.

—Ah! monsieur Fricoulet, fit-elle, comme vous avez peur de ne pas y arriver, à cette belle lune.

—Dame, mademoiselle, vous avouerez que ce serait jouer de malheur que de se donner tant de mal et de faire un si grand voyage pour manquer le train... sans compter que si nous n'atterrissons pas là-haut, je veux que le diable me croque si je sais où nous irons.

La jeune fille le regarda d'un air comiquement attristé.

—Ah! monsieur Fricoulet, dit-elle, combien je vous plains de n'avoir pas une science aussi étendue que celle de votre ami Gontran... lui, au moins, n'a pas de ces incertitudes-là... il connaît son itinéraire sur le bout du doigt.

Puis, se tournant vers le vieillard:

—Père, dit-elle; je voudrais bien savoir pourquoi nous partons aujourd'hui, alors que la lune ne sera pleine que dans cinq jours. Je me suis réveillée cette nuit, tourmentée par cette idée et me demandant pourquoi nous n'attendions pas cette date.

—Tout simplement parce que pour atterrir, il faut que la lune soit pleine au moment de notre arrivée c'est-à-dire éclairée de face par le soleil ce qui nous permettra de voir clair en arrivant et aussi parce que notre voyage durera quatre jours.

Séléna, satisfaite de cette explication, se tut durant quelques secondes, puis elle reprit:

—Mais, êtes-vous bien certain qu'à la minute précise fixée pour le départ, l'éruption se déchaînera et surtout qu'elle sera assez violente pour nous faire franchir des espaces aussi considérables?

Ossipoff regarda soucieusement sa fille.

—Aurais-tu peur? demanda-t-il; en ce cas, il est temps encore d'aviser.

Séléna eut un geste brusque.

—Peur! moi? fit-elle, et pourquoi voulez-vous que j'aie peur, mon père? entre vous et M. de Flammermont, qu'ai-je à craindre? Que ce soit la vie, que ce soit la mort qui m'attende, qu'importe, du moment que vous êtes à mes côtés?

Le vieillard prit les mains de la jeune fille.

—Chère enfant, murmura-t-il.

—Seulement, poursuivit Séléna, je suis femme, n'est-ce pas et par conséquent un peu curieuse; il est donc tout naturel que je désire savoir à l'avance de quels phénomènes sera entouré notre départ, tout simplement de peur de prendre pour des dangers des effets tout naturels.

—En ce cas, fit Ossipoff répondant à la question que sa fille lui avait posée, tranquillise-toi; lorsque le moment sera venu, le volcan, docile à ma volonté, se réveillera pour détendre ses vapeurs depuis si longtemps comprimées; à un signe de ma main, un chemin sera ouvert aux laves incandescentes et aux gaz souterrains, dont la détente nous chassera dans l'espace avec une vitesse de plus de douze kilomètres dans la première seconde.

Le front de Séléna se plissa légèrement.

—Alors, murmura-t-elle, une chaleur épouvantable va entourer notre wagon,... ne serons-nous pas asphyxiés, rôtis?

Ossipoff sourit.

—Enfant, répliqua-il, rien de tout cela n'est à craindre; la détente des gaz sera si brusque qu'en moins d'une seconde nous serons chassés hors de ce puits profond et du cratère du Cotopaxi; d'ailleurs, la chaleur ne pourra parvenir jusqu'à nous, attendu que le wagon repose sur deux caissons à air comprimé qui obturent entièrement la cheminée.

—Ces caissons nous accompagneront donc dans l'espace, demanda Séléna?

—Non, non; leur rôle de frein une fois joué, l'air comprimé s'étant échappé sous la pression des gaz subterrestres, les cloisons retomberont peut-être dans le cratère, peut-être sur le cône, mais, dans tous les cas, à une faible distance du lieu de départ.

—Quel horrible fracas, quelle épouvantable détonation nous allons entendre! murmura la jeune fille en pâlissant.

