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Aventures extraordinaires d'un savant russe; I. La lune

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—Parle, répliqua le savant en mettant son oreille tout près de la bouche du moribond.

Celui-ci fit un effort violent, se redressa sur sa couche et étendant le bras vers l'âtre:

—Là, dit-il d'une voix entrecoupée de hoquets, là! sous les pierres... une fortune... trouvée dans la mine... depuis dix ans...pour toi... pour toi... sous les pierres....

Il se renversa en arrière, ses membres se tordirent, puis restèrent immobiles. Il était mort!

Ossipoff, vivement impressionné, passa toute sa nuit à veiller le cadavre, puis, le lendemain, retourna à ses occupations, sans songer même à constater la véracité des dernières paroles prononcées par Yegor.

Ce ne fut que plusieurs jours après que, seul un soir dans son isba, le temps étant couvert et rendant impossible toute étude astronomique, le vieillard, dont les yeux étaient machinalement fixés sur l'âtre, tressaillit tout à coup, en songeant à la révélation du défunt.

Après avoir soigneusement fermé la porte et tendu son unique couverture devant la fenêtre, il s'approcha de l'âtre, s'agenouilla et, à l'aide d'un pic de fer, souleva les pierres du foyer; une excavation apparut alors, sur laquelle il projeta la lumière de sa lanterne.

Il se recula, les yeux éblouis par les mille feux dont étincelait une poignée de rubis, d'émeraudes et de tourmalines, dont les plus petites avaient la grosseur d'un pouce, et qui remplissaient le trou mis à découvert par lui.

—Une fortune! s'écria-t-il... oui, cet homme a dit vrai, il y a là une fortune!

Un moment il demeura pensif, agenouillé sur la terre battue qui servait de plancher à l'isba; son âme d'honnête homme se révoltait à la pensée de s'emparer de ces pierres précieuses, et son premier mouvement fut de les porter à Ismaïl Krekow.

Mais il réfléchit que cet homme n'était qu'un concessionnaire et qu'en vertu des lois de l'empire, les pierres précieuses trouvées sur le territoire russe, appartenaient au Tzar.

Donc, ce n'était pas à Ismaïl Krekow que revenait le trésor accumulé par le bandit Yegor, mais bien à l'Empereur.

Or, l'Empereur...

Mickhaïl Ossipoff demeura hésitant une partie de la nuit; mais au matin, sa décision était prise; cette fortune qui lui tombait si inespérément entre les mains, il était résolu à l'employer à la réalisation de son fameux projet.

—L'Empereur est frustré, pensa-t-il; mais la Russie y gagnera.

Il remit en place les pierres du foyer et conserva pour lui le secret de Yegor.

Cependant, depuis une huitaine de jours, une animation singulière régnait dans les rues d'Ekatherinbourg, occasionnée par la foire annuelle—très importante—qui se tient chaque année dans cette ville, de la mi-juillet jusqu'à la fin du mois d'août.

Plus l'époque fixée par Gontran de Flammermont approchait et plus Ossipoff tremblait que le moindre incident vînt déranger les plans de son sauveur.

Un dimanche matin, enfin,—c'était le 8 août,—après avoir caché dans sa lunette les pierres précieuses léguées par Yegor, et s'être passé ladite lunette en bandoulière sous son sayon de poils de chèvre, le vieux savant demanda à Ismaïl Krekow l'autorisation de descendre en ville pour aller faire un tour à la fête; ce n'était point là une faveur qu'il implorait. L'administration pénitentiaire estime, en effet, qu'il est bon de détendre un peu l'esprit des condamnés par quelques réjouissances, si bien que les forçats ont permission de se mêler à la foule, mais revêtus de leur casaque de travailleurs de l'État.

Arrivé à Ekatherinbourg, Ossipoff, entraîné par le courant irrésistible des curieux, se trouva bientôt sur la grande place de la ville où étaient, paraît-il, réunies les attractions de la foire.

Ces attractions consistaient surtout en des bandes de bohémiens qui se livraient en plein vent à des exercices étranges: chantant, dansant, faisant des tours de force et d'adresse, pour le plus grand ébahissement des badauds.

Comme on le pense bien, ces distractions n'avaient aucun attrait pour Ossipoff, et une fois sur la place, il n'eut qu'un but: gagner à travers la foule qui l'enserrait, une isba isolée où il pût se rafraîchir et attendre en paix les événements.

Tout à coup, d'un cercle de curieux, s'éleva une voix qui fit tressaillir le vieillard.

Instinctivement, et avec une force dont il ne se fût pas cru capable, il fendit les flots humains et arriva jusqu'au premier rang d'un cercle au milieu duquel une jeune fille au visage hâlé et vêtue des oripeaux pittoresques chers aux gens de Bohême, faisait danser en l'accompagnant de sa voix, une petite chevrette blanche.

—Séléna! s'écria le vieillard.

—Mon père, mon cher père! fit à son tour la jeune bohémienne en tombant éperdue dans les bras d'Ossipoff.

Puis, sans se soucier des murmures de la foule qui trouvait fort mauvais qu'on interrompît aussi brusquement ces exercices divertissants, il entraîna sa fille jusqu'à l'une des isbas qui bordaient la place.

—Toi, dit-il, toi ici, ma pauvre enfant! mais comment se fait-il?...

En quelques mots, la jeune fille mit le vieux savant au courant de ce qui s'était passé; elle dit la visite de Fricoulet, la confiance qu'elle avait eue en lui, puis son impatience et la résolution qu'elle avait prise de venir retrouver son père, sinon pour le sauver, du moins pour lui adoucir les rigueurs de sa captivité.

—Mais, j'ai des nouvelles de monsieur de Flammermont, s'écria Ossipoff.

Et il raconta à Séléna l'avis contenu dans la lunette qu'on lui avait expédiée de Paris; puis il ajouta:

—Mais sais-tu quel est leur plan?

—Je l'ignore absolument, répondit la jeune fille; je ne sais qu'une chose, c'est que monsieur Fricoulet se proposait de construire un appareil spécial naviguant dans l'air... mais c'est tout.

—Et sais-tu que c'est aujourd'hui même qu'ils doivent arriver à Ekatherinbourg?

Séléna jeta un cri de joie.

—Aujourd'hui!... ah! cher père.

Et entourant de ses deux bras le cou du vieillard, elle l'embrassa tendrement sur les deux joues.

Tout à coup, un gendarme parut à la porte de l'isba; un moment, arrêté sur le seuil, la main sur les yeux en guise d'abat-jour, il promena ses regards dans l'intérieur de la maison; puis, s'avançant vers Ossipoff:

—Le numéro 7327? fit-il d'une voix rude.

—C'est moi, répondit le vieux savant.

—C'est là ta fille? ajouta le représentant de l'autorité en se tournant vers Séléna.

Le vieillard inclina affirmativement la tête.

—Je vous arrête tous les deux, déclara-t-il.

Et se retournant vers la porte, il fit un signe; alors, une dizaine de gendarmes envahirent l'isba, se jetèrent sur le vieillard et sur sa fille et leur passèrent aux pieds et aux mains de lourdes chaînes.

—Quel est notre crime? demanda Ossipoff.

—Tu préparais ton évasion.

—La preuve! riposta le savant.

—Le Korosse (commissaire) éclaircira la chose.

Et poussant les prisonniers dehors, les gendarmes se mirent en devoir de gagner la maison de police.

La traversée du marché ne s'accomplissait pas sans peine; en dépit de la brutalité avec laquelle les gendarmes refoulaient les curieux, ceux-ci s'entêtaient à voir de près les prisonniers dont l'aspect malheureux les apitoyait.

De sourdes rumeurs commençaient même à circuler dans la foule, et les gendarmes, pressentant de la part des paysans un mouvement favorable à leurs captifs, s'interrogeaient d'un regard inquiet, lorsque, tout à coup, l'un d'eux s'écria:

—N'aimez-vous donc plus le Père (Tzar), que vous plaignez ceux qui ont tenté de le mettre à mort?

Un mouvement de recul se produisit parmi les curieux des premiers rangs, et plusieurs voix répétèrent:

—Ils ont tenté de tuer le Père?

—Ce sont des sorciers, ajouta le gendarme.

A ce mot, un cri d'effroi et de rage sortit de toutes les poitrines:

—Des sorciers!... des sorciers!... répétait-on.

—Ils porteront malheur aux récoltes.

—Ils feront mourir les bestiaux.

—A mort! les sorciers, cria une voix.

Et aussitôt, tous les assistants hurlèrent:

—Pendons-les!... pendons-les!...

Devant ces dispositions hostiles de la foule, l'inquiétude des gendarmes augmenta; car leur devoir était aussi bien d'empêcher les prisonniers d'être délivrés que d'être écharpés... et c'était certainement ce dernier sort qui était réservé à l'infortuné Ossipoff et à sa fille.

En vain, les gendarmes assénaient-ils sans pitié des coups de bâton à droite et à gauche sur les paysans; ceux-ci rendus furieux luttaient avec acharnement pour s'emparer de la proie qu'ils convoitaient.

Tout à coup, un gendarme tiré traîtreusement par les jambes, tomba à la renverse et, avant qu'il eût eu le temps de se relever, fut désarmé et ligoté.

Cette capture accrut le courage des assaillants qui, poussant un cri formidable se jetèrent, dans un élan unanime, sur le cortège qu'ils disloquèrent, en dépit de la fermeté avec laquelle les gardiens défendaient leurs prisonniers.

En quelques minutes, ils furent mis hors de combat; Ossipoff et Séléna passèrent aux mains de ces forcenés qui les entraînèrent vers le milieu du champ de foire où se dressait un gigantesque sapin étendant horizontalement, à quelques mètres du sol, d'énormes branches.

—Mon enfant! ma chère Séléna! murmura le vieillard qui devina l'intention de ces barbares.

La jeune fille leva vers son père un œil assuré.

—Ne craignez rien pour moi, mon père, dit-elle d'une voix ferme, je saurai montrer à ces malheureux quel courage l'innocence peut donner à une fille telle que moi.

Tiraillés, bousculés par les hommes, pincés, injuriés par les femmes, les deux prisonniers ne se trouvaient plus qu'à une dizaine de mètres de l'arbre fatal, quand soudain un sifflement aigu troubla si terriblement l'espace que spontanément tous les assistants levèrent la tête.

Dans le ciel bleu, juste au-dessus d'Ekatherinbourg, un point noir planait, qui grossissant à vue d'œil, semblait descendre perpendiculairement sur la ville.

Et toujours le même sifflement se faisait entendre.

—La grêle... la grêle... cria une voix... ce sont les sorciers qui l'attirent sur nous... A mort!...

Mais le point grossissait toujours et maintenant on apercevait jaillissant de lui comme un léger panache de fumée.

Alors la stupeur se transforma en épouvante et de centaines de poitrines, le même cri sortit à la fois:

—Un dragon... un dragon!...

Ossipoff, lui aussi, regardait comme tout le monde, cherchant impassiblement, malgré la mort qui l'attendait, l'explication de ce surprenant phénomène.

Soudain, Séléna poussa un cri de joie et, se penchant à l'oreille de son père:

—Ce sont eux, murmura-t-elle... c'est M. de Flammermont et son ami.

Cependant, les plus braves d'entre les paysans entraînaient les prisonniers vers le milieu de la place, quand au loin, le sol trembla et plusieurs voix s'écrièrent:

—Les cosaques!... les cosaques!

C'était, en effet, un peloton de cavaliers qui, la lance en arrêt, accouraient au grand trot pour arracher les prisonniers à la foule.

Ce fut un tumulte épouvantable où se mêlaient les voix des femmes et des enfants piétinés par les chevaux et les hurlements de douleur des hommes qu'atteignaient les lances cosaques.

Tout à coup, le surprenant appareil tout empanaché de fumée descendit avec la promptitude de la foudre des hautes régions de l'atmosphère et s'arrêta, immobile, à une vingtaine de mètres du sol, semblable à un gigantesque oiseau planant, les ailes étendues.

Puis deux coups de feu retentirent et deux paysans qui se cramponnaient l'un à Ossipoff, l'autre à sa fille, roulèrent à terre en poussant des hurlements affreux.

Et, dominant le vacarme, une voix formidable qui semblait venir du ciel, cria:

—Ossipoff!... garde à vous!... tenez-vous bien!

En même temps, un câble se déroulait portant, suspendu à son extrémité, un appareil étrange, semblable à deux bobines qu'eût réunies un fer à cheval; les branches de ce fer à cheval heurtèrent les chaînes qui entravaient les mains et les pieds du savant, les happèrent, pour ainsi dire, s'y rivèrent, ne semblant plus former qu'une seule masse de fer.

Instinctivement Séléna se jeta dans les bras de son père qui la serra éperdûment sur sa poitrine, et tous deux, enlevés par une force inconnue, perdirent pied.

—Hardi! cria une voix qu'Ossipoff reconnut pour celle de Flammermont; hardi!... tenez bien!... vous êtes sauvés!

Et déjà le vieillard et la jeune fille se trouvaient à une quinzaine de mètres du sol, suspendus dans l'espace par le câble qui amenait à l'électro-aimant le courant électrique, lorsque les cosaques, revenus de leur surprise, et furieux de voir les prisonniers leur échapper si miraculeusement, mirent en joue les fugitifs et firent feu.

Ossipoff poussa un cri de douleur; une balle venait de l'atteindre à l'épaule et il lui fallut une force de volonté peu commune pour tenir quand même Séléna serrée dans ses bras.

Mais Gontran, électrisé par le danger de celle qu'il aimait, redoublait d'énergie et faisait manœuvrer le treuil autour duquel le câble s'enroulait avec une rapidité vertigineuse; en quelques secondes, l'électro-aimant rejoignit l'aéroplane, et le comte de Flammermont, aidé de Fricoulet, tira sur la plate-forme Ossipoff et sa fille.

Puis l'ingénieur, laissant son ami prendre soin des deux fugitifs, se pencha sur la rambarde et aperçut, grouillant au-dessous d'eux, la foule qui vociférait en menaçant l'aéroplane, pendant que, sur les ordres du bas-officier qui les commandait et leur désignait l'appareil, les cosaques rechargeaient leurs armes.

Fricoulet comprit qu'une décharge générale pouvait crever de part en part la toile vernissée de l'aéroplane.

—Tant pis pour eux! grommela-t-il.