—Détrompez-vous, mademoiselle, répliqua Fricoulet, nous n'entendrons absolument rien.

—Comment cela, dit-elle émerveillée déjà; auriez-vous donc trouvé quelque moyen?

—Mais non, riposta Ossipoff, nous n'avons pas eu besoin de nous préoccuper de cela, et pour en comprendre la raison, tu n'as qu'à te rappeler combien de mètres le son parcourt dans l'espace d'une seconde.

—Trois cents mètres environ, si je ne me trompe.

—Eh bien! si, au moment où le bruit se produira, notre wagon est animé d'une vitesse de onze mille mètres au minimum, tu comprends facilement que le bruit n'aura pas le temps de nous arriver.

—Oui, en effet, je comprends;... mais c'est bien singulier, tout de même...

Il y eut un silence.

Puis soudain la jeune fille s'écria:

—Mais j'y pense, père, j'ai donné un coup d'œil à l'ameublement de notre wagon et je n'ai vu aucune trace de literie... où donc nous reposerons-nous la nuit et où sont situés nos appartements?

Ossipoff sourit en hochant la tête.

—Tu comprends bien, mon enfant, que la place nous manquait pour installer un salon, une salle à manger, une cuisine et cinq chambres à coucher; donc la grande salle circulaire sera la pièce commune; messieurs de Flammermont, Fricoulet et Farenheit en feront leur dortoir; ils se reposeront soit sur les divans fixés aux parois, soit dans les hamacs suspendus au plafond; l'étage supérieur est divisé en trois pièces: une cuisine, un laboratoire et une soute; de la cuisine je ferai ma chambre à coucher, c'est-à-dire que j'y tendrai mon hamac lorsque la fatigue m'obligera à me reposer, car tu sais que, pendant le cours du voyage, nous serons continuellement plongés dans les rayons solaires, en sorte que la nuit n'existera pas pour nous. Quant à toi, le laboratoire te sera abandonné pendant douze heures sur vingt-quatre.

Ils en étaient là de leur conversation, lorsque des pas retentirent au dehors et bientôt ils entendirent M. de Flammermont qui demandait s'il lui était possible de présenter ses respects à Mlle Ossipoff.

—Entrez, entrez, mon cher Gontran, cria le vieillard, Mlle Ossipoff est éveillée depuis longtemps.

—Et vous attend aussi depuis longtemps, ajouta en riant la jeune fille.

La toile de la tente se souleva et par l'ouverture apparurent presque en même temps le visage navré de l'ex-diplomate et la physionomie grave de l'Américain.

—Miss, fit ce dernier en s'inclinant cérémonieusement, j'espère que vous avez passé une bonne nuit.

—Une excellente nuit, monsieur Farenheit, riposta Séléna; je vous remercie de votre empressement à vous informer de ma santé; mais, comme vous le voyez, vous et M. de Flammermont avez été devancés par M. Fricoulet.

—Bast! fit l'ingénieur que la mine piteuse de son ami apitoyait malgré lui; il ne faut pas trop en vouloir à Gontran; aussi bien c'est la première fois qu'il lui est arrivé de passer la nuit dans un volcan et on peut lui pardonner ce retard.

La journée s'écoula lentement: on avait, dans la matinée, achevé d'emballer les derniers objets qu'il était nécessaire d'emporter, et Mickhaïl Ossipoff, sans ses bouquins et ses instruments, était comme un corps sans âme.

Il avait cependant conservé un crayon et du papier et, assis dans une anfractuosité de rocher, il tuait le temps en se livrant à des calculs infinitésimaux, pour bien s'assurer que rien n'avait été oublié par lui dans ce grand problème qu'il allait résoudre et qu'il avait tenu compte de toutes les influences et de toutes les probabilités.