Et, se baissant, il prit à ses pieds, dans un coffre grand ouvert, plusieurs boules d'un métal brillant qu'il laissa tomber sur l'ennemi.

Déjà les soldats épaulaient, quand soudain des cris épouvantables éclatèrent; en touchant le sol, les boules avaient fait explosion, produisant un nuage opaque à travers lequel l'ingénieur aperçut plusieurs cosaques démontés se tordant dans d'horribles convulsions, tandis que leurs chevaux affolés se cabraient au milieu de la foule épouvantée.

—En avant! cria-t-il.

Gontran, qui s'empressait auprès de Séléna évanouie, abandonna la jeune fille, courut à un robinet, le tourna et, aussitôt, jetant à travers les airs un son grave et continu, l'aéroplane s'éleva.

Il fut bientôt à une telle hauteur qu'Ekatherinbourg ne parut plus qu'un ensemble de petits points noirs jetés sur l'immensité du désert sibérien; puis il s'arrêta.

Alors Fricoulet se retourna et vit Ossipoff qui tenait attachés sur lui des regards étonnés.

—Mon cher Gontran, dit-il, veux-tu me faire le plaisir de me présenter à monsieur Ossipoff?

Il s'était approché et, le chapeau soulevé, le corps incliné avec autant de désinvolture que s'il eût été sur le plancher de son laboratoire, il attendait.

Le jeune comte s'approcha à son tour et désignant son ami:

—Monsieur Ossipoff, dit-il, voulez-vous me permettre de vous présenter M. Alcide Fricoulet, mon meilleur ami?

—...et un admirateur passionné de vos travaux, ajouta l'ingénieur, en serrant cordialement la main que lui tendait le vieillard.

Puis aussitôt:

—Laissez-moi visiter votre blessure, dit-il.

—Êtes-vous donc médecin, monsieur Fricoulet? demanda Ossipoff en enlevant sa casaque fourrée.

—S'il est médecin! s'écria le comte de Flammermont en riant; ah! monsieur Ossipoff! quand vous connaîtrez mieux mon ami Alcide, vous ne lui demanderez pas s'il est ceci ou cela... il est tout: physicien, chimiste, mathématicien, botaniste, électricien, mécanicien, astronome... que sais-je encore?

—Vous êtes astronome? demanda vivement le vieux savant.

—Gontran exagère, répliqua Fricoulet en souriant; astronome!... Je le suis à peu près autant que lui... c'est-à-dire...

Il se mordit les lèvres, comprenant aux regards furieux de son ami qu'il allait commettre un impair.

Il se pencha sur la blessure pour dissimuler son trouble, ce qui l'empêcha de remarquer l'expression singulière avec laquelle le vieillard avait accueilli ses dernières paroles.

—Ce n'est rien, fit-il enfin avec assurance, après s'être livré à un minutieux examen de l'épaule de M. Ossipoff... une simple ecchymose, l'angle de tir était exagéré, la balle n'a fait que frôler la clavicule et elle a rebondi suivant l'angle de réflexion.

Il se retourna pour prendre, dans un coffre, des bandages qu'en homme de précaution il avait emportés avec lui.

Ossipoff en profita pour murmurer à l'oreille de Gontran:

—J'ai bien peur que la science de votre ami ne soit plus en surface qu'en profondeur.

—Bah! et pourquoi cela?

—Il sait trop de choses... et puis, ces quelques mots à votre égard... un vrai savant ne jalouse pas la science des autres.

Gontran eut toutes les peines du monde à garder son sérieux.

En ce moment, Fricoulet revint près d'eux; avec l'habileté d'un chirurgien consommé, il pansa la contusion sanglante faite par le projectile, puis il entoura l'épaule d'un bandage spica simple et aida le savant à remettre sa vareuse.

Comme M. de Flammermont, de retour près de Séléna, prenait entre ses mains les mains de la jeune fille et la considérait avec anxiété, elle ouvrit les yeux:

—Sauvés! balbutia-t-elle d'une voix faible.

—Oui, sauvés, ma chère Séléna, sauvés et réunis pour toujours, car maintenant, rien ne nous séparera.

—Je te demanderai néanmoins de vouloir bien quitter mademoiselle quelques instants, fit joyeusement Fricoulet en s'avançant, car si nous n'avons pas l'intention de nous immobiliser ici, il est temps de songer au but de notre voyage.

—Où allons-nous? demanda Séléna.

—A Paris, mademoiselle.

—A Paris! répéta Ossipoff surpris, que faire à Paris?

—Eh! répondit Gontran, n'est-ce point notre seul refuge? Ignorez-vous que vous ne possédez plus rien, que votre fortune a été confisquée, que votre petite maison elle-même sera vendue... enfin que le territoire russe vous est interdit?

Mickhaïl Ossipoff baissa la tête, plongé soudain dans des réflexions douloureuses; il se voyait mis au ban de la société et traqué partout comme un malfaiteur, lui, innocent pourtant du crime dont on l'accusait; devant ses yeux se profilait le visage sinistre et narquois de son ancien collègue de l'institut des Sciences, de ce Sharp, en la possession duquel tous ses papiers étaient tombés et qui peut-être, à l'heure actuelle, mettait en œuvre ses travaux scientifiques, résultats d'une vie tout entière consacrée à l'étude.

Cependant Fricoulet se préparait au départ; après avoir jeté autour de lui un regard rapide, pour bien s'assurer que tout était paré, il consultait sa boussole, une main sur le robinet d'introduction de vapeur l'autre manœuvrant la roue du gouvernail, lorsqu'une voix chuchota à son oreille:

—Monsieur Fricoulet, j'aurais une grâce à vous demander.

Il se retourna; Séléna se tenait debout à côté de lui.

—Une grâce?... à moi!... mademoiselle... et laquelle donc? demanda-t-il en réprimant un mouvement d'impatience.

—Plus bas, fit-elle en jetant un coup d'œil sur son père, toujours absorbé dans ses idées noires.

Et elle ajouta en rougissant un peu:

—Je voudrais vous dire deux mots au sujet de Gontran.

—Allons, bon! grommela Fricoulet, me voilà passé à l'état de confident de tragédie.

—Je ne sais pas, poursuivit-elle, si Gontran vous a dit...

—...qu'il vous aimait? si, mademoiselle, Gontran m'a dit cela...

Elle secoua la tête:

—Ce n'est point cela... Vous a-t-il dit que, pour conquérir les bonnes grâces de mon père, il avait été obligé de feindre des connaissances scientifiques dont il ne possède pas le premier mot?

—Ah! oui, dit l'ingénieur en riant; il m'a parlé de cela, vaguement... Eh bien! en quoi cela me concerne-t-il?

Elle se tut un moment, comme embarrassée, puis enfin:

—Voilà, dit-elle; je voulais vous demander, à vous qui êtes un savant, un vrai savant, de l'aider un peu, lorsque mon père lui posera des questions embarrassantes... car vous comprenez bien que, moi, je ne sais pas grand'chose et que mon petit bagage sera vite épuisé.

—Ah! bon, dit Fricoulet en souriant, je comprends; je me rappellerai le temps où, au collège, je lui soufflais ses leçons... Eh bien! mais, c'est entendu, mademoiselle, vous pouvez compter sur moi.

Elle le remercia d'un sourire et s'en fut prendre place auprès de son père.

Fricoulet, lui, enrageait de la promesse qu'il venait de faire; car il se trouvait contraint, lui célibataire endurci, d'aider au mariage de son ami, et intérieurement il se traitait de lâche de prêter les mains à une semblable comédie.

Mais Séléna était si gentille, si gracieuse, et elle lui avait demandé cela d'une si charmante façon!

Il tourna un robinet et, la vapeur agissant plus fortement sur l'arbre de couche des hélices, celles-ci se mirent à tourner avec une vitesse vertigineuse, entraînant à travers l'espace l'aéroplane jusqu'alors immobile.

Ossipoff avait relevé la tête, et, s'adressant à Gontran:

—Avec un vent favorable, demanda-t-il, combien comptez-vous mettre de temps pour atteindre la France?

Ce fut Fricoulet qui répondit:

—Trente ou quarante heures... l'aéroplane peut très facilement franchir ses cent ou cent cinquante kilomètres à l'heure.

—Jolie vitesse, murmura le savant émerveillé, tout en promenant ses regards du moteur aux hélices et des hélices au gouvernail.

Il ajouta:

—Et c'est vous, monsieur Fricoulet, qui avez imaginé et construit cet appareil?

—Construit! oui, monsieur, mais imaginé, non pas; tout l'honneur de l'invention revient à mon ami Gontran.

Comme on le voit, le jeune ingénieur avait hâte de prouver à Séléna qu'il était un homme de parole; en même temps, il n'était pas fâché de faire payer par des transes passagères à Gontran ses velléités conjugales.

M. de Flammermont regarda son ami avec épouvante.

Lui! inventeur de l'aéroplane! quelle était cette mystification?

Mais il comprit tout de suite, au regard tendre et caressant dont l'enveloppait Ossipoff, que Fricoulet avait tout simplement voulu lui faire gravir un échelon de plus dans l'estime de son futur beau-père.

—Ah! mon cher Gontran, dit enfin le vieillard, je ne saurais trop vous féliciter d'être parvenu à mener à bien cette construction. Depuis bien des années, en effet, les inventeurs s'acharnent, sans pouvoir y parvenir, à imaginer des appareils, différant totalement de ces vessies flottantes et instables qu'on appelle des ballons aérostatiques, et pouvant s'élever dans les airs par un principe mécanique.

Le grand télescope de l'Observatoire de Paris

—C'est en France qu'on a le plus travaillé la question, déclara Gontran avec une assurance qui fit sourire Fricoulet, et, pour ne remonter que jusqu'à l'année 1863, nous comptons une foule de projets mis en avant par: Nadar, de La Landelle, Ponton d'Amécourt, Bright, Pénaud, etc.

Séléna écoutait parler le jeune homme, ébahie de toute cette science dont le comte de Flammermont, en garçon avisé, avait fait provision; il prévoyait que l'aéroplane deviendrait l'objet d'une discussion et il voulait pouvoir placer son mot.

—Il est certain, dit Fricoulet, que la liste est longue de ceux qui ont dirigé leur effort de ce côté; mais, de tous ceux-là, lequel a réussi à prouver quelque chose, lequel a jamais montré un appareil plus lourd que l'air—et il appuya sur ces mots—s'élevant et se dirigeant dans l'atmosphère?

Ossipoff toisa le jeune homme.

—Permettez, permettez, fit-il; un de mes compatriotes, un nommé Philips, avait imaginé une hélice à quatre branches horizontales fixées sur un moyeu sphérique qui n'était autre qu'un petit éolipyle renfermant de l'eau; lorsqu'on mettait cette boule sur le feu, l'eau qu'elle contenait s'échauffait et se transformait en vapeur qui s'échappait par des petits trous pratiqués à une place convenable dans les bras de l'hélice. Par la réaction que produisait cet échappement de vapeur, le moyeu et les ailes tournaient, à peu près comme fait le tourniquet hydraulique; l'hélice se vissait dans l'air en prenant un point d'appui sur lui, et, par cet effet, montait rapidement; j'en ai vu faire l'essai à Varsovie, en 1845.

Gontran eut un petit rire dédaigneux.

—Mais cet appareil était-il applicable en grand? demanda-t-il. Je me rappelle avoir vu dans un musée l'hélicoptère à vapeur en aluminium de Ponton d'Amécourt... j'ai lu aussi la description d'un mécanisme à peu près semblable imaginé par l'italien Forlanini... mais tout cela ne vole pas en grand.

Fricoulet, devant l'aplomb de Gontran, avait peine à garder son sérieux; car, mieux que personne, il savait à quoi s'en tenir sur le bagage scientifique de son ami.

—C'est précisément pourquoi, mon cher fils, riposta le vieux savant, je trouve merveilleux le résultat auquel vous êtes parvenu... si vous n'aviez eu qu'à copier, c'eût été tout simple.

—Gontran a inventé, c'était plus facile, ajouta Fricoulet.

—Ce qui était le plus difficile, reprit Ossipoff, c'était d'obtenir un mécanisme d'une surprenante légèreté...

—Et pourquoi cela? demanda Fricoulet sans s'émouvoir.

Ossipoff ne lui répondit pas tout d'abord, mais, se penchant à l'oreille de sa fille:

—Ce petit monsieur, murmura-t-il, commence à m'agacer considérablement, avec sa manie de prendre la parole quand on ne s'adresse pas à lui... tout cela pour faire voir qu'il sait quelque chose.

Le vieillard fit claquer sa langue et, le sourcil froncé, la bouche sarcastique, il demanda d'une voix brève:

—Vous savez, n'est-ce pas, que l'intensité de la pesanteur à la surface de notre monde fait tomber les corps avec une vitesse de 4 m. 90 dans la première seconde; donc, il fallait lutter contre cette force; or, on a constaté que la puissance d'un cheval-vapeur, qui enlève en une seconde, à 1 mètre de haut, un poids de 75 kilogrammes, appliquée à une hélice ascensionnelle, ne la rend capable de soulever qu'un poids de 15 kilogrammes.

—Pourquoi me dites-vous cela? demanda Fricoulet.

—Pourquoi?... pourquoi?... bougonna Ossipoff; vous n'avez que ce mot-là à la bouche... eh! parbleu! pour arriver à ceci: afin de vous amener à reconnaître que, pour rendre possible la navigation aérienne à l'aide d'appareils plus lourds que l'air, il faut créer des machines motrices ne pesant pas plus de 10 kilogrammes par cheval-vapeur.

—Pourquoi? dit encore Fricoulet.

Le vieillard haussa les épaules:

—Pour qu'elles puissent être enlevées avec leurs propulseurs.

Ossipoff regarda victorieusement Gontran.

—N'est-ce pas rigoureusement scientifique? conclut-il.

—C'est-à-dire... fit le jeune homme...

—...que c'est absolument faux, dit tranquillement Fricoulet, en achevant la phrase commencée.

Le vieillard bondit et tourna un regard interrogateur vers le comte qui opina de la tête en appuyant:

—Absolument faux...

—Pourtant Rinfaggy, dans son livre sur la Navigation aérienne...

—...s'est entièrement trompé, continua gravement l'ingénieur, et vous-même allez le reconnaître...

—Par exemple! voyons, mon cher Gontran, je vous prends à témoin...