M. de Flammermont bâillait—comme on dit vulgairement—à se décrocher la mâchoire, tellement l'ennui s'était emparé de lui; par moments aussi, sa poitrine se soulevait sous l'effort d'un profond soupir; l'ex-diplomate songeait à Paris, son bruyant et vivant Paris et, comme pour lui rendre le départ plus cuisant, le hasard lui mettait devant les yeux, en une vision dorée, son cher boulevard des Italiens avec tout son grouillement de silhouettes parisiennes, l'allée des Poteaux, toute animée de cavaliers hardis et de gracieuses amazones, le champ de courses d'Auteuil, le jour du Grand International, avec son défilé de mail-coachs.

C'était comme une lanterne magique.

Fricoulet, le placide Fricoulet, était nerveux; armé d'un petit marteau, il soulageait ses nerfs en faisant de la minéralogie; mais, rien qu'à la manière dont l'acier heurtait le roc, on sentait que le corps seul de l'ingénieur était là et que son âme était absente.

Après avoir, dans les commencements, cherché à lutter contre les circonstances multiples qui l'entraînaient, malgré lui, vers cette extraordinaire aventure, après avoir, en tête-à-tête avec Gontran, taxé de folie pure le projet de Mickhaïl Ossipoff, l'ingénieur à force d'entendre, depuis des semaines, parler tous les jours de ce voyage comme d'une chose possible, pratique, faisable, en était arrivé à le considérer comme tel.

Et, au fur et à mesure que disparaissaient les obstacles considérés tout d'abord par lui comme insurmontables, au fur et à mesure que s'écoulaient les jours et les heures qui le séparaient du moment du départ, il était devenu sinon aussi convaincu que le vieux savant lui-même de la possibilité d'atteindre la lune, tout au moins aussi enthousiaste que qui que ce fût de la tentative faite pour y atteindre.

Aussi, abandonnait-il fréquemment son marteau pour considérer son chronomètre et constater le temps pendant lequel il lui fallait encore casser des cailloux avant de s'embarquer.

Quant à Jonathan Farenheit, il arpentait à grandes enjambées l'étroit couloir qui circulait dans le roc autour de la cheminée centrale, avec toutes les allures d'un ours blanc dans sa fosse.

Tout en marchant, il serrait frénétiquement les poings, dressait ses bras comme des massues, roulant à droite et à gauche des regards furieux et mâchonnant de sourdes imprécations. Comme Mickhaïl Ossipoff l'avait dit à Fricoulet, l'Américain avait une âme vindicative, et désormais il ne vivait plus qu'avec un seul objectif: se venger de Fédor Sharp.

Et notez bien qu'il ne lui en voulait pas tant pour avoir manqué de le tuer, ainsi qu'il avait fait d'une quarantaine de ses compagnons, et pour avoir volé à la société dont il était président environ deux millions de dollars, que pour s'être joué de lui, Jonathan Farenheit, citoyen de la libre Amérique.

Le Yankee considérait la conduite de Sharp comme attentatoire à l'honneur du pavillon étoilé des États-Unis.

Et pour punir cet attentat, il fut aussi bien descendu dans les profondeurs de l'Océan qu'il allait s'envoler dans l'immensité des cieux.

Enfin, au chronomètre à répétition de Fricoulet, les douze coups de midi sonnèrent; c'était l'heure du repas quotidien.

On expédia rapidement un dernier et sommaire déjeuner; puis la petite troupe se prépara à descendre au fond du puits pour prendre place dans le wagon-boulet.

Plus le temps s'écoulait et plus devenaient évidents les symptômes d'une éruption imminente.

Solfatares et fumerolles étaient, il est vrai, assoupies; mais dans les profondeurs volcaniques, de sourds grondements, semblables aux lointains roulements du tonnerre retentissaient; les laves reprenaient leur teinte brune, et sous l'influence de la température qui s'élevait graduellement, les neiges du cône supérieur se désagrégeaient et coulaient en ruisseaux bourbeux.

C'était encore le calme, mais un calme effrayant, précurseur de la tempête.

Séléna, serrée contre son père, sondait d'un œil terrifié l'abîme creusé à ses pieds.