Mais le comte de Flammermont craignait bien trop de se compromettre, pour répondre à l'invitation du vieillard; il se tut, trouvant beaucoup plus prudent de laisser son ami répondre à sa place.

—D'abord, n'est-il pas vrai que cette vitesse de 4 m. 90 qui anime les corps abandonnés à eux-mêmes, est une chute progressivement accélérée? de combien de centimètres un objet pesant tombe-t-il dans le premier dixième de seconde de chute?

Mickhaïl Ossipoff se frappa le front:

—De quelques centimètres à peine, c'est vrai, s'écria-t-il, mais alors...

—Alors, il n'y a qu'à lutter, chaque dixième de seconde, contre une force d'attraction de pesanteur, bien moindre... ce qui permet d'employer des machines pesant plus de 10 kilogrammes par puissance de cheval, ainsi que vous venez de dire... d'ailleurs, ce n'est pas le principe de l'hélicoptère que nous avons appliqué dans la construction de cet aéroplane, car il ne nous suffisait pas d'avoir une force ascensionnelle, il nous fallait encore le moyen de nous mouvoir dans l'air ambiant.

—C'est juste, répondit sèchement Ossipoff.

Et se penchant vers Séléna:

—C'est singulier, murmura-t-il, comme ce garçon-là m'agace; il parle tout le temps, répétant sans doute, comme un perroquet, ce que lui a appris Gontran.

La jeune fille put à peine réprimer un sourire; le vieillard ajouta en désignant du coin de l'œil le comte de Flammermont:

—Vois quelle différence entre celui-ci qui sait vraiment et l'autre qui a une légère teinture de science... le silence modeste du premier parle plus éloquemment en sa faveur que toute la faconde du second.

—A propos, monsieur Fricoulet, dit Séléna, pour détourner cette conversation, quand mon père a été frappé d'une balle, je vous ai vu lancer sur vos ennemis des espèces de boulets... qu'y avait-il là-dedans? de la poudre? de la dynamite?

—Ou de la sélénite? murmura Gontran.

—Rien de tout cela, riposta Fricoulet, ce sont de simples récipients contenant de l'acide chlorhydrique liquéfié... en touchant le sol, ces récipients ont éclaté et, subitement décomprimé, l'acide s'est transformé en gaz corrosif et asphyxiant, si bien que ceux de nos assaillants qui n'ont pas été brûlés et corrodés par les jets d'acide ont été étouffés et empoisonnés.

—Quelle belle chose que la science! pensa Gontran.

En ce moment, le baromètre indiquait une altitude de 1500 mètres au-dessus du niveau de la mer et Mickhaïl Ossipoff accoudé au bordage regardait pensif le panorama qui fuyait sous lui avec une vertigineuse rapidité; les monts Ourals n'étaient plus qu'un amas de collines ombragées de quelques brins d'herbe; les habitations humaines avaient disparu, et sur les champs immenses couraient les ombres capricieuses des nuages, volutes vaporeuses sillonnant l'atmosphère limpide au-dessous des énormes ailes de l'aéroplane.

—Une grande ville! s'écria tout à coup Séléna.

—C'est Perm, répondit Fricoulet, après avoir consulté la carte.

C'était en effet le chef-lieu du district de Perm, ville assez importante située sur la Kama, au confluent de trois rivières: la Tchiousovaïa, l'Iren et la Barola, à 250 verstes environ des monts Ourals.

L'aéroplane, dont la vitesse était alors de trente-deux mètres à la seconde, 115 kilomètres à l'heure, presque le double de la rapidité d'un train express, l'aéroplane traversa Perm à une faible hauteur; à sa vue, les habitants disparaissaient dans leurs petites maisons basses en poussant des cris qui parvenaient comme un brouhaha confus aux oreilles des aviateurs; en un instant, les rues furent désertes. A dix heures du matin, l'Albatros passa au zénith de la ville de Viatka distante de l'Oural d'au moins 700 kilomètres; l'aéroplane, qui d'ailleurs, avait vent favorable, avait franchi cette énorme distance en un peu plus de cinq heures. Il marchait donc bien; mais la provision d'huile minérale, qui servait de combustible à sa machine, tirait à sa fin.

Gontran qui, accoudé au bordage, causait avec Séléna, sentit tout à coup une main se poser sur son épaule; c'était Fricoulet qui, l'attirant à l'écart, lui dit:

—Nous n'avons plus d'huile.

—Eh bien! fit le jeune comte; cela a l'air de t'inquiéter... en avons-nous donc besoin?

L'ingénieur fixa sur son ami des regards ébahis.

—Comment!... mais tu n'as donc pas compris le système de mon aéroplane?

—Vaguement! répondit Gontran avec un sourire.

—Les beaux yeux de mademoiselle Séléna t'intéressent bien autrement, n'est-ce pas, bougonna Fricoulet... sache donc que sans huile, nous tombons de quinze cents mètres de haut.

M. de Flammermont ne put retenir un cri qui fit accourir Séléna et son père.

—Qu'y a-t-il donc? demanda la jeune fille.

—Il y a... s'empressa de répondre le jeune comte.

—...que Gontran et moi ne pouvons nous accorder sur l'endroit le plus proche où nous pourrons nous procurer de l'huile minérale... les ressources de ce pays nous échappent un peu.

Fricoulet, prévoyant que son ami allait prononcer quelque parole imprudente, s'était empressé de lui couper la parole.

Mickhaïl Ossipoff dit aussitôt:

—Le pétrole, dont il existe dans le Caucase des sources considérables, forme la base d'un commerce fort important en Russie et est très répandu... vous en trouverez dans la plus petite ville de la région que nous traversons.

—Tant mieux, pensa l'ingénieur.

Et il décida que l'Albatros ferait halte à Popovskoe, petit bourg situé à 150 kilomètres de Viatka; précisément, à ce moment, il ferait nuit et l'atterrissage pourrait s'effectuer sans provoquer l'épouvante des habitants; on camperait là et, le lendemain matin, dès l'aube, l'aéroplane reprendrait son vol.

Ainsi fut-il fait.

La descente eut lieu sans encombre et, pendant que Fricoulet, aidé de Séléna, dressait la tente et préparait tout pour le repas, Gontran et Ossipoff s'en allaient au village voisin faire remplir de pétrole le réservoir étanche du bord.

Le lendemain, au soleil levant, l'Albatros reprenait le chemin des airs.

On compte en nombre rond, de Viatka à Pétersbourg, et à vol d'oiseau, mille verstes, soit 1100 kilomètres; il était midi lorsque nos voyageurs traversèrent la capitale de toutes les Russies; par mesure de précaution Fricoulet s'était élevé à une grande altitude afin de ne pas attirer l'attention des Pétersbourgeois.

Séléna et son père, penchés sur le bordage, cherchaient à percer les nuages sous lesquels se voilait cette ville que peut-être ils ne reverraient jamais plus.

Mais pendant le long parcours que venaient d'effectuer nos voyageurs, le vent avait tourné et, depuis quelques heures, il soufflait du Nord; la bise était devenue aiguë et faisait vibrer les cordages de l'Albatros qui fuyait devant elle comme un oiseau devant l'orage.

Séléna, la tête cachée dans les mains, se tenait toute tremblante contre son père, effrayée par le sifflement du vent et par la trépidation de l'appareil.

—Combien filons-nous? demanda Ossipoff avec un sang-froid imperturbable.

—Environ 45 mètres à la seconde, répondit Fricoulet.

Gontran ouvrit des yeux effarés.

—Mais cela fait 162 kilomètres à l'heure, balbutia-t-il, est-ce que tu ne crains pas...

—Je ne crains qu'une chose, répliqua l'ingénieur, c'est de tomber.—Or, pour lutter contre la brise et pour conserver notre stabilité, nous avons besoin de cette vitesse-là... Seulement une chose m'inquiète...

Ce disant, il consultait la boussole.

—Laquelle? demanda Ossipoff.

—C'est que je ne gouverne plus comme je le voudrais... j'ai beau biaiser avec la ligne du vent et louvoyer autant que je puis... il m'est impossible de sortir du courant.

—Eh bien! suivons-le.

—C'est ce que je suis obligé de faire... mais il nous entraîne vers le sud.

Pendant plusieurs heures, l'aéroplane suivit donc la ligne du railway de Berlin; il passa successivement au zénith de Gatchina, de Dunabourg, de Vilna; puis, à Orzestkitowsky, il quitta le territoire russe et s'engagea au-dessus de l'ancienne Pologne.

—Nous descendons! constatait de temps en temps le jeune comte qui partageait toute son attention entre le baromètre et Séléna.

—Eh! je le sais parbleu bien, ripostait Fricoulet d'un ton rageur.

Il avait ouvert tout grands les robinets, imprimant ainsi à l'aéroplane toute la vitesse dont il était capable et, cramponné à la roue du gouvernail, il persistait à maintenir sa route au nord.

—Mais, mon vieux, riposta Gontran un peu railleur, le vent n'était donc pas dans ton programme?

L'ingénieur haussa les épaules.

—Pas un vent comme celui-là, grommela-t-il... ça file aux moins quarante mètres à la seconde... comment veux-tu lutter?...

Et il frappait du pied la plateforme.

—Eh bien! ne lutte pas, fit Gontran.

—Oh! murmura Fricoulet, les yeux ardents et les lèvres serrées, dire que l'homme, avec toute sa science, est à la merci de cette chose impalpable et sans nom, de cette force aveugle et brutale! le vent!

Une larme de rage brilla au bord de sa paupière et pendant une demi heure encore, il continua la lutte; mais il eut fait en vain éclater la chaudière et voler en morceaux les hélices: le vent était le maître.

Enfin après avoir examiné la carte:

—Il faut que je relève le point, murmura-t-il, car, du diable! si je sais où nous sommes.

L'Albatros descendit à une cinquantaine de mètres du sol, et, penché sur le bordage, l'ingénieur voulut questionner un paysan qui travaillait à la terre.

Mais, épouvanté, l'homme s'enfuit.

—Eh! dit tout à coup Ossipoff, qui examinait la carte, cette masse d'eau ne serait-elle pas le lac de Platten?

—Vous avez raison, riposta Fricoulet.

L'aéroplane se trouvait en effet sur les rives du lac de Platten, c'est-à-dire au centre de l'Autriche-Hongrie.

Depuis qu'il avait quitté Pétersbourg, treize heures s'étaient écoulées et, en treize heures, il avait franchi plus de 2000 kilomètres, traversé le Niémen, la Vistule, le Danube et escaladé, sans s'en douter, les monts Karpathes.

Comme rapidité, c'était bien! mais comme direction, non pas; Alcide Fricoulet espérait se trouver plus à l'ouest et, toujours dominé par le même courant, il était entraîné invinciblement vers le sud.

A la première ville rencontrée, Szalavigerszeg, l'ingénieur renouvela sa provision d'hydrocarbure et d'eau; puis comme le vent du nord paraissait faibli il mit le cap en plein ouest et, vers le matin, l'Albatros planait au-dessus de la ville de Goritz.

La vaste nappe d'eau de l'Adriatique apparut aux yeux des voyageurs, toute dorée par les rayons du soleil levant.

A ce spectacle superbe, Séléna battit des mains.

—Que c'est beau! s'écria-t-elle enthousiasmée et que le vent a bien fait de nous emmener vers le sud.

Un grognement lui répondit; c'était Fricoulet qui protestait à sa manière contre la joie de la jeune fille.

—Heureusement, reprit-il, que nous allons pouvoir obliquer vers le nord-ouest pour gagner la Suisse.

—C'est par là que nous entrons en France? demanda la jeune fille en faisant la moue.

Le jeune ingénieur inclina la tête affirmativement.

—Eh bien, reprit Séléna, je ne vous fais pas compliment de votre itinéraire; avec ses pics insensés, la Suisse va nous obliger à nous élever à des hauteurs...

—Oh! quatre à cinq mille mètres tout au plus, dit Gontran gouailleur.

—Vous trouvez que cela n'est rien! continua Séléna; pour moi, si l'on m'avait demandé mon avis, j'aurais conseillé l'Italie et je suis persuadée que mon père n'aurait pas été fâché de voir des plaines fertiles et riantes, en place de cet horrible panorama tout blanc qui nous rappellera la Sibérie.

Gontran répliqua:

—Puisque tel est votre désir, ma chère Séléna, nous allons prendre le chemin des écoliers... tout chemin, du reste, mène à Rome et peu importe le côté par lequel nous entrerons en France.

—Tu en parles à ton aise, grommela Fricoulet.

—Eh! mon pauvre vieux, lui répondit le comte sur le même ton, ce que j'en dis, c'est pour sauver ton amour-propre d'inventeur... le vent est plus fort que toi... plutôt que de lui céder, feins de déférer au caprice de Séléna, c'est plus galant pour l'homme et moins humiliant pour le constructeur.

Fricoulet haussa les épaules et, sans répondre, donna au gouvernail un brusque tour de roue qui fit obliquer l'aéroplane à l'ouest quart-nord.

Puis, la bonne direction une fois relevée à l'aide de la boussole, l'Albatros s'abaissa, aux cris de stupéfaction et d'effroi des habitants de la Haute-Italie, et il fila de l'avant avec une vertigineuse rapidité.

Successivement, les panoramas de Venise, Padoue, Vérone, Brescia, Bergame se déroulèrent aux yeux éblouis des voyageurs célestes.

Au-dessus du pays bergamasque, le jeune ingénieur modifia encore la route de l'Albatros qui, vers le milieu de l'après-midi, passa au zénith de Turin, se dirigeant vers la chaîne des Alpes qu'ils s'agissait de franchir.

Cependant, depuis quelques heures, Fricoulet paraissait inquiet; sa mine, enjouée d'ordinaire, était grave, ses lèvres se pinçaient sous l'empire d'une violente tension cérébrale et ses sourcils se contractaient soucieusement.

A chaque instant ses regards se dirigeaient vers ses instruments météorologiques et se reportaient avec une indéfinissable expression sur ses compagnons accoudés à la rambarde et absorbés par le panorama magnifique qui se déroulait au-dessous d'eux.

Tout à coup, en se retournant machinalement, Gontran surprit l'un de ces regards; il vint droit à l'ingénieur:

—Tu crains quelque chose, n'est-ce pas?

Silencieusement Fricoulet indiqua du doigt la boussole affolée et le baromètre qui descendait rapidement.

—Eh bien? fit le jeune comte... un danger nous menace-t-il?

L'ingénieur haussa les épaules.

—Dans la situation où nous sommes tout est danger, répondit-il... vois ces nuages qui s'amoncellent là-bas en montagnes menaçantes... remarque cette brume qui se répand dans l'atmosphère, et cette buée chaude qui semble s'élever du sol et nous envelopper... tout cela présage un orage, ou je ne m'y connais pas.

Aussitôt les regards de Gontran s'attachèrent sur Séléna.

—Que faire? murmura-t-il d'une voix angoissée.

Sans répondre, Fricoulet ouvrit tout grand le robinet et la vapeur se précipita en sifflant dans les tuyaux de conduite; l'appareil tout entier trépida, les moyeux des hélices gémirent, les ailes motrices tournèrent vertigineusement; mais ce fut en vain. Il se faisait dans la force et dans la direction du vent des intermittences telles que l'Albatros, semblable à un oiseau égaré dans un tourbillon, voltigeait sans avancer à peine.

Il en fut ainsi jusqu'à cinq heures du soir.

Le ciel était devenu sombre et menaçant, et, dans la profondeur de l'horizon, de lointains roulements de tonnerre se faisaient entendre.

Brusquement, et sans que rien l'eût fait prévoir si proche, la bourrasque arriva comme la foudre, courbant les arbres jusqu'au sol et soulevant d'épais tourbillons de poussière sous lesquels la terre disparut.

En ce moment l'aéroplane n'était pas à plus de deux cents mètres, planant au-dessus des premiers contreforts des Alpes.

—En haut! en haut! cria Fricoulet en activant le feu de sa machine pour tenter de faire face à l'ouragan.

Comme une flèche, l'appareil monta perpendiculairement et arriva dans les nuages; mais là, plus terrible encore peut-être que dans les régions inférieures, la tempête régnait; elle s'empara de l'Albatros qui, malgré les efforts de son pilote, dut se résigner à fuir comme un vulgaire aérostat.

Pour laisser à Fricoulet toute sa liberté d'action dans la manœuvre, les voyageurs s'étaient serrés les uns contre les autres, tout contre la rambarde et se taisaient.

Les éclairs sillonnaient l'espace, enflammant l'atmosphère et déchirant les nuages qui s'effilochaient autour de l'Albatros.

Tout à coup, le sifflement de la vapeur à travers les tuyaux d'échappement se tut comme aussi le grincement des moyeux et les hélices s'arrêtèrent.

Fricoulet ne put retenir un cri de rage et il demeura immobile, comme pétrifié, regardant avec des yeux terribles la lampe éteinte.

Subitement le pétrole venait de manquer.

—Nous descendons! cria Ossipoff.

—Non! murmura sourdement Fricoulet, nous tombons.

L'aéroplane, faute de combustible, et livré à sa seule pesanteur, n'était plus retenu dans l'espace que par la puissance de son parachute. Soudain Séléna poussa un cri terrible.

—La mer!... la mer!...

En effet, à l'horizon, la Méditerranée soulevait ses flots irrités, et l'appareil, emporté comme une plume par l'ouragan, courait avec une vitesse vertigineuse s'y précipiter.

—Sommes-nous perdus? demanda Gontran à son ami.

—Pas encore, que je sache, riposta celui-ci.

Et pesant de toute ses forces sur le gouvernail, pour tout au moins diriger la chute de l'Albatros, il contraignit encore une fois l'aéroplane à lui obéir.

Mais tout à coup un sifflement intense retentit au-dessus d'eux et, sous leurs pieds le plancher de la plate-forme sembla brusquement s'effondrer.

D'un même effort, un coup de foudre, d'une violence inouïe, venait d'arracher les deux hélices propulsives et de mettre le feu aux toiles des plans inclinés.

Dénué de tous ses engins de locomotion, l'Albatros glissait sur les couches d'air avec une violence que l'incendie ne faisait qu'activer. Il allait infailliblement se briser contre les montagnes de la côte, quand, par un effort désespéré, le jeune ingénieur parvint à replacer horizontalement la vaste surface de toile qui formait gouvernail à l'arrière.

La chute se modéra un peu et, avançant toujours sous la poussée terrible des rafales, l'Albatros arriva à dix mètres du sol.

—Attention! s'écria d'une voix stridente Fricoulet, attention au choc! tenez-vous bien.

En même temps, une effroyable secousse se produisit; l'aéroplane venait de s'abattre et, semblable à un oiseau qui tombe de la nue, mortellement frappé par le plomb du chasseur, il gisait inerte, les ailes étendues.

Par la force du contre-coup les voyageurs furent projetés hors de la plate-forme et roulèrent sur le sol.

Quoique étourdi, Ossipoff fut le premier sur pied; tout de suite, ses regards allèrent à Séléna.

La jeune fille, toute tremblante de peur, s'approcha de son père qui lui ouvrit ses bras.

Après une étreinte émue, le vieux savant demanda:

—Et M. de Flammermont?

—Présent! s'écria joyeusement le jeune comte en surgissant d'une crevasse au fond de laquelle il avait roulé.

—Eh bien? demanda tranquillement Fricoulet qui s'occupait à éteindre le feu qui dévorait les toiles de l'aéroplane, eh bien! rien de cassé?

—Non, répondirent à la fois les trois voyageurs.

Puis tout à coup Ossipoff, qui promenait curieusement ses regards autour de lui, s'écria:

—Mais, messieurs, nous sommes en pays civilisé... voici un observatoire!

Il étendait la main vers une construction singulière qui sortait du sol, à environ deux cents mètres de là, et assez semblable à une casquette de jockey posée à terre.

—Hurrah! messieurs! fit Alcide Fricoulet en agitant triomphalement son chapeau, hurrah! pour l'Albatros et son ingénieur: ceci est l'observatoire de Nice... Nous sommes en France!


CHAPITRE VI

OÙ GONTRAN A UNE IDÉE LUMINEUSE

Pendant que nos amis, réunis autour des lamentables épaves de l'Albatros, se consultaient sur le parti à prendre, une vive agitation régnait à l'Observatoire de Nice.

Une dizaine de jeunes gens, réunis dans la longue galerie couverte qui conduit des bâtiments de l'administration à la bibliothèque, discutaient d'une façon fort vive sur le surprenant phénomène auquel ils venaient d'assister.

—C'est un aérolithe, disait l'un, j'en ai parfaitement reconnu les caractères distinctifs; car si vous voulez bien vous rappeler...

—Et moi je suis tout prêt à vous prouver que c'est une comète dont l'extrémité est venue balayer le Mont-Boron; vous avez dû constater, en effet...

—Ni aérolithe, ni comète... mais tout simplement la résultante toute naturelle de l'orage qui vient de passer sur la contrée... c'est la foudre.

Un ricanement ironique accueillit cette déclaration, et chacun de répéter:

—C'est un aérolithe.

—C'est une comète.

—C'est la foudre!

En même temps ils se regardaient d'un œil furieux, brandissant entre leurs mains les longues-vues et les lorgnettes dont ils étaient munis, prêts à transformer en armes de combat ces pacifiques instruments de la science.

—Eh bien! messieurs, dit tout à coup l'un d'eux qui paraissait avoir conservé un peu plus de sang-froid que les autres, je propose un moyen de reconnaître qui de nous a raison.

—Voyons ce moyen?

—C'est d'aller à la découverte... Rien ne nous sera plus facile, en nous transportant sur les lieux où s'est produite la chute étrange qui nous occupe, de constater si nous avons affaire à un aérolithe, à un bolide, ou tout simplement à la foudre.

Cette proposition fut saluée d'un hurrah enthousiaste, et cinq minutes après toute la bande s'élançait hors de l'Observatoire, sur la route qui descend à Nice.

Tout à coup, au détour du chemin, ils aperçurent un groupe d'individus qui péroraient avec chaleur en désignant avec force gestes un objet étendu à terre.

Aussitôt nos jeunes gens, emportés par la curiosité et ne doutant pas qu'ils eussent affaire à des témoins du phénomène qui les divisaient, se mirent à courir et arrivèrent tout essoufflés auprès de nos amis.

—Où est-il tombé?

—Par où est-elle passée?

—A-t-elle causé des dégâts?

Ossipoff et ses compagnons, surpris par ces questions sorties en même temps de toutes les bouches, regardaient les nouveaux venus avec une certaine inquiétude.

—De quoi parlez-vous, messieurs? demanda le vieillard.

—De l'aérolithe!

—De la comète!

—De la foudre!

Ces réponses n'eurent d'autre résultat que de persuader à Ossipoff qu'il avait affaire à des fous; néanmoins il ajouta:

—Quel aérolithe?... quelle comète?... quelle foudre?

—Vous n'avez donc rien vu? firent les autres, tout désappointés.

Le vieux Russe secoua la tête.

—Rien vu absolument, répondit-il... Mais qui êtes-vous... et que cherchez-vous?

—Nous sommes les élèves astronomes de l'Observatoire de Nice, répondit l'un d'eux.

A peine eut-il prononcé ces mots qu'Ossipoff se précipita vers lui et, le saisissant dans ses bras, l'embrassa sur les deux joues avec frénésie en s'écriant:

—Des astronomes!... des astronomes!...

Cette fois ce fut au tour des jeunes gens de croire qu'ils étaient en présence d'un fou, ils reculèrent un peu et celui qui venait de subir l'accolade d'Ossipoff répondit:

—Nous avons remarqué tout à l'heure, pendant la fin de l'orage, un phénomène très curieux et sur la nature duquel nous sommes divisés; les uns tiennent pour un aérolithe de feu, les autres pour la queue d'une comète, les autres pour la flamme de la foudre.

Un éclat de rire accueillit ces mots.

C'était Fricoulet qui, faisant un pas en avant, s'écria:

—Eh bien! messieurs, vous êtes tous dans le vrai et tous dans l'erreur; ce dont il s'agit tient de l'aérolithe, car il tombe du ciel; tient de la comète, car il possède une queue; tient de la foudre, car comme elle il était enflammé, et cependant il n'est ni aérolithe, ni comète, ni foudre.

—Qu'est-ce donc? demandèrent-ils tous à la fois.

—C'est... ou plutôt c'était un aéroplane, répondit le jeune ingénieur en désignant les membres disloqués de l'Albatros qui gisaient à ses pieds, et c'est à notre chute que vous avez assisté.

—Qui donc êtes-vous, messieurs? demandèrent-ils alors en s'approchant des voyageurs.

—Oh! nous, répondit Fricoulet avec modestie, nous sommes quelconques, nous n'avons pas de nom.

Et désignant Ossipoff:

—Monsieur, par exemple, doit être connu de vous... C'est M. Mickhaïl Ossipoff.

A ce nom universellement connu du monde scientifique, les jeunes gens se découvrirent avec respect, et celui qui avait déjà pris la parole s'approcha du vieillard.

—Monsieur Ossipoff, dit-il d'une voix émue, permettez-moi, au nom de la jeunesse française qui connaît vos œuvres et vous admire, de vous serrer la main.

Puis, après une étreinte cordiale:

—Maintenant, fit-il, je compte que vous nous ferez le grand honneur d'accepter l'hospitalité à l'Observatoire; nous y avons des chambres d'amis, monsieur Ossipoff, et vous avez le droit de prétendre à ce titre.

Le vieux savant jeta vers ses compagnons un rapide coup d'œil et répondit:

—Malgré la cordialité de votre invitation, monsieur, je la déclinerais par crainte d'être indiscret... mais ce long voyage a épuisé les forces de ma fille, qui ne pourrait peut-être pas aller jusqu'à Nice; j'accepte donc et de grand cœur.

Ossipoff offrit le bras à Séléna et, accompagné de Fricoulet et de Gontran, suivi, comme d'une escorte d'honneur, par la troupe des jeunes astronomes, il se dirigea vers l'Observatoire.


Construit au sommet du Mont-Boron, à cinquante mètres environ au-dessus du niveau de la mer, l'Observatoire a vue d'un côté sur la Méditerranée qui découpe ses rives bleues jusqu'au delà du cap de Fréjus, de l'autre côté sur la vallée du Paillon et sur l'horizon éternellement blanc des cimes alpestres.

En dehors des conditions climatologiques indispensables à un observatoire, on ne pouvait choisir de site plus admirable pour reposer de la contemplation des beautés célestes l'œil ébloui des savants.

En cela, M. Bischoffsheim, à la générosité duquel est due la construction de l'Observatoire de Nice, a fait œuvre d'artiste, admirateur de la nature, en même temps qu'œuvre de philanthrope, ami du progrès des sciences.

Mais ce qui a fait à cet établissement scientifique une réputation quasi universelle, c'est sa lunette équatoriale, la plus puissante qui existe actuellement dans le monde entier; elle a 18 mètres de longueur focale, son objectif a 76 centimètres d'ouverture; avec son affût disposé équatorialement, elle ne pèse pas moins de 25,000 kilogrammes, et cette masse énorme obéit à un simple mouvement d'horlogerie!

Quant à la coupole—une des merveilles de constructions métalliques du siècle—sous laquelle est installée cette lunette gigantesque, elle a 21 mètres de diamètre et plus de 30 mètres de hauteur; son poids n'est pas moindre de 95,000 kilogrammes, 95 tonnes!

On pourrait croire qu'un poids si considérable l'empêche d'être manœuvrée facilement; erreur. Le constructeur de cette coupole, M. Eiffel, a en effet imaginé un procédé qui rend cette énorme construction docile même à la main d'un enfant; au lieu de rouler sur des galets métalliques, comme toutes les autres coupoles d'observatoire, la coupole de Nice est élevée sur des coffres étanches équilibrant son poids et flottant sur un bassin rempli d'eau contenu dans les murs de soutènement; si bien que le plus faible effort suffit à diriger la fente de cet hémisphère énorme vers n'importe quel point du ciel.

Tandis qu'à l'Observatoire de Paris, il faut près d'une heure de travail pour faire accomplir un tour entier à la grande coupole qui, cependant, ne mesure que 13 mètres, quelques minutes suffisent pour faire pivoter complètement sur elle-même l'énorme coupole de l'Observatoire de Nice.


Inutile de dire que, le lendemain matin, à la première heure, Mickhaïl Ossipoff se mit à visiter en détail et minutieusement toutes ces merveilles.

Tout d'abord, en se retrouvant au milieu de ces instruments en compagnie desquels il avait passé sa vie, le souvenir de ses souffrances s'évanouit et il se laissa aller à la joie de parcourir encore visuellement ces mondes célestes vers lesquels il se sentait si puissamment attiré.