Le treuil, avec ses quinze cents mètres de corde, avait été laissé près du puits; Ossipoff et ses amis s'en approchèrent.

—Allons, dit gravement monsieur de Flammermont, qui s'embarque le premier?

Dire que le jeune homme n'était point ému serait mentir; mais il avait remarqué la pâleur de Séléna et il voulait, en prenant un air enjoué, lui remonter un peu le moral.

Jonathan Farenheit fit un pas en avant.

—Si vous voulez me laisser descendre, dit-il avec empressement, je suis prêt.

L'ancien diplomate lui posa la main sur le bras:

—Non, monsieur, fit-il; il faut, si je puis m'exprimer ainsi, quelqu'un de la maison.

Et il ajouta, afin de répondre au regard interrogateur de l'Américain:

—Vous ne sauriez comment vous y prendre pour ouvrir le trou d'homme qui sert d'entrée au wagon.

Farenheit fit un geste qui montrait qu'il reconnaissait cet argument comme bien fondé.

—Eh bien! dit à son tour Fricoulet, descends... tu es de la maison, toi!

Sans prendre garde au mouvement craintif de Séléna, le jeune homme enjamba la benne qui se balançait à l'extrémité de la corde, s'accroupit au fond et cria d'une voix ferme:

—Adieu vat!

Le cliquet du treuil fut levé, la corde se déroula et bientôt le comte disparut dans les profondeurs du puits.

Penchés au-dessus de l'abîme, Ossipoff et ses compagnons cherchaient à percer les ténèbres, prêtant l'oreille pour saisir quelque bruit qui pût les renseigner sur la manière dont s'effectuait la descente.

Mais ils n'entendaient que le glissement monotone de la corde sur le treuil et, quant à la lampe que Gontran avait emportée avec lui, sa clarté s'était presque aussitôt fondue dans les ténèbres épaisses qui remplissaient le cratère.

Un quart d'heure s'écoula; puis la sonnerie électrique, indiquant que le voyageur avait touché le fond, retentit.

On remonta la corde, Ossipoff prit place dans la benne et descendit à son tour; et après lui, Séléna.

Il ne restait plus que Fricoulet et Jonathan Farenheit.

—Comment allons-nous faire? demanda l'Américain.

—Je ne comprends pas votre question.

—De quelle façon descendra le dernier de nous deux? car il faut nécessairement débarrasser l'ouverture de la cheminée de ce treuil qui l'obstrue.

L'ingénieur haussa les épaules.

—Ne vous embarrassez pas de cela, répliqua-t-il.

Et attirant à lui la benne qui remontait à vide.

—Embarquez, dit-il; je fais mon affaire de tout cela.

Une fois le signal convenu envoyé du fond de l'abîme par l'Américain, Fricoulet se mit en mesure d'enlever tout ce qui pouvait faire obstacle au passage de l'obus; après une demi-heure d'un travail acharné, il réussit à retirer le pont volant et la poulie.

Puis il se boucla autour du corps une large ceinture semblable à celle dont les pompiers font usage; à l'anneau de la ceinture, il fixa un petit appareil composé de deux poulies sur la première desquelles il enroula le câble tandis que la seconde jouait simplement le rôle de frein à friction.

Ensuite, saisissant d'une main sa lampe, de l'autre le câble, il se laissa glisser dans l'abîme.

Deux minutes après, au grand émerveillement de ses compagnons, il arrivait sans fatigue et pénétrait dans le wagon où ils étaient déjà réunis.

—Monsieur Fricoulet! exclama Séléna, quel procédé avez-vous donc employé pour descendre aussi facilement quinze cents mètres?

—Le plus simple des appareils, mademoiselle... un descenseur à spirale.

Il pressa alors sur un bouton et les quatre lampes à incandescence, s'illuminant soudain, éclairèrent de leur vive lueur l'intérieur de la grande pièce circulaire.

A la vue de l'aménagement, non pas somptueux mais commode et pratique de cette pièce, la large face de Jonathan Farenheit s'épanouit.

—A la bonne heure, grommela-t-il voilà quelque chose de bien compris!

Un des divans était rabattu; le Yankee y enfonça son poing pour juger de la qualité des ressorts; ensuite, il passa sa main sur le tapis de haute laine qui couvrait le plancher; il s'adossa à la paroi capitonnée, il décrocha l'un des hamacs et se suspendit. Cette minutieuse inspection terminée, il sourit de nouveau et murmura d'un ton de véritable satisfaction:

—On sera bien ici!

Il se tourna alors vers Ossipoff qui avait assisté à ce petit manège avec une impassibilité toute slave et lui dit:

—Tous mes compliments, mon cher monsieur; voilà un véhicule bien conditionné et si la solidité répond à son ameublement, je crois que nous ferons un voyage fort agréable.

—Trop aimable, sir Farenheit, répliqua le vieillard; trop aimable en vérité... mais vous n'avez pas encore tout vu, tout admiré.

Ce disant, il ouvrit les cases de la soute où se trouvaient les tonneaux d'eau, les liquides variés, les légumes de conserve et une foule d'objets d'alimentation dont il avait prévu le besoin.

Il rabattit les marches de l'escalier démontable et fit admirer à ses compagnons la réserve d'air liquide, la batterie de cuisine étincelante et les fioles du laboratoire situé dans la partie supérieure de l'ogive.

L'enthousiasme de l'Américain était à son comble.

—On jurerait un sleeping-car! s'écria-t-il.

Et serrant les mains de Gontran:

—Si vous habitiez New-York, ajouta-t-il, vous seriez millionnaire en six mois.

M. de Flammermont faisait bonne contenance; mais, en lui-même il avait de grandes appréhensions.

—Pourvu, pensait-il, que nous ne soyons pas rôtis au moment du départ ou mis en pièces pendant le voyage.

Mais outre qu'il ne tenait nullement, en manifestant de semblables craintes, à s'aliéner l'amitié réelle dont il était l'objet de la part d'Ossipoff, il voyait Fricoulet si résolu, Séléna si résignée, Farenheit si impatient, qu'il eût rougi de honte s'il avait pu se douter que l'on soupçonnât son émotion.

Cette dernière après-midi parut interminable.

Dès que le projectile eut été visité dans tous ses coins et recoins, le jeune ingénieur consulta son chronomètre; il marquait trois heures.

—Si vous m'en croyez, monsieur Ossipoff, dit-il, nous prendrons dès à présent toutes nos dispositions pour le départ.

—Déjà!

Tel fut le mot qui sortit à la fois de toutes les poitrines.

En même temps Séléna et Gontran blêmirent légèrement.

Jonathan Farenheit, bien qu'ému, conserva un visage impassible.

Seul, Mickhaïl Ossipoff demeura calme; il se tourna vers M. de Flammermont.

—Qu'en pensez-vous? demanda-t-il.

—Je pense, en effet, que cela serait peut-être plus prudent, répondit-il.

Et, à part lui, il songeait que si, par hasard, l'éruption se trouvait en avance, et s'ils étaient pris au dépourvu, ils seraient réduits en miettes.

Aussitôt Fricoulet tourna la manette de l'appareil automatique à distribution d'air et ferma hermétiquement, au moyen d'écrous, la porte du projectile.

Sauf l'ingénieur et Ossipoff, les autres voyageurs se regardaient avec une certaine anxiété, étudiant soigneusement la manière dont fonctionnaient leurs poumons avec cet air nouveau de fabrication artificielle.

Et chacun pensait à part soi:

—Pourvu que nous n'étouffions pas.

Gontran avait tiré sa montre; mais les secondes, les minutes s'écoulaient et nul indice d'asphyxie ne se faisait sentir.

Décidément, on respirait et l'on respirait même à merveille.

—Vive Mickhaïl Ossipoff! s'écria Farenheit en jetant en l'air son chapeau de voyage pour rendre son enthousiasme plus sensible.