Mais le soir, lorsqu'il vint rejoindre ses amis dans la petite salle où, pour les laisser plus à eux-mêmes, on leur avait servi à souper, le vieillard avait sur le visage un voile de tristesse qui n'échappa pas à Séléna.

—Cher père, dit-elle en passant câlinement son bras autour du cou d'Ossipoff, qu'avez-vous? Quelle peine secrète vous assombrit les traits?

Il secoua la tête et répondit à voix basse:

—Je n'ai rien, mon enfant, je te jure que je n'ai rien.

Séléna, le regarda un moment, puis détourna du côté de Gontran ses beaux yeux qu'une brume voilait.

Le jeune homme comprit que sa fiancée l'appelait à son secours, il s'approcha du fauteuil dans lequel était enfoncé le vieux savant, et lui mettant amicalement la main sur l'épaule:

—Je parie, mon cher monsieur Ossipoff, dit-il gaiement, je parie que je connais le motif de votre souci.

Le vieillard tressaillit, mais ne répondit pas.

—Je parie, poursuivit Gontran, que cette fameuse lunette qui vous a permis, pour ainsi dire, de toucher du doigt les merveilles célestes, est pour quelque chose dans votre chagrin.

Ossipoff hocha la tête.

—Il y avait si longtemps, murmura-t-il, que je n'avais parcouru mes chères solitudes lunaires... Alors, vous comprenez, cela m'a ramené au temps où j'étais si heureux à Pétersbourg... où je n'étais pas ce que je suis aujourd'hui... un malheureux, un proscrit...

—Cela vous ramène aussi au temps où vous formiez le grand projet...

Brusquement, Ossipoff lui saisit la main et lui désignant d'un coup d'œil Fricoulet qui, assis dans un coin, était enfoncé dans la lecture d'un bouquin trouvé par lui dans la bibliothèque de l'Observatoire:

—Ne parlez pas de cela devant lui, dit-il à voix basse, il est inutile de le mettre dans la confidence.

Séléna sourit et répliqua:

—Mon cher père, il n'y a pas à faire mystère de vos projets avec M. Fricoulet... il est au courant de tout.

Le visage d'Ossipoff se contracta.

—Pourquoi lui avoir dit? balbutia-t-il.

—Ne le fallait-il pas pour l'intéresser à votre sort... et non seulement il connaît vos projets, mais encore je me suis engagée en votre nom à le faire participer à votre voyage céleste.

Pour le coup, Ossipoff sursauta.

—Quelle idée! s'écria-t-il.

—Dame, dit Gontran, ce n'est qu'à cette condition qu'il a consenti à vous sauver.

Le vieillard haussa les épaules.

—Me sauver!... me sauver! bougonna-t-il, parce qu'il a bien voulu construire cet aéroplane d'après vos plans!... C'est son métier, après tout... En vérité, je vous trouve bien bon, mon cher Gontran, d'être aussi large envers un petit monsieur qui cherche toutes les occasions de vous effacer.

—Mais, permettez...

—Non, je ne vous permets pas de dire quoi que ce soit pour sa défense car, pendant le voyage, je l'ai bien vu... Toutes les fois que je vous adressais la parole, il répondait à votre place... uniquement pour se donner de l'importance... mais il perd son temps!

Gontran fixait sur Séléna ses yeux dans lesquels une flamme gaie brillait, en même temps qu'il faisait tous ses efforts pour réprimer un sourire.

—Enfin, monsieur Ossipoff, reprit-il, tout cela ne nous dit pas la raison pour laquelle vous êtes triste.

Le vieillard lui saisit les mains.

—Eh! répondit-il, ne l'avez-vous pas devinée cette raison?... Oui, je songe à ce projet merveilleux, à la préparation duquel j'ai consacré ma vie tout entière... et je me sens frappé au cœur en me voyant volé, dépouillé par un misérable au moment où j'allais atteindre le but de mes efforts.

—Mais qui vous empêche de profiter de votre liberté reconquise pour vous remettre à l'œuvre? Un homme tel que vous n'a point besoin de notes pour reconstituer ses travaux... En quelques jours vous pouvez avoir remis sur le papier vos plans et vos formules.

—Mais l'argent, murmura Ossipoff.

—L'argent? reprit Gontran, mais sans m'immiscer dans vos affaires privées, comptiez-vous donc sur vos ressources personnelles pour mettre votre projet à exécution?

—Assurément non, mais j'avais là-bas, à Pétersbourg, une situation qui me permettait d'espérer de réunir les capitaux formidables nécessaires à cette grande entreprise. On s'intéresse beaucoup aux choses célestes en Russie, et une souscription publique m'eût rapidement fourni les moyens de faire ce que je voulais faire.

Fricoulet, qui depuis quelques instants avait l'oreille à la conversation, leva le nez de dessus son livre et répliqua:

—Pourquoi ne tenteriez-vous pas ici ce que vous vouliez tenter là-bas?

En France, on aime les savants, sans compter que notre tempérament de Don Quichotte nous pousse à prendre en main la cause de toutes les victimes, toutes les infortunes; en outre, votre nationalité nous est sympathique.

Comme le vieillard hochait la tête, le jeune ingénieur ajouta:

—Si j'étais à votre place, j'irais de ville en ville, faisant des conférences sur mes projets, jusqu'au moment où j'aurais recueilli le nombre d'adhésions nécessaires.

Ossipoff répondit:

—Je ne doute pas, monsieur Fricoulet, puisque vous me l'affirmez, des chances de succès que pourrait avoir la combinaison dont vous me parlez... malheureusement, le temps me manque.

—Le temps!... mais, Dieu merci! vous n'êtes point encore sur le point de mourir, répliqua monsieur de Flammermont en plaisantant... J'ai même rarement vu un homme de votre âge aussi vert et aussi résistant.

Séléna que la réflexion de son père avait attristée, sourit doucement à Gontran.

—Mais ce n'est pas cela que je veux dire, fit Ossipoff; vous ne m'avez pas compris.

—Alors, que signifiaient vos paroles?

—Ceci: que le Sharp ne m'a certainement pas volé tous mes plans pour les laisser dormir dans des cartons et qu'il a dû mettre à profit les longs mois de ma détention.

—Alors?

—Alors, répondit le vieillard en secouant douloureusement la tête, il ne me reste plus qu'à mourir; car, même en supposant que je réunisse les fonds nécessaires à cette grande entreprise, il faut, pour la mener à bien, un temps matériel indispensable... et je ne pourrais jamais arriver que le second, distancé par ce misérable.

—Cependant, objecta Fricoulet, avant de vous abandonner ainsi au désespoir, il faudrait avoir la certitude que Sharp a l'intention de se servir de vos plans, et, en admettant même qu'il veuille s'en servir, il faudrait acquérir la certitude qu'il a pris une avance suffisante pour neutraliser les efforts que vous pourriez faire...

Séléna embrassa le vieillard sur le front.

—Ce que dit là M. Fricoulet est très raisonnable, père, fit-elle; voyons, il ne faut pas vous décourager; il faut réagir: écrivez à vos amis de Pétersbourg pour leur demander des renseignements... si cet homme se propose d'utiliser vos plans, déjà vos amis en auront entendu parler et par eux vous saurez si la situation est aussi désespérée que vous le craignez.

—De mon côté, ajouta Gontran, je vais écrire à mon ancien ambassadeur pour le prier d'aller aux informations... ces renseignements serviront de contrôle à ceux que vous recevrez d'autre part.

Et aussitôt Ossipoff et M. de Flammermont s'assirent devant la table et se mirent en devoir de rédiger leur courrier.

Ils avaient bien écrit chacun une demi-douzaine de lettres lorsque Fricoulet, qui était sorti pour rôder dans l'observatoire, entra précipitamment.

—M. Ossipoff, dit-il, je vous signale l'arrivée à l'Observatoire d'un de vos confrères des États-Unis.

Le savant suspendit sa plume et releva la tête.

—Son nom, demanda-t-il?

—M. Jonathan Farenheit.

Ossipoff parut chercher dans sa mémoire.

—C'est singulier, dit-il, je ne le connais pas.

—Peut-être, fit Gontran, n'est-il entré dans l'astronomie que depuis votre départ de Pétersbourg.

Le jeune homme avait fait cette observation le plus naturellement du monde; mais, heureusement pour lui, Ossipoff crut qu'il plaisantait et répondit sur le même ton:

—Vous avez sans doute raison..., mais que vient-il faire ici?

—L'un des élèves que j'ai rencontré m'a dit qu'il venait faire quelques études sur la lune à l'aide de la grande lunette de 18 mètres.

Les sourcils du vieux savant se contractèrent légèrement.

—Dans quel but?... vous l'a-t-on dit?

—Non... mais il paraît qu'il se propose de faire, à ce sujet, dans la bibliothèque de l'Observatoire, une petite conférence à laquelle nous sommes priés d'assister.

Une heure après, Ossipoff donnant le bras à sa fille, et accompagné de Gontran et de Fricoulet, faisait son entrée dans la salle où se trouvait déjà réuni tout le personnel de l'Observatoire.

A l'une des extrémités de la table qui occupait le milieu de la salle, un homme était assis dans un fauteuil, ayant devant lui une pile de dossiers dans lesquels ses doigts fouillaient nerveusement.

Cet homme était Jonathan Farenheit.

Son visage coloré était encadré d'un collier de barbe rouge dont les poils paraissaient aussi durs que des soies de sanglier; les cheveux, de même ton, étaient coupés en brosse et plantés fort bas sur le front; les sourcils roux et fort touffus surplombaient une arcade sourcilière proéminente abritant un petit œil gris qui brillait, plein de malice, au fond de l'orbite; la lèvre supérieure rasée empruntait, à ce manque de moustache, un air de finesse et de méchanceté que démentait la lèvre inférieure, fortement ourlée et pleine de bonhomie; le menton, gras, retombait en double étage sur un col largement ouvert, afin, sans doute, de donner plus de jeu au cou énorme et apoplectique.

A en juger par le buste haut et puissant, cet homme devait être d'une taille quasi gigantesque; à en juger par les diamants qui brillaient à sa cravate, à sa chemise, à ses doigts, cet homme devait jouir d'une grosse fortune.

—Peste! murmura Fricoulet à l'oreille de Gontran, le métier de savant dans la libre Amérique me paraît lucratif.

Le jeune homme allait répondre lorsque Jonathan Farenheit se leva.

—Messieurs, dit-il en saluant son auditoire, je commencerai par vous remercier de l'accueil plus que sympathique que vous avez bien voulu me faire... du reste, je dois vous avouer en toute franchise que je n'attendais pas moins des illustres savants qui appartiennent à la nation la plus civilisée et la plus aimable du monde entier.

Ici l'Américain fit une pause, ce qui permit aux assistants de le remercier par un petit murmure approbatif des quelques paroles flatteuses qu'il venait de prononcer.

—Messieurs, poursuivit-il avec un petit sourire, j'ai une confession à vous faire... je n'appartiens pas, à proprement parler, au corps scientifique; je suis tout simplement président d'un comité américain qui s'est proposé de résoudre un des plus grands problèmes que se soit posé, depuis des siècles, le génie curieux de l'homme: je veux parler des relations à établir entre notre globe terrestre et tous les mondes célestes que nous voyons graviter autour de nous.

En ce moment, M. de Flammermont, saisi d'un pénible pressentiment, regarda à la dérobée Mickhaïl Ossipoff: le vieillard était légèrement penché en avant, les doigts crispés sur les bras de son fauteuil, la face pâle, le front couvert de sueur, l'œil brillant de fièvre, les lèvres entr'ouvertes comme pour crier.

—Aller dans la lune, s'exclama Jonathan Farenheit. Combien de génies ne se sont-ils pas consumés dans la recherche de ce problème! Combien d'existences humaines ne se sont-elles pas usées à la caresse de ce rêve, taxé jusqu'à présent d'impossible... de fou... eh bien! cependant, messieurs, ce rêve n'est plus un rêve... il est sur le point de devenir une réalité!

Ici nouvelle pause qui permit à l'orateur de constater que l'intérêt de son auditoire allait grandissant.

Jonathan Farenheit reprit:

—L'analyse du spectre lunaire a permis de découvrir, à la surface de notre satellite, des gisements considérables de carbone cristallisé, c'est-à-dire de diamants; une société américaine, formée pour l'exploitation de ces gisements, a acquis pour une somme considérable les plans d'un savant, qui rendent pratique le trajet de la terre à la lune; mais, avant de faire appel à l'argent des actionnaires, on a décidé d'exécuter un premier voyage pour s'assurer de visu de l'existence de ces gisements; or, bien qu'ayant confiance dans l'affaire, je tiens néanmoins à avoir l'avis du monde scientifique, c'est pourquoi, pendant que les travaux s'achèvent, je vais, de pays en pays, exposant le plan en question et demandant à chacun ce qu'il en pense... voilà, messieurs, pourquoi je suis ici.

Ossipoff se leva.

—Y aurait-il monsieur, fit-il d'une voix tremblante, indiscrétion à vous demander le nom du savant duquel vous tenez ces plans?

—Monsieur, répondit l'Américain, j'ai, au contraire, toutes raisons pour répandre, par le monde entier, le nom de ce génie hardi auquel l'humanité devra, dans quelques mois, d'avoir fait un pas de géant dans la voie du progrès: cet homme audacieux est le secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences de Pétersbourg, son nom est: Fédor Sharp.

Ossipoff poussa un cri terrible, pendant qu'autour de lui ses amis se levaient en proie à une colère indignée.

—Ce Sharp est un voleur! s'écria le vieillard, les plans qu'il a vendus ne lui appartenaient pas.

Jonathan Farenheit parut surpris; néanmoins il conserva tout son sang-froid.

—Cette accusation est grave, répliqua-t-il; sur quoi la basez-vous?

—Sur ceci: que les plans dont Sharp s'attribue la paternité sont les miens!

Un murmure d'étonnement courut parmi les assistants.

—Il faudrait prouver cela, objecta l'Américain.

En quelques mots, Ossipoff fit le récit du guet-apens que Sharp lui avait tendu pour le dépouiller en toute liberté du produit de ses recherches et de ses travaux.

Il ajouta:

—Vous avez, sans doute, là, dans ces dossiers, les plans qui vous ont été vendus... eh bien! si vous le désirez, je m'en vais en faire la démonstration à ces messieurs.

Jonathan Farenheit inclina la tête approbativement et Ossipoff commença:

—Vous savez, messieurs, qu'un mobile quelconque ne peut abandonner définitivement le sol terrestre qu'animé d'une très grande vitesse; lancez, en effet, horizontalement avec une vitesse initiale de huit mille mètres dans la première seconde, un projectile quelconque, qu'arrivera-t-il?

—Ce projectile ne retombera jamais sur la terre, répondit une voix.

Cette voix était celle de Gontran qui, voyant les regards du savant fixés sur lui, s'était cru interrogé et auquel Fricoulet avait chuchoté cette réponse.

—Oui, poursuivit Ossipoff: ce mobile tournera comme un nouveau satellite autour de la terre sans jamais retomber, maintenu en équilibre par sa force tangentielle qui devient alors égale à l'intensité de l'attraction de la terre. Mais le cas qui nous occupe est autre; il s'agit, en effet, pour atteindre la lune, de lancer un mobile au zénith afin d'échapper le plus rapidement possible à l'attraction terrestre; or, celle-ci, messieurs, tout en diminuant comme le carré de la distance ne devient jamais égale à zéro; on ne peut donc s'y soustraire qu'à condition de pénétrer dans la zone d'attraction d'un autre corps céleste; c'est ce qui arriverait peut-être si l'on parvenait à lancer ce mobile avec une rapidité supérieure à 11,300 mètres dans la première seconde... j'ai donc cherché si l'homme pouvait produire une vitesse aussi vertigineuse et je suis arrivé à une solution satisfaisante.

Pendant que le savant parlait, l'Américain consultait ses dossiers et hochait la tête.

—Il me fallait deux choses, pour atteindre le but que je me proposais: un explosif puissant et un canon capable de lancer, à 80,000 lieues, un engin pesant 3,000 kilos: l'explosif que j'avais baptisé du nom de sélénite, était un mélange détonant de carbazotate de potasse et de gélatine explosive; quant au canon, permettez-moi de vous le tracer en quelques coups de crayon.

Il se retourna vers un grand tableau noir qui occupait, derrière lui tout un panneau du mur et, rapidement, y dessina un croquis bizarre qui fit arrondir les yeux de tous les assistants.

—Il a été constaté, dit-il tout en dessinant, que, dans toutes les bouches à feu, plus est grand le trajet parcouru dans l'âme de l'engin, plus la vitesse initiale croît; le meilleur résultat est obtenu quand la charge tout entière brûle pendant le temps que met l'obus à sortir de la pièce. Si pendant le temps que l'obus parcourt l'âme, animé d'une force croissante, on pouvait recharger et mettre le feu à cette charge nouvelle, la vitesse initiale irait croissant encore. De sorte que, pour animer un projectile d'une vitesse considérable, il suffit d'augmenter la longueur du canon et de mettre le feu à plusieurs charges successives concourant toutes à donner à l'obus une rapidité de plus en plus considérable.

Il se tut un moment et regarda Jonathan Farenheit; mais celui-ci avait les yeux fixés sur ses paperasses et son visage était impassible.

—Voici, poursuivit Ossipoff, comment je m'y suis pris pour faire détoner, dans l'espace d'une seconde et à des intervalles parfaitement calculés, plusieurs charges répétées... Je dois commencer par vous dire que mon obus aurait eu trois mètres cinquante de haut et deux mètres de diamètre... or, le canon dans lequel je l'aurais logé, aurait eu, lui, en hauteur quarante fois ce diamètre, soit quatre-vingts mètres; cet énorme tube aurait été fondu en acier, d'un seul bloc, par un procédé que j'ai inventé et qui est beaucoup plus économique que celui de Bessemer. Son poids total eût été de 600 tonnes (600,000 kilogs), et, comme on l'aurait coulé dans le sol, sa résistance eût été infinie. Mais, où réside le point capital de mon invention, c'est dans l'adjonction à ce tube de plusieurs chambres à poudre situées le long de la culasse.

Ici Ossipoff s'interrompit de nouveau.

—C'est bien cela, n'est-ce pas? demanda-t-il à Jonathan Farenheit.

Celui-ci, qui suivait l'explication du savant sur l'un des dossiers étalés devant lui, répondit impassiblement:

—C'est bien cela!

Un sourire de triomphe illumina le visage du Russe qui poursuivit:

—Ces chambres à poudre sont en acier de quinze centimètres d'épaisseur, de façon à pouvoir résister aux pressions les plus formidables; elles sont au nombre de douze et chacune d'elles contient cinq cents kilogrammes de «sélénite»; le fond du canon lui-même en contient mille kilogs et je laisse entre cette charge et la partie inférieure de l'obus un vide de cinquante centimètres. Les chambres à poudre et la charge initiale sont toutes reliées à un mécanisme électrique d'une extrême délicatesse à la seconde précise où le projectile doit quitter le sol terrestre, un courant est lancé dans la charge du fond: les gargousses prennent feu... un million de mètres cubes de gaz sont instantanément produits et l'obus est chassé en avant... au fur et à mesure que celui-ci, en parcourant le tube, démasque l'orifice des chambres à poudre, la déflagration de la sélénite qu'elles contiennent se produit, ajoutant une nouvelle force à celle de la charge initiale, si bien qu'à la sortie du canon le projectile est doué d'une vitesse de douze kilomètres par seconde.

Ossipoff, électrisé par son sujet même, avait prononcé d'une voix vibrante les dernières phrases de sa démonstration et les assistants, lorsqu'il eût fini, éclatèrent en applaudissements.

Le vieux savant étendit la main pour réclamer le silence.

—J'ajouterai, dit-il, que dans mes projets, la fonte de ce canon, la fabrication de cette poudre et le départ lui-même devaient s'effectuer dans l'hémisphère méridional, non loin de l'archipel Gambier, dans l'île Pitcairn, située par le 26me degré de latitude. Il fallait, en effet, trouver sur le globe un point possédant la position géographique indispensable pour que le canon pût être braqué convenablement sur la lune et assez éloigné en même temps de tout endroit habité... Il est facile de comprendre, en effet, que la production instantanée de plusieurs millions de mètres cubes de gaz explosifs doit fatalement donner naissance à une terrible perturbation atmosphérique, laquelle détruira tout ce qui existera aux alentours du canon.

Il se tut; puis, après un instant:

—Eh bien! monsieur Jonathan Farenheit, demanda-t-il, ai-je reproduit à peu près exactement les renseignements que contiennent vos dossiers?

L'Américain se leva.

—Pour rendre hommage à la vérité, dit-il, je dois déclarer que les plans de M. Sharp sont en tous points semblables aux explications que vous venez de nous fournir!

Ossipoff ne put retenir un cri de joie et, se précipitant vers Farenheit, il lui secoua les mains dans une vigoureuse étreinte.

—Ah merci! balbutia-t-il, merci, monsieur!

—Alors, dit Fricoulet, qu'allez-vous faire?

L'Américain à cette question eut un haut-le-corps.

—Moi, répondit-il, ce que je vais faire?... mais que voulez-vous que je fasse?

—Dame! répartit le jeune ingénieur, il me semble qu'en présence des preuves que vous a données M. Ossipoff...

Jonathan Farenheit l'interrompit d'un geste.

—Monsieur, fit-il, ainsi que j'ai eu l'honneur de vous le dire en commençant, il s'est formé, pour l'exploitation des mines lunaires, une société au capital de cinq cents millions de dollars sur lesquels cinq millions ont déjà été versés, tant pour payer les plans de M. Sharp que pour subvenir aux frais du premier voyage d'exploration... nous sommes avant tout un peuple pratique aux yeux duquel les questions de sentiment comptent peu.

—C'est-à-dire?... demanda Ossipoff d'une voix tremblante.

—C'est-à-dire que, tout en trouvant bizarre la connaissance si approfondie que vous avez des plans de M. Sharp, je ne vois pas ce qui nous empêcherait de donner suite à nos projets; nous avons payé, nous sommes propriétaires et nous entendons exploiter notre propriété!...

Le malheureux Ossipoff, en entendant ces mots, sentit comme un poids formidable s'abattre sur son crâne, il tomba sur son fauteuil, ses yeux se fermèrent, sa tête se renversa en arrière et il demeura immobile, sans connaissance.

Quand il revint à lui, le vieillard était dans son lit, la tête couverte d'un sac contenant de la glace, et les jambes brûlées par des sinapismes destinés à attirer le sang aux extrémités inférieures.

A côté de lui, lui tenant la main et le regardant avec anxiété, se tenait Séléna; enfoncé dans un fauteuil au pied du lit, Gontran de Flammermont était plongé dans la lecture d'un livre qui devait être fort intéressant, à en juger par la fièvre qui brûlait ses joues et la flamme qui brillait dans ses prunelles.

—Mon père, s'écria la jeune fille en voyant le vieillard ouvrir les yeux, mon père, me reconnaissez-vous?

Ossipoff fixa sur Séléna des regards attendris et demeura un moment sans répondre, puis enfin un sourire triste dérida sa face grave.

—Mon enfant, balbutia-t-il, ma Séléna adorée.

Ensuite apercevant Gontran qui s'était levé pour s'approcher, il lui tendit la main en murmurant:

—Mon fils.

Un silence ému plana quelques instants sur ces trois personnages; enfin Ossipoff demanda:

—J'ai été très malade, n'est-ce pas?

—On a craint un transport au cerveau, répondit Gontran.

—Et il y a longtemps que je suis dans cet état?

—Il y aura demain dix jours.

Puis tout à coup, deux grosses larmes coulèrent au bord de sa paupière et il ajouta:

—Pourquoi ne suis-je pas mort? Je n'aurais pas la douleur de voir cet homme maudit, ce Sharp du diable, jouir impunément du produit de son vol!

—Voyons, père, dit Séléna, soyez raisonnable, ne pensez plus à cela, sinon vous allez retomber malade.

—D'autant plus que tout espoir n'est pas perdu, dit Gontran; en ce moment, mon ami Fricoulet est à Nice pour organiser une grande conférence, ainsi qu'il avait été convenu.

—A quoi bon maintenant? grommela Ossipoff... vous avez bien entendu ce qu'a dit l'autre jour Jonathan Farenheit... Sharp a maintenant sur nous trop d'avance pour que je puisse songer à lutter de vitesse.

—Mais ne pourriez-vous inventer un procédé plus rapide? insista le jeune comte.

Ossipoff secoua la tête.

—Mon cher ami, répondit-il, j'ai passé toute ma vie avant d'arriver au résultat merveilleux que ce misérable m'a volé... et maintenant la mort est là qui me guette... Qu'elle vienne donc et me débarrasse d'une existence qui m'est à charge.

Gontran regardait silencieusement Séléna dont les yeux se gonflaient de larmes, et la douleur de la jeune fille lui mettait le cœur à la torture.

Tout à coup il poussa un cri de triomphe, et, saisissant le livre qu'il était occupé à lire lorsque Ossipoff avait repris connaissance:

—Monsieur Ossipoff... dit-il d'une voix vibrante, le salut est là!

Séléna et son père crurent que le jeune homme devenait fou; néanmoins le savant demanda:

—Quel est ce livre?

—Un ouvrage du P. Martinez da Campadores, prieur de la compagnie de Jésus au couvent de Salamanque, le Monde souterrain.

—Eh bien? interrogea Séléna dont le cœur, à son insu même, se rouvrait à l'espoir.

—Eh bien! mademoiselle, s'écria M. de Flammermont, le diable soit des canons, des aéroplanes, des ballons, de la vapeur d'eau et de la sélénite elle-même, imaginés jusqu'à ce jour pour aller rendre visite aux astres; tous ces moyens sont vieux jeu, rococos, démodés!...

Il reprit haleine et reprit d'une voix ironique:

—Et dire que les hommes se mettent l'esprit à la torture pour inventer des engins terribles et des explosifs puissants, alors que la nature a pris la peine de nous construire des appareils qui laissent bien loin derrière eux tout ce que le génie humain a inventé!

Ossipoff, lui aussi, se laissait envahir par la confiance de Gontran, et il demanda avec anxiété:

—Mais expliquez-vous, mon cher ami, je vous en conjure, de quels appareils naturels voulez-vous parler?

—Des volcans, monsieur Ossipoff! s'écria M. de Flammermont d'une voix triomphante.

—Les volcans! répéta Ossipoff complètement ahuri.

—Eh oui! répliqua Gontran, les volcans qui sont des canons naturels, les volcans dont on pourrait obtenir des résultats surprenants, si l'on parvenait à régler leur puissance!...

Ossipoff et sa fille considéraient Gontran, n'en pouvant croire leurs oreilles, doutant que le jeune homme parlât sérieusement.

Celui-ci feuilleta d'un doigt rapide l'ouvrage du savant espagnol.

—Tenez, dit-il, à la page 130, Martinez da Campadores donne un tableau des vitesses de projection observées sur différents volcans: l'Etna lance des pierres avec une vitesse de 800 mètres par seconde; le Vésuve, 1,250 mètres; l'Hécla, 1,500 mètres; le Stromboli, 1,600 mètres.

.....Mais ce sont les volcans de l'Amérique équatoriale qui ont le plus de vigueur: ainsi le Pichincha, le Cotopaxi et l'Antisana communiquent aux pierres qui s'échappent de leur cratère béant une vitesse initiale de 3 à 4 kilomètres.

Il se tut un moment pour reprendre haleine et ajouta:

—Eh bien! croyez-vous, monsieur Ossipoff, qu'il soit impossible de réfréner la puissance de ces vapeurs souterraines et d'en régler l'expansion?

Le vieux savant poussa un cri de joie.

—Ah! balbutia-t-il d'une voix tremblante... ah! Gontran!... mon fils!... vous me sauvez la vie!...

Il attira le jeune homme à lui et le pressa sur sa poitrine dans un élan de tendresse sincère.

A ce moment la porte s'ouvrit et Fricoulet parut sur le seuil.

—A la bonne heure! dit-il joyeusement, vous voilà revenu à la santé, mon cher monsieur Ossipoff... et je vais vous communiquer une nouvelle qui va hâter votre rétablissement.

—Parlez... parlez... se hâta de dire Ossipoff.

—J'ai vu le préfet, j'ai vu les présidents des différentes sociétés savantes du département; je leur ai raconté votre histoire qui les a vivement intéressés, et ils ont tous accepté de faire partie du comité qui patronnera votre première conférence. La salle du théâtre est mise gracieusement à votre disposition, et j'ai là une liste de personnages fort riches en mesure de vous fournir des capitaux, auxquels nous allons envoyer des invitations.