Séléna, remise de son émotion première, vaquait à travers le wagon, tout comme si elle eût été dans la petite maison de Pétersbourg.

Prestement elle avait dressé au milieu de la pièce commune la table, qu'elle couvrit d'une nappe blanche et sur laquelle elle disposa les couverts.

—Quoi! s'écria M. de Flammermont, on dîne déjà; mais il n'est que cinq heures.

—Il me semblait qu'il était préférable de manger avant le départ, répondit la jeune fille; qu'en pensez-vous, père?

—Je suis également de cet avis, répliqua le vieillard.

Jonathan Farenheit avait déjà sa serviette autour du cou.

—Allons, dit-il en frappant la table du manche de son couteau, faisons honneur à ce repas terrestre, le dernier peut-être de notre vie.

Et Fricoulet ajouta:

—Qui sait! nous souperons peut-être ce soir chez Pluton.

Cette réminiscence de l'histoire grecque fit courir sur l'épiderme de Gontran un léger frisson.

—Fichtre! murmura-t-il, sais-tu que tu manques de gaieté!

Néanmoins, au bout de cinq minutes, grâce à un excellent bourgogne, le jeune diplomate avait laissé ses appréhensions au fond de son verre et faisait, comme ses compagnons, grand honneur au talent culinaire de Mlle Ossipoff.

L'entrain était même si complet que personne ne songeait à consulter l'horloge suspendue à l'une des parois du wagon.

On était au dessert, Alcide Fricoulet venait de remplir de champagne les verres à la ronde et s'apprêtait à porter un toast à Mickhaïl Ossipoff, lorsque soudain le wagon trembla sur sa base.

On eût dit que l'une des puissantes assises du globe venait de céder sous le poids des Cordillères entassées; le sol fut agité d'une trépidation prolongée en même temps que de sourds craquements se faisaient entendre à travers la masse granitique.

Chacun reposa, du même mouvement, le verre qu'il portait à ses lèvres et regarda son voisin d'un air inquiet.

Le vieux savant, lui, s'était redressé tout d'une pièce.

—L'éruption! s'écria-t-il.

—L'éruption! répéta gouailleusement Fricoulet, qu'elle soit la bienvenue!

Et vidant son verre d'un trait, il ajouta d'une voix vibrante:

—Messieurs, je bois à Ossipoff et au Cotopaxi, ces deux forces, l'une intellectuelle, l'autre brutale, grâce auxquelles nous partons à la conquête des mondes inconnus.

Tous imitèrent son exemple; puis tous les regards se tournèrent vers l'horloge; elle marquait le quart moins de six heures.

—Mais nous sommes en avance, balbutia Gontran.

—Ce ne sont probablement que les préliminaires de l'éruption, répliqua Fricoulet avec sang-froid.

—Et si nous partions avant la seconde indiquée par vous, fit à son tour Jonathan Farenheit?

—C'est fort possible.

—Que faire en ce cas?

—Attendre; on ne lutte pas contre les forces aveugles de la nature et surtout contre les éruptions; les endiguer, les contenir, en utiliser la puissance énorme, passe encore... mais leur commander, jamais... J'ai pris mes précautions pour avancer l'explosion, au cas où elle ne se produirait que passé l'heure assignée par moi au départ, mais je ne puis rien faire pour la retarder.

Ainsi parla Ossipoff; personne ne lui répondit, chacun étant absorbé dans ses propres pensées, attendant la minute fatale qui devait mettre à néant ou à exécution les audacieux projets du vieux savant.

Au dehors, les crépitements volcaniques et les détonations souterraines augmentaient; de seconde en seconde, leur violence allait croissant.

Maintenant le wagon oscillait, tressautait sur ses deux caissons à air comprimé et, à chaque trépidation plus forte, les voyageurs s'attendaient à ce que les vapeurs et les matières laviques, se frayant enfin un passage, les envoyassent dans l'espace ou leur brisassent les membres.