Il avait prononcé ces mots tout d'une haleine, les yeux brillants et le visage rayonnant; puis il se laissa tomber sur un siège, épongeant avec son mouchoir son front couvert de sueur.

Mais, à sa grande surprise, sa communication ne reçut pas l'accueil enthousiaste auquel il s'attendait.

—Mon Dieu, mon cher monsieur Fricoulet, répondit Ossipoff avec une froideur marquée, je vous suis fort reconnaissant de tout le mal que vous vous êtes donné... mais je me vois obligé de vous déclarer que je ne puis utiliser vos services.

Le jeune ingénieur ouvrit de grands yeux.

—Oui, poursuivit le vieillard, pendant que vous vous agitiez beaucoup et parliez non moins, votre ami Flammermont, un vrai savant lui, qui se remue moins et parle moins aussi, étudiait silencieusement le moyen de mettre quand même à exécution nos projets de circumnavigation céleste.

Fricoulet regarda le jeune comte d'un air complètement ahuri, et Gontran répliqua avec embarras:

—Oh! monsieur Ossipoff, vous exagérez... doctus cum libro.

—Non pas, non pas, insista le vieillard, vous avez l'érudition modeste, mon jeune ami... et c'est d'ailleurs ce qui vous distingue des faux savants qui cachent sous leur faconde et leur parlotte le semblant de science dont ils font parade.

Ce disant, il glissait un regard dédaigneux vers Fricoulet.

—Ainsi donc, fit celui-ci en examinant curieusement Gontran, tu as trouvé un moyen d'aller dans la lune?

—Mon Dieu! répliqua le jeune comte, c'est en feuilletant ce volume de Campadores, laissé par toi sur le guéridon, que l'idée m'est venue que peut-être on pourrait utiliser la force propulsive des volcans.

Fricoulet crut son ami devenu fou, il bondit de son fauteuil, courut à lui et lui saisit les mains.

Gontran vit dans l'attitude du jeune ingénieur une preuve de son enthousiasme et ajouta:

—Hein! que penses-tu de ma proposition?

Fricoulet fut sur le point de répondre que c'était là une folie qui n'approchait d'aucun des cas d'aliénation mentale découverts jusqu'à présent par les médecins; mais il songea qu'Ossipoff n'allait pas manquer de mettre cette réponse sur le compte de la jalousie, et il s'écria:

—Magnifique! sublime! géniale!

Mais, tout à coup, Ossipoff poussa une exclamation désolée.

—Hélas! fit-il, magnifique en théorie, cette proposition est impossible en pratique, car pour pouvoir utiliser scientifiquement la puissance d'un volcan, il faudrait savoir à quelle époque aura lieu l'éruption.

La mine de Gontran s'allongea considérablement.

—C'est vrai, balbutia-t-il.

—N'est-ce que cela qui vous arrête? demanda Fricoulet: en ce cas, Martinez da Campadores se charge d'aplanir cette difficulté.

Et s'adressant à Gontran, il ajouta:

—Si tu avais lu l'ouvrage entièrement, tu aurais vu qu'à la fin, l'auteur y dresse un tableau de prédictions sur les éruptions volcaniques jusqu'à l'année 1900. Il part de ce principe, universellement reconnu depuis, que les éruptions sont en rapport avec le magnétisme terrestre, et que lorsqu'une éruption volcanique est proche, l'aiguille de la boussole est affolée; il a donc étudié, pendant plusieurs années, dans le cratère même du Vésuve, la relation qui existe entre les phénomènes géologiques et le magnétisme, ce qui lui a permis de formuler des lois sur la prédiction—plusieurs années à l'avance—des grands cataclysmes souterrains.

—Mais, demanda Ossipoff dont la voix tremblait d'émotion, comment s'y est-il pris pour dresser ce tableau?

—D'une façon fort simple: ces lois étant établies, il en résulte que les mouvements de l'écorce terrestre peuvent être comparés à des marées et obéissent à une périodicité incontestable causée par la position des corps célestes et la force centrifuge. Donc, après avoir coordonné avec soin les circonstances dans lesquelles se sont produits nombre d'éruptions anciennes et de tremblements de terre, Martinez a dressé ce tableau fort curieux qui termine son livre.

Ce disant, il avait pris le volume des mains de Gontran et le feuilleta rapidement.

—Oui, murmura Ossipoff, mais en admettant qu'on puisse connaître la date certaine de l'éruption, il faut encore que le volcan soit situé entre les 28° parallèles Nord et Sud, pour que la lune passe au zénith; et il faut encore que la montagne elle-même soit haute pour éviter une notable diminution de vitesse au départ, par suite du frottement sur les couches d'air.

Comme il achevait ces mots en hochant la tête d'un air désespéré, Fricoulet s'élança vers lui, l'index posé triomphalement sur une des pages du volume.

—Victoire, cria-t-il, victoire!... Voici ce que dit Campadores: le 28 mars 1882, éruption formidable du Cotopaxi, secousses terribles dans la région du nœud de Pastos... Or, il me semble que le Cotopaxi, l'une des plus hautes montagnes de l'Amérique équatoriale, se trouve précisément entre les deux 28° parallèles Nord et Sud.

Une flamme étrange s'alluma dans les prunelles d'Ossipoff qui croisa ses bras sur sa poitrine en murmurant:

—Mon Dieu... mon Dieu!... ce rêve n'est-il pas insensé?

—Mais, dit Gontran, si le savant espagnol s'est trompé?

Fricoulet lui jeta un regard railleur.

—Bast! répliqua-t-il, il suffit d'inventer un appareil capable de révéler d'avance l'état de fermentation de la croûte terrestre et d'indiquer la proximité d'un phénomène sismologique... c'est la moindre des choses et tu peux te charger de cela.

—Tu as raison, répondit M. de Flammermont avec un sang-froid imperturbable, j'y songerai... maintenant, un autre point: l'éruption est indiquée pour le mois de mars et nous sommes en octobre.

—Nous mettrons les bouchées doubles, riposta Ossipoff; en cinq mois, nous arriverons à construire le wagon céleste qui devra être projeté par le volcan, et à préparer le cratère du Cotopaxi au rôle de canon que nous voulons lui faire jouer.

—Mais, papa, murmura Séléna qui voyait avec douleur le savant s'emballer sur cette idée, et de l'argent pour mettre ces beaux projets à exécution!

M. Ossipoff sourit d'une manière indéfinissable, et désignant la longue-vue qu'il avait rapportée d'Ekatherinbourg et qui était pendue par une courroie à la muraille:

—Donne-moi cela, ma chère enfant, dit-il.

Puis dévissant l'objectif de la lunette, il renversa l'instrument sens dessus dessous et fit s'écrouler sur son lit la cascade de pierres précieuses à lui données par le criminel Yegor.

Les deux jeunes gens et la jeune fille joignirent les mains, éblouis par les feux multicolores qu'irradiaient les émeraudes et les topazes.

—Saperlipopette, murmura Fricoulet, mais savez-vous bien, monsieur Ossipoff, qu'il y a là une fortune.

—Peuh!... huit à neuf cent mille francs tout au plus... mais c'est tout ce qu'il nous faut du moment où le Cotopaxi nous servira de canon.

Séléna, toute joyeuse, se jeta au cou de son père.

Alors Fricoulet tira Gontran un peu à l'écart et lui dit tout bas:

—Jusqu'où comptes-tu pousser cette plaisanterie?

—Jusqu'à mon mariage avec Séléna.

—Même s'il ne devait se faire que dans la lune?

M. de Flammermont regarda son ami avec ahurissement.

—Oh! dit-il, j'espère bien que les choses n'iront pas jusque-là!

—Ni moi non plus, mais enfin il faut tout prévoir.

Alors Gontran haussa doucement les épaules et répliqua:

—Dame... quand on aime, ce n'est pas comme quand on n'aime pas, donc, que Cupidon, dieu des amours, veille sur nous!...


CHAPITRE VII

LE WAGON-OBUS

C'était deux mois après ces événements.

Gontran de Flammermont, que M. Ossipoff avait chargé de faire exécuter, d'après ses plans, le projectile qui devait les emporter dans l'espace, Gontran avait donné, ce soir-là, rendez-vous au vieux savant et à sa fille. Il s'agissait, avait-il dit sommairement dans sa lettre d'avis, de constater où en étaient les travaux.

Comme bien on pense, M. Ossipoff se trouva avec Séléna à l'heure prescrite devant l'usine Cail, à Grenelle, où étaient construits le colossal engin et les machines accessoires; là, ils rencontrèrent le jeune comte, escorté de son inséparable Fricoulet, lequel les guida à travers les ateliers déserts et les chantiers obscurs jusqu'à un hangar vitré dans lequel il les introduisit.

Au milieu de l'immense pièce, dont les proportions semblaient presque doublées par l'obscurité, une masse énorme se dressait, masse aux contours vagues et qui semblait rayonner dans l'ombre.

—Qu'est cela? murmura Séléna, malgré elle impressionnée par les ténèbres silencieuses qui les environnaient.

—Demeurez à votre place, répondit Fricoulet.

En même temps, il s'éloignait du groupe formé par Ossipoff, sa fille et Gontran de Flammermont.

Soudain ceux-ci poussèrent une triple exclamation, exclamation de surprise et d'admiration.

En pressant sur un bouton, Fricoulet venait d'allumer une lampe électrique suspendue au plafond du chantier et, comme en une féerie, le bloc immense devant lequel les visiteurs étaient arrêtés, sortit, irradié de lumière, de la nuit qui l'enveloppait.

On eut dit une de ces anciennes tourelles du moyen âge, en forme de poivrière, tout entière en métal poli et brillant comme de l'argent.

—L'obus! s'écria Ossipoff.

—Oui, mon cher monsieur, dit Fricoulet, c'est là l'obus dont vous aviez donné le plan à M. de Flammermont et que j'ai fait construire sur ses instructions.

Le vieux savant tournait autour du projectile d'un air évidemment satisfait.

—Je me suis permis, fit l'ancien diplomate, d'apporter à votre plan une petite modification en ce qui concerne le métal même de l'obus; craignant, en effet, qu'il ne fût trop pesant, j'ai pensé à le faire en magnésium nickelé... Vous savez que la production du magnésium est devenue une opération absolument industrielle et qu'en outre il ne coûte guère plus de quatre-vingts francs le kilogramme; enfin, c'est le plus léger des métaux, car il pèse six fois moins que l'argent et moitié moins que l'aluminium; de plus, nickelé, il est aussi résistant que l'acier, aussi ai-je choisi le nickel de préférence à tout autre alliage.

COUPE DU WAGON CÉLESTE L'OSSIPOFF.

A. Fourneau du laboratoire.—B. Batterie de piles électriques.—C. C. C. Hamacs roulés et accrochés aux parois.—D. Appareils de chimie.—E. Porte-bouteilles d'oxygène.—F. F. F. Caisses, provisions, etc.—K. Lustre électrique.—L. Bureau.—M. Bibliothèque.—N. Commode, toilette et armoire.—R. Compartiment à air comprimé.—T. Divan avec couchettes roulées.-V. V. V. Hublots pour voir au dehors.

Le vieux savant approuvait de la tête; Séléna ajouta:

—Mais une masse comme celle-ci doit peser un poids considérable?

—Peuh! environ cinq à six cents kilos... comme vous le voyez, il a été fondu et nickelé par pièces séparées, montées à l'aide de boulons et d'écrous, ce qui le rend d'un transport relativement facile.

—Nous avons voulu le monter, ajouta Fricoulet, pour bien nous assurer que l'ensemble répondait à vos vues et aussi pour que le remontage, dans le cratère même du Cotopaxi, en soit plus facile.

Ossipoff s'était approché et promenait sur le métal poli ses doigts tremblants, comme fait un père qui caresse un enfant dont il a impatiemment attendu la venue.

Séléna, elle, examinait l'énorme projectile, la face grave et les yeux agrandis.

—Il nous faudra entrer là-dedans? murmura-t-elle.

Comme la jeune fille achevait ces mots, Gontran pressa sur un ressort et une porte dissimulée dans le flanc de l'obus s'ouvrit, tournant sans bruit sur ses gonds et donnant accès à l'intérieur.

—Entrez, mademoiselle, entrez, fit-il en s'effaçant pour laisser passer Séléna, que Mickhaïl Ossipoff bouscula presque pour pénétrer plus vite.

Tout comme un coffret à bijoux, l'intérieur de l'obus était garni d'un capitonnage épais; montés sur des ressorts puissants d'une grande élasticité, les planchers, couverts d'un tapis moelleux, étaient également suspendus, de façon que, tout en étant d'une solidité à toute épreuve, ils pussent céder, sans se briser, aux plus rudes chocs, quatre hublots, aux quatre points cardinaux, étaient évidés dans les parois et garnis de vitres, afin de permettre aux passagers d'examiner ce qui se passait à l'extérieur.

Tout le long de la paroi capitonnée courait un divan circulaire et, du plafond, pendait un lustre portant quatre lampes à incandescence.

—L'ameublement n'est pas complet, fit Gontran qui lisait sur le visage du vieux savant les marques d'une évidente satisfaction; l'ébéniste ne nous a pas encore livré l'unique meuble qui garnira cette pièce; c'est une sorte d'armoire-buffet, formant bibliothèque dans le haut, bureau à tiroirs dans le milieu, toilette un peu plus bas et dont la partie inférieure nous servira à serrer nos vêtements.

—Bravo, s'écria Ossipoff; ce sont là des détails de grande importance et qui m'avaient échappé à moi.

—Cette armoire est de l'invention de l'ami Fricoulet, fit Gontran.

Le jeune ingénieur inclina modestement la tête, tout en murmurant à l'oreille de Séléna:

—Ce Gontran a un aplomb que je ne lui connaissais pas... c'est-à-dire que l'armoire est de lui et que le reste est de moi... j'admire comme il sait renverser les rôles.

—Oh! monsieur Fricoulet, implora la jeune fille... puisque le bonheur de votre ami est à ce prix, sacrifiez un peu de votre amour-propre.

—Eh! mademoiselle, je ne fais que cela, de le sacrifier; bien plus, je le piétine, mon amour-propre... véritablement, je le piétine... il ne faut pas me demander davantage.

Et il grommela entre ses dents quelque chose que Séléna ne comprit pas et qui, si elle l'eût compris, ne l'eût sans doute pas flattée; comme toujours Fricoulet maugréait contre les femmes.

Mais, entendant parler derrière lui, Ossipoff se retourna brusquement:

—Qu'y a-t-il donc? demanda-t-il, soupçonneux.

Fricoulet répondit avec vivacité:

—Mademoiselle m'interrogeait au sujet de la partie supérieure de l'obus et je lui expliquais qu'il y avait là un autre étage auquel une échelle formée de crampons fixés dans la coque donnera accès; il est divisé en trois pièces prenant jour sur un palier circulaire et éclairée chacune par un hublot; l'une servira de cuisine, l'autre de laboratoire, la troisième de magasin de réserve pour l'oxygène, le vin et les différents ustensiles ou instruments qu'il nous faudra emporter.

—Je vois, dit Ossipoff en s'adressant à Gontran, que vous avez laissée intacte cette partie de mon plan.

—Elle m'a paru absolument parfaite, répondit gravement M. de Flammermont et j'ai suivi vos instructions à la lettre.

Séléna dut faire appel à toute sa volonté pour réprimer une forte envie de rire.

—Monsieur Fricoulet, dit-elle, vous venez de parler cuisine; aurons-nous donc le moyen de faire le pot-au-feu?—Un moyen très simple, mademoiselle; nous emporterons une batterie Trouvé.

—Tiens, murmura Gontran, c'est un inventeur de casseroles nouveau modèle...

Fricoulet fut pris d'un violent accès de toux, en même temps qu'il marchait énergiquement sur le pied de son ami pour lui imposer silence.

—Nous emporterons, répéta-t-il, une batterie électrique Trouvé de douze éléments, avec les matières nécessaires pour les faire fonctionner pendant 240 heures, soit 10 jours sans discontinuer; le courant produit alimentera le lustre à incandescence que vous voyez suspendu là, en même temps qu'une lampe placée dans chaque pièce; quant aux fourneaux, ils seront alimentés à l'alcool qui, tout en fournissant une chaleur intense, ne donne aucune fumée et ne vicie pas l'air.

Séléna battit des mains.

—Bravo, exclama-t-elle, me voilà passée cordon bleu du bord et je vous promets de succulents menus.

Gontran hochait la tête.

—Douteriez-vous de mon savoir-faire, monsieur? s'écria la jeune fille, comme si son amour-propre de ménagère se fût trouvé froissé.

—Moi, s'écria M. de Flammermont, à Dieu ne plaise, ma chère Séléna; ce dont je doute, c'est de pouvoir l'apprécier à sa juste valeur.

—Que voulez-vous dire?

—Dame! avant de penser à se mettre quelque chose sous la dent, il faut penser à se mettre quelque chose dans les poumons... en un mot, comment respirerons-nous?... Je ne vous cacherai pas, mon cher monsieur Ossipoff, que c'est là un point qui ne laisse pas que de m'inquiéter fort, vu que votre plan ne porte aucune trace de ce détail.

—Sans doute, dit Fricoulet, M. Ossipoff pense fabriquer artificiellement de l'air respirable par le chlorate de potasse et le bioxyde de manganèse?

Le vieux savant eut un geste énergique de dénégation.

—Pas le moins du monde, répondit-il, car, pour décomposer ce mélange et produire de l'oxygène, il faut le chauffer énergiquement...

Et il regardait Gontran, semblant l'interroger.

—Eh! j'y suis, s'écria l'ex-diplomate, auquel Fricoulet venait de souffler cette réponse, vous voulez employer le procédé Tessié du Motay...

Et il pensait in petto:

—Pourvu qu'il ne prenne pas fantaisie à Ossipoff de me demander quelque explication à ce sujet.

Mais le vieillard secoua la tête, la face égayée d'un sourire:

—Je ne fais aucun appel à la chimie, dit-il.

—Alors... vous avez trouvé un procédé nouveau?

—Pas moi, mais des compatriotes à vous dont le renom est universel: MM. Cailletet et Raoul Pictet qui sont parvenus, chacun de leur côté et par des moyens différents, à liquéfier ces gaz réputés jusqu'à présent incompressibles: l'hydrogène et l'oxygène... m'inspirant d'eux, je procéderai comme eux, mais en grand; à l'aide d'une forte pression et d'un abaissement considérable de température, je liquéfierai l'oxygène... au besoin, je pourrais le solidifier et emporter une provision d'air en tablettes, mais je préfère l'emporter dans des récipients d'acier.

—Mais savez-vous bien qu'il vous en faut une grosse provision, dit Fricoulet un peu inquiet.

—N'ayez crainte, mon cher ami; j'ai calculé qu'un litre d'oxygène liquéfié représenterait quinze mètres cubes, soit quinze mille litres de gaz vital. Avec cent litres de ce liquide, nous aurons une provision suffisante, car, en vingt-quatre heures, nous n'en dépenserons guère qu'un litre, soit pour chacun de nous cent cinquante litres de gaz vital par heure.

—Mais avez-vous réfléchi, objecta Fricoulet, que l'air se viciera pendant le voyage?

—Pour combattre cette viciation, j'emploierai la potasse caustique qui absorbera l'acide carbonique, et, toutes les quarante-huit heures, je chasserai, au moyen d'une ventilation énergique, les miasmes produits par la respiration pulmonaire et cutanée... qu'en pensez-vous, monsieur de Flammermont?

—Je pense, monsieur, répondit gravement le jeune homme, que vous avez pensé à tout.

Et, ce disant, il serrait énergiquement les mains du vieux savant.

Pendant ce temps, Séléna s'était dirigée vers la porte et, désignant à Fricoulet le marchepied qui servait à atteindre le plancher de la pièce circulaire où ils se trouvaient réunis:

—De combien sommes-nous élevés au-dessus du sol? demanda-t-elle.

—D'un mètre, mademoiselle.

—Et qu'y aura-t-il là-dedans? ajouta-t-elle en frappant du bout de son ombrelle la partie inférieure de l'obus.

—De l'air comprimé, mademoiselle, qui atténuera par son échappement le contre-coup du départ.

Soudain, Gontran se frappa le front:

—Monsieur Ossipoff, vous n'avez pas pensé à une chose.

—Laquelle?

—C'est qu'il se peut parfaitement bien que votre obus ne soit pas de calibre?

Le savant ouvrit de grands yeux.

—Pas de calibre! répéta-t-il... qu'entendez-vous par là?

—En ma qualité de chasseur, je connais un des principes fondamentaux de la balistique et ce principe est le suivant: Pour utiliser toute la détente d'un gaz, il est de toute nécessité de lui opposer une surface résistante et obturant entièrement l'âme de l'engin, fusil ou canon, afin d'éviter le vent, cause de déperdition de vitesse.

—Eh bien!

—Eh bien! votre obus a six mètres de diamètre... savez-vous combien a la cheminée que nous utiliserons?

Ossipoff saisit son crâne à deux mains.

—Dieu du ciel! exclama-t-il, vous avez raison!... comment n'ai-je pas pensé à cela plus tôt?

Et, véritablement atterré, il fixait sur Gontran des regards désespérés, semblant lui demander un moyen de parer à cet inconvénient qu'il n'avait pas prévu; de son côté, Gontran regardait Fricoulet, le suppliant muettement de venir à son secours.

Et un silence de plomb pesait sur leurs épaules, lorsque le jeune ingénieur, dans un geste inspiré, posa sur son front l'index de sa main droite.

—Qui nous empêche, dit-il en parlant lentement, de disposer le caisson d'air comprimé formant la base de notre obus sur un second caisson de capacité plus grande que le premier, dont nous emporterons d'ici tous les éléments et que nous construirons sur place d'un diamètre exactement semblable à celui de la cheminée du volcan.

Tout le monde l'écoutait parler sans rien dire.

Fricoulet continua:

—Outre que cette adjonction pare à l'inconvénient signalé fort judicieusement par mon ami Gontran, elle offre encore un autre avantage: sous l'énorme pression des gaz souterrains, les cloisons inférieures de ces caissons seront refoulées avec une telle vigueur que l'air s'échappera par des soupapes fortement assujetties et placées à la partie supérieure; de cette façon, la secousse sera graduelle et non instantanée et nos chances de heurt diminuées d'autant.

Un sourire courut sur les lèvres d'Ossipoff, qui regarda un moment en silence le jeune ingénieur; ensuite, il se pencha vers Gontran et lui dit:

—Ce jeune homme paraît connaître son affaire; s'il savait parler un peu moins et écouter davantage, il arriverait à quelque chose.

Puis, s'adressant à Fricoulet, il lui demanda un peu dédaigneusement:

—Seriez-vous capable de me faire le dessin de ce caisson et de ce système de soupapes?

Humilié, Fricoulet répliqua sèchement:

—Ce dessin vous sera remis demain par M. de Flammermont, monsieur.

Et, tournant les talons, il descendit les trois marches qui menaient au projectile.

—Surtout, fit Ossipoff à Gontran, remettez-moi le dessin de ce garçon-là tel qu'il vous le donnera, sans y ajouter quoi que ce soit; je veux voir de quoi il est capable.

L'ex-diplomate eut un geste de la main indiquant qu'il se conformerait à la demande de son interlocuteur; puis, après un moment:

—Mais, monsieur Ossipoff, dit-il, avez-vous réfléchi qu'une fois dans la zone d'attraction lunaire, l'obus tombera de près de trente mille kilomètres de haut?—Avez-vous pensé à amortir ce choc?

Le vieux savant sourit et haussant doucement les épaules:

—Bast! fit-il, nous ne tomberons qu'avec une vitesse de 2,500 mètres dans la dernière seconde... Or, comme vu la raréfaction de l'air, il ne faut songer à aucun moyen physique, j'ai pensé tout simplement à garnir le fond de notre wagon de tampons munis de ressorts très puissants, de telle sorte que, pour nous, enfermés dans l'intérieur, le choc perdra toute sa violence.

Tout en parlant Ossipoff donnait un dernier regard approbateur à l'intérieur du projectile; puis, il descendit les marches, suivi de sa fille et de Gontran.

—Mon cher enfant, dit-il en serrant énergiquement les mains du jeune comte, permettez-moi de vous féliciter en toute sincérité pour être parvenu, en si peu de temps, à mener à bien cette partie importante de nos projets. Ce wagon est parfaitement conçu dans toutes ses parties et son intérieur répond à l'extérieur... rien n'a été oublié et, je vous le répète, vous avez marché avec une rapidité qui fait le plus grand honneur à votre activité et à votre intelligence.

Alcide Fricoulet s'était approché et, les mains derrière le dos, souriait complaisamment, prenant pour lui les compliments qu'on ne lui adressait pas... mais qui lui revenaient de droit.

—Et vous n'avez pas tout vu, dit Gontran en entraînant le savant vers une autre partie de l'atelier, voici les machines destinées à rendre cylindrique et à calibrer exactement la cheminée intérieure du volcan; voici les pompes, les outils de nos ouvriers; tous appropriés au travail spécial auquel ils seront employés... voici les glissières du projectile.

Ossipoff ne pouvait se lasser de regarder, d'examiner en détail, l'une après l'autre, toutes les pièces que lui désignait Gontran.

—Mais toutes ces machines, dit-il enfin véritablement émerveillé, sur quels plans ont-elles été construites? car je n'en vois là aucune qu'il n'ait fallu dessiner spécialement en vue du rôle qu'elles ont à jouer dans notre œuvre.

M. de Flammermont allait répondre—pour dire la vérité sans doute—lorsqu'un geste énergique de Fricoulet lui commanda le silence.

—Eh bien! vous ne répondez pas! fit Ossipoff étonné.

—Voyons, Gontran, dit le jeune ingénieur, quelle honte éprouves-tu à dire que c'est toi l'auteur des plans d'après lesquels tout cela a été construit?

Le vieillard leva les bras au ciel.

—Quel génie! exclama-t-il, et quelle modestie!

Et s'adressant à Fricoulet:

—Voilà, monsieur Fricoulet, les vrais savants sont tous ainsi, modestes et silencieux... tandis que les autres...

Le jeune ingénieur fronça légèrement les sourcils.

—Monsieur Ossipoff, bougonna-t-il, vous vous répétez... car vous m'avez déjà dit cela.

Ossipoff le regarda droit dans les yeux et le menaçant du doigt:

—Vous seriez jaloux du mérite de M. de Flammermont, que je n'en serais nullement étonné, murmura-t-il.

Fricoulet garda un moment le silence, stupéfait, doutant que ses oreilles eussent bien entendu; puis, tout à coup, poussant un vibrant éclat de rire:

—Moi! s'écria-t-il, moi! jaloux du mérite scientifique de Gontran! Ah! monsieur Ossipoff... méprisez mes humbles connaissances et mon petit bagage scientifique, mais ne soupçonnez pas ma bonne amitié pour M. de Flammermont.

Mlle Ossipoff qui, tout en rôdant curieusement à travers le chantier, avait néanmoins l'oreille à la conversation, comprit que les choses menaçaient de se gâter si elle ne faisait une diversion.

—Ah! la singulière machine! s'écria-t-elle en désignant dans un coin du hangar une sorte de gigantesque fer à cheval surmonté d'un cadran sur lequel jouait une grosse aiguille mobile... Qu'est-ce que cela?...

A l'exclamation de sa fille, le vieux savant se retourna.

—En effet, dit-il en s'approchant lui aussi, voilà une construction de forme bizarre.

Fricoulet coula vers Gontran de Flammermont un regard singulier et lui murmura tout bas à l'oreille:

—Garde à toi... sais-tu bien ton affaire?

L'ex-diplomate haussa les épaules et répondit en souriant:

—Tu vas voir.

Puis tout haut, non sans se donner un peu d'importance:

—Ceci, mademoiselle, est l'appareil que monsieur votre père m'avait prié d'inventer.

—Un sismographe! exclama Ossipoff.

Gontran inclina la tête gravement

—Oui, monsieur Ossipoff, un sismographe: les deux branches de fer à cheval ne sont autre chose que des électro-aimants; les courants telluriques passent par les spires de ces bobines et les aimantent; suivant l'intensité de cette aimantation, cette aiguille dévie plus ou moins sur le cadran, indiquant les variations d'intensité du magnétisme terrestre, qu'une loi inconnue relie aux manifestation volcaniques et aux phénomènes éruptifs.

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