Cependant, malgré l'intensité toujours croissante des secousses du sol en travail, le repas se termina sans encombre.

Un moment, Ossipoff, qui prêtait une oreille attentive aux mille bruits qui se croisaient dans l'espace, devint blême; une crainte lui traversa l'esprit; si les laves qui s'élevaient dans les canaux voisins de la cheminée où était enfermée le wagon, venaient à s'épancher par l'orifice de la cheminée, c'en était fait du projectile et de ses voyageurs qui se trouveraient ainsi ensevelis sous une masse de matières incandescentes.

Dans le silence qui emplissait le wagon, l'horloge égrena les six coups de six heures.

—Nous avons dix minutes encore à demeurer sur terre, murmura le vieux savant.

—Sous terre, voulez-vous dire, observa Gontran.

—Monsieur Ossipoff, fit Alcide Fricoulet, ne seriez-vous pas d'avis de nous préparer au départ?

—Quels préparatifs? demanda l'Américain.

—D'abord, nous assurer que toutes les attaches des meubles sont solides, que les écrous des hublots et des saisines sont serrés à fond, afin que tout ce qui est à l'intérieur de ce véhicule résiste à la secousse et que celui-ci joue le rôle d'un véhicule plein...

Ce disant, l'ingénieur inspectait minutieusement l'arrimage et l'aménagement du wagon céleste; il ferma soigneusement toutes les portes du meuble vitrine, mit un couvercle sur les piles au bichromate, poussa les verrous des portes des soutes et enfin redescendit.

—Quelque brutale que soit la secousse, dit le jeune homme, tout résistera au formidable contre-coup du départ, et le wagon fera l'effet d'un bloc plein. Il faut que nous soyons également amarrés avec solidité. Pour cela, nous allons nous introduire côte à côte dans les «tiroirs capitonnés» que j'ai préparés. De cette façon, le choc du départ ne nous écrasera pas contre les parois du véhicule avec lequel nous ferons corps.

—Brr..., murmura Gontran en considérant les tiroirs dont Fricoulet venait de lever le couvercle, on dirait des cercueils!

Cependant et pour donner l'exemple à ses compagnons, Flammermont se glissa dans la boîte près de Séléna et le couvercle fut rabattu et boulonné.

Cinq minutes s'étaient écoulées au milieu de ces préparatifs et, dans ce court intervalle, les éléments s'étaient déchaînés d'une effroyable façon:

D'horribles craquements ébranlaient les contreforts de la montagne qui frissonnait comme la tôle d'une chaudière en ébullition.

Le monstrueux Cotopaxi, ainsi que le jésuite espagnol, Martinez da Campadores l'avait prédit, se réveillait de son long sommeil et dans ses gigantesques entrailles sifflaient et hurlaient les vapeurs souterraines accumulées sous une énorme pression.

—C'est à croire que les cinq cents mille diables de l'enfer sont tombés au fond de ce trou, dit en plaisantant Alcide Fricoulet, qui était demeuré debout tandis que ses compagnons, se cramponnaient aux parois de leurs boîtes.

—Pourquoi ne te couches-tu pas? demanda Gontran.

—Parce qu'il me reste encore quelque chose à faire avant le départ, répliqua l'ingénieur.

—Six heures huit minutes, prononça Ossipoff d'une voix vibrante... attention!

—Enfin, nous allons partir, fit joyeusement l'Américain en se frottant les mains avec énergie à la pensée qu'il allait enfin se lancer à la poursuite de ce gredin de Sharp.

Au même moment, Fricoulet tourna la manette du commutateur-interrupteur placé sur le trajet des fils conduisant le courant de la pile aux lampes à incandescence et brusquement l'obscurité se fit dans l'intérieur du wagon.

Subitement tout le monde se tut et l'on n'entendit plus que le bruit de la respiration oppressée des cinq explorateurs et le battement de leurs cœurs.

Quelques secondes se passèrent dans une anxiété mortelle.

